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Plutarque

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Les Vies
des hommes illustres

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BIBLIOTHÈQUE DE LA PLÉIADE

Ce volume contient

VIE DE THÉSÉE
VIE DE ROMULUS - VIE DE LYCURGUE
VIE DE NUMA POMPILIUS
VIE DE SOLON - VIE DE PUBLICOLA
VIE DE THÉMISTOCLE
VIE DE CAMILLE - VIE DE PÉRICLÈS
VIE DE FABlllS MAXIMUS
VIE D'ALCIBIADE - VIE DE CORIO LAN
VIE DE TIMOLF:ON - VIE DE PA li L-ÉMILE
VIE DE Pf:LOl'IDAS
VIE DE MARCELLUS - VIE WAHISTIDE
VIE DE CATON LE CENSEUH
VIE DE PHILOl'f:MEN
VIE DE T. Q. FLAMINIUS - VIE DE PYRRHUS
VIE DE CAÏUS MAHIUS
VIE DE LYSANDHE
VIE DE SYLLA - VIE DE CIMON
VIE DE LUCllLLUS

Introduction
Notes

par Gérard Walter


B I Il L T O T 11 Ù Q U 1:.

1) I·. L .\ P L �-. l :\ D I·:


PLUTARQUE

Les Vies
des hommes
illustres
I

ÉDITION ÉTABLIE ET ANNOTÉE


PAR GÉRARD WALTER

TRADUCTION DE JACQUES AMYOT

GALLIMARD
Tous droits de lradu{lion, de reprod11flio11 el d'adaptation
réservés pour tous les pays.
© Éditions Gallimard, 19 J 1.
INTRODUCTION

L'HOMME

P LUTAKQlll: avait bien pris soin de rédiger lui-même


sa propre biographie,. mair elle ne nous efl pas parvenue.
L'auteur àes Vies parallèles a dû attendre huit cents ans
pour qu'un compatriote érudit écrivU la sienne.
La notice que SuidrM consacre à Plutarque dans son Lexique
ne brille ni par l'étendue ni par l'abondance de détails. La
voici:
« Plutarque naquit a11 pays de Béotie; en la ville de Chéronée,
il vécut au temps de l'empere11r Trq,ian, et même avant. Ledit
empereur Trajan lui donna la dignité consulaire et, prenant
égard au grand savoir de ce personnage, commanda bien expres­
sément à celui qui gouvernait en son nom le pays d'Illyrie qu'il
adminiflrât les affaires de ce pqys en prenant en tout l'avis
de Plutarque. Il a écrit beaucoup. » Cefl tout.
On ne reprochera PM à ce texte d'être trop long, et pourtant
on se voit obligé, si l'on veut se mettre d'accord avec la vérité
hiflorique, de le réduire encore de près de la moitié. Notam­
ment : en supprimant tout ce qui efl relatif aux prétendues
diffinflions honorifiques oflroyées, selon SuidrM, à Plutarque
par l'empereur Trajan. Ce qui refle, il faut bien le reconnaître,
es1 assez maigre et se prête dijjicilement à une exploitation
frutlueme. Pour étendre dans la mesure d11 possible cette
information microscopique, les hifloriens ont épluché avec
une louable persévérance les très nombreux écrits ae Plutarque,
en s'appliquant à y relever les ,11oindres allusions, qui lui
échappaient d11 bout de la plume, à sa propre personne et au
milieu qui fut le sien. On a réussi ainsi, à la suite de longs et
patients efforts, à réunir un certain nombre de renseignements
que les biographes de Plutarque se transmettent pieusement
VIII INTRODUCTION

de génération en génération, sans rien y ajouter. Il ne saurait


être queflio11 ici de rompre une tradition séculaire et l'on se
contentera, au cours de cette brève introduélion, d'en donner
un résumé succinél.
La cité natale de Plutarque n'exifle plm. De nos jours le
viUage de Kapréna ( 1.600 habitants) occupe l'emplacement
de l'ancienne Chéronée. On y montre, dans la petite égliu,
quelques inscriptions que l'on prétend être contemporaines du
l" siècle de notre ère et un siège de marbre, dit le trône de
Plutarque, dont personne d'aiUeurs ne songe à garantir l'au­
thenticité. Sur le flanc de la montagne qui co"efjond au Thu­
rium des anciens on voit les refles du théâtre avec plmieurs
rangs de gradins cremés dans le rocher. Au-dessm, dominant
la plaine qui relie la Béotie et la Phocide, se dressait la cita­
deDe. Il en refle des ruines de ses muraiUes et de ses tours
carrées. Non loin se trouve le sépulcre du fameux bataillon
sacré qui périt dans la malheureme bataiUe de l'an JJS avant
J.-C. Un colossal lion de marbre le surmontait. On l'a enlevé
en 1380 pour le tranfjorter à Athènes.
Fondée, selon la fable, par Arné, la ftUe du dieu des vents
Éole, laqueUe, à en croire la mythologie, s'était donnée à un
taureau qui prétendait être Poseidon en personne, Chéronée
doit son nom à Chéron qui lui aJsura une meiUeure exposition.
Dijà connue au temps d'Homère, eUe avait vu, par deux foû,
se décider le sort de la Grèce au pied de ses murs.
De Chéronée, à travers le ParnMse, une route menait à
Delphes. EUe longeait le lac Copaïs et rencontrait ensuite le
ruûseau qui dans l'antiquité se nommait le Céphûe. Sur ses
bords, comme sur les rives du lac, s'épanouûsaient des fleurs : des
lû, des narcûses, des roses. Les haGitants de Chéronée en écra­
saient les pétales dont ils savaient préparer une essence précieme
qui avait la réputation de guérir tom les maux corporels. C'était
un exceUent article de commerce. La famiUe de Plutarque, qui
paraît avoir été la plm riche et la mieux considérée de la petite
viUe, avait, peut-être, acquû sa fortune en exploitant ce produit
de parfumerie pharmaceutique. On trouve son a"ière-grand-père
Nicarque établi à Chéronée aux temps de Brutm et d'Antoine.
Il n'a pa4 dû garder un sor,venir agréable de cette époque à en
juger par un paJsage de la Vie d'Antoine (LXVIII).
De son grand-père LampriaJ, qui avait vécu jmqu' à un âge
fort avancé, Plutarque parle à maintes reprûes. Tout porte à
croire que le vieux LampriaJ a dû avoir une réputation liien éta­
blie de joyeux compagnon qui ne dédaignait pa4 la boûson. Du
INTRODUCTION IX

moins son petit-fils nous le présente dans ces termes:« Il n'avait


ja,nais I'efjrit plm fécond et plm inventif que quand il avait bu.
Il se comparait alors à l'encens que la chaleur fait évaporer el
q11i exhale une odeur suave. ;;
A côté de ce vieil optimine, son fils Nicarque, le père de
l'auteur des Vies arallèles, apparaît comme un personnage
f
terne, assez solenne , soucieux de la bienséance el des que dira­
t-on. Il en plutôt taciturne mais sait conserver avec dignité
sa réputation d'homme sage et prudent qui préfère écouter
parler les autres. Il eut trois fils et une fille, dont l'exinence
nous en confirmée par les textes. Peut-être eut-il d'autres
enfants encore. Cela, on l'ignore...
Les deux frères de Plutarque, Lamprias et Timon, nous
sont connus. « De tous les bienfaits de la fortune, celui dont
je la remercie le plus, c'en l'amitié de mon frère Timon J>,
ainsi parle Plutarque de l'un d'eux. Q!!ant à l'autre, il
semble avoir hérité le gai caraéfère et la bonne humeur de
son grand-père dont il portait le nom, ce qui laisserait supposer
qu'il était l'aîné. Non seulement il se montrait à table par­
leur intarissable maÏJ, to,gours selon Plutarque, il était un
excellent danseur et 011 sait qu'il fut même appelé à siéger
dans une sorte de jury au cours J'une compétition chorégra­
phique. On ignore comment s'appelait sa sœur. Tout ce qu'on
sait c'en qu'eUe était mariée et qu'eUe avait mÏJ au monde
un fils, Sextus, qui deviendra par la suite le précepteur de
l'empereur Marc-Aurèle. Q!!ant à Plutarque lui-même
il semble avoir eu, dans sa famiUe, la réputation d'un << philo­
sophe », et il paraît que son père avait quelquefoiJ recours à
lui pour trancher certaines difficultés qu'il jugeait insolubles.
La date exaé!e de la naÏJsance de Plutarque n'en pas connue,
mais on peut la situer très vraÏJemblablement entre les années 46
et 49 de notre ère. Il nom annonce, en effet (De l'inscription E
du temple de Delphes, 1 et 7) qu'à l'époque où Néron vint
en Grèce, soit en l'an 66-67, il se trouv..'it à Athènes en train
d'étudier les mathématiques, ce qui permet d'admettre qu'il devait
avoir environ dix-huit ou vingt ans à cette époque. Lui-même nous
apprend que peu de temps après son retour à Chéronée il fut
appelé à accompagner un de ses compatriotes chargé de présenter
un rapport au proconsul d'Achaïe. Le messager, on ne sait pas
pourquoi, s'arrêta en route et c'en Plutarque seul qui dut
s'acquitter de cette mission. Tels furent ses débuts dans la ca"ière
publique. Ensuite il partit pour Alexandrie. Viryage d'affaires
ou d'études? Là encore on ne sait rien. PuiJ il aUa à Rome.
X INTRODUCTION

Pour queUe raùon? A l'en croire (Vie de Démosthène, 2), ce


fut en qualité de chargé d'affaires de sa ville natale. Maù
quelles pouvaient bien être ces affaires que Chéronée, qui n'était
alors qu'une humble petite bourgade, prétendait traiter direéle­
ment avec l'empereur de Rome, en pauant par-dessu,g la tête dtt
proconsul d'Achaïe? On se le demande. A moins que ce ne
fuuent encore ceUes de la parfumerie paterneUe... En tout CM ses
occupations lui laùsaient de grands loùirs. Il en profitait pour
organùer, à l'inffar de la plupart de ses coJJJpatriotes sijournant
à l'étranger, des conférences oû il traitait différents sujets de
philosophie et de rhétorique. Ce qui lui permit de se créer
quelques relations dans les milieux de la bonne société romaine.
Parmi ses auditeurs on rencontre des personnages d'une
certaine importance, tel, par exemple, Junim Arulenm Rufficm
qui fut préteur som ViteUim et, plia tard, mù à mort som
Domitien. Tom les biographes de Plutarque racontent la scène
que celui-ci a reproduite dans son Traité de la curiosité :
« Autrefoù à Rome, un jour que je parlaù en public, Aru­
lenm Rufficm... était au nombre de mes auditeurs. Comme
.f'étaù au milieu de mon dùcours, un soldat entra et lui remit
une lettre de César... Je m'arrêtai pour lui donner le temps de
lire sa lettre; maù il ne le voulut point, et il ne l'ouvrit qu'après
que j'emse achevé et que l'Msemblée fût congédiée. ))
On a voulu se servir de ce menu incident pour ùzsiffer sur
la grande renommée dont jouùsait Plutarque à Rome, et sur
la déférence que lui témoignaient ses at1diteurs, même les plm
haut placés. Tout en faisant la part d'une certaine vanité qui
se laùse entrevoir aisément dans les lignes que l'auteur des
Vies parallèles consacre à cette scène, on ne peut PM nier
qu'il était considéré alors dans la bonne société ron1aine comme
un homme sage, cultivé, aimable, auquel on s'adressait volon­
tiers pour demander conseil dans teUe ou telle circonffance
délicate. Mais je ne croù PM qu'on puùse parler d'une réeUe
célébrité littéraire. Bien qu'ayant àéjà produit un nombre
considérable d'ouvrages, Plutarque n'était guère connu, du temps
de son séjour à Rome, en tant qu'écrivain. On compte parmi ses
contemporains Juvénal, Martial, .Qgintilien, Pline le Jeune...
Aucun parmi mx ne mentionne même son no/JI. Deux cents ans
après la mort de Plutarque, Emèbe écrivait : « La qua­
torzième année de Néron, Mmonim et Plutarque étaient en
grande réputation. )> Ce jugement, que vaut-il, surtout si
on prend soin d'enregiffrer 1111 non-sens chronologique flagrant?
En l'an 68, qui correfpond à la date évoquée par Eu.rèbe,
INTRODUCTION XI

Plutarque av,lit à peine vingt ans et venait d'achever seu­


lement ses étt,des à Athènes (peut-être y était-il encore).
Com11m1t pouvait-il avoir atteint déjà, sans rien avoir écrit,
cette <( grande réputation » dont le gratifie l'auteur de
/'Histoire ecclésiastique?
Efl-ce à son retour définitif de Rome ou entre deux vqyages
qu'il se maria? On ne le sait. Sa femme s'appelait Timoxène.
C'était, Plutarque J'affirme formellement, une perle. Non seule­
ment elle offrait le 11Jodèle de toutes les vertur COf!/ugales, se faisait
faire très peu de robes (c'eff le mari lui-même qui le reconnait),
n'allait presque jamaù au fjeélacle, mai! encore, comble de bon­
heur pour un Plutarque, s'intéressait vivement à la philosophie.
Elle rédigea même une épitre sur le goût de la parure adressée
à une amie. Elle donna à Plutarque plurieurs enfants. On n'efl
par d'accord sur leur 110111b1·e. .NI. Robert Flacelière, dans sa
savante introd11élion aux Vies de Plutarque lui en attribue <( au
moins six ». On connaît en tout cas les noms de quatre garçons
dont dmx s11rvémrent à le11r père. Par la suite, on inventa un
cinquième fils de Plutarque, à q11i fut attribué le catalogue de ses
écrits, dit de Lamprim, qui nouJ a été conservé.
Marié et père de famille, Plutarq11e avait établi sa résidence
à Chéronée et s'était consacré à l'exploitation de son patri­
moine. S'il faut croire une anecdote rapportée par Aulu-Gelle
(Noét:. Attic., I, 26), c'était un maitre sévère et qui n'hésitait
par à infliger des correélions exemplaires à des esclaves fautifs.
Ses concitqyens le nommèrent archonte épo,ryme, ce qui fit de lui
une eJpèce de conseiller municipal. Il paraissait s'acquitter de ses
fonélions, même les plm modefles, avec une rare conscience.
(( Je prête à rire aux étrangers qui viennent à Chéronée,
écrira-t-il pluJ tard, lorsqu'ils me voient en public occupé de
pareils soins. Mais je réponds à ceux qui me blâment J'aUer
voir mesurer de la brique, charger de la chaux et des pierres :
<( Ce n'ef! par pour moi que je le fais, c'efl pour ma patrie. »
Aux approches de la cinquantaine, Plutarque fut revêtu de la
dignité de prêtre d' Apo//on à Delphes. Le vénérable sanéluaire
était arrivé à un état de délabrement complet. Les travaux de
reflauration commencés par ordre de Domitien avançaient lente­
ment. D'ailleurs l'oracle attirait de moins en moins les pèlerins.
C'étaient, pour la plupart, de petites gens qui venaient demander
à la Pythie ( à l'époque, une pauvre PC!Jsanne illettrée) si l'on
devait se marier, faire tel vqyage, prêter de l'argent, etc. (cf. le
traité Sur les oracles de la Pythie).
Plutarque, en tout CM, prenait sa charge très au sérieux. Il
XII INTRODUCTION

guidait les pèlerins dans les détours de l'enceinte sacrée, leur mon­
trait les ffatues et les trophées accumulés dans les chapeUes par
la. piété des dévots d'autrefois ; revêtu de sa robe sacerdotale, le
front ceint d'une couronne, il offrait des sacrifices, menait les
processions, dirigeait les chœurs, interpeUait l'oracle. Les jour­
nées pMsaient som les portiques de marbre en entretiens édifiants,
à l'ombre des grands rochers, dans des promenades à travers des
bosquets sacrés. Entre deux cérémonies, il retournait dans sa
petite viUe, et on l'y voyait, sur la place du marché, en train de
mesurer le blé ou de suf'tleiUer les travaux publics. Q}j_and on
lui demandait pourquoi n' aUait-il PM vivre dans une grande
viUe, à Athènes ou à Corinthe, par exemple, il se plaisait à
répondre : << Né dans une petite viUe, j'aime à m'y tenir afin
que, sans moi, eUe ne devienne encore plm petite. » Les prêtres
d' ApoUon étaient nommés pour une Pythiade, autrement dit
pour quatre ans. Mais ils pouvaient reller en font!ions tant q11'il
leur plaisait. Plutarque y rella jmqu' à la fin de sesjours. Dans
les dernières années de sa vie, les habitants de Delphes lui
confièrent la charge d'épimélète qui faisait de lui le direfleur des
travaux de rellauration du sant!uaire. C'efl dans l'exercice de ces
font!ions qu'il put avoir l'occMion de s'adresser à Trajan, ,naù
la prétendue lettre-consultation qu'il aurait écrite à cet empereur
efl évidemment apocryphe. Il ne semble PM avoir survécu de
beaucoup à l'année I 2 0 . La cité de Delphes l'honora d'un monu­
ment. Une tête trouvée aux environs par la suite pa.rsait pour être
son effigie.

L'ΠUVRE

Plutarque avait beaucoup écrit, Il difposait d'amples loisirs et


sa plume étaitfacile et infatigable. Le catalogue dit de Lamprùu
compte deux cent vingt-sept titres dont certains apocryphes. Cent
quarante-quatre de ces écrits ont été perd11J. Q}j_atre-vingt-trois,
soit environ un tiers, ont été conservés. Des fragments d'une quin­
z,_aine d'ouvrages perdra ont été recueiUù par d'autres auteurs, ou
ftgurent cités ou mentionnés par Plutarque lui-même dans ses
autres écrits. Il y a lieu Jê noter également qu'une vingtaine
d'ouvrages de Plutarque qui nom sont parvent1J n'ont PM été
signalés par l'auteur du catalogue Lamprias. Konrat Ziegler,
dont le très remarquable travail sur Plutarque, paru récemment
INTRODUCTION XIII

dans la Pauly-Wissowa Realencyclopadie (t. XLI, 19 J 1),


es1 appelé désonnaiJ à faire autorité dans ce domaine, évalue à
environ deux cent cinquante le nombre total des écrits de Plu­
tarq11e. On a priJ i'habit11de de les diviJer en deux groupes : les
biographies et les œ11vres morales. Le premier apparait parfai­
tement homogène, le second PM du tout. S011$ le nom d' Œuvres
morales on avait réuni les écrits les pim divers, sur les sujets
les plta variés. On po11rrait les répartir en onze sellions :
I. Œuvres philosophiques : soixante-quatre (dont la moitié a été
conserv_ée ) ; II. Écrits politiques : onze (cinq ont été conservés) ;
III. Ecrits scientifiques de caratlère générai : cinquante (huit
conservés ) ; I V. Ëcrits théologiques : quinze (sept conservés) ;
V. Écrits psychologiques : cinq (tom perd@) ; VI. Écrits sur
les animaux : trois (to,a conservés ) ; VII. Traités de sciences
naturelles : ht1it (troù conservés ) ; VIII. Traités de rhéto­
rique : dix (quatre conservés ) ; IX. Écrits sur l 'antiqrtité :
neuf (quatre conservés ) ; X. Ecrits d 'hiffoire littéraire : quinze
(troù conservés ) ; XI. Divers (quatre conservés).
Les biographies sont au nombre de soixante-deux. On en a
conservé quarante-huit. En pl@ des Vies parallèles qui forment
vingt-tro ù paires (une : EpaminondaJ - Scipion l 'ancien, a été
perdue ), on a conservé quatre biographies ùolées : Galba, Othon,
Artaxerxès, Aratos. Le catalogue de LampriaJ en signale
encore quatorze : Metellus, Scipion le jeune ( ? ) , les empereurs
Augus1e, Tibère, Caligula, Claude, Néron, ViteUim, les héros
Héraclès, Daiphantos, Ariflomène, les écrivains Hésiode et Pin­
dare, le philosophe Cratès. Les Vies des dix rhéteurs attri­
buées à Plutarque sont apocr_yphes.
A quelle époque, et où avaient été écrites les Vies parallèles ?
Un ouvrage de cette envert,ure a dû nécessiter certainement plu­
sieurs années, maiJ on peut supposer, sans commettre une grosse
erreur, que leur composition, du moins en grande partie, se place
dans la période du second séjour de Plutarque à Rome.
Un pa!sage de sa Vie de Démosthène efl sous ce rapport
a.Jsez significatif : << Pour 1111 homme qui a entreprù de ra.Jsem­
bler des faits, et d 'écrire une hifloire composée d'événements et
d 'aventures qui ne sont ni de son temps ni arrivés dans son pqys,
maÎJ étrangères, diverses et difpersées (à et là dans plmieurs
écrits différents, la première chose dont il a effeélivement besoin
c 'efl d 'é'tre dans une grande ville bien peuplée... afin qu' qyant
quantité de livres en sa difposition, et que s 'inflruÎJant, par
la conversation, de toutes les particularités qui ont échappé aux
écrivains... il puùse faire un ouvrage qui ne soit pas imparfait. »
XIV I N TRO D U CT I O N

Ces conditions de travail i l les possédait pleinement à Rome


et, ainsi que nom allons le voir, il ne manqua PM d 'en tirer le
maximum de profit. Mau quand ? A quelle époque ?
Ici encore, ses propres déclarations nom permettront de serrer
les dates de plus près. Dans la même Vie de Démosthène,
Plutarque écrit :
« ]'ai été tellement diflrait pendant mon sijour à Rome et
dans les autres villes d 'Italie, par les affaires politiques dont
}'étau chargé et par les conférences philosophiques que je tenau
chez moi, que je n'ai pu m'appliquer qu'Msez tard et dans un
âge avancé à l 'étude de la langue latine. » Or, ses Vies témoignent
d 'une connausance réelle des auteurs latins qu'il utilùe à
maintes reprues dans l 'original même. Ce n'efl qu 'après s 'être
familiarué avec leur langue qu 'il a pu aborder cette tâche. Ainsi
donc, il y a lieu de reconnaître que Plutarque avait entrepru la
composition de ses Vies parallèles dans la seconde moitié de son
sijour à Rome. Et plutôt vers la fin qu 'au commencement de
celle-ci. Les a-t-il achevées avant de retourner dans sa ville
natale ? Il efl permis d 'en douter. Nom voyons en effet que tan­
tôt il cite ses auteurs d 'après des textes originaux, tantôt il les
reproduit d 'après les ouvrages de seconde main, ce qui laisse sup­
poser qu 'à un moment donné il ne les avait plus à sa diffiosition,
autrement dit qu'il lui fallait, après avoir repris son travail
hors de Rome, se contenter de ses notes et de sa propre biblio­
thèque qui, si vafle qu 'elle pouvait être, n'avait pu remplacer les
moyens d 'information si abondants que lui offrait la capitale
latine. Pour résumer, on peut admettre que les Vies parallèles
commencées par Plutarque au cours des dernières années de son
sijour à Rome, furent achevées par lui à Chéronée.
Dans quel ordre les écrivit-il ? Celui que nom offrent ses
éditeurs, même les pl11s anciens, ne correfpond PM à celui de Plu­
tarque. Dijà, l 'auteur du Catalogue de Lamprias les a inter­
verties. Depuu, cédant à la tradition qui finit par s 'établir, on
avait admu l 'ordre chronologique pur et simple dans la mesure
où l 'imposaient les événements relatés. Plmieurs érudits se sont
efforcés de le reconflituer. Entreprue téméraire, maù non pas
entièrement impossible. Plutarque avait laùsé lui-même une
sorte de fil conduéleur qui a permu d 'aboutir à certains résultats
dans ce domaine : « Ce fut pour l 'utilité des autres que je com­
mençai à écrire les biographies des hommes i//uffres, déclare-t-il
au début de la Vie de Paul-Émile, c'efl pour mon propre
avantage que je les continue af!fourd 'hui et que je ni'en occupe
avec complauance. ))
INTRODUCTION XV

Michaelû, dans son travail, qui fait toffiours autorité sur


cette queflion, a proposé l 'ordre suivant, en divisant l 'ensemble
des Vies parallèles en quatre cycles qui se suivent. Le premier
comprend, d'après lui, neuf couples : 1 ° manque, 2° Sertorim
et Eumène, 3 ° Ci111on et LucuUta, 4° Lysandre et Sylla,
5° Détnoflhène et Cicéron, 6° Agis- Cléomène et Tibérius­
Cair,s Gracchus, 7° Pélopidas et MarceUm, 8 ° Phocion et
Caton d' Utique, 9° Ariflide et Caton le Censeur.
On ne s 'attardera pas sur le premier couple, absent. Ily a en
effet un certain nomGre de Vies qui ne nom sont pas parvenues
et il se pe11t que parmi eUes figurent celles qui inauguraient la col­
leélion. MaiJ ce n'efl qu'une simple hypothèse qtti, faute de con­
naissance préc ise de ces textes perdm, ne s 'appuie sur aucune base
solide. Il aurait faUu connaître le contenu de ces biographies avant
d'entreprendre de leur désigner la place qu 'eUes doivent occuper
dans l'ensemble de l'œttvre . Q_jj_ant au cottple Sertorius-Eumène,
qui porte le n ° 2, il pourrait, sans inconvénient, céder la place
au suivant : Cimon et LucuUtts. On comprendrait mieux les raûons
de Plutarque de s 'attaquer à ce dernier dès le début. N'était-ce
pas Lucullm, en effet, qui jouissait de la plm grande popularité
à Chéronée, à tel point que la petite viUe, pour lui témoigner sa
reconnaissance de l'avoir protégée pendant qu'il exerfait le haut
commandement dans la région, lui avait élevé une flatue sur la
place publique à côté de celle de Bacchm, qui était devenue fami­
lière à Plutarque dès son plmjeune âge ?. .. QE.ant à Sylla qui
vint en 86 av. J.-C. battre som les murs de la cité natale de Plu­
tarque l'armée de Mithridate, son souvenir refla profondément
gravé dans la mémoire des habitants et il devait _y avoir dans
l 'entourage de Plutarque plmieurs hommes âgés qui avaient
connu des témoins oculaires de ce mémorable combat.
Le second cycle s 'ouvre avec le couple Périclès-Fabius Maxi­
mm. La raison en es1 facile à deviner. Il n'y a qu 'à prendre
connaissance de ce passage qui se trottve au début de la Vie de
Périclès : « La vertu par sa force irrésiffible nom attire vers
elle, commande à notre volonté et forme les mœurs par les
exemples qu'eUe nom offre. C 'efl cette considération qui m'engage
à continuer d'écrire ces Vies, dont je publie affiourd 'h11i le
dixième volume ; il contient celles de Périclès et de Fabius
Maximm. » Ainsi, Plutarque semble indiquer lui-même la voie
dans laquelle il entend s 'engager désormais : il cherchera de
mettre en valeur les grands hommes qui ont briUé surtout par
leurs hautes qualités morales et c 'eff leur exemple qu'il désire
inflamment d'imposer à l 'attention de ses leéleurs. Cefl
XVI INTRODU CTION

pourquoi dans ce second cycle se trouvent groupés, en plm du


n ° 1 0 dijà cité, les couples n ° Nicim et Cramts, 12° Dion et
Brutm, 1}° Timoléon et Paul-Émile, 14 ° Philopœmen et Titm
Flaminm, puu sans rang certain, mau situés entre les n"' 1 J
et 19 : Thémiffocle et CamiUe, César et Alexandre, Agésiùu
et Pompée, Py"hm et Marius, Solon et Publicola.
On pourrait reprocher ici à Michaelu un excès d 'indulgence
dans son savant groupage. Si les co1tples Dion et Brutm, Solon
et Publicola, Thémiffocle et CamiUe sont tout désignés pour
faire partie de ce « cycle de la vertu », on comprend mal, par
contre, que Plutarque eût voulu offrir com/Jle modèle de perjeffion
morale un Nicùu, un Marim, un Pyrrhm, un Pompée qu'il
présente, lui le premier, som un jour, somme toute, peu flatteur.
Qg_ant à César et à Alexandre ce n'eff paJ à titre d'hommes
vertueux, eff-il besoin de le dire, que Plutarq11e les a fait
entrer dans sa série.
Nom arrivons au trouième cycle qui comprend les n °' 2v :
Démétrim et Antoine, et 21 : Alcibiade et Coriolan. Pour en
déterminer le caraélère diffinffif on a eu recours à ces lignes de
Plutarque qu'on lit au commencement de la Vie de Démétrius :
<< Les anciens Spartiates, dans les jours de fêtes, après avoir
forcé les Ilotes à boire avec excès, les faùaient entrer dans les
saUes des repaJ publics, afin d 'infjirer à leurs jeunes gens l 'hor­
reur de l 'ivresse. Pour nom, en regardant cette manière de cor­
rompre les uns pour corriger les autres con1111e contraire aux
principes de l'humanité et de la politique, nom ne croyons PM
inutile de faire entrer dans le recueil de ces Vies un ou Jêr,x
paraUèles de ces hommes célèbres qui se sont abandonnés à la
débauche ... Il me semble qu 'ainsi nous deviendrons des fjefla­
teurs plm zélés et des imitateurs plm ardents des vies les plm
vertuemes, lorsque ceUes qui sont mauvaises ne nom seront
pm tout à fait inconnues. »
TeUe eff la rauon invoquée par Plutarque et, inconteffa­
blement, les deux couples qui portent les n°' 21 et 22 sont tout
désigné! pour figurer dans cette rubrique fjéciale. On pourrait
auément, le lefleur s 'en apercevra /11i-même au fur et à mesure
qu'il prendra connausance de leurs vies, y reporter plm d 'un
homme illustre figurant dans le deuxième cycle.
Enfin, quatrième et dernier cycle : 22° Lycurgue et Numa
Pompilim, 2}° Thésée et Romulm. En effet, après avoir atteint
la limite des temps hifforiques, Plutarque essaie de pénétrer
« dans ce pqys des fitlions et des monffres habité par les poètes
et les mythologues », et il écrit la vie du premier légùlateur des
I N T R O D U CT I O N XVII

Spartiates et du roi légendaire de Rome. Après quoi il entre de


plain-pied dans la nuit des temps et aborde le couple Romulm­
Thésée dont les vies ouvrent son ouvrage de par la volonté d'une
tradition plmieurs foi4 séculaire *.
L' émdition allemande s'était montrée a u courant du siècle
dernier assez sévère à l'égard de Plutarque. Il fut accmé et
même convaincu de graves inexaélitudes, d'oubli4, d'erreur dans
les faits, dans les noms, dans les dates, de contradiélion avec
lui-même. En France, Alfred CroÎ4et a répété et peut-être
même aggravé ces reproches : « Efjrit bien plus discursif que
vraiment organisateur. . . Son intelligence politique n'a pas assez
de force ni de pénétration... Jamais il n'a songé à ces
recherches laborieuses maÎ4 nécessaires qui lui auraient permis
d'apporter à l'hifloire des faits nouveaux. Ses récits sont, pour
le fond, ceux des autres, mélangés, r'!}eunis, remaniés, nuUe­
ment renouvelés. »
Essayons de déterminer ce qu'ily a dejufle dans ces critiques.
On commencera par l'interroger lui-même sur sa manière de
traiter le sujet et sur ses ambitions hifloriques et littéraires.
Dans deux endroits différents de ses Vies il a prü soin de répondre
d'avance à ces quefiions : << Ce que je me suis surtout efforcé de
réunir, écrit-il dans Nicias, ce sont les traits qu'on ignore com­
munément, soit qu'ils aient été rapportés çà et là par d'autres
hifloriens, soit qu'on les trouve atteflés par des monuments et
des décrets anciens ; dédaignant d'amasser ce qui ne dit rien,
j'ai recueilli ce qui efl propre à faire connaître les mœurs et la
nature de l'âme. » P1,is, dans Cimon : « 0!,and nous faisons
faire le portrait d'une belle personne dont la figure gracieuse a
quelques taches légères, nom ne voulons ni que le peintre les sup­
prime entièrement ni qu'il les rende avec trop de fidélité ; l'un
nuirait à la beauté du portrait, l'autre à la ressemblance. De
même la difficulté, ou plutôt l'impossibilité de trouver une vie
qui soit irrépréhensible et pure nous fait une loi d'en exp rimer

* Adversaire convaincu de la thèse de Michaelis, J. Mcwaldt


(Hermes, 1 907) avait proposé d'admettre que Plutarque travaillait
simultanément à plusieurs couples de Vies et qu'il les publiait pêle­
mêle, plusieurs à la fois. Le Suédois Carl Stoltz ( 1 9 29) s'éleva, avec
raison, contre cette peu solide hypothèse que M. Robert Flace­
lièrc ( 1 9 5 8) trouve « très séduisante », tout en convenant qu'il
serait vain de prétendre pouvoir dresser une liste chronologique
des Vies dans l'ordre de publication.
XVIII INTRODUCTION

fidèlement toutes les beautés : cette fidélité efl comme la ressem­


blance du portrait. Ma ù ces fautes et ces taches dont les passions
ou la nécessité des affaires parsèment la plia belle vie, nom
devons les regarder moins comme des véritables .vices que comme
des imperfetlions de la vertu ; au lieu de les rendre avec trop
d'exatlitude et de détail dans l'hifloire, contentons-nom de les
marquer légère111ent, et ménageons avec une sorte de refjeéf la
faiblesse de la nature humaine. »
Ainsi Plutarque reconnaît lui-même qu'il avait fait certaines
concessions dans le domaine de la vérité hiflorique, et qu'il ne
prétend pas à une absolue exatlitude dans ses présentations.
La vérité efl que, sans trahir les textes dont il se sert, Plu­
tarque y recherche surtout le côté anecdotique tout en s' appli­
quant en même temps à y d ùcerner l'élément édifiant qui lui
permettrait d'appl!Jer sur des exemples probants la démonflratio11
entreprùe. Il se soucie ava11t tout a'étudier un carat/ère. Sa prin­
cipale préoccupation était moins d'apporter des lumières nou­
velles sur tel ou tel problème hiflorique que de réunir dans un
ensemble harmonieux et autant que possible complet les traits
et les informations les plus diverses pouvant lui permettre de
présenter ses héros avec le maximum de relief. C'efl pourquoi
ce qu'il convient de retenir surtout chez Plutarque ce n'efl pas la
profondeur et la minutie de ses recherches érudites maû l'am­
pleur et la variété de sa documentation. La somme de ses lec­
tures efl immense : on s'en rendra compte par le nombre des
auteurs qu'il cite au cours de son ouvrage et qu'il donne comme
références. Efl-ce toujours le fruit des invefligations person­
nelles ou tout simplement un choix habile d'extraits préparé
par des amù et des dùciples complaûants ?... Personne ne sau­
rait, de notre temps, trancher cette queflion. Ses critiques lui
reprochent d'avoir souvent reproduit trop /ihrement les extraits
dont il s'était servi et de ne ptU avoir donné parfois le texte
rigouremement exatl de _ses citations. Ce reproche, efl-ce bien à
Plutarque qu'il faut l'adresser? N 'était-il ptU parfois vitlime
d'un << auxiliaire » légèrement diflrait et un peu trop pressé ?
Personnellement, Plutarque témoigne toujours d'une rare cons­
cience et non seulement il juge nécessaire de faire appel à des
témoignages qui lui paraùsent probants, maù aussi il 11' hésite
ptU à exposer avec une parfaite franchi.se ses doutes et son
embarrtU quand il se trouve en présence de quelque versio11
confuse ou contraditloire. Certes là, et cette (où on ne peut ptU
ne par donner entièrement raûon à Alfred Croi.set, il manque de
sens critique et de pénétration dans ses jugements, et l'interpré-
INTRODU CTION XIX

talion qu'il choi&it n'es1 PM toujours la plus fidèle et la JJJieux


fondée, ma is il efl loin de l'imposer au letleur et de s'en con.!1ituer
le défenseur irréduélible. Il le laisse libre d'y adhérer ou non.
Tout simplen1ent lui, auteur, eflimant qu'il faut résoudre d'une
manière 011 d'une autre la dij/iclflté et reprendre le fil du récit,
se considère quitte envers ses devoirs d'hiflorien en . avouant
franchement sa perplexité.
011 ne sera pas surprù d'apprendre que dans le domaine de
l'hifloire grecqlfe la aocumentation de Pllftarqtte eft plus vafle
et plut variée que dans celui de l'hiffoire romaine. Pour la
période ancienne, jmqu'à Alcibiade, il utilùe, en plm dlf trio
rituel : Hérodote, Thucydide et Xénophon, les ouvrages, aujour­
d'hlfi presque entièrement perdus, d'HeUanicos, d'Ephorus, de
Théopompe, de Ca//iflhène, de Philiflos. Pour la période sui­
vante il a reco11rs à Hiéro,ryme de Cardie, à Do11rù, à Phy­
larque, à Délllétrios de Phalère, à Timée, et à Po(ybe, surto11t.
Et il néglige of/ensiblement Diodore de Sicile.
Pot1r la partie romaine il s'adresse également, dans la meStlre
où les choses le lui permettent, à des hifloriens grecs, notam­
ment à Posidonios, à Denù d'Halicarnasse, à ce c11rieux roi de
Numidie, Juba, pour lequel il éprouve une véritable prédileélion
et qu'il considère comme un des plus remarquables hifloriens de
son temps. Maù il ne pouvait peu être 9ueflion pour lui d'éviter
le contaél avec les auteurs latins qui Jaisaient autorité dans le
même domaine. Il cite souvent Tite-Live, SaUufle, Cornelius
Nepos, César, et ilfait appel de temps en temps à des hifloriens
de second rang tels que Fabius Piélor, Valerius Antiui,
Cornelim Piso, Asinita PoUio, etc.
Mais, en plus de ces ouvrages de caraélère général, Plutarque
avait souvent recours, chose très importante et infiniment pré­
cieme pour nous, à des mémoires privés de tel ou tel de ses
personnages. C'eff ainsi qu'il a eu en main les mémoires authen­
tiques de SyUa, dont il ne noui reffe aujourd'hui que quelques
misérables débris, de même que ceux d'Aratm qui ont totale­
ment difjaru depuis. Il a eu connaissance des écrits particuliers
de deux fidèles lieutenants de Brutm qui lui ont pertnis d'appor­
ter dans la biographie de celui-ci une documentation nouvelle et
inédite que, sans lui, nous aurions entièrement ignorée.
Plutarque était-il le créateur d'un genre nouveau? Oui et non.
De son temps la biographie jouissait dijà d'une très grande
faveur dans les milieux du public lettré. Bien avant Plutarque
de nombreux écrivains s'étaient essqyés dans ce domaine. Plu­
tarque lui-même évoque le souvenir d'un de ses prédécesseurs
XX INTRODUCTION

qu'il admirait tout particulièrement, et qui semble lui avoir servi


de modèle. On sait en effet que cet Arifloxène de Tarente, un
diuiple d ' Ariffote, avait écrit, à une époque qui ne peut ptU être
déterminée avec exaffit11de, une série de Vies des hommes
illustres où il semble ne s'être occupé que des philosophes et
des écrivains. Parmi les titres de ses biographies t!ont la mention
efl parvenue jusqu'à nos jours on rencontre Platon, Socrate,
P)1thago re, ArchittU, maû on ne trouve nulle trace d 'un homme
d'État ou d 'un chef militaire. Chose significative, c'efl à Arû­
toxène que saint Jérôme attribue l 'honneur d 'être le fondateur
du genre, sans même nommer Plutarque.
Maû ce n'efl ptU en tant que biographe pur et simple que
celui-ci s'efl imposé à l 'admiration de la poflérité. Plutarque
ptUse surtout pour avoir introduit dans la biographie la manière
comparée. Il efl, dit-on, l 'inventeur du parallélisme. C 'efl à
lui qu'on doit ce procédé qui consifle à juxtaposer deux person­
nages pris dans des p�s différents et à des époques différentes,
en dûcerner les points communs et ess�er, en guûe de conclmion,
de tirer les conséquences de ce rapprochement.
Le parallélisme, cette forme plus oratoire que critique, ainsi
que le note Croûet ( Démoflhène en usa dans ses dûcours) , a
paJsé avant Plutarque dans l 'hifloire. Po!Jbe s'en efl servi pour
sa comparaûon de Rome et de Carthage. Mais c'efl le po!J­
graphe romain M. Terentius Varro ( n 6-27 av. J.-C. ) qui a
dû, sans doute avec ses Imagines ( terminées vers 39 av. J.-C. ) ,
infpirer Plutarque. Ce considérable recueil qui s'appelait aussi
Hebdomades était conçu d 'après le plan suivant : l 'ensemble
se composait de quinze livres et comptait en tout, d 'après Pline
qui s'en était servi fréquemment, 7 0 0 portraits (texte et image )
groupés par sept, d'où le titre de Hebdomades. Donc, cent
Hebdomades. Sept Hebdomades forment un livre. Total qua­
torze livres, dont sept consacrés aux Romains et sept aux « non
Romains J> ce qui voulait dire, aux Grecs. Les premiers figu­
raient dans les tomes impairs, les seconds dans les pairs. Un
quinzième volume contenait l 'introduélion et les biographies des
plus anciens représentants de chaque série. Ce qui formait dans
/'ensemble les 7 0 0 biographies annoncées. Plutarque, on le voit,
a su utilûer une formule exiflante déjà, mais il a rémsi à I' tU·
souplir et à lui donner un cachet personnel. Ce que nom savons
sur les Hebdomades nous permet de supposer que c'étaient des
esquùses rapides et sommaires et qui ne poursuivaient d 'autre
but que celui de donner une information subflantielle maû brève
sur les personnages traités. Plutarque y apporte sa manière de
IN TR O D U C T I O N XXI

présentation littéraire, ses dons incomparables de conteur. Non


seulement il possède en perfeélion l'art de camper ses person­
nages, il sait admirablement peindre le décor et créer l'ambiance.
Son exposé vivant et pittoresque avait fait pendant longtemps de
lui l'auteur préféré tfes imaginatifs et des jeunes. On a insiflé un
peu trop, semble-t-il, sur le côté « moralisateur », sur l'af}eél
« édifiant » des biographies de Plutarque. Ce qui y domine sur­
tout c'efl l'exaltation de la grandeur de l'âme humaine. Il fut à
travers de longs siècles le plus éloquent propagateur du culte des
héros. C'efl ce qui a attiré vers lui- un Bonaparte, un Frédéric le
Grand, tm Condé.

LA TRA VERSÉE DES SIÈCLES

La renommée de Plutarque dans le monde ancien ne briUe pas


d'un éclat particulier. On a vu que les milieux littéraires et
savants de Rome, de son vivant, gardent sur lui un silence absolu.
Sa réputation, en tant que philosophe essentieUement, s'affirme
au cours de la génération qui vient immédiatement après la sienne.
Le célèbre médecin Galien le mentionne dans ses ouvrages et
Aulu- Gelle le considère comme « un homme très inflruit et
intelligent » dont le témoignage « efl si important en matière
d'érudition ». Le propos fantaisifle d' Eusèbe cité plus haut n' efl
pas dénué de signification cependant. S 'il efl sorti de sa plume,
c'efl que de son temps la réputation de Plutarque était déjà
suffisamment établie pour le rendre vraisemblable. Ennape (374-
414 ) , dans l 'introduélion de ses Vies des sophistes, voit en lui
« le maître de la morale supérieure, la personnification gracieuse
et enchanteresse de la sagesse )>.
Les Byzantins se révélèrent gardiens pieux et propagandifles
fervents de l'œuvre de Plutarque. Agathias, cet hiflorien de Jus­
tinien qui devint le continuateur de Procope, s'écrie, au comble
de l'admiration, en s'adressant à lui : « Tu as écrit les vies des
héros grecs et romains, mais tu ne pourrais pas écrire la tienne
car, si les autres ont des vies paraUèles, la tienne n'en a pas :
eUe efl unique. )> Théophilaéle Simokatès ( VII• s. ) considère
Plutarque comme un « puits de science J>. Photius (IX• s. ) lui
réserve une place d'honneur dans sa Bibliothèque. L'arche­
vêque Jean Mauropous, poète à ses heures, dans une de ses poésies
XXII INTRO D U C T ION

adresse at, Chriff la requête suivante : « Si tu vo11laû, ô 111011


Seignet1r, sauver de la damnation quelque païen, ftxe, s'il te
plait, ton choix mr Platon et Plutarque. » Pour Théodore
Métochite, ce miniffre tout-puiJSant d' Andronic II Paléologue
(début du XI V• s.), qui, de même, se plaùait à versifier, Plu­
tarque es1 un être idéal, jus1e, vertueux, compatûsant. Il exalte
<< son érudition incomparable qui englobe comme chez aucun autre
homme la somme Jes connaûsances grecques et romaines ;;,
Notons, enfin, ce vœu formé par Maxime Planude ( en 129 J )
d e copier toutes les œuvres d e Plutarque. « J'aime trop cet
homme », écrit-il à 1111 sien ami, général de son état, en le
priant de lui envoyer le plm de peau possible , de pr�férence celle
prélevée sur les prùonniers barbares aft11 de l'utilûer pour
la fabrication dtt parchemin dont il attra besoin pour so11
travail.
Pendant ce temps l'Occident ignore l'exiffence de Plutarque.
Dante ne le connait pas. 1\11.aû un savant ecclésiaffique,
l'ancien moine anglaû John de Salisb11ry, devenu évêque de
Chartres, a eu en main un exemplaire des œuvres de Plutarque
et,y qya11t rencontré l'Insl:itution apocryphe, adressée à Trajan,
qu'un faussaire peu habile avait introduite dans le corps de
l'ouvrage, reprend la version de Suidas et fait revivre l 'image de
Plutarque précepteur d 'un empereur romain. Vincent de Beau­
vaû suit son exemple, et Pétrarque le répète dans une de ses
Épîtres faflices. Maû tout ceci ne forme qu'un maigre témoi­
gnage sans suite qui eff loin de sujjîre pour pouvoir affermer que
vers la ftn d11 moyen âge on lûait et appréciait dans les milieux
lettrés de l'Europe occidentale les écrits de Plutarque. Celui-ci
subit en somme le sort de tant d'auteurs grecs qui durent attendre
l'éclosion de la Renaùsance pour pénétrer dans le patrimoine
miturei de l'humanité. Maû, à la différence d'1111 bon nombre de
ses compagnons de route, une Joû y qyant prû pied, Plutarque non
seulement sy inffaUe à perpétuelle demeure maû, au fur et à
mesure que les siècles s'écoulent, élarg,it de plm en plm so11 champ
d'influence.
Ici encore l'Italie ouvre la voie. Les Vies parallèles ont été
un des premiers chefs-d'œuvre de la littérature grecqt!e reflit11és
par l'érudition du quinzième siècle. Des traduf!eurs plm 011
moins compétents se partagent, sous les aufpices des J.. [édiris,
la tâche de traduire des Vies ùolées et dès r 47 0, avant même que
flit commencée l'impression du texte grec, ces nombremes ver­
sions sont ra.rsemb?ées et conffituent la première publication
coUef!ive des Vies ressmcittes.
INTRODUCTION XXIII

Cette édition entreprùe par Campani fut aussi un des pre­


miers 1t1onun1e11ts de l 'art typographique. Dans son avant-propos
l 'éditeur reconnait, avec une louable franchûe, que les divers
tradu[feurs dont il a réu11i les versions, n'ont PM to,a parfai­
tement réussi à reproduire les beautés de l 'original, maû il
ef]>ère qu'on excmera cette inégalité d 'exécution << en considéra­
tion de l'extrême utilité de l 'ouvrage et de l'inépuùable inflruc­
tion qu'il offre ».
Peu de temps après la publication de la version latine parut,
m 1 4 82, la première tradu[/ion italienne due à JaconeUo di
Riete. En 1 49 1, Alfonso de Palencia traduùit en ef]>agnol la
version latine de Campani.
Ce.t1 en 1 J 19 que parut en France la première édition du
texte grec des Vies parallèles. Presque auuitôt après unefemme
dont le nom mérite d 'être retenti par les hifloriens de Plutarque,
FrançoiJe de Foix, comtesse de Chateaubriant, alors maîtresse
en titre de FrançoiJ l", fait traduire en français la Vie d ' An­
toine. Le mant1Jcrit de cette tradu[/ion nom efl parvenu. Il efl
intitulé : La vie et faiéts de Marc Antoine le triumvir et de
sa mye Cléopatrc translatées de l'historian Plutarque. Le
tradu[feur, un habile homme et un fin courtiJan, dont la person­
nalité n'a pu être identifiée du reffe, sut bien choisir dans l'en­
se,11bfe des récits de Plutarque ce qui pouvait plaire à l 'amie du
roi de Fra11ce. Celui-ci, en ayant priJ con11aùsance à so11 tour, y
prit goût et chargea tm de ses conseiUers Lazare de Baïf, bon
lettré et diplomate à ses heures, de traduire pour lui un choix de
Vies de Plutarque.
Le 2 J avril 1 JJ o , celui-ci annonce que la tradu[/ion des Vies
de Thésée et de Romulm eff terminée, non sans difficulté sans
doute puisque Baïf croit utile de signaler qu'il avait été obligé de
la Jaire copier troù foù. Les deux vies suivantes lui donnent
encore plus d'embarrM. « Monseigneur, écrit-il au cardinal de
Lorraine qui lui servait en quelque sorte d 'intermédiaire dans ses
relations avec Françoù J cr, .f'avaiJ presque achevé de translater
les vies de Lycurgue et de Numa. Maû comme était presque la
fin, mon écrivain s'e.ff débauché et s'en es1 aUé, qui m'a été grand
déplaisir. Toute/où j'ai efférance d'en retrouver un autre bien­
tôt et vous envqyer lesdites vies parfaites et accomplies pour les
présenter au Roi . .. » Françoù Jer trouva le flyle du tradu[feur
« un peu rude J> et s'adressa à Georges de Selve, évêque de
Lavaur et successmr de Baïf à l 'ambMsade de VeniJe.
Le savant prélat se mit amsitôt au travail, maiJ cette foiJ
encore la tâche se révélait ardue et difficile. Du moins on lit
XXIV INTRODUCTION

dans sa préface qui s'adresse à François l" : « Com1J1e votre


bon plaisir eut été, Sire, me commander de mettre en français les
suûites Vies des Grecs et des Romains écrites par ledit Plu­
tarque, le plus tôt qu'il me fut possible,je commençai ày mettre
la main, et le plus diligemment que j'ai pu ai poursuivi la tra­
dutlion, où j'ai trouvé assez de difficultés tant pour ce que teUes
gens que moi les trouvent souvent où eUes ne sont point, que pour
ce que à la vérité il y a aucuns passages très obscurs et parfois
corrompus. ;> Toujours efl-il qu'après avoir terminé la traduc­
tion des huit Vies il les a fait parvenir au roi en ajoutant :
« Qg_elque jour /'efj>ère vous rendre I'œuvre complète ; qui ne peut
être tôt pour la longueur et difficulté d'iceUe et pour la petite
portée de mon induflrie et savoir. »
Georges de Selve mourut sans avoir pu donner suite à ce pro­
jet. Arnauld Chandon, prieur d1,1 couvent bénédiffin de Saint­
Robert de Montferrand en Auvergne, qui s'était déjà signalé par
la tradutlion à'un traité moral de Plutarque, entreprit de
continuer l'œuvre de l'évêque de Lavaur. De If 42 à 1;47 il
présenta à François l" quatre vies traduites. MaiJ en même
temps un autre tradutleur, encouragé personneUement par le roi,
se consacrait à cette tâche. C'était Jacques A myot.

Il naquit à Melun, le J O otlobre I JI J, de parents pauvres mais


vertueux ainsiju'il se plaît à le conflater lui-même. Fils d'un
petit marchan mercier il aUa étudier à PariJ où il subsifla
pendant guelques années en servant, dit-on, de domeflique à des
écoliers Jortunés. Il apprit la langue grecque au coUège du Car­
dinal Lemoine sous Jean Évagrius et la poésie som Jacques
Tman. Reçu maître ès arts à I 9 ans, il se rend à Bourges pour
y étudier le droit. Une foiJ. là il devient le précepteur des neveux
de Jacques Collin letfeur ordinaire du roi et abbé de Saint­
Ambroise, qui lui obtient par l'intermédiaire de Marguerite de
Navarre la chaire de professeur des langues latine et grecque à
l' Université de Bourges. A myot y refla plta de dix ans et il
avouait par la suite que c'était la meilleure période de sa vie.
C'efl là qu'il commença la tradutlion des Vies parallèles.
En 1 J 46, M. de MorviUiers, lieutenant général du baiUiage de la
viUe de Bourges, chargé d'une ambassade à Venise, emmène
Anryot avec lui. C'efl ainsi que celui-ci put consulter sur place
les différents manmcrits et éditions de Plutarque. En 1 J J 1, il se
rend à Rome où il reflera près de deux ans. Le cardinal de
I NT R O DUCTI O N XXV

Tournon, q1Ji sy trouvait alors, s11r le point de rentrer en France,


offrit à Amyot d 'être son compagnon de voyage en lui laüsant
entendre q11'11n bel avenir l'attend dans sa patrie. En effet, pe11 de
temps après .ron retour, S11r la recommandation d11 cardinal,
Hmri II confiait à Amyot la charge de diriger l'inffruélion de ses
fils. Elle lui fut maintenue pendant le règne de Françoü II, et
Charles IX, monté sur le trône, fit d 'Amyot (qui avait déjà reçu
de Françoi4 I •' I' abb�e de Bellozane << pour avoir bien traduit
Plutarque », assurait-on) son grand aumônier, conseiller d 'État
et conservateur de l' Université de Pari4. Il doit à son autre
élève, devenu Henri III, l'évêché d 'Auxerre dont il prit posses­
sion le j mars 1;71, à l'âge de cinquante-huit ans.
La dignité épi4copale 11'apporta à Amyot que des ennuis et
des déboires. Il eut avec son chapitre des démêlés retentissants
qui se terminèrent par un procès duquel il sortit complètement
ruiné. En août 1 J 89, il se désigne, dans une lettre au duc de
Nevers, comme « le plus affligé, détruit et ruiné pauvre prêtre
qui soit en France... » Et il ajoute : « Étant demeuré nu et
dépouillé de tous moyens, de manière que je ne sais plus de
quel boü, comme l'on dit, faire flèche, ayant vendu jusqu 'à mes
chevaux pour vivre. » Il mourut le 6 février 1 J9j, dans sa
quatre-vingtième année, seul, délaissé de tout le monde. « Le
chapitre qui ne voyait arriver aucun des parents de l'évêque
pendant sa maladie, écrit l'abbé Lebœuf, avait député le J du
moi4 troü autres chanoines, outre Viélor Camus, son chapelain
et commensal, pour lui tenir compagnie et empêcher la aiffrac­
tion des effets : cette précaution n'empêcha pas qu 'il n'y eut
des meubles détournés. »
Dans l'épître dédicatoire à Henri II, Amyot déclare qu 'il
avait utilisé, pour terminer sa traduélion, les loi4irs que lui
laüsait sa tâche de précepteur. Il insiffe sur l'imperfeélion de
son travail ayant une trop modeffe opinion de ses mérites et de ses
connaissances, maü, observe-t-il, « l'œuvre de soi eff si recom­
mandable, qu'elle pourra faire excuser le défaut qui s'y trouvera
de ma part ». Son but était de s 'efforcer plutôt à « rendre fidè­
lement ce que l'auteur a voulu dire que non pas à orner ou polir
le langage » (id. ) . Ce en quoi il n'a fait que suivre l'exemple de
Plutarque lui-même, qui, écrit Amyot, « a mieux aimé écrire
doélemen t et gravement en sa langue que non PM doucement ni
facilement )>. Ce fut plm qu 'un succès. Le mot de triomphe
serait en l'occurrence à peine exagéré. Ilfaut relire ces lignes de
Montaigne pour se rendre compte de l'accueil fait à cette tra­
duélion des Vies parallèles : « Nous autres ignorants étions
XXVI l N T R O D U CT I ()N

perdui si ce livre ne nous eût relevés du ho11rbier ; Sd 111erci, nous


osons à cette heure et parler et écrire ; les dames en régentent les
maîtres d 'école ; c'efl notre bréviaire. »
Ce n'était pas la première foù que la haute société ji-ançaùe
du milieu du X VI• siècle trouvait l 'occa1io11 de goûter un
récit évoquant ce passé glorieux et lointain dont les exemples
héroïques devaient provoquer dans son sein tant d'éJJ1Hfatio11s géné­
reuses. Elle avait à sa difjiosition depuis I 4 87 liile trad11tlion
de Tite-Live par P. Bercheure, depuis I JJ I celle de César par
Eflienne Defaigne, depuù I J 44 celle d' Appien par Claude
de Seyssel, depuù I J47 celle de Sallufle par Louù Maignet,
depuù 1 J J 2 celle de Polybe par le J1Jé111e. Presque à fa veille
de la parution du Plutarque d 'Amyot, Eflienne de la Planche
avait publié, en I J J J, une tradué!ion de Tacite. Totttes ont
faiué indifférents ou presque les feé!eurs et surtout les feflrices
de ce temps. If a été réservé aux Vies des hommes illustres
d ' Amyot* de devenir le « bréviaire » de toute une société.
En vérité, l 'œuvre arrivait à son heure. Le goÎlt ries prottesscs
militaires q11i n'avait jamaù fait défa11t dans le milieu de la
noblesse françaiu se manijefle à l 'époque des guerres de
religion avec une particulière intensité. Les pères de ce11x qui
allaient former f'ébfouùsante équipe appelée J encadrer le
Grand Siècle, avaient déjà érigé « l 'hh-oïs111e J> en 1111e sorte
de mite quaû religieux et il ne faut pas être surpris 1·11 11�y,111t
les plm illuflres représentants de l 'ariflocratie de ce temps
aller chercher les exemples et les rapprocheJJ1ents, parfois
plus qu'inattendus, il eff vrai, dans ce Plutarque si vafle et
si divers qu'un tradué!eur adroit et a!'isé étalait cot11plai­
samment devant eux.
On a contefié l 'authenticité de fa lettre d 'Henri I V à Marie
de Médicù dans laquelle il parle avec une tendresse, Cil effet 1111
peu trop excessive, de cet auteur qui fut son maître dès sa plm
tendre enfance et qui reffa son guide et conseiller préféré pen­
dant toute sa vie. Par contre nom savons perti11e111111ent, d'après
le témoignat,e de Saint-Évremond, que le Grand Condé, q11i
eff, après Napoléon, le plus ,grand nom dans f'hiJ1oire mili­
taire de la France, faüait emporter le Pl11tarque d ' A t1a•ot
dans ses bagages au cours de tom ses déplacements.
If eff en tout cas beaucoup pltts important pour f/Olfs de
noter l 'influence exercée par les Vies parallèles sur ces deux
hommes qui représentent dans sa plus parfaite expression

* C'dt ainsi qu'Amyot in terpréta le titre grec de Vies pamlli-!es.


I N T R O D U CTION XXVII

le 1!,énie françaiJ : J\fontaig11e et Racine. Nous connaiJsons


déjà dans qt1els termes le premier a salué la parution du Plt1-
tarque d ' Amyot. Par lez même occc1Jion Montaigne ne manque
pat de rendre au trad11ffeur 11n fervent hommage. « Je donne
avec raùo11, ce me semble, écrit l 'auteur des Essais, ma palme à
Jacques A11ryot, sur tom nos écrivains françair, 11011 seulement
pour la naïveté et pureté du langage en quoi il surpaue tout
autres 011 pour la confiance d 'un si lon.g travail, 011 pour la
profondeur de son savoir cryant pu développer si heuremement
un atltmr si épineux et ferré... mais surtout je lui saù bon
<gré d'avoir stt trier et choisir un livre si digne et si à propos,
pour en faire présent à son pqys. »
Dès les premiers essais on rencontre les traces des Vies.
Les essais 3 8, 41, 44, 4; et 47 du Premier Livre s'en infjirent
diref!e1JJent, le 4 6• et le 4 8• en sont empreints dans une
forte JJJesure. Jmqu'en 1; 80, d 'après l 'évaluation de Pierre
Villry, Monta(gne a fait plus de quatre-vingts emprunts à
f'œuvre de Plutarque et au total environ cent quarante.
Plm prq(onde, peut-être, bien que se manijeflant avec
JI/oins d 'exubérance eff l'influence des Vies parallèles sur la
formation inte/leffue/le de Racine. Au temps où il étudiait
à Port-Rqyaf, le futur auteur de Phèdre reffait plongé des
joumées entières dans la feffure de Plutarque. Ce n'eff pas la
tradu[!ion d' Amyot maù le texte original lui-même qu'il
s'assimilait, la plume à la main, ne laissant pas une seule Vie
sans l 'avoir annotée, quelquefois, Msez longuement. La Biblio­
thèque nationale possède cet exemplaire. C 'eff un infolio
de f 'édition Junta ( Fforence, 1 J 17 ) . Au bas de l 'épître dédi­
catoire de l 'éditeur on lit : Joannes Racine 1 6 5 5 . Ainsi nom
sont connus fa date de ces notes et l 'âge de leur auteur : seize ans.
Toutes les annotations du jeune Racine sont extrêmement
curietues et significatives, et méritent une longue étude. Ce
n'eff pas ici le fieu de l 'entreprendre. Mais, même en parcou­
rant en hâte ces multiples et brèves remarques répandues
à profmion en marge du texte grec, on se rend compte de la
variété et de fa profondeur des réaffions que celui-ci suggérait
à un adolescent qui ignorait encore son étonnant deffin. fd!!_el
méprùant dédain se laisse entrevoir par exemple dans cette
appréciation de la Vie de Cicéron : Avocats qui crient à
pleine tête ! Par contre, Racine admire celle de Périclès :
Cette vie, note-t-if, est une idée admirable d'un bon gou­
vernement e t d'un bon prince. Mais l 'exiffence d'un
Dé111offhène ne donne lieu qu'à une réflexion désabmée : Danger
XXVIII INTRODUC TION

qu'il y a de se mêler des affaires publiques. Chez ce


garçon de seize ans le vieux S age de Chéronée a su éveiUer
dijà les accents que fera entendre beaucoup plus tard le délicat
sourcier des cœurs reflé inégalé dans la littérature françaûe.
Grands esprits mélancoliques, écrit Racine après avoir
lu la Vie de Lysandre. Mort ne doit pas être inutile,
conclut-il une foû terminée la let!ure de ceUe de Lycurgue. Maû
efl-ce bien le jeune élève modefle et Jludieux qui juge les hommes
et les choses après avoir prû connaûsance des exemples édi­
fiants que lui ont offerts les Vies parallèles ? Accommoder
les lois au temps et non le temps aux lois, traduit Racine
son impression à la fin de la Vie de Solon. Et cette confta­
tation agressive qui veut résumer la tragédie politique de
Coriolan : La solitude est la compagne de l'arrogance !
Et cette autre qui révèle un afjet! inattendu de Racine deftiné
à demeurer refoulé pendant les longues années de sa vie de poète
courtûan : Princes avares ne peuvent demeurer en paix
(Note sur la Vie de Pyrrhus)... Arrêtons-nous. Ces quelques
exemples me paraûsent suffisamment éloquents et se passent
de commentaires.
Il y a lieu de conflater cependant que par la suite /'écrivain
s'éloigne sensiblement de celui qui semble avoir été jadû son
auteur préféré. Dans la recherche des sujets de ses tragédies
Racine a recours à d 'autres sources et ce n' eft qu 'à propos de
Mithridate qu 'il fait de nouveau expressément appel à son
« bon Plutarque ». << C'efl lui, écrit-il dans sa préface à cette
tragédie, qui m'a donné l 'idée de Monime. » Dans l 'intervalle
il a eu l 'occasion de relire le biographe grec dans la tradué!ion
d'Amyot qu 'il va apprécier ainsi que suit : « Le let!eur trou­
vera bon que je rapporte ses paroles (ceUes de Monime ) teUes
qu 'Amyot les a traduites. Car eUes ont une grâce claire dans
le vieux flyle de ce tradut!eur que je ne croù point pouvoir
égaler dans notre langue moderne. »
Un quart de siècle passe. Racine a cinquante-six ans. Le
Roi-Soleil efl tombé malade. Il souffre de l 'insomnie et ne
peut fermer l'œil de la nuit. Alors, le « tendre Racine J> se
tient dans la chambre voùine, un Plutarque d 'A myot dans
la main, prêt au moindre signe à prendre place au chevet de
l 'augufle malade pour lui faire entendre quelques pages des
Vies parallèles. « Le roi dit que ces let!ures-là I' amment
et le divertùsent J>, note à ce propos Dangeau dans son Journal
à la date des J et 4 septembre 1 69 6.
On a quelque peu exagéré, à mon avû, /'influence exercée
INTRO D U CTI ON XXIX

par Plutarque sur Corneille et j'hésite à somcrire entièrement


aujugement émù par Brunetière : « De même que l 'Iliade eft à
l'origine de la tragédie grecque, pareillement le Pl11tarque
d'Amyot, les Vies parallèles, sont à l'origine de la tragédie
franfaiu. J> Nom avons VII que dans l'évaluation de l'influence
exercée par Plutarque sur Racine il y avait lieu de diftinguer
les réaéfions de l'adolescent qui se trouve som la forte empriu
de /'écrivain grec et celles de l'homme mûr qui se sent libéré
de toute entrave que cet « amour de jeunesse J> aurait pu lui
imposer. Moins encore se voyait atteint Corneille. Certes,
deux de ses tragédies, des plus médiocres du refte (Agésilas
et Sertorius) sont nettement infpirécs par les Vies corres­
pondantes. Maù ce n'eft pas à Plutarque qu'il s'adresse pour
trouver la matière de ses chefs-d'œuvre. C'efi chez Tite­
Live qu'il emprunte le sujet de son Horace et chez Sénèque
celui de Cinna. La queftion d'un appel à P!t,tarque ne se
pose guère, bien entendu, ni pour le Cid ni pour PolyeuB:e.
A la même époque un consciencieux maù terne érudit,
dont on ne se souvient à présent que parce que l'ambition lui
était venue de se conftituer censeur sévère et partial de la tra­
duéfion d' Anryot -j'ai nommé Bachet de Meziriac - avait
entreprû la démolition radicale de celle-ci, et, après un examen
dont la minutie dépasse tout ce que la critique la plm exigeante
puiue concevoir dans ce domaine, annonfa qu'il y avait trouvé
plus de deux mille fautes.
De nos jours, les be/lénifies les plm difficiles en ont réduit
le nombre d'un bon tiers. Ce qui refte eft moins le résultat
d'un manque d'érudition ou d'une négligence hâtive, que celui
d'une tendance bien marquée chez Amyot de s'adapter aux
exigences de son époque et de se maintenir au niveau inte/leéfuel
de ces leéfeurs. Toujours eft-il que ces critiq11es ne furent pas
étrangères sans doute au dessein de l'abbé Tallemant qui jugea
le moment propice pour entreprendre une nouvelle traduéfion
des Vies parallèles ( 1 663-1 66J ) . « Voyant que notre langue
était si fort changée depuis un demi-siècle, écrivait-il dans sa
préface, je me suiJ imaginé qu 'un ftyle nouveau donnerait
quelques grâces à Plutarque que la première tradutlion n'avait
plus. » Il reproche à A myot « ses vers J>, « ses vieux mots J>,
« des périodes un peu longues et obscures J>. Tout ceci avait
dégoûté les letleurs et parmi les gens de Cour, assure l'abbé,
<< nous n'en voyons guère qui n'aiment mieux lire des romans
que de s'occuper utilement à lire les Vies des plus illuffres
grands hommes du monde J>.
XXX INTRODUCTION

Q_g_elque trente ans après cette traduélion nettement médiocre,


parut celle de Dacier, plate, incolore bien que très conscien­
cieme, reposant sur une très solide connaissance du texte.
Celles de l'abbé Ricard et de Brotier qui la suivirent n'étaient
,guère d'une leélure plm agréable. Si le XVIII • siècle français
a moins gotÎté Plutarque, c'eff sans doute faute d'avoir eu
à sa difjosition une traduélion qui aurait pu s'adapter par­
faitement à ses exigences comme c'était le caJ de celle d'A myot
entre 1560 et 1660. Ses grands génies ne méconnaissent PM
Plutarque ; mais que nom sommes loin de l'enthomiMme
débordant d'un Montaigne, de la méditation attentive d'un
Racine ! Montes quieu se considère quitte en avouant que Plu­
tarque le « charme toujours ». De même Mab(y, qui se contente
d'une vague formule de courtoisie indifférente. Voltaire le
traite avec un dédain à peine dissim11lé. Seul Roumau, à une
époque où le dégoût des hommes commence à atteindre chez
l11i son comble, essaie _de chercher le réconfort dans le souvenir
d'une leélure qui lui reffe particulièrement chère. « Dans le
petit nombre de livres que je lis quelquefois encore, écrit-il
alors, Plutarque eff celui qui m'attache et me profite le plta.
Ce fut la première leélure de mon enfance, ce sera la dernière de
111a vieillesse, c'eff presque le seul aute11r que je n'aie jamaù
lu sans en tirer quelque fruit. »
Les hon1mes de la Révolution ne se pcusionnent peu pour
Plutar que. Ils lui préfèrent Tacite et Salluffe qui leur
paraissent plm virils, plm « sociaux )> amsi. Ma ù une
femme, Mme Roland, a j11gé nécessaire d'afficher, un peu théâ­
tralement, à son habitude, son attachement à Plutarque qui, à
l'en croire, avait produit sur elle << une impression ineffaçable )>
quand elle n'avait que huit ans, et qui, depuis, l'avait « difjosée
pour devenir républicaine )>, en lui inf}irant « le véritable
enthousicume des vertm publiques et de la liberté ».
L'épopée napoléonienne avait provo qué un retour très 111arqué
en faveur de Plutarqtte et en 1 819 un très jeune licencié ès
lettres présentait à la Sorbonne sa thèse de doélorat ayant pour
mjet l'examen des Vies de Plutarque. La Bibliothèque natio­
nale conserve pieusement dans sa Réserve cette maigre pla­
quette de 24 pages. Le candidat en ques1io11 s'appelait Jules
Michelet. Chez aucun de ceux qui furent appelés à juger
I'œ11vre de Plutarque je n'ai trouvé une ana(yse amsi lucide
et pénétrante. Grâce à son incomparable i11ffi11él d' hifforien
qui fait parfois songer à quelque Jôn surnaturel de vùiom1aire
Michelet a su déterminer ce qu'il y avait de bienfaisant et de
INTRODUCTION XXXI

précimx dans cet 011vra,ge. « Ces colosses qui 110m effrqyaient


dans l 'hiffoire, écrivait Michelet, nous les vqyons réduits à
leur véritable proportion, nom reconnaiuons des hommes. »
Peu lui i1J1portent les quelques erreurs de date et d'interpréta­
tion qu'ont relevées les pédants dans les Vies parallèles. Il a
senti toute l 'ineffimable valeur du legs unique offert à l'huma­
nité par le Sage de Chéronée :
« On loue /'écrivain entrainant dont on ne peut interrompre
la leélure; Plutarque a t/11 autre mérite, c'ef1 celui de forcer
quiconque le lit avec fruit à poser le livre à chaque inffant. »
On ne saurait dire ni mieux ni plus.

Dt cette rmcontre avec Plutarque à chaque étape de la vie


inte!leffue!le de l 'humanité on n'a voulu donner ici qu'une
rapide et fragmentaire esquùse. Reffe à présent à dire quelques
mots sur le plan d'après lequel a été conçue cette édition des
Vies parallèles.
On a pris pour base la traduélion d ' A myot dont on a
refpeélé s1riélement la langue tout en modernùant autant que
possible l 'orthographe. Les passages et les mots qjoutés par
Avryot et qui sont absents chez Plutarque se trouvent enfermés
entre crochets ( les parenthèses appartiennent à Amyot ) .
Lorsqu'une phrase grecque a été jugée trop librement inter­
prétée par Anryot, on a donné en notes (qui sont placées à la
ftn de chaque volume correfpondant) la traduélion littérale
du texte de Plutarque. Le leéleur pourra ainsi comparer et
juger. L'ordre des Vies eff celui de l 'édition Vascosan ( 1 ; 67 )
qui e ff considérée comme définitive. Les comparaùons perdues
qui sont remplacées dans les autres éditions par des « pièces
de rechange » fabriquées par d'autres traduéleurs de Plutarque,
ont été exclues de la présente édition. Les « sommaires » qui
n' apparaùsent qu'à partir de l 'édition de 1 J 83 et qui ne sont
pas l'œuvre d 'Amyot ont été maintenm : on n'a supprimé
à leur intérieur que les répétitions inutiles en laissant au
leéleur les points de repère indifpensables. Les notes ont essen­
tiellement pour but de donner quelques éclaircùsements d 'ordre
his1orique. On s'eff efforcé d 'identifier tom les personnages
dont il eff ques1ion dans le texte. Leurs noms figurent dans
le Répertoire méthodique qui se trouve à la ftn Ju · tome II, de
même qu'un bref lexique de la langue d 'Amyot. A la ftn du
XXXII INTRODUCTION

tome II le leé!eur trouvera également une bibliographie générale


de l 'œuvre. Les indications bibliographiques particulières se
rattachant à des Vies uolées sont intercalées dans les notes
corrcfjondantes*.
GÉRARD WALTER.
Décembre 1 9 5 8 .

* I l y a lieu d'y ajouter les notes complémentaires qui figurent


à la fin de la Bibliographie.
VIE DE THÉSÉE

I. Commencement des temps vrais de l 'Histoire. Il. Rapports d e


Thésée e t d e Romulus. I I I . Naissance d e Thésée. V. Son voyage
à Delphes. VII. Son admiration pour Hercule. X. Ses premiers
combats contre les Brigands. XIV. Son arrivée à Athènes.
XVI . Il va combattre le taureau de Marathon. XIX. Il va en
Crète, combat le Minotaure et affranchit les Athéniens du tribut.
XXIV. Mort d'Ariane. XXV. Origine de la danse de la Grue.
XX VI. Thésée monte sur le trône. XXVII. Son vaisseau conservé
pendant plus de neuf siècles. XXVIII. Institution de la fête
des Panathénées. XXIX. Lois et police d'Athènes. XXX. Éta­
blissement des jeux Isthmiques. XXXI. L'Amazone Antiope.
XXXIII. Combat des Amazones. XXXVI. Phèdre, Hippolyte.
XXXVIII. Amitié de Thésée et de Pirithoüs. Combat des
Lapithes et des Centaures. XXXIX. Enlèvement d'Hélène.
XLI. Castor et Pollux viennent la redemander. Origine de l 'Aca­
démie. XLII. Ménesthée intrigue dans Athènes contre Thésée.
XLIII. Révoltes et séditions. Thésée se retire dans l'île de Scyros.
XLIV. Il y meurt. XLV. Ses ossements sont rapportés à Athènes.
XL VI . Sacrifices en son honneur.
De l 'an r 2 41 à l 'an ll 9 9 avant Jésua-Chrifl ; 4 2 J ans avant la pre­
mière olympiade.

1. Ainsi comme les historiens qui décrivent la terre en


figure, ami Sossius Sénécion, ont accoutumé de sup­
primer aux extrémités de leurs cartes les régions dont ils
n'ont point de connaissance, et en conter quelques telles
raisons par endroits de la marge : outre ces pays-ci n'y
a plus que profondes sablonnières sans eau, pleines de
bêtes venimeuses, ou de la vase que l'on ne peut navi­
guer, ou la Scythie déserte pour le froid, ou bien la mer
glacée. Aussi en cette mienne histoire, en laquelle j'ai
comparé les vies d'aucuns hommes illustres les unes avec
les autres, ayant suivi tout le temps duquel les monu­
ments sont encore si entiers que l'on en peut parler avec
quelque vérisimilitude, ou en écrire à la réale vérité, j e
puis bien dire des temps plus anciens e t plus éloignés du
2 TH É SÉ E

présent : C e qui est auparavant n'est plus que fiél:ion


étrange et n'y trouve-t-on plus que fables monstrueuses
que les poètes ont controuvées, où il n'y a certaineté ni
apparence uelconque de vérité1 • Toutefois, ayant mis
f
en lumière es vies de Lycurgue, qui établit les lois des
Lacédémoniens, et du roi Numa Pompilius, il m'a semblé
que je pouvais bien raisonnablement monter encore
j usqu'à Romulus, puisque j 'étais approché si près de son
temps : si ai pensé longuement en moi-même ce que dit
le poète Eschyle,
Qyel champion se parira
A un tel homme, et qui ira
Par mon j ugement à l'encontre ?
Qyi soutiendra telle rencontre• ?

et me suis à la fin résolu de conférer celui qui peupla la


noble et fameuse ville d'Athènes à celui qui fonda la glo­
rieuse et invincible cité de Rome ; en quoi j 'eusse bien
désiré que les fables de cette antiquité se fussent laissées
si dextrement nettoyer par nos écrits, que nous leur eus­
sions pu donner quelque apparence de narration histo­
riale : mais si d'aventure en quelques endroits elles
sortent un peu trop audacieusement hors des bornes de
vraisemblance, et n'ont aucune conformité avec chose
croyable, il est besoin que les lisans m'excusent gracieu­
sement, recevant en gré ce que l'on peut écrire et raconter
de choses si vieilles et si anciennes.
Il. Or m'a-t-il semblé que Thésée avait beaucoup de
choses semblables à Romulus : car ayant été tous deux
engendrés à la dérobée et hors légitime mariage, ils ont
tous deux eu le bruit d'être nés de la semence des dieux3 :
Tous deux vaillants, ainsi que chacun sait•.

Tous deux ont eu le bon sens conjoint avec la force de


corps ; et des deux plus nobles cités du monde, l'un fonda
celle de Rome, et l'autre assembla en un corps de ville
les habitants de celle d'Athènes. L'un et l'autre ravit des
femmes ; et ni l'un ni l'autre ne put éviter le malheur
d'avoir querelle avec les siens et de se souiller du sang
de ses plus proches parents6 : qui plus est, on tient que
l'un et l 'autre à la fin encourut la haine et malveillance
de ses citoyens ; au moins si nous voulons recevoir pour
T HÉ S É E

véritable ce qui s'en écrit le moins étrangement et o ù il


y a plus de semblance de vérité.
III. Thésée donc de par son père était descendu en
droite ligne du grand Érechtée et des premiers habitants
qui tinrent le pays d'Attique6 , lesquels on a depuis
appelés Autochtones, qui vaut autant à dire comme nés
de la terre même, parce qu'il n'est point de mémoire
qu'ils soient oncques venus d'ailleurs ; et du côté de sa
mère était issu de Pélops, qui de son temps fut le plus
puissant roi de toute la province du Péloponèse, non
tant pour ses richesses que pour la multitude de ses
enfants', à cause qu'il donnait ses filles, dont il avait bon
nombre, aux plus grands seigneurs du pays8 , et allait
semant ses fils, qui étaient aussi en bon nombre, par les
villes franches, trouvant moyen de leur en faire avoir les
9
� ouvernements • Pitthée, aïeul maternel de Thésée, en
tut l'un, lequel fonda la petite ville de Trézène 10 et eut
la réputation du plus savant et du plus sage homme qui
fût de son temps 11 ; mais la science et sagesse qui pour
lors était en estime consistait toute en graves sentences
et dits moraux, comme sont ceux pour lesquels le poète
Hésiode a été tant estimé en son livre intitulé « Les
Œuvres et les Jours », auquel livre se lit encore à
présent cette belle sentence que l'on dit être de Pitthée :
Tu payeras promptement le salaire
�'auras promis au pauvre mercenaire".

Ainsi l'écrit le philosophe même Aristote ; et le poète


Euripide, appelant Hippolyte disciple du saint Pitthée 13 ,
donne assez à entendre en quelle réputation il était tenu.
IV. Mais Égée désirant, ainsi que l'on dit, savoir com­
ment il pourrait avoir des enfants, s'en alla en la ville de
Delphes à l'oracle d'Apollon : là où par la religieuse du
temple 14 , lui fut répondue cette prophétie tant renommée
laquelle lui défendait de toucher et connaître femme,
qu'il ne fût de retour à Athènes : et parce que les paroles
de la prophétie étaient un peu obscures, il retourna par
la ville de Trézène pour les communiquer à Pitthée. Les
paroles de la prophétie étaient telles :
Homme en qui est la vertu accomplie,
Le pied sortant hors du bouc ne délie,
�e tu ne sois de retour à Athènes.
4 THÉ S É E

C e qu'entendant, Pitthée lui persuada, ou bien par


quelque ruse l'affina, 9e sorte qu'il le fit coucher avec sa
fille nommée Éthra. Egée donc après avoir eu sa com­
pagnie, connaissant que c'était la fille de Pitthée qui avait
couché avec lui, et se doutant qu'elle était enceinte de
ses œuvres, lui laissa une épée et des souliers, lesquels il
cacha sous une grosse pierre, qui était creuse tout autant
justement qu'il fallait pour contenir ce qu'il y mettait, et
ne le dit à personne du monde qu'à elle seule, lui enchar­
geant que si d'aventure elle faisait un fils, quand 15 il serait
parvenu jusqu'en âge d'homme assez puissant pour
remuer cette pierre, et prendre ce qu'il aurait laissé des­
sous, elle lui envoyât, avec telles enseignes, le plus secrè­
tement qu'elle pourrait, sans que nul autre en eût la
connaissance : pour autant qu'il redoutait fort les enfants
d'un nommé Pallas 16 , lesquels épiaient tous moyens de
le faire mourir, et le méprisaient, à cause qu'il n'avait
point d'enfants, et eux étaient cinquante frères tous
engendrés d'un même père. Cela fait, il s'en alla ; et
Éthra, quelques mois après, se délivra d'un beau fils 17 ,
lequel fut dès lors appelé Thésée, comme aucuns ont
voulu dire, à cause de ces enseignes de reconnaissance
que son père avait posées dessous la pierre18 • Toutefois il
y en a d'autres qui écrivent que ce fut depuis à Athènes,
quand son père le reconnut et l'avoua pour son fils 19 ;
mais cependant dans les premiers ans de sa jeunesse étant
nourri en la maison de son grand-père Pitthée, il eut
un maître et gouverneur appelé Connidas, en l'honneur
duquel les Athéniens jusqu'aujourd'hui sacrifient un
mouton le jour de devant la grande fête de Thésée20 ,
honorant avec meilleure raison la mémoire de ce gou­
verneur, que d'un Silanion et d'un Parrhasius, auxquels
ils font honneur aussi, pour autant qu'ils peignirent et
moulèrent des images de Thésée.
V. Or était encore la coutume pour lors en la Grèce,
que les jeunes hommes, au sortir de leur enfance, allaient
en la ville de Delphes offrir partie de leurs cheveux au
temple d'Apollon21 • Thésée y alla comme les autres : et
dit-on que le lieu où se faisait la cérémonie de cette
offrande en a jusqu'aujourd'hui retenu le nom, car il
s'appelle encore à présent Théséia ; mais il ne fit raire
que le devant de sa tête seulement, ainsi comme Homère
dit que les Abantes se tondaient anciennement ; et fut
T HÉ S É E
cette sorte de tonsure appelée Théséide22 , pour l'amour
de lui. Et quant aux Abantes, ils ont véritablement été
les premiers qui se sont ainsi fait tondre : mais ils ne
l'avaient pas appris des Arabes, comme quelques-uns ont
estimé, ni ne le faisaient pas à l'imitation des Mysiens ;
mais parce que c'étaient hommes belliqueux et hardis,
qui joignaient de près leur ennemi en bataille, et sur
toutes gens du monde savaient bien combattre le pied
ferme à coups de main : ainsi comme le poète Archiloque
le témoigne en ces vers,
Ils n'usent point de frondes en bataille,
Ni d'arcs aussi, mais d'eftoc et de taille.
Q]Jand Mars sanglant sur la plaine mortelle
Va commençant sa mêlée cruelle
Alors font-ils maint exploit inhumain,
En combattant d'épées main à main :
Car ouvriers de telle escrime sont
Les belliqueux hommes de Négrepont.

La cause pour laquelle ils se faisaient ainsi tondre par


devant était afin que leurs ennemis ne les pussent prendre
par les cheveux en combattant, comme pour la même
considération Alexandre-le-Grand commanda aussi à ses
capitaines qu'il fissent couper les barbes aux Macédo­
niens : à cause que c'e§t la plus aisée prise, et plus à la
main, que l'on saurait avoir sur son ennemi en combat­
tant, que de le saisir à la barbe.
VI. Mais pour retourner à Thésée, Éthra sa mère tout
le temps auparavant lui avait celé qui était son vrai père,
et Pitthée avait fait courir le bruit qu'il était engendré de
Neptune, pour autant que les Trézéniens ont ce dieu en
grande révérence, et l'adorent comme patron et protec­
teur de leur ville, lui faisant offrande de leurs premiers
fruits : et si ont pour la marque de leur monnaie le tri­
dent [qui e§t une fourche à trois fourchons, l'enseigne de
Neptune] ; mais arrivé qu'il fut aux premiers ans de sa
jeunesse, et qu'il montra avec la force de corps avoir une
grandeur de courage, jointe à une prudence naturelle et
à un sens rassis, adonc sa mère le mena au lieu où était
la grosse pierre creuse, et lui déclarant au vrai le fait de
sa naissance, et par qui il avait été engendré, lui fit
prendre les enseignes de reconnaissance que son père y
avait cachées, et lui conseilla de s'en aller par mer devers
6 TH É S É E

lui à Athènes. Thésée souleva facilement l a pierre, et prit


ce qui était dessous ; mais il répondit franchement qu'il
n'irait point par mer, combien que ce fût de beaucoup
le plus sûr, et que sa mère et son aïeul l'en priassent fort
instamment, à cause que le chemin pour aller par terre
de Trézène à Athènes était bien dangereux, à raison des
brigands et voleurs qu'il y avait partout . Car ce siècle­
là porta des hommes qui en force de bras, légèreté de
pieds, et puissance universelle de toute la personne, sur­
passaient grandement l'ordinaire des autres, et ne se
lassaient jamais pour quelque travail qu'ils prissent ; mais
ils n'employaient ces dons de nature à nulle chose
honnête ni profitable, mais prenaient plaisir à outrager
vilainement et arrogamment les autres, comme si tout
le fruit de leurs forces extraordinaires eût consisté en
cruauté et inhumanité seulement, et à pouvoir tenir en
sujétion, forcer, perdre et gâter tout ce qui tombait en
leurs mains, estimant que la plupart de ceux qui louent
la honte de mal faire, la justice, l'équité et l'humanité, le
font par faiblesse de cœur, parce qu'ils n'osent faire tort
à autrui de peur que l'on ne leur en fasse à eux-mêmes ;
et pourtant, que ceux qui par force pouvaient avoir avan­
tage sur les autres, n'avaient que faire de toutes ces
qualités-là.
VII. Or de ces méchants hommes-là, Hercule allant
par le monde en ôtait et faisait mourir aucuns ; les autres,
pendant qu'il passait par les lieux où ils se tenaient, se
cachaient de peur, et se tiraient arrière, tellement qu'Her­
cule, voyant qu'ils étaient ainsi abaissés et humiliés, ne
faisait plus compte de les poursuivre davantage : mais
quand la fortune lui fut advenue qu'il eut occis de sa
propre main lphytus, et qu'il s'en fut allé outremer au
pays de Lydie, là où il servit longuement la reine
Omphale, se condamnant lui-même à cette peine volon­
taire, pour le meurtre qu'il avait commis, tout le royaume
de la Lydie, pendant qu'il y fut, demeura en grande paix
et en grande sûreté de telle manière de gens : mais en la
Grèce, et aux environs d'icelle, ces méchancetés com­
mencèrent derechef à se renouveler et à se résoudre plus
que jamais, parce qu'il n'y avait plus personne qui les
châtiât, ni qui les ôtât de ce monde23 : à l'occasion de
quoi le chemin pour aller du Péloponèse à Athènes, par
terre, était fort dangereux.
THÉSÉE 7

VIII. Et à cette cause Pitthée, racontant à Thésée quels


étaient les brigands qui tenaient ce chemin-là, et les
outrages et violences qu'ils faisaient aux passants, t âchait
à lui persuader qu'il fît plutôt ce voyage par mer : mais
il y avait longtemps, à mon avis, que la gloire des faits
renommés d'Hercule lui avait secrètement enflammé le
cœur, de manière qu'il ne faisait compte que de lui, et
écoutait très affeétueusement ceux qui allaient récitant
quel homme c'était, mêmement ceux qui l'avaient vu, et
qui avaient été présents quand il avait dit ou fait aucune
chose digne de mémoire : car alors donnait-il manifes­
tement à connaître qu'il souffrait la même passion en son
cœur, que Thémistocle longtemps depuis souffrit, quand
il dit que la viétoire et le trophée de Miltiade ne le lais­
saient point dormir. Car aussi l'admiration grande en
laquelle Thésée avait la vertu d'Hercule faisait que la nuit
il ne songeait que de ses gestes, et le jour la jalousie de sa
gloire le poignait du désir d'en faire quelquefois autant,
avec ce qu'ils étaient proches parents, comme ceux qui
étaient enfants de deux cousines germaines : car Éthra
était fille de Pitthée, et Alcmène la mère d'Hercule fille
de Lysidice, laquelle était sœur germaine de Pitthée,
tous deux enfants de Pélops et de sa femme Hippodamie.
IX. Si pensa que ce serait chose honteuse et insuppor­
table à lui, qu'Hercule fût allé ainsi par tout le monde,
cherchant les méchants pour en nettoyer la mer et la
terre, et que lui au contraire fuît l'occasion de com­
battre ceux qui se présentaient en son chemin : en quoi
faisant il déshonorerait celui que l'opinion commune et
le bruit du peuple disait être son père, si en fuyant l'occa­
sion de combattre il se faisait mener par mer, et porterait
à son vrai père, pour se faire reconnaître, des souliers, et
une épée non encore teinte de sang : là où plutôt il devait
chercher matière de faire connaître incontinent, par la
marque évidente de quelques beaux faits d'armes, la
noblesse du sang dont il était issu. En telle délibération
se mit Thésée en chemin, proposant de n'outrager per­
sonne, mais bien de se défendre et revenger de ceux qui
entreprendraient de l'assaillir.
X. Le premier donc qu'il défit fut un voleur nommé
Périphétès, dans le territoire de la ville d'Épidaure. Ce
voleur portait ordinairement pour son b âton une mas­
sue, et à cette cause était communément surnommé
8 THÉ S É E

Corynétès, c'est-à-dire, le porteur d e massue. S i mit le


premier la main sur lui pour le garder de passer, mais
Thésée le combattit, de sorte qu'il le tua ; dont il fut
si aise, mêmement d'avoir gagné sa massue, que depuis
il la porta toujours lui-même, ni plus ni moins qu'Her­
cule portait la peau du lion : et tout ainsi que cette
dépouille du lion témoignait la grandeur de la bête
qu'Hercule avait occise, aussi Thésée allait partout mon­
trant que cette massue, qu'il avait conquise des mains
d'un autre, était imprenable entre les siennes. Passant
plus outre dans le détroit du Péloponèse, il en défit un
autre nommé Sinnis, et surnommé Pityocamptès, c'est-à­
dire ployeur de pins, et le défit tout en la même sorte
qu'il avait fait mourir plusieurs passants, non qu'il l'eût
auparavant appris, ni qu'il se fût exercité à ce faire ;
mais faisant voir par effet que la vertu seule peut plus
que ne fait tout artifice ni toute exercitation. Ce Sinnis
avait une très belle et grande fille nommée Périgone,
laquelle s'enfuit quand elle vit son père occis : et Thésée
l'allait cherchant çà et là, mais elle s'était jetée dans un
bocage où il y avait force roseaux et force asperges sau­
vages, qu'elle priait fort simplement, en enfant, comme
s'ils eussent eu sens de l'entendre, leur promettant avec
serment que s'ils la cachaient et couvraient si bien qu'elle
ne pût être trouvée, jamais elle ne les couperait ni ne
les brûlerait. Thésée l'appela, et lui jura sa foi qu'il la
traiterait bien, et ne lui ferait mal ni déplaisir quel­
conque : sur laquelle promesse elle sortit du buisson,
et coucha avec lui, dont elle conçut un bel enfant, qui
eut nom Ménalippe. Depuis Thésée la donna en mariage
à un nommé Déioné fils d'Eurytus Oéchalien. De ce
Ménalippe fils de Thésée naquit Ioxus, lequel avec Orny­
tus mena des gens au pays de la Carie, où il bâtit la
ville des Ioxides24 : et de là vient que ces Ioxides obser­
vent encore aujourd'hui cette ancienne cérémonie, de ne
brûler jamais l'épine des asperges, ni la rouche, mais
les ont en quelque honneur et révérence.
XL Q!!ant à la laie Crommyenne que l'on appelait
autrement Phéa, c'est-à-dire Bure26 , ce n'était point une
bête dont on dût faire peu de compte, mais était coura­
geuse, et bien malaisée à tuer. Thésée néanmoins l'atten­
dit, et la tua en passant chemin, afin qu'il ne semblât
au monde qu'il fît toutes les vaillances qu'il faisait parce
TH É S É E 9

qu'il y fût contraint par nécessité : joint aussi qu'il avait


opinion que l'homme de bien doit combattre contre
les hommes pour se défendre seulement des méchants,
mais qu'il doit assaillir et courir sus le premier aux bêtes
sauvages et malfaisantes. Toutefois les autres ont écrit
que cette Phéa était une brigande, meurtrière, et aban­
donnée de son corps, laquelle détroussait ceux qui pas­
saient par auprès du lieu appelé Crommyon, où elle se
tenait, et qu'elle fut surnommée laie, pour ses mœurs
déshonnêtes et sa méchante vie, pour laquelle finale­
ment elle fut tuée par Thésée.
XII. Après celle-là il défit Scyron à l'entrée du ter­
ritoire de Mégare, parce qu'il détroussait les passants,
ainsi que le tient la plus commune opinion : ou bien,
ainsi que des autres disent, parce que par une outra­
geuse mauvaiseté, et un plaisir désordonné, il tendait
ses pieds à ceux qui passaient par là le long de la marine,
et leur commandait de les lui laver : puis quand ils se
cuidaient baisser pour ce faire, il les poussait à coups de
pied, tant qu'il les faisait trébucher en la mer : et Thésée
l'y jeta lui-même du haut en bas des rochers. Toutefois
les hi�oriens de Mégare contredisant à la publique
renommée, et voulant, comme dit Simonide, combattre
la prescription du long temps, maintiennent que ce
Scyron ne fut oncques ni brigand ni méchant, mais
plutôt persécuteur des mauvais, et ami et allié des plus
gens de bien, et plus ju�es hommes de la Grèce : car
il n'y a personne qui ne confesse qu'Éaque a été le
plus saint homme de son temps, et que Cychrée Sala­
minien e� honoré et révéré comme un dieu à Athènes :
et si n'y a homme qui ne sache aussi que Pélée et Téla­
mon ont été gens de singulière vertu. Or e�-il certain
que ce Scyron fut gendre de Cychrée, beau-père d'Éaque,
et grand-père de Pélée et de Télamon, qui tous deux
furent enfants d'Endéide fille dudit Scyron et de sa
femme Chariclo. Si n'e� pas vraisemblable que tant de
gens de bien eussent voulu avoir alliance avec un si
malheureux homme, en prenant de lui et lui donnant
ce que les hommes ont le plus cher en ce monde : et
pourtant disent ces hi�oriens que ce ne fut pas à la
première fois que Thésée alla à Athènes qu'il tua Scyron,
mais que ce fut depuis, quand il prit la ville d'Éleusine,
que les Mégariens tenaient alors, là où il trompa le gou-
10 THÉSÉE

verneur d e l a ville nommé Dioclès, e t y fi t mourir


Scyron. Voilà les oppositions que les Mégariens allèguent
à ce propos.
XIII. Il tua aussi en la ville d'Eleusine Cercyon Arca­
dien en luttant contre lui : et tirant un peu plus outre,
défit en la ville d'Hermione Damaste, qui autrement
était surnommé Procuste ; et ce, en le faisant égaler à la
mesure de ses lits, comme lui avait accoutumé de faire
aux étrangers passants : cela faisait Thésée à l'imitation
d'Hercule, lequel punissait les tyrans de la même peine
qu'ils avaient fait souffrir à d'autres 26 • Car ainsi sacrifia­
t-il Busiris ; ainsi étouffa-t-il Anthée à la lutte ; ainsi fit-il
mourir Cycnus en combattant à lui d'homme à homme ;
ainsi rompit-il la tête à Termerus, dont est encore j us­
qu'auj ourd'hui demeuré le proverbe du mal Termérien,
parce que ce Termerus avait accoutumé de faire ainsi
mourir ceux qu'il rencontrait, en choquant de sa tête
contre la leur. Au cas pareil Thésée allait punissant de
même les méchants, en leur faisant endurer j ustement
les mêmes tourments qu'ils avaient les premiers fait
endurer inj ustement à d'autres.
Et poursuivit ainsi son chemin j usqu'à ce qu'il arriva
à la rivière de Céphise, là où quelques-uns de la maison
des Phytalides furent les premiers qui lui allèrent par
honneur au-devant, et à sa requête le purifièrent selon
les cérémonies accoutumées en ces temps-là ; puis ayant
fait aux dieux un sacrifice de propitiation, le festoyèrent
en leurs maisons, et fut le premier bon recueil qu'il
trouva en tout son chemin.
XIV. L'on tient qu'il arriva en la ville d'Athènes le
huitième j our du mois de j uin27 , que l'on appelait alors
Cronius. Si trouva la chose publique troublée de sédi­
tions, partialités et divisions, et particulièrement la mai­
son d'Ëgée en mauvais termes aussi, à cause que Médée
ayant été bannie de la ville de Corinthe s'était retirée
à Athènes, et se tenait avec Égée, auquel elle avait pro­
mis de lui faire avoir des enfants par la vertu de quelques
médecines ; mais ayant senti le vent de la venue de
Thésée, premier que le bon homme Égée, qui était déj à
vieux, soupçonneux, et se défiant de toutes choses, pour
les grandes partialités qui régnaient dans la ville, sût
qui il était, elle lui persuada de l'empoisonner en un
banquet que l'on lui ferait comme à un étranger pas-
THÉSÉE Il

sant. Thésée ne faillit pas d'aller à ce banquet, où il


était convié ; mais aussi ne trouva-t-il pas bon de se
découvrir soi-même, mais voulant donner à Égée
matière et moyen de le reconnaître, quand on apporta
la viande sur la table, il dégaina son épée, comme s'il en
eût voulu trancher, et la lui montra. Égée tout soudain
la reconnut, et incontinent renversa la coupe où était
le poison que l'on avait apprêté pour lui bailler. Puis
après l'avoir enquis et interrogé, l'embrassa : et depuis,
en publique assemblée de tous les habitants de la ville,
déclara qu'il l'avouait pour son fils. Tout le peuple le
reçut à grande j oie, pour le renom de sa prouesse : et
dit-on que quand Égée renversa la coupe, le poison qui
était dedans tomba au lieu où il y a maintenant un cer­
tain pourpris renfermé tout alentour dans le temple
que l'on appelle Delphinium. Car en cet endroit-là était
anciennement la maison d'Égée, en témoignage de quoi
l'on appelle encore auj ourd'hui l'image de Mercure, qui
est au côté de ce temple regardant vers le soleil levant,
le Mercure de la porte d'Égée.
XV. Mais les Pallantides qui auparavant avaient tou­
jours espéré de recouvrer le royaume d'Athènes, à tout
le moins après la mort d'Égée, parce qu'il n'avait point
d'enfants, quand ils virent que Thésée était reconnu et
avoué pour son fils, héritier et successeur au royaume,
a_lors ne pouvant plus supporter que non seulement
Egée, qui n'était que fils adoptif de Pandion, et ne
tenait rien au sang royal des Érechthides, eût usurpé le
royaume sur eux, mais que Thésée encore l'occupât, ils
résolurent de leur faire la guerre à tous deux, et s'étant
divisés en deux troupes, les uns vinrent28 tout ouver­
tement en armes, avec leur père, droit à la ville ; les
autres se mirent en embûche au bourg de Gargettus, en
intention de les assaillir par deux côtés. Or avaient-ils
quant et eux un héraut natif du bourg d'Agnus, nommé
Léos, qui découvrit à Thésée le dessein de toute leur
entreprise. Thésée en étant averti, alla incontinent char­
ger ceux qui étaient en embûche et les mit tous au
fil de l'épée : ce qu'entendant, les autres qui étaient à
la troupe de Pallas se débandèrent aussitôt et s'écar­
tèrent çà et là : d'où vient, à ce que l'on dit, que ceux
du bourg de Pallène ne font jamais alliance de mariage
avec ceux du bourg d'Agnus, et qu'en leur bourg, quand
IZ THÉ S É E

o n fait quelque cri public, jamais on ne dit les paroles


que l'on dit ailleurs par tout le pays de !'Attique, Acoueté
Léos, qui valent autant à dire comme, Or qyez, peuple,
tant ils ont en grande haine ce mot de Léos, pour la
trahison que leur fit le héraut qui s'appelait ainsi.
XVI. Cela fait, Thésée, qui ne voulait pas demeurer
sans rien faire, et quant et quant désirait gratifier au
peuple, se partit pour aller combattre le taureau de
Marathon, lequel faisait beaucoup de maux aux habi­
tants de la contrée de Tétrapolis, et l'ayant pris vif le
passa à travers la ville afin qu'il fût vu de tous les habi­
tants, puis le sacrifia à Apollon surnommé Delphinien.
XVII. Or quant à Hécalé et à ce que l'on conte
qu'elle le logea, et du bon traitement qu'elle lui fit,
cela n'est pas du tout hors de vérité ; car anciennement
les bourgs et villages de là autour s'assemblaient et fai­
saient un commun sacrifice qu'ils appelaient Hécalésion,
en l'honneur de Jupiter Hécalien, là où ils honoraient
cette vieille, en l'appelant, par un nom diminutif, Héca­
lène, pour autant que, quand elle reçut en son logis
Thésée, qui était encore fort jeune, elle le salua et caressa
ainsi par noms diminutifs, comme les vieilles gens ont
accoutumé de faire fête aux jeunes enfants ; et parce
qu'elle avait voué à Jupiter de lui faire un sacrifice
solennel si Thésée retournait sain et sauf de l'affaire où
il allait, et qu'elle était morte avant son retour, elle eut
en récompense de la bonne chère qu'elle lui avait faite
l'honneur que nous avons dit, par le commandement
de Thésée, ainsi comme l'a écrit Philochorus 29 •
XVIII. Peu de temps après cet exploit, vinrent de
Candie30 les gens du roi Minos demander pour la troi­
sième fois le tribut que payaient ceux d'Athènes pour
telle occasion. Androgée, fils aîné du roi Minos, fut occis
en trahison dans le pays de !'Attique ; à raison de quoi
Minos, poursuivant la vengeance de cette mort, fit la
guerre fort âpre aux Athéniens et leur porta beaucoup
de dommage : niais outre cela les dieux encore persécu­
tèrent et affligèrent fort durement tout le pays, tant par
stérilité et famine que par pestilences et autres maux, jus­
qu'à faire tarir les rivières. �oi voyant, ceux d'Athènes
recoururent à l'oracle d'Apollon, lequel leur répondit
qu'ils apaisassent Minos, et quand ils seraient réconciliés
avec lui, que l'ire des dieux cesserait aussi encontre eux
THÉ SÉE

et leurs affiiaions prendraient fin. Si envoyèrent inconti­


nent ceux d'Athènes devers lui et le requirent de paix,
laquelle il leur oétroya sous condition que l'espace de
neuf ans durant ils seraient tenus d'envoyer chacun an
en Candie31 , par forme de tribut, sept jeunes garçons et
autant de jeunes garces. Or, jusqu'ici tous les historiens
sont bien d'accord ; mais au demeurant, non : et ceux
qui semblent s'éloigner le plus de la vérité content que
quand ces jeunes garçons étaient arrivés en Candie, on
les faisait dévorer par le Minotaure dans le labyrinthe,
ou bien que l'on les enfermait dans ce labyrinthe, et qu'ils
y allaient errant çà et là sans pouvoir trouver issue pour
en sortir, jusqu'à ce qu'ils y mouraient de male-faim ;
et était ce Minotaure, ainsi que dit le poète Euripide,
Un corps mêlé, un monstre ayant figure
De taureau joint à humaine nature".

Mais Philocorus écrit que ceux de Candie ne confessent


point cela, mais disent que ce labyrinthe était une geôle
en laquelle il n'y avait autre mal, sinon que ceux qui y
étaient enfermés n'en pouvaient sortir ; et que Minos, en
mémoire de son fils Androgée, avait institué des fêtes et
jeux de prix, là où il donnait à ceux qui y emportaient
la viétoire ces jeunes enfants athéniens, lesquels cepen­
dant étaient soigneusement gardés dans la geôle du
labyrinthe ; et qu'aux premiers jeux l'un des capitaines du
roi, nommé Taurus, qui avait le plus de crédit autour de
son maître, gagna le prix. Ce Taurus fut homme rebours
et mal gracieux de nature, qui traita fort durement et
superbement ces enfants d'Athènes : et qu'il soit vrai, le
philosophe même Aristote, parlant de la chose publique
des Bottiéiens33 , montre bien qu'il n'estimait pas que
Minos eût oncques fait mourir les enfants des Athéniens,
mais dit qu'ils vieillissaient en Candie, gagnant leurs vies
à servir pauvrement. Car il écrit que les Candiots,
s'acquittant d'un vœu qu'ils avaient longtemps aupa­
ravant voué, envoyèrent quelquefois les prémices de leurs
hommes à Apollon en la ville de Delphes, et que parmi
eux se mêlèrent aussi ceux qui étaient descendus de ces
anciens prisonniers d'Athènes, et s'en allèrent quant et
eux. Mais parce qu'ils n'y purent pas vivre, ils dressèrent
leur chemin premièrement en Italie, là où ils demeurèrent
quelque temps en la province de la Pouille, et que depuis
14 THÉSÉE
ils s e transportèrent encore de l à aux marches de la
Thrace, là où ils eurent ce nom de Bottiéiens : en mémoire
de quoi les filles bottiéiennes, en un solennel sacrifice
qu'elles font, ont accoutumé de chanter ce refrain,
« Allons à Athènes ». Mais à cela peut-on voir combien
il fait dangereux encourir la malveillance d'une ville qui
sait bien parler et où les lettres et l'éloquence florissent.
Car depuis ce temps-là, Minos34 a été toujours diffamé et
injurié par les théâtres d'Athènes et ne lui a servi de rien
le témoignage d'Hésiode, qui l'appelle très digne roi, ni
la recommandation d'Homère, qui le nomme fanùlier
ami de Jupiter, parce que les poètes tragiques gagnèrent
nonobstant le dessus ; et du chafaut où se jouaient leurs
tragédies, épandirent toujours plusieurs paroles inju­
rieuses et atteintes diffamatoires contre lui, comme à
l'encontre d'un homme qui aurait été cruel et inhumain,
quoique l'on tienne communément que Minos soit le roi
qui a établi les lois, et Radamanthe le juge et le conser­
vateur qui les fait observer.
XIX. Étant donc le terme échu, qu'il fallait payer le
tribut pour la troisième fois, quand on vint à contraindre
les pères qui avaient des enfants non encore mariés de
les bailler pour les mettre à l'aventure du sort, les
citoyens d'Athènes commencèrent à murmurer de rechef
contre Égée, alléguant pour leurs griefs que lui, qui avait
été cause de tout le mal, était seul exempt de la peine :
et que pour faire tomber le royaume dans les mains d'un
sien b âtard étranger, il ne se souciait point qu'ils fussent
eux privés et destitués de leurs naturels et légitimes
enfants. Ces justes doléances des pères, à qui l'on ôtait
les enfants, perçaient le cœur à Thésée : lequel se vou­
lant soumettre à la raison, et courir la même fortune que
feraient ses citoyens, s'offrit volontairement à y être
envoyé sans attendre l'aventure du sort, dont ceux de la
ville estimèrent grandement la gentillesse de son courage,
et l'aimèrent singulièrement pour l'affeét:ion qu'il mon­
trait avoir à la communauté : mais Égée, après avoir
essayé toutes sortes de prières et de remontrances, pour
le cuider divertir de ce propos, à la fin, voyant qu'il n'y
avait ordre, tira au sort les autres enfants qui devaient
aller quant et lui.
XX. Toutefois Hellanicus écrit que ce n'étaient pas
ceux de la ville qui tiraient au sort les enfants que l'on
TH É S É E

devait envoyer, mais que Minos lui-même y allait e n per­


sonne, qu'il les choisissait, comme lors il choisit Thésée
le premier, sous les conditions accordées entre eux, c'est
à savoir que les Athéniens fourniraient de vaisseaux, et
que les enfants s'embarqueraient quant et lui et sans
porter aucun b âton de guerre, mais après la mort du
Minotaure, que la peine de ce tribut cessa. Or, aupara­
vant n'y avait-il jamais eu espérance quelconque de retour
ni de salut, et pourtant avaient toujours les Athéniens
envoyé un navire pour conduire leurs enfants avec une
voile noire, en signifiance de perte toute certaine. Tou­
tefois, pour l'espérance que Thésée donnait à son père,
se faisant fort, et promettant hardiment qu'il viendrait
au-dessus du Minotaure, Égée donna au pilote du navire
une voile blanche, lui ordonnant qu'à son retour il tendît
la voile blanche si son fils était échappé ; sinon qu'il mît
la noire, pour lui montrer de tout loin son malheur. Tou­
tefois Simonide dit36 que cette voile qu'Égée donna au
pilote n'était pas blanche, mais rouge, teinte en graine
d'écarlate, et qu'il lui bailla pour signifier de loin leur
délivrance et salut. Ce pilote avait nom Phéréclus Amar­
syadas, ainsi que dit Simonide ; mais Philochorus écrit36
que Scirus Salaminien donna à Thésée un pilote nommé
Nausithée, et un autre marinier pour gouverner la proue,
qui avait nom Phéax, à cause que les Athéniens pour lors
n'étaient point encore duits à la marine ; et le fit cettui
Scirus, pour autant que l'un des enfants sur lesquels
tomba le sort était son neveu, de quoi font foi les cha­
pelles que Thésée édifia depuis en l'honneur de Nau­
sithée et de Phéax au bourg de Phalère, joignant le
temple de Scirus. Et si dit-on que la fête que l'on nomme
Cybernésie, c'est-à-dire la fête des patrons des navires, se
célèbre en leur honneur.
XXI. Après donc que le sort eut été tiré, Thésée, pre­
nant avec lui ceux sur qui il était tombé, s'en alla du
palais37 au temple nommé Delphinion offrir à Apollon
pour lui et pour eux l'offrande de supplication, que l'on
nomme Hicéterie, qui était un rameau de l'olive sacrée38
entortillé à l'entour de laine blanche ; et après avoir fait
sa prière, descendit sur le bord de la mer pour s'embar­
quer le sixième jour du mois de mars, auquel on envoie
encore aujourd'hui en ce même temple de Delphinion
les jeunes filles, pour y faire leurs prières et oraisons aux
16 THÉ SÉ E

dieux ; mais on dit que l'oracle d'Apollon en la ville de


Delphes lui avait répondu qu'il prît Vénus pour son
guide, et qu'il la réclamât pour le conduire en son
voyage : à l'occasion de quoi il lui sacrifia une chèvre sur
le bord de la mer, laquelle on trouva s'être soudainement
tournée en un bouc, et que _c'est la cause pour laquelle
on surnomme cette déesse Epitragia, comme qui dirait
la déesse du bouc39 •
XXII. Au reste quand il fut arrivé à Candie, il y tua
le Minotaure, ainsi que la plupart des auteurs anciens
l'écrit4° , avec le moyen que lui bailla Ariane, laquelle,
étant devenue amoureuse de lui, lui donna un peloton de
fil, à l'aide duquel elle lui enseigna qu'il pourrait facile­
ment issir des tours et détours du labyrinthe : et disent
qu'ayant occis le Minotaure, il s'en retourna d'où il était
parti, emmenant quant et lui les autres jeunes enfants
d'Athènes, et Ariane aussi ; Phérécide dit davantagen
qu'il brisa et gâta les quilles et carènes de tous les vais­
seaux de Candie, afin que l'on ne les pût soudainement
poursuivre ; et Démon écrit42 que Taurus, capitaine de
Minos, fut par Thésée occis dans le port même, en com­
battant, ainsi comme ils étaient tout prêts à faire voile.
Toutefois Philochorus raconte43 que le roi Minos ayant
fait ouvrir les jeux, ainsi qu'il avait accoutumé tous les
ans en l'honneur et mémoire de son fils, chacun com­
mença à porter envie à ce capitaine Taurus, parce que
l'on s'attendait bien qu'il en emporterait encore le prix,
comme il avait fait les années précédentes, avec ce que
son autorité le rendait mal voulu, à cause qu'il était
homme superbe, et si le soupçonnait-on qu'il entretenait
la reine Pasiphaé. Par quoi quand Thésée vint à demander
le combat contre lui, Minos le lui oB:roya facilement. Et
étant la coutume en Candie que les dames se trouvaient
aux ébattements publics, et assistaient à voir les jeux,
Ariane se trouvant à ceux-là, y fut éprise de l'amour de
Thésée, le voyant si beau, et si adroit à la lutte qu'il
surmonta tous ceux qui se présentèrent pour lutter. Et
le roi même Minos fut si joyeux de ce qu'il avait ôté
l'honneur au capitaine Taurus, qu'il le renvoya franc et
quitte en son pays, en lui rendant aussi les autres pri­
sonniers athéniens, et remettant, pour l'amour de lui, à
la ville d'Athènes ce tribut qu'elle lui devait payer.
XXIII. Mais Clidémus conte44 ces choses d'une autre
THÉSÉE 17

et toute différente sorte, bien particulièrement, en recher­


chant le commencement de plus haut. Car il dit qu'il y
avait lors une ordonnance générale par toute la Grèce,
qui défendait à toute manière de gens de faire voile en
vaisseau où il y eût plus de cinq personnes, excepté à
Jason seul, qui fut élu capitaine de la grande nef d'Argo,
avec commission d'aller çà et là pour ôter et chasser tous
les corsaires et larrons écumant la mer ; et que Dédale s'en
étant fui de Candie à Athènes dans un petit bateau, Minos
contre les défenses publiques le voulut poursuivre avec
une flotte de plusieurs vaisseaux à rames, mais qu'il fut
jeté par la tourmente en la côte de la Sicile, là où il décéda.
Depuis, son fils Deucalion, étant grièvement courroucé
contre les Athéniens, les envoya sommer de lui rendre
Dédale, ou autrement qu'il ferait mourir les enfants qui
avaient été baillés en otage à Minos son père : de quoi
Thésée s'excusa, disant qu'il ne pouvait abandonner
Dédale, attendu qu'il lui tenait de si près, comme d'être
son cousin germain, parce qu'il était fils de Mérope, fille
d'Érechthée : mais cependant il fit secrètement faire plu­
sieurs vaisseaux, partie dans l'Attique même, au bourg
de Thymétades, arrière des grands chemins passants, et
partie aussi en la ville de Trézène par l'entremise de son
aïeul Pitthée, afin que son entreprise en fût plus cou­
verte. Puis quand tout son équipage fut prêt, il monta
sur mer, premier que les Candiots en fussent aucunement
avertis : de sorte que quand ils le découvrirent de loin,
ils cuidèrent que ce fussent vaisseaux d'amis. Au moyen
de quoi, Thésée descendit en terre sans aucune résis­
tance, et se saisit du port ; puis, ayant Dédale et les bannis
de Candie pour guides, entra j usques dans la ville même
de Gnose, là où il défit en bataille Deucalion, devant les
portes du labyrinthe, avec tous ses gardes et satellites, et
par ce moyen fallut qu'Ariane sa sœur prît les affaires
du royaume en main. Thésée fit appointement avec elle,
et retira les j eunes garçons d'Athènes, qui étaient détenus
en otage, remettant en bonne paix, amitié et concorde
les Athéniens avec les Candiots, lesquels promirent et
jurèrent que jamais ils ne leur commenceraient la guerre.
XXIV. On conte encore beaucoup d'autres choses sur
ce propos, mêmement d'Ariane ; mais il n'y a rien
d'assuré ni de certain, car aucuns disent qu'Ariane se
pt;ndit de douleur, quand elle se vit abandonnée par
18 THÉSÉE

Thésée : les autres écrivent qu'elle fut menée par les


mariniers en l'île de Naxos, là où elle fut mariée à Œnarus
le prêtre de Bacchus, et tiennent que Thésée la laissa,
parce qu'il en aimait une autre.
Car il aimait Églé, nymphe gentille,
Laquelle était de Panopéus fille.

Héréas Mégarien dit que ces deux vers étaient ancien­


nement entre les vers du poète Hésiode, mais que
Pisistrate les en ôta45 : comme aussi ajouta-t-il ces deux
autres-ci à la description des enfers en Homère, pour
gratifier aux Athéniens :
Pirithoüs et Théséus enfants
Des immortels en armes triomphants••.

Les autres tiennent qu'Ariane eut deux enfants de Thésée,


l'un desquels eut nom Œnopion, l'autre Staphylus : et
l'écrit ainsi entre les autres le poète Ion, natif de l'île de
Chio, lequel, parlant de sa ville, dit ainsi :
Œnopion du preux Théséus fils,
B âtir jadis notre ville tu fis".

Or quant à ce qu'il s'en lit le plus honnête dans les


fables des poètes, il n'y a personne qui ne le chante, par
manière de dire ; mais un Prenon, natif de la ville d'Ama­
thunte, le récite d'une sorte toute diverse des autres,
disant que Thésée fut jeté par une tourmente en l'île
de Chypre, ayant quant et lui Ariane, qui était enceinte,
et si travaillée de l'agitation de la mer, qu'elle n'en pou­
vait plus, tellement qu'il fut contraint de la mettre à
terre, et que depuis il rentra dans son navire pour le
cuider défendre contre la tourmente, mais qu'il fut de re­
chef j eté loin de la côte en pleine mer par la violence
des vents . Les femmes du pays recueillirent humaine­
ment Ariane, et pour la réconforter (à cause qu'elle se
déconforta merveilleusement, quand elle se vit ainsi
abandonnée) elles contrefirent des lettres comme si
Thésée les lui eût écrites, et quand elle fut prête à se
délivrer de son enfant, elles firent tout devoir de la
secourir : mais toutefois, elle mourut en travail, sans
jamais s'en pouvoir délivrer, et fut inhumée honora­
blement par les dames de Cypre. Thésée un peu après
T H É S ÉE 19

y retourna, ltui fu t fort déplaisant d e cette mort, e t laissa


de l'argent à ceux du pays pour lui sacrifier par chacun
an ; et en mémoire d'elle fit fondre deux petites statues,
l'une de cuivre, et l'autre d'argent, qu'il lui dédia. Ce
sacrifice se fait le deuxième jour de septembre, auquel
on observe encore cette cérémonie, que l'on couche un
jeune garçon dessus un lit, lequel crie, et se plaint ni
plus ni moins que font les femmes en travail d'enfant :
et si dit que les Amathusiens appellent encore le bocage
auquel est sa sépulture, le bois de Vénus Ariane. Encore
y a-t-il des Naxiens qui le racontent autrement, disant
qu'il y a eu deux Minos, et deux Arianes, dont l'une
fut mariée à Bacchus en l'île de Naxos, de laquelle naquit
Staphylus, l'autre plus jeune fut ravie et enlevée par
Thésée, lequel puis après l'abandonna, et elle se retira
en l'île de Naxos avec sa nourrice nommée Corcyne, de
laquelle on y montre encore aujourd'hui la sépulture.
Cette seconde Ariane y mourut aussi, mais elle n'eut
pas de tels honneurs après sa mort comme la première,
parce qu'ils célèbrent la fête de la première en toute
réjouissance et toute liesse, là où les sacrifices qui se
font en mémoire de cette seconde sont entremêlés de
deuil et de tristesse48 •
XXV. Thésée donc partant de l'île de Candie vint
descendre en celle de Délos, où il sacrifia au temple
d'Apollon, et y donna une petite image de Vénus, qu'il
avait eue d'Ariane ; puis, avec les autres j eunes garçons
qu'il avait délivrés, dansa une manière de danse que les
Déliens gardent encore aujourd'hui, comme l'on dit :
en laquelle y a plusieurs tours et retours, à l'imitation
des tournoiements du labyrinthe ; et appellent les Déliens
cette sorte de branle, la Grue, ainsi que dit Dicéarque49 ,
et la dansa Thésée premiè rement à l'entour de l'autel
qui s'appelle Cératon, c'est-à-dire, fait de cornes, pour
autant qu'il est composé de cornes seulement, toutes du
côté gauche, si bien entrelacées ensemble, sans autre
liaison, qu'elles font un autel. On dit aussi qu'il fit en
cette même île de Délos un j eu de prix auquel fut pre­
mièrement donné au vainqueur la branche de palme
pour loyer de la viB:oire60 •
XXVI. Mais quand ils approchèrent de la côte
d'Attique, ils furent tant épris de joie lui et son pilote,
qu'ils oublièrent de mettre au vent la voile blanche, par
20 TH É S É E

laquelle ils devaient donner signifiance de leur salut à


Égée, lequel voyant de loin la voile noire, et n'espérant
plus de revoir jamais son fils, en eut si grand regret,
qu'il se précipita du haut en bas d'un rocher, et se tua.
Sitôt que Thésée fut arrivé au port de Phalérus, il
s'acquitta des sacrifices qu'il avait voués aux dieux à
son partement, et envoya devant vers la ville un sien
héraut porter la nouvelle de sa venue. Le héraut trouva
plusieurs en la ville qui lamentaient la mort du roi Égée,
et plusieurs autres aussi qui le reçurent à grand'joie,
comme l'on peut penser, et le voulurent couronner de
chapeaux de fleurs, pour leur avoir apporté de si bonnes
nouvelles5 1 , que les enfants de la ville étaient retournés
à sauveté. Le héraut reçut bien les chapeaux de fleurs,
mais il ne les voulut pas mettre sur sa tête, mais les mit
à l'entour de sa verge de héraut qu'il portait en la main :
puis s'en retourna vers la mer, là où Thésée faisait ses
sacrifices : et voyant qu'il n'avait pas encore achevé, ne
voulut point entrer dans le temple, mais demeura dehors,
afin de ne troubler les sacrifices ; puis quand toutes les
cérémonies furent achevées, alors il lui alla dire les nou­
velles de la mort de son père : et adonc lui, et ceux qui
·étaient en sa compagnie, démenant grand deuil, tirèrent
en diligence vers la ville. C'est la raison pourquoi jus­
qu'aujourd'hui, en la fête que l'on nomme Oschophoria,
comme qui dirait la fêre des rameaux, le héraut n'y a
point la tête couronnée de fleurs, mais l'est sa verge
seulement ; et aussi pourquoi les assistants, après que le
sacrifice est parachevé, font de telles exclamations, Ele­
leuf, iou, iou : dont la première est le cri et la voix dont
usent ordinairement ceux qui s'entredonnent courage
l'un à l'autre pour se hâter, ou bien est le refrain d'un
chant de triomphe, et l'autre est le cri et la voix de gens
effrayés ou bien affligés. Après avoir fait les obsèques de
son père, il s'acquitta envers Apollon des sacrifices qu'il
lui avait voués le septième jour du mois d'oB:obre52 ,
auquel ils arrivèrent de retour en la ville d'Athènes.
Ainsi la coutume que l'on garde jusqu'aujourd'hui de
faire cuire à tel jour des légumages vient de ce que ceux
qui retournèrent lors avec Thésée firent cuire dans une
marmite tout ce qui leur était demeuré de vivres, et en
banquetèrent ensemble. Aussi en est procédée l'usance
de porter la branche d'olive entortillée de laine, que
THÉSÉE 21

l'on appelle lrésione, parce que lors ils portèrent aussi


le rameau de supplication, comme nous avons dit par
ci-devant : et y attache-t-on alentour toutes sortes de
fruits, parce que lors cessa la stérilité, ainsi que témoi­
gnent les vers que l'on va chantant après :
Apportez-lui de bon pain savoureux,
Figues aussi, et du miel amoureux,
De l'huile à s'oindre, avecque pleine tasse
De bon vin pur, qui endormir la fasse ...
Toutefois il y en a qui veulent dire que ces vers furent
faits pour les Héraclides, c'est-à-dire les descendants
d'Hercule, lesquels, s'étant retirés en la sauvegarde des
Athéniens, furent par eux ainsi nourris quelque temps ;
mais la plus grande part tient qu'ils furent faits pour
l'occasion que nous avons dite.
XXVII. Le vaisseau sur lequel Thésée alla et retourna
était une galiote à trente rames, que les Athéniens gar­
dèrent j usqu'au temps de Démétrius le Phalérien6', en
ôtant toujours les vieilles pièces de bois, à mesure
qu'elles se pourrissaient, et y en remettant des neuves
en leurs places : tellement que depuis, dans les disputes
des Philosophes touchant les choses qui s'augmentent,
à savoir si elles demeurent unes, ou si elles se font autres,
cette galiote était toujours alléguée pour exemple de
doute, parce que les uns maintenaient que c'était un
même vaisseau, les autres, au contraire, soutenaient que
non : et tient-on que la fête des rameaux, que l'on célèbre
à Athènes encore auj ourd'hui55 , fut lors premièrement
instituée par Thésée. On dit davantage qu'il ne mena
pas toutes les filles sur lesquelles était tombé le sort,
mais choisit deux beaux jeunes garçons, qui avaient les
visages doux et délicats comme pucelles, combien qu'ils
fussent au demeurant hardis et prompts à la main ; mais
il les fit tant baigner en bains chauds, tenir à couvert
sans sortir au hâle ni au soleil, tant laver, oindre et
frotter d'huiles qui servent à attendrir le cuir, à garder
le teint frais, et à blondir les cheveux ; et leur enseigna
tant à contrefaire la parole, la contenance et la façon des
jeunes filles, qu'ils le semblaient être plutôt que jeunes
garçons, parce qu'il n'y avait rien de différence que l'on
eût pu au-dehors apercevoir, de sorte qu'il les mêla
parmi les autres filles, sans que personne y connût rien.
22 TH É S É E

Puis quand il fu t de retour, il fit une procession, en


laquelle lui et les autres jeunes garçons s'habillèrent
ainsi que le sont aujourd'hui ceux qui portent les rameaux
au jour de la fête : et les porte-t-on en l'honneur de
Bacchus et d'Ariane, suivant la fable que l'on en conte ;
ou plutôt à cause qu'ils retournèrent justement au temps
et en la saison que l'on cueille les fruits des arbres ; et y
a des femmes que l'on appelle Dipnophores, c'est-à-dire
portant à souper, lesquelles assistent et participent au
sacrifice qui se fait ce jour-là en représentant les mères
de ceux sur qui le sort était tombé, parce qu'elles leur
apportèrent ainsi à boire et à manger : et y conte-t-on
des fables, parce que ces mères firent aussi des contes à
leurs enfants, pour les réconforter et leur donner bon
courage. L'historien Démon a écrit toutes ces particu­
larités56. Il fut davantage choisi lieu pour lui b âtir un
temple, et lui-même ordonna que les maisons qui avaient
payé dans les années précédentes le tribut au roi de
Candie contribuassent tous les ans à l'avenir aux frais
d'un solennel sacrifice, qui se ferait en son honneur ; et
en donna l'administration à la maison des Phytalides,
en récompense de la courtoisie dont ils usèrent en son
endroit quand il arriva.
XXVIII. Au reste depuis la mort de son père Égée,
il entreprit une chose grande à merveille : c'est qu'il
assembla en une cité, et réduisit en un corps de ville les
habitants de toute la province d'Attique, lesquels aupa­
ravant étaient épars en plusieurs bourgs, et à cette occa­
sion malaisés à assembler, quand il était question de
donner ordre à aucune chose concernant le bien public ;
et si avaient bien souvent des querelles et des guerres
les uns contre les autres. Mais Thésée prit la peine d'aller
de bourg en bourg, et de famille en famille leur donner
à entendre les raisons pour lesquelles ils le devaient
ainsi faire : si trouva les pauvres gens et les hommes
privés bien prêts d'obtempérer à sa semonce, mais les
riches et ceux qui avaient autorité en chaque bourg,
non : toutefois il les gagna aussi en leur promettant que
ce serait une chose publique non sujette à la puissance
d'un prince souverain, mais plutôt au gouvernement
populaire, auquel il se retiendrait la superintendance de
la guerre, et la garde des lois seulement, et au demeu­
rant, que chaque citoyen y aurait en tout et partout
T H ÉSÉE

égale autorité. Ainsi y en eut aucuns qui s e rangèrent à


cela de leur bon gré : les autres, qui n'en avaient point
d'envie, flécl:iirent néanmoins, pour la crainte de sa puis­
sance et de sa hardiesse, qui était déjà grande : tellement
qu'ils aimèrent mieux lui consentir de bonne volonté ce
qu'il leur demandait, que d'attendre qu'ils y fussent
contraints par force. Si 6t adonc démolir tous les palais
à tenir la justice, et toutes les salles à assembler le conseil,
ôta tous juges et officiers, et bâtit un palais commun et
une salle pour tenir le conseil au lieu où maintenant est
assise la cité que les Athéniens appellent Asty, mais il
appela tout le corps de la ville ensemble, Athènes ; puis
institua la fête générale et le sacrifice commun à tous
ceux de l'Attique, que l'on appelle Panathénée67 ; et en
ordonna aussi un autre le seizième jour du mois de juin,
pour les étrangers qui viendraient s'habituer à Athènes,
lequel fut appelé Métoécie que l'on observe encore
aujourd'hui68 • Et cela fait, il quitta son autorité royale,
comme il avait promis, et se mit à ordonner l'état et
police de la chose publique, commençant aux services
des dieux, car il envoya en premier lieu devers l'oracle
d'Apollon, en la ville de Delphes, pour enquérir des
aventures de cette nouvelle ville, dont lui fut rapportée
une telle réponse :
Fils d'Égée, et de la fille chère
De Pitthéus, le haut tonnant mon père
En notre ville a mis la destinée
D 'autres plusieurs, et leur fin terminée.
Et quand à toi, ne va ton cœur vaillant
De trop d'ennui à penser travaillant
Car comme un cuir enflé, toujours iras
Flottant sur mer, et point ne périras".

On trouve par écrit, que la Sibylle depuis prononça


de sa bouche un tout semblable oracle pour la ville
d'Athènes :
Le cuir enflé flotte bien sur la mer,
Mais il ne peut au-dedans abîmer••.

XXIX. Au demeurant, afin de peupler et augmenter


sa ville encore davantage, il convia tous ceux qui y
voudraient venir habiter, en leur offrant tous mêmes
droits, et mêmes privilèges de bourgeoisie, que les natu-
THÉSÉE

reis citoyens avaient : tellement que l'on estime que ces


paroles dont on use encore aujourd'hui à Athènes, quand
on y fait un cri public : Tous peuples, venez ici, sont celles
mêmes que Thésée fit alors proclamer quand il amassa
ainsi un peuple de toutes pièces. Toutefois il ne laissa
pas la grande multitude d'hommes qui s'y jeta pêle-mêle,
sans ordre ni distinB:ion quelconque des états : car ce
fut lui premier qui divisa la noblesse d'avec les labou­
reurs, et d'avec les artisans et gens de métier, donnant
aux nobles la charge de connaître des choses apparte­
nant au fait de la religion et au service des dieux, de
pouvoir être élus aux offices de la chose publique,
d'interpréter les lois, d'enseigner les choses saintes et
sacrées, et par ce moyen égala la noblesse aux deux
autres états : car comme les nobles en honneur surpas­
saient les autres, aussi les artisans les surmontaient en
nombre, et les laboureurs en utilité. Et qu'il soit vrai
que ç'ait été lui qui ait le premier incliné au gouverne­
ment de chose publique populaire, comme dit Aristote,
et qui ait quitté la souveraineté royale, Homère même
semble le témoigner au dénombrement des navires qui
étaient en l'armée des Grecs devant la ville de Troie,
parce qu'il appelle les Athéniens seuls entre tous les
Grecs, peuple61 • Davantage il fit forger de la monnaie
qui avait pour marque la figure d'un bœuf, en mémoire
du taureau de Marathon, ou du capitaine de Minos, ou
pour inciter ses citoyens à s'adonner au labourage : et
dit-on que de cette monnaie ont depuis été appelés
Hécatombéon et Décabéon, qui signifient, valant cent
bœufs, et valant dix bœufs.
XXX. Q!!i plus est, ayant joint tout le territoire de
la ville de Mégare à celui de l' Attique, il fit dresser cette
tant renommée colonne carrée, qui est pour borne dans
le détroit du Péloponèse, et y fit engraver une inscrip­
tion, qui déclare la séparation des deux pays qui là
confinent. Les paroles de l'inscription sont telles :
Ionie e§t vers le soleil naissant,
Péloponèse e§t devers le baissant••.
Ce fut aussi lui qui institua les jeux que l'on appelle
Isthmiques, à l'imitation d'Hercule, à celle fin que
comme les Grecs célébraient la fête des jeux appelés
Olympiques, en l'honneur de Jupiter, par l'ordonnance
THÉSÉE

d'Hercule63 , ils célébrassent aussi ceux que l'on appelle


Isthmiques, par son ordonnance, et de son institution,
en l'honneur de Neptune ; car ceux qui se faisaient au
même détroit en l'honneur de Mélicerte se faisaient de
nuit, et avaient plutôt forme de sacrifice ou de mystère,
que de jeux et de fête publique84 • Toutefois il y en a
qui veulent dire que ces jeux Isthmiques furent institués
en l'honneur et mémoire de Scyron, et que Thésée les
ordonna en satisfaél:ion de sa mort, parce qu'il était son
cousin germain, étant fils de Canéthus, et de Hénioche,
fille de Pitthée : les autres disent, que c'était Sinnis, et
non pas Scyron, et que ce fut pour lui que Thésée éta­
blit lesdits jeux, non pas pour la mémoire de l'autre.
�oi que ce soit, il ordonna notamment aux Corinthiens
de donner à ceux qui viendraient d'Athènes pour voir
l'ébattement des jeux, au plus honorable endroit du
parc et pourpris où se faisait la fête, autant de place que
pourrait couvrir la voile du navire sur lequel ils seraient
venus : ainsi comme Hellanicus et Andran Halicarnas­
sien l'écrivent.
XXXI. �ant au voyage qu'il fit en mer Major66,
Philochorus et quelques autres tiennent qu'il y alla avec
Hercule contre les Amazones, et que, pour honorer sa
vertu, Hercule lui donna Antiope : mais la plupart des
autres historiens, mêmement Hellanicus, Phérécyde et
Hérodorus écrivent que Thésée y fut à part depuis le
voyage d'Hercule, et qu'il y prit cette Amazone prison­
nière : ce qui est plus vraisemblable ; car on ne trouve
point qu'autres de tous ceux qui firent ce voyage quant
et lui aient jamais pris aucune Amazone captive : et si
dit l'historien Bion, qu'encore l'emmena-t-il par trom­
perie et par surprise, parce que les Amazones aimant
(ce dit-il) naturellement les hommes ne s'enfuirent point
quand elles le virent aborder en leur pays, mais lui
envoyèrent des présents ; et que Thésée convia celle
qui les lui apporta d'entrer en son navire : mais que sitôt
qu'elle y fût entrée, il fit mettre la voile au vent, et
ainsi l'emmena.
XXXII. Un autre historien, Ménécrate, qui a écrit
l'histoire de la ville de Nicée au pays de Bithynie, dit
que Thésée, ayant avec lui cette Amazone Antiope,
séjourna quelque temps en ces marches-là, et qu'en sa
compagnie étaient entre autres trois jeunes frères Athé-
26 TH É S É E

niens, Eunéus, Thoas, et Solois. Ce dernier Solois devint


amoureux d'Antiope et n'en découvrit rien à ses autres
compagnons, sinon à un dont il était plus familier, et
de qui il se fiait le plus : tellement qu'il en porta la
parole à Antiope, laquelle rejeta bien arrière sa requête,
mais au demeurant coula la chose sagement et douce­
ment, sans l'en accuser envers Thésée ; mais le jeune
homme, désespérant de pouvoir jouir de ses amours,
en fut si déplaisant qu'il se jeta la tête devant en une
rivière, où il se noya. De quoi Thésée étant averti, et
aussi de la cause pour laquelle il s'était ainsi désespéré,
en fut fort dolent et marri ; si lui vint en mémoire un
certain oracle Pythique, par lequel il lui était commandé
qu'il fondât une ville en pays étranger, à l'endroit où
il se trouvait le plus déplaisant, et d'y laisser pour
gouverneurs d'icelle quelques-uns de ceux qui seraient
alors autour de lui. A cette cause il fonda en ce lieu-là
une ville, laquelle il nomma Pythopolis, pour autant
qu'il l'avait b âtie par ordonnance de la religieuse Pythie ;
nomma la rivière où s'était noyé le jeune homme, Solois,
en mémoire de lui ; et laissa ses deux frères pour gou­
verneurs et superintendants de cette nouvelle ville, avec
un autre gentilhomme athénien nommé Hermus : d'où
vient qu'encore aujourd'hui les Pythopolitains appellent
un certain lieu de leur ville, la maison d'Hermus : mais
ils faillent à l'accent, en le mettant sur la dernière syllabe :
car en le prononçant ainsi, Hermu signifie Mercure : et
par ce moyen ils transportent l'honneur dû à la mémoire
de ce demi-dieu, au dieu Mercure.
XXXIII. Voilà donc quelle fut l'occasion de la guerre
des Amazones, laquelle ne me semble point avoir été
chose légère, ni entreprise de femmes : car elles n'eussent
point planté leur camp dans la propre ville d'Athènes,
ni n'eussent point combattu sur la place même que
l'on appelle Pnyce, joignant le temple des Muses66 , si
premièrement elles n'eussent conquis tout le pays d'alen­
tour, ni ne fussent pas tout de prime saut venues ainsi
hardiment assaillir la ville. Or qu'elles soient venues
par terre de si lointain pays, et qu'elles aient pas·sé par­
dessus le bras de mer qui s'appelle Bosphore Cimmérien
étant glacé, comme l'a écrit Hellanicus, il est bien malaisé
à croire : mais qu'elles aient campé dans l'enceinte de
la ville même, les noms des lieux, qui en sont demeurés
THÉSÉE

jusqu'aujourd'hui, le témoignent, e t les sépultures aussi


de celles qui y moururent.
XXXIV. Tant y a que les deux armées furent lon­
guement l'une devant l'autre sans combattre ; toutefois
à la fin Thésée ayant premier fait un sacrifice à la Peur,
suivant le mandement d'une prophétie qu'il en avait
eu, leur donna la bataille au mois d'août, au même
jour que les Athéniens solennisent encore de présent
la fête qu'ils appellent Béodromia67 • Mais l'historien
Clidémus, voulant écrire par le menu toutes les parti­
cularités de cette rencontre, dit68 que la pointe gauche de
leur bataille s'étendait j usqu'au lieu que l'on appelle
Amazonion ; et que la pointe droite marcha par le côté
de Chrysa, j usques sur la place que l'on appelle Pnyce,
contre laquelle les Athéniens venant devers le temple
des Muses choquèrent les premiers. Et qu'il soit vrai,
les sépultures de celles qui moururent en cette première
rencontre se trouvent encore en la grande rue qui va
répondre à la porte Piraïque, p rès la chapelle du demi­
dieu Chalcodus69 ; et furent, dit-il, les Athéniens en cet
endroit repoussés par les Amazones, j usques là où sont
les images des Euménides, c'est-à-dire, des furies ; mais
de l'autre côté aussi, les Athéniens venant de devers les
quartiers du Palladium, Ardettus et Lycium, rembar­
rèrent leur pointe droite j usques dans leur camp, et en
tuèrent un bon nombre. Puis,- au bout de quatre mois,
fut fait appointement entre eux, par le moyen d'une
nommée Hippolyte : car cet historien appelle l'Amazone
que Thésée épousa, Hippolyte, et non pas Antiope ;
toutefois aucuns disent qu'elle fut tuée en combattant
du côté de Thésée par une autre nommée Molpadia,
d'un coup de javelot : en mémoire de quoi la colonne
qui est joignant le temple de la Terre Olympique70 lui
fut dressée. Si ne faut pas s'émerveiller si l'histoire de
choses tant anciennes se trouve écrite diversement : car
il y en a même qui écrivent que la reine Antiope envoya
secrètement celles qui furent lors blessées en la ville de
Chalcide, là où aucunes d'elles guérirent, et les autres
moururent, qui y furent enterrées près du lieu que l'on
appelle Amazonion71 •
XXXV. O!:!oi que ce soit, il est bien certain que
cette guerre se termina par appointement : car un lieu
qui est joignant le temple de Thésée le témoigne, en
TH É S É E

étant appelé Orcomosium, parce que la paix y fut jurée :


et aussi en fait foi le sacrifice, que l'on fait de toute
ancienneté aux Amazones devant la fête de Thésée.
Ceux de Mégare montrent semblablement une sépul­
ture d'Amazones en leur ville, qui est ainsi que l'on va
de la place vers le lieu que l'on appelle Rhus 72 , où l'on
voit une ancienne tombe 73 en forme de losange. L'on
dit qu'il en mourut aussi d'autres près la ville de Ché­
ronée, lesquelles furent inhumées le long du petit ruis­
seau qui y passe, lequel s'appelait anciennement, à mon
avis, Thermodon, et maintenant s'appelle Hémon,
comme nous avons ailleurs écrit en la vie de Démos­
thène. Et si semble qu'elles ne passèrent pas par la
Thessalie sans combattre, parce que l'on y montre encore
de leurs sépultures à l'entour de la ville de Scotuse, près
des rochers qui ont nom les Têtes de chien.
XXXVI. C'est ce qui me semble digne de mémoire
touchant cette guerre des Amazones : car quant à l'émo­
tion que décrit le poète qui a fait la Théséide74 , là où
il dit que les Amazones murent la guerre à Thésée pour
venger le tort qu'il faisait à leur reine Antiope, en la
répudiant pour épouser Phèdre ; et aussi quant à !'occi­
sion qu'il dit que Hercule en fit, cela me semble totale­
ment fifüon poétique. Bien est vrai qu'après la mort
d'Antiope, Thésée épousa Phèdre, ayant déjà eu d'An­
tiope un fils nommé Hippolyte, ou comme le poète
Pindare écrit, Démophon76 • Et parce que les historiens
ne contredisent en rien aux poètes tragiques, en ce qui
touche les malheurs qui lui advinrent dans les personnes
de cette sienne femme et de son fils, il faut estimer qu'il
soit ainsi comme nous le lisons écrit dans les tragédies :
toutefois on trouve plusieurs autres contes touchant les
mariages de Thésée, dont les commencements n'ont
point été honnêtes, ni les issues bien fortunées : et néan­
moins on n'en a point fait des tragédies, ni n'ont point
été joués par les théâtres.
XXXVII. Car on dit qu'il ravit Anaxo, Trézénienne,
et qu'après avoir tué Sinnis et Cercyon, il prit à force
leurs filles ; qu'il épousa aussi Péri bée, la mère d'Ajax,
et puis Phérébée et Ioppe, filles d'Iphiclès : et si le blâme­
t-on d'avoir l âchement abandonné sa femme Ariane
pour l'amour d'Églé, fille de Panopée, comme nous
avons déj à dit auparavant. Et finalement il ravit Hélène :
TH É S É E

lequel ravissement emplit de guerre toute la province


d' Attique, et fut à la fin cause qu'il lui convint d'aban­
donner son pays, et après tout le fit mourir, comme nous
dirons ci-après. Et combien que de son temps les autres
princes de la Grèce aient fait plusieurs beaux et grands
exploits d'armes, Hérodorus estime que Thésée ne se
trouva en pas un, sinon qu'en la bataille des Lapithes
contre les Centaures ; et, au contraire, les autres disent
qu'il fut au voyage de la Colchide avec Jason, et qu'il
aida à Méléagre à défaire le sanglier de Calydon, dont
est venu, ce disent-ils, le proverbe : Non sans Thésée,
quand on veut entendre que la chose n'a pas été faite
sans grand secours d'autrui ; mais que lui-même exécuta
plusieurs hauts faits de prouesse, sans requérir aide de
personne, et que, pour sa vaillance, vint en usage le
proverbe que l'on dit : Cettui-ci eff un autre Thésée.
Bien est-il certain qu'il aida au roi Adraste à recouvrer
les corps de ceux qui étaient morts en bataille devant
la ville de Thèbes ; mais ce ne fut pas, comme dit le
poète Euripide76 , par force d'armes, après avoir vaincu
les Thébains en bataille, mais fut par composition, car
le plus grand nombre des anciens auteurs le met ainsi.
Et davantage Philochorus écrit77 que ce fut le premier
traité qui fut oncques fait pour recouvrer les corps des
morts en bataille : toutefois se lit-on dans les histoires
des gestes d'Hercule78 que ce fut lui le premier qui
permit à ses ennemis d'enlever leurs morts, après les
avoir passés au fil de l'épée. Mais comment qu'il en soit,
on montre encore aujourd'hui au bourg d'Eleuthère le
lieu auquel fut le peuple enterré, et les sépultures des
princes se voient à l'entour de la ville d' Éleusine : ce
qu'il fit à la requête d' Adraste. Et qu'ainsi soit, la tra­
gédie des É leusiniens d'Eschyle, là où il le fait ainsi
dire à Thésée même, dément celle des Suppliantes
d'Euripide79 •
XXXVIII. Au demeurant, quant à l'amitié de Piri­
thoüs et de lui, on dit qu'elle commença en cette sorte :
La renommée de sa vaillance était fort répandue par toute
la Grèce, et Pirithoüs la voulant connaître par expérience,
alla exprès courir ses terres, et en emmena quelques
bœufs qui étaient à lui au territoire de Marathon : de quoi
Thésée étant averti, alla incontinent en armes à la res­
cousse. Pirithoüs en ayant la nouvelle, ne s'enfuit point,
TH É S É E

mais retourna tout court au-devant d e lui ; et incontinent


qu'ils s'entrevirent, ils furent tous deux ébahis de la
beauté et hardiesse l'un de l'autre, tellement qu'ils
n'eurent point envie de combattre : mais Pirithoüs ten­
dant le premier la main à Thésée, lui dit qu'il le faisait
lui-même j uge du dommage qu'il pouvait avoir reçu de
cette sienne course, et que volontiers il en paierait
l'amende telle qu'il la lui plairait taxer. Thésée adonc
lui quitta non seulement tout ce dédommagement, mais
davantage le convia à vouloir être son ami et son
frère d'armes. Ainsi j urèrent-ils sur-le-champ amitié fra­
ternelle, depuis laquelle j urée entre eux Pirithoüs épousa
Déidamie et envoya prier Thésée de venir à ses noces
visiter son pays et faire bonne chère avec les Lapithes.
Or avait-il aussi fait convier à la fête les Centaures, les­
quels s'y étant enivrés commirent plusieurs insolences,
j usqu'à vouloir prendre les femmes à force : mais les
Lapithes les en châtièrent si bien, qu'ils en tuèrent aucuns
sur l'heure en la place, et depuis chassèrent les autres de
tous le pays moyennant l'aide de Thésée, qui prit les
armes et combattit pour eux. Toutefois, Hérodorus écrit
la chose un peu diversementll0 , disant que Thésée n'y
alla point que la guerre ne fût déjà bien commencée ;
et que ce fut la première fois qu'il vit Hercule, et parla
à lui près la ville de Trachine, lorsqu'il était déjà de repos
ayant mis fin à ses lointains voyages et à ses plus grands
travaux. Se dit que cette entrevue fut pleine de bonne
chère, de caresses et d'honneurs qu'ils s'entrefirent et de
louanges qu'ils s'entredonnèrent l'un l'autre : toutefois,
il me semble que l'on doit ajouter plus de foi à ceux qui
écrivent qu'ils se sont entrevus par plusieurs fois8 1 , et
que la réception d'Hercule en la religion et confrérie des
mystères d'Éleusine lui fut oaroyée moyennant le port
et la faveur que lui fit Thésée : et semblablement aussi sa
purification, parce qu'il fallait nécessairement qu'il fût
purifié, avant que pouvoir entrer en la confrérie des saints
mystères, à cause de quelque malheureux cas que par
méchef, il lui était advenu de faire82 •
XXXIX. Au reste, Thésée avait déjà cinquante ans
quand il ravit Hélène, laquelle était encore fort jeunette
et non en âge d'être mariée, comme dit Hellanicus83 ; au
moyen de quoi quelques-uns voulant couvrir ce ravis­
sement, comme un très grand crime, vont disant que ce
TH É S É E

ne fut pas lui qui la ravit, mais furent un ldas et un


Lyncée, qui l'ayant ravie la mirent en dépôt entre ses
mains, et que Thésée la leur voulut garder sans la rendre
à Castor et à Pollux ses frères, qui depuis la lui redeman­
dèrent ; ou bien disent que ce fut le père même, Tyndare,
qui la lui bailla en garde, pour crainte qu'il avait d'Énars­
phorus, fils d'Hippocoon, lequel à toute force la voulait
avoir84 • Mais ce qui est plus vraisemblable en ce cas et
qui est témoigné par plus d'auteurs, se fit en cette sorte :
Thésée et Pirithoüs s'en allèrent ensemble en la ville de
Lacédémone, là où ils ravirent Hélène étant encore fort
jeune, ainsi comme elle dansait au temple de Diane sur­
nommée Orthia86 , et s'enfuirent à tout. L'on envoya
après, mais ceux qui y furent envoyés ne passèrent point
la ville de Tégée. Parquoi étant échappés hors du pays
de Péloponèse, ils accordèrent entre eux de tirer au sort
à qui des deux elle demeurerait, à la charge que celui
auquel elle écherrait l'aurait pour sa femme, mais qu'il
serait aussi tenu d'aider à son compagnon à en recouvrer
une autre. Le sort la donna à Thésée, qui l'emporta en la
ville d'Aphidne, parce qu'elle n'était pas encore en âge
de marier ; et y ayant fait venir sa mère pour la gouverner,
les bailla en garde à un sien anù nommé Aphidnus, lui
recommandant de la garder si soigneusement et si secrè­
tement que personne n'en sût rien. Et afin de rendre la
pareille à Pirithoüs, selon qu'il avait été accordé entre
eux, il s'en alla quant et lui pour ravir la fille d'Aïdonée,
roi des Molossiens, lequel avait surnommé sa femme
Proserpine, sa fille Proserpine86, et son chien Cerbère,
contre lequel il faisait combattre ceux qui venaient
demander sa fille en mariage, promettant la donner à celui
qui demeurerait vainqueur ; mais étant lors averti que
Pirithoüs était venu, non pour requérir la fille en mariage
mais pour la ravir, il le fit arrêter prisonnier avec Thésée :
et quant à Pirithoüs, il le fit incontinent défaire par son
chien, et fit serrer Thésée en étroite prison.
XL. Or ce pendant y avait à Athènes un nommé
Ménesthée fils de Pétée, lequel Pétée fut fils d'Ornée, et
Ornée fils d'Érechthée. Cettui Ménesthée fut le premier
qui commença à flatter le peuple, et à t âcher de gagner
la bonne grâce de la commune par belles et attrayantes
paroles : moyennant lequel artifice il irrita à l'encontre
de Thésée les principaux de la ville, qui déjà de longtemps
TH É S É E

commençaient à s e fâcher d e lui, leur mettant en avant


qu'il avait ôté à chacun d'eux leurs royautés et seigneu­
ries, et les avait ainsi renfermés dans la clôture d'une
ville, afin de les pouvoir mieux asservir et assujétir de
tout point à sa volonté. �ant au menu populaire, il le
mutinait aussi, en lui donnant à entendre que ce n'était
qu'un songe de la liberté qu'on leur avait promise :
mais au contraire, qu'ils avaient réellement et de fait été
privés de leurs propres maisons, de leurs temples, et des
lieux de leur naissance, afin qu'au lieu de plusieurs bons
et naturels seigneurs qu'ils soulaient avoir auparavant,
ils fussent contraints de servir à un seul maître et
seigneur étranger.
XLI. Ainsi comme Ménesl:hée brassait cette menée, la
guerre des Tyndarides survint là-dessus, qui servit beau­
coup à sa pratique : car ces Tyndarides, c'esl:-à-dire
enfants de Tyndare, Casl:or et Pollux, vinrent à main
armée contre la ville d'Athènes ; et y en a qui tiennent
que Ménesrhée même fut cause de les y faire venir. Tou­
tefois à leur première arrivée ils ne firent dommage
quelconque au pays, mais demandèrent seulement que
l'on leur rendît leur sœur. A quoi ceux de la ville firent
réponse qu'ils ne savaient là où elle avait été laissée ; et
adonc se mirent les frères à faire la guerre à bon escient ;
toutefois il y eut un nommé Académus, lequel ayant
entendu, ne sais par quel moyen, qu'elle était recelée en la
ville d'Aphidne, le leur déclara. A raison de quoi les
Tyndarides lui portèrent toujours grand honneur, tant
comme il vécut ; et depuis les Lacédémoniens, ayant par
tant de fois brûlé et g âté entièrement tout le resl:e du
pays d'Attique, ne touchèrent jamais à l'Académie, en
l'honneur de cettui Académus. Toutefois Dicéarque dit 87
qu'en l'armée des Tyndarides y avait deux Arcadiens,
Echémus et Marathus, et que du nom de l'un fut alors
appelé le lieu Échédémie qui depuis a été nommé Aca­
démie, et du nom de l'autre a été aussi nommé le bourg
de Marathon, à cause qu'il s'offrit volontairement à être
sacrifié devant la bataille, suivant ce qui leur avait été
enjoint et ordonné par une prophétie. Si s'en allèrent
planter leur camp devant la ville d'Aphidne, et y ayant
gagné la bataille et pris la ville d'assaut, rasèrent la place.
L'on dit qu'en cette bataille mourut Alycus, le fils de
Scyron, qui était en l'osl: des Tyndarides, et que de lui a
T H É S ÉE 33

été appelé Alycus un certain quartier d u territoire de


Mégare, auquel son corps fut enterré. Q!!i plus est,
Héréas écrit que Thésée le tua lui-même devant Aphidne,
en témoignage de quoi il allègue ces vers qui parlent
d'Alycus :
Aux champs ouverts d'Aphidne, sur la plaine,
En combattant pour la très-belle Hélène,
Par Théséus à mort dure il fut mis••.

XLII. Toutefois il n'est pas vraisemblable que y étant


Thésée, la ville cl' Aphidne, et sa mère même, aient été
prises : mais quand elle fut prise, ceux cl' Athènes com­
mencèrent à avoir peur, et Ménesthée leur conseilla de
recevoir les Tyndarides en la ville, et leur faire bonne
chère, attendu qu'ils ne faisaient la guerre qu'à Thésée,
qui les avait le premier outragés, et qu'ils faisaient au
demeurant plaisir et bien à tout le monde, comme il était
vrai. Car quand ils eurent tout en leur puissance, ils ne
demandèrent autre chose, sinon qu'on les reçût en la
confrérie des mystères, attendu qu'ils n'étaient point plus
étrangers qu'Hercule : ce qui leur fut oB:royé, moyen­
nant qu' Aphidnus les adopta pour ses enfants, comme
Pylius avait adopté Hercule : et davantage leur fit-on
honneur, ni plus ni moins que s'ils eussent été dieux, en
les appelant Anaces, soit ou parce qu'ils firent cesser la
guerre, ou parce qu'ils donnèrent si bon ordre à tout,
qu'étant leur armée logée dans la ville, il n'y fut néan°
moins fait tort ni déplaisir à personne, ainsi comme il
appartient, que ceux qui ont la charge d'aucune chose
veillent diligemment pour la conservation d'icelle : ce
que signifie cette parole grecque Anacos, dont vient à
l'aventure que l'on appelle les rois AnaB:es. Encore en y
a-t-il d'autres qui tiennent qu'ils furent appelés Anaces, à
cause de leurs étoiles qui apparaissent en l'air : parce que
la langue attique dit Anecas et Anecathen, là où la com­
mune dit Ano et Anothen, c'est-à-dire, en haut. Ce néan­
moins Éthra la mère de Thésée fut emmenée prisonnière
à Lacédémone, et de là à Troie avec Hélène, comme
aucuns disent, et comme Homère même le témoigne en
ces vers, où il parle des femmes qui suivirent Hélène
Éthra la fille à Pitthéus le vieux,
Et Clymène avec elle aux beaux yeux••.
34 TH É S É E

Toutefois les autres rejettent ces deux vers, et main­


tiennent qu'ils ne sont point d'Homère, comme aussi ils
réprouvent tout ce que l'on conte de Munychus 90 , savoir
est, que Laodice l'ayant secrè_tement conçu de Démophon,
il fut nourri à cachette par Ethra dans Troie : mais l'his­
torien Hister, en son treizième des histoires d'Attique,
en fait un récit tout différent des autres, disant que
quelques-uns tiennent que Pâris Alexandre fut défait en
bataille par Achille et Patrocle au pays de Thessalie, près
la rivière de Sperchius, et que son frère Heél:or prit la
ville de Trézène, dont il emmena Éthra ; en quoi n'y a
nulle apparence. Mais Aïdonée, roi des Molossiens, fes­
toyant Hercule un jour qu'il passa par son royaume,
tomba d'aventure en propos de Thésée et de Pirithoüs,
comment ils étaient venus pour lui ravir d'emblée sa
fille, et comme ayant été découverts, ils en avaient été
punis. Hercule fut bien déplaisant d'entendre que l'un
était déjà mort, et l'autre en danger de mourir, et pensa
bien que s'en plaindre à Aïdonée ne servirait de rien : si
le pria seulement de vouloir délivrer Thésée pour
l'amour de lui. Ce qu'il lui oél:roya.
XLIII. Ainsi Thésée étant délivré de cette captivité,
s'en retourna à Athènes, là où ses amis n'étaient point
encore totalement opprimés par ses ennemis, et à son
retour il dédia à Hercule tous les temples que la ville
auparavant avait fait b âtir en son honneur : et au lieu
que premièrement ils s'appelaient Théséa, il les sur­
nomma tous Herculéa, excepté quatre, ainsi que l'écrit
Philochorus. Or incontinent qu'il fut arrivé à Athènes,
il voulut commander et ordonner, comme il avait accou­
tumé ; mais il se trouva embrouillé de séditions civiles,
à cause que ceux qui le haïssaient de longue main avaient
ajouté à leur haine ancienne le mépris de ne le craindre
plus ; et le commun populaire était devenu si corrompu,
que là où il soulait auparavant faire, sans mot dire ni
répliquer au contraire, tout ce qui lui était commandé,
alors il voulait être obéi et flatté. Si cuida Thésée au
commencement user de force, mais il fut contraint par
les brigues et menées de ses adversaires de s'en déporter :
et à la fin n'espérant plus que ses affaires se portassent
jamais comme il désirait, il envoya secrètement ses
enfants en l'île d'Eubée à Elphénor fils de Chalcodus ; et
lui, après avoir fait plusieurs imprécations et malédiél:ions
T H É S ÉE

contre les Athéniens dans le bourg de Gargettus, en un


lieu qui pour cela s'appelle encore aujourd'hui Aratérion,
c'est-à-dire lieu des malédiB:ions, il monta sur mer, et
s'en alla en l'île de Scyros, là où il avait des biens, et y
pensait avoir aussi des amis.
XLIV. Lycomède était pour lors roi de l'île, auquel
Thésée demanda ses terres, comme ayant intention de
s'y habituer : combien que les autres disent qu'il le requit
de lui donner aide contre les Athéniens. Lycomède, fût
ou parce qu'il redout ât la renommée d'un si grand per­
sonnage, ou parce qu'il voulût gratifier à Ménesthée, le
mena sur de hauts rochers, feignant que c'était pour lui
montrer de là ses terres : mais quand il y fut, il le pré­
cipita de haut en bas, et le fit ainsi malheureusement
mourir. Toutefois les autres disent qu'il tomba de lui­
même par cas de méchef, en se promenant un jour après
souper, ainsi qu'il avait accoutumé. Il n'y eut personne
qui fît sur l'heure poursuite de cette mort, mais demeura
Ménesthée paisible roi d'Athènes, et les enfants de
Thésée, comme personnes privées, suivirent Elphénor en
la guerre de Troie ; mais après la mort de Ménesthée,
qui mourut en ce voyage, les enfants de Thésée retour­
nèrent à Athènes, où ils recouvrèrent le royaume. Et
depuis il y a eu beaucoup d'occasions qui ont ému les
Athéniens à le révérer et honorer comme demi-dieu :
car en la bataille de Marathon plusieurs rensèrent voir
son image en armes, combattant contre les Barbares ;
et depuis les guerres Médoises, l'année que Phédon fut
prévôt à Athènes 91 , la religieuse Pythia répondit aux
Athéniens, qui avaient envoyé à l'oracle d'Apollon,
qu'ils retirassent les os de Thésée, et que les mettant en
lieu honorable ils les gardassent religieusement ; mais il
était bien malaisé de trouver sa sépulture : et quand bien
on l'eût trouvée, encore était-il plus difficile d'en
emporter les os pour la malice des Barbares habitant en
l'île, qui étaient si farouches, que l'on ne pouvait
fréquenter avec eux.
XLV. Toutefois Cimon l'ayant prise, comme nous
avons écrit en sa vie, et cherchant cette sépulture, aperçut
de bonne fortune un aigle qui frappait du bec et grattait
des griffes en un endroit qui était un peu relevé : si lui
vint incontinent en pensée, comme par inspiration divine,
de faire fouiller en ce lieu, là où l'on trouva la sépulture
THÉSÉE

d'un grand corps, avec la pointe d'une lance qui était


d'airain, et une épée. Lesquelles choses furent toutes
portées à Athènes par Cimon, sur sa galère capitainesse,
que les Athéniens reçurent à grande joie, avec proces­
sions et sacrifices magnifiques, ni plus ni moins que si
c'eût été Thésée lui-même vivant qui fût retourné en la
ville ; et gisent encore aujourd'hui ces reliques tout au
milieu de la ville, près du parc où les jeunes hommes se
dressent aux exercices de la personne92 , et y a franchise
pour les esclaves, et pour tous pauvres affligés qui sont
poursuivis par plus puissant qu'eux, en mémoire de ce
que Thésée en son vivant fut proteél:eur des oppressés,
et qu'il reçut humainement les prières de ceux qui lui
requirent aide.
LXVI. Le plus grand et le plus solennel sacrifice qu'on
lui fasse, est le huitième jour d'oél:obre93 , auquel il
retourna de Candie avec les autres jeunes enfants
d'Athènes ; mais on ne laisse pas encore de l'honorer
tous les huitièmes jours des autres mois, soit ou parce
qu'il arriva de Trézène à Athènes le huitième jour de
j uin94 , ainsi que l'écrit Diodore le géographe, ou parce
qu'ils estimaient ce nombre-là lui être plus convenable,
attendu qu'il avait le bruit d'avoir été engendré par
Neptune. Et l'on sacrifie aussi à Neptune tous les hui­
tièmes jours de chaque mois, à cause que le nombre de
huit est le premier cubique, procédant de nombre pair, et
le double de premier nombre carré, qui représente une
fermeté immobile, proprement attribuée à la puissance
de Neptune, lequel pour cette raison nous surnommons
Asphalius et Gaeiochus, qui valent autant à dire comme,
assurant et affermissant la terre96 •
VIE DE ROMULUS

1 . Diversité des opm10ns sur l'origine d e Rome. III. Naissance


de Romulus et de Rémus. VI . Ils sont allaités par une louve.
VII . Leurs premières inclinations. XII. Fondation de Rome.
XV. Rémus eft tué par Romulus. Enceinte de Rome. XIX.
Ordonnances militaires de Romulus. Formation de la Légion.
Création du Sénat. XX. Enlèvement des Sabines. XXIV. Vic­
toire remportée sur Acron, roi des Céniniens. XXV. Origine
du Triomphe. XXVI . Premières conquêtes des Romains. Le
Capitole pris par les Sabins. XXVIII. Romulus invoque Jupiter
Stator. XXIX. Les Sabines soutiennent le parti des Romains.
XXX. Union des Romains et des Sabins. Nombre des Tribus.
XXXIII. Fêtes. XXXIV. Inftitution des Veftales et du feu sacré.
XXXV. Lois. Le parricide inconnu à Rome six cents ans.
XXXVI. Q!!erelle de Tatius, rois des Sabins. Sa mort. XXXVII.
Romulus s'empare de Fidènes, et en fait une colonie. Pefte dans
Rome. XXXVIII . Défaite des Camérins. XXXIX. Guerre des
Veïens. XLI . Romulus viélorieux commence à exercer un empire
dur. XLIII. Il disparaît. XL V. Honneurs divins qui lui sont
rendus sous le nom de Q!!irinus.
De l 'an 769 à l 'an 71 f avant j.-C. ; 39• année depuù la fondation
de Rome.

1. Les historiens ne s'accordent pas à écrire par qui


ni pour quelle cause le grand nom de la ville de Rome,
la gloire duquel s'est étendue par tout le monde, lui ait
été premièrement imposé : parce que les uns tiennent
que les Pélagiens, après avoir couru la plus grande partie
de la terre habitable, et avoir dompté plusieurs nations,
finalement s'arrêtèrent au lieu où elle est à présent
fondée ; et que pour leur grande puissance en armes,
ils imposèrent le nom de Rome à la ville qu'ils b âtirent,
qui signifie, en langage grec, puissance. Les autres disent
qu'après la prise et destruaion de Troie, il y eut quelques
Troyens qui, s'étant sauvés de l'épée, s'embarquèrent
sur des vaisseaux qu'ils trouvèrent d'aventure au port,
et furent j etés par les vents en la côte de la Toscane, où
ROMULUS

ils posèrent les ancres près la rivière du Tibre ; et là


leurs femmes se trouvant déjà si mal, qu'elles ne pou­
vaient plus nullement endurer le travail de la mer, il
y en eut une, la plus noble et la plus sage de toutes,
nommée Rome, qui conseilla à ses compagnes de mettre
le feu en leurs vaisseaux, ce qu'elles firent, dont leurs
maris du commencement furent bien malcontents ; mais
depuis étant contraints par la nécessité de s'arrêter auprès
de la v ille de Pallantium, quand ils virent que leurs
affaires y prospéraient mieux qu'ils n'eussent osé espérer,
y trouvant la terre fertile, et les peuples voisins doux et
gracieux qui les reçurent amiablement, entre autres
honneurs qu'ils firent en récompense à cette dame Rome,
ils appelèrent leur ville de son nom, comme de celle qui
avait été cause de la bâtir. Et dit-on que de là commença
la coutume qui dure encore aujourd'hui à Rome, que
les femmes saluent leurs parents et leurs maris en les
baisant en la bouche, parce que lors ces dames troyennes
saluèrent et caressèrent ainsi leurs maris, après leur avoir
brûlé leurs navires, en les priant de vouloir apaiser leur
courroux et maltaient contre elles.
II. Les autres disent que Rome fut fille d'ltalus et de
Lucarie, ou bien de Télèphe, fils d'Hercule, et femme
d'Énée ; autres disent, d'Ascagne, fils d'Énée : laquelle
donna son nom à la ville. Autres y en a qui tiennent que
ce fut Romanus, fils d'Ulysse et de Circé, qui fonda
Rome : autres veulent dire que ce fut Romus, fils d'Éma­
thion, que Diomède y envoya de Troie. Les autres
écrivent que ce fut un Romis, tyran des Latins, qui
chassa de ce quartier-là les Toscans,' lesquels partant de
la Thessalie étaient premièrement passés en la Lydie, et
puis de la Lydie en Italie.
III. Q!!i plus est, ceux mêmes qui tiennent que
Romulus (comme il y a plus d'apparence) fut celui qui
donna le nom à la ville, ne sont pas d'accord touchant
ses ancêtres, parce que les uns écrivent qu'il fut fils
d'Énée et de Dexithée, fille de Phorbas, et qu'il fut
apporté petit enfant en Italie avec son frère Rémus,
mais que lors la rivière du Tibre étant sortie hors de
rive, tous les autres bateaux y périrent, excepté la nacelle
où étaient ces deux petits enfants, laquelle de bonne
fortune vint à se poser tout doucement en un endroit
de la rive qui était uni et plain ; et qu'étant par ce moyen
ROMULU S 39

les enfants sauvés contre toute espérance, le lieu en fut


depuis appelé Rome. Les autres disent que Rome, fille
de cette première dame troyenne, fut mariée avec Latinus
fils de Télémaque, duquel elle eut Romulus. Les autres
écrivent que ce fut Émilie, fille d'Énée, et de Lavinie,
laquelle fut engrossée par le dieu Mars. Les autres
content une chose touchant la naissance de Romulus,
où il n'y a vérisimilitude quelconque : car ils disent
qu'il fut jadis un roi d' Albe nommé Tarchétius, homme
fort méchant et cruel, en la maison duquel apparut par
permission des dieux une telle vision : C'est qu'il sourdit
en son foyer une forme de membre viril, laquelle y
demeura par plusieurs jours ; et disent qu'en ce temps­
là y avait en la Toscane un oracle de Thétis 1 , duquel on
apporta à ce mauvais roi Tarchétius une telle réponse,
qu'il fît que sa fille, qui était encore à marier, eût la
compagnie dudit monstre, parce qu'il en naîtrait un fils
lequel serait très renommé pour sa vaillance, et qui en
force de corps et prospérité de fortune surpasserait tous
ceux de son temps. Tarchétius communiqua cet oracle
à l'une de ses filles, et lui commanda qu'elle s'approchât
du monstre : ce qu'elle dédaigna de faire, et y envoya
l'une de ses servantes, dont Tarchétius fut si aigrement
courroucé, qu'il les fit toutes deux prendre pour les faire
mourir ; m:üs la nuit en dormant la déesse Vesta s'apparut
à lui, qui lui défendit de le faire ; à l'occasion de quoi
il leur commanda de lui ourdir une pièce de toile en la
prison, à la charge qu'elles seraient mariées quand elles
l'auraient achevée. Ces filles étaient tout le long du jour
après, mais la nuit il en venait d'autres, par le comman­
dement de Tarchétius, qui défaisaient tout ce qu'elles
avaient fait et tissu le jour. Cependant la servante, qui
avait été engrossée du monstre, se délivra de deux beaux
fils jumeaux, lesquels Tarchétius bailla à un nommé
Tératius, lui enjoignant de les faire mourir. Ce Tératius
les porta sur le bord de la rivière, là où il vint une louve
qui leur donna la mamelle, et des oiseaux de toutes
sortes qui leur apportèrent de petites miettes, et les leur
mirent dans la bouche, jusqu'à ce qu'un bouvier les
aperçut, qui s'en émerveilla fort, et prit la hardiesse de
s'en approcher, et enlever les enfants, lesquels ayant
ainsi été préservés, quand ils furent depuis parvenus en
âge d'homme, coururent sus à Tarchétius et le défirent.
ROM U L U S

C'est u n nommé Promathion, lequel a écrit une histoire


italique, qui fait ce conte ; mais quant au propos qui a
plus d'apparence de vérité, et qui est aussi confirmé par
plus de témoins, ç'a été Dioclès Péparéthien, que Fabius
Piél:or suit en plusieurs choses, qui l'a le premier mis
en avant entre les Grecs, au moins quant aux principaux
points.
IV. Et combien qu'en ce propos même il y ait encore
quelques variétés, toutefois en somme le discours en
est tel : La lignée des rois d' Albe descendus d'Énée, par
succession de père en fils, vint à la fin à tomber en deux
frères, Numitor et Amulius, desquels Amulius, quand
ce vint à faire leurs partages, 6t deux lots de tous leurs
biens, mettant pour l'un le royaume, et pour l'autre
tout l'or et l'argent comptant, et tout le trésor qui avait
été apporté de Troie. Numitor choisit le royaume pour
sa part, mais Amulius se trouvant l'or et l'argent entre
mains, et à cause d'icelui se sentant le plus fort, lui ôta
facilement le royaume, et craignant que sa fille n'eût
des enfants qui l'en pussent un jour débouter, il la rendit
religieuse à la déesse Vesta, pour user ses jours en virgi­
nité et n'être jamais mariée. (Aucuns la nomment Rhéa,
autres Sylvia, et autres Ilia.) Mais toutefois peu de temps
après elle fut trouvée enceinte, contre la règle et la pro­
fession des religieuses Vestales. Si n'y eut rien qui la
sauvât qu'elle ne fût promptement mise à mort, que les
prières de la fille du roi Amulius nommée Antho, laquelle
intercéda pour elle envers son père ; ce néanmoins elle
fut étroitement resserrée, sans que personne hantât ni
parlât avec elle, de peur qu'elle n'accouchât sans le su
d'Amulius. A la fin elle se délivra de deux enfants
jumeaux, beaux et grands à merveille, ce qui fit encore
plus grande peur que devant à Amulius. Si commanda
à l'un de ses serviteurs qu'il prît les deux enfants, et les
allât jeter. Aucuns disent que ce serviteur avait nom
Faustulus, les autres tiennent que c'était celui qui les
enleva ; comment que ce soit, celui qui eut charge de les
jeter les mit dans une auge, et s'en alla vers la rivière en
intention de les j eter dedans ; mais il la trouva si enflée
et courant si roide, qu'il ne s'osa approcher du fil de
l'eau, et les posa sur le bord. Cependant la rivière crois­
sant toujours vint à la fin à sortir de rive, tellement que
l'eau alla jusques dessous l'auge, qui la souleva tout clou-
ROMULUS 41

cernent, et la porta en un endroit uni et plain, que l'on


appelle maintenant Cermanum, et anciennement Ger­
manum, comme j e crois, parce que les Romains appellent
les frères de père et de mère germani.
V. Or y avait-il auprès de ce lieu-là un figuier sau­
vage que l'on nommait Ruminalis du nom de Romulus,
comme la plupart estiment ; ou à cause que les bêtes
paissantes se soulaient retirer dessous, à la grande cha­
leur du jour, pour y ruminer à l'ombre ; ou bien à cause
que les deux enfants y furent allaités par la louve, parce
que les anciens Latins appelaient la mamelle Ruma, et
appellent encore aujourd'hui la déesse que l'on réclame
pour élever les enfants de mamelle, Rumilia, aux sacri­
fices de laquelle on n'use point de vin, mais y offre-t-on
du lait, [et de l'eau mêlée avec du miel] .
VI. Ces deux enfants donc étant là ainsi gisants, on
écrit qu'il y survint une louve, laquelle leur donna à
téter, et un pivert qui aida aussi à les nourrir et garder.
Ces deux bêtes sont estimées être sacrées au dieu Mars,
et les Latins honorent et révèrent singulièrement le
pivert. Ce qui aida grandement à faire croire le dire de
la mère, laquelle affirma qu'elle avait conçu les deux
enfants du dieu Mars ; toutefois aucuns disent qu'elle
prit cette opinion par erreur, parce qu' Amulius qui la
dépucela !'alla trouver tout armé, et la força. Les autres
tiennent que le nom de la nourrice qui nourrit de
mamelle les deux enfants, donna occasion au bruit com­
mun de fourvoyer en cette fable, à cause de l'ambiguïté
de sa signification, parce que les Latins appellent d'un
même nom Lupas, c'est-à-dire louves, les femelles des
loups, et les femmes qui abandonnent leur corps à tous
venants comme faisait cette nourrice, femme de Faus­
tulus, qui emporta les enfants en sa maison. Elle s'appe­
lait en son droit nom Acca Laurentia, à qui les Romains
sacrifient encore aujourd'hui : et lui offre le prêtre de
Mars, au mois d'avril, les effusions de vin et de lait
accoutumées dans les funérailles, et la fête même
s'appelle Laurentia2 • Il est bien vrai qu'ils honorent
encore une autre Laurentia, pour telle occasion : le
sacristain du temple d'Hercule ne sachant un jour à quoi
passer son temps, comme il est vraisemblable, convia
de gaieté de cœur le dieu à jouer aux dés avec lui, sous
condition que s'il gagnait, Hercule serait tenu de lui
ROMULUS

envoyer quelque bonheur ; e t s'il perdait aussi, qu'il


apprêterait très bien à souper à Hercule, et lui amènerait
une belle femme pour coucher avec lui. Les conditions
du jeu ainsi articulées, le sacristain jeta les dés pour
Hercule premièrement, et puis après pour soi-même. Il
advint qu'Hercule gagna, et le sacristain reconnaissant
bonne foi, et estimant être raisonnable qu'il accomplît
la paétion que lui-même avait faite, apprêta un beau
souper, et loua cette Laurentia courtisane, laquelle était
bien belle, mais non encore guère renommée ; et l'ayant
festoyée dans le temple même, y fit dresser un lit, et
après le souper l'enferma dedans, comme si Hercule eût
dû venir coucher avec elle ; et dit-on que véritablement
il y vint, et qu'il lui commanda qu'elle s'en allât le
matin sur la place, et y saluât le premier homme qu'elle
y rencontrerait, en le retenant pour son ami. Ce qu'elle
fit, et trouva le premier un nommé Tarrutius, homme
déjà fort âgé, lequel avait amassé beaucoup de biens,
et si n'avait point d'enfants : aussi n'avait-il jamais été
marié. Il s'accointa de cette Laurentia, et l'aima telle­
ment, que depuis venant à mourir, il la laissa son héri­
tière de plusieurs grands biens, dont elle-même laissa
depuis la plus grande partie au peuple romain par son
testament. Et dit-on qu'étant déjà fort renommée et
honorée, comme celle que l'on estimait être l'amie d'un
dieu, elle disparut au même lieu où était enterrée la pre­
mière Laurentia. Le dieu s'appelle aujourd'hui Vela­
brum, pour autant que la rivière venant à déborder, on
était souvent contraint de passer en bateau pour aller
par cet endroit-là sur la place, et appelait-on cette
manière de passer en bateau, Vélatura3 • Les autres disent
que ceux qui faisaient des jeux et passe-temps publics
pour gagner la faveur du peuple, avaient accoutumé de
couvrir de voiles et de toiles ce passage-là, par où l'on
va de la place aux lices où se font les courses de chevaux,
en commençant à cet endroit-là : et les Romains appellent
en leur langue une voile velum. C'est la cause pour
laquelle cette seconde Laurentia est honorée à Rome.
VII. Faustulus donc, le maître porchier d'Amulius,
enleva les deux petits enfants, sans que personne en sût
rien, comme les uns disent, ou, comme les autres le
content avec plus de semblance de vérité, du su et avec
intelligence de Numitor, lequel secrètement fournit
R OM U L U S 43
argent à ceux qui les nourrirent. Car on dit même qu'ils
furent portés en la ville des Gabiens, là où ils apprirent
les lettres, et toutes autres choses honnêtes, que l'on a
accoutumé de faire apprendre aux enfants de bonne et
noble maison ; et dit-on qu'ils furent nommés Rémus et
Romulus, à cause que l'on les trouva tétant le pis d'une
louve. Si montra bien incontinent la beauté de leurs
corps, seulement à voir leur taille, et les traits de leurs
visages, de quelle nature ils seraient ; mais à mesure qu'ils
allèrent croissant, le courage leur crût aussi, et devinrent
hommes assurés et hardis, de sorte qu'ils ne se troublaient
ni ne s'étonnaient aucunement pour quelque danger qui
se présentât devant leurs yeux. Toutefois il semblait bien
que Romulus avait plus de sens et d'entendement que
son frère : car en toutes choses qu'ils avaient à démêler
avec leurs voisins, touchant la chasse ou les bornes de
leurs pâturages, il donnait évidemment à connaître qu'il
était né pour commander, et non pas pour obéir. A cette
cause étaient-ils tous deux bien voulus de leurs sem­
blables et de ceux qui étaient de plus basse condition
qu'eux ; mais au reste, quant à ceux qui avaient la super­
intendance sur les troupeaux du roi, ils n'en faisaient
compte, disant qu'ils n'avaient rien de meilleur qu'eux,
et ne se souciaient point de leur courroux ni de leurs
menaces, mais s'adonnaient à tous exercices et toutes
occupations honnêtes, n'estimant point que vivre en oisi­
veté, sans travailler, fût chose belle ni bonne : mais
plutôt exerciter et endurcir son corps à chasser, courir,
combattre les brigands, poursuivre les larrons, et à
secourir ceux auxquels l'on faisait tort. Pour lesquelles
raisons ils furent en peu de temps fort renommés ; et
s'étant ému d'aventure quelque débat et différend entre
les pasteurs d' Amulius et ceux de Numitor, de manière
que ceux de Numitor emmenaient par force partie du
bestial des autres, ils ne le purent endurer, mais allèrent
après, et les battirent très bien : et leur ayant fait prendre
la fuite, ramenèrent la plus grande partie des bêtes qu'ils
emmenaient ; de quoi Numitor fut fort courroucé, mais
eux ne s'en soucièrent guère, mais amassèrent à l'entour
d'eux bonne troupe d'hommes vagabonds, qui n'avaient
ni feu ni lieu, et de serfs fugitifs qu'ils débauchaient eux­
mêmes, en leur donnant hardiesse et courage de se
dérober de leurs maîtres.
44 ROMULUS

VIII. Mais un jour, pendant que Romulus était


empêché à quelque sacrifice, parce qu'il était homme
dévot, aimant à sacrifier aux dieux, et qu'il s'entendait en
l'art de deviner et prédire les choses à advenir, les bergers
de Numitor rencontrèrent d'aventure Rémus mal accom­
pagné : si se ruèrent soudainement sur lui, et y eut des
coups donnés, et des gens blessés d'une part et d'autre ;
toutefois ceux de Numitor à la fin furent les plus forts,
et prirent au corps Rémus, lequel ils menèrent aussitôt
devant Numitor, et alléguèrent plusieurs plaintes et
charges à l'encontre de lui. Numitor ne l'osa faire punir
de son autorité privée, parce qu'il redoutait son frère qui
était homme terrible : mais il s'en alla devers lui et le
pria à grande instance de lui faire j ustice, et ne souffrir
que lui, qui était son propre frère, fût ainsi outragé par
ses gens. Il n'y avait celui en la ville d' Albe qui ne trouvât
fort mauvais le tort que Numitor disait lui avoir été fait,
et qui ne dît publiquement que ce n'était pas un person­
nage que l'on dût ainsi offenser ; de manière qu'Amulius,
ému de ces raisons, lui livra entre ses mains Rémus, pour
en faire punition telle que bon lui semblerait. Parquai
Numitor l'emmena chez lui ; mais quand il fut en sa
maison, il se prit à considérer mieux, et non sans admi­
ration, ce beau jeune homme, qui en hauteur et en force
de corps surpassait tous les autres ; et apercevant en son
visage une constance assurée, une hardiesse et fermeté de
courage qui ne fléchissait ni ne s'étonnait point pour
quelque danger qu'il vît devant ses yeux, et oyant aussi
raconter ses œuvres et ses faits répondant à ce qu'il
voyait ; mais principalement étant, à mon avis, incité par
quelque secrète inspiration des dieux, qui bâtissaient le
fondement de grandes choses, il commença, partie par
conjeéture, et partie par cas d'aventure, à se douter de la
vérité : si lui demanda qui il était, et qui était son père et
sa mère, parlant à lui d'une voix plus douce, et avec un
visage plus humain que devant, pour l'assurer et lui
donner bonne espérance.
I X. Rémus lui répondit hardiment : « Certes je ne te
» cèlerai rien de la vérité, car tu me sembles, seigneur,
» plus digne d'être roi que ton frère Amulius, parce que
» tu enquiers et écoutes avant que de condamner, et lui
» condamne avant que ouïr les parties. Jusqu'ici nous
» avons pensé être enfants de deux serviteurs du roi,
ROMULUS 45

» c'est à savoir de Faustulus et de Laurentia : je dis nous,


» parce que nous sommes deux frères jumeaux. Mais
» depuis que l'on nous a faussement accusés envers toi,
» et que par telles calomnies on nous a mis à tort en
» danger de nos vies, nous entendons dire des choses
» étranges de nous, desquelles le péril où nous sommes
» à présent éclaircira la vérité : car on dit que nous avons
» été engendrés miraculeusement, et nourris et allaités
» plus étrangement, dans les premiers jours de notre
» enfance ayant été alimentés par les oiseaux et par les
» bêtes sauvages auxquelles on nous avait exposés en
» proie. Car une louve nous donna la mamelle (ce dit-on),
» et un pivert nous apporta des miettes à la bouche sur
» le bord de la grande rivière, où nous avions été jetés
» dans une auge, laquelle est encore aujourd'hui en son
» entier, bandée de lames de cuivre, sur lesquelles y a
» quelques lettres engravées à demi effacées, qui serviront
» à l'aventure un jour d'enseignes de reconnaissance
» inutiles à nos parents, lorsqu'il n'en sera plus temps,
» après que nous aurons été défaits. » Numitor adonc
rapportant ces paroles au temps et à l' âge que le jeune
homme montrait avoir, à considérer son visage ne rejeta
point l'espérance qui lui riait, mais fit en sorte qu'il
trouva moyen d'en parler secrètement à sa fille, laquelle
pour lors était encore étroitement gardée.
X. Mais cependant Faustulus, averti que Rémus était
prisonnier, et que le roi l'avait déjà livré entre les mains
de son frère Numitor pour en faire la justice, s'en alla
solliciter Romulus de le secourir, en lui donnant lors
à entendre de qui ils étaient fils, parce qu'auparavant il ne
leur avait jamais dit, sinon en paroles couvertes, et ne
leur en avait déclaré qu'en passant, autant seulement qu'il
suffisait pour leur élever un petit peu le cœur ; et quant
et quant prenant lui-même l'auge, s'en alla vers Numitor
à grande hâte, tout effrayé pour le danger présent où il
pensait que fût Rémus. Cela donna occasion de soupçon
aux gardes du roi qui étaient à la porte de la ville, et
encore se rendit-il plus suspeét quand il se troubla en
répondant aux interrogatoires que l'on lui fit, avec ce que
l'on découvrit l'auge qu'il portait sous son manteau. Or
y avait-il d'aventure entre ces gardes un qui était celui
auquel les enfants avaient été baillés pour les aller jeter,
et avait été présent quand ils furent exposés à la merci
ROMULUS

de la fortune celui-là reconnut adonc l'auge, tant à la


façon comme aux lettres qui étaient dessus engravées, et
se douta incontinent de ce qui était vrai. Si ne mit pas
la chose à nonchaloir, mais l'alla déclarer au roi, et
ensemble lui mena Fausl:ulus pour lui en faire confesser
la vérité. Fausl:ulus, se trouvant en cette perplexité, ne se
put pas maintenir du tout invincible, qu'il ne confessât
quelque chose, mais aussi ne se laissa-t-il pas du tout
aller : car il avoua bien que les enfants étaient vivants,
mais il dit qu'ils étaient bien loin de la ville d'Albe, là
où ils gardaient les bêtes aux champs ; et quant à l'auge,
qu'il l'allait porter à Ilia, parce qu'elle l'avait par plu­
sieurs fois prié de la lui faire voir et toucher afin qu'elle
se pût mieux assurer de son espérance qui lui promettait
qu'elle reverrait un jour ses enfants.
XI. Si advint lors à Amulius ce qui advient ordinaire­
ment à ceux qui se troublent, et qui font quelque chose
en crainte ou en courroux : car il fut si étourdi qu'il
envoya tout sur l'heure un, qui au demeurant était
homme de bien, mais grand ami de son frère Numitor,
lui demander s'il avait point entendu que les enfants de
sa fille fussent en vie. Ce personnage arrivant au logis de
Numitor, le trouva presque sur le point d'embrasser et
accoler Rémus, et par son témoignage lui confirma son
espérance, l'admonestant au surplus de mettre prompte­
ment la main à l'œuvre, et dès lors en avant demeura de
leur côté.
XII. D'autre part aussi l'occasion ne leur donnait pas
loisir de différer l'entreprise, encore qu'ils l'eussent
voulu : car Romulus était déjà bien près de la ville, et
s'allaient joindre à lui plusieurs des citoyens d'Albe, qui
craignaient ou haïssaient Amulius ; outre lesquels, encore
amenait-il bon nombre de combattants départis par cen­
taines, chacune desquelles était conduite par un centenier,
qui marchait devant sa troupe portant un faisceau d'herbe
ou de menus bois attaché au bout d'une perche. Les
Latins appellent ces faisceaux-là manipulos, d'où vient
qu'encore aujourd'hui en une armée de Romains, les
soudards qui sont sous une même enseigne s'appellent
manipulaires. Ainsi Rémus sollicitant ceux de la ville,
et Romulus amenant gens de dehors, le tyran Amulius
se trouva si troublé et si effrayé, que sans se pourvoir
d'aucune chose qui lui pût être salutaire, il fut surpris en
RO M U L U S 47

son palais et tué. Voilà comment à peu près le récitent


Fabius Piél:or , et Dioclès Péparéthien, qui le premier, à
mon avis, a écrit la fondation de la ville de Rome ; tou­
tefois il y en a qui estiment que ce sont toutes fables et
contes faits à plaisir. Mais si me semble-t-il qu'ils ne sont
pas à rejeter, ni à décroire du tout, si nous voulons
considérer les étranges effets que la fortune fait bien sou­
vent, et aussi la grandeur de l'Empire romain, lequel ne
fût jamais parvenu à la puissance où il se trouve mainte­
nant, si les dieux ne s'en fussent mêlés dès le commence­
ment, et s'il n'eût eu quelque étrange origine et miracu­
leux fondement.
XIII. Ayant donc Amulius ainsi été occis, après que
toutes choses furent apaisées et remises en bon ordre,
Rémus et Romulus ne voulurent point demeurer en la
ville d'Albe n'en étant point seigneurs, ni aussi en être
seigneurs, tant que leur aïeul maternel serait en vie. Par­
quoi après l'avoir remis en son état, et avoir fait à leur
mère l'honneur qui lui appartenait, ils proposèrent de
s'en aller bâtir une ville aux lieux où ils avaient premiè­
rement été nourris : car c'était la plus honnête couleur
qu'ils pouvaient prendre pour se départir d'Albe ; mais
à l'aventure étaient-ils contraints de ce faire, voulussent
ou non, pour le grand nombre de bannis et de serfs
fugitifs qui s'étaient amassés à l'entour d'eux, dans les­
quels consistait toute leur force, laquelle venait à se
perdre si une fois ils se débandaient et se départaient
d'avec eux. Ainsi fallait-il qu'ils habitassent à part, en
quelque lieu séparé, pour les retenir : car qu'il soit vrai
que les habitants de la ville d'Albe ne voulussent point
que tels bannis et fugitifs se mêlassent parmi eux, ni les
recevoir en leur ville pour être leurs concitoyens, il appert
assez premièrement parce qu'ils ravirent des femmes, ce
qu'ils ne firent point par insolence, mais par expresse
nécessité, parce qu'ils ne trouvaient pas qui leur en
voulût bailler, et le peut-on connaître parce qu'ils por­
tèrent très grand honneur à celles qui furent ravies.
Davantage quand leur ville commença un petit à prendre
pied, ils firent un temple de refuge pour tous affligés et
fugitifs, qu'ils appelèrent le temple du dieu Asyléus, où
il y avait franchise pour toute manière de gens qui le
pouvaient gagner, et se j eter dedans : car ils ne rendaient
ni le serf fugitif à son maître, ni le débiteur à son créan-
ROM U L U S

cier, n i l'homicide a u justicier, alléguant pour toute


défense, que l'oracle d'Apollon Delphique leur avait
expressément enjoint de donner franchise libre et assurée
à tous ceux qui recourraient à eux, de manière qu'en peu
de temps leur ville par ce moyen fut toute pleine ; car
autrement l'on dit qu'à la première fondation il n'y
eut pas plus de mille maisons, comme nous dirons ci­
après.
XIV. �and se vint donc à fonder leur ville, les
deux frères eurent incontinent débat ensemble pour le
lieu où elle devait être fondée, à cause que Romulus
bâtit ce que l'on appelle Rome carrée, et voulut qu'elle
demeurât en la place qu'il avait choisie ; mais Rémus
son frère choisit un autre endroit fort d'assiette sur le
mont Aventin, qui de son nom fut appelé Rémonium,
et maintenant se nomme Rignarium : à la fin toutefois
ils accordèrent entre eux qu'ils décideraient ce différend
par le vol des oiseaux qui donnent heureux présage des
choses à advenir. Ainsi s'étant assis en divers lieux à
part pour les contempler, on dit qu'il apparut à Rémus
six vautours, et à Romulus douze. Les autres disent que
Rémus véritablement en vit six, et que Romulus feignit
du commencement en avoir vu deux fois autant ; mais
que quand Rémus fut venu devers lui, alors il lui en
apparut douze véritablement. C'est la cause pour laquelle
les Romains jusqu'aujourd'hui, dans les significations et
pronostications du vol des oiseaux, observent fort les
vautours. Vrai est que l'historien Hérodorus Pontique
écrit" qu'Hercule se réjouissait quand il lui apparaissait
un vautour sur le point qu'il commençait quelque entre­
prise, parce que c'est la bête de ce monde la moins mal­
faisante, comme celle qui ne fait dommage ni ne gâte
chose quelconque que les hommes sèment, plantent ou
nourrissent, attendu qu'elle se paît de charogne seule­
ment, et ne blesse ni ne tue jamais chose qui ait vie ;
encore ne touche-t-elle point aux oiseaux morts pour
la conformité du genre qui est entre eux, là où les aigles,
les ducs et les sacres meurtrissent, tuent et mangent ceux
mêmes qui sont de leur propre espèce ; et toutefois,
comme dit Eschyle :

Comment pourrait être l'oiseau goulu,


Q!!i va mangeant son semblable, impollu• ?
RO M U L U S 49
Davantage les autres oiseaux sont toujours, par
manière de dire, devant nos yeux, et se présentent ordi­
nairement à nous, là où le vautour est chose bien rare
et malaisée à voir, et ne trouve-t-on pas facilement leurs
aires. Ce qui a donné occasion à quelques-uns de prendre
une opinion fausse, que les vautours soient oiseaux de
passage, et qu'ils viennent par-deçà de quelque pays
étrange . Et les devins tiennent que telles choses qui ne
sont pas ordinaires, et que l'on voit bien peu souvent
advenir, ne sont point naturelles, mais envoyées mira­
culeusement par les dieux pour pronostiquer quelque
chose.
XV. �ant Rémus sut la tromperie que son frère
lui avait faite, il s'en courrouça à bon escient : et comme
Romulus fit faire un fossé à l'entour du pourpris, qu'il
voulait enfermer de murailles, non seulement il s'en
moqua par mépris, mais encore empêcha l'œuvre, et à
la fin par manière de moquerie sauta par-dessus. Bref
il fit tant, que finalement il y fut tué de la main propre
de Romulus, comme les uns disent, ou comme les autres
tiennent, par la main de l'un de ses gens qui s'appelait
Céler. En ce débat moururent aussi Faustulus et Plis­
tinus son frère, qui lui avait aidé à nourrir et élever
Romulus. �oi que ce soit, cettui Céler s'absenta de
Rome, et se retira au pays de la Toscane ; et dit-on que
de lui les hommes prompts et soudains ont été depuis
appelés Célères, comme entre autres �intus Métellus,
lequel, après la mort de son père, ayant en bien peu de
jours fait voir au peuple un combat d'escrimeurs à
outrance, que les Romains appellent gladiateurs, il en
fut surnommé Céler, pour autant que les Romains
s'émerveillèrent comment il avait pu faire ses apprêts en
si peu de temps .
XVI. Au reste, Romulus ayant enterré son frère, et
ses deux nourriciers, au lieu que l'on appelle Rémonia,
se mit à bâtir et fonder sa ville, envoyant quérir des
hommes en la Toscane, qui lui nommèrent et ensei­
gnèrent de point en point toutes les cérémonies qu'il
avait à y observer selon les formulaires qu'ils en ont,
ni plus ni moins que si c'était quelque mystère ou
quelque sacrifice. Si firent tout premièrement une fosse
ronde au lieu qui maintenant s'appelle Comitium, dans
laquelle ils mirent des prémices de toutes les choses
ROM U L U S

dont les hommes usent légitimement comme bonnes,


et naturellement comme nécessaires ; puis y jetèrent
aussi un peu de la terre dont chacun d'eux était venu, et
mêlèrent le tout ensemble (cette fosse en leurs cérémo­
nies s'appelle le Monde, du même nom que les Latins
appellent l'Univers), et à l'entour de cette fosse tracèrent
le pourpris de la ville qu'ils voulaient b âtir, ni plus ni
moins que qui décrirait un cercle à l'entour d'un centre.
Et cela fait, le fondateur de la ville prend une charrue,
à laquelle il attache un soc d'airain, et y attelle un taureau
et une vache, et lui-même conduisant la charrue tout à
l'entour du pourpris, fait un profond sillon, et ceux qui
le suivent ont la charge de renverser au-dedans de la
ville les mottes de terre que le soc de la charrue enlève,
et n'en laisser pas une tournée au-dehors. Cette trace
du sillon est le circuit que doit avoir la muraille, ce
qu'ils appellent en latin Pomœrium, par un raccourcis­
sement de syllabes, comme qui dirait post murum,
c'est-à-dire derrière les murs, ou joignant les murs.
Mais au lieu où ils ont pensé de faire une porte, ils
ôtent le soc, et portent la charrue, en laissant un espace
de la terre non labouré : d'où vient que les Romains
estiment toute l'enceinte des murailles sainte et sacrée,
excepté les portes, parce que si elles eussent été sacrées
et sanél:ifiées, on eût fait conscience d'apporter dedans,
et d'emporter hors de la ville par icelles aucunes choses
nécessaires à la vie de l'homme, qui toutefois ne sont
pas pures.
XVII. Or tient-on que cette cérémonie de fondation
fut certainement faite le vingt-unième jour d'avril, parce
que les Romains fêtent encore ce jour-là, et l'appellent
la fête de la nativité de leur pays : auquel jour ils ne sacri­
fiaient anciennement chose quelconque qui eût vie, esti­
mant qu'il fallait que le jour consacré à la naissance de
leur ville demeurât pur et net, sans être souillé ni conta­
miné de sang ; toutefois si avaient-ils, premier que Rome
fût fondée, une autre fête pastorale, qu'ils célébraient ce
même jour-là, et l'appelaient Palilia6 • Or sont mainte­
nant les commencements des mois des Romains tout
différents de ceux des Grecs : si est-ce que l'on tient
pour tout certain que le jour auquel Romulus fonda sa
ville fut assurément celui que les Grecs appellent Tri­
cada, c'est-à-dire le trentième, auquel y eut éclipse de
ROM U L U S

lune', que l'on estime avoir été vue et observée par le


poète Antimaque, natif de la ville de Téos, en la troi­
sième année de la sixième olympiade.
XVIII. Mais du temps de Marcus Varron, homme
doél:e, et qui avait autant lu aux anciennes histoires que
Romain qui fut oncques, il y avait un de ses amis nommé
Tarrutius, homme grand philosophe et mathématicien,
et se mêlant du calcul de l'astrologie pour le plaisir de
la spéculation seulement, en quoi il était tenu pour excel­
lent. Varron lui proposa un thème qu'il cherchât l'heure
et le jour de la naissance de Romulus, en la colligeant
par la conséquence de ses aventures, ni plus ni moins
qu'il se fait dans les résolutions de quelques proposi­
tions géométriques, parce qu'ils disent que par un même
artifice se peut prédire ce qui doit advenir à un homme
en sa vie, quand on a su l'heure de sa nativité, et con­
naître aussi l'heure de sa nativité, quand on sait ce qui
lui est advenu en sa vie. Tarrutius donc fit ce que Varron
lui proposa : et ayant bien considéré les aventures, les
faits et gestes de Romulus, combien il vécut, et comment
il mourut, le tout assemblé et conféré ensemble, il
prononça hardiment, que pour certain il avait été conçu
dans le ventre de sa mère au premier an de la seconde
olympiade, le vingt-troisième jour du mois que les
Égyptiens appellent Chœac [qui est le mois de décembre],
environ les trois heures du jour ; à laquelle heure y eut
éclipse entière de soleil ; et qu'il en était sorti le vingt�
unième du mois de Thoth, qui est le mois de septembre,
environ le soleil levant ; et que Rome fut par lui fondée
le neuvième jour du mois que les Égyptiens appellent
Pharmuthi, qui répond au mois d'avril, entre deux et
trois heures du jour : car ils veulent dire qu'une ville
a sa révolution et son temps de durée préfix, aussi bien
que la vie de l'homme, et qu'on le connaît par la situation
des astres au jour de sa naissance. Ces choses et autres
semblables plairont, à l'aventure, plus aux leél:eurs pour
la nouveauté et curiosité, qu'elles ne les offenseront pour
leur fausseté.
XIX. Mais après qu'il eut fondé sa ville, il divisa
premièrement par troupes tous ceux qui étaient en âge
de porter armes. Il y avait en chacune de ces troupes
trois mille hommes de pied, et trois cents chevaux : et
furent appelés légions, pour autant qu'elles étaient
ROMULUS

composées d'hommes élus et choisis entre tous les


autres, pour combattre ; et le surplus de la commune fut
appelé Populus, qui vaut autant à dire comme peuple.
Après cela il créa cent conseillers les plus apparents, et
les plus gens de bien de la ville, lesquels il appela Patri­
ciens, et toute la compagnie ensemble, Sénatus, qui vaut
autant à dire proprement, comme qui dirait le conseil
des anciens. Si furent appelés Patriciens, comme aucuns
veulent dire, parce qu'ils étaient pères d'enfants légi­
times ; ou comme les autres estiment, parce qu'ils pou­
vaient montrer leurs pères, ce que peu des premiers
habitants eussent pu faire. Si ce n'est que l'on veuille
dire que ce nom leur fut imposé de Patrocinium, qui
vaut autant à dire comme, patronage ou proteél:ion,
duquel mot on use encore aujourd'hui en la même signi­
fication : à cause que l'un de ceux qui suivirent Évandre
en Italie s'appelait Patron, lequel étant homme secou­
rable et qui supportait les pauvres et petits, donna son
nom à cet office d'humanité. Mais il me semblerait plus
vraisemblable de dire que Romulus les eût ainsi appelés,
parce qu'il estimait que les plus gros et les plus puissants
devaient avoir soin et sollicitude paternelle des menus ;
joint aussi que c'était pour enseigner aux petits qu'ils
ne devaient point craindre l'autorité des grands, ni être
marris des honneurs et prééminences qu'ils avaient,
mais user de leur port et faveur en leurs affaires, avec
toute bienveillance, en les nommant et les tenant pour
leurs pères : car jusqu'aujourd'hui les étrangers appellent
bien ceux qui sont du sénat, seigneurs ou capitaines,
mais les naturels Romains les appellent Patres conscripti,
qui est un nom de grand honneur et de grande dignité,
sans envie. Il est vrai que du commencement ils furent
appelés Patres seulement, mais depuis, parce qu'il y
en eut plusieurs ajoutés aux premiers, on les nomma
Patres conscripti, comme qui dirait pères ajoutés, qui
est le plus vénérable nom qu'il eût su inventer pour
mettre différence entre les sénateurs et le peuple. Au
demeurant, il sépara encore les autres puissants citoyens
d'avec le bas et menu populaire, en appelant les uns
Patroni, qui est autant à dire comme défenseurs et pro­
teél:eurs, et les autres Clientes, qui signifie adhérents, ou
reçus en sauve-garde ; et engendra entre eux une mer­
veilleuse bienveillance, qui les lia les uns aux autres
ROMULUS

par plusieurs grandes obligations réciproques, parce que


les patrons déclaraient à leurs adhérents les lois, défen­
daient leurs causes en j ugement, les conseillaient et pre­
naient toutes leurs affaires en main ; et réciproquement
aussi les adhérents faisaient la cour à leurs patrons ; non
seulement en leur portant tout honneur et révérence,
mais aussi en les secourant d'argent pour leur aider à
marier leurs filles ou à payer leurs dettes, s'ils étaient
pauvres ; et n'y avait ni loi ni magistrat qui pût con­
traindre le patron de porter témoignage à l'encontre de
son adhérent ou suivant, ni le suivant à l'encontre de
son patron ; et depuis, tous les autres droits d'alliance
sont bien demeurés entre eux, excepté seulement que
l'on a trouvé laid et lâche que les grands et puissants
prissent argent des petits 8 •
XX. Mais à tant avons-nous assez parlé de cette
matière : au demeurant, quatre mois après que la ville
eut été fondée, ainsi comme l'écrit Fabius, fut fait le
ravissement des femmes 9 ; et y en a aucuns qui disent
que ce fut Romulus, lequel étant homme belliqueux de
sa nature, et se confiant en quelques prophéties et
réponses des dieux, qui disaient être prédestiné que sa
ville deviendrait très grande et très puissante, moyennant
qu'elle fût élevée en guerres et accrue par armes, chercha
cette couleur pour outrager les Sabins ; et qu'il soit vrai,
ils disent qu'il n'en fit pas ravir beaucoup, mais trente
filles seulement, comme celui qui demandait plutôt occa­
sion de guerre qu'il n'avait besoin de mariages, ce qui
toutefois ne me semble pas vraisemblable. Mais au
contraire voyant que sa ville s'était incontinent remplie
de gens de toutes pièces, dont il y en avait bien peu qui
eussent des femmes, parce que c'étaient gens ramassés
de tous pays, et la plupart pauvres nécessiteux que l'on
ne connaissait point, de manière que leurs voisins les
avaient en grand mépris, et ne s'attendait-on pas qu'ils
dussent longuement demeurer ensemble, il espéra, par
le moyen de ce ravissement, de leur donner entrée en
l'alliance des Sabins, et commencement de se mêler
aucunement avec eux, quand ils traiteraient leurs femmes
doucement. Si entreprit d'exécuter le rapt en cette
manière : il fit premièrement courir un bruit partout qu'il
avait trouvé l'autel d'un dieu caché dans terre ; et appe­
lèrent ce dieu Consus, soit que ce fût un dieu de conseil,
RO M U L U S

parce que les Romains appellent encore aujourd'hui en


leur langage le conseil, consilium ; et les premiers magis­
trats de leur ville, consules, comme qui dirait conseillers ;
ou que ce fût Neptune que l'on surnomme le chevalier,
ou bien le patron des chevaux 10 ; parce que cet autel est
aujourd'hui dans les grandes lices, couvert et caché tout
le reste du temps, excepté quand on fait les j eux des
courses des chevaux11 • Les autres disent que parce qu'il
faut qu'un conseil soit ordinairement tenu secret et
couvert, ils tinrent à bonne cause cet autel du dieu
Consus caché dans terre ; mais quand il fut découvert,
Romulus en fit un sacrifice de joie magnifique, et envoya
publier partout qu'à certain jour préfix on jouerait à
Rome des jeux publics et ferait-on une fête solennelle
où tous ceux qui y voudraient venir seraient reçus.
Grande multitude de peuple y accourut de toutes parts ;
et lui fut assis au plus honorable lieu des lices, vêtu
d'une belle robe de pourpre, accompagné des princi­
paux hommes de sa ville à l'entour de lui ; et avait baillé
le signe pour commencer le ravissement, quand • il se
lèverait debout, et qu'il plierait un pan de sa robe et
puis le déplierait. A cette cause étaient ses gens au guet
avec leurs épées : lesquels aussitôt qu'ils aperçurent le
signe, s'en coururent çà et là, les épées traites au poing,
avec grands cris, ravir et enlever les filles des Sabins,
laissant fuir les hommes sans leur faire autrement
déplaisir. Si disent aucuns qu'il n'y en eut que trente
ravies seulement, des noms desquelles furent appelées
les trente lignées du peuple romain ; toutefois Valérius
Antias écrit qu'il y en eut cinq cent vin �t-sept ; et Juba,
six cent quatre-vingt-trois 12 • En quoi fatt grandement à
noter pour la décharge de Romulus, ce qu'il n'en prit
jamais qu'une seule, qui avait nom Hersilie, laquelle
depuis fut cause de moyenner et traiter appointement
entre les Sabins et ceux de Rome : car cela montre bien
que ce ne fut point pour faire inj ure aux Sabins ni pour
satisfaire à aucun désordonné appétit qu'ils entreprirent
ce ravissement, mais pour conjoindre deux peuples
ensemble avec les plus étroits liens qui soient entre les
hommes. Cette Hersilie, comme aucuns disent, fut
mariée à un Hostilius, le plus noble qui fût lors entre
les Romains, ou, comme les autres écrivent, à Romulus
même, qui en eut deux enfants ; le premier fut u ne fille
ROMULUS 55

qui eut nom Prima, parce que c'était la première ; l'autre


fut un fils qu'il nomma Aollius, à cause de l'amas du
peuple qu'il avait assemblé en sa ville, et depuis a été
surnommé Abillius. Ainsi l'écrit Zénodote Trézénien ;
en quoi toutefois plusieurs lui contredisent 13 •
XXI. Mais entre ceux qui ravissaient alors les filles
des Sabins, on dit qu'il se trouva quelques gens de petit
état, qui en emmenaient une belle et grande à merveille.
Ils rencontrèrent par cas d'aventure en leur chemin
aucuns des principaux de la ville, qui la leur voulurent
ôter par force : et l'eussent fait n'eût été qu'ils se prirent
à crier qu'ils la menaient à Talassius, lequel était un
j eune homme bien estimé et bien voulu d'un chacun ;
car quand les autres entendirent que c'était pour lui, ils
en firent grande fête, et les en louèrent, de sorte qu'il
y en eut aucuns qui tournèrent tout court avec eux, et
les accompagnèrent pour l'amour de Talassius, en criant
à haute voix, et répétant souvent son nom ; dont est
venue la coutume que j usqu'aujourd'hui les Romains
chantent en leurs noces Talassius, ni plus ni moins que
les Grecs chantent Yménéus, parce que l'on dit qu'il fut
heureux d'avoir rencontré cette femme. Mais Sextius
Sylla, Carthaginois, homme de gentil esprit et de bon
savoir, m'a autrefois dit que c'était le cri et le signe que
Romulus avait baillé à ses gens pour commencer le
ravissement : à l'occasion de quoi ceux qui en empor­
taient allaient criant ce mot Talassius, et que de là est
demeurée la coutume que l'on le chante encore aux noces.
Toutefois, la plupart des auteurs, mêmement Juba,
estiment que c'est un admonestement pour avertir les
nouvelles mariées à penser de faire leur besogne, qui
est de filer, ce que les Grecs appellent Talassia, n'étant
pas encore pour lors les paroles italiennes mêlées parmi
les grecques. Et si cela est vrai, que pour lors les Romains
usassent de ce terme de Talassia comme nous autres
Grecs, on en pourrait par conjeB:ure rendre une autre
raison où il y aurait plus d'apparence : car quand les
Sabins, après la bataille, eurent fait paix avec les Romains,
ils mirent au traité un article en faveur des femmes,
qu'elles ne seraient point tenues de servir à leurs maris
en autre besogne qu'à filer la laine. Dont est depuis
venue la coutume que ceux qui baillent leurs filles en
mariage, ou qui conduisent les nouvelles mariées, ou
RO M U L U S
bien qui sont présents aux noces, crient par jeu aux nou­
veaux mariés, en riant, Talassius, comme témoignant
que l'on ne mène l'épousée en la maison de son mari à
charge d'autre service que de filer la laine.
XXII. De là est aussi demeurée l'usance jusqu'aujour­
d'hui que la nouvelle mariée n'entre pas d'elle-même
par-dessus le seuil de l'huis de la maison de son mari,
mais la porte-t-on au-dedans, parce que lors les Sabines
furent ainsi enlevées et emportées par force. Et dit-on
encore que la coutume de mépartir les cheveux des nou­
velles mariées avec le fer d'un javelot vient aussi de là,
étant signe que ces premières noces furent faites par
force d'armes et, par manière de dire, à la pointe de
l'épée, ainsi comme nous avons plus amplement écrit
au livre où nous rendons les causes des façons de faire
et coutumes de Rome 14 • Ce ravissement fut exécuté
environ le dix-huitième jour du mois qui lors s'appelait
sextilis, et maintenant se nomme augustus : auquel jour
on célèbre encore la fête que l'on appelle Consalia16 •
XXIII. Or étaient bien les Sabins gens de guerre et
avaient grand nombre de peuple, mais ils habitaient en
des bourgades non fermées de murailles, étant chose
appartenant à leur magnanimité de ne craindre rien,
comme ceux qui étaient descendus des Lacédémoniens.
Toutefois se voyant gagés et obligés par otages qui leur
tenaient de si près, et craignant que leurs filles ne fussent
maltraitées, ils envoyèrent des ambassadeurs vers
Romulus, par lesquels ils lui firent des offres et remon­
trances fort raisonnables : « �'il leur fît rendre leurs
» filles sans user de force ni de violence ; et puis après
» qu'il les fît demander en mariage à leurs parents,
» ainsi que la raison et les lois le voulaient, afin que du
» gré et consentement des parties, les deux peuples
» vinssent à contraéter amitié et alliance ensemble. » A
quoi Romulus fit réponse qu'il ne rendrait point les
filles que ses gens avaient ravies, mais qu'il priait bien
fort les Sabins de vouloir avoir pour agréable leur
alliance.
XXIV. Parquoi cette réponse ouïe, pendant que les
autres princes et communautés des Sabins s'amusaient à
consulter et à se préparer, Acron, roi des Céniniens,
homme courageux et bien entendu au fait de la guerre,
et qui dès le commencement avait eu suspeétes les
ROMU L U S

hardies entreprises de Romulus, voyant encore d e nou­


veau ce ravissement de leurs filles, estima qu'il devait
être déjà redoutable à tous ses voisins, et non tolérable
s'il n'était châtié. Si commença le premier à lui courir
sus et à lui faire la guerre avec une puissante armée.
Romulus de l'autre côté lui alla aussi à l'encontre. �and
ils furent si près l'un de l'autre qu'ils se purent entre­
voir, ils se défièrent l'un l'autre à combattre d'homme à
homme au milieu de leurs deux armées sans qu'elles se
bougeassent. Et Romulus faisant sa prière à J upiter,
lui promit et voua qu'il lui ferait offrande des armes de
son ennemi s'il lui donnait la gr âce de le défaire. Comme
il fit : car il le tua sur-le-champ, puis donna la bataille à
ses gens, qu'il rompit, et après tout prit sa ville, là où
il ne fit mal ni déplaisir quelconque à ceux qu'il trouva
dedans, sinon qu'il leur commanda de démolir et détruire
leurs maisons, et s'en aller avec lui habiter à Rome, là
où ils auraient tous mêmes droits et mêmes privilèges
que les premiers habitants . Il n'y a rien eu qui ait plus
augmenté la ville de Rome que cette façon de j oindre
et incorporer toujours avec soi ceux qu'elle avait vaincus.
XXV. Mais Romulus voulant s'acquitter de son vœu
en sorte que son offrande fût très agréable à J upiter, et
très déleB:able à voir à ses citoyens, coupa un beau grand
et droit chêneau, qui se rencontra de bonne aventure au
lieu où son camp était logé, et l'accoutra en forme de
trophée, pendant et attachant à l'entour par ordre les
armes du roi Acron ; puis ceignit sa robe, et mettant un
chapeau de laurier par-dessus sa longue perruque16 ,
chargea sur son épaule droite le chêneau, avec lequel il
se prit à marcher devant vers sa ville, commençant à
chanter un chant royal de viB:oire, étant suivi par toute
son exercite en armes j usques dans Rome : là où ses
citoyens le reçurent à grande j oie et grandes louanges.
Cette pompeuse entrée a donné commencement et répu­
tation pour se faire désirer, aux triomphes qui se sont
faits depuis, mais l'offrande du trophée fut dédiée à
Jupiter surnommé Férétrien, parce que ½e mot latin
Ferire signifie frapper et tuer : et la prière qu'avait faite
Romulus était qu'il pût férir et occire son ennemi. Telles
dépouilles s'appellent en latin Spolia opima, pour autant,
ce dit Varron, que Opes signifie richesse ; toutefois il me
semblerait plus vraisemblable de dire qu'elles aient été
ROMULUS

nommées de ce mot Opus, qui signifie œuvre ou atl:e,


parce qu'il faut que ce soit le chef même de l'armée qui
ait tué de sa propre main le capitaine en chef des ennemis,
pour pouvoir offrir cette offrande de dépouilles, que l'on
appelle Spolia opima, comme qui dirait, dépouilles prin­
cipales. Ce qui n'est encore advenu qu'à trois capitaines
romains seulement : dont le premier fut Romulus, qui
tua Acron, roi des Céniniens ; le second fut Cornélius
Cossus, qui tua Tolumnius, capitaine général des Tos­
cans ; le tiers fut Claudius Marcellus, qui occit de sa main
Britomartus, roi des Gaulois. Et quant aux deux derniers,
Cossus et Marcellus, ils entrèrent en la ville portant leurs
trophées sur des chariots triomphants ; mais Romulus,
non. Et pourtant a failli en cet endroit Denys l'historien,
écrivant que Romulus entra dans Rome dessus un chariot
de triomphe : car ce fut Tarquin, fils de Démarate, qui le
premier éleva les triomphes en cette superbe magnifi­
cence ; les autres tiennent que ce fut Valérius Publicola
qui entra le premier dessus un chariot triomphal. Q!!ant
à Romulus, on voit encore à Rome ses statues portant ce
trophée toutes à pied.
XXVI. Après cette prise de Céniniens, les habitants
des villes de Fidène, Crustumerium, Antemne, se ban­
dèrent ensemble contre les Romains, pendant que les
autres Sabins étaient encore à s'apprêter. Si y eut bataille,
en laquelle ils furent défaits : et abandonnèrent leurs
villes en proie à Romulus, et leurs terres à départir à qui
il voudrait, et eux à transporter à Rome. Romulus dis­
tribua leurs terres à ses citoyens, excepté celles qui appar­
tenaient aux pères des filles qui avaient été ravies ; car il
voulut que ceux-là les retinssent. De quoi les autres
Sabins étant grièvement indignés, élurent capitaine
général un nommé Tatius, et allèrent avec une puissante
armée devant la ville de Rome, laquelle était alors diffi­
cile à approcher, ayant pour boulevard le château assis
où est aujourd'hui le Capitole ; et y avait dedans grosse
garnison, dont était capitaine Tarpeïus, et non pas sa
fille Tarpeïa, comme aucuns veulent dire, qui font
Romulus un sot ; mais la fille du capitaine , Tarpeïa,
vendit la place aux Sabins,, pour l'envie qu'elle eut d'avoir
les bracelets d'or qu'ils portaient à l'entour de leurs bras,
et leur demanda pour loyer de sa trahison ce qu'ils por­
taient en leurs bras gauches. Tatius le lui promit ; et elle
ROMUL U S 59
leur ouvrit la nuit une porte, par laquelle elle mit les
Sabins dans le ch âteau. Antigone donc n'a pas été seul
qui a dit qu'il aimait ceux qui trahissaient, et avait en
haine ceux qui avaient trahi ; ni César Auguste qui dit à
Rymitalce Thracien, qu'il aimait la trahison, mais qu'il
haïssait les traîtres : mais est une commune affeél:ion que
l'on a vers les méchants, pendant que l'on a affaire d'eux,
ni plus ni moins que ceux qui ont affaire du fiel et du
venin de quelques bêtes venimeuses, car ils sont bien
aises quand il les trouvent, et qu'ils les prennent, pour
s'en servir à leur besoin : mais quand ils en ont pris ce
qu'ils ont voulu, ils haïssent leur malice. Ainsi en fit alors
Tatius ; car, quand il fut dans la forteresse, il commanda
aux Sabins que, suivant la promesse qu'il avait faite à
Tarpeïa, ils ne lui épargnassent ni retinssent rien de tout
ce qu'ils portaient en leurs bras gauches : et en tirant lui­
même le premier de son bras le bracelet qu'il y portait, lui
jeta, et son écu après ; tous les autres en firent autant, de
sorte qu'étant portée par terre à coups de bracelets, et de
pavois , elle mourut accablée sous le faix ; toutefois Tar­
peïus fut aussi lui-même atteint et convaincu de trahison
à la poursuite de Romulus, comme Juba dit que Sulpicius
Galba l'a écrit. Au demeurant ceux qui écrivent autre­
ment de cette Tarpeïa, disant qu'elle était fille de Tatius
capitaine des Sabins, et qu'elle couchait par force avec
Romulus ; et qu'après avoir fait la trahison que nous
avons dite, elle en fut ainsi punie par son propre père,
ceux-là, dis-j e, entre lesquels est Antigone, ne sont aucu­
nement croyables. Et encore plus rêve le poète Simylus,
qui dit que Tarpeïa vendit le Capitole, non aux Sabins,
mais au roi des Gaulois, duquel elle était amoureuse, et
le dit en ces vers :
Tarpeïa la jeune garce folle,
Q!ii demeurait auprès du Capitole,
Fit prendre Rome, ayant si grande envie
D 'être en amours du roi Gaulois servie,
Q!i'elle trahit, dessous cette espérance,
Le roi son père avec sa demeurance,
Et un petit après, en parlant de la manière de sa mort, il
dit encore :
Or des Gaulois la populeuse armée
Dedans le Pô ne l 'a point abîmée,
60 ROM U L U S
Mais d e leurs bras martiaux ont jeté
Dessus son corps si grande quantité
De leurs pavois, que la fille dolente
Dessous le faix souffrit mort violente".

Cette fille donc ayant été enterrée au lieu même, tout le


mont en fut depuis appelé Tarpeïen, et lui dura ce nom
j usqu'à ce que le roi Tarquin dédia toute la place à
Jupiter, car lors on transporta ses os ailleurs, et faillit son
nom ; sinon que j usqu'auj ourd'hui on appelle encore une
roche, qui est en un endroit de ce mont du Capitole,
Rupes Tarpeïa, de laquelle on soulait anciennement pré­
cipiter en bas les malfaiteurs.
X XVII. Q!!and donc les Sabins furent saisis de la for­
teresse, Romulus en étant fort courroucé, les envoya
défier de venir à la bataille : ce que Tatius ne refusa point,
voyant que si d'aventure ils étaient forcés, ils avaient une
sûre retraite, car le lieu d'entre les deux armées, auquel
ils devaient combattre, était tout alentour environné de
petites montagnes, de sorte qu'il était apparent que le
combat y serait âpre et pénible à cause de la malaisance
du lieu, auquel on ne pourrait ni fuir, ni chasser guère
loin, tant la place était contrainte. Or était, par cas d'aven­
ture, quelques j ours auparavant, la rivière du Tibre sortie
hors de rive, et en était demeuré un bourbier plus pro­
fond qu'il ne semblait à le voir par-dessus, parce que
c'était en lieu plain, à l'endroit même où est la grande
place de Rome : on n'en connaissait rien à l'œil, parce que
le dessus était croûté : au moyen de quoi il était plus aisé
d'y tomber, et plus malaisé de s 'en tirer, à cause que le
dessous enfondrait. Si allaient les Sabins donner droit
dedans, n'eût été le danger de Curtius, qui de bonne
fortune les en garda. C'était un des plus nobles et des
plus vaillants hommes des Sabins, lequel, étant monté
sur un coursier, marchait bien loin devant la troupe des
autres. Le coursier s'alla j eter dans le bourbier, et lui qui
était dessus, le sentant enfondrer, tâcha bien du com­
mencement à l'en faire sortir à force de le piquer et de
le harasser ; mais à la fin voyant qu'il ne s'en pouvait
tirer, il le laissa là, et se sauva. L'endroit où cela fut
en est encore auj ourd'hui appelé de son nom, Lacus
Curtius. Les Sabins donc, évitant ce danger, commen­
cèrent la bataille, qui fut âpre, et dura longuement sans
RO M U L U S

que la vitloire inclinât plus d'une part que d'autre ; et


néanmoins y mourut grand nombre de gens, entre les­
quels fut Hostilius, que l'on dit avoir été mari d'Hersilie,
et aïeul d'Hostilius, qui fut roi des Romains après Numa
Pompilius.
XXVIII. Depuis y eut encore plusieurs autres ren­
contres en peu de jours, comme l'on peut penser : mais
on fait mention de la dernière sur toutes les autres, en
laquelle Romulus reçut un coup de pierre en la tête, si
grand, que peu s'en fallut qu'il ne tombât en terre : telle­
ment qu'il fut contraint de se tirer un peu arrière de la
mêlée ; à l'occasion de quoi les Romains reculèrent aussi,
et s'enfuirent vers le mont Palatin, étant par force chassés
hors de la plaine. Romulus commençait déjà à se revenir
du coup qu'il avait reçu, et voulait retourner au combat,
criant tant qu'il pouvait à ses gens qu'ils demeurassent
et montrassent visage à l'ennemi ; mais ils ne laissaient
point pour son haut crier, de fuir toujours aval de route,
et n'y en avait pas un qui osât se retourner. Parquoi
levant adonc ses deux mains vers le ciel, il fit prière à
Jupiter qu'il lui plût arrêter la fuite de ses gens, et ne
permettre point que les affaires des Romains allassent
ainsi en ruine, mais les vouloir remettre sus. Il n'eut pas
plus tôt achevé sa prière, que plusieurs de ses gens, qui
fuyaient, commencèrent à avoir honte de fuir devant leur
roi, et leur vint soudain une assurance au lieu de frayeur,
de sorte qu'ils s'arrêtèrent premièrement à l'endroit où
est maintenant le temple de Jupiter Stator, qui vaut
autant à dire comme Arrêteur ; puis se ralliant ensemble
repoussèrent les Sabins jusqu'au lieu que l'on appelle de
présent Régia, et jusqu'au temple de la déesse Vesta : là
où ainsi comme les deux batailles se préparaient pour
recommencer à combattre derechef, il se présenta devant
eux une chose étrange à voir, et plus merveilleuse que
l'on ne saurait dire, qui les en garda. Car les Sabines que
les Romains avaient ravies accoururent, les unes d'un
côté, les autres d'un autre, avec pleurs, cris et clameurs,
se jetant à travers les armes, et les morts gisant sur la
terre, de manière qu'il semblait qu'elles fussent force­
nées, ou possédées de quelque esprit ; et en tel état
allèrent trouver leurs pères et leurs maris, les unes por­
tant leurs petits enfants de mamelle entre leurs bras, les
autres déchevelées, et toutes appelant ores les Sabins,
62 ROMUL U S
et ores les Romains, par les plus doux noms qui soient
entre les hommes, ce qui attendrit les cœurs aux uns et
aux autres, de façon qu'ils se retirèrent un petit, et leur
firent place entre les deux batailles. Si furent adonc leurs
cris et leurs regrets entendus clairement de chacun, et
n'y eut celui à qui elles ne fissent grande pitié, tant de les
voir en tel état, que d'ouïr les paroles qu'elles disaient,
en ajoutant aux franches remontrances de leurs raisons
les plus humbles prières et supplications dont elles se
pouvaient aviser.
XXIX. « Car quelle offense (disaient-elles) ni quel
» déplaisir vous avons-nous fait, pour lequel nous méri­
» tions tant de maux, que nous avons déjà soufferts,
» et que vous nous faites encore souffrir maintenant ?
» Nous avons été violentement et contre les lois ravies
» par ceux à qui nous sommes de présent ; mais nos
» pères, nos frères, nos parents et amis nous y ont
» laissées si longuement, que la longueur du temps, nous
» ayant liées des plus étroits liens du monde avec ceux
» que nous haïssions mortellement, nous contraint à
» cette heure d'avoir peur, en voyant combattre, et
» lamenter, en voyant mourir ceux qui alors nous
» ravirent injustement. Car vous ne nous êtes pas venus
» secourir lorsque nous étions encore entières, et retirer
» des mains de ceux qui nous détenaient iniquement;
» et vous venez maintenant pour ôter les femmes à
» leurs maris, et les mères aux petits enfants, de sorte
» que le secours que vous nous cuidez faire maintenant
» nous est plus grief que l'abandon que vous fîtes alors
» de nous ne nous a été douloureux : telle est l'amitié
» qu'ils nous ont portée, et telle la pitié que vous avez
» ores de nous. Si donc vous combattiez pour quelque
» autre occasion que pour nous, encore serait-il raison­
» nable que vous cessassiez le combat pour l'amour de
» nous, par qui vous êtes faits beaux-pères, aïeux, alliés
» et beaux-frères de ceux contre qui vous combattez.
» Mais si ainsi est que toute cette guerre ne soit entreprise
» que pour nous, nous vous supplions de tout notre
» cœur que vous nous vouliez recevoir avec vos
» gendres, et vos arrière-fils, et que vous nous rendiez
» nos pères, nos frères et parents, sans nous vouloir
» priver de nos maris et de nos enfants, ni nous vouloir
» rendre captives et prisonnières encore une autre fois. »
ROMU LU S

XXXI. Ces prières et remontrances d'Hersilie et des


autres dames Sabines entendues, les deux armées firem
une surséance d'armes, et parlèrent les deux chefs
ensemble : durant lequel parlement elles amenèrent leurs
maris et leurs enfants à leurs pères et à leurs frères, appor­
tèrent à boire et à manger à ceux qui en voulurent,
pansèrent ceux qui étaient blessés, et les emportant en
leurs logis leur montrèrent comme elles étaient maî­
tresses chez leurs maris, et comme ils faisaient grand
compte d'elles, et leur portaient tout honneur avec
amitié conj ugale ; de manière que finalement ils firent
appointement ensemble, par lequel fut accordé que les
Sabines qui voudraient demeurer avec ceux qui les
tenaient y demeureraient, exemptes de toute autre
besogne, et de tout autre service, comme nous avons dit
auparavant, sinon que de filer la laine ; et aussi que les
Sabins et les Romains habiteraient ensemble dans la
ville, laquelle serait appelée Rome du nom de Romulus,
et les habitants en seraient appelés Q!!irites, du nom de
la ville dont était Tatius le roi des Sabins ; et qu'ils
régneraient et gouverneraient par commun accord tous
deux ensemble. L'endroit où fut accordé cet appoin­
tement s'appelle encore aujourd'hui Comitium, parce
que Coïre18 en langage latin signifie s'assembler. Ainsi
la ville étant augmentée de la moitié, on ajouta cent
nouveaux patriciens sabins aux cent premiers romains,
et furent adonc faites les légions de six mille hommes de
pied, et de six cents de cheval, et distribua-t-on tous les
habitants en trois lignées, dont ceux de Romulus furent
appelés Ramnenses de son nom, ceux du côté de Tatius,
Tatienses, et ceux de la troisième, Lucerenses, à cause
du bocage, auquel il accourut grand nombre de gens
ramassés de toutes pièces, depuis que l'on y eut donné
franchise à tous venants, lesquels depuis furent faits
citoyens romains : car on appelle en latin les bocages,
Lucos. Or qu'il y ait eu du commencement à Rome
trois lignées seulement, et non plus, le mot même de
tribus, qui signifie lignée, le témoigne ; car ainsi les
appellent les Romains encore j usqu'aujourd'hui, et tri­
buns ceux qui en sont chefs ; mais chacune de ces
lignées principales en avait puis après dix autres particu­
lières sous soi, lesquelles aucuns estiment avoir été appe­
lées des noms des dames sabines, mais cela est faux,
RO M U L U S

parce que plusieurs portent les noms de quelques lieux.


XXXI. Toutefois il y eut lors plusieurs choses éta­
blies et ordonnées à l'honneur des dames, comme de
leur céder et donner le dessus quand on les rencon­
trerait par le chemin, ni dire rien de sale ni déshonnête
en leur présence ; de ne se dépouiller point à nu devant
elles, ni pouvoir être appelées en justice devant les juges
criminels connaissant des homicides ; que leurs enfants
porteraient au cou une façon de bague que l'on appelait
Bulla, pour autant qu'elle est presque faite comme ces
petites bouteilles qui s'engendrent dessus l'eau quand
il commence à pleuvoir ; et que leurs robes seraient
bordées de pourpre.
XXXII. Si ne conféraient pas les deux rois ensemble,
tout aussitôt que les affaires survenaient, mais en déli­
bérait chacun d'eux premièrement à part avec ses cent
sénateurs, et puis ils les assemblaient tous en un. Tatius
se tenait au lieu où maintenant est le temple de Junon
Moneta ; et Romulus, au lieu qui s'appelle aujourd'hui
les Degrés de belle rive, qui sont à la descente du mont
Palatin, ainsi que l'on va au parc des grandes lices, où
l'on dit qu'autrefois était le saint cormier, dont on fait
un tel conte : Romulus un jour voulant éprouver sa
force, lança (ce dit-on) depuis le mont Aventin jusques
là un javelot, duquel la hampe était de cormier : le fer
entra si avant dans la terre, qui était forte et grasse, que
nul ne la put arracher, encore que plusieurs y essayassent,
et en fissent tout leur effort. La terre étant propre à
nourrir arbres, couvrit le bout de la hampe, laquelle
prit racine, et commença à jeter branches, tellement
qu'avec le temps elle devint un beau et grand cormier
que les successeurs de Romulus enfermèrent de muraille
tout alentour, en le révérant et contregardant comme
chose très sainte : et si d'aventure quelqu'un !'allait voir,
qui le trouvât non frais ni verdoyant, mais comme arbre
qui se va fanant et séchant à faute de prendre nourri­
ture, il !'allait disant en effroi à tous ceux qu'il rencon­
trait : et eux, ni plus ni moins que si c'eût été pour
éteindre un feu, allaient criant partout : A l'eau, à l'eau :
et accourait-on de toutes parts avec des vaisseaux pleins
d'eau, pour l'arroser et abreuver. Mais du temps de
Caïus César, qui fit refaire ces degrés, les ouvriers,
comme l'on dit, en fouillant, et creusant tout à l'entour
ROMUL U S

de ce cormier, par mégarde en offensèrent les racines,


tellement que l'arbre en sécha de tout point.
XXXIII. Or reçurent les Sabins les mois des Romains
touchant lesquels nous avons écrit suffisamment en la
vie de Numa ; mais aussi Romulus usa de leurs écus, et
changea la façon des armes dont il usait auparavant tant
lui que ses gens : car ils portaient de petits boucliers à
la façons des Argiens. Et quant aux fêtes et sacrifices, ils
se les entrecommuniquèrent, et n'en ôtèrent pas une
de celles que l'un et l'autre peuple observait auparavant,
mais ils y en ajoutèrent d'autres nouvelles, comme celle
que l'on nomme Matronalia19 , qui fut instituée à l'hon­
neur des dames, parce qu'elles avaient été cause de faire
la paix ; et aussi celle de Carmentalia20 , en l'honneur de
Carmenta, laquelle aucuns estiment être la déesse fatale,
qui préside et domine à la naissance de l'homme ; à
raison de quoi les mères la réclament et l'honorent. Les
autres disent que c'était la femme d'Évandre Arcadien,
laquelle étant prophétesse inspirée du dieu Phébus, ren­
dait les oracles en vers, dont elle fut surnommée Car­
menta, parce que Carmina en latin signifie des vers :
car il est certain que son propre nom était Nicostrata.
Toutefois il y en a qui donnent une autre dérivation et
interprétation de ce mot de Carmenta, qui est plus vrai­
semblable, comme si c'était à dire, Carens mente, qui
signifie hors du sens, pour la fureur qui éprend ceux
qui sont inspirés d'esprit prophétique. Car en latin
Carere signifie être privé, et Mens signifie le sens et
l'entendement. �ant à la fête de Palilia, nous en avons
parlé ci-devant21 ; mais celle de Lupercalia22 , considéré
le temps auquel on la célèbre, semble avoir été instituée
pour une purification : car elle se célèbre aux jours
malencontreux du mois de février, lequel nom, à l'inter­
préter, signifie autant comme purificatif; et s'appelait
anciennement le jour auquel on la célébrait, Fébruata.
Mais le nom propre de la fête vaut autant à dire comme,
la fête aux Loups, pour laquelle cause il semble qu'elle
soit fort ancienne, ayant été instituée par les Arcadiens
qui vinrent avec Évandre ; combien que le nom soit
commun autant aux louves comme aux loups, et peut
avoir été imposé à cause de la louve qui nourrit Romulus :
car nous voyons que ceux qui courent ce jour-là par la
ville, que l'on appelle Luperci, commencent leur course
66 ROM U L U S

au lieu propre où l'on dit que Romulus fut exposé. Mais


il s'y fait des choses dont la cause et l'origine serait
bien malaisée à conjeél:urer : car on y tue des chèvres,
et amène-t-on deux jeunes garçons de noble maison, à
qui on touche le front avec le couteau teint au sang des
chèvres immolées, et puis les essuie-t-on incontinent
avec de la laine trempée en lait, et faut que les jeunes
garçons se prennent à rire après que l'on leur a ainsi
essuyé le front ; cela fait, on coupe les peaux des chèvres,
et en fait-on des courroies, qu'ils prennent en leurs
mains, et s'en vont courant par la ville tout nus, fors
qu'ils ont un linge ceint devant leur nature, et frappent
avec ces courroies ceux qu'ils rencontrent en leur che­
min ; mais les jeunes femmes ne les fuient point, mais
sont bien aises d'en être frappées, estimant que cela
leur sert à devenir grosses, et à facilement enfanter. Il
y a encore une autre particularité en cette fête : c'eilt
que les Luperques, c'est-à-dire ceux qui y courent, sacri­
fient un chien. Mais un poète, nommé Butas, en cer­
taines élégies qu'il a écrites, où il rend des causes fabu­
leuses des coutumes et cérémonies de Rome, dit que
Romulus, après avoir défait Amulius, s'en alla courant,
en grande joie, au lieu même où la louve leur donna à
téter à son frère et à lui : en mémoire de laquelle course
il dit que cette fête de Lupercalia se célèbre, et que des
jeunes garçons de noble maison y courent par la ville,
frappant et battant ceux qu'ils rencontrent en leur che­
min, en mémoire de ce que Rémus et Romulus coururent
depuis Albe jusqu'en ce lieu-là, ayant leurs épées traites
en leurs mains ; et que l'on leur touche le front avec un
couteau teint en sang, pour souvenance du danger d'être
tués, auquel ils furent alors ; et après tout, que l'on leur
essuie le front avec du lait, pour commémoration de la
manière comment ils furent allaités . Mais Caïus Acilius
écrit que Rémus et Romulus, avant que Rome fût bâtie,
égarèrent un jour leurs bêtes, et que pour les aller cher­
cher, après avoir fait leurs prières à Faune ils se mirent
à courir çà et là tout nus, de peur que la sueur ne les
empêchât, et que c'est la cause pour laquelle aujourd'hui
les Luperques courent tout nus. Et s'il est vrai que ce
sacrifice se fasse pour une purification, l'on pourrait dire
qu'ils immolent un chien à cette fin, ni plus ni moins
que les Grecs en leurs sacrifices de purgation portent
ROMULUS

dehors les chiens, et en plusieurs endroits observent


cette cérémonie de chasser les chiens, ce que l'on appelle
Périscylacisme23 ; ou bien, si c'est pour rendre grâces à
la louve qui allaita et garda de périr Romulus, que les
Romains solennisent cette fête, ce n'est pas sans propos
que l'on y sacrifie un chien, parce que c'est l'ennemi des
loups ; si d'aventure l'on ne voulait dire que ce fût
pour châtier cette bête, laquelle fâche et empêche les
Luperques, quand ils courent.
XXXIV. Aucuns disent aussi que ce fut Romulus qui
le premier institua la religion de garder le feu saint, et
qui ordonna les vierges sacrées que l'on appelle Vestales ;
les autres l'attribuent à Numa Pompilius. �oi que ce
soit, il est certain qu'il a été homme fort dévotieux, et
bien entendu en l'art de deviner les choses futures par le
vol des oiseaux, qui était la cause pour laquelle il portait
ordinairement le bâton augural, qui s'appelle en latin
Lituus. C'est une verge courbée par le bout, avec laquelle
les devins, quand ils s'asseyent pour contempler le,, vol
des oiseaux, désignent et marquent les régions du ciel.
On la gardait soigneusement dans le palais ; mais elle fut
égarée du temps de la guerre des Gaulois, quand la ville
de Rome fut prise, et depuis, après que les Barbares
eurent été chassés, fut retrouvée tout entière, à ce que
l'on dit, dans un haut monceau de cendres, sans avoir été
aucunement endommagée, là où toutes autres choses à
l'entour avaient été consommées ou gâtées par le feu.
XXXV. Il fit aussi quelques ordonnances, entre les­
quelles y en a une qui semble un peu dure, laquelle ne
permet point à la femme de laisser son mari, et donne
licence au mari de laisser sa femme, si d'aventure elle
avait empoisonné ses enfants, ou falsifié · ses clés, ou
commis adultère ; et si autrement il la répudiait, la
moitié de ses biens était adjugée à sa femme, et l'autre à
la déesse Cérès ; et commandait que celui qui répudiait
ainsi sa femme sacrifiât aux dieux de la terre. Mais cela
est propre et particulier à Romulus, que n'ayant établi
aucune peine contre les parricides, c'est-à-dire contre
ceux qui tuent leur père ou leur mère, néanmoins il
appelle parricide tout homicide, comme étant l'un exé­
crable, et l'autre impossible. Si a semblé longuement
qu'il avait eu raison de penser que jamais une telle
méchanceté n'adviendrait : car il ne s'est trouvé personne
68 ROM U L U S

à Rome qui ait commis tel crime l'espace de six cents ans
durant : et fut le premier parricide Lucius Ostius, après
la guerre d'Annibal. Mais à tant est-ce assez parlé de
ce propos.
XXXVI. Au demeurant, la cinquième année du règne
de Tatius, aucuns de ses parents et amis rencontrèrent
d'aventure en leur chemin quelques ambassadeurs venant
de la ville de Laurentum à Rome, sur lesquels ils se
ruèrent, et tâchèrent à leur ôter leur argent : et parce que
ces ambassadeurs ne leur voulurent pas bailler, mais se
mirent en défense, ils les tuèrent. Ce vilain cas ayant été
ainsi commis, Romulus était d'avis que l'on en devait
faire sur-le-champ punition exemplaire ; mais Tatius le
remettait de jour à autre, et lui usait toujours de quelque
défaite ; ce qui seul fut cause qu'ils entrèrent en dis­
sension apparente l'un contre l'autre, car au demeurant
ils s'étaient toujours comportés le plus honnêtement qu'il
était possible l'un envers l'autre, en conduisant et gou­
vernant toutes choses ensemble d'un commun accord
et consentement. Mais les parents de ceux qui avaient
été occis, voyant qu'ils ne pouvaient avoir justice à cause
de Tatius, l'épièrent un jour qu'il sacrifiait en la ville de
Lavinium avec Romulus, et le tuèrent sans rien demander
à Romulus, mais le louèrent comme prince juste et droi­
turier. Romulus fit bien emporter le corps de Tatius, et
l'inhuma fort honorablement au mont Aventin, environ
l'endroit qui s'appelle maintenant Armilustrium2� ; mais
au reste, il ne montra aucun semblant de vouloir venger
sa mort. Il y a quelques historiens qui écrivent que ceux
de la ville de Laurentum effrayés de ce meurtre, lui
livrèrent ceux qui l'avaient commis, mais que Romulus
les laissa aller, disant qu'un meurtre avait été justement
vengé par un autre. Cela donna occasion de dire et de
penser qu'il était bien aise d'être délivré de compagnon ;
toutefois les Sabins pour cela ne s'en émurent ni ne s'en
mutinèrent point, mais les uns pour amitié qu'ils avaient
déjà conçue envers lui, les autres pour sa puissance qu'ils
redoutaient, et les autres parce qu'ils l'adoraient comme
un dieu, persévérèrent à lui porter toujours tout honneur
et obéissance.
XXXVII. Plusieurs étrangers même révéraient aussi
la vertu de Romulus, comme entre les autres ceux que
l'on nommait alors les anciens Latins, lesquels envoyèrent
ROMULUS

devers lui, et traitèrent d'amitié et alliance avec lui.


Il prit aussi la ville de Fidène, qui était fort voisine de
Rome : et disent aucuns qu'il la surprit d'emblée, ayant
envoyé devant quelques gens de cheval pour rompre les
gonds qui soutenaient les portes, et puis y survenant avec
le demeurant de son armée, avant que ceux de la ville
s'en doutassent. Les autres écrivent que les Fidénates
coururent et fourragèrent les premiers son pays jusqu'aux
faubourgs de Rome, là où ils firent de grands maux, mais
que Romulus leur dressa embûche sur le chemin, à leur
retour, et en tua un bien grand nombre ; et si prit davan­
tage leur ville, laquelle toutefois il ne démolit point, mais
en fit une colonie, c'est-à-dire ville dépendante de Rome,
en y envoyant deux mille cinq cents bourgeois romains
pour y habiter. Ce qu'il fit le treizième jour du mois
d'avril, que les Romains appellent les Ides. �elque
temps après il s'éleva à Rome une peste si violente, que
les hommes en mouraient tout subitement, sans être
malades ; la terre ne p roduisait point de fruit, les bêtes
ne faisaient point de petits, et si plut des gouttes de sang
dans la ville : tellement que, outre les maux qu'il est
force que les hommes sentent en tels accidents, encore
avaient-ils une grande frayeur de l'ire et fureur des dieux.
Et quand on vit le semblable advenir aux habitants de la
ville de Laurentum, adonc n'y eut-il celui qui ne jugeât
que c'était expresse vengeance divine qui persécutait et
travaillait ces deux villes, pour le meurtre commis en la
personne de Tatius, et semblablement sur les personnes
des ambassadeurs qui avaient été occis. Par quoi les
homicides d'une part et d'autre furent mis en justice : et
la punition faite, les maux cessèrent évidemment en l'une
et en l'autre ville. Romulus purifia les villes avec quelques
sacrifices de purgation, que l'on fait encore aujourd'hui
à la porte qui s'appelle Férentine26 •
XXXVIII. Mais avant que la pestilence cess ât, ceux
de Camérin étaient venus assaillir les Romains et avaient
couru tout leur pays, estimant qu'ils ne le pourraient
défendre pour l'inconvénient de la peste qui les tra­
vaillait. Toutefois Romulus leur alla incontinent au­
devant avec son armée, et les défit en bataille, en laquelle
il mourut six mille hommes : et ayant pris leur ville, en
transporta à Rome la moitié des habitants qui étaient
demeurés de la déconfiture : puis fit venir de Rome deux
ROMULUS

fois autant que montait le reste des naturels Camériniens


pour habiter avec eux à Camérin, et fut cela fait un pre­
mier jour d'août : tant il y avait déjà grande multitude
d'habitants à Rome, depuis seize ans seulement qu'elle
était bâtie. Mais entre autre butin qu'il y gagna, il en
apporta un chariot de cuivre à quatre chevaux, lequel il
fit dresser au temple de Vulcain, et mettre dessus sa
statue, laquelle Viét:oire couronnait d'un chapeau de
triomphe26 •
XXXIX. Sa puissance étant ainsi accrue, les plus
faibles de ses voisins ployaient sous lui, et se conten­
taient de vivre en paix avec lui : mais les puissants en
avaient peur, et portaient envie à son accroissement,
estimant que ce n'était point sagement fait à eux de le
laisser ainsi croître à vue d'œil, et qu'il fallait de bonne
heure empêcher son accroissement, et lui rogner les ailes.
Les premiers des Toscans qui s'en mirent en effort furent
les Veïens, lesquels tenaient fort grand pays et habitaient
une grosse et puissante cité : et pour lui commencer la
guerre, l'envoyèrent sommer de leur rendre la ville de
Fidène, comme à eux appartenante ; ce qui n'était pas
seulement déraisonnable, mais aussi digne de moquerie,
attendu que lorsque les Fidénates avaient la guerre et
étaient en ·danger, ils ne les avaient pas secourus, mais
avaient souffert occire les personnes, et puis venaient à
demander les terres et maisons quand autres les possé­
daient. Pourtant Romulus leur ayant fait aussi une
réponse pleine de moquerie et de dérision, ils divisèrent
leur armée en deux, et en envoyèrent une partie contre
les habitants de Fidène, et avec l'autre s'en allèrent à
l'encontre de Romulus. Celle qui était allée devant la
ville de Fidène gagna la bataille, où elle tua deux mille
Romains ; mais l'autre fut aussi défaite par Romulus, et
y mourut huit mille hommes des Veïens.
XL. Depuis ils se rencontrèrent encore une autre fois
près la ville de Fidène, où il y eut bataille, en laquelle
tous confessent bien que le principal exploit fut fait de
la main propre de Romulus, lequel ce jour-là montra
toute la ruse et la hardiesse qui sauraient être en un bon
capitaine, et sembla avoir surpassé grandement l'ordi­
naire des hommes en force de corps et disposition de
personne ; mais néanmoins ce qu'aucuns en disent est
bien malaisé à croire, ou, pour mieux dire, du tout hors
ROMUL U S 71

de créance et de vérisimilitude : car ils écrivent qu'ayant


été tué en cette bataille quatorze mille hommes, plus de
la moitié en fut occise de la propre main de Romulus,
vu mêmement que chacun estime que ce soit une vaine
vanterie ce que les Messéniens racontent d'Aristomène,
qu'il immola aux dieux trois cents viél:imes, pour autant
de Lacédémoniens qu'il avait occis en une bataille 27 •
Leur armée donc ayant été rompue, Romulus laissa fuir
ceux qui se purent sauver de vitesse, et tira droit vers
leur ville ; mais ceux de dedans, après avoir fait une si
lourde perte, n'attendirent pas l'assaut, mais sortirent
au-devant avec humbles prières et le requirent de paix
et d'alliance, qui leur fut oél:royée pour cent ans, en
perdant pour l'amende une bonne partie de leur terri­
toire, qui s'appelle Septémagium28 , c'est-à-dire la sep­
tième partie, et en quittant aux Romains les salines qui
sont joignant la rivière, et baillant pour otages cinquante
des principaux d'entre eux. Romulus triompha encore
de ceux-là le jour des ides d'oél:obre, qui est le quinzième
du mois, menant en triomphe plusieurs prisonniers de
guerre, et entre autres le capitaine général des Veïens,
homme déjà ancien, qui s'était follement porté en sa
charge, et avait montré par effet être moins expérimenté
aux affaires de la guerre que son âge ne requérait. De là
vient qu'encore aujourd'hui, quand on sacrifie aux dieux
pour leur rendre grâces de quelque viél:oire, on mène au
Capitole à travers la place un vieillard vêtu d'une robe
de pourpre, avec la bague que l'on appelle bulla, que les
jeunes enfants de bonne maison portent à leur cou, et
y a un héraut qui marche après, criant à vendre les
Sardianiens, parce que l'on tient que les Toscans sont
extraits des Sardianiens 29 , et la ville de Veïes est assise
au pays de la Toscane.
XLI. Cette guerre fut la dernière qu'eut Romulus,
après laquelle il ne se put garder qu'il ne lui advînt ce qui
a accoutumé d'advenir presqu'à tous ceux qui, par extra­
ordinaires faveurs de la fortune, sont élevés en haut état,
et en grande puissance : car se confiant en la prospérité
de ses affaires, il commença à devenir présomptueux, et
à tenir plus de gravité qu'il ne soulait auparavant, sortant
des termes de prince courtois et accointable à tout le
monde, et se dévoyant aux façons de faire de monarchie
superbe et odieuse à chacun, premièrement pour les
RO M U L U S

habits, et pour le port et contenance qu'il prit ; car il


portait toujours une saye teinte en pourpre, et par-dessus
une longue robe de pourpre aussi, et donnait audience
étant assis en une chaire à dossier renversé en arrière,
ayant toujours à l'entour de lui de jeunes hommes que
l'on appelait Célères, c'esl:-à-dire vites, pour la grande
promptitude et célérité de laquelle ils exécutaient ses
mandements, et d'autres qui marchaient devant lui por­
tant des b âtons en leurs mains, dont ils faisaient retirer
la foule du peuple, et étant ceints de courroies, dont ils
liaient et garrottaient incontinent ceux qu'il comman­
dait. Or les Latins disaient anciennement ligare, pour
lier, mais maintenant ils disent alligare, d'où vient que les
huissiers et sergents sont appelés LiB:ores ; toutefois il me
semblerait vraisemblable de dire que l'on y avait ajouté
un c, et qu'auparavant ils s'appelaient Litores sans c,
parce que ce sont les mêmes que les Grecs appellent
Liturgos, c'esl:-à-dire officiers publics ; et encore aujour­
d'hui, Leïtos ou Laos en langage grec signifie le peuple.
XLII. Mais après que son aïeul Numitor fut décédé
en la ville d' Albe, se pouvant emparer du royaume,
comme à lui appartenant par droit de succession, il en
remit le gouvernement à la commune, pour gagner en
ce faisant la grâce du peuple : et tous les ans élisait un
magisl:rat pour faire droit, et adminisl:rer jusl:ice aux
Sabins30 • Cela enseigna aux nobles de Rome à désirer et
chercher un gouvernement libre, qui ne fût point sujet
au vouloir d'un roi seul, et où chacun commandât et
obéît à son tour. Car ceux que l'on nommait Patriciens
ne maniaient rien, mais avaient le nom et l'habit hono­
rable seulement, et les assemblait-on en conseil plus pour
une manière de faire, que pour avoir leur avis : car quand
ils étaient assemblés, il fallait qu'ils écoutassent le comman­
dement et l'ordonnance du roi sans dire mot, et puis
qu'ils se retirassent, n'ayant autre avantage, par-dessus le
menu populaire, sinon qu'ils savaient les premiers ce qui
s'était fait, et encore leur étaient toutes autres choses
moins grièves ; mais quand il disrribua lui-même, de son
autorité privée, à ses soudards les terres conquises sur
les ennemis, et qu'il rendit les otages aux Veïens sans
leur en parler, adonc sembla-t-il manifesl:ement qu'il fai­
sait grande injure au sénat.
XLIII. A l'occasion de quoi les sénateurs furent depuis
ROMULUS 73
soupçonnés de l'avoir fait mourir, quand peu de jours
après il disparut si étrangement que l'on ne sut jamais
qu'il devint ; ce qui fut le septième jour du mois que l'on
appelle maintenant juillet, qui lors se nommait quintilis,
sans laisser rien de certain que l'on pût assurer de sa
mort, sinon le temps tel que nous l'avons dit : car ce
jour-là on fait encore maintenant beaucoup de choses en
commémoration de l'accident qui lors advint31 • Et ne se
faut pas trop émerveiller de l'incertitude de sa mort,
attendu que Scipion l'Africain ayant été après souper
trouvé mort en sa maison, on ne sut jamais avérer ni
savoir comment il était mort. Car les uns disent qu'étant
maladif de sa complexion, il défaillit et mourut soudai­
nement ; les autres disent qu'il se fit lui-même mourir
avec du poison ; les autres cuident que ses ennemis
entrèrent secrètement la nuit en sa maison, et qu'ils
l'étouffèrent en son lit ; toutefois au moins trouva-t-on
son corps tout étendu, que chacun put considérer à
loisir, pour voir si l'on y trouverait quelque indice par
lequel on pût conjeél:urer la manière comment il serait
mort. Mais Romulus étant soudainement disparu, on ne
trouva ni partie aucune de son corps, ni pièce quelconque
de ses habillements. Et pourtant ont aucuns estimé que
les sénateurs se ruèrent tous ensemble sur lui dans le
temple de Vulcain, et qu'après l'avoir mis en pièces,
chacun d'eux en emporta une dans le repli de sa robe.
XLIV. Les autres pensent que cette disparition ne se
fit ni dans le temple de Vulcain, ni en la présence des
sénateurs seulement, mais disent que Romulus à l'heure
était hors la ville, près du lieu qui s'appelle le Marais de
la chèvre, là où il prêchait le peuple, et que tout soudain
le temps se changea, et se mua l'air si horriblement, que
l'on ne le saurait ni exprimer ni croire : car première­
ment le soleil perdit entièrement sa lumière, comme s'il
eût été nuit toute noire, et ces ténèbres ne furent pas
douces ni tranquilles, mais y eut des tonnerres horribles,
des vents impétueux, orages et tempêtes de tous côtés,
qui firent fuir le menu peuple, et l'écartèrent çà et là,
mais les sénateurs se serrèrent ensemble. Puis quand
l'orage fut passé, le jour revenu clair, et le ciel serein
comme devant, le peuple se rassembla, qui se mit à cher­
cher le roi, et à demander qu'il était devenu, mais les
seigneurs ne voulurent pas souffrir qu'ils en enquissent
74 ROMULUS
davantage, mais les admonestèrent de l'honorer et révérer
comme celui qui avait été ravi au ciel, et qui désormais
au lieu de bon roi leur serait dieu propice et favorable.
Le menu populaire pour la plus grande partie prit cela
en paiement, et fut tout réjoui d'entendre ces nouvelles,
et s'en alla adorant Romulus en son cœur avec bonne
espérance ; mais il y en eut quelques-uns qui, recherchant
la vérité du fait âprement et aigrement, troublèrent
fort les patriciens, leur mettant sus qu'ils abusaient
la rude multitude de vaines et folles persuasions, et
cependant que c'étaient eux-mêmes qui de leurs propres
mains avaient occis le roi.
XL V. Étant donc les choses en ce trouble, on dit qu'il
y eut l'un des plus nobles patriciens, Julius Proculus,
estimé fort homme de bien, et qui avait été grand ami
familier de Romulus, étant venu de la ville d'Albe avec
lui, lequel se présenta sur la place à tout le peuple, et
affirma par les plus grands et les plus saints serments
qu'on saurait faire, qu'il avait rencontré Romulus en
son chemin, plus grand et plus beau qu'il ne l'avait
oncques vu, armé à blanc d'armures claires et luisantes
comme feu, et que s'étant effrayé de le voir en tel état,
lui avait demandé : « Sire, pour quelle nôtre forfaiture,
» et à quelle intention nous as-tu laissés exposés aux
» fausses calomnies, et imputations iniques, dont nous
» sommes mécrus par ton département ? et pourquoi
» as-tu abandonné ta ville orpheline en deuil infini ? » A
quoi Romulus lui avait répondu : « Proculus, il a plu
» aux dieux, desquels j'étais venu, que je demeurasse
» entre les hommes, autant de temps comme j'y ai
» demeuré, et qu'après y avoir b âti une cité, qui en gloire
» et en grandeur d'empire sera une fois la première du
» monde, je m'en retournasse demeurer, comme devant,
» au ciel. Pourtant fais bonne chère, et dis aux Romains
» qu'en exerçant prouesse et tempérance, ils atteindront
» à la cime de puissance humaine ; et quant à moi, je
» vous serai désormais dieu proteB:eur et patron, que
» vous appellerez �irinus. » Ces paroles semblèrent
croyables aux Romains, tant pour les mœurs de celui qui
les disait, que pour le grand serment qu'il avait fait,
mais encore y eut-il ne sais quelle émotion céleste, sem­
blable à une inspiration divine, qui y aida : car personne
n'y contredit, mais tout soupçon et toute calomnie
ROMULUS 75

rejetés en arrière, chacun se mit à invoquer, prier et


adorer �irinus.
XL VI. Ces propos-là certainement ressemblent fort
aux contes que les Grecs font d' Aristéas Proconnésien,
et de Cléomède Astypaléen : car ils disent qu' Aristéas
mourut en l'ouvroir d'un foulon, et que ses amis vinrent
pour enlever son corps, mais qu'on ne sut qu'il devint ;
et que sur l'heure même il y eut quelques gens revenant
des champs qui affirmèrent l'avoir rencontré et parlé à
lui, et qu'il tenait le chemin de la ville de Crotone. Ils
disent aussi que Cléomède fut homme de grandeur et de
force outre nature, mais au demeurant furieux et insensé :
car après avoir fait plusieurs autres violences, finalement
il entra un jour dans une école pleine de petits enfants,
dont le comble était soutenu avec un pilier, et qu'il
frappa de sa main contre le pilier un si grand coup, qu'il
le rompit par le milieu, tellement que toute la couverture
tomba, qui froissa et tua tous les petits enfants. On courut
incontinent après lui pour le prendre ; mais il se jeta dans
un grand coffre, qu'il ferma sur lui, et tint le couvercle si
ferme par le dedans, que plusieurs ensemble, qui se per­
forcèrent de l'ouvrir, n'y surent oncques rien faire ; à
raison de quoi ils rompirent tout le coffre, mais quand
il fut en pièces, ils ne trouvèrent leur homme dans ni vif
ni mort ; dont ils furent fort étonnés, et envoyèrent
devers Apollon Pythique, où la prophétesse leur répondit
ce verset :
Cléomède dernier des demi-dieux32 •
XL VII. On dit aussi que le corps d' Alcmène disparut,
ainsi que l'on le portait en sépulture, et qu'en son lieu
on trouva une pierre dans le lit. Bref les hommes
racontent plusieurs autres telles merveilles, où il n'y a
apparence quelconque de vérité, voulant déifier la nature
humaine, et l'associer avec les dieux. Bien est-il vrai que
ce serait lâchement et méchamment fait que de réprouver
et nier la divinité de la vertu ; mais aussi de vouloir
mêler la terre avec le ciel, ce serait une grande sottise.
Pourtant faut-il laisser là telles fables, étant chose tout
assurée, que, comme dit Pindare,
Il n'est point de corps qui ne meure
L'âme seule vive demeure,
Image de l'éternité".
ROMULU S

Car elle est venue du ciel, et là s'en retourne, non avec


le corps, mais plutôt, lorsque plus elle est éloignée et
séparée du corps, quand elle est nette, sainte, et qu'elle
ne tient plus rien de la chair. C'est ce que voulait dire
le philosophe Héraclite, quand il disait que la lumière
sèche est la meilleure âme34 , qui s'envole hors du corps,
ni plus ni moins que la foudre hors la nuée ; mais celle
qui est détrempée avec le corps, pleine de passions cor­
porelles, est comme une vapeur grosse, pesante et téné­
breuse, qui ne se peut enflammer ni élever. Pourtant
n'est-il point besoin de vouloir envoyer, contre la nature,
le corps des hommes vertueux, quant et leurs âmes, au
ciel : mais faut estimer et croire fermement que leurs
vertus, et leurs âmes, selon nature et selon justice divine,
deviennent d'hommes, saints ; et de saints, demi-dieux ;
et de demi-dieux, après qu'ils sont parfaitement, comme
aux sacrifices de purgation, nettoyés et purifiés, étant
délivrés de toute passibilité et de toute mortalité, ils
deviennent, non par aucune ordonnance civile, mais à la
vérité et selon raison vraisemblable, dieux entiers et par­
faits, en recevant une fin très heureuse et très glorieuse.
XLVIII. Au demeurant, quant au surnom de Romu­
lus, qui depuis fut appelé �irinus, les uns disent qu'il
signifie autant comme belliqueux : les autres tiennent
qu'il fut ainsi appelé parce que les Romains mêmes
s'appelèrent �irites. Les autres écrivent que les anciens
nommèrent la pointe d'une javeline, ou la javeline même,
�iris : à raison de quoi la statue de Junon surnommée
�iritide était assise dessus un fer de lance, et que la
lance qui était consacrée au palais royal s'appelait Mars ;
davantage que l'on a accoutumé de donner par honneur
à ceux qui font bien leur devoir en une bataille, une
lance ou une javeline ; et que, pour ces raisons, Romulus
fut surnommé �irinus, comme qui dirait dieu des
armes et des batailles. Il lui a depuis été b âti un temple
au mont qui de lui s'appelle �irinalis ; et le jour auquel
il disparut se nomme la Fuite du peuple, ou autrement
les Nones Capratines, parce que l'on va ce jour-là hors
la ville sacrifier au lieu qui s'appelle le Marais de la
chèvre, et les Romains appellent une chèvre capra ; et
en y allant ils ont accoutumé d'appeler à hauts cris plu­
sieurs noms romains, comme Marcus, Cnéus, Caïus, en
souvenance de la fuite qui fut adonc, et de ce qu'ils
ROMULUS 77
s'entr'appelèrent les uns les autres, fuyant en grande
frayeur et en grand désarroi.
XLIX. Toutefois, les autres disent que cela ne se
fait point pour représentation de fuite, mais bien de
hâte et de diligence, le rapportant à une telle histoire.
Après que les Gaulois qui avaient pris Rome en furent
chassés par Camille, la ville se trouva si affaiblie, qu'à
peine se pouvait-elle ravoir et remettre sus, à l'occasion
de quoi plusieurs peuples latins s'allièrent ensemble, et
avec grosse et puissante armée allèrent courir sus aux
Romains, ayant pour capitaine Liyius Posthumius, lequel
alla loger son camp au plus près de la ville de Rome,
et envoya par un trompette faire savoir aux Romains
que les Latins voulaient, par nouveaux mariages, renou­
veler et rafraîchir l'ancienne alliance et parenté qui étaient
entre eux, à cause qu'elle commençait déjà à faillir : et
pourtant, que si les Romains leur voulaient envoyer
quelque nombre de leurs filles à marier ou de leurs
jeunes femmes veuves, qu'ils auraient paix et amitié
avec eux, comme ils l'avaient jadis eue avec les Sabins
par ce même moyen. Les Romains, ces nouvelles ouïes,
se trouvèrent bien ennuyés, estimant que livrer ainsi
leurs femmes ne serait autre chose que se rendre et se
soumettre à la merci de leurs ennemis ; mais ainsi qu'ils
étaient en cette perplexité, une servante nommée Phi­
lotis, ou comme les autres l'appellent, Tutola, leur con­
seilla de ne faire ni l'un ni l'autre, mais leur user d'une
ruse moyennant laquelle ils échapperaient le danger de
la guerre, et si ne seraient point gagés ni obligés par
otages. La ruse était qu'ils l'envoyassent elle-même avec
quelque nombre d'autres esclaves, les plus belles, accou­
trées en bourgeoises et filles de bonnes maisons ; et que
la nuit elle leur hausserait en l'air un flambeau allumé,
au signe duquel ils viendraient avec leurs armes courir
sus à leurs ennemis pendant qu'ils seraient endormis.
Ce qui fut fait. Les Latins cuidèrent que ce fussent véri­
tablement les filles des Romains, et Philotis ne faillit
pas la nuit de leur hausser en l'air et leur montrer un
flambeau ardent de dessus un figuier sauvage, en éten­
dant derrière quelques tapis et couvertures, à celle fin
que les ennemis n'en pussent voir la lumière, et que les
Romains au contraire la vissent plus clairement. Sitôt
donc qu'ils l'aperçurent, ils sortirent en diligence en
ROM U L U S

s'entr'appelant plusieurs fois les uns les autres par leurs


noms au sortir des portes de la ville, pour la grande hâte
qu'ils avaient, et allèrent surprendre leurs ennemis au
dépourvu, de manière qu'ils les défirent ; en mémoire
de laquelle défaite ils solennisent encore cette fête que
l'on appelle les Nones Capratines, à cause du figuier
sauvage qui s'appelle en latin Caprificus, et fêtent les
dames hors la ville sous des ramées faites de branches
de figuier ; et les servantes quêtent en allant çà et là, et
se jouent ensemble, puis s'entrefrappent et se ruent des
pierres les unes aux autres, ainsi comme lors elles secou­
rurent les Romains qui combattaient. Mais peu d'his­
toriens approuvent ce conte. Et parce que c'est de plein
jour qu'ils appellent ainsi les noms les uns des autres et
qu'ils vont au lieu que l'on nomme le Marais de la
chèvre, comme à un sacrifice, il semble que cela convient
mieux à la première histoire, si ce n'est d'aventure que
ces deux cas soient advenus en diverses années à même
jour. Au demeurant, on dit que Romulus disparut
d'entre les hommes en l' âge de cinquante-quatre ans,
au trente-huitième de son règne35 •
COMPARAISON
DE THÉSÉE AVEC ROMULUS

1. C'e� ce que nous avons pu recueillir qui soit digne


de mémoire des faits de Romulus et de Thésée : mais
pour venir à les comparer l'un à l'autre, il semble pre­
mièrement que Thésée de sa propre volonté, sans con­
trainte de personne, pouvant régner hors de crainte en
la ville de Trézène, et succéder à son aïeul en un état
non petit, ait de lui-même plutôt désiré et cherché les
moyens de faire de grandes choses ; et que Romulus, au
contraire, pour se délivrer de la servitude qui le pressait,
et échapper la punition qui le menaçait, se montra cer­
tainement, ce que dit Platon, hardi de peur, et que, pour
crainte de souffrir peine extrême, il fut contraint, voulût
ou non, de se hasarder à essayer de faire de grandes
choses. Et puis son plus grand chef-d'œuvre e� d'avoir
occis un seul tyran de la ville d'Albe, là où Thésée, en
passant chemin seulement et en se préparant à plus
grandes entreprises, défit Scyron, Sinis, Procru�e,
Corynétès ; et en les punissant et ôtant de ce monde, il
délivra la Grèce de très cruels tyrans avant que ceux
qu'il délivrait connussent qui il était. Davantage il pou­
vait faire son voyage sans se travailler ni se mettre en
danger en montant sur mer, attendu mêmement que ces
brigands ne lui avaient rien méfait ; là où Romulus ne
pouvait demeurer en sûreté, étant Amulius en vie ; en
confirmation de quoi l'on peut alléguer que Thésée
n'étant provoqué de nulle offense particulière faite à
l'encontre de lui, courut sus et fit la guerre aux méchants ;
et au contraire, Rémus et Romulus, tant que le tyran ne
les offensa point particulièrement, lui laissèrent fouler
et outrager tous les autres. Et si l'on allègue que ce
soient aél:es mémorables que Romulus ait été blessé en
combattant contre les Sabins, qu'il ait occis de sa main
Acron, qu'il ait vaincu et subjugué beaucoup d'enne­
mis, aussi peut-on mettre à l'encontre, de la part de
80 T H É S É E E T ROM U L U S

Thésée, la bataille des Centaures et la guerre des Ama­


zones.
IL Mais ce que Thésée osa entreprendre touchant le
paiement du tribut dû au roi de Candie, en y allant
franchement avec les autres j eunes garçons et jeunes
filles d'Athènes, et en se présentant volontairement au
danger d'être dévoré par une cruelle bête, ou d'être
immolé dessus la sépulture d' Androgée, ou de servir
en captivité vile et déshonnête à hommes outrageux et
ennemis, qui est le moins de mal que l'on en trouve
par écrit, ce fut un aéte de si grande prouesse, magna­
nimité, justice, désir de gloire, et bref de vertu si accom­
plie, qu'il n'est pas possible de le dûment exprimer. Si
me semble que les philosophes n'ont point mal défini
amour quand ils ont dit que c'est comme une entremise
des dieux, voulant sauver et garder quelques jeunes
personnes. Car l'amour d'Ariane fut, à mon avis, œuvre
de quelque dieu, et un moyen expressément préparé
pour le salut de Thésée ; et pourtant n'en faut-il point
blâmer ni reprendre l'amante, mais plutôt s'émerveiller
que tout le reste des hommes et des femmes ne fût affec­
tionné de même envers lui. Et si elle seule se sentit
passionnée de son amour, je dis, et non sans grande véri­
similitude, qu'elle en mérita aussi d'être depuis aimée
par un dieu, comme celle qui de sa nature aimait le bien
et la vertu, et portait affeétion aux hommes de singu­
lière valeur.
III. Mais ayant tous deux eu la nature propre à com­
mander et gouverner, ni l'un ni l'autre ne retint les
façons de faire d'un vrai roi. Mais en sortirent tous deux,
l'un se changeant en homme populaire, et l'autre en
tyran : si que par diverses passions ils tombèrent tous
deux en même inconvénient et erreur. Car il faut qu'un
prince, devant toutes choses, conserve son état, lequel
se conserve non moins en ne faisant rien qui ne lui soit
bien séant, qu'en faisant tout ce qui lui est bien conve­
nable ; mais celui qui se roidit ou se lâche, plus ou moins
qu'il ne doit, ne demeure plus ni roi ni prince, mais
devient ou populaire flatteur, ou maître superbe, et fait
que ses sujets le méprisent, ou le haïssent : toutefois il
semble que l'un soit erreur de trop grande bonté et
humanité, l'autre d'arrogance et de fierté. Et s'il n'eft
point raisonnable de rejeter sur la fortune tous les
TH É S É E ET ROMULUS 81

malheurs entièrement qui adviennent aux hommes, mais


qu'il faille à iceux rechercher et considérer la différence
de leurs passions et de leurs mœurs, on ne saurait
absoudre l'un, ni soutenir qu'il n'ait été mû de courroux
trop déraisonnable, et d'ire trop précipitée, en ce qu'il
commit en la personne de son frère, ni l'autre en la per­
sonne de son fils : toutefois l'occasion qui excita leur
courroux excuse plus celui qui, par une plus grande
cause, comme par un plus violent coup, a été renversé ;
car si le maltaient que Romulus eut à l'encontre de son
frère, fût procédé de mûre délibération pour le bien et
utilité publique, il n'y a personne qui cuidât que son
jugement se fût ainsi soudainement laissé transporter à
une si violente colère ; là où, au contraire, Thésée forfit
à l'encontre de son fils, ému par les passions que peu
d'hommes ont jamais pu éviter, c'est à savoir, amour,
jalousie et faux rapports de sa femme. Q!!i plus est, le
courroux de Romulus passa outre jusqu'à l'effet, dont
l'issue fut très calamiteuse, et l'ire de Thésée ne pro­
céda que jusqu'à paroles injurieuses, et à malédiétion
de vieillesse irritée : parce qu'il semble que ce qui
advint outre cela à son fils lui advint plutôt par cas d'aven­
ture qu'autrement. Voilà les points que l'on pourrait
alléguer à l'avantage de Thésée.
IV. Mais quant à Romulus, tout premièrement il a cela
de grand, que son commencement fut très petit ; car son
frère et lui étant estimés serfs, et réputés enfants de por­
chiers, devant que d'être eux-mêmes affranchis, affranchi­
rent, par manière de dire, presque tous les Latins, acqué­
rant tout à coup, et à un même temps, plusieurs titres
de très grande gloire, oppresseurs de leurs ennemis,
sauveurs de leurs parents, rois de nations, fondateurs de
villes nouvelles, non pas remueurs des anciennes, comme
Thésée, qui de plusieurs habitations en composa une
seule, et en démolit et ruina plusieurs qui portaient les
noms des anciens rois, princes et demi-dieux de l'Attique :
ce que toutefois Romulus fit aussi depuis, en contraignant
ceux qu'il avait vaincus de détruire leurs maisons pour
s'en aller habiter avec les vainqueurs ; mais il ne remua
ni n'augmenta point une ville qui auparavant lui eût
été, mais en édifia une tout de nouveau, acquérant tout
ensemble terre, pays, royaume, alliances, mariages, sans
perdre ni tuer personne, mais au contraire en faisant
82 THÉSÉE ET ROMULUS

beaucoup de bien à beaucoup de pauvres vagabonds,


qui n'avaient ni pays, ni terres, ni maisons, et ne deman­
daient autre chose que de faire d'entre eux un peuple, et
devenir bourgeois de quelque ville ; et si ne s'amusa
point _à poursuivre des brigands et des voleurs, mais
conquit par force d'armes plusieurs puissants peuples,
prit des villes, et triompha de princes et rois qu'il avait
défaits en bataille. Et quant au meurtre de Rémus, on
ne sait pas certainement qui fut celui qui l'occit, et y a
la plupart des auteurs qui en chargent d'autres que lui ;
mais c'est chose certaine qu'il délivra sa mère de mort
évidente, et remit son aïeul sur le trône royal d'Ênée,
qui auparavant était contraint de servir et obéir vile­
ment, sans honneur ni dignité quelconque, et lui ayant
fait sciemment plusieurs bons services, jamais ne lui
fit un seul déplaisir, non pas même par ignorance.
V. Et à l'opposite, je pense que l'oubliance ou non­
chalance de Thésée, qui faillit à son retour de faire
tendre la voile blanche, ne se saurait justifier ni laver du
crime de parricide, quelque longue harangue qu'elle
employât pour sa défense, encore que ce fût devant
juges trop mous et favorables, au moyen de quoi un
Athénien voyant bien qu'il était trop malaisé d'excuser
et défendre une si lourde faute, feint que le bonhomme
Êgée ayant nouvelles que le navire de son fils approchait,
s'en courut à grand'hâte vers le château, pour le voir
de loin arriver, et que en courant il heurta contre quelque
chose qui le fit tomber ; comme s'il n'y eût eu pas un
de ses gens autour de lui, et qu'en le voyant aller ainsi
à grand'hâte vers la mer, personne ne l'eût accompagné
ni suivi.
VI. Davantage quant aux fautes qu'ils commirent
tous deux en ravissant des femmes, celles de Thésée
n'ont aucune couverture ni couleur honnête : premiè­
rement, parce qu'il le fit par plusieurs fois, car il ravit
Ariane, Antiope, Anaxo Trézénienne ; et après toutes,
étant déjà surâgé, et ayant passé les ans propres à faire
noces, quoiqu'elles fussent légitimes, il ravit Hélène qui
n'était pas encore en âge de marier, tant elle était jeu­
nette ; et secondement, pour la cause : car les filles des
Trézéniens et des Lacédémoniens, ni les Amazones,
outre ce qu'elles ne lui étaient point fiancées légitime­
ment, n'étaient point telles qu'elles dussent être pré-
T H É S É E E T ROM U L U S

férées, pour en avoir lignée, à celles qui étaient à Athènes


descendues des races d'Érechthée et de Cécrops ; ce
qui donne occasion de soupçonner que ce qu'il en
fit fut plutôt par concupiscence et désordonné appétit
qu'autrement.
VII. Au contraire, Romulus premièrement en ayant
ravi bien huit cents, ou environ, ne les retint point
toutes pour lui, mais en prit une seulement, Hersilie,
ainsi comme l'on dit, et distribua les autres aux plus
gens de bien de ses concitoyens ; et puis par l'honneur,
l'amitié et le bon traitement dont il fit user envers elles,
il convertit cette force et violent ravissement en un
très bel aél:e et très sage, lequel unit et allia ces deux
nations ensemble : et fut la source de la mutuelle bien­
veillance qui a depuis été entre ces deux peuples, et par
conséquent le fondement de la puissance qui en est
ensuivie. Au demeurant, le temps a été bien témoin de
l'amour, révérence, constance et fermeté conjugale qu'il
établit lors dans les mariages entre le mari et la femme :
car en l'espace de deux cent trente ans depuis, il n'y eut
jamais homme qui osât laisser sa femme, ni femme son
mari ; mais, comme entre les Grecs les plus savants et
plus curieux de l'antiquité savent comment s'appelait
celui qui premier tua son père ou sa mère, aussi tous les
Romains savent qui fut celui qui premier répudia sa
femme. Ce fut un nommé Spurius Carvilius, parce
qu'elle ne portait point d'enfants. Et au témoignage d'un
si long temps s'accordent aussi les effets : car le royaume
fut commun entre les deux rois, et tous les droits de la
chose publique également communiqués entre les deux
nations, par l'alliance provenue de ce ravissement.
VIII. Et au contraire, les Athéniens n'acquirent
amitié ni alliance avec personne quelconque par les
noces de Thésée, mais plutôt guerre, inimitiés et occi­
sions de leurs citoyens, avec la perte finalement de la
ville d' Aphidne : encore à grande peine, et par la merci
de leurs ennemis, qu'ils adorèrent et réclamèrent comme
dieux, échappèrent-ils le danger de souffrir par lui ce
que les Troyens souffrirent depuis pour une même cause
par Alexandre Pâris. Tant y a au moins, que sa mère
n'en fut pas seulement en danger, mais en souffrit réelle­
ment et de fait la même captivité que fit depuis Hécube,
ayant été délaissée et abandonnée par son fils : si d'aven-
T H É S ÉE E T R O M UL U S
ture ce qu'on lit de la prise d' É tha n'est chose con­
trouvée, comme il serait besoin pour la mémoire de
Thésée que et cela et plusieurs autres choses le fussent.
IX. Car même ce que l'on raconte de la divinité met
grande différence entr'eux, parce que Romulus à sa
nativité fut préservé par une singulière faveur des dieux :
et au contraire, l'oracle qui fut répondu à Égée, qu'il
ne touchât à femme en pays étranger, semble faire foi
que Thésée fut engendré contre la volonté divine.
VIE DE LYCURGUE

1. Sur le temps où Lycurgue a vécu. Il. Son origine. III. Il monte


sur le trône de Lacédémone, et devient tuteur de Charilaüs son
neveu. IV. Ses voyages. VII . Son retour. VIII. Il va à Delphes.
IX. Lois qu'il donne à Lacédémone. Création du sénat. XI. Auto­
rité des éphores. XII. Partage des terres. XIII. Monnaie d'or
et d'argent bannie. Établissement de la monnaie de fer. XV.
Ordonnance des repas publics. Mécontentement des _ riches.
XVI. Alcandre crève un œil à Lycurgue, et devient son ami.
XXIII. Règlement pour les bâtiments. XXIV. Ordonnance mili­
taire. XXV. Mariages des femmes, éducation des filles. XXXII.
Éducation des garçons. XXXIX. Reparties courtes et vives des
Lacédémoniens et de Lycurgue. XLIII. Divertissements, chan­
sons. XL V. Musique. XL VI. Parure dans les jours de bataille.
LI . Vie militaire . Lli. Exclusion des arts mécaniques, abandon­
nés aux Ilotes. LIII. Nuls procès. Réjouissances continuelles.
LIV. Le dieu Ris révéré par Lycurgue. LV. Lois pour l'élec­
tion des sénateurs. LVI. Règlements pour les funérailles,
pour le deuil. LVII. Pour les voyages en pays étranger et pour
les étrangers. LX. Il fait jurer l'observation de ses lois aux Lacé­
démoniens, et part pour Delphes. LXI. Ses lois sont en vigueur
pendant cinq siècles. LXII. Leur corruption, dès qu'Agis eut
introduit l'or. LXIII. Avantages des lois lacédémoniennes
LXVI . Honneurs divins rendus à Lycurgue. Vers l 'an 884.
avant Jésra-Chrill.

On ne saurait du tout rien dire de Lycurgue, qui établit


les lois des Lacédémoniens, en quoi il n'y ait touj ours
quelque diversité entre les historiens : car et de sa race,
et de la saillie qu'il fit hors de son pays, de sa mort, et
même de ses lois, et de la forme du gouvernement qu'il
institua, ils ont presque tous écrit différentement. Mais
moins encore, que de toute autre chose, s'accordent-ils
du temps auquel il a vécu : parce que les uns, entre les­
quels est le philosophe Aristote 1 , veulent qu'il ait été du
temps d'Iphytus, et qu'il lui ait aidé à ordonner la sur­
séance d'armes qui se garde durant la fête des j eux Olym-
86 L Y C U R GU E
piques, e n témoignage d e quoi ils allèguent l a plaque de
cuivre dont on j oue auxdits j eux, sur laquelle est encore
auj ourd'hui engravé le nom de Lycurgue. Au contraire,
ceux qui comptent les temps, par la suite des rois de
Lacédémone, comme font Ératosthène et Apollodore, le
mettent plusieurs années avant la première olympiade2 ;
et Timée se doute qu'il y ait eu deux de ce nom en divers
temps, mais que l'un ayant été plus renommé que l'autre,
on lui ait attribué les faits de tous les deux, et que le plus
ancien n'ait été guère de temps après Homère ; encore
y en a-t-il qui veulent dire qu'il l'a vu. Xénophon même
nous donne bien à penser qu'il soit fort ancien, quand
il dit qu'il a été du temps des Héraclides3 , c'est-à-dire
des prochains descendants d'Hercule : car il n'est pas
vraisemblable qu'il ait voulu entendre indifféremment
des descendants d'Hercule, parce que les derniers rois
de Sparte ont été de sa race aussi bien que les premiers ;
ainsi faut-il entendre de ceux qui ont été, sans moyen,
prochains du temps même d'Hercule. Mais toutefois,
encore qu'il y ait tant de diversité entre les historiens,
nous ne laisserons pas pour cela de recueillir et mettre
par écrit ce que l'on trouve de lui dans les anciennes
histoires, en élisant les choses où il y aura moins de
contradiétion ou qui auront de plus graves et plus
approuvés témoins.
1. Car tout premièrement le poète Simonide dit" que
son père fut un nommé Prytanis, non pas Eunomus ; et
la plupart écrit autrement la généalogie tant de Lycurgue
même, que d'Eunomus, parce qu'ils disent que Patrocle,
fils d' Aristodème, engendra Soüs, de Soüs naquit Eury­
tion, duquel Prytanis fut fils, de Prytanis naquit Euno­
mus, d'Eunomus Polydeél:e, qu'il eut de sa première
femme, et de sa seconde, qui eut nom Dianasse, naquit
Lycurgue : toutefois Eutychide, qui est un autre histo­
rien, le met sixième en droite ligne après Polydeél:e, et
onzième après Hercule6 • Mais entre tous ses ancêtres le
plus renommé a été Soüs, du temps duquel ceux de la
ville de Sparte subjuguèrent les Ilotes, qu'ils firent
esclaves, et s'augmentèrent et élargirent de plusieurs
terres qu'ils conquirent sur les Arcadiens. Et dit-on que
lui-même étant un j our assiégé fort à détroit par les Clito­
riens, en un lieu âpre, où il n'y avait point d'eau, leur fit
offre de leur rendre toutes les terres qu'ils avaient
LYCURGUE
conquises sur eux, moyennant qu'il bût lui e t toute sa
compagnie en une fontaine qui était assez près de là. Les
Clitoriens le lui accordèrent, et fut l'appointement ainsi
juré entre eux. Si fit donc assembler ses gens, et leur
déclara s'il y avait aucun d'eux qui se voulût aMtenir de
boire, qu'il lui céderait et donnerait sa royauté : il n'y eut
pas un en toute la troupe qui s'en pût garder, tant ils
étaient pressés de la soif, mais burent tous à bon escient,
excepté lui, qui, descendant le dernier, ne fit autre chose
que seulement se rafraîchir, et arroser un petit par-dehors,
en présence des ennemis mêmes, sans boire goutte quel­
conque ; au moyen de quoi il ne voulut point depuis
rendre les terres, comme il avait promis, alléguant qu'ils
n'avaient pas tous bu.
IL Mais encore que pour ses faits, il ait été fort esl:imé,
si esl:-ce que sa maison n'a point été nommée de son nom,
mais du nom de son fils Eurytion, car elle a. été appelée
la maison des Eurytionides : dont la raison esl:, parce que
son fils Eurytion fut le premier qui, voulant gratifier et
complaire au peuple, l âcha un petit la trop roide et trop
absolue puissance des rois. De laquelle indulgence
ensuivit puis après un désordre, et une dissolution
grande, et qui dura longuement en la ville de Sparte, à
cause que le peuple, se sentant la bride l âche, en devint
audacieux : et en furent aucuns des rois successeurs haïs
de mort, parce qu'ils voulurent par force retenir leur
autorité ancienne sur le peuple ; les autres, pour gagner la
bonne grâce du populaire, ou parce qu'ils ne se sentaient
pas assez forts, furent contraints de dissimuler. Ce qui
augmenta tellement l'audace et l'insolence du peuple, que
le père même de Lycurgue, qui était roi, en fut tué : car
en voulant un j our départir quelques-uns qui s'entre­
battaient, il reçut un coup de couteau de cuisine, dont il
mourut, laissant le royaume à son fils aîné Polydeéte,
lequel mourut aussitôt après sans hoirs ; de manière que
chacun esl:imait que Lycurgue dût être roi, comme aussi
le fut-il j usqu'à ce que l'on connût que la femme de son
frère était demeurée enceinte : de quoi sitôt qu'il se fut
aperçu, il déclara lui-même que le royaume appartenait
à l'enfant qui naîtrait, si c'était un fils, et depuis admi­
nisl:ra le royaume comme tuteur du roi seulement. Les
Lacédémoniens appellent les tuteurs de leurs rois, qui
demeurent orphelins en bas âge, Prodicos. Mais la veuve
88 LYCURGUE
de son frère envoya secrètement lui faire entendre sous
main, s'il lui voulait promettre de l'épouser quand il
serait roi, qu'elle se ferait avorter pour perdre le fruit
qu'elle avait en son ventre. Lycurgue eut en grande hor­
reur la méchanceté et mauvaise volonté de cette femme,
toutefois il ne rejeta point de paroles l'offre qu'elle
lui faisait, mais fit semblant d'en être bien aise, et de
l'accepter ; mais il lui manda qu'il n'était point besoin
que par breuvages ou médecines elle se déchargeât avant
temps, parce qu'en ce faisant, elle se pourrait bien gâter,
et se mettre en danger elle-même, mais fallait seulement
qu'elle eût patience jusqu'à ce qu'elle fût accouchée : car
lors il trouverait assez moyen de se défaire de l'enfant
qui serait né.
III. Ainsi entretint-il par tels langages cette femme
jusqu'au temps de son enfantement, et sitôt qu'il sentit
qu'elle fut prête d'accoucher, il envoya des gardes pour
assister à son travail, auxquels il donna charge que si elle
faisait une fille, ils la laissassent entre les mains des
femmes, et si c'était un fils, qu'ils le lui apportassent
incontinent, en quelque lieu qu'il fût, et quelque affaire
qu'il eût. Si advint qu'elle se délivra d'un fils, environ
l'heure du souper, ainsi qu'il était à table avec les officiers
de la ville et entrèrent ses serviteurs dans la salle qui lui
présentèrent le petit enfant, lequel il prit entre ses bras,
et dit aux assistants : « Voici un roi qui nous vient de
naître, seigneurs Spartiates. » En disant ces paroles, il le
coucha en la place du roi, et le nomma Charilaüs, qui
vaut autant à dire comme, joie du peuple, parce qu'il vit
tous les assistants fort joyeux, louant et bénissant sa
magnanime prud'homie et sa justice. Par ce moyen il ne
fut roi que huit mois seulement, en tout ; mais il était
d'ailleurs tant révéré, et estimé si homme de bien par ses
citoyens, qu'il y en avait plus qui lui obéissaient volon­
tairement pour sa vertu, que parce qu'il fût tuteur du
roi, ni parce qu'il eût l'autorité royale en sa main ; tou­
tefois encore y en avait-il quelques-uns qui lui portaient
envie, et qui tâchaient à empêcher son accroissement
lorsqu'il était jeune, mêmement les parents, amis et alliés
de la mère du roi, laquelle ils estimaient avoir été
méprisée et déshonorée par lui : de manière qu'un frère
d'elle nommé Léonidas, entrant un jour audacieusement
en grosses paroles contre lui, ne feignit pas de lui dire :
LYCURGUE
« Je sais bien certainement que tu seras un de ces jours
roi », le voulant rendre suspeél:, et le prévenir par cette
calomnieuse présomption, afin que si d'aventure le petit
roi venait à décéder en âge de pupillarité, on le mécrût de
l'avoir secrètement fait mourir. La mère même allait
aussi semant de semblables langages, lesquels à la fin le
fâchèrent tant, avec la peur qu'il avait de l'incertitude de
l'avenir, qu'il résolut de s'en aller hors du pays, pour
éviter par son absence la suspicion que l'on pourrait avoir
sur lui : et alla errant çà et là par le monde, jusqu'à ce que
son neveu eût engendré un fils qui fût pour lui succéder
au royaume.
IV. Étant donc parti en cette intention, il dressa pre­
mièrement son voyage en Candie, là où il observa et
considéra diligemment la forme de vivre et de gouverner
la chose publique, que l'on y gardait, en hantant et
conférant avec les plus gens de bien et les plus renommés
qui y fussent. Si y trouva quelques lois qui lui semblèrent
bonnes et en fit extrait, en délibération de les porter en
son pays pour s'en servir à l'avenir ; aussi en trouva-t-il
d'autres dont il ne fit compte. Or y avait-il un person­
nage entre les autres �ui était estimé bien sage, et bien
entendu en matière d'État et de gouvernement, et s'appe­
lait Thalès6 , envers lequel Lycurgue fit tant par prières,
et par amitié qu'il avait prise avec lui, qu'il lui persuada
de s'en aller à Sparte. Cettui Thalès avait bruit d'être
poète lyrique, et prenait le titre de cet art-là ; mais en
effet il faisait tout ce que pourraient faire les meilleurs
et plus suffisants gouverneurs et réformateurs du monde :
car tous ses propos étaient belles chansons, dans les­
quelles il prêchait et admonestait le peuple de vivre sous
l'obéissance des lois, en union et concorde les uns avec
les autres, étant les paroles accompagnées de chants, de
gestes et d'accents pleins de douceur et de gravité, qui
secrètement adoucissaient les cœurs félons des écou­
tants, et les induisaient à aimer les choses honnêtes,
en les détournant des séditions, inimitiés et divisions,
qui pour lors régnaient entre eux ; tellement que l'on
peut dire que ce fut lui qui prépara la voie à Lycurgue,
par où il conduisit et rangea depuis les Lacédémoniens
à la raison.
V. Au partir de Candie il s'en alla en Asie, voulant,
comme l'on dit, par la comparaison de la manière de
LYCURGUE
vivre e t d e l a police des Candiots (qui pour lors était
austère et étroite) avec les superfluités et délices ioniques,
considérer la différence qu'il y avait entre leurs mœurs
et leurs gouvernements : ni plus ni moins qu'un médecin,
qui, pour mieux connaître quels sont les corps sains et
nets, les comparerait aux g âtés et tarés. Il est vraisem­
blable que ce fut là où il vit premièrement la poésie
d'Homère entre les mains des héritiers et successeurs de
Cléophylus ; et trouvant en icelle le fruit de l'instruétion
politique non moindre que le plaisir de la fiétion poétique
il la copia diligemment, et l 'assembla en un corps pour
la porter en la Grèce. Vrai est qu'il était déj à bien quelque
bruit de la poésie d'Homère entre les Grecs, mais c'était
bien peu, et y avait quelques particuliers çà et là qui en
avaient des pièces décousues, sans ordre ni suite quel­
conque ; mais celui qui plus la fit venir en lumière dans
les mains des hommes fut Lycurgue.
VI. Les Égyptiens disent qu'il fut aussi en leur pays,
et qu'y ayant trouvé entre autres ordonnances, celle-là
singulière que les gens de guerre y sont en tout et
partout séparés d'avec le demeurant du peuple, il la
transporta à Sparte, là où mettant à part les marchands,
artisans et gens de métier, il établit une chose publique
véritablement noble, nette et gentille. Les historiens de
l'Égypte, et encore quelques-uns des Grecs, le disent
ainsi7 • Mais au demeurant, qu'il ait été en Afrique et en
Espagne, et jusqu'aux Indes pour y avoir communi­
cation avec les sages du pays, que l'on appelle gymno­
sophistes, je ne sache personne qui l'ait écrit, sinon
Aristocrate fils d'Hipparque8 •
VII. Mais les Lacédémoniens le regrettèrent fort
quand il s'en fut allé, et le renvoyèrent quérir par plu­
sieurs fois, estimant que leurs rois n'avaient que l'hon­
neur et le nom de rois tant seulement, sans autre qua­
lité qui les fît apparoir par-dessus le commun populaire :
et que lui, au contraire, était né pour commander, ayant
de nature une grâce et une efficace d'attraire les hommes
à volontairement lui obéir ; et si n'étaient point les rois
mêmes malcontents qu'il retournât, parce qu'ils espé­
raient que sa présence refrénerait et contiendrait un
petit le peuple qu'il ne fût si insolent envers eux. Par­
quoi retournant en cette opinion et affeétion de chacun
envers lui, il ne fut plus tôt arrivé, qu'il commença
LYCURGUE 91

à vouloir remuer tout le gouvernement de la chose


publique, et changer entièrement toute la police : esti­
mant que faire seulement quelques lois et ordonnances
particulières ne servirait de rien, non plus qu'à un corps
tout gâté, et plein de toutes sortes de maladies, rien ne
profiterait ordonner quelque légère médecine, qui ne
donnerait ordre de purger, résoudre et consumer p re­
mièrement toutes ses mauvaises humeurs, pour puis
après lui donner une nouvelle forme et règle de vivre.
VIII. Ayant donc pris cette résolution en son enten­
dement, il s'en alla devant toute œuvre en la ville de
Delphes, là où après avoir sacrifié à Apollon il lui
demanda de son affaire, et en rapporta celui tant renommé
oracle, par lequel la p rophétesse Pythie l'appelle Aimé
des dieux, et dieu plutôt qu'homme ; et au demeurant
quant à ce qu'il requérait la grâce de pouvoir établir
de bonnes lois en son pays, elle lui répondit qu'Apollon
la lui oéhoyait, et qu'il ordonnerait une forme de chose
publique la meilleure et la plus parfaite qui fût en tout
le monde. Cette réponse l'encouragea encore davantage :
de manière qu'il commença à s'en découvrir à quelques­
uns des principaux de la ville, et à les p rier et exhorter
secrètement de le vouloir aider, s'adressant p remière­
ment à ceux qu'il savait être ses amis, et petit à petit
en gagnant toujours quelques autres, qui se joignaient à
son entreprise. Puis quand l'opportunité fut venue, il
fit un matin trouver sur la place trente des premiers
hommes de la ville, avec leurs armes, pour effrayer et
contenir ceux qui auraient volonté de s'opposer à ce
qu'ils avaient p roposé de faire. L'historien Hermippus
en nomme vingt des plus apparents ; mais celui d'entre
tous les autres qui plus lui assista en toutes choses, et
plus lui aida à établir ses lois, fut un nommé Arithmiadas.
Or sur le commencement de l'émeute, le roi Charilaüs
pensant que ce fût une conj uration à l'encontre de sa
personne, s'en effraya si fort, qu'il s'enfuit dans le temple
de Junon surnommé Chalciécos, c'est-à-dire au temple
d'airain ; toutefois depuis, quand on lui eut fait entendre
au vrai que c'était, il s'assura, sortit du temple, et lui­
même favorisa l'entreprise, étant homme de bonne et
douce nature, comme témoigne ce que Archélaüs, qui
était au même temps l'autre roi de Lacédémone, répon­
dit à quelques-uns qui en sa présence le louaient, disant
92 LYCURGUE
que c'était une bonne personne : « Et comment serait-il
» bon, dit-il, quand il ne saurait être mauvais non pas
» aux méchants mêmes ? »
IX. Il y eut à ce changement de l'État que remua
Lycurgue beaucoup de nouvelletés ; mais la première et
la plus grande fut l'institution du sénat, lequel mêlé
avec la puissance des rois, et égalé à eux quant à l'auto­
rité dans les choses de conséquence, fut, ainsi que dit
Platon9 , un contrepoids salutaire au corps universel de
la chose publique : laquelle auparavant était toujours
en branle, inclinant tantôt à tyrannie, quand les rois y
avaient trop de puissance, et tantôt à confusion popu­
laire, quand le commun peuple venait à y usurper trop
d'autorité. Et Lycurgue mit entre deux ce conseil des
sénateurs, qui fut comme une forte barrière tenant les
deux extrémités en égale balance, et donnant pied ferme
et assuré à l'état de la chose publique : parce que les
vingt-huit sénateurs qui faisaient le corps du sénat se
rangeaient aucunefois du côté des rois, tant que besoin
était pour résister à la témérité populaire, et au con­
traire aussi, fortifiaient aucunefois la partie du peuple à
l'encontre des rois, pour les garder qu'ils n'usurpassent
une puissance tyrannique. Et dit Aristote qu'il établit
ce nombre de vingt-huit sénateurs pour autant que des
trente, qui avaient du commencement entrepris de
remuer le gouvernement avec lui, il y en eut deux qui
abandonnèrent l'entreprise, de peur ; toutefois Sphérus
écrit que dès le commencement il n'y en eut j amais plus
de vingt-huit qui fussent de la conspiration. Et à l'aven­
ture aussi eut-il égard que c'était un nombre complet,
attendu qu'il est composé de sept multiplié par quatre ;
et que c'est le premier nombre parfait, après le six, étant
égal à toutes ses parties amassées et recueillies ensemble.
Mais quant à moi, mon avis est qu'il choisit ce nombre-là,
plutôt qu'un autre, afin que le corps entier du conseil
fût de trente personnes en tout, en y ajoutant les deux
rois. Et eut Lycurgue si grand soin de bien établir et
autoriser ce conseil, qu'il en apporta un oracle du temple
d'Apollon en la ville de Delphes. Cet oracle s'appelle
encore auj ourd'hui Retra, comme qui dirait, le décret,
et en est la sentence telle : « Après que tu auras édifié un
» temple à Jupiter Syllanien et à Minerve Syllanienne, et
» divisé le peuple en lignées, tu établiras un sénat de
LYCURGUE

» trente conseillers, y comprenant les deux rois ; et


» assembleras le peuple, selon les occurrences des temps,
» sur la place qui est entre le pont et la rivière de Gna­
» cion, là où les sénateurs proposeront les matières,
» et rompront les assemblées, sans qu'il soit loisible au
» peuple d'y haranguer 10 • » En ce temps-là les assemblées
du peuple se faisaient entre deux rivières : car il n'y
avait point de salle pour assembler le grand conseil, ni
de place qui fût autrement embellie ni ornée, parce que
Lycurgue estimait cela ne servir de rien à bien délibérer
et choisir bon conseil, mais plutôt y nuire, à cause qu'il
rend communément les hommes qui s'assemblent en
tels lieux pour délibérer d'affaires, rêvant à choses vaines,
en détournant leurs entendements à considérer des sta­
tues, ou des tableaux et peintures, que l'on met ordi­
nairement pour embellir tels lieux publics ; ou, si c'est
en un théâtre, à regarder la scène, c'est-à-dire le lieu où
l'on joue les jeux ; ou, si c'est en une grande salle, à
contempler le lambris, ou la voûte qui sera ingénieu­
sement ouvrée, et somptueusement enrichie de quelque
belle manufaéture.
X. Q!!and tout le peuple était assemblé en conseil,
il n'était pas loisible à qui voulait de proposer et mettre
en avant quelque matière à délibérer, ni d'en dire son
avis, mais avait le peuple autorité seulement d'approuver
et confirmer, si bon lui semblait, ce qui était proposé
par les sénateurs, ou par les rois : mais depuis, parce
que le peuple allait souvent forçant ou détournant les
propositions du sénat, en y ôtant ou ajoutant quelque
chose, les rois, Polydore et Théopompe, ajoutèrent à
la teneur de l'oracle susdit, que là où le peuple voudrait
aucunement altérer les avis proposés au conseil par le
sénat, il fût loisible aux rois et aux sénateurs rompre le
conseil et annuler l'arrêt d'icelui, comme ayant altéré,
déguisé et changé en pis les sentences et propositions
mises en avant par le sénat. Ces deux rois persuadèrent
semblablement au peuple que cet accessoire, aussi bien
que le principal, venait de l'oracle d'Apollon, ainsi que
le poète Tyrtée en fait mention en un endroit, où il dit :
Rapporté ont du saint temple Delphique
En leur pays cet oracle Pythique
Les rois auxquels appartient par devoir
Au bien de Sparte amiable pourvoir,
94 LYCURGUE

Seront les chefs e t les modérateurs


Du grand conseil, avec les sénateurs
Et après eux, le commun populaire
Confirmera ce qu'il verra leur plaire 1 1 •
XI. Ayant donc Lycurgue ainsi tempéré la forme de
la chose publique, il sembla néanmoins à ceux qui
vinrent après lui que ce petit nombre de trente per­
sonnes qui faisaient le sénat était encore trop puissant,
et avait trop d'autorité : au moyen de quoi, pour les
tenir un petit en bride, ils leur donnèrent, comme dit
Platon12 , un mors, qui fut la puissance et l'autorité des
éphores, qui vaut autant à dire comme contrôleurs, les­
quels furent créés environ cent trente ans après la mort
de Lycurgue ; et fut le premier élu un nommé Élatus,
du temps que régnait le roi Théopompe, auquel sa
femme reprocha un j our en courroux que par sa lâcheté
il laisserait à ses successeurs le royaume moindre qu'il
ne l'avait eu de ses prédécesseurs, et il lui répondit :
« Mais plus grand, d'autant qu'il sera plus durable, et
» plus sûr. » Car aussi, à la vérité, en perdant la trop
absolue puissance qui leur causait l'envie et la haine de
leurs citoyens, ils échappèrent le danger de souffrir ce
que leurs voisins, les Argiens et les Messéniens firent
à leurs rois, qui ne voulurent rien lâcher ni remettre de
leur autorité souveraine. Cela fait, autant que nulle autre
chose, connaître évidemment le grand sens et la longue
prévoyance de Lycurgue, à qui voudra de près consi­
dérer les séditions et mauvais gouvernements des Argiens
et Messéniens leurs prochains voisins et parents, autant
des peuples que des rois, lesquels, ayant eu du commen­
cement toutes choses semblables à ceux de Sparte, et
encore au département des terres en ayant eu de meil­
leures qu'eux, ne prospérèrent pas néanmoins longue­
ment : mais pour l'arrogance des rois, et la désobéissance
des peuples, entrèrent en guerres civiles les uns contre
les autres, et montrèrent par effet que c'était une grâce
spéciale que les dieux faisaient à ceux de Sparte, de leur
donner un réformateur qui tempérât et ordonnât si sage­
ment l'état et le gouvernement de leur chose publique,
comme nous déduirons ci-après.
XII. La seconde nouvelleté que fit Lycurgue, et celle
qui fut de plus hardie et plus difficile entreprise, fut
de faire de nouveau départir les terres : car y ayant au
LYCURGUE 95
pays de Lacédémone très grande difformité et inégalité
entre les habitants, parce que les uns, et la plus grande
partie, étaient si pauvres qu'ils n'avaient pas un seul
pouce de terre, et les autres, en bien petit nombre, si
opulents, qu'ils possédaient tout, il avisa que pour
bannir et chasser hors de sa ville l'insolence, l'envie,
l'avarice, les délices, et davantage la richesse et la pau­
vreté, qui sont encore plus grandes et plus anciennes
pestes des cités et des choses publiques, il n'y avait point
de moyen plus expédient que de persuader à ses citoyens
qu'ils remissent en commun toutes les terres, possessions
et héritages de leur pays, et qu'ils les départissent de
nouveau entre eux également, pour dès lors en avant
vivre tous ensemble comme frères, de manière que l'un
·n'eût en biens rien davantage que l'autre, et qu'ils ne
cherchassent point à précéder les uns les autres en autre
chose qu'en la seule vertu : estimant ne devoir être
autre inégalité ni différence entre les habitants d'une
même cité, que celle qui procède du blâme des choses
déshonnêtes, et de la louange des choses vertueuses et
honnêtes. Suivant laquelle imagination il exécuta de fait
le département des terres : car il divisa tout le reste du
pays de la Laconie entièrement en trente mille parts
égales, lesquelles il distribua aux habitants à l'environ
de Sparte, et des terres plus prochaines de la propre ville
de Sparte, qui était capitale de tout le pays de la Laconie,
en fit autres neuf mille parts qu'il départit aux naturels
bourgeois de Sparte, qui sont ceux que proprement on
appelle les Spartiates. Toutefois aucuns veulent dire qu'il
n'en fit que six mille parts, et que depuis le roi Polydore
y en ajouta autres trois mille ; et y en a qui disent encore
que de ces neuf mille Lycurgue n'en fit que la moitié
seulement, et Polydore l'autre. Chacune de ces parts
était telle, qu'elle pouvait rendre à son maître par cha­
cun an soixante-dix minots d'orge13 pour l'homme, et
douze pour la femme, et de vin et autres fruits liquides,
en pareille proportion, estimant cette quantité être suffi­
sante pour maintenir le corps de l'homme sain, dispos
et robuste, et qu'il n'a besoin de rien davantage. Si dit-on
que depuis en retournant un jour des champs, et passant
à travers les terres, où les blés avaient été non guère
avant sciés, voyant les tas des gerbes tous égaux, et
aussi grands les uns que les autres, il se prit à rire, et
LYCURGUE
dit à ceux qui étaient e n s a compagnie que tout l e pays
de Laconie lui semblait un héritage de plusieurs frères
qui eussent nouvellement fait leurs partages .
XIII. Il essaya aussi d e faire semblablement mettre e n
commun, e t partager les meubles, afin d'ôter entièrement
toute inégalité ; mais voyant que les citoyens portaient
fort impatiemment qu'on les leur ôtât ainsi à la décou­
verte, il y procéda par voie couverte, et affina subtilement
leur avarice et convoitise en cela : car premièrement il
décria toute sorte de monnaie d'or et d'argent, et
ordonna que l'on userait de monnaie de fer seulement,
de laquelle encore une grosse et pesante masse était de
bien peu de prix ; tellement que pour en loger la valeur de
cent écus14 , il fallait en empêcher tout un grand cellier
en la maison, et fallait une paire de bœufs pour l'y traîner.
Or étant par ce moyen l'or et l'argent bannis du pays de
Laconie, il était force que plusieurs crimes et maléfices
en sortissent aussi. Car qui eût voulu dérober, prendre,
receler, ravir, ou retenir une chose qu'il n'eût su cacher,
et qu'il n'y avait pas grande occasion de désirer, ni de
profit à la posséder, attendu que l'on ne s'en pouvait pas
servir à l'employer en autre usage ? Parce que quand le
fer qu'on voulait monnayer était tout rouge du feu, on
j etait du vinaigre dessus, qui venait à éteindre sa force
et sa roideur, de manière qu'il perdait toute aptitude de
servir à en faire autre ouvrage, parce qu'il devenait si
aigre, et si éclatant, que l'on ne le pouvait plus battre ni
forger.
XIV. Après cela il bannit aussi tous métiers superflus
et inutiles, et encore que par édit il ne les eût point
chassés, si s'en fussent-ils tous, ou la plus grande partie,
allés d'eux-mêmes avec l'usage de la monnaie, quand ils
n'eussent plus trouvé à qui se défaire de leurs ouvrages,
parce que leur monnaie de fer n'avait point de cours aux
autres villes de la Grèce, mais s'en moquait-on partout
ailleurs, et par ce moyen ne pouvaient les Lacédémoniens
acheter marchandises étrangères, ni ne hantait en leur
port aucun navire pour y trafiquer, ni n'entrait en leur
pays aucun aff"eté rhétoricien pour enseigner à finement
plaider, ni aucun devin pour y dire la bonne aventure, ni
maquereau pour y tenir bordeau, ou orfèvre ni j oaillier
pour y faire ou y vendre aucuns affiquets d'or ni d'argent
à parer les dames, attendu que ce sont toutes choses qui
LYCURGUE 97
se font seulement pour gagner et amasser argent, dont
il n'y avait point : et ainsi les délices étant destituées
des choses qui les nourrissent et qui les entretiennent,
venaient à se faner petit à petit, et finalement à tomber
d'elles-mêmes, ne pouvant les plus riches avoir rien
davantage que les plus pauvres, et n'y ayant la richesse
moyen aucun de se montrer en public et se mettre en
évidence, mais demeurant recluse en la maison, oisive,
sans pouvoir de rien servir à son maître. Et pourtant les
ustensiles dont on ne se peut passer, et dont on a tous les
jours affaire, comme châlits, tables, chaires, et autres tels
meubles, s'y faisaient très bien ; et louait-on beaucoup la
forme et façon du gobelet laconique, que l'on appelait
Cothon, mêmement pour l'usage de gens de guerre, ainsi
que soulait dire Critias, parce qu'il était fait de sorte que
la couleur engardait l'œil de connaître les eaux, que l'on
est aucune fois contraint de boire en un camp, si troubles
et si ordes qu'elles font mal au cœur à les voir seulement ;
et si d'aventure il y avait quelque ordure, et quelque
limon au fond, il s'arrêtait aux orées du ventre, et n'en
venait par le goulet que la plus nette partie à la bouche de
celui qui y buvait. De quoi fut aussi cause le réformateur,
parce que les artisans n'étant plus occupés à besogner en
ouvrages superflus, employèrent leur suffisance à bien
ouvrer les nécessaires.
XV. Mais voulant encore davantage persécuter la
superfluité et les délices, afin d'exterminer de tout point
la convoitise d'avoir et de s'enrichir, il fit une autre troi­
sième ordonnance nouvelle très belle, qui fut celle des
convives, par laquelle il voulut et ordonna qu'ils man­
geassent ensemble de mêmes viandes, et de celles qui
étaient notamment spécifiées par son ordonnance, par
laquelle il leur était expressément défendu de manger à
part en privé dessus riches tables et lits somptueux, en
abusant du labeur des excellents ouvriers et des friands
cuisiniers pour s'engraisser en secret et en ténèbres,
comme l'on engraisse les bêtes gourmandes, ce qui g âte
et corrompt non seulement les conditions de l' âme, mais
ainsi les complexions du corps, quand on lui l âche ainsi
en abandon la bride à toute sensualité et à toute glou­
tonnerie ; dont il advient qu'il a besoin puis après de
beaucoup dormir pour cuire et digérer ce qu'il a trop
pris de viande, et veut être aidé de bains chauds, de long
L Y C U RG U E
repos, et du traitement ordinaire qu'il faut à un malade.
XVI. Ce fut donc chose grande à lui que d'avoir pu
faire cela, mais encore plus d'avoir rendu la richesse non
sujette à être dérobée, et moins encore à être convoitée,
comme dit Théophraste, ce qu'il fit par le moyen de ce
statut, de les faire manger ensemble, avec si grande
sobriété en leur vivre ordinaire : car il n'y avait plus
moyen d'user ni de j ouir, non pas de montrer seulement
sa richesse à qui en eût eu, vu que le pauvre et le riche
étaient contraints de se trouver en même lieu pour y
manger de mêmes viandes ; tellement que ce que l'on dit
communément que Plutus, c'est-à-dire le dieu des
richesses, est aveugle, était vrai en la seule ville de Sparte
entre toutes celles qui furent oncques au monde : car il y
était gisant par terre, comme une peinture sans âme qui
n'a aucun mouvement, attendu qu'il n'était pas loisible
de manger devant que de venir dans les salles publiques,
à part en sa maison, et puis s'en venir par contenance tout
soûl au lieu du convive : car chacun avait l'œil à regarder
expressément ceux qui ne buvaient et ne mangeaient pas
de bon appétit en la compagnie, et les en blâmait et
reprenait-on comme gourmands ou comme dédaignant
par délicatesse de manger en commun avec les autres ; de
sorte que ce fut, à ce que l'on dit, l'ordonnance qui plus
fâcha les riches, entre toutes celles que lors établit
Lycurgue, et pour laquelle ils crièrent et se courroucèrent
plus contre lui, j usqu'à ce que voyant qu'ils se ruaient
tous ensemble sur lui, il fut contraint de s'enfuir de la
place. Si gagna le devant et se j eta en franchise dans une
église avant que les autres le pussent atteindre, excepté un
j eune homme nommé Alcandre, lequel n'était point au
demeurant de mauvaise nature, sinon qu'il était un peu
prompt à la main, et colère ; et poursuivant Lycurgue de
plus près que les autres, ainsi comme il se cuida retourner
devers lui, il lui donna un coup de b âton sur le visage,
dont il lui creva un œil. Mais pour cela Lycurgue ne
fléchit point, mais se présenta la tête levée à ceux qui le
poursuivaient, leur montrant son visage tout ensanglaP..té
et son œil crevé : dont ils eurent tous si grande hor!te,
qu'il n'y eut celui d'eux qui osât ouvrir la bouche pour
parler contre lui, mais au contraire, lui livrèrent entre ses
mains Alcandre qui l'avait frappé, pour en faire punition
telle que bon lui semblerait, et le convoyèrent tout jus-
LYCURGUE 99
qu'en sa maison, montrant qu'ils étaient bien marris de
son inconvénient. Lycurgue en les remerciant les renvoya
et fit entrer Alcandre en sa maison avec lui, là où il ne
lui méfit ni médit j amais d'une parole, mais lui com­
manda seulement qu'il le servît, faisant retirer ses domes­
tiques qui avaient accoutumé de le servir ordinairement.
Le jeune homme, qui n'était point lourdaud de lui-même,
le fit volontiers, sans rien répliquer au contraire ; et quand
il eut demeuré quelque temps auprès de lui, étant tou­
jours à l'entour de sa personne, il commença à connaître
et goûter la bonté de son naturel, et l'affeB:ion et inten­
tion qui le mouvait à faire ce qu'il faisait, l'austérité de
sa vie ordinaire, et sa constance à supporter tous travaux
sans j amais se lasser : dont il se prit à l'aimer et honorer
fort affetl:ueusement, et depuis alla prêchant à ses parents
et amis que Lycurgue n'était pas ainsi rude ni rebours,
comme il semblait de prime-face, mais était le plus doux
et le plus amiable envers les autres qu'il était possible.
Voilà comment Alcandre fut châtié par Lycurgue et la
punition qu'il en reçut ; c'est que, de mal conditionné
jouvenceau, outrageux et téméraire qu'il était aupara­
vant, il devint homme très sage et très modéré.
XVII. Mais pour mémoire de cettui sien inconvénient
Lycurgue édifia un temple à Minerve, qu'il surnomma
Optilétide, pour autant que les Doriens qui habitent en
ces quartiers-là de la Morée appellent les yeux Optiles.
Il y en a d'autres, entre lesquels est Dioscoride, qui disent
que Lycurgue reçut bien un coup de b âton, mais qu'il
n'eut pourtant pas l'œil crevé, et qu'au contraire il fonda
ce temple à Minerve pour lui rendre grâces de la guérison
de son œil ; tant y a que depuis ce temps-là, les Spar­
tiates cessèrent de porter des b âtons dans les assemblées
de conseil.
XVIII. Et pour retourner aux convives publics, les
Candiots les appelaient Andria, et les Lacédémoniens
Phiditia, fût ou parce que c'étaient lieux où l'on appre­
nait à vivre sobrement et étroitement, à cause que
l'épargne en langage grec s'appelle phido ; ou parce que
là s'engendraient les amitiés des uns avec les autres,
comme s'ils eussent voulu dire Philitia, en mettant un d
pour une 1. Il pourrait aussi être que l'on y aj oute de
superflu la première lettre, comme si on eût voulu dire
Éditia, parce que c'étaient lieux où l'on allait manger et
I OO LYCU RGUE
prendre son repas : e t s'y assemblaient par quinzaines en
chaque salle peu plus ou peu moins ; et apportait chacun
d'eux au commencement du mois un minot de farine 15 ,
huit brocs de vin16 , cinq livres de fromage et deux livres
et demie de figues, et outre cela un bien petit de leur
monnaie pour acheter de la pitance. Mais par-dessus cela,
quand quelqu'un d'eux sacrifiait en sa maison, il envoyait
les prémices de son sacrifice en la salle de son convive :
semblablement, s'il avait pris quelque venaison à la
chasse, il y en envoyait une pièce : car c'étaient les deux
cas auxquels il était loisible de manger à part en sa mai­
son, quand on avait immolé quelque bête aux dieux, ou
que l'on était retourné trop tard de la chasse ; autrement
ils étaient contraints de se trouver tous dans les salles
des convives, s'ils voulaient manger. Ce qu'ils gardèrent
longtemps fort étroitement : de manière qu'un j our étant
le roi Agis retourné de la guerre, où il avait défait les
Athéniens, et voulant souper en son privé avec sa
femme, il envoya demander sa portion ; mais les polé­
marques, qui sont certains officiers qui assistent aux rois
à la guerre comme leurs collatéraux, la lui refusèrent, et
le lendemain Agis ayant, par dépit, omis à faire le sacri­
fice accoutumé d'être fait à l'issue d'une guerre, il fut
par eux condamné à l'amende.
XIX. Les enfants mêmes allaient à ces convives ni
plus ni moins qu'à des écoles d'honneur et de tempé­
rance, là où ils entendaient de bons et graves devis tou­
chant le gouvernement de la chose publique, sous
maîtres qui n'étaient point mercenaires, et y apprenaient
à se j ouer de paroles les uns avec les autres et à s'entre­
moquer plaisamment sans toutefois piquer aigrement ni
gaudir deshonnêtement, et à ne se courroucer point pour
être semblablement moqués : car c'est une qualité entre
autres, fort propre aux Lacédémoniens, que d'endurer
patiemment un trait de moquerie ; toutefois s'il y avait
aucun qui n'y prît point de plaisir, il fallait seulement
qu'il priât l'autre de s'en abstenir, et incontinent il cessait.
Mais c'était une chose ordinaire qu'à tous ceux qui
entraient dans la salle du convive, le plus vieux de la
compagnie leur disait, en leur montrant la porte : « l i
» n e sort pas une parole hors d e cette porte . »
XX. Aussi fallait-il que celui qui voulait être reçu en
la compagnie du convive fût premièrement approuvé
LYCURGUE 101

et reçu par tous les autres, en cette manière chacun


d'eux prenait une petite boule faite de son, ou de mie
de pain, à laver les mains, et la j etait sans mot dire dans
un bassin que portait sur sa tête le valet du convive qui
les servait à table ; celui qui se contentait que l'autre fût
reçu, jetait sa petite boule tout simplement ; si non, il
la serrait si fort entre ses doigts, qu'il la rendait plate.
Cette boule de son ainsi aplatie valait autant comme la
fève percée, laquelle était dans les jugements le signe de
sentence condamnatoire ; et s'il s'y en trouvait une seule
de cette sorte, le prétendant n'était point reçu : car ils
ne voulaient pas qu'il entrât en la compagnie personne
qui ne fût agréable à tous les autres. Celui qui était ainsi
rebuté, ils disaient qu'il était décaddé, parce que le vais­
seau dans lequel ils jetaient leurs petites boules de son
s'appelait Caddos .
X X I . L a plus exquise viande q u e l'on servît e n ces
convives-là était celle qu'ils appelaient le brouet noir17 ,
tellement que quand il y en avait, les vieillards ne man­
geaient point de chair, mais la laissaient toute aux j eunes
hommes, et eux à part mangeaient le brouet. Il y eut
jadis un roi de Pont, qui, pour goûter de ce brouet noir,
acheta expressément un cuisinier lacédémonien ; mais
quand il en eut une fois t âté, il s'en fâcha incontinent,
et le cuisinier lui dit : « Sire, pour trouver ce brouet bon,
» il faudrait premièrement être baigné dans la rivière
» d'Eurotas . » Après qu'ils avaient sobrement bu et
mangé ensemble, ils s'en retournaient sans lumière cha­
cun en sa maison : car il ne leur était pas loisible d'aller
ni là ni ailleurs avec de la chandelle, afin qu'ils s'accou­
tumassent à marcher hardiment la nuit et en ténèbres
partout. Tel était l'ordre et la manière de leurs convives.
XXII. Mais il fait bien à noter que jamais Lycurgue
ne voulut qu'il y eût pas une de ses lois mise par écrit,
mais est expressément porté par l'une de ses ordonnances
qu'ils appellent Retres 18 , qu'il ne veut point qu'il y en
ait aucune écrite : car quant à ce qui est de principale
force et efficace pour rendre une cité heureuse et ver­
tueuse, il estimait que cela devait être empreint, par la
nourriture, dans les cœurs et mœurs des hommes, pour
y demeurer à jamais immuable ; c'est la bonne volonté,
qui est un lien plus fort que toute autre contrainte que
l'on saurait donner aux hommes, et le pli qu'ils prennent
1 02 LYCURGUE
par bonne institution d e leur première enfance, qui fait
que chacun d'eux se sert de loi à soi-même. Et au demeu­
rant, q uant à ce qui concerne les contrats des hommes
les uns avec les autres, qui sont choses légères, et que
l'on change tantôt en une sorte, et tantôt en une autre,
selon le besoin, il pensa qu'il valait mieux ne les éteindre
point sous contraintes rédigées par écrit, ni en établir
des coutumes qui ne se pussent changer, mais plutôt
les laisser à la discrétion et à l'arbitrage des hommes qui
auraient été bien nourris et bien institués, pour en ôter,
ou y ajouter, selon que l'occurrence et la disposition des
temps le requerrait : car en somme il estima que le but
principal d'un bon établisseur et réformateur de chose
publique, devait être, faire bien nourrir et bien instituer
les hommes. L'une donc de ses ordonnances portait
expressément qu'il n'y eût pas une loi écrite.
XXIII. Il y en avait une autre contre la superfluité,
laquelle ordonnait que les couvertures des maisons se
fissent avec la cognée, et les huisseries avec la scie seu­
lement, sans autre outil de menuiserie. En quoi il eut la
même imagination que depuis eut aussi Épaminondas
quand il dit, en parlant de sa table : « Un tel ordinaire
» ne reçoit jamais trahison » ; aussi estimait Lycurgue
qu'une telle maison ne recevrait point de superfluité ni
de délices, parce qu'il n'est point d'homme si imperti­
nent, ni de si mauvais j ugement, qui portât dans une
telle maison si pauvr e, et si piètre, des châlits aux pieds
d'argent, ni des couvertures et tours de lits teints en
pourpre, ni de la vaisselle d'or ou d'argent, et toute la
suite de superfluité et de délices que cela traîne après soi,
parce qu'il faut que les lits soient proportionnés à la
maison, les vêtements sortables aux lits, et tout le reste
des meubles et de la manière de vivre convenable et
correspondant aux vêtements. De cette accoutumance
procéda ce que le roi Léontychidas, premier de ce nom,
dit une fois : lequel, soupant un jour en la ville de
Corinthe, et voyant le plancher de la salle où il soupait
somptueusement lambrissé et ouvré, demanda à son
hôte si les arbres croissaient ainsi carrés en leur pays.
XXIV. La troisième ordonnance fut, qu'il défendit
de souvent faire la guerre contre mêmes ennemis, de
peur qu'étant souvent contraints de prendre les armes
pour se défendre, ils n'en devinssent à la fin vaillants
LYCURGUE
hommes et bons combattants. C'est de quoi l'on blâme
le roi Agésilas, qui fut longtemps depuis : car, pour être
souvent entré en armes dans le pays de la Béotie, il
rendit à la fin les Thébains aussi bons hommes de guerre
comme les Lacédémoniens. A l'occasion de quoi, Antal­
cidas, le voyant un jour blessé, lui dit : « Tu reçois des
» Thébains le loyer de leur apprentissage, tel que tu l'as
» mérité : car tu leur as, malgré eux, enseigné le métier
» de la guerre, qu'auparavant ils ne voulaient apprendre
» ni exercer. » Ce sont les ordonnances que Lycurgue
lui-même appela Retres, qui vaut autant à dire comme
graves sentences, ou oracles que le dieu Apollon lui
aurait donnés.
XXV. Mais quant à la nourriture des enfants, qu'il
estimait être la plus belle et la plus grande chose que
saurait établir ni introduire un réformateur de lois, com­
mençant de loin, il regarda premièrement aux mariages,
et à la génération des enfants. Car quant à ce que dit
Aristote, qu'il essaya de réformer les femmes, et qu'il
s'en déporta incontinent, voyant qu'il n'en pouvait venir
à bout, à cause de la trop grande licence qu'elles avaient
usurpée en l'absence de leurs maris, parce qu'ils étaient
contraints d'aller souvent aux guerres, pendant lesquelles
les hommes étaient contraints de les laisser maîtresses à
la maison, et les honoraient et chérissaienr outre mesure,
en les appelant dames et maîtresses, je trouve que cela
est faux : il est bien vrai qu'il eut l'œil à les régler et
ordonner de leur manière de vivre, aussi bien que des
hommes, ainsi que la raison le voulait. Premièrement
donc, il voulut que les filles endurcissent leurs corps,
en s'exercitant à courir, lutter, jeter la barre, et lancer
le dard, à celle fin que le fruit qu'elles concevraient,
venant à prendre racine forte en un corps dispos et
robuste, en germât mieux ; et aussi qu'elles, s'étant ren­
forcées par tels exercices, en portassent plus vigoureuse­
ment et plus facilement les douleurs de leurs enfan­
tements. Et pour leur ôter toute délicatesse et toute
tendreur efféminée, il accoutuma les jeunes filles, aussi
bien que les garçons, à se trouver aux processions, à
danser nues en quelques fêtes et sacrifices solennels, et à
chanter en la présence et à la vue des jeunes jouvenceaux,
auxquels bien souvent elles donnaient en passant quelque
brocard à point, touchant au vif ceux qui en quelque
1 04 LYCURGUE
chose auraient oublié leur devoir ; et quelquefois aussi
récitaient en leurs chansons les louanges de ceux qui en
étaient dignes. En quoi faisant elles imprimaient dans
les cœurs des jeunes hommes une très grande jalousie
et contention d'honneur : car celui qui avait été loué par
elles comme vaillant, et duquel elles avaient chanté les
aB:es de prouesse, s'en allait élevé en courage de faire
encore mieux à l'avenir ; et les atteintes et piqûres qu'elles
donnaient aux autres ne leur étaient moins poignantes
que les plus sévères admonestements et correB:ions que
l'on leur eût su donner : attendu mêmement que cela
se faisait en présence des rois, des sénateurs et de tout
le reste des citoyens, qui se trouvaient là pour voir
l' ébattement.
XXVI. Mais quant à ce que les filles se montraient
ainsi toutes nues en public, il n'y avait pour cela vilenie
aucune, mais était l'ébattement accompagné de toute
honnêteté, sans lubricité ni dissolution quelconque ; et
plutôt, au contraire, portait avec soi une accoutumance
à la simplicité, et une envie entre elles, à qui aurait le
corps plus robuste et mieux dispos ; et qui plus est, cela
leur élevait encore aucunement le cœur, et les rendait
plus magnanimes, en donnant à connaître qu'il ne leur
était pas moins bienséant de s'exercer à la prouesse, et
étriver entre elles à qui en emporterait le prix, qu'il est
aux hommes. Dont procédait que les femmes lacédé­
moniennes avaient bien aussi le cœur de dire et de penser
d'elles ce que répondit un jour Gorgone, femme du roi
Léonidas, laquelle, ainsi que l'on trouve par écrit, comme
une dame étrangère devisant avec elle lui dit : « Il n'y
» a femmes au monde que vous autres Lacédémoniennes
» qui commandiez à vos hommes », elle lui répliqua
incontinent : « Aussi n'y a-t-il que nous qui portions
» des hommes. » Davantage, cela était une amorce qui
attirait les jeunes hommes à se marier : j'entends ces
jeux, danses et ébattements que faisaient les filles toutes
nues en la présence des jeunes hommes ; non point par
contrainte de raisons géométriques, comme dit Platon,
mais par attraits d'amour.
XXVII. Et toutefois outre ces attraits-là, encore éta­
blit-il note d'infamie à l'encontre de ceux qui ne se vou­
draient marier : car il ne leur était pas possible de se
trouver aux lieux où l'on faisait ces jeux et passe-temps
LYCURGUE 105

publics à nu ; et qui plus est, les officiers de la ville les


contraignaient d'environner tout nus, au cœur d'hiver,
la place ; et en cheminant fallait qu'ils chantassent une
certaine chanson faite contre eux, laquelle disait en
somme, qu'ils étaient à bon droit punis, pour n'avoir
pas obéi aux lois ; avec ce que quand ils devenaient
vieux, on ne leur portait pas l'honneur ni la révérence
que l'on faisait aux autres vieillards. Pour tant n'y eut-il
personne qui reprît, ou trouvât mauvais ce qui fut dit à
l'encontre de Dercyllidas, combien que ce fût au demeu­
rant un bon et vaillant capitaine, car lui entrant en une
compagnie, il y eut un j eune homme qui ne se daigna
lever pour lui faire honneur, et lui donner place à se
seoir : « A cause, dit-il, que tu n'as point engendré
» d'enfant qui fût pour m'en faire autant à l'avenir. »
XXVIII. Mais il fallait que ceux qui se voulaient
marier ravissent celles qu'ils voulaient épouser, non
point petites garces, qui ne fussent pas encore en âge de
marier, mais grandes filles, vigoureuses, et déj à mûres
pour porter enfants ; et quand il y en avait une ravie,
celle qui avait moyenné le mariage venait, qui lui rasait
ses cheveux entièrement j usqu'au cuir, puis la vêtait d'un
habillement d'homme avec la chaussure de même, et la
couchait dessus une paillasse toute seule, sans chandelle.
Cela fait, le nouveau marié n'étant ni ivre, ni plus déli­
catement vêtu que de coutume, mais ayant sobrement
soupé à son ordinaire 19 , s'en retournait secrètement en
la maison, là où il déliait la ceinture à son épousée, et
la prenant entre ses bras la couchait sur un lit, et y
demeurait quelque temps avec elle, puis s'en retournait
tout doucement au lieu où il avait accoutumé de dormir
avec les autres j eunes hommes ; et de là en avant conti­
nuait touj ours à faire de même, étant tout le long du
jour, et dormant la nuit avec ses compagnons, excepté
qu'il allait aucunefois voir sa femme à la dérobée, ayant
crainte et honte d'être aperçu par aucun de la maison ;
à quoi la nouvelle mariée l'aidait aussi de son côté,
épiant les occasions et moyens comment ils se pourraient
trouver ensemble sans qu'ils fussent aperçus. Cette façon
de faire durait assez longuement, et tant, que quelques­
uns d'eux avaient des enfants avant qu'ils hantassent
librement ensemble, et qu'ils vissent leurs femmes en
plein jour. Si leur servait cette entrevue ainsi recelée,
1 06 LYCURGUE
non seulement à ce que ce leur était un exercice de conti­
nence et de pudicité, mais aussi à ce que leurs personnes
en étaient plus vigoureuses pour engendrer, et mainte­
nait les deux parties en ardeur et appétit de nouveaux
amoureux, non tièdes ni languissants, comme le sont
ordinairement ceux qui jouissent à cœur soûl de leurs
amours, tant comme ils veulent : car ils s'entrelaissaient
toujours au départir l'un d'avec l'autre un aiguillon de
désir, et un reste et relais de chaleur amoureuse.
XXIX. Mais ayant établi une si grande honnêteté,
et si réservée tempérance dans les mariages, il n'eut pas
moins de soin d'en ôter toute vaine et féminine jalousie ;
estimant être bien raisonnable d,:: garder qu'il n'y eût
point de violence ni de confusion, mais aussi que la
raison voulait que l'on permît à ceux qui en étaient
dignes engendrer des enfants en commun : se moquant
de la folie de ceux qui vengent telles choses avec guerres
et effusion de sang humain, comme si les hommes ne
dussent avoir en cela participation ni communication
quelconque les uns avec les autres. Pourtant n'était-il
point reprochable à homme qui se trouvât déjà sur l' âge,
et eût jeune femme, s'il voyait quelque beau jeune homme
qui lui agréât, et lui semblât de gentille nature, le mener
coucher avec sa femme pour la faire emplir de bonne
semence, et puis avouer le fruit qui en naissait, comme
s'il eût été engendré par lui-même. Aussi était-il loisible
à un honnête homme, qui aimât la femme d'un autre
pour la voir sage, pudique, et portant de beaux enfants,
prier son mari de le laisser coucher avec elle, pour y
semer comme en terre grasse et fertile, de beaux et de
bons enfants, qui par ce moyen venaient à avoir commu­
nication de sang et de parentelle avec gens de bien et
d'honneur.
XXX. Car premièrement Lycurgue ne voulait point
que les enfants fussent propres aux particuliers, mais
communs à la chose publique, au moyen de quoi il vou­
lait aussi que ceux qui avaient à en être citoyens fussent
engendrés non de tous hommes, mais des plus gens de
bien seulement. Si lui semblait que dans les lois et ordon­
nances des autres nations, touchant les mariages, il y avait
beaucoup de sottises et de vanité, attendu qu'ils faisaient
couvrir leurs chiennes, et leurs juments, par les plus
beaux chiens, et les meilleurs étalons qu'ils pouvaient
LYCURGUE 107

recouvrer, en priant ou payant ceux qui en étaient sei­


gneurs, et gardaient néanmoins leurs femmes enfermées
sous la clé, de peur qu'elles ne conçussent d'autres que
d'eux, encore qu'ils fussent écervelés, maladifs, ou sur­
âgés : comme si ce n'était pas premièrement et princi­
palement au dommage des pères et mères, et de ceux
qui les nourrissent, que les enfants naissent vicieux et
défeB:eux, quand ils naissent de personnes tarées ; et au
contraire, au profit et contentement d'iceux, quand ils
naissent beaux et bons, pour avoir été engendrés de
semblable semence.
XXXI . Ces choses se faisaient alors ainsi par raison
naturelle et civile, mais néanmoins tant s'en fallait que
les femmes fussent si faciles, comme l'on dit qu'elles
furent depuis, que l'on ne savait anciennement en la ville
de Sparte que c'était que d'adultère : en témoignage de
quoi se peut alléguer la réponse que fit un de ces pre­
miers anciens Spartiates, nommé Géradas, à un étranger
qui lui demandait quelle peine on faisait souffrir à ceux
qui étaient surpris en adultère. « Mon ami, dit-il, il n'y
» en a point. Mais s'il y en avait ? lui répliqua l'étranger.
» Il faudrait, dit-il, qu'il payât un taureau si grand, qu'il
» pût boire de dessus la montagne de Taugète, dans la
» rivière d'Eurotas. Voire, mais comment serait-il pos­
» sible de trouver un taureau si grand ? » dit l'étranger.
Et Géradas en riant lui répondit : « Et comment serait-il
» aussi possible de trouver à Sparte un adultère ? » C'est
ce que l'on trouve par écrit des ordonnances de Lycurgue
touchant les mariages.
XXXII. Au demeurant, depuis que l'enfant était né,
le père n'en était plus le maître, pour le pouvoir faire
nourrir à sa volonté, mais le portait lui-même en un
certain lieu à ce député qui s'appelait Lesche, là où les
plus anciens de sa lignée étant assis visitaient l'enfant : et
s'ils le trouvaient beau, bien formé de tous ses membres,
et robuste, ils ordonnaient qu'il fût nourri, en lui des­
tinant une des neuf mille parts des héritages pour sa
nourriture ; mais s'il leur semblait laid, contrefait ou
fluet, ils l'envoyaient j eter dans une fondrière, que l'on
appelait vulgairement les Apothètes, comme qui dirait
les dépositoires, ayant opinion qu'il n'était expédient ni
pour l'enfant, ni pour la chose publique, qu'il vécût,
attendu que dès sa naissance il ne se trouvait pas bien
108 LYCURGUE
composé pour être sain, fort e t roide toute s a vie. Et à
cette cause les femmes mêmes qui les gouvernaient ne les
lavaient pas d'eau simple, comme il se fait partout ailleurs
mais [d'eau mêlée] avec du vin, et éprouvaient par ce
moyen si la complexion et la trempe de leurs corps était
bonne ou mauvaise : parce que l'on dit que les enfants
qui sont pour être sujets au mal caduc, ou autrement
catarrheux ou maladifs, ne peuvent résister ni durer à ce
lavement de vin, mais en sèchent, et en tombent en lan­
gueur, et au contraire ceux qui sont bien sains en
deviennent plus roides et plus forts .
XXXIII. Les nourrices aussi usaient de certaine dili­
gence avec artifice à nourrir leurs enfants, sans les
emmailloter ni lier de bandes, ni de langes, de sorte
qu'elles les rendaient plus délivrés de leurs membres,
mieux formés, et de plus belle et gentille corpulence ; et
si en devenaient indifférents en leur vivre, sans être diffi­
ciles à élever, ni mignards ou friands, ni peureux et
craignant d'être laissés seuls en ténèbres, ni criards, ou
pervers aucunement, qui sont tous signes de nature l âche
et vile. Tellement qu'il se trouvait des étrangers qui ache­
taient des nourrices du pays de Laconie, expressément
pour leur faire nourrir leurs enfants : comme l'on dit
qu' Amylca, celle qui nourrit Alcibiade, en était ; mais
Périclès son tuteur lui bailla depuis20 pour son maître et
gouverneur un serf nommé Zopyre, lequel n'avait partie
quelconque meilleure que les autres communs esclaves.
Ce que ne fit pas Lycurgue : car il ne mit point la nourri­
ture et le gouvernement des enfants de Sparte entre les
mains de maîtres mercenaires, ou de serfs achetés à prix
d'argent ; et si n'était pas loisible au père de nourrir ses
enfants à sa mode, ainsi que bon lui semblait. Car sitôt
qu'ils étaient arrivés à l' âge de sept ans, il les prenait et
les distribuait par troupes pour les faire nourrir ensemble,
et les accoutumer à j ouer, apprendre et étudier les uns
avec les autres, puis choisissait en chaque troupe celui
qui avait apparence d'être le mieux avisé et le plus cou­
rageux au combat, auquel il donnait la superintendance
de toute la troupe. Les autres avaient toujours l'œil sur
lui, et obéissaient à ses commandements, en endurant
patiemment les punitions qu'il leur ordonnait, et les
corvées qu'il leur commandait : de manière que presque
toute leur étude était d'apprendre à obéi r ; mais outre
LYCURGUE 1 09

cela, les vieillards assistaient souvent à les voir j ouer


ensemble, et la plupart du temps leur mettaient en avant
des occasions de débats et de querelles, les uns contre les
autres, pour mieux connaître et découvrir quel était le
naturel de chacun, et s'ils montraient signes de devoir
être une fois couards ou hardis.
XXXIV. �ant aux lettres, ils en apprenaient seule­
ment autant qu'il leur en fallait pour le besoin ; et au
demeurant, tout leur apprentissage était, apprendre à bien
obéir, endurer le travail, et à demeurer vainqueurs en
tout combat. A raison de quoi à mesure qu'ils crois­
saient en âge, on leur augmentait aussi les exercices du
corps : on leur rasait leurs cheveux, on les faisait aller
deschaux, et les contraignait-on de j ouer ensemble la
plupart du temps tout nus ; puis quand ils étaient par­
venus jusqu'en l' âge de douze ans, ils ne p ortaient de là
en avant plus de sayons, et ne leur donnait-on tous les
ans qu'une robe simple seulement, qui était cause qu'ils
étaient touj ours sales et crasseux, comme ceux qui ne
s'étuvaient ni ne s'oignaient j amais, sinon à certains j ours
de l'année, que l'on leur faisait un petit goûter de cette
douceur. Ils couchaient et dormaient ensemble sur des
paillasses, qu'ils faisaient eux-mêmes des bouts des cannes
et des roseaux qui croissaient en la rivière d'Eurotas,
lesquels il fallait qu'ils allassent cueillir et rompre eux­
mêmes avec leurs mains seules, sans aucun ferrement ;
mais en hiver ils y ajoutaient et mêlaient parmi ce que
l'on appelle Lycophanos 21 , parce qu'il semble que cette
matière ait en soi quelque peu de chaleur .
XXXV. Environ cet âge leurs amoureux, q u i étaient
les plus gaillards et plus gentils j eunes hommes, com­
mençaient à hanter plus souvent autour d'eux, et les
vieillards aussi semblablement avaient plus l'œil sur eux,
se trouvant plus ordinairement aux lieux où ils faisaient
leurs exercices, et là où ils combattaient, et leur assistant
quand ils se j ouaient à s'entremoquer les uns des autres :
ce que les vieux faisaient non par manière de passe-temps
seulement, mais avec telle diligence et telle affeéhon,
comme s'ils eussent été pères, maîtres et gouverneurs de
tout tant qu'ils étaient d'enfants, de manière qu'il n'y
avait jamais temps ni lieu où ils n'eussent touj ours quel­
qu'un pour les admonester, reprendre et châtier, s'ils
faisaient aucune faute.
1 10 LYCURGUE
XXXVI. E t néanmoins outre tout cela, encore y
avait-il toujours un des plus hommes de bien de la ville,
qui avait expressément le titre et la charge de gouverneur
des enfants, lequel les départait par bandes, et puis don­
nait la superintendance à celui des garçons qui lui sem­
blait le plus sage, le plus hardi et le plus courageux. Ils
appelaient les garçons Irènes deux ans après qu'ils étaient
sortis hors d'enfance, et les plus grands enfants ils les
appelaient Mérilènes, comme qui dirait, prêts à sortir
d'enfance. Ce garçon à qui se baillait cette charge avait
déjà vingt ans, et était leur capitaine quand ils com­
battaient, et leur commandait quand ils étaient en la
maison, comme à ses valets, enjoignant à ceux qui étaient
plus faits et plus forts, qu'ils apportassent du bois quand
il fallait souper, et à ceux qui étaient plus petits et plus
faibles, des herbes. Il fallait qu'ils les dérobassent s'ils
en voulaient avoir. Si en allaient dérober les uns aux
jardins, les autres dans les salles des convives, où les
hommes mangeaient ensemble, dans lesquelles ils se cou­
laient le plus finement et plus cautement qu'ils pou­
vaient : car si d'aventure ils étaient pris sur le fait, ils
étaient fouettés à bon escient, pour avoir été trop pares­
seux, et non assez fins et rusés à dérober. Ils dérobaient
aussi toute autre sorte de viande sur laquelle ils pou­
vaient mettre la main, épiant les occasions de les pouvoir
prendre habilement, quand les hommes dormaient, ou
qu'ils ne faisaient pas bon guet ; mais celui qui y était
surpris était bien fouetté, et si le faisait-on davantage
jeûner : car on leur donnait bien fort peu à manger,
afin que la nécessité les contraignît à se hasarder har­
diment, et à inventer quelque habileté pour en dérober
subtilement. C'était la cause première et principale pour
laquelle on leur donnait si petit à manger, mais l'acces­
soire était afin que leurs corps en crussent en hauteur
davantage, parce que les esprits de vie n'étant point
occupés à cuire et digérer beaucoup de viande, ni
rebattus contrebas ou étendus en large, pour la quantité
ou pesanteur trop grande d'icelle, s'étendaient en long,
et montaient contremont à cause de leur légèreté ; et par
ce moyen le corps en croissait en hauteur, n'ayant rien
qui l'empêchât de monter. Et semble que la même cause
les rendait aussi plus beaux, parce que les corps qui sont
menus et grêles obéissent mieux et plus facilement à la
LYCURGUE lll

vertu de nature, qui donne le moule et la forme à chacun


des membres ; et au contraire, il semble que les corps qui
sont gros, gras et trop nourri s, y résistent, n'étant pas si
maniables que les autres, à cause de leur pesanteur, ni
plus ni moins que l'on voit par expérience que les enfants
que portent les femmes qui ont leurs fleurs, et qui se
purgent durant leurs grossesses, sont plus grêles, et plus
beaux aussi, et plus polis ordinairement que les autres,
parce que la matière dont leur corps est formé étant plus
souple, est aussi plus facilement régie par la force de
nature, qui lui donne la forme ; toutefois quant à la cause
naturelle de cet effet, laissons-la disputer à qui voudra,
sans en rien décider.
XXXVII. Mais pour retourner au propos des enfants
lacédémoniens, ils dérobaient avec si grand soin, et si
grande crainte d'être découverts, que l'on conte d'un,
lequel ayant dérobé un renardeau, le cacha dessous sa
robe, et se laissa déchirer tout le ventre avec les ongles
et les dents de cette bête, sans j amais crier, de peur d'être
découvert, j usqu'à ce qu'il en trépassa sur la place. Ce
qui n'est pas incroyable, à voir ce que les jeunes garçons
y endurent encore auj ourd'hui : car nous y en avons vu
plusieurs qui endurent être fouettés j usqu'au mourir sur
l'autel de Diane surnommée Orthia22 • Or ce sous-maître
qui avait la superintendance sur chaque troupe des
enfants, après le souper, séant encore à table, comman­
dait à l'un qu'il chantât une chanson, et proposait
quelque question à un autre, où il fallait avoir bien pensé
pour y répondre à propos, comme : �i est le plus
homme de bien de la ville ? ou : �e te semble de ce
qu'un tel a fait ? Par laquelle exercitation ils s'accoutu­
maient dès leurs j eunes ans à pouvoir faire j ugement des
choses bien ou mal faites, et à s'enquérir de la vie et du
gouvernement de leurs citoyens. Car qui ne répondait
promptement et pertinemment à telles demandes : �i
est homme de bien, qui est bon citoyen, et qui non, ils
estimaient que c'était signe de nature l âche et noncha­
lante, et qui n'était point incitée à la vertu par le désir
d'honneur : et si fallait que la réponse fût touj ours
accompagnée de sa raison, et de sa preuve, courte et
étreinte en peu de paroles : autrement la punition de celui
qui répondait mal à propos était, que le maître lui mor­
dait le pouce, et le faisait le plus souvent en présence des
112 LYCURGUE
vieillards e t des magistrats d e l a ville, pour voir s'il les
punissait avec raison, et ainsi qu'il appartenait. Et encore
qu'il le fît mal, si ne l'en reprenaient-ils pas sur l'heure :
mais quand les enfants étaient retirés, alors il était lui­
même repris, et puni, s'il les avait trop aigrement châtiés,
ou, au contraire, trop l âchement.
XXXVIII. QEi plus est, on imputait aux amoureux
l'opinion bonne ou mauvaise que l'on concevait des
enfants qu'ils avaient pris à aimer, de sorte que l'on dit
que quelquefois un j eune enfant, en combattant contre
un autre, s'étant laissé échapper de la bouche un cri
qui sentait son cœur lâche et failli, son amoureux en fut
condamné à l'amende par les officiers de la ville. Mais
combien que l'amour fût chose si incorporée avec eux,
que même les honnêtes et vertueuses femmes aimaient
les j eunes filles, il n'y avait néanmoins point de jalousie
entre eux, mais plutôt, au contraire, était cela un com­
mencement d'amitié mutuelle entre ceux qui aimaient
en même lieu ; et procuraient ensemblément, par tous
les moyens dont ils se pouvaient aviser, de faire que
l'enfant qu'ils aimaient en commun fût le plus gentil
et le mieux conditionné de tous les autres. Ils enseignaient
aux enfants à parler de sorte que leur langage eût une
pointe mêlée avec grâce et plaisir, et qu'en peu de
paroles il comprît beaucoup de substance.
XXXIX. Car Lycurgue voulait que la monnaie de
fer en grands poids et grosse masse eût bien peu de
valeur, comme nous avons déj à dit ailleurs, et au
contraire, que la parole en peu de mots, non fardés ni affé­
tés, comprît beaucoup de grave et bonne sentence, accou­
tumant les enfants par un long silence à être brefs et
aigus en leurs réponses. Car tout ainsi que la semence
des hommes luxurieux, qui se mêlent trop souvent et
trop dissolument avec les femmes, ne peut germer ni
fruél:ifier, aussi l'intempérance de trop parler rend la
parole vaine, folle et vide de sens. De là vient que les
réponses laconiennes étaient si aiguës et si subtiles :
comme l'on dit que le roi Agis répondit un jour à un
Athénien, qui se moquait des épées que portaient les
Lacédémoniens, disant qu'elles étaient si courtes que les
bateleurs et j oueurs de passe-passe les avalaient facile­
ment en la place devant tout le monde : « Et toutefois,
» dit Agis, si en assenons-nous bien nos ennemis. »
LYCURGUE 113

XL. �ant à moi, il m'est bien avis que les Laco­


niens, en leur manière de parler, n'usent pas de beaucoup
de langage, mais qu'ils touchent très bien au point et
qu'ils se font très bien entendre aux écoutants 23 ; et si
me semble que Lycurgue lui-même était ainsi court et
aigu en son parler, à ce que l'on peut conjeéturer par
quelques siennes réponses que l'on trouve par écrit,
comme fut celle qu'il fit à un qui lui suadait d'établir en
Lacédémone un gouvernement populaire, là où le petit
eût autant d'autorité que le grand : « Commence, lui
» dit-il, à le faire toi-même en ta maison. » Semblable­
ment aussi ce qu'il répondit à un autre, qui lui deman­
dait pourquoi il avait ordonné que l'on offrît aux dieux
choses si petites et de si peu de valeur : « Afin, dit-il,
» que nous ne cessions jamais de les honorer24 • » Et ce
qu'il dit une autre fois touchant les combats 25 , qu'il n'en
défendait à ses citoyens sinon ceux auxquels on tend
la main, c'est-à-dire où l'on se rend.
XLI. On trouve aussi aucunes telles réponses, en
quelques lettres missives qu'il écrivait à ses citoyens,
comme quand ils lui demandèrent : « Comment nous
» pourrons-nous défendre contre nos ennemis ? » Il leur
répondit : « Si vous demeurez pauvres, et que l'un ne
» convoite point avoir davantage que l'autre. » Et en
une autre missive où il discourt s'il était expédient de
fermer la ville de murailles : « Comment, dit-il, pour­
» rait-on dire que cette ville soit sans muraille, qui est
» ceinte et environnée d'hommes tout à l'entour, et non
» pas de brique ? » Toutefois quant à ces lettres-là, et autres
semblables que l'on montre de lui, il est malaisé de ré­
soudre si l'on doit croire ou décroire qu'elles soient de lui.
XLII. Mais quant à ce que le beaucoup parler fût
repris et blâmé des Lacédémoniens, on le peut évidem­
ment montrer par les mots aigus que quelques-uns
d'entre eux ont autrefois répondu. Le roi Léonidas dit
un jour à quelqu'un qui devisait et alléguait beaucoup
de bonnes choses, mais hors de temps et de saison :
« Ami, tu tiens sans propos beaucoup de bons propos. »
Et Charilaüs le neveu de Lycurgue interrogé pourquoi
son oncle avait fait si peu de lois : « Parce, dit-il, qu'il
» ne faut pas beaucoup de lois à ceux qui ne parlent pas
» beaucoup. » Et Archidamidas dit 26 à quelques-uns qui
reprenaient l'orateur Hécatéus de ce qu'ayant été convié
1 14 LYCURGUE
à souper e n u n d e leurs convives, i l n'y parla point tout
le long du souper : « Celui, dit-il, qui sait bien parler sait
» aussi quand il faut parler. » Et quant à ce que j 'ai dit
ailleurs ci-devant, qu'en leurs réponses aigu ës et s ub­
tiles il y avait ordinairement quelque peu de pointe
mêlé avec grâce, on le peut voir et connaître par ces
autres mots-ci : Démarate répondit à un fâcheux, qui
lui rompait la tête de questions impertinentes et impor­
tunes, en lui demandant souvent : �i était le plus
homme de bien de Lacédémone : « Celui, dit-il, qui te
» ressemble le m�ins. » Et Agis dit à quelques-uns qui
haut louaient les Eliens de ce qu'ils j ugeaient selon droit
et j ustice aux j eux Olympiques : « �elle grande mer­
» veille est-ce, dit-il, si en l'espace de cinq ans les Éliens
» font un seul j our bonne j ustice ? » Et Théopompe à
un étranger, lequel voulant montrer l'affeB:ion qu'il
portait à ceux de Lacédémone, disait : « En notre ville
» tout le monde m'appelle Philolacon », c'est-à-dire ama­
teur des Lacédémoniens : « Il te serait plus honnête,
» répondit-il, d'être surnommé Philopolites », c'est-à­
dire aimant ses citoyens. Et Plistonax fils de Pausanias,
comme un orateur athénien appelât les Lacédémoniens
grossiers et ignorants : « Tu dis vrai, lui répondit-il, car
» nous sommes seuls entre les Grecs qui n'avons appris
» rien de mal de vous. » Et Archidamidas à un qui lui
demandait combien ils étaient de Spartiates : « Assez,
» lui répondit-il, pour chasser les méchants. »
XLIII. L'on peut aussi faire conjeél:ure de leur
manière de parler par les mots de risée qu'ils disaient
aucunefois en j ouant, parce qu'ils s'accoutumaient à ne
dire j amais parole à, la volée et en vain, sous laquelle il
n'y eût toujours quelque intelligence secrète, qui méri­
tait que l'on la considérât de près. Comme celui que l'on
invitait à aller ouïr un qui contrefaisait naïvement le
rossignol : « J 'ai, dit-il, ouï le rossignol même. » Et un
autre, qui ayant lu cette inscription de sépulture,
Après avoir la tyrannie éteinte
De leur pays, par martiale atteinte,
Ceux-ci jadis devant les hautes tours
De Sélinonte achevèrent leurs jours

« Ils méritaient, dit-il, bien la mort, d'avoir éteint une


» tyrannie : car ils la devaient laisser toute brûler. >) Et
LYCURGUE
un jeune garçon à quelque autre, qui promettait d e lui
donner des coqs si courageux, qu'ils mouraient sur la
place en combattant : « Ne me donne point, dit-il, de
» ceux qui meurent, mais de ceux qui font mourir les
» autres en combattant. » Un autre voyant des hommes
qui s'en allaient étant assis dans des coches et litières :
« A Dieu ne plaise, dit-il, que je seye jamais en chaire,
» dont je ne me puisse lever au-devant d'un plus vieux
» que moi. » Telles donc étaient leurs réponses et ren­
contres : de manière que ce n'est pas sans raison que
quelques-uns ont autrefois dit que laconiser était plutôt
philosopher, c'est-à-dire exercer l' âme que le corps.
XLIV. Mais outre cela, ils n'étudiaient pas moins
à bien chanter, et composer de beaux cantiques, qu'à
rondement et proprement parler ; et si y avait toujours
en leurs chansons ne sais quel aiguillon qui excitait les
courages des écoutants, et leur inspirait un ardent désir
de faire quelque belle chose. Le langage était simple,
sans afféterie quelconque, et le sujet grave et moral, conte­
nant le plus souvent louange de ceux qui étaient morts
en la guerre pour la défense de Sparte, comme étant
bienheureux ; et blâme de ceux qui par lâcheté de cœur
avaient restivé à mourir, comme vivant une vie misé­
rable et malheureuse ; ou bien étaient-ce promesse d'être
à l'avenir, ou vanterie d'être présentement hommes ver­
tueux, selon la diversité des âges de ceux qui chantaient.
Si ne sera point hors de propos, pour mieux l'entendre,
d'en mettre quelque exemple en ce lieu. Car aux fêtes
publiques y avait touj ours trois danses, selon la diffé­
rence des trois âges. Celle des vieillards commençait
la première à chanter, en disant :
Nous avons été jadis
Jeunes, vaillants et hardis.
Celle des hommes suivait après, qui disait :
Nous le sommes maintenant,
A l'épreuve à tout venant.
La troisième, des enfants, venait après, et disait :
Et nous un jour le serons,
Qyi bien vous surpasserons".
XLV. Bref, qui regardera de près les œuvres et com­
positions des poètes laconiques, dont il se trouve encore
1 16 LYCURGUE

quelques-unes, jusqu'au temps présent, et considérera la


note qu'ils faisaient sonner avec des flûtes, au son et à
la cadence de laquelle ils marchaient en bataille, quand
ils allaient choquer l'ennemi, il trouvera que ce n'est
pas sans raison que Terpandre et Pindare conjoignent
la hardiesse avec la musique. Car Terpandre parlant
des Lacédémoniens dit en un endroit :
C'est où fleurit la hardiesse unie
En guerre avec musicale harmonie
Où règne aussi j ustice plantureuse 28 •
Et Pindare, parlant d'eux-mêmes, dit :
Là sont sages les vieillards,
Les jeunes preux et gaillards,
Q!!i savent baller, chanter,
El leur ennemi dompter 2 9 •
Par lesquels témoignages il appert que l'un et l'autre
les fait et décrit aimant la musique et les armes tout
ensemble ; car, ainsi comme dit un autre poète laconique :
Savoir doucement chanter
Sur la lyre de beaux carmes,
Sied bien avec le hanter
Vaillamment le fait des armes••.
XLVI. Pour cette cause en toutes leurs guerres, quand
ils venaient à donner une bataille, le roi sacrifiait pre­
mièrement aux Muses, pour rappeler aux combattants,
comme il me semble, la discipline en laquelle ils avaient
été nourris, et les jugements, afin qu'au plus fort et
plus dangereux de la mêlée, ils se re;>résentassent devant
les yeux des soudards, et fussent cause de les inciter à
faire aél:es dignes de mémoire. Mais lors ils relâchaient
un petit aux jeunes gens la roide austérité et dureté de
leur règle de vivre ordinaire, leur permettant adonc
d'accoutrer leurs cheveux, et embellir leurs armes et
leurs habillements, et prenant plaisir à les voir ainsi
s'égayer, ni plus ni moins que des jeunes chevaux
hennissant et soufflant d'ardeur de combattre. Pourtant,
encore que dès le temps de leur première jeunesse ils
commençassent à porter longs cheveux, ils n'étaient
jamais si soigneux de les peigner et agencer, que quand
ils étaient près de donner une bataille : car lors ils les
oignaient, et les mépartissaient, se souvenant d'un propos
LYCURGUE 117

de Lycurgue, lequel soulait dire que les cheveux rendent


ceux qui sont beaux encore plus beaux, et ceux qui sont
laids plus épouvantables et plus hideux à voir. Les exer­
cices mêmes de leurs personnes étaient plus doux et
moins pénibles en guerre qu'en autre temps, et généra­
lement tout leur vivre moins étroitement réformé et
moins contrôlé, de manière qu'ils se trouvaient seuls au
monde à qui la guerre était repos de travaux, que les
hommes ordinairement endurent pour se rendre idoines
à la guerre.
XL VII. Puis quand toute leur armée était rangée en
bataille à la vue de l'ennemi, le roi adonc sacrifiait aux
dieux une chèvre, et quant et quant commandait aux
combattants qu'ils missent tous sur leurs têtes des cha­
peaux de fleurs, et aux j oueurs de flûtes qu'ils sonnassent
l'aubade qu'ils appellent la chanson de Castor, au son
et à la cadence de laquelle lui-même commençait à mar­
cher le premier : de sorte que c'était chose plaisante,
et non moins effroyable, de les voir ainsi marcher tous
ensemble en si bonne ordonnance au son des flûtes,
sans j amais troubler leur ordre ni confondre leurs rangs,
et sans se perdre ni étonner aucunement, mais aller
posément et j oyeusement au son des instruments se
hasarder au péril de la mort. Car il est vraisemblable que
tels courages ne sont passionnés ni de frayeur ni de
courroux outre mesure ; et, au contraire, · qu'ils ont une
constance et hardiesse assurée, avec bonne espérance,
comme étant accompagnés de la faveur des dieux.
XLVIII. Le roi marchant en cette ordonnance avait
toujours auprès de lui quelqu'un qui avait autrefois
em?orté le prix aux j eux et tournois publics ; et dit-on
qu'une fois il y en eut un auquel à la fête des j eux Olym­
piques on offrit bonne somme de deniers, afin qu'il ne se
présentât point pour combattre ; ce qu'il ne voulut faire,
mais aima mieux avec grande peine y gagner le prix de la
lutte. Et adonc quelqu'un lui dit : « Eh bien, Laconien ,
» qu'as-tu gagné d'avoir emporté avec tant de sueur le
» prix de la lutte ? » Le Laconien lui répondit en riant :
« J 'en combattrai en bataille devant le roi. »
XLIX. �and ils avaient rompu les ennemis, ils les
chassaient et poursuivaient jusqu'à ce que par la roupte
et fuite entière d'iceux, leur viél:oire fût de tout point
assurée ; et lors ils s'en retournaient tout court en leur
II8 LYCU RGUE
camp, estimant que c e n'était aB:e ni d e gentil cœur ni
de nation noble et généreuse, comme la grecque, de tuer
et mettre en pièces ceux qui étaient si débandés, qu'ils ne
se pouvaient plus rallier, et qui quittaient toute espérance
de viB:oire. Cela leur était non seulement honorable, mais
aussi grandement p rofitable, parce que ceux qui étaient
en bataille contre eux, sachant qu'ils occiaient ceux qui
s'opiniâtraient à leur faire tête, et laissaient aller ceux qui
fuyaient devant eux, trouvaient le fuir plus utile que
l'attendre et demeurer.
L. Hippias le sophiste dit que Lycurgue même fut
bon capitaine, et grand homme de guerre, comme celui
qui s'était trouvé en plusieurs batailles ; et Philostéphanus
lui attribue le département des gens de cheval par com­
pagnies, qu'ils appelaient Oulames, dont chacune était
de cinquante hommes d'armes, qui se rangeaient en carré.
Mais au contraire, Démétrius le Phalérien écrit qu'il ne
fut oncques à la guerre, et qu'il établit ses lois et son
gouvernement en pleine paix. �ant à moi, il me semble
que l'institution de la surséance d'armes durant la fête des
j eux Olympiques, laquelle on dit avoir été inventée par
lui31 , est bien signe d'une nature douce, et qui aime le
repos de la paix ; toutefois il y en a aucuns, entre lesquels
est Hermippus, qui disent qu'il ne fut point dès le com­
mencement avec Iphytus à o rdonner les cérémonies des
j eux Olympiques, mais qu'il s'y rencontra une fois par cas
d'aventure, en passant chemin seulement, et s'y arrêta
pour en voir l'ébattement : là où il lui fut avis qu'il ouït
derrière lui comme la voix d'un homme qui le tançait, en
disant qu'il s'émerveillait comment il ne persuadait à ses
citoyens de vouloir participer à cette belle assemblée, et
comme il se fut retourné pour voir qui c'était qui parlait
à lui, il ne vit personne. Au moyen de quoi il estima que
ce fût admonestement venant de la part des dieux ; si s'en
alla incontinent trouver lphytus, avec lequel il ordonna
tous les statuts et toutes les cérémonies de cette fête,
laquelle depuis en fut beaucoup plus renommée, mieux
établie, et plus assurée qu'elle n'avait été auparavant.
LI. Mais pour retourner aux Lacédémoniens, leur dis­
cipline et règle de vivre durait encore après qu'ils étaient
parvenus en âge d'hommes : car il n'y avait personne à
qui il fût loisible ni permis de vivre à sa volonté, mais
étaient dans leur ville ni plus ni moins que dans un camp,
LYCURGUE Il9

où chacun sait ce qu'il doit avoir pour son vivre, e t ce


qu'il a à faire pour le public. Bref ils e�imaient tous qu'ils
n'étaient point nés pour servir à eux-mêmes, mais pour
servir à leur pays ; et pourtant si autre chose ne leur était
commandée, ils continuaient touj ours à aller voir ce que
faisaient les enfants, et à leur enseigner quelque chose
qui tournât à l'utilité publique, ou bien à l'apprendre
eux-mêmes de ceux qui étaient plus âgés qu'eux.
Lli. Car l'une des plus belles et des plus heureuses
choses que Lycurgue introduisit oncques en sa ville, fut
le grand loisir qu'il fit avoir à ses citoyens, ne leur per­
mettant point qu'ils se pussent employer à métier quel­
conque vil ni mécanique ; et si n'était point besoin de se
travailler pour amasser de grandes richesses en lieu où
l'opulence n'était aucunement utile ni prisée : car les
Ilotes, qui étaient hommes asservis par droit de guerre,
leur labouraient leurs terres, et leur en faisaient certain
revenu tous les ans. Auquel propos on raconte d'un
Lacédémonien, lequel se trouvant à Athènes un j our que
l'on y tenait les plaids [assises], entendit dire comme un
bourgeois de la ville venait d'être convaincu et condamné
d'oisiveté, et qu'il s'en allait en sa maison tout déconforté
accompagné de ·s es amis, qui le plaignaient grandement,
et étaient fort déplaisants de sa fortune ; et que le Lacédé­
monien adonc pria ceux qui étaient auprès de lui qu'ils
lui montrassent celui qui avait été condamné pour vivre
noblement et en gentilhomme. Ce que j 'ai alfégué pour
montrer combien il e�imait être chose roturière et ser­
vile, que d'exercer aucun métier mécanique, ou faire
aucun ouvrage de main pour gagner de l'argent.
LIii. Q!!ant aux procès, on peut bien penser qu'ils
furent bannis de Lacédémone avec l'argent, attendu
mêmement qu'il n'y avait plus d'avarice, de convoitise,
de pauvreté ni de disette, mais égalité avec abondance,
et grande aisance de vivre à cause de leur sobriété, sans
aucune superfluité. Ce n'étaient que danses, fêtes, j eux,
banquets, passe-temps de chasses, ou d'exercices de la
personne, et assemblées pour deviser durant tout le
temps qu'ils n'étaient point occupés à la guerre : car les
jeunes hommes jusqu'à l' âge de trente ans ne se trou­
vaient j amais au marché pour acheter ou faire aucune pro­
vision de ménage, mais faisaient leurs affaires et pro­
visions nécessaires par leurs parents et amis ; encore
1 20 LYCURGUE
était-ce chose honteuse aux plus vieux mêmes de s'y
trouver souvent, et au contraire leur était honorable
assi:fter la plupart du j our aux lices où se faisaient les
exercices du corps, ou bien aux réduits et aux assemblées
pour deviser : là où ils passaient leur temps à discourir
honnêtement les uns avec les autres, sans jamais tenir
propos de gagner, de trafiquer, ni d'amasser argent ;
parce que tous leurs devis, ou la plupart, étaient de louer
quelque chose honnête, ou blâmer les deshonnêtes par
manière de j eu, et avec risée, laquelle néanmoins empor­
tait touj ours quant et elle un doux admone:ftement et
une correB:ion en passant.
LIV. Car Lycurgue même n'était point si au:ftère que
l'on ne le vît j amais rire, mais écrit Sosibius que ce fut
lui qui dédia la petite image du Ris, qui e:ft à Lacédémone,
ayant voulu entremêler le rire parmi leurs convives et
autres assemblées, comme une sauce plaisante pour
adoucir le travail et la dureté de leur règle de vivre. En
somme, il accoutuma ses citoyens à ne vouloir et ne
pouvoir j amais vivre seuls, mais être, par manière de
dire, collés et incorporés les uns avec les autres, et à
se trouver touj ours ensemble, comme les abeilles, à
l'entour de leurs supérieurs, sortant hors d'eux-mêmes
presque par un ravissement d'amour envers leur pays, et
de désir d'honneur pour servir entièrement au bien de la
chose publique ; laquelle affeB:ion on peut facilement et
clairement voir empreinte en quelques-unes de leurs
réponses, comme en ce que dit un j our Pédarète, ayant
failli à être élu du nombre des trois cents : car il s'en
retourna tout joyeux et tout gai en sa maison, disant
qu'il s'éj ouissait de ce qu'il s'était trouvé en la ville trois
cents hommes meilleurs que lui. Et Poly:ftratidas ayant
été envoyé ambassadeur avec quelques autres devers les
capitaines et lieutenants du roi de Perse, les seigneurs
persiens lui demandèrent s'ils venaient de leur privé
motif, ou s'ils étaient envoyés par le public : « Si nous
» obtenons, dit-il, c'e:ft de par le public ; si nous n'obte­
» nons, c'e:ft de notre privé mouvement que nous
» venons. » Et Argiléonide, la mère de Brasidas,,demanda
à quelques-uns, qui au retour du voyage d' Amphipolis
à Lacédémone l'étaient allés visiter, si son fils était mort
en homme de bien, et digne d'être né à Sparte ; et comme
ils le lui haut louassent, en disant qu'il n'y avai t pas
LYCURGUE 121

encore u n aussi vaillant homme e n tout l e pays de


Lacédémone, elle leur répliqua : « Ne dites pas cela, mes
» amis, car Brasidas était bien vaillant homme certaine­
» ment, mais le pays de Lacédémone en a beaucoup
» d'autres qui le sont encore plus que lui. »
LV. Or quant au sénat, Lycurgue l'établit premiè­
rement de ceux qui furent adhérents à son entreprise,
comme nous avons dit auparavant ; mais il ordonna que
quand il viendrait puis après à en mourir quelqu'un, que
l'on substituât en son lieu celui qui serait trouvé le plus
homme de bien de la ville, moyennant qu'il passât
soixante ans. C'était bien le plus honorable combat qui
saurait être entre les hommes, auquel celui emportait le
prix, non qui était le plus vite entre les vites, ni le plus
fort entre les forts, mais bien le plus vertueux entre les
vertueux, ayant pour le loyer de sa vertu plein pouvoir en
manière de dire, et autorité souveraine au gouvernement
de la chose publique, et tenant l'honneur, la vie et les
biens de tous ses citoyens en sa puissance. Mais l'éleél:ion
s'en faisait en cette manière : Le peuple premièrement
s'assemblait dessus la place, où il y avait quelques députés
que l'on enfermait dans une maison, dont ils ne pouvaient
ni voir ni être vus de ceux qui étaient assemblés sur la
place, mais seulement en entendaient le bruit : car le
peuple déclarait par sa clameur celui qu'il acceptait, ou
qu'il refusait, des prétendants, comme aussi déclarait-il sa
volonté par ce même moyen en toute autre chose. Les
prétendants n'étaient pas introduits ni présentés tous
ensemble, mais les uns après les autres par ordre, lequel
se tirait au sort. Celui à qui le sort échéait passait à travers
l'assemblée du peuple sans dire mot, et les députés qui
étaient enfermés avaient des tablettes, sur lesquelles ils
notaient la grandeur du bruit et de la clameur du peuple,
ainsi que chacun des poursuivants passait, sans qu'ils
sussent ni qu'ils vissent qui il était, et cotaient seulement
que c'était le premier, le second, le troisième ou le tan­
tième qu'il se trouvait en ordre, de ceux qui s'étaient
présentés ; et celui au passage duquel la clameur du
peuple avait été la plus grande, était par eux déclaré élu
sénateur. Et lui adonc, portant un chapeau de fleurs
dessus sa tête, s'en allait par tous les temples des dieux
pour leur rendre grâces, étant suivi de grand nombre de
jeunes hommes qui allaient haut louant et magnifiant sa
1 22 LYCURGUE
vertu, e t aussi d'une grande troupe de femmes qui
allaient chantant des cantiques à sa louange, en le bénis­
sant de ce qu'il avait si vertueusement vécu ; puis chacun
de ses parents lui apprêtait chez soi une collation, et
ainsi qu'il entrait en la maison, lui disait : « La ville
t'honore de ce banquet. » Cela fait il s'en retournait au
lieu ordinaire de son convive, là où il faisait en toute
autre chose comme de coutume, sinon qu'on lui servait
à table devant lui double portion, dont il en gardait l'une :
et après le souper toutes ses parentes se trouvaient à
l'entrée de la salle du convive, où il avait soupé ; et lui
en appelait celle que plus il estimait, à laquelle il donnait
sa seconde portion, et lui disait : « Ceci m'a été donné en
» témoignage, que j 'ai cej ourd'hui emporté le prix de
» vertu : et je te le donne de même. » Adonc celle-là était
reconvoyée par toutes les autres dames jusqu'en sa
maison, ni plus ni moins que lui par les hommes.
LVI. Au demeurant, quant aux sépultures, Lycurgue
en ordonna aussi très sagement : car en premier lieu, pour
ôter toute superstition, il voulut que les morts s'enter­
rassent dans la ville, et que les sépultures fussent à
l'entour des églises, pour accoutumer les j eunes gens à
les avoir toujours devant les yeux, sans s'effrayer de voir
un trépassé, comme si ce fût chose qui par la toucher
seulement, ou passer à travers des sépultures, rendît
l'homme pollu ; puis il défendit de rien enterrer avec
eux, et voulut seulement que l'on enveloppât le corps
d'un drap rouge, avec des feuilles d'olivier. Il n'était
point permis d'écrire dessus la sépulture le nom du tré­
passé, sinon d'un homme mort en guerre, ou d'une
femme religieuse et sacrée. Davantage le temps préfix à
porter le deuil était fort court, car il ne durait que onze
j ours seulement, et fallait qu'au douzième ils sacrifiassent
à Proserpine, et qu'ils laissassent leur deuil.
LVII. Bref il ne laissa rien oiseux : car parmi toutes
les choses dont les hommes ne se peuvent passer, il y
mêla toujours quelque aiguillon incitant les hommes à
la vertu, et leur faisant haïr le vice ; et remplit sa ville
de beaux et bons enseignements et exemples, parmi les­
quels l'homme étant nourri, et les rencontrant toujours
devant ses yeux en quelque lieu où il allât, venait par
force à se mouler et former au patron de la vertu. Et
pour cette cause il ne permit point à qui voulait de sortir
LYCURGUE 123

hors d u pays, e t aller ç à e t là, sans congé, par l e monde,


de peur que ceux qui sortiraient ainsi à leur plaisir ne
rapportassent quant et eux des mœurs étrangères et des
exemples de vie corrompue et désordonnée : ce qui,
petit à petit, eût pu amener une altération et un change­
ment de la police . �i plus est, il chassa encore de
Sparte les étrangers, sinon ceux qui y auraient néces­
sairement affaire, et qui y seraient venus pour quelque
chose bonne et profitable ; non qu'il eût peur qu'ils y
apprissent quelque chose qui leur servît à leur faire
aimer la vertu, comme le dit Thucydide, et qu'ils n'y
prissent envie de suivre la forme de sa police, mais plu­
tôt de peur qu'ils n'enseignassent à ses citoyens quelque
chose mauvaise et vicieuse : car il est force qu'avec per­
sonnes étrangères il entre en une ville propos et devis
nouveaux ; ces nouveaux devis apportent quant et eux
de nouveaux avis, les nouveaux avis engendrent nou­
velles affeB:ions et volontés discordantes et répugnantes
bien souvent aux lois, et à la forme de police déj à établie,
ni plus ni moins qu'à une harmonie de musique bien
accordée. Pourtant estima-t-il être chose nécessaire de
maintenir sa ville pure et nette de mœurs et façons de
faire étrangères, ni plus ni moins que de personnes
infeB:es de maladie contagieuse.
LVIII. Or en tout ce que nous avons dit entièrement
jusqu'ici, il n'y a marque ni apparence quelconque d'ini­
quité ni d'inj ustice, dont aucuns blâment les ordon­
nances de Lycurgue, disant qu'elles sont bien ordonnées
pour rendre les hommes belliqueux et vaillants, non pas
justes ni droituriers ; mais quant à celle qu'ils appelaient
Criptia, comme qui dirait la secrète, si c'est ordonnance
de Lycurgue, comme le met Aristote, elle pourrait avoir
imprimé à Platon une même opinion de lui que de sa
chose publique32 • Cette ordonnance était telle : Les gou­
verneurs qui avaient la superintendance sur les j eunes
hommes, à certains intervalles de temps choisissaient
ceux qui leur semblaient plus avisés, et les envoyaient
aux champs, l'un deçà, l'autre delà, portant quant et
eux des dagues, et ce qui était nécessaire pour leur vivre
seulement. Ces j eunes hommes, étant épars emmi les
champs, se cachaient durant le j our en quelques lieux
couverts, là où ils se reposaient, puis sur la nuit s'en
allaient épier les chemins, et y tuaient le premier qu'ils
1 24 LYCURGUE
rencontraient des llotes ; e t quelquefois allaient de plein
j our parmi les champs en occire les plus forts et les plus
robustes, comme raconte Thucydide en son histoire de
la guerre péloponésiaque, où il dit que quelques Ilotes,
en bon nombre, furent par édit public des Spartiates
couronnés, comme étant affranchis, et menés par tous
les temples des dieux pour les bons services qu'ils avaient
vaillamment faits à la chose publique ; et en peu de
temps on ne sut qu'ils devinrent, encore qu'ils fussent
plus de deux mille, de sorte que j amais homme n'entendit
dire ni lors ni depuis comment ils étaient morts . Et
Aristote, outre tous les autres, dit33 que les éphores,
sitôt qu'ils étaient installés en leurs offices, dénonçaient
la guerre aux Ilotes, à celle fin qu'il fût loisible de les
occire. Bien est-il certain qu'en autres choses encore les
traitaient-ils fort durement : car ils les faisaient aucune­
fois boire par force du vin sans eau, outre mesure, tant
qu'ils les enivraient, puis les amenaient tout ivres dans
les salles de leurs convives, pour faire voir à leurs enfants
quelle vilenie c'est qu'une personne ivre ; et leur faisaient
chanter des chansons, et danser des danses indignes de
personnes honnêtes, et pleines de dérision et de moquerie
leur défendant expressément de chanter de celles qui
étaient honnêtes. De sorte que l'on dit qu'au voyage34
que firent les Thébains dans la Laconie, les Ilotes que
l'on y prenait prisonniers, quand on leur commandait
qu'ils chantassent des vers de Terpandre, ou d'Alcman,
ou de Spendon Laconien, ne le voulaient pas faire, disant
qu'ils n'oseraient chanter les chansons de leurs maîtres.
Tellement que celui qui s'avisa le premier de dire qu'au
pays de Lacédémone celui qui est libre est plus libre,
et celui qui y est serf est plus serf que nulle part ailleurs
en tout le monde, connut très bien la différence qu'il y
a entre la liberté et la servitude de là et d'ailleurs .
LIX. Mais quant à moi, je pense que les Lacédémo­
niens commencèrent à user de ces grandes rudesses et
cruautés longtemps après la mort de Lycurgue, et même­
ment depuis le grand tremblement de terre qui survint
à Sparte36 , auquel temps les Ilotes se soulevèrent contre
eux avec les Messéniens, et firent beaucoup de maux en
tout le pays, et mirent la ville au plus grand danger
qu'elle fut oncques : car je ne saurais penser que
Lycurgue ait j amais inventé ni institué une chose si
LYCURGUE 125

malheureuse ni s i méchante, comme cette ordonnance-là,


conjetturant que sa nature était douce et débonnaire,
par la clémence et l'équité que l'on aperçoit en tous ses
autres faits, attendu mêmement qu'elle a été témoignée
par exprès oracle des dieux.
LX. Au demeurant, quand il vit que déjà par usage
les principaux points de son gouvernement avaient pris
pied, et que sa forme de police était assez forte pour se
maintenir et se conserver d'elle-même, ainsi comme
Platon dit que Dieu s'éjouit grandement après qu'il eut
achevé le monde, quand il le vit tourner et mouvoir son
premier mouvement ; aussi lui ayant singulier plaisir et
contentement en son esprit de voir ses ordonnances si
belles et si grandes mises en usage, et si bien acheminées
par réelle expérience, chercha encore de les rendre
immortelles, autant qu'il lui était possible par pré­
voyance humaine, de sorte qu'elles ne pussent à l'avenir
jamais être changées ni altérées. Pour à quoi parvenir il
fit assembler tout le peuple, et en pleine assemblée leur
remontra que la police et l'état de la chose publique lui
semblait assez bien établi pour vivre heureusement et
vertueusement ; mais qu'il y avait néanmoins un point de
plus grande conséquence que tout le demeurant, lequel
il ne leur pouvait encore déclarer, j usqu'à ce qu'il en eût
communiqué et demandé conseil à l'oracle d'Apollon ;
et pourtant qu'il fallait qu'ils observassent ses lois et
ordonnances inviolablement, sans y rien changer, remuer
ou altérer, j usqu'à ce qu'il fût de retour de la ville de
Delphes ; et quand il en serait retourné, alors i)s feraient
ce que le dieu lui aurait conseillé. Ils promirent tous
de le faire ainsi, et le prièrent qu'il se hâtât d'y aller ;
mais avant que partir il fit j urer premièrement aux rois
et aux sénateurs, puis conséquemment à tout le peuple,
qu'ils garderaient ses ordonnances et statuts, sans y rien
changer ni remuer aucunement, j usqu'à tant qu'il fût
de retour ; quoi fait, il s'en alla vers la ville de Delphes,
là où sitôt qu'il fut arrivé il sacrifia au temple à Apollon,
et lui demanda si les lois qu'il avait établies étaient
bonnes pour bien et heureusement vivre. Apollon lui
fit réponse que ses lois étaient voirement fort bonnes,
et que sa ville gardant la forme de gouvernement qu'il
leur avait ordonnée, dev iendrait très glorieuse et très
renommée.
1 26 LYCURGUE
LXI. Lycurgue fit écrire cet oracle qu'il envoya à
Sparte ; et après avoir encore derechef sacrifié à Apollon,
et pris congé de ses amis et de son fils, résolut de mourir,
afin que ses citoyens ne pussent jamais être absous du
serment qu'ils avaient fait entre ses mains. Il était lors­
qu'il prit cette résolution parvenu à l ' âge que l'homme
est assez vigoureux pour vivre encore, et mûr aussi pour
mourir s'il veut : parquoi se sentant heureux d'être par­
venu au-dessus de son entreprise, il se fit mourir à faute
de prendre nourriture, en s'abstenant volontairement de
manger, parce qu'il estimait être convenable que la mort
même des grands personnages portât quelque fruit à la
chose publique, et que la fin de leur vie ne fût non plus
oiseuse ni inutile que le demeurant, mais fût un de leurs
aél:es plus méritoires, et de leurs plus vertueux exploits.
Si pensa que sa mort viendrait à être le comble et le
couron nement de sa félicité, après avoir fait et ordonné
tant de si belles, si bonnes et si grandes choses à l'hon­
neur et au bien de son pays, et serait comme un sceau
de sauvegarde, qui conserverait en être les bonnes ordon­
nances qu'il avait acheminées, attendu que ses citoyens
avaient tous j uré de les garder inviolablement jusqu'à
ce qu'il fût de retour. Il n'a point été déçu de son espé­
rance, car sa ville a été la première du monde en gloire
et en bonté de gouvernement l'espace de cinq cents ans
durant, autant comme elle a observé ses lois, sans que
nul des rois successeurs y changeât ou altérât chose
quelconque, jusqu'au roi Agis, fils d' Archimadus ; car
la création des éphores ne lâcha point, mais plutôt roidit
les lois de Lycurgue, encore que de prime-face il sem­
blât qu'ils fussent institués pour maintenir et défendre
la liberté du peuple : car ils fortifièrent aussi l'autorité
des rois et du sénat38 •
LXII. Mais durant le règne d' Agis commença pre­
mièrement l'or et l'argent à se couler dans la ville de
Sparte, et avec l'argent l'avarice et la convoitise d'avoir,
par le moyen de Lysandre, lequel encore que de lui il
fût imprenable et incorrompable par argent, apporta
néanmoins en son pays la richesse et l'avarice, et le rem­
plit de délices, en y apportant de la guerre force or et
argent, et contrevenant direél:ement aux lois et ordon­
nances de Lycurgue, pendant la vigueur et durée des­
quelles le gouvernement de Sparte ne semblait pas être
LYCURGUE I Z7

police de chose publique, mais plutôt règle de quelque


dévote et sainte religion. Et tout ainsi que les poètes
feignent qu'Hercule avec sa massue et sa peau de lion
allait par tout le monde punissant les voleurs cruels, et
inhumains tyrans, aussi la ville de Sparte avec un petit
billet de parchemin37 , et une pauvre cape, commandait
et donnait loi à tout le demeurant de la Grèce, du gré,
consentement et volonté d'icelle , ôtant les tyrans qui
usurpaient domination violente sur leurs citoyens dans
les autres villes, décidant leurs querelles, et apaisant
leurs séditions, bien souvent sans faire marcher un seul
homme de guerre, mais seulement y envoyant un simple
ambassadeur, au commandement duquel les autres
peuples obéissaient incontinent, ni plus ni moins que
les abeilles qui se rangent et assemblent à l'entour de
leur roi, sitôt qu'elles l'aperçoivent : tant était la révé­
rence grande que l'on portait au bon gouvernement et
à la jusl:ice de cette ville.
LXIII. Pourtant ne me puis-j e assez ébahir de ceux
qui vont disant que la ville de Lacédémone savait bien
obéir, et non pas commander, et louent un propos du
roi Théopompe, lequel répondit à un qui disait que
Sparte se maintenait, parce que les rois y savaient bien
commander : « Mais plutôt, dit-il, parce que les habi­
» tants y savent bien obéir. » Car les hommes ordinai­
rement dédaignent d'obéir à ceux qui ne savent pas bien
commander : de manière que la fidèle obéissance des
sujets dépend de la suffisance de bien commander du
bon prince ; car qui bien conduit, fait qu'il esl: bien suivi.
Et tout ainsi que la perfeétion de l'art d'un bon écuyer
d'écurie esl: rendre le cheval obéissant, et le savoir ranger
à la raison, aussi l'effet principal de la science d'un roi
esl: de bien enseigner l'obéissance à ses sujets.
LXIV. Mais les Lacédémoniens ne faisaient pas seu­
lement que les autres peuples leur obéissent volontiers,
mais désiraient être gouvernés, régis et commandés par
eux, parce qu'ils ne leur demandaient ni navires ni argent,
et si ne leur envoyaient point nombre de gens de guerre
pour les contraindre, mais seulement un citoyen de
Sparte pour les gouverner, auquel les autres peuples se
soumettaient, et s'en aidaient à leur besoin, en le crai­
gnant et révérant : comme les Siciliens s'aidèrent de
Gylippe, et les Chalcidiens de Brasidas, et tous les Grecs
1 2. 8 LYCURGUE
habitant e n Asie d e Lysandre, d e Callicratidas et d'Agé­
silas, en les nommant réformateurs et correél:eurs des
princes, peuples et rois, vers lesquels ils étaient çà et là
envoyés, et ayant touj ours les yeux sur toute la ville de
Sparte, comme sur un parfait exemple de vie entièrement
réformée, et de police bien ordonnée. Auquel propos se
rapporte bien à point le mot de risée que dit un jour
Stratonicus en se j ouant ; car il disait, « �'il ordonnait
» que les Athéniens fissent des mystères, processions et
» autres cérémonies touchant le service des dieux ; que
» les Éliens fissent des jeux de prix, comme choses qu'ils
» savaient bien faire ; et s'ils y faisaient faute, que les
» Lacédémoniens fussent bien fouettés. » Cela fut dit en
j ouant par une manière de risée ; mais Antisthène, philo­
sophe socratique, voyant les Thébains devenus superbes
et glorieux, après qu'ils eurent une fois vaincu les
Lacédémoniens en la j ournée de Leuél:res : « Il me
» semble, dit-il, que ces Thébains-ci font ni plus ni moins
» que les enfants de l'école, qui se glorifient quand ils
» ont quelquefois battu leur maître. »
LXV. Toutefois cela n'était pas la fin ni le but auquel
tendait Lycurgue, que de laisser sa cité commandant à
plusieurs : ainçois estimant que la félicité de toyte une
ville, comme celle d'un homme particulier, consiste princi­
palement en l'exercice de la vertu, et en union et concorde
des habitants, il composa et dressa la forme de son
gouvernement, à cette fin que ses citoyens devinssent
francs de cœur, contents du leur, attrempés en tous leur
faits pour se pouvoir maintenir et conserver en leur
entier très longuement. Cette même intention eurent
aussi Platon, Diogène et Zénon, en écrivant leurs livres,
dans lesquels ils discourent du gouvernement des choses
publiques38 , et semblablement tous les autres grands et
savants personnages qui se sont mis à écrire de même
sujet : mais ils n'ont laissé après eux que des écritures et
des paroles seulement ; et, au contraire, Lycurgue n'a
point laissé de livres ni de papiers, mais a produit et mis
réellement en être une forme de gouvernement que nul
avant lui n'avait jamais inventée, et que depuis autre
quelconque n'a pu imiter ; et a fait voir à ceux qui
pensent que la définition du parfaitement sage soit chose
imaginée en l'air seulement, et qui ne peut être réelle­
ment en ce monde, toute une ville entière vivant et se
LYCURGUE
gouvernant philosophalement, c'est-à-dire selon les pré­
ceptes et les règles de parfaite sapience : au moyen de
quoi il a à bon droit surmonté la gloire de tous ceux qui
se sont jamais entremis d'écrire ou d'établir le gouver­
nement d'aucun état politique.
LXVI. Et à cette cause dit Aristote39 qu'après sa mort
on lui fit en Lacédémone moins d'honneur qu'il n'en avait
mérité, encore que l'on lui en fît autant qu'il fut possible :
car on lui édifia un temple, et lui institua-t-on un sacri­
fice solennel tous les ans, comme à un dieu. O!!i plus est, on
dit que les cendres de son corps ayant été rapportées à
Sparte, la foudre tomba dessus sa sépulture, ce que l'on
n'a guère vu advenir à autres personnages de nom, après
leur décès, sinon au poète Euripide, lequel étant mort
en Macédoine, fut enterré près la ville d' Aréthuse ; qui
est un grand argument aux amateurs de la mémoire de
ce poète pour répondre à ceux qui le calomnient, qu'à
lui seul soit advenu après sa mort, ce qui auparavant
était échu à un si saint homme, et tant aimé des dieux.
LXVII. Aucuns veulent dire que Lycurgue mourut en
l� ville de Cirrhe, mais Apollothémis dit que ce fut en
Elide, où il fut porté ; et Timée et Aristoxène écrivent
qu'il acheva ses j ours en Candie ; et dit encore de plus
Aristoxène que les Candiots montrent sa sépulture en la
contrée que l'on appelle Pergamie, le long du grand
chemin. Il laissa un fils unique nommé Antiorus, lequel
mourut sans enfants, de sorte que sa race faillit en lui.
Mais ses familiers, parents et amis firent une compagnie et
confrérie en mémoire de lui, qui dura bien longtemps, et
appelèrent les j ours auxquels ils se réduisaient ensemble,
les Lycurgides. Il y a un autre Aristocrate fils d'Hip­
parque, qui dit que lui étant mort en Candie, ses amis brû­
lèrent son corps, et puis en répandirent les cendres en
la mer, ainsi comme il leur avait requis et prié, parce qu'il
craignait, si d'aventure les reliques de son corps venaient
à être quelquefois reportées à Sparte, que les habitants
ne voulussent dire qu'il y serait retourné, et que par ce
moyen, se disant absous du serment qu'ils avaient fait,
ils n'entreprissent de remuer le gouvernement qu'il
avait institué. Voilà quant à la vie de Lycurgue40 •
VIE DE NUMA POMPILIUS

I . Antiquité des regi§tres d e Rome. I I . Origine d e Numa. Ses entre­


tiens avec Pythagore. Deux philosophes de ce nom. III. Inter­
règne après la mort de Romulus. V. Numa élu roi. VI . Ses vertus.
XII. Ses mœurs populaires. Ses in§titutions religieuses. XIII.
Ses vues, ses établissements pacifiques. XIV. La nymphe Égérie.
XVI. Création du collège des pontifes. XVII. Consécration des
ve§tales. Feu sacré : manière de l 'allumer. XVIII. Privilèges et
punition des ve§tales. XIX. Temple de Ve§ta. XX. Culte de
la déesse Libitine : lois du deuil. XXI. Prêtres Saliens, Fécialiens.
XXIII. Maladie pe§tilentielle dans Rome. Bouclier tombé du ciel .
Boucliers sacrés. XXIV. Palais de Numa. Cérémonies religieuses.
XXVI. Leurs effets sur les mœurs des Romains. XXI X. Police
de Rome. Création des corps de métiers. XXX. Loi en faveur
des enfants. XXXI. Réforme du calendrier. XXXII. Temple de
Janus, fermé pendant la paix. XXXIV. Mort de Numa. XXXV.
Ses obsèques. Ses livres. XXXVI. Sa gloire s'accroît sous le
règne de ses successeurs.
De l 'an 714 à l 'an 671 avant j.-C. ; 8J ans après la fondation de
Rome.

I. Il y a aussi semblablement diversité grande entre


les historiens touchant le temps auquel régna le roi
Numa Pompilius, encore que quelques-uns veuillent
dériver de lui la noblesse de plusieurs grosses maisons
de Rome. Car un certain Clodius, qui a écrit le livre
intitulé la Table des Temps1, affirme que les anciens
registres de la ville de Rome furent perdus du temps
qu'elle fut prise et saccagée par les Gaulois, et que ceux
que l'on a aujourd'hui ne sont pas véritables, mais ont
été composés par hommes qui ont voulu gratifier à
aucuns, qui se vont à toute force ingérant aux anciennes
maisons et familles des premiers Romains, .qui ne leur
tiennent du tout rien. D'autre côté, encore que l'opi­
nion commune soit que Numa ait été disciple et fami­
lier ami du philosophe Pythagore, il y en a néanmoins
qui veulent dire qu'il n'eut oncques connaissance des
NUMA POM PILIUS

lettres et disciplines grecques, soutenant qu'il est bien


possible qu'il ait été si bien né, et si parfaitement com­
posé à toute vertu, qu'il n'ait eu aucun besoin de maître ;
et encore qu'il en eût eu besoin, ils aiment mieux attri­
buer l'honneur de l'institution de ce roi à quelque Bar­
bare qui fût plus excellent que Pythagore.
Il. Les autres disent que le philosophe Pythagore a
été longtemps depuis le règne de Numa, et bien cinq
âges d'homme après lui ; mais qu'un autre Pythagore
natif de Sparte, ayant gagné le prix de la course aux jeux
Olympiques en la seizième olympiade, la troisième année
de laquelle Numa fut élu roi, vint en Italie, là où il hanta
autour de Numa, et lui aida à gouverner et ordonner
son royaume, d'où vient qu'il y a encore beaucoup de
coutumes laconiques mêlées parmi celles des Romains,
que ce second Pythagore lui enseigna ; toutefois sans
cela, Numa était natif du pays des Sabins, lesquels se
disent être descendus des Lacédémoniens. Ainsi est-il
bien malaisé d'accorder certainement les temps, même­
ment à ceux qui veulent suivre le rôle et la table de ceux
qui ont consécutivement d'olympiade en olympiade
gagné les prix aux jeux Olympiques, attendu que ce
rôle-là que l'on en a maintenant a été bien tard publié
par un Hippias Élien, lequel n'allègue argument quel­
conque nécessaire, pourquoi l'on doive ajouter foi indu­
bitable à ce qu'il en a recµeilli. Ce nonobstant nous ne
laisserons pas non plus de coucher par écrit les choses
dignes de mémoire que nous avons pu amasser du roi
Numa, en commençant à l'endroit qui nous semble le
plus convenable.
III. Il y avait déjà trente-sept ans, autant comme avait
duré le règne de Romulus, que Rome était fondée quand
Romulus, le cinquième jour du mois de juillet, que l'on
appelle maintenant les Nones Capratines, fit un sacrifice
solennel hors de la ville, près d'un lieu qui s'appelait
vulgairement le Marais de la chèvre : et étant tout le
sénat présent à ce sacrifice, avec la plus grande partie
du peuple, il s'éleva soudainement en l'air un fort gros
orage, et une nuée noire et épaisse, laquelle tomba contre
terre avec vents impétueux, foudres, éclairs et tonnerres
ensemble ; de manière que le menu peuple, effrayé de si
violente tempête s'écarta fuyant çà et là, et le roi
Romulus disparut, si bien qu'oncques depuis on ne le
NUMA POMPILIU S

vit ni mort ni vif. Cela rendit les sénateurs, et les nobles


que l'on appelait Patriciens, fort suspeéts, et courut un
bruit sourd parmi la commune, que de longtemps ils
portaient impatiemment d'être suj ets à un roi, voulant
usurper et s'attribuer à eux-mêmes la souveraine puis­
sance, et qu'à ces fins ils avaient occis le roi Romulus ;
j oint aussi qu'il avait depuis un peu commencé à les
traiter plus rigoureusement, et à leur commander plus
fièrement que de coutume. Toutefois ils trouvèrent
moyen d'assoupir ces murmures, et éteindre toutes les
suspicions par honneurs divins qu'ils lui décernèrent,
comme à celui qui n'était point mort, mais était passé
de cette vie en une autre meilleure ; et si y eut un des
plus notables personnages d'entre eux, nommé Proculus,
qui affirma par serment devant tout le peuple qu'il avait
vu Romulus montant au ciel, armé de toutes pièces, et
avait ouï une voix, laquelle commandait que de là en
avant on l'appelât O!!irinus.
IV. Mais ce tumulte apaisé, il sourdit un autre trouble
à savoir qui on élirait en son lieu, parce que les étrangers
étant venus d'ailleurs habiter à Rome, n'étaient point
encore bien mêlés, ni entièrement incorporés et confus
avec les naturels Romains, de sorte que non seulement
le commun peuple flottait et branlait en ce doute, mais
aussi les sénateurs, pour être de plusieurs pièces, entraient
en soupçon les uns des autres. Ce néanmoins ils s'accor­
daient bien tous en cela, qu'il fallait nécessairement élire
un roi ; mais au reste ils étaient en différend de savoir,
non seulement qui ils éliraient, mais aussi de quelle
nation, parce que ceux qui avaient commencé à bâtir
et fonder Rome avec Romulus ne p ouvaient supporter
que les Sabins, auxquels ils avaient tait part de leur ville
et de leurs terres, attentassent et présumassent de com­
mander à ceux qui les avaient reçus et associés avec eux.
Les Sabins de l'autre côté alléguaient une raison, où il
y avait grande apparence, c'était que depuis la mort de
leur prince Tatius, ils n'avaient point troublé ni inquiété
Romulus, mais avaient souffert qu'il régnât paisiblement,
et à cette cause, que lorsqu'il était décédé, la raison
voulait que le nouveau roi fût élu de leu r nation ; et si
bien les Romains les avaient reçus en leur ville, ce n'était
pas à dire qu'au temps de cette association ils fussent
moi ndres qu'eux en chose quelconque, et qu'en se joi-
NU M A P O M P I L I U S

gnant avec eux ils avaient augmenté leur puissance au


double, et fait un corps de peuple qui méritait l'honneur
et le titre de cité. Voilà les causes de leur différend ; mais
pour obvier à ce que de ce débat il ne sourdît quelque
confusion en la ville, si elle demeurait sans magistrat
qui eût autorité de commander, les sénateurs, qui étaient
cent cinquante en nombre, avisèrent que chacun d'eux,
l'un après l'autre, à son tour aurait les marques et
enseignes royales, qu'il ferait les sacrifices ordinaires, et
dépêcherait les affaires six heures du j our, et six heures
de la nuit comme souverain2 ; et leur sembla qu'il valait
mieux ainsi compartir le temps, de sorte qu'il y en eût
autant de l'un que de l'autre, tant pour le regard d'eux­
mêmes, comme aussi pour le regard du peuple, parce
que cette mutation et ce transport de l'autorité souve­
raine, passant ainsi de l'un à l'autre, diminuerait l'envie,
quand on verrait qu'en un même j our et en une même
nuit l'un d'eux serait et roi et homme privé. Les Romains
appellent cette sorte de principauté lnterregnum, comme
qui dirait entrerègne ; mais combien qu'ils gouver­
nassent fort civilement et fort modérément, ils ne purent
néanmoins éviter qu'ils ne tombassent en soupçons et
murmures du peuple, lequel allait disant qu'ils avaient
finement inventé ce moyen de changer le royaume en
domination de petit nombre de la noblesse, afin que
toute l'autori té et le gouvernement des affaires demeurât
touj ours entre leurs mains, parce qu'il leur fâchait d'être
sujets à un roi ; finalement les deux parts de la ville
vinrent en cet accord, que l'une élirait le roi lequel serait
du corps de l'autre.
V. Cet expédient leur sembla très bon, tant pour
pacifier leur dissension présente, comme aussi parce que
celui qui serait ainsi élu aurait affeél:ion égale envers les
deux parts, aimant l'une parce qu'elle l'aurait élu, et
l'autre, parce qu'il serait de leur nation. Les Sabins défé­
rèrent les premiers l'option d'élire aux Romains, et les
Romains estimèrent qu'il valait mieux qu'ils en élussent
un de la nation Sabine, que d'en avoir un de leur nation
qui fût élu par les Sabins : et après en avoir délibéré et
consulté entre eux, élurent du corps des Sabins Numa
Pompilius, lequel n'était pas du nombre de ceux qui
s'en étaient venus demeurer à Rome, mais homme tant
renommé pour sa vertu, que les Sabins, sitôt qu'ils
1 34 NUMA POMPILI U S

l'entendirent nommer, le reçurent plus volontiers que


ceux mêmes qui l'avaient élu. Ayant donc fait entendre
au peuple leur éleétion, on députa les premiers et prin­
cipaux personnages de l'une et de l'autre partie pour
envoyer devers lui le prier de s'en venir à Rome, et
accepter le royaume qu'on lui offrait.
VI. Or était Numa Pompilius natif de l'une des meil­
leures villes qu'eussent les Sabins, qui s'appelait Cures,
dont les Romains avec les associés Sabins s'appelèrent
depuis O!!irites, et était fils de Pomponius, homme
d'honneur, le plus jeune de quatre frères, étant par une
divine rencontre né le même j our que la ville de Rome
fut premièrement fondée par Romulus, qui fut le vingt
et unième j our d'avril. Cettui donc étant naturellement
enclin et adonné à toute vertu, se polit encore davantage
par l'étude des bonnes disciplines et par l'exercice de
patience et de la philosophie : de sorte que non seulement
il nettoya son âme des vies et passions que tout le
monde estime reprochables, mais en ôta aussi la violence
et la convoitise d'usurper à force !'autrui, qui lors étaient
louées entre les Barbares, estimant que la vraie force
était maîtriser et contenir en soi-même par le j ugement
de la raison toutes cupidités. Suivant laquelle opinion
il bannit à un coup de sa maison toute superfluité et
toutes délices, servant à qui voulait user de lui, autant
à l'étranger qu'à celui du pays, de j uge droiturier, et de
sage conseiller, et employant son loisir, non à prendre
ses plaisirs ou à amasser des biens, mais à servir aux
dieux, et à contempler leur nature et leur puissance,
autant que l'entendement humain par raison en peut
comprendre ; dont il acquit si bon nom, et si grande
réputation, que Tatius, qui fut roi de Rome avec
Romulus, n'ayant qu'une seule fille nommée Tatia, le fit
son gendre ; mais pour ce mariage, il ne s'en éleva point
tant, qu'il voulût aller demeurer à Rome, auprès de son
beau-père, mais se tint en sa maison, au pays des Sabins,
pour y servir et traiter son père vieux, avec sa femme
Tatia, laquelle aima mieux vivre doucement en repos
auprès de son mari, étant homme privé, que d'aller à
Rome, là où elle eût pu vivre en triomphe et en honneur
à cause de son père. Elle mourut, comme l'on dit,
treize ans après qu'elle eut été mariée : et depuis sa
mort, Numa, laissant la demeurance de la ville, aima à
N U M A P O M PILI U S

se tenir aux champs, et aller tout seul se promenant par


les bois et par les prés sacrés aux dieux, et à mener vie
solitaire dans les lieux écartés de la compagnie des
hommes. Dont procéda, à mon avis, ce que l'on dit de
lui et de la déesse, que ce n'était point pour aucun ennui,
ni pour aucune mélancolie, que Numa se retirait de la
conversation des hommes, mais parce qu'il avait essayé
d'une autre plus vénérable et plus sainte compagnie, lui
ayant la nymphe et déesse Égérie tant fait d'honneur,
que de le recevoir à mari, avec laquelle sienne amie il
vivait heureusement, comme celui qui par la fréquen­
tation ordinaire qu'il avait avec elle était inspiré de
l'amour et de la connaissance des choses célestes.
VII. Ces propos-là certainement sont fort semblables à
quelques-unes des plus anciennes fables que les Phry­
giens, qui les ont apprises de père en fils, aiment à
raconter d'un Atys ; les Bithyniens, d'un Rodotus ; et les
Arcadiens, d'un Endymion, et de plusieurs autres tels
hommes, qui en leurs vies ont été réputés saints et bien­
voulus des dieux. Toutefois si est-il bien vraisemblable
que la divinité n'aime ni les oiseaux ni les chevaux, mais
les hommes, et a plaisir de hanter quelquefois familiè­
rement avec ceux qui sont parfaitement bons, et qu'elle
ne dédaigne point la conversation de ceux qui sont saints
et religieux ; mais qu'une divine essence ait compagnie
charnelle, et prenne plaisir à la beauté d'un corps humain,
c_ela est bien malaisé à croire ; et néanmoins les sages
Egyptiens cuident en cela faire une distinél:ion bien vrai­
semblable, disant qu'il n'est pas impossible que l'esprit
d'un dieu ne s'approche d'une femme, et fasse germer en
son corps quelque commencement de géniture ; mais que
l'homme ne peut avoir cohabitation ni commixtion quel­
conque corporelle avec une nature divine ; en quoi ils ne
considèrent pas que tout ce qui se mêle donne autant de
communication de son être comme il en reçoit de ce avec
quoi il est mêlé. Ce néanmoins il est très raisonnable de
croire que les dieux portent amitié aux hommes, et que
de cette amitié naît l'amour, duquel on dit qu'ils sont
amoureux de ceux dont ils purifient les mœurs, et les
adressent à la vertu. Et ne pèchent point ceux qui
feignent que Phorbas, Hyacinthe et Admète, aient jadis
été les amours d'Apollon, et semblablement Hippolyte
le Sicyonien, duquel on dit que toutes les fois qu'il tra-
1 36 NUMA P O M PILI U S

versait l e bras d e mer qui e st entre l a ville d e Sicyone et


celle de Cirrhe, le dieu qui le sentait venir s'en réjouissait,
et faisait prononcer par la prophétesse Pythie ces vers
héroïques :
Dessus la mer Hippolytus le chef
Qye j 'aime tant remonte de rechef3.
Aussi dit-on que Pan fut amoureux de Pindare et de ses
vers, et que la divinité honora les poètes Hésiode et
Archiloque après leur mort par les Muses ; et dit-on plus
qu'Esculape logea chez Sophocle de son vivant, dont
on montre encore auj ourd'hui plusieurs indices ; et après
sa mort un autre dieu, à ce que l'on dit, lui fit avoir
honorable sépulture'.
VIII. Or, si l'on concède telles choses pouvoir être
véritables, comment peut-on refuser à croire que quelques
dieux n'aient voulu hanter familièrement avec Zaleucus,
Minos, Zoroastre, Lycurgue, Numa, et autres tels per­
sonnages qui ont gouverné des royaumes et établi
des choses publiques ? N'est-il pas vraisemblable que
les dieux aient fréquenté à bon escient avec eux pour
leur inspirer et enseigner tant de belles choses, et qu'ils
ne se soient approchés de ces poètes et j oueurs de lyre
larmoyants et plaintifs, au moins si jamais ils s'en sont
approchés, que par ébat et en jeu seulement ? Toutefois,
s'il y a quelqu'un qui soit d'autre avis, le chemin est large
et ouvert, comme dit Bacchilide ; car même je ne trouve
pas sans apparence ce que d'autres discourent touchant
Lycurgue, Numa et autres semblables personnages,
qu'ayant à manier des peuples rudes et farouches, et
voulant introduire de grandes nouvelletés aux gouver­
nements de leur pays, ils ont sagement feint d'avoir
communication avec les dieux, attendu que cette fitl:ion
était �Jtile et salutaire à ceux mêmes à qui ils le faisaient
accr01re.
IX. Mais pour retourner à notre histoire, Numa était
âgé de quarante ans quand les ambassadeurs de Rome
furent envoyés devers lui pour lui offrir et le prier
d'accepter le royaume, et portèrent la parole Proculus et
Vélésus, desquels on s'attendait que l'un dût être élu
roi, à cause que ceux du côté de Romulus favorisaient
à Proculus, et ceux de la part de Tatius favorisaient à
Vélésus ; si ne lui usèrent pas de longue harangue, à
NU M A POM PILI U S 1 37

cause qu'ils estimaient qu'il dût être bien joyeux d'une


telle aventure ; mais au contraire c'était à la vérité chose
bien malaisée et qui avait besoin de grandes persuasions
et de beaucoup de prières que d'ébranler un homme qui
avait toujours vécu en repos et en tranquillité, et de lui
persuader qu'il accept ât la seigneurie d'une ville qui était,
par manière de dire, née, accrue et élevée en armes et par
guerre : si leur répondit en la présence de son père et
d'un autre sien parent nommé Martius, « Q!!e toute
» mutation de la vie de l'homme était dangereuse ; mais
» que celui qui n'a faute de rien qui lui soit nécessaire, et
» qui, ne se pouvant plaindre de sa fortune et condition
» présente, délaisse néanmoins son état et abandonne sa
» manière de vivre accoutumée pour en prendre une
» autre, ne peut dire qu'il ne fasse une grande folie,
» attendu que quand il n'y aurait autre chose, il laisse le
» certain pour prendre l'incertain. Mais il y a davantage
» en ce cas, c'est que les inconvénients et dangers de
» cette royauté que l'on m'offre ne sont pas incertains,
» si nous voulons considérer ce qui est entrevenu à
» Romulus, lequel a lui-même été soupçonné d'avoir, par
» aguet, fait mourir Tatius, son pair et compagnon au
» royaume, et après sa mort a laissé les sénateurs sem­
» blablement mécrus de l'avoir occis en trahison ; et tou­
» tefois on va disant et chantant partout qu'il était fils
» d'un dieu, qu'il fut à sa naissance sauvé miraculeuse­
» ment, et depuis nourri presque incroyablement. Là où,
» quant à moi, je suis né de semence mortelle, et ai été
» nourri, élevé et instruit par personnes que vous
» connaissez ; et ce peu de qualités que l'on prise et loue
» en moi sont toutes conditions bien éloignées de personne
» idoine à régner. J'ai toujours aimé la vie retirée, le
» repos et l'étude loin de maniements d'affaires ; j'ai toute
» ma vie aimé, cherché et désiré la paix sur toutes choses,
» sans avoir rien de commun avec la guerre ; ma conver­
» sation a été de hanter avec hommes qui ne se trouvent
» ensemble que pour servir et honorer les dieux ou pour
» se réjouir les uns avec les autres, et qui au demeurant
» en leur privé vaquent à leur labourage ou entendent
» à leur bétail et à leurs pâturages ; là où, seigneurs
» Romains, Romulus vous a laissé beaucoup de guerres
» encommencées, que vous seriez à l'aventure contents
» de ne point avoir, pour lesquelles soutenir votre ville
N UMA P O M P I L I U S
» aurait besoin d'un roi belliqueux, aétif et vigoureux.
» Davantage votre peuple, pour la longue accoutumance
» et pour l'accroissement qu'il a reçu des armes, ne
» demande autre chose que la guerre ; et voit-on claire­
» ment qu'il se veut encore accroître et commander à ses
» voisins. De sorte que quand il n'y aurait autre consi­
» dération, si est-ce que ce serait une moquerie de vouloir
» maintenant enseigner à servir aux dieux, aimer justice,
» haïr la guerre et la violence, à une ville qui a besoin
» plutôt d'un capitaine conquérant que d'un roi paci­
» fique. »
X. Telles raisons et remontrances alléguait Numa pour
se décharger de la royauté qu'on lui présentait ; mais les
ambassadeurs romains se mirent adonc à le prier et sup­
plier avec toute l'instance qui leur fut possible qu'il ne
voulût point être cause qu'ils retombassent encore une
autre fois en séditions et en guerres civiles les uns contre
les autres, attendu qu'il n'y avait que lui seul duquel les
deux parties de la ville s'accordassent. Davantage, quand
les ambassadeurs se furent retirés, son père, et Martius
son parent, à f art commencèrent aussi à lui suader et
remontrer qu'i ne devait point refuser un si beau et si
divin présent, et que si, pour être content de sa fortune, il
ne désirait point plus de biens qu'il en avait, ni ne con­
voitait point l'honneur et la gloire d'être roi, parce
qu'il en avait une autre plus véritable et plus certaine,
qui était celle de la vertu, il devait néanmoins estimer
que bien régner était faire service à Dieu, lequel voulait
employer la j ustice qui était en lui, sans la laisser oiseuse :
« Ne fuis donc et ne refuse point, lui dirent-ils, cette
» dignité royale, laquelle est à homme prudent et sage
» un beau champ pour faire de grandes et louables
» œuvres. Là pourras-tu faire de magnifiques services
» aux dieux, en adoucissant les cœurs de ces hommes
» martiaux jusqu'à les rendre dévots et religieux, parce
» qu'ils se tournent promptement et se conforment faci­
» lement à la nature de leur prince. Ils ont aimé
» chèrement Tatius, encore qu'il fût étranger, et ont
» consacré la mémoire de Romulus par honneurs divins
» qu'ils lui font aujourd'hui : et à l'aventure que le peuple
» se voyant viél:orieux, se soûlera facilement de la guerre,
» et que les Romains se trouvant pleins de triomphes et
» de dépouilles, auront maintenant à cher un prince doux
NUM A P O M P I L IU S 1 39

» et aimant la justice, pour désormais vivre en paix sous


» bonnes et saintes lois ; ou si tant est qu'ils bouillent
» encore d'ardeur de combattre, ne vaut-il pas mieux
» tourner ailleurs cette envie de guerroyer quand on peut
» avoir en main la bride pour ce faire, et être cependant
» moyen de conjoindre par amitié et alliance perpétuelle
» ton pays et toute la nation des Sabins avec une ville
» si puissante et si florissante ? » Outre toutes ces
remontrances et raisons, il y avait encore, ce disait-on,
plusieurs signes qui lui en promettaient bonne encontre,
avec l'affeéhon et la sollicitation de ses citoyens, lesquels,
sitôt qu'ils entendirent la venue et la commission des
ambassadeurs de Rome, le pressèrent d'y aller et d'accep­
ter l'offre du royaume, pour les plus unir et incorporer
avec eux.
XI. Parquoi Numa ayant accepté le royaume, après
avoir sacrifié aux dieux, se mit en chemin pour aller à
Rome, où le peuple et le sénat sortit au-devant de lui
avec un merveilleux désir de le voir. Les femmes allaient
après, le bénissant et chantant ses louanges ; on sacrifiait
en tous les temples des dieux, et n'y avait celui qui ne
montrât autant d'aise et de réjouissance comme s'il fût
advenu un nouveau royaume à la ville, et non pas un
nouveau roi. Si fut conduit en cette joie publique j usques
sur la place, là où celui des sénateurs qui pour lors se
trouvait vice-roi, appelé Spurius Vettius, fit procéder à
l'éleél:ion, et fut unanimement élu roi par toutes les voix
et suffrages du peuple. Adonc lui furent apportées les
marques et enseignes de la dignité royale, mais lui-même
commanda que l'on attendît encore, disant qu'il fallait
premièrement qu'il fût confirmé roi par les dieux. Si
prit les devins et les prêtres, avec lesquels il monta au
Capitole, qui lors s'appelait encore le mont Tarpéien, et
là le principal des devins le tourna vers le midi, ayant la
face voilée, et se tint debout derrière lui, en lui touchant
de la main droite sur la tête et faisant prières aux dieux
qu'il leur plût, par le vol des oiseaux et autres indices,
déclarer leur volonté touchant cette éleétion, jetant sa
vue de tous côtés au plus loin qu'elle se pouvait étendre.
Il y avait ce pendant un silence merveilleux sur la place,
encore que tout le peuple en nombre infini y fût assemblé,
attendant avec grande dévotion quelle serait l'issue de
cette divination, jusqu'à ce qu'il leur apparut à main
NUM A POM PILIUS

droite des oiseaux de bon présage qui confirmèrent


l'élefüon. Et lors Numa vêtant la robe royale, descendit
de ce mont Tarpéien dessus la place, où tout le peuple le
reçut avec grandes clameurs de joie, comme le plus saint
et le mieux aimé des dieux que l'on eût su élire.
XII. Ainsi étant entré en possession du royaume, la
première chose qu'il fit, fut qu'il cassa la compagnie de
trois cents satellites que Romulus avait toujours eus
autour de sa personne, et qu'il appelait Célères, c'est-à­
dire, légers : disant qu'il ne se voulait point défier de
ceux qui se fiaient en lui, ni être roi de gens qui se
défiassent de lui. La seconde fut, qu'il ajouta aux deux
prêtres de Jupiter et de Mars un troisième en l'honneur
de Romulus, lequel fut appelé Flamen �irinalis, parce
que les Romains appelaient aussi bien les autres prêtres
plus anciennement institués, Flamines, à cause de cer­
tains chapeaux étroits qu'ils portaient sur leurs têtes,
comme s'ils les eussent nommés Pilamines, parce que
Pilos en langage grec signifie un chapeau. Et lors ainsi
que l'on dit, il y avait beaucoup plus de paroles grecques
mêlées parmi les latines, qu'il n'y en a maintenant : car
ils appelaient les manteaux que les rois portaient, Lœnas,
et Juba dit que c'est cela même que les Grecs appellent
Chlœnas, et que le jeune garçon qui était ministre au
temple de Jupiter s'appelait Camille, ainsi comme aucuns
peuples grecs appellent encore le dieu Mercure, parce
qu'il est ministre des dieux.
XIII. Ayant donc Numa fait ces choses à son entrée,
pour toujours gagner de plus en plus l'amour et bien­
veillance du peuple, il commença incontinent à tâcher
d'amollir et adoucir, ni plus ni moins qu'un fer, sa ville
en la rendant au lieu de rude, âpre et belliqueuse, qu'elle
était, plus douce et plus juste. Car sans point de doute
elle était proprement, ce que Platon appelle, une ville
bouillante, ayant premièrement été fondée par hommes
les plus courageux et les plus belliqueux du monde, qui
de tous côtés avec une audace désespérée s'étaient illec
jetés et assemblés ; et depuis s'était accrue et fortifiée
par armes et guerres continuelles, tout ainsi que les
pilotis que l'on fiche en terre, plus on les secoue, et
plus on les affermit et les fait-on entrer plus avant.
Parquoi Numa pensant bien que ce n'était pas petite
ni légère entreprise, que de vouloir adoucir et ranger
NU M A POM PILI U S

à vie pacifique un peuple si haut à la main, si fier et si


farouche, il se servit de l'aide des dieux, amollissant
petit à petit, et attiédissant cette fierté de courage, et
cette ardeur de combattre, par sacrifices, fêtes, danses
et processions ordinaires qu'il célébrait lui-même, dans
lesquelles avec la dévotion y avait du passe-temps et de
la déle8:ation mêlée parmi, et quelquefois leur mettait
des frayeurs et craintes des dieux devant les yeux, leur
faisant accroire qu'il avait vu quelques visions étranges,
ou qu'il avait ouï des voix, par lesquelles les dieux
les menaçaient de quelques grandes calamités, pour
toujours humilier et abaisser leurs cœurs sous la crainte
des dieux : ce qui a été cause que l'on a depuis estimé
qu'il eût appris sa sagesse du philosophe Pythagore,
parce que la plus grande part de la philosophie de
l'un, et du gouvernement de l'autre, consistait en telles
cérémonies et vacations aux choses divines ; et si dit-on
qu'il vêtit le masque et l'apparence extérieure de sain­
teté, à même intention et à l'exemple même de lui.
XIV. Car comme l'on dit que Pythagore apprivoisa
un aigle, qu'il fit descendre et venir à lui par certaines
voix, ainsi comme il volait en l'air dessus sa tête, et
qu'en passant à travers l'assemblée des jeux Olympiques,
il laissa voir sa cuisse qui était d'or, et plusieurs autres
telles habiletés et a8:es que l'on en conte, qui semblaient
être miracles, et pour lesquels Timon le Phliasien a
écrit ces vers de lui :
Pythagoras le subtil enchanteur,
De l'apparence et de gloire amateur,
Q!!i pour tirer les hommes en ses rets,
Parlait toujours en graves mots dorés• ;

aussi la feinte dont Numa s'affubla, fut l'amour d'une


déesse, ou bien d'une nymphe de montagne, et les
secrètes entrevues et parlements qu'il feignait avoir avec
elle, comme nous avons déj à dit par ci-devant ; et aussi
la fréquentation des Muses. Car il disait tenir des Muses
la plus grande partie de ses révélations, et enseigna aux
Romains à en révérer une par-dessus toutes les autres,
laquelle il appelait Tacita, comme qui dirait, taisible, ou
muette : ce qu'il semble avoir inventé à l'exemple et
imitation de Pythagore, qui tant commandait et recom­
mandait le silence à ses disciples ; joint aussi que ce
NUM A P O M P I L I U S

qu'il ordonna touchant les images et représentations des


dieux, se conforme du tout à la doélrine de Pythagore,
lequel estimait que la première cause n'était ni sensible
ni passible, mais invisible et incorruptible, et seulement
intelligible. Et Numa semblablement défendit aux
Romains de croire que dieu eût forme de bête ou
d'homme : de sorte qu'en ces premiers temps-là il n'y eut
à Rome image de dieu ni peinte ni moulée, et furent
l'espace de cent soixante-dix premiers ans, qu'ils édi­
fièrent bien des temples et des chapelles aux dieux : mais
il n'y avait dedans statue ni figure quelconque de dieu,
estimant que ce fût un sacrilège de vouloir représenter
les choses divines par les terrestres, attendu qu'il n'est
pas possible d'atteindre aucunement à la connaissance
de la divinité, sinon par le moyen de l'entendement. Les
sacrifices mêmes que Numa institua s'accordaient et se
rapportaient fort à la manière de servir les dieux dont
usaient les Pythagoriciens : car on n'y épandait point
de sang, mais se faisaient pour la plupart avec un _peu
de farine, et un peu d'effusion de vin et de lait, et avec
autres telles choses légères.
XV. Mais ceux qui veulent que ces deux personnages
aient hanté et eu communication ensemble, combattent
encore avec d'autres arguments et preuves plus lointaines.
L'une est que les Romains donnèrent droit de bourgeoi­
sie en leur ville à Pythagore, ainsi que dit Épicharme
poète comique, en un petit traité qu'il a écrit et adressé à
Anténor6 , qui est un auteur fort ancien, comme celui qui
fut des disciples mêmes de Pythagore ; l'autre argument
est, que Numa ayant eu quatre enfants, il en nomma
l'un Mamercus, du nom du fils de Pythagore, duquel
on dit que la famille des Émiliens, qui est entre les plus
nobles patriciennes, est descendue, parce que le roi lui
donna le surnom d'Émilius, à cause de son doux et gra­
cieux parler. Davantage, j 'ai moi-même plusieurs fois ouï
dire et conter à Rome, que les Romains ayant eu un oracle
par lequel il leur était commandé de dresser en leur ville
des images au plus sage et au plus vaillant homme qui
eût oncques été entre les Grecs, ils firent mettre deux
statues de cuivre sur la place, l'une de Pythagore, et
l'autre d' Alcibiade : toutefois quant à cela, puisqu'il y a
tant de doutes, s'efforcer de le plus amplement réfuter,
ou prouver, me semblerait une sotte et folle opiniâtreté.
NU M A POM P I L I U S 143

XVI. Au demeurant on attribue à Numa l'érefüon


et l'institution du collège des pontifes, et dit-on qu'il
en fut lui-même le premier7 ; mais quant au nom de
pontife, aucuns veulent dire qu'ils furent ainsi appelés,
parce qu'ils sont principalement destinés au service du
tout-puissant : car ce mot Potens signifie en langage
romain, ce que nous disons puissant. Les autres pensent
que ce nom leur ait été imposé par manière d'exception,
comme si le fondateur leur eût enjoint de faire les
services et sacrifices aux dieux, qui leur seraient possibles,
mais que si d'aventure aussi ils avaient quelque légitime
empêchement, il ne les condamnait point pour les avoir
omis ; toutefois la plupart approuve une autre dériva­
tion de ce nom, où il y a, ce me semble, moins de raison,
comme s'ils eussent été appelés pontifes, pour leur avoir
été commise la charge d'entretenir le pont, ou pour
raison de quelques-uns des plus anciens et plus saints
sacrifices, lesquels se font dessus le pont. Car ce que les
Grecs appellent Géphyran, les Latins le nomment Pon­
tem, c'est-à-dire pont. Et à la vérité, la charge de faire
réparer le pont appartient aux pontifes, ni plus ni moins
que la garde des plus saintes et immuables cérémonies,
à cause que les Romains estimaient n'être pas loisible,
mais réputaient un damnable maléfice, que de violer ou
rompre le pont de bois, lequel, comme l'on dit, était
tout conjoint et lié ensemble avec du bois seulement,
sans ferrure quelconque, suivant le commandement d'un
ancien oracle. Mais le pont de pierre fut b âti longtemps
depuis le règne de Numa, durant que régnait son neveu
Marcius8 • Or le premier et principal de ces pontifes,
qu'ils appellent le grand pontife, tient le lieu, l'autorité
et la dignité de souverain prêtre, et maître de la loi,
qui doit avoir l'œil, non seulement sur les cérémonies
et sacrifices publics, mais aussi sur les particuliers, pour
engarder que nul en son privé n'outrepasse les céré­
monies anciennes, ou innove aucune chose en la reli­
gion, et pour enseigner à chacun comment et de quoi il
doit servir et honorer les dieux.
XVII. Il a aussi la garde des vierges sacrées, que l'on
appelle Vestales, car on attribue semblablement à Numa
la première fondation et consécration d'icelles9 , et aussi
l'institution de garder avec honneur et révérence le feu
immortel qu'elles ont en garde, soit ou parce qu'il esti-
1 44 NU MA P O M PILI U S

mait être convenable de déposer la substance du feu,


qui est pure et nette, en garde de personnes non cor­
rompues ni pollues, ou qu'il pensait que la nature du
feu qui est stérile et qui ne produit rien, était bien séante
avec la virginité : car aussi en la Grèce aux lieux où l'on
garde ainsi du feu perpétuel, comme au temple d'Apollon
Pythique en la ville de Delphes, et à Athènes, ce ne sont
pas vierges qui en ont le soin, mais sont femmes qui
ont passé l'âge d'être mariées. Et si d'aventure ce feu
vient à faillir, comme l'on dit qu'à Athènes la sainte
lampe s'éteignit du temps de la tyrannie d'Aristion ; et
en la ville de Delphes lorsque le temple d'Apollon fut
ars et brûlé par les Médois ; et aussi à Rome du temps
de la guerre que les Romains eurent contre le roi Mithri­
date ; et du temps des guerres civiles, quand le feu et
l'autel furent ensemble tous consommés ; ils disent
qu'il ne faut pas rallumer d'un autre feu matériel,
mais en faire de tout neuf, en tirant de la flamme pure
et nette des rayons du soleil, ce qu'ils font en cette
manière. Ils ont un vase creux composé de la côte d'un
triangle, ayant un angle droit, et deux jambes égales ; de
sorte que de tous les endroits de son tour et de sa cir­
conférence il va aboutissant en un point ; puis ils dressent
ce vase droit contre le soleil rayant, de sorte que les
rayons allumés se vont de tous côtés unir et assembler
au centre du vase, là où ils subtilisent l'air si fort qu'ils
l'enflamment ; et quand on en approche quelque matière
aride et sèche, le feu y prend incontinent, à cause que le
rayon par le moyen de la réverbération prend corps de
feu et force d'enflammer10 • Aucuns estiment que ces
religieuses vestales ne gardent autre chose que ce feu
qui jamais ne s'éteint ; les autres disent qu'il y a encore
d'autres choses saintes qu'il n'est loisible de voir à per­
sonne qu'à elles seules, touchant lesquelles nous avons
écrit plus amplement en la vie de Camille au moins ce
que l'on en peut savoir et dire. Les premières filles qui
furent rendues et vouées à cette religion par Numa
furent, comme l'on dit, Gégania et Vérénia, et après
celles-là, Canuléia et Tarpéia ; depuis le roi Servius y
en ajouta deux autres et est demeuré ce nombre jusqu'au
temps présent.
XVIII. Leur règle fut ainsi ordonnée par le roi, qu'il
fallait qu'elles vouassent et gardassent chasteté l'espace
NUM A P O M P I L IUS 1 45

de trente ans, aux dix premiers desquels elles apprennent


ce qu'il leur faut faire, les dix d'après elles font ce qu'elles
ont appris, et les dix derniers elles enseignent les novices,
passé lequel temps il leur est permis de se marier si bon
leur semble, et prendre une autre manière de vivre en
sortant de cette religion ; mais à ce que l'on dit, il n'y
en a guère eu qui j amais aient usé de cette licence, et
encore moins en est-il bien pris à celles qui en ont usé,
mais s'en sont toutes repenties, et ont vécu en langueur
et en tristesse tout le reste de leur vie, ce qui a donné
une crainte aux autres, de manière qu'elles ont mieux
aimé se contenir, et sont demeurées vierges j usqu'en leur
vieillesse et jusqu'à la mort. Aussi leur donna-t-il de
grands privilèges et de grandes prérogatives, comme de
pouvoir faire testament du vivant même de leur père ;
de pouvoir faire toutes choses sans entremise de curateur,
comme les femmes qui ont trois enfants 11 ; quand elles
sortent en public, on porte des masses devant elles par
honneur, et si par cas d'aventure elles rencontrent en
leur chemin quelque pauvre criminel que l'on mène à la
mort, elles lui sauvent la vie ; mais il faut que la religieuse
affirme par serment que la rencontre soit casuelle, et non
point faite à propos ; si aucun se j ette sous leur chaire,
où on les porte par la ville, il est puni de mort. Aussi
quand elles ont fait quelque faute, elles sont battues par
le grand pontife, qui quelquefois les fouette toutes nues,
selon la qualité du délit, en lieu obscur, et sous une
courtine ; mais celle qui a forfait à son honneur et violé
sa virginité est enterrée toute vive j oignant une des
portes de la ville, que l'on appelle Porte Colline, là
où il y a au-dedans de la ville une motte de terre qui
s'étend assez en long, et l'appellent les Latins par un mot
qui signifie autant comme levée. Sous cette levée on
creuse un petit caveau, et laisse-t-on une ouverture, par
laquelle on y peut dévaler, et au-dedans y a un petit lit
dressé, une lampe ardente et quelque peu de vivres néces­
saires à soutenir la vie de l'homme, comme un peu de
pain, d'eau et de lait en un pot, et un peu d'huile, par
manière de décharge et acquit de conscience, afin qu'il
ne semble que l'on fasse mourir de faim un corps qui a
été sacré par les plus dévotes et plus saintes cérémonies
du monde. Cela fait, on prend la criminelle, et la met-on
dans une litière que l'on couvre fort par-dehors, et la
N U M A POM P I L I U S

serre-t-on avec des courroies, de sorte que l'on n'en sau­


rait pas seulement ouïr la voix, et la porte-t-on ainsi
enfermée à travers la place. De tout loin qu'on voit venir
cette litière, chacun se retire pour lui faire place, et
va-t-on après avec une chère basse et morne sans
mot dire. Il ne se fait chose en toute la ville qui soit si
effroyable à voir que cela, ni n'y a jour auquel les per­
sonnes soient si tristes qu'à celui-là. Puis quand elle est
arrivée au lieu de ce caveau, les sergents incontinent
délient les fermants de la litière : et alors le grand pontife,
après avoir fait certaines prières secrètes aux dieux, et
levé ses mains au ciel tire la patiente toute bouchée 12
hors de la litière, et la met dessus l'échelle, par laquelle
on descend dans le caveau. Cela fait il se retire et tous les
autres prêtres aussi ; puis, quand la criminelle est des­
cendue, on retire amont l'échelle, et jette-t-on force terre
dans l'ouverture, de sorte que l'on la comble au niveau
du reste de la levée. Voilà comment les religieuses ves­
tales qui ont souillé leur virginité sont punies.
XIX. L'on tient aussi que ce fut Numa qui fit bâtir
le temple rond de la déesse Vesta, auquel est gardé le feu
éternel13 voulant représenter non la forme de la terre,
que l'on dit être Vesta, mais la figure du monde uni­
versel, au milieu duquel les Pythagoriciens veulent que
ce soit le siège et le séjour propre du feu, lequel ils
appellent Vesta, et disent être l'unité 14 : car ils ne tiennent
point que la terre soit immobile, ni située au milieu du
monde, ni que le ciel tourne à l'environ, mais au
contraire disent qu'elle est suspendue à l'entour du feu,
comme du centre du monde ; et si ne veulent point que
ce soit l'une des premières et principales parties de l'uni­
vers, laquelle opinion l'on dit 16 que Platon même tint
en sa vieillesse, que la terre était en autre place qu'en
celle du milieu, et que le centre du monde, comme le
plus honorable siège, appartenait à quelque autre plus
digne substance.
XX. Mais outre cela, l'office des pontifes est encore
de montrer à ceux qui en ont affaire tous les droits, us
et coutumes des sépultures, leur ayant Numa enseigné
à ne croire point qu'il y ait en cela pollution ni conta•
mination quelconque, mais plutôt de révérer et honorer
de services usités et lé� itimes les déités souterraines,
comme celles qui reç01vent à notre mort l'une des
NUMA POM PIL I U S 1 47

principales parties de nous : mais sur toutes les autres


ils ont en singulière révérence la déesse qu'ils appellent
Libitina, comme celle qui est superintendante et conser­
vatrice des droits des morts, soit Proserpine, ou bien
Vénus, ainsi que les plus savants des Romains estiment,
qui non sans cause attribuent la supériorité de ce qui
concerne le commencement et la fin de la vie des hommes
à une même puissance de la divinité. Il ordonna aussi
combien de temps on devrait porter le deuil selon la
diversité des âges des trépassés : comme il ne voulut
point que l'on portât aucunement le deuil pour la mort
d'un enfant qui serait décédé au-dessous de l'âge de
trois ans ; et au-dessus jusqu'à l' âge de dix ans, il ordonna
que l'on ne le portât point plus de mois qu'il aurait vécu
d'ans, sans y ajouter un seul jour davantage : car il
voulut que le plus long deuil fût de dix mois seulement,
autant comme il ordonna aussi que les femmes veuves
demeurassent en viduité, pour le moins, après le décès
de leurs maris, autrement celle qui se voulait remarier
avant ce terme était tenue de sacrifier par son ordon­
nance une vache pleine.
XXI. Numa institua encore plusieurs autres sortes
de prêtres, mais je n'en mentionnerai plus que deux :
l'une sera celle des Saliens, et l'autre celle des Fécia­
liens, parce qu'il me semble que l'une et l'autre montre
évidemment la grande sainteté et dévotion singulière
qui était en lui. Les Fécialiens sont proprement ceux
que les Grecs appellent Irénophylaces, comme qui dirait,
conservateurs de la paix ; et ont ce me semble eu le nom
de l'effet qu'ils devaient faire selon le dû de leur office,
parce qu'ils apaisaient les différends avec la raison par
voie d'appointement, ne permettant point, s'il leur était
possible, que l'on vînt à la voie de fait et des armes, que
premièrement toute espérance de paix ne fût retranchée :
car les Grecs appellent proprement lrénen, quand les
deux parties accordent et décident leurs différends avec
la raison, et non pas avec les armes. Aussi ceux que les
Romains appellent Fécialiens allaient bien souvent eux­
mêmes en personne devers ceux qui tenaient tort aux
Romains, et tâchaient à leur persuader par vives raisons
qu'ils reconnussent bonne foi ; mais s'ils ne voulaient
se soumettre à la raison, alors ils appelaient les dieux à
témoins, en leur priant que s'ils ne poursuivaient juste-
N U M A POM PILI U S

ment c e qui par droit leur appartenait, tous les maux et


malheurs de la guerre tombassent sur eux-mêmes et sur
leur pays. Cela fait, ils dénonçaient la guerre à leurs
ennemis, et si d'aventure ces Fécialiens s'opposaient, ou
ne voulaient consentir à l'ouverture d'une guerre, en ce
cas il n'était loisible ni à homme privé, ni au roi même,
mouvoir les armes : mais fallait que comme juste prince
il prît le congé d'ouvrir une guerre par leur permission,
et lors il considérait et consultait par quel moyen il lui
serait plus expédient de la conduire.
XXII. Auquel propos, on tient que le malheur qui
advint aux Romains, quand la ville fut prise et sac­
cagée par les Gaulois, advint pour avoir transgressé
cette sainte coutume : car les Barbares tenaient alors la
ville des Clusiniens assiégée, et fut envoyé devers eux
ambassadeur Fabius Ambustus, pour voir s'il pourrait
moyenner appointement entre eux. Il eut mauvaise
réponse des Barbares, au moyen de quoi estimant que
son ambassade fût expirée, il fut si téméraire qu'il prit les
armes pour les Clusiniens, et défia au combat d'homme
à homme le plus vaillant des Gaulois. La fortune le
favorisa en ce combat, de manière qu'il défit le Gaulois,
et le dépouilla sur-le-champ. Les Gaulois , ayant vu
défaire leur homme, envoyèrent incontinent un héraut
à Rome pour accuser ce Fabius, comme leur ayant contre
droit et raison commencé la guerre sans la leur avoir
premièrement dénoncée. Les Fécialiens adonc remon­
trèrent qu'il le fallait livrer entre les mains des Gaulois,
mais il eut recours au peuple, qui lui fut favorable, et
échappa par ce moyen la peine qu'il avait méritée ; mais
peu de temps après, les Gaulois avec toute leur puis­
sance allèrent devant Rome, qu'ils prirent, saccagèrent
et brûlèrent toute, excepté le Capitole, ainsi comme nous
avons plus amplement écrit en la vie de Camille.
XXIII. Et quant aux prêtres Saliens, on dit qu'il les
institua pour une telle occasion : environ la huitième
année de son règne il se leva une maladie pestilentielle,
laquelle après avoir couru toute l'Italie, finalement
envahit aussi la ville de Rome, de quoi étant tout le
monde grandement épouvanté et découragé, on dit qu'il
tomba du ciel un bouclier de cuivre, lequel vint entre
les mains de Numa ; et en conte-t-on un propos mer­
veilleux, que le roi même affirma avoir entendu de la
N U M A POM PILI U S 1 49

nymphe Égérie et des Muses, c'est à savoir, que ce


bouclier était envoyé du ciel pour le salut et pour la
conservation de la ville ; à cette cause qu'il le fallait
diligemment contre garder, et en faire fondre et forger
autres onze, qui fussent de façon et de grandeur tous
semblables à celui-là, afin que si d'aventure il y avait
quelqu'un qui entreprît de le dérober, qu'il ne sût lequel
prendre pour le vrai. Davantage il dit encore, qu'il fallait
dédier et consacrer aux Muses le lieu auquel il se trou­
vait souvent avec elles, et les prés qui étaient à l'entour,
et qu'il fallait aussi destiner la fontaine qui sourdait au
lieu même, aux religieuses vestales, afin que tous les
jours elles en allassent puiser de l'eau pour laver et
arroser le santl:uaire de leur temple. L'événement témoi­
gna que son dire était véritable, car la maladie cessa
incontinent ; et il proposa le bouclier à tous les fèvres
qui pour lors étaient à Rome, pour essayer qui en ferait
de plus semblables ; tous les autres désespèrent d'y pou­
voir advenir, mais un nommé Véturius Mamurius, le
plus excellent ouvrier qui fût pour lors, les fit tous si
fort semblables, que Numa même ne les sut plus recon­
naître quand ils furent mêlés. Si ordonna ces prêtres
Saliens pour les garder, et en avoir la charge, et furent
nommés Saliens, non pas du nom d'un Salien natif de
Samothrace, ou de Mantinée, comme aucuns ont fausse­
ment voulu dire, parce que ce fut lui qui le premier
inventa la manière de baller armé, mais plutôt furent
ainsi appelés pour leur façon de danser en sautant : car
au mois de mars ils vont sautelant par toute la ville,
portant ces boucliers en leurs bras, vêtus de hoquetons
rouges, et ceints par-dessus de baudriers plats et larges
de cuivre, ayant sur leurs têtes des armets de cuivre aussi,
et frappant contre leurs boucliers avec des courtes dagues
qu'ils portent en leurs mains. Au demeurant tout leur
bal consiste au mouvement de leurs pieds : car ils se
remuent plaisamment, faisant plusieurs tours et retours
d'une mesure soudaine, avec force et agilité grande. Ils
appellent ces boucliers Ancylia à cause de la forme qu'ils
ont, laquelle n'est pas du tout en cercle, parce qu'ils
n'ont pas leur tour entièrement rond comme les autres
boucliers ordinaires, mais y a une coupe et incisure
de ligne entortillée, dont les deux bouts se recourbent
en plusieurs tours fort près à près l'un de l'autre, de
NU M A P O M PILI U S

mamere que l e tout ensemble vient à faire une forme


courbe, que les Grecs appellent Ancylon ; ou bien sont
ainsi appelés à cause que Ancon signifie le coude, autour
duquel ils les portent. Toutes ces dérivations sont écrites
en l'histoire de Juba, qui veut à toute force que ce mot
Ancylia ait été tiré de la langue grecque, et pourrait
être aussi qu'ils auraient ainsi été nommés, parce qu'ils
seraient descendus d'en haut, ce que les Grecs disent
Anécathen ; ou pour la guérison des malades, qui
s'appelle Acésis ; ou pour la cessation de la sécheresse,
qui se dit en grec Auchmon lysü, et pour le finissement
des maux et malheurs, dont les Athéniens appellent
Castor et Pollux Anacas, au moins si l'on veut donner à
ce mot la dérivation prise de la langue grecque. Or le
loyer que reçut le fèvre Mamurius pour avoir forgé ces
boucliers, fut que jusqu'auj ourd'hui les Saliens font
encore mention de lui, en un certain cantique qu'ils
vont chantant par la ville, en ballant leur danse armés ;
toutefois il y en a qui estiment qu'ils ne disent pas Vétu­
rius Mamurius, mais vont disant Veterem memoriam,
c'est-à-dire ancienne mémoire.
XXIV. Mais Numa, après avoir ordonné et institué
ces ordres de prêtres, b âtit auprès du temple de Vefü
sa maison, qui s'appelle encore auj ourd'hui Régia, c'esl­
à-dire, le palais du roi, auquel il se tenait la plupart du
temps, vaquant ou à sacrifier aux dieux, ou à enseigner
aux prêtres ce qu'ils avaient à faire, ou à étudier avec
eux à la contemplation des choses divines ; il est vrai
qu'il avait une autre maison dessus le mont que l'on
appelle maintenant �irinal, dont on montre encore
auj ourd'hui la place. Mais en tous les sacrifices, céré­
monies et processions des prêtres, il y avait touj ours
des sergents qui marchaient devant, et allaient criant au
peuple que l'on se tût, laissant toute autre œuvre pour
être attentif au service divin. Car comme l'on dit que
les Pythagoriciens ne trouvaient point bon que l'on
adorât les dieux, ni qu'on leur fît prières, en passant,
en faisant autre chose, mais voulaient que l'on sortît de
la maison, expressément en intention de les aller servir
et prier : aussi pensa le roi Numa qu'il fallait que ses
sujets ne vissent ni n'ouïssent rien du service divin, par
manière d'acquit, en faisant autre chose, mais voulait
qu'ils entremissent toute autre besogne, et qu'ils y
N U M A P O M PILI U S

employassent toute leur pensée et tout leur entende­


ment, comme au principal aél:e de la religion et dévotion
envers les dieux ; de sorte qu'il voulait pendant le ser­
vice divin que l'on n'entendît parmi les rues ni bruire,
ni cogner, ni frapper, ni soupirer d'ahan, comme l'on
oit ordinairement aux lieux où l'on exerce métiers néces­
saires et mécaniques, de quoi l'on voit encore jusqu'au­
jourd'hui aux sacrifices de Rome quelque trace qui en
est demeurée : car pendant que le magistrat contemple
le vol des oiseaux, ou qu'il fait quelque sacrifice, l'on
crie tout haut : Hoc age, qui vaut autant à dire comme,
fais ceci, et est un avertissement aux assistants de soi
recueillir pour penser à ce qui se fait.
XXV. Aussi y a-t-il plusieurs de ses ordonnances
semblables aux préceptes des Pythagoriciens : car comme
ils admonestaient, « de ne se seoir point sur le picotin ;
» de ne fendre point le feu avec l'épée ; de ne regarder
» point derrière soi quand on va dehors ; de sacrifier
» aux dieux célestes en nombre non pair, et aux dieux
» terrestres en nombre pair 16 », desquels préceptes ils
ne voulaient point que le commun populaire eût intel­
ligence ; aussi y a-t-il beaucoup d'institutions de Numa,
dont la raison est occulte, « comme de n'offrir point
» aux dieux vin de vigne non taillée, et de ne leur sacri­
» fier point sans farine, de tournoyer un tour en adorant
» et saluant les dieux, et de se seoir après les avoir
» adorés. » Or, quant aux deux premières ordonnances,
il semble que par icelles il ait voulu recommander la
clémence et la douceur, comme étant partie de la dévo­
tion envers les dieux ; mais quant à ce tournoiement
qu'il veut que fassent ceux qui adorent les dieux, on
dit que c'est une représentation du tour que fait le ciel
par son mouvement ; mais il me semblerait plutôt que
ce serait, parce qu'étant les temples tournés vers le soleil
levant, l'adorateur en y entrant montre le dos à l'orient,
et à cette cause se tourne vers cette part, et puis se
retourne devers le dieu, faisant le tour entier, et para­
chevant la consommation de sa prière par cette double
adoration qu'il fait devant et derrière ; si ce n'est d'aven­
ture qu'il ait secrètement voulu signifier et donner à
entendre par ce tournoiement et changement de regard,
ce que les Égyptiens figurent par leurs roues, voulant
montrer que les choses humaines ne demeurent jamais
NU M A P O M P I L I U S

fermes en un état ; et pour ce, qu'il nous faut prendre


en gré et endurer patiemment, en quelque sorte qu'il
plaise à Dieu remuer et tourner notre vie. Et quand à ce
qu'il commandait que l'on s'assît après que l'on avait
adoré, l'on dit que c'était un présage de bonne espérance
aux priants, que leurs prières seraient exaucées, et que
leurs biens leur demeureraient fermes ; les autres disent
que le repos est une séparation des aB:ions, et pourtant
qu'il voulait que l'on s'assît aux temples des dieux, pour
montrer que l'on avait mis fin à l'affaire que l'on avait
en main auparavant, afin d'en reprendre des dieux le
commencement d'une autre. Et peut-être aussi que cela
se rapportait à ce que nous avons dit naguère, que Numa
voulait accoutumer ses gens à ne servir ni ne parler
point aux dieux, en passant, ou en faisant autre chose
et à la hâte, mais voulait que l'on le fît quand on a
temps et loisir, toutes autres choses ce pendant entre­
mises.
XXVI. Par cet apprentissage et acheminement à la
religion, la ville de Rome petit à petit devint si maniable,
et eut en telle admiration la grande puissance du roi
Numa, qu'elle reçut pour véritables des contes où il n'y
avait non plus d'apparence qu'aux fables controuvées
à plaisir, et pensa qu'il n'y avait plus rien incroyable ni
impossible à lui pourvu qu'il le voulût. Auquel propos
on raconte qu'un j our ayant convié à souper avec lui
bon nombre des citoyens de la ville, il les fit servir de
viandes fort simples et communes, et en bien pauvre
vaisselle ; et comme ils commençassent déj à à souper,
il leur j eta en avant une parole, que la déesse avec
laquelle il hantait, à l'instant même l'était venue voir,
et que tout incontinent la salle devint pleine de précieux
meubles, et les tables couvertes de toutes sortes de
viandes exquises et délicieuses.
XXVII. Mais encore excède plus toute vanité de
mensonge, ce que l'on trouve par écrit touchant son
parlement avec Jupiter ; car le mont Aventin n'était pas
encore alors habité ni renfermé dans la ville, mais y
avait force fontaines et bocages ombrageux, là où se
venaient ordinairement ébattre deux dieux, Picus et
Faunus, lesquels on pourrait au demeurant estimer être
deux satyres, ou de la race des Titaniens , excepté que
l'on dit qu'ils allaient par toute l'Italie , faisant les mêmes
NU M A POM PILIU S

miracles et preuves merveilleuses par vertu de méde­


cines, de charmes et d'art magique, que l'on raconte
de ceux que les Grecs appellent Idées Daétyles : si disent
que Numa les surprit tous deux ayant mis du vin et du
miel dans la fontaine où ils soulaient boire coutumiè­
rement. �and ils se sentirent pris, ils se transfigurèrent
en beaucoup de diverses formes, déguisant et transmuant
leur essence en plusieurs fantasmes terribles et épou­
vantables à voir ; toutefois à la fin quand ils se sentirent
si bien pris, qu'ils ne pouvaient aucunement échapper,
ils lui révélèrent plusieurs choses à advenir, et lui ensei­
gnèrent la purification contre la foudre et contre le ton­
nerre, que l'on fait encore aujourd'hui avec des oignons,
des cheveux et des sardelles. Les autres disent que ce ne
furent pas eux qui la lui enseignèrent : mais que par
conjuration d'art magique ils firent descendre du ciel
Jupiter, de quoi Jupiter étant courroucé répondit en
colère qu'il la fallait faire avec des têtes, et Numa y ajouta
incontinent, d'oignons ; Jupiter répliqua, d'hommes.
Numa derechef lui demanda, pour divertir un peu la
cruauté de ce commandement, quels cheveux ; Jupiter
répondit, de vives, et Numa y ajouta, sardelles ; et
disent que ce fut la déesse Égérie qui enseigna cette
subtilité à Numa. Cela fait, Jupiter s'en retourna apaisé,
au moyen de quoi le lieu en fut appelé Ilicium, parce
que Iléos en langage grec signifie apaisé et propice,
et la purification fut depuis ainsi faite. Ces contes, non
seulement fabuleux, mais aussi dignes de moquerie, nous
montrent clairement l'affeétion et la dévotion des
hommes de ce temps-là envers les dieux, à laquelle
Numa par accoutumance les avait rangés.
XXVIII. Et quant à Numa même, l'on dit qu'il avait
si fort fiché son espérance et sa confiance en l'aide des
dieux, qu'un jour quand on lui vint dire que les ennemis
venaient en armes lui courir sus, il ne s'en fit que rire,
et répondit : Et je sacrifie. Ce fut lui, comme l'on dit,
qui premier édifia un temple à la Foi et au Terme, et
qui donna à entendre aux Romains que le plus saint et
le plus grand serment qu'ils eussent su faire était de
jurer leur foi, comme ils le gardent encore aujourd'hui.
Mais Terme, qui vaut autant à dire comme borne, est
le dieu des confins, auquel ils sacrifient en public et en
privé sur les confins des héritages, et lui sacrifie-t-on
1 54 NUMA POMPIL I U S

maintenant des bêtes vives ; mais anciennement les sacri­


fices se faisaient sans effusion de sang, par la sage insti­
tution de Numa, qui leur remontrait et prêchait que ce
dieu des confins devait être pur et net de sang et de
meurtre, comme celui qui est témoin de justice et garde
de la paix. Ce fut aussi lui, à mon avis, qui premier borna
le territoire de Rome, ce que Romulus n'avait jamais
voulu faire, de peur qu'en bornant le sien il ne confes­
sât ce qu'il occupait de l'autrui, parce que la borne,
qui la veut j ustement garder, est un lien qui bride la
puissance, et qui ne la veut garder, est une preuve et
témoignage qui argu ë l'inj ustice : aussi à la vérité le
territoire de Rome n'était pas de grande étendue au
commencement, et en avait Romulus conquis la plus
grande partie, et Numa le distribua tout entièrement
aux habitants qui étaient pauvres, pour les ôter de pau­
vreté, qui contraint les hommes à être méchants, et aussi
pour détourner le peuple au labourage, afin qu'en culti­
vant la terre il se cultivât et s'adoucît aussi soi-même :
car il n'y a métier ni vacation quelconque au monde qui
engendre en l'homme si soudain ni si véhément désir
de la paix comme fait la vie rustique, en laquelle la har­
diesse de combattre pour défendre le sien demeure et
y est toujours prompte, et la convoitise de ravir violen­
tement et occuper inj ustement )'autrui en est ôtée. Pour­
tant Numa voulant donner à ses sujets le labourage de
la terre, comme un breuvage qui leur fît aimer la paix,
et désirant les faire adonner à ce métier, plutôt pour
leur adoucir leurs mœurs que pour augmenter leurs
biens, il départit tout le territoire en certaines portions
qu'il appela Pagos, qui vaut autant à dire comme vil­
lages, en chacun desquels il ordonna des contrôleurs et
visiteurs qui allassent partout : et lui-même quelquefois
y allait en personne, conjeélurant par le labeur les mœurs
et la nature de chacun ; et ceux qu'il connaissait dili­
gents, il les avançait aux honneurs, et leur donnait auto­
rité et crédit, et ceux qu'il trouvait l âches et paresseux,
en les tançant et reprenant les émendait.
XXIX. Mais entre ses constitutions, on prise et loue
sur toutes les autres celle qu'il fit touchant le dépar­
tement du peuple par métiers : car la ville de Rome
semblait encore être composée de deux nations, comme
nous avons dit ailleurs, et, pour mieux dire, était divisée
N U M A POM P I L I U S

en deux ligues, tellement qu'elle ne pouvait ou ne vou­


lait aucunement se réduire en un, n'étant pas possible
d'en ôter entièrement toutes partialités, et faire qu'il
n'y eût continuellement des querelles, noises et débats
entre les deux parties. Parquoi il pensa que quand on
veut mêler deux corps ensemble, qui pour leur dureté
ou contrariété de nature ne peuvent recevoir mélange
l' un avec l'autre, on les brise et concasse le plus menu
que l'on peut ; car alors, pour la petitesse des parties, ils
se confondent mieux l'un avec l'autre : aussi pensa-t-il
qu'il valait mieux diviser encore tout le peuple en plu­
sieurs petites parcelles, par le moyen desquelles il les
jetterait en autres partialités, lesquelles viendraient à
effacer plus facilement celle principale et première quand
elle serait divisée et séparée en plusieurs petites. Si fit
cette division par métiers, comme ménétriers, orfèvres,
charpentiers, teinturiers, cordonniers, mégissiers, tan­
neurs, fondeurs, potiers, et ainsi des autres métiers, dont
il rangea tous les suppôts artisans en un même corps,
et ordonna à chacun leurs confréries, leurs fêtes, assem­
blées et services qu'ils feraient aux dieux, selon la dignité
de chaque métier : en quoi faisant il ôta le premier cette
diversité que l'on ne dit, ni n'estima-t-on plus, ceux-là
sont Sabins, ceux-ci sont Romains et ceux-là sont bour­
geois de Tatius, et ceux-ci de Romulus : de sorte que
cette division fut une incorporation, mélange et réunion
de tous avec tous.
XXX. On loue aussi, entre ses ordonnances, la réfor­
mation et limitation qu'il donna à la loi qui permettait
aux pères de pouvoir vendre leurs enfants : car il en
excepta ceux qui déj à seraient mariés, pourvu qu'ils
eussent été mariés du gré et consentement de leurs pères,
estimant que c'était chose trop inique et trop dure, que
la femme qui penserait avoir épousé un homme libre
se trouvât mariée avec un serf.
XXXI. Il commença aussi à raccoutrer un petit le
calendrier, non pas du tout précisément comme il fallait
qu'il fût, ni du tout aussi ignoramment : car durant le
règne de Romulus ils usaient des mois confusément
sans ordre ni raison quelconque, en faisant les uns de
vingt jours et de moins, et les autres de trente-cinq et
de plus, sans avoir connaissance aucune de l' inégalité
qu'il y a entre le cours du soleil et celui de la lune, et en
NUMA POMP I L IUS

observant cette règle seulement, qu'il y eût en l'année


trois cent soixante jours. Mais Numa considérant que la
tare de l'inégalité est de onze jours, parce que les
douze révolutions de la lune se font en trois cent cin­
quante-quatre jours, et celle du soleil en trois cent
soixante-cinq, il doubla les onze jours, dont il fit un
mois, qu'il mit de deux ans en deux ans après le mois
de février, et appelaient les Romains ce mois interposé,
Mercedinum, lequel avait vingt-deux jours. Voilà la
correétion que Numa y fit, laquelle depuis a eu besoin
encore de plus grande émendation. Il remua aussi l'ordre
des mois : car le mois de mars, qui auparavant était le
premier, il le mit le troisième, et fit j anvier le premier,
qui sous Romulus était l'onzième ; et février le douzième
et dernier17 ; toutefois plusieurs ont opinion que Numa
y ajouta ces deux, janvier et février, parce que les
Romains au commencement n'avaient que dix mois en
l'an, comme aucuns des Barbares n'en font que trois,
et les Arcadiens, entre les Grecs, n'en ont que quatre
et les Acarnaniens six, et les Égyptiens ne faisaient leur
année que d'un mois, et depuis l'ont faite de quatre18 •
C'est pourquoi, encore qu'ils habitent en pays fort
neuf19 , ils semblent néanmoins être les plus anciens du
monde, et qu'en leurs annales ils comptent un nombre
infini d'années, comme ceux qui comptent les mois
pour ans . Et qu'il soit vrai que les Romains n'eussent
au commencement que dix mois en l'an, et non pas
douze, on le peut juger par le nom du dernier, qu'ils
appellent encore aujourd'hui décembre ; et que le mois
de mars fût aussi le premier, on le peut conjeélurer
parce qu'encore le cinquième d'après s'appelle quintilis,
le sixième sixtilis, et les autres consécutivement, suivant
l'ordre des nombres : car si janvier et février eussent
alors été les premiers, il eût fallu que le mois de juillet,
qu'ils appellent quintilis, eût eu nom septembre, joint
aussi qu'il est bien vraisemblable que le mois lequel
Romulus avait dédié à Mars, eût aussi été par lui ordonné
le premier. Le second était avril, ainsi nommé du nom
d'Aphrodite, c'est-à-dire Vénus, à laquelle on sacrifie
publiquement en ce mois-là20 ; et le premier jour d'icelui
les femmes se baignent ayant un chapeau de myrte sur
la tête ; toutefois il y en a d'autres qui disent qu'il n'a
point été appelé du nom d'Aphrodite, mais seulement
NUM A POM PILIUS 157

a été nommé aprilis, parce que lors est la force et vigueur


du printemps, auquel la terre s'ouvre et les germes des
plantes et des herbes commencent à bouter et sortir
dehors : ce que le mot de soi-même signifie. Le mois
suivant s'appelle mai, du nom de Maïa, la mère de Mer­
cure auquel le mois est consacré2 1 • Le mois de juin est
aussi nommé ainsi pour la qualité de cette saison, qui
est comme la jeunesse de l'année, combien qu'aucuns
veuillent dire que le mois de mai ait été nommé de ce
mot, Maj ores, qui vaut autant à dire comme les vieux ;
et le mois de j uin, de Juniores, qui signifie les jeunes
hommes. Tous les autres ensuivant étaient anciennement
nommés par les nombres selon leur ordre, quintilis, sex­
tilis, september, oél:ober, november, et december : mais
depuis quintilis a été nommé j ulius, du nom de Jules
César, qui défit Pompée, et sextilis a été surnommé
Augustus, du nom de son successeur à l'empire, Oél:ave,
qui fut aussi surnommé Auguste. Vrai est que Domitien
voulut aussi que l'on appelât les deux suivants qui sont
septembre et oél:obre, l'un Germanicus, et l'autre Domi­
tianus : mais cela ne dura guère ; car incontinent qu'il
eut été tué, les mois reprirent leurs anciens noms. Les
deux derniers seuls sont demeurés sans jamais avoir
changé leurs dénominations. Mais les deux que Numa
y ajouta, ou au moins qu'il transposa, celui de février
vaur autant à dire comme purificatif, au moins la déri­
vation du terme en approche bien fort ; et en ce mois
on sacrifie pour les plantes 22 , et solennise-t-on la fête
des Lupercales, en laquelle il y a beaucoup de choses
conformes et semblables aux sacrifices qui se font pour
purification ; et le premier, qui est janvier, a été appelé
du nom de Janus 23 •
XXXII. Si me semble que Numa ôta le mois de mars
du premier lieu, et le donna à janvier, entre autres causes,
parce qu'il voulait que la paix en tout et partout allât
devant la guerre, et les choses civiles devant les mili­
taires. Car ce Janus, ou roi, ou demi-dieu qu'il fût, au
premier temps fut civil et politique, car il changea le
vivre des hommes, qui avant lui était rude, âpre et
sauvage, en manière de vivre plus honnête, plus douce
et plus civile. C'est la raison pour laquelle on le peint
encore aujourd'hui avec deux visages, l'un devant et
l'autre derrière, pour ce changement de la vie des
158 NUM A POM P I L IUS

hommes ; et y a à Rome un temple qui lui est dédié,


ayant deux portes, lesquelles on appelle les portes de la
guerre, parce que la coutume est de l'ouvrir quand les
Romains ont guerre en quelque part, et de le clore
quand il y a paix universelle, ce qui est bien malaisé
à voir, et advient bien peu souvent, pour la grandeur de
leur empire, qui de tous côtés est environné de nations
barbares, lesquelles il faut contenir et arrêter par armes.
Ce néanmoins il fut une fois fermé du temps d'Auguste24,
après qu'il eut défait Antoine, et auparavant encore,
l'année que Marcus Attilius et Titus Manlius furent
consuls 25 : mais cela ne dura guère, mais fut incontinent
rouvert, pour une guerre qui survint ; mais durant le
règne de Numa il ne fut jamais ouvert une seule journée,
mais demeura fermé continuellement l'espace de qua­
rante trois ans entiers, tant étaient toutes occasions de
guerres et partout éteintes et amorties : à cause que non
seulement à Rome le peuple se trouva amolli et adouci
par l'exemple de la justice, clémence et bonté du roi,
mais aussi dans les villes d'alenviron commença une
merveilleuse mutation de mœurs, ni plus ni moins que
si ç'eût été quelque douce haleine d'un vent salubre et
gracieux, qui leur eût soufflé du côté de Rome pour les
rafraîchir ; et se coula tout doucement aux cœurs des
hommes un désir de vivre en paix, de labourer la terre,
d'élever des enfants en repos et tranquillité, et de servir
et honorer les dieux, de manière que par toute l' Italie
n'y avait que fêtes, jeux, sacrifices et banquets. Les
peuples hantaient et trafiquaient les uns avec les autres
sans crainte ni danger, et s'entrevisitaient en toute cor­
diale hospitalité, comme si la sapience de Numa eût été
une vive source de toutes bonnes et honnêtes choses,
de laquelle plusieurs ruisseaux se fussent dérivés pour
arroser toute l'Italie, et que la tranquillité de sa prudence
se fût de main en main communiquée à tout le monde :
tellement que les excessives figures de parler, dont les
poètes ont accoutumé d'user, ne seraient pas encore
asse � am�les pour suffisamment exprimer le repos de
ce regne-là :
Harnais de guerre en ce pays-là sont
Tous pleins de rets que les araignes font ;
La rouille y mange épées émoulues
A deux tranchants, lances sont vermoulues ;
N U M A POM P I L IUS
Et n'y oit-on jamais ni jour ni nuit
Des hauts clairons et trompettes le bruit,
O!!i en sursaut ravisse aux pauvres yeux
Le doux repos du sommeil gracieux••.

XXXIII. Car l'on ne trouve point, tant que Numa


fut en règne, qu'il y ait jamais eu ni guerre ni sédition
civile, ni attentat de nouvelleté au gouvernement de la
chose publique, et encore moins d'inimitié ou d'envie
particulièrement encontre lui, ni de conjuration contre
sa personne pour convoitise de régner ; mais fût ou
pour la crainte d'offenser les dieux, qui semblaient visi­
blement l'avoir pris en leur proteél:ion et sauvegarde,
ou pour la révérence de sa vertu, ou pour sa bonne for­
tune, qui durant tout son règne maintint la vie des
hommes pure et nette de toute méchanceté ; comment
que ce soit, il mit en évidence devant les yeux de tout
le monde un clair exemple de ce que Platon longtemps
depuis osa dire et affirmer, touchant le gouvernement
des états politiques, que le seul moyen de vrai repos
et délivrance de tous maux, qui ont accoutumé de
travailler les hommes, est quand par quelque divine
fortune il se rencontre en une même personne la sou­
veraine autorité de puissance royale, avec la volonté de
sage philosophe, pour rendre la vertu maîtresse et la
mettre au-dessus du vice 27 • Car bienheureux à la vérité
est l'homme sage, et bienheureux aussi conséquemment
sont ceux qui peuvent ouïr les beaux discours et bons
enseignements qui sortent de sa bouche ; et me semble
que là n'est aucunement besoin de force, contrainte, ni
menace quelconque, pour contenir la multitude du
peuple : car les hommes voyant la vertu naïve empreinte
en un si visible patron, que la vie exemplaire de leur
prince, ils en deviennent volontairement sages, et se
conforment d'eux-mêmes en amitié, charité et concorde,
avec attrempance et justice les uns envers les autres, à
une vie irrépréhensible et véritablement heureuse : ce
qui est le point dernier du plus grand bien et du plus
noble secours que l'on saurait apporter aux hommes ;
et est celui-là, par nature, plus digne d'être roi, qui par
sa vertu peut imprimer aux mœurs des hommes une
telle disposition, ce que Numa semble avoir su et
entendu mieux que nul autre.
1 60 N U M A POM PILI U S

XXXIV. Au demeurant, quant à ses femmes et à ses


enfants, il y a des contrariétés entre les historiens, parce
que les uns disent qu'il n'épousa jamais autre femme que
Tatia, et qu'il n'eut oncques enfants, qu'une seule
fille, qui fut nommée Pompilia ; les autres écrivent au
contraire qu'il eut quatre fils, Pomponius, Pinus, Calpus
et Mamercus, de chacun desquels sont, par succession
de père en fils, demeurées des plus nobles races et plus
anciennes maisons de Rome, savoir est celle des Pom­
poniens de Pomponius, celle des Pinariens de Pinus,
celle des Calpurniens de Calpus, et celle des Mamerciens
de Mamercus : toutes lesquelles familles pour raison de
cette première origine ont retenu le surnom de Reges,
c'est-à-dire, rois. Il y en a encore d'autres troisièmes qui
reprennent ces deux premiers, comme voulant gratifier
à ces familles, en les faisant, à fausses enseignes, des­
cendre de la race du roi Numa ; et si disent davantage
qu'il eut cette sienne fille Pompilia, non de sa femme
Tatia, mais d'une autre, nommée Lucrétia, qu'il épousa
depuis qu'il fut devenu roi. Mais tous sont bien d'accord
que sa fille Pompilia fut mariée avec un nommé Martius,
fils de celui Martius qui lui suada d'accepter le royaume
de Rome ; car il s'y en alla quant et lui demeurer, là où
l'on lui fit l'honneur de le recevoir au nombre des séna­
teurs ; et après la mort de Numa, ayant entrepris la
poursuite de la succession du royaume à l'encontre
d'Hostilius, et y étant demeuré vaincu , il se fit lui-même
mourir de regret. Mais son fils Martius, qui avait épousé
Pompilia, demeura toujours à Rome, où il engendra
Ancus Martius, lequel fut roi de Rome après Tullus
Hostilius, et n'avait que cinq ans quand Numa décéda :
la mort duquel ne fut point soudaine ; car il mourut en
défaillant petit à petit, tant pour sa vieillesse que pour
une maladie lente qui lui survint, ainsi comme Pison l'a
écrit, et trépassa ayant vécu peu plus de quatre-vingts ans.
XXXV. Mais l'honneur que l'on lui fit à ses funé­
railles rendit sa vie encore plus heureuse et plus
glorieuse : car tous les peuples voisins, amis, alliés et
confédérés des Romains s'y trouvèrent, apportant des
couronnes et autres contributions publiques pour hono­
rer ses obsèques. Les nobles de la ville, que l'on appelle
les Patriciens, portèrent sur leurs propres épaules le lit
sur lequel fut posé son corps quand on le porta en sa
NUMA P O M P I L I U S

sépulture, et les prêtres assistèrent à son convoi ; aussi


fit tout le demeurant du peuple, jusqu'aux femmes et
aux petits enfants, qui l'accompagnèrent au tombeau
avec pleurs, soupirs et gémissements, non comme roi
déjà surâgé, mais comme si c'eût été un proche parent,
ou ami singulier, mort avant âge, que chacun d'eux eût
regretté. Ils ne brûlèrent point son corps, parce qu'il
l'avait défendu par son testament, ainsi que l'on dit,
mais firent deux coffres de pierre, qu'ils enterrèrent au
pied du mont appelé Janicule, et mirent son corps dans
l'un, et dans l'autre des livres sacrés qu'il avait écrits
lui-même 28 , ni plus ni moins que ceux qui ont fait les
lois des Grecs, les ont écrites en des tables ; mais parce
que de son vivant il avait enseigné aux prêtres la sub­
stance de tout entièrement ce qui était contenu dedans,
il voulut que les tables sacrées qu'il en avait écrites
fussent ensevelies avec son corps, comme n'étant pas
raisonnable que choses si saintes fussent gardées par
lettres et écritures mortes. Suivant laquelle raison, l'on
dit que les Pythagoriciens ne voulaient point mettre
par écrit leurs œuvres, ni leurs inventions, mais en
imprimaient la science en la mémoire de ceux qu'ils en
connaissaient dignes, sans écriture quelconque. Et
comme quelquefois on eût communiqué aucuns des plus
reclus secrets, et plus cachées subtilités de la géométrie à
quelque personnage qui n'en était pas digne, ils dirent
que les dieux, par évidents présages, menaçaient de
venger ce sacrilège et cette impiété, avec quelque grande
et publique calamité. Tellement que voyant tant de
choses conformes et du tout semblables entre eux, j e
pardonne facilement à ceux qui s'opiniâtrent à soutenir
que Numa et Pythagore aient hanté et communiqué
ensemble. Mais Valérius Antias historien écrit29 qu'il
y avait douze livres touchant ce qui appartenait à l'office
des prêtres, et douze autres contenant la philosophie des
Grecs, et que quatre cents ans depuis, en l'année que
Publius Cornélius et Marcus Bébius furent consuls30 ,
il y eut un grand ravage d'eaux et de pluies, qui fendit
la terre, et découvrit ces coffres, desquels les couvercles
étant arrachés on en trouva l'un totalement vide, sans
qu'il y eût apparence ni relique quelconque du corps,
et en l'autre on trouva ces livres, lesquels un nommé
Péti l i u s . tJUi pou r lors était préteur, eut charge de lire :
NUMA POMPILI U S

et les ayant lus, fit son rapport au sénat, qu'il ne lui


semblait point expédient que ce qui était écrit dans ces
livres fût publié ni divulgué au simple peuple ; et pour
cette cause qu'ils furent apportés sur la place, où ils
furent brûlés.
XXXVI. Or est-ce chose qui advient communément
à tous bons et justes hommes, qu'ils sont plus loués et
plus estimés après leur mort que devant, parce que
l'envie ne demeure guère ordinairement après leur tré­
pas, et bien souvent meurt avant eux, mais néanmoins
les accidents qui sont advenus aux cinq rois qui régnèrent
à Rome depuis Numa, ont rendu sa gloire encore plus
claire et plus illustre. Car le dernier d'eux fut chassé
de son état, et mourut en exil après y être envieilli ; et
des autres quatre nul n'est décédé de sa mort naturelle,
mais ont été les trois occis en trahison ; et Tullus Hosti­
lius, qui régnait après Numa, se moquant avec un
mépris de la plupart de ses bonnes et saintes institutions,
mêmement de la dévotion envers les dieux, comme
chose qui rend les hommes lâches et efféminés, soudain
qu'il fut devenu roi, tourna ses sujets à la guerre ; mais
il ne dura guère en cette folle témérité, parce qu'il
tomba en une griève, étrange et perverse maladie, qui
lui fit bien changer d'avis ; et au contraire tourna son
mépris de la religion en trop craintive superstition,
laquelle n'avait rien de commun avec la vraie dévotion
et religion de Numa, et encore infeB:a-t-il davantage
les autres de cette contagieuse erreur, par l'inconvénient
qui lui advint à sa mort, car il fut frappé et brûlé de la
foudre31 •
COMPARAISON
DE LYCU RGUE
AVEC NUMA POMPILIUS

I. Mais à tant ayant achevé d'écrire les vies de


Lycurgue et de Numa, il est désormais temps qu'en les
mettant l'un devant l'autre nous tâchions, encore que
ce soit chose bien difficile, à trouver les différences qu'il
y a de l'un à l'autre ; car quant aux similitudes et choses
communes entre eux, elles se démontrent assez d'elles­
mêmes en leurs faits, comme leur tempérance, leur
dévotion vers les dieux, leur sagesse à gouverner, leur
dextérité à mani er leurs peuples, et leur faire croire et
donner à entendre que les dieux leur avaient révélé les
lois qu'ils établissaient. Mais pour venir aux qualités, qui
sont diversement et séparément louables en chacun d'eux,
la première est que Numa accepta le royaume, et
Lycurgue le rendit ; l'un le reçut sans l'avoir pourchassé,
et l'autre l'ayant entre ses mains le restitua ; l'un étant
étranger et homme privé, fut par étrangers élu et choisi
pour leur seigneur et leur roi ; l'autre se fit lui-même,
de roi qu'il était, homme privé. Or est-ce une belle
chose que par j ustice acquérir un royaume, mais aussi
est bien belle chose, que préférer la j ustice à un royaume.
La vertu mit l'un en telle réputation qu'il en fut estimé
digne d'être élu roi, et rendit l'autre si magnanime, qu'il
ne fit compte d'être roi. La seconde est, que ni plus ni
moins qu'en un instrument de musique, l'un roidit et
tendit les cordes qui étaient trop l âches à Sparte, et
l'autre l âcha celles qui étaient trop tendues à Rome ;
en quoi la difficulté plus grande est du côté de Lycurgue :
car il ne persuada pas à ses citoyens de dépouiller des
brigandines et cuirasses, ni de poser des épées, mais de
laisser leur or et leur argent, quitter lits, tables et autres
meubles précieux ; non pas se reposer du labeur de la
guerre pour vaquer à faire fêtes, sacrifices et j eux, mais
1 64 LYCU RGUE ET NUMA POMPILI US

a u contraire laisser banquets e t fe�ins, pour continuel­


lement se travailler en armes et en tous pénibles exer­
cices du corps. Au moyen de quoi, l'un pour l'amour
et révérence qu'on lui portait, persuada facilement tout
ce qu'il voulut, et l'autre s'étant mis en danger, et y
ayant été blessé, n'en vint à la fin à bout qu'avec beau­
coup de peine.
II. Ainsi fut douce, amiable et bénigne la muse de
Numa, qui si bien sut amollir et attiédir les mœurs de
ses citoyens, qui auparavant étaient ardents et violents,
qu'il leur apprit à aimer la paix et la ju�ice ; et au con­
traire, si l'on me veut contraindre de nombrer entre
les ordonnances et �atuts de Lycurgue ce que nous
avons écrit touchant les Ilotes, qui était une chose trop
barbare et cruelle, il me sera force de confesser que Numa
fut beaucoup plus sage, plus doux et plus humain en
ses lois, attendu qu'à ceux mêmes qui véritablement
étaient nés serfs, encore fit-il goûter un petit l'honneur
et la douceur de liberté, ayant voulu qu'aux fêtes de
Saturne ils s'assissent à table pour manger avec leurs
propres maîtres. Car il y en a qui veulent que cette
coutume ait été introduite par le roi Numa, et qu'il
voulut que ceux qui avaient porté leur part du labeur
de cultiver la terre, eussent aussi part au plaisir de faire
bonne chère des premiers fruits d'icelle ; les autres vont
devi nant que c'e� encore une marque de cette égalité
qui était au monde entre les hommes du temps de
Saturne, lorsqu'il n'y avait ni maître ni valet, mais
étaient tous les humains égaux comme frères ou bien
proches parents.
III. Bref, il semble que l'un et l'autre aient également
voulu acheminer et conduire leurs peuples à tempérance
et à contentement du sien ; mais quant aux autres vertus,
il semble que l'un ait plus aimé la force, et l'autre la
ju�ice, si ce n'e� que l'on veuille dire, que pour la
diversité de la nature ou coutume de leurs peuples,
qui étaient presque contraires en mœurs, ils aient été
contraints de tenir aussi des moyens tout différents.
Car ce ne fut point par lâcheté de cœur que Numa ôta
aux siens l'usage des armes et l'envie de guerroyer,
mais fut afin qu'ils ne fissent tort à autrui ; ni Lycurgue
ne s'étudia de rendre les siens belliqueu x pour faire
outrage aux autres, mais plutôt de peur qu'on ne leur
L Y CUR GUE E T NUM A P O M PILIUS 165

en fît : ainsi pour retrancher ce qui excédait dans les


uns, et suppléer à ce qui défaillait dans les autres, il
fut force que chacun d'eux introduisît de grandes nou­
velletés en leurs gouvernements.
IV. Au demeurant, quant à l'établissement de leur
police, et la distribution des états de leur chose publique,
celle de Numa était merveilleusement basse, et accom­
modée au gré du plus menu populaire, faisant un corps
de ville, et un peuple composé pêle-mêle d'orfèvres,
ménétriers, fondeurs, cordonniers, et de toute autre
manière de gens mécaniques ; mais celle de Lycurgue
à l'opposite était austère et plus tirant au gouvernement
de la noblesse, rejetant tous métiers et arts mécaniques
entre les mains des serfs et des étrangers, et mettant en
main de ses citoyens l'écu et la lance, sans leur permettre
l'exercice d'autre métier, que de celui des armes, comme
à vrais suppôts de Mars, qui ne savaient ni n'apprenaient
autre science en toute leur vie, sinon d'obéir à leurs
capitaines, et de commander à leurs ennemis : car le
ménager, marchander et trafiquer y était défendu aux
hommes libres, afin qu'ils fussent absolument et entiè­
rement libres, et tout artifice pour amasser argent y
était permis aux esclaves et aux Ilotes, étant estimé aussi
vil, comme le métier d'habiller à souper et de faire la
cuisine.
V. Numa ne mit point cette différence parmi son
peuple, seulement leur ôta-t-il la convoitise de s'enri­
chir par armes ; mais au demeurant il ne leur défendit
point de s'enrichir par autres voies licites, ni n'eut point
l'œil à unir et aplanir toute inégalité, mais permit de se
faire riche tant que l'on pourrait, ne se souciant point
d'ôter la pauvreté qui se coulait et se multipliait fort
en sa ville, ce qu'il fallait faire dès le commencement,
lorsqu'il n'y avait pas encore trop grande inégalité, et
que ses citoyens étaient assez pareils et semblables en
biens ; c'était lorsqu'il devait faire tête à l'avarice, pour
détourner les inconvénients qui en sont depuis advenus,
lesquels n'ont pas été petits : car ç'à été la source, le
commencement et la racine de la plupart des plus grands
et plus pernicieux maux qui depuis sont advenus. Mais
quant au département des biens, ni Lycurgue ne doit
être blâmé pour l'avoir fait, ni Numa pour ne l'avoir
pas fait : car cette égalité fut à l'un la base et le fonde-
166 L Y CURGUE E T NUM A POM P I L IUS

ment de la police qu'il institua puis après, et à l'autre,


non ; parce qu'ayant ce département été fait, non guère
avant du temps de son prédécesseur, il n'était pas grand
besoin de remuer ce premier partage, qui, comme il est
vraisemblable, était encore pour la plupart en son entier.
VI. �ant aux mariages et à la communauté des
enfants, l'un et l'autre a sagement voulu ôter toute
occasion de j alousie ; mais ils n'ont pas du tout suivi
mêmes chemins. Car le mari romain, ayant déjà assez
d'enfants à son gré, si un autre qui en désirât avoir le
venait prier de lui bailler sa femme, il la lui pouvait
céder ; et était en lui de la donner du tout, ou de la
prêter à temps, pour la reprendre puis après. Mais le
Laconien retenant sa femme en sa maison, et demeurant
le mariage en son entier, pouvait communiquer sa
femme à qui la lui demandait, pour en avoir enfants ; et
qui plus est, plusieurs, ainsi que nous avons dit ailleurs,
priaient eux-mêmes les hommes, desquels ils espéraient
avoir race de beaux et bons enfants, et les mettaient
eux-mêmes avec leurs femmes . �elle différence donc
y avait-il entre ces deux coutumes, sinon que celle des
Laconiens montrait que les maris ne sentaient aucun
ennui ni passion quelconque pour leurs femmes aux
choses qui tant travaillent et tourmentent de douleur
et de j alousie la plupart des autres hommes ; et celle
des Romains était une simplicité un peu plus honteuse,
qui pour se couvrir tirait dessus elle le voile de mariage,
et la stipulation des épousailles, confessant que cette
communauté d'avoir femme et enfants à moitié avec un
autre lui était chose insupportable ? Davantage la garde
des filles à marier par les ordonnances de Numa était
plus étroite et mieux séante à l'honneur du sexe, et celle
de Lycurgue étant par trop libre et trop franche, a
donné aux poètes occasion de parler et de leur donner
des surnoms qui ne sont pas guère honnêtes, comme
lbycus les appelle Phénoméridas, c'est-à-dire montrant
la cuisse, et Andromanes, c'est-à-dire enrageant d'avoir
le mâle ; et Euripide dit aussi d'elles :

Filles qui hors leurs maisons paternelles


Sortent, ayant des garçons avec elles,
Montrant nu les cuisses découvertes,
Aux deux côtés de leurs cottes ouvertes.
L Y CURGUE ET NUM A POM PILIUS 1 67

Aussi à la vérité, les flancs de leurs cottes n'étaient point


cousus par en bas, de sorte qu'en marchant elles mon­
traient à nu la cuisse découverte, ce que Sophocle donne
bien clairement à entendre par ces vers :
Vous chanterez la robuste pucelle
Hermione, la cotte de laquelle
Sans rien cacher à l 'entour de la cuisse
�i sort dehors toute nue, se plisse'.

Pourtant dit-on qu'elles étaient audacieuses, viriles et


magnanimes contre leurs maris mêmes les premiers : car
elles étaient entièrement maîtresses en leurs maisons,
et en public encore avaient-elles loi de dire franchement
leur avis touchant les principales affaires.
VII. Mais Numa garda bien aux femmes l'honneur
et la dignité qu'elles avaient eues au temps de Romulus,
lorsque les maris s'étudiaient de leur faire tout le plus
gracieux traitement qu'ils pouvaient après les avoir
ravies ; mais au demeurant, il y ajouta une honnêteté
grande, leur ôta toute curiosité, leur enseigna sobriété,
et les accoutuma à peu parler : car il leur défendit entiè­
rement le vin, et leur interdit de parler, encore que ce
fût pour chose nécessaire, sinon en la présence de leurs
maris ; de sorte que l'on conte, qu'étant un jour advenu
qu'une femme plaida elle-même en personne sa cause
en pleine audience devant les juges, le sénat, qui en fut
averti, envoya incontinent devers l'oracle d'Apollon,
pour enquérir que cela pronostiquait devoir advenir
à la ville. Et au reste, pour montrer leur grande humi­
lité, douceur et obéissance, on peut alléguer ce que l'on
trouve écrit de celles où il y a eu à redire : car tout ainsi
comme nos historiens grecs cotent ceux qui premiers
ont occis de leurs citoyens, ou qui ont fait la guerre à
leurs frères, ou qui ont tué leurs pères ou mères, aussi
les Romains cotent que le premier qui répudia sa femme
fut Spurius Carvilius deux cent trente ans après la pre­
mière fondation de Rome2 , ce qui auparavant n'avait
jamais été fait ; et que la femme d'un Pinarius, nommée
Thaléa, fut la première qui eut noise et débat avec sa
belle-mère, qui avait nom Gégania, du temps que régnait
le roi Tarquin, surnommé le Superbe : tant avaient été
bien et honnêtement ordonnés les statuts de mariage
par Numa.
168 L Y C U R GUE E T N U M A P O M P I L I U S

VIII. A u surplus l' âge et l e temps de marier les


filles, que l'un et l'autre ordonna, s'accorde avec le
reste de leur nourriture : car Lycurgue ne voulut point
qu'on les mariât qu'elles ne fussent toutes faites et toutes
mûres, afin que la compagnie de l'homme leur étant
baillée au temps que la nature le demandait, leur fût
commencement de laisir et d'amour, non pas de crainte
[
ni de haine, quan elle serait avancée par force avant
le temps préfix par la nature, et afin aussi que leurs corps
en fussent plus robustes pour porter leurs enfants, et
soutenir les travaux et douleurs de l'enfantement, attendu
que l'on ne les marie à autre intention que pour porter
des enfants ; mais les Romains au contraire les marient
à douze ans, et encore plus jeunes, disant que par ce
moyen, le corps et les mœurs sont entièrement à ceux
qui les épousent, sans qu'autre y puisse avoir aucune­
ment touché. Par ainsi est-il évident, que l'un est plus
naturel pour les rendre fortes à porter enfants, et l'autre
plus moral pour leur donner le pli des conditions que
l'on veut qu'elles retiennent tout le temps de leur vie.
IX. Au demeurant, quant à ordonner de la nourri­
ture des enfants, qu'ils fussent élevés, instruits et ensei­
gnés sous mêmes maîtres et gouverneurs, qui eussent
l'œil à les faire boire, manger, j ouer et exerciter honnê­
tement et réglément ensemble, Numa n'y r ourvut, non
plus que le moindre auteur de lois qui fut oncques,
mêmement à comparaison de Lycurgue : car il laissa
à la discrétion des pères, selon leur avarice ou leur
besoin, la liberté de faire nourrir et élever leurs enfants
ainsi que bon leur semblait, soit qu'ils en voulussent
faire des laboureurs, ou des charpentiers, ou des fon­
deurs, ou des ménétriers, comme si l'on ne devait pas
former les mœurs des enfants, et les <luire et adresser
dès et depuis leur naissance à une même fin, et que si
c'étaient ni plus ni moins que des passagers en un même
navire, lesquels y étant l'un pour une affaire, l'autre pour
une autre, et tous à diverses intentions, ne commu­
niquent jamais ensemble, sinon en tourmente, pour la
crainte qu'ils ont de leur propre et particulier péril : car
autrement chacun d'eux ne pense que pour soi-même.
Et encore est-il pardonnable aux autres établisseurs de
lois s'ils ont omis quelque chose, ou par ignorance, ou
quelquefois pour n'avoir pas assez d'autorité et de puis-
L Y C U RG U E ET NU M A POM PILI U S 1 69

sance ; mais un sage philosophe ayant reçu le royaume


d'un peuple nouvellement amassé, qui ne lui contre­
disait en rien, à quoi devait-il plutôt employer son
étude, qu'à faire bien nourrir les enfants, et à faire
exerciter les jeunes gens, à celle fin qu'ils ne fussent
différents de mœurs, ni turbulents pour la diversité de
leur nourriture, mais fussent tous accordants ensemble
pour avoir été dès leur enfance acheminés à une même
trace, et moulés sur une même forme de la vertu ? Cela,
outre les autres utilités, servit à maintenir les lois
de Lycurgue : car la crainte du serment qu'ils avaient
juré eût eu bien peu d'efficace, si par l'institution et la
nourriture il n'eût, par manière de dire, teint en laine
les mœurs des enfants, et ne leur eût avec le lait de leurs
nourrices presque fait sucer l'amour de ses lois et de
sa police ; ce qui a tant eu de force, que l'espace de plus
de cinq cents ans durant, ses principales institutions et
ordonnances sont demeurées en leur entier, comme une
bonne et forte teinture, qui aurait atteint jusqu'au fond,
et tranché tout outre ; et au contraire, ce qui était le but
et la fin principale où tendait Numa, de maintenir la
ville de Rome en paix et amitié, faillit incontinent avec
lui : car il ne fut pas plus tôt mort, qu'ils ouvrirent toutes
les deux portes du temple de Janus, qu'il avait de son
temps si soigneusement tenues fermées, comme si à la
vérité il y eût tenu la guerre enserrée, et emplirent toute
l'Italie de meurtre et de sang ; et ne dura rien ce tant
beau, tant saint et tant j uste gouvernement, auquel son
royaume avait été de son temps, pour autant qu'il n'avait
pas le lien de la nourriture et de la discipline des enfants
qui le maintînt.
X. Comment, me pourra ici dire quelqu'un, Rome
n'a-t-elle pas toujours été en avant, et profité de bien
en mieux au fait des armes ? Cela est une demande qui
aurait besoin de longue réponse, mêmement à gens qui
mesurent le devant et le mieux aux richesses, aux délices
et à la grandeur de puissance et d'empire, plutôt qu'au
bien et salut public, à la clémence et à la justice conjointe
avec contentement. Toutefois comment que ce soit, cela
fait encore pour Lycurgue, que les Romains soient ainsi
devenus grands et puissants pour avoir laissé la manière
de vivre que Numa leur avait montrée ; et au contraire,
que les Lacédémoniens, sitôt qu'ils commencèrent à
1 70 LYCURGUE ET N U M A POMPILI U S

transgresser les statuts d e Lycurgue, d e très grands


qu'ils étaient, se trouvèrent incontinent très petits, telle­
ment qu'ayant perdu la principauté et supériorité de la
Grèce, ils tombèrent encore en danger d'être de tout
point exterminés. Mais aussi à la vérité est-ce une chose
sans point de doute excellente et divine à Numa, que lui
étant étranger on le soit allé chercher pour le faire roi,
et qu'il ait pu ainsi changer tout, et manier à son plaisir
une ville qui n'était point encore bien unie, sans avoir
eu l: esoin d'armes ni de force quelconque, comme eut
Lycurgue, qui pour venir au-dessus de la commune, se
fortifia des plus gros de la ville, mais que par sa sagesse
seule et par sa j ustice, non autrement, il les ait pu
contenir en paix, et faire vivre amiablement ensemble.
VIE DE SOLON

1. Noblesse de Solon. Il. Ses mœurs. V. Son talent pour la poésie.


VI. Son goût pour la philosophie morale. VI I . Rencontre des
sept Sages de Delphes. VIII. Entrevue de Solon et d'Anacharsis.
IX. Son entretien avec Thalès. XIII. Solon fait la conquête de
Salamine. XVII. Sa harangue pour le temple de Delphes.
XVIII. Conspiration Cylonienne. Mégare recouvre Salamine,
XIX. Épiménide consulté. XX. Troubles dans Athènes à cause
de l'inégalité des pauvres et des riches. XXI. Solon choisi pour
médiateur. XXII. Il refuse le titre de roi. XXIII. Il donne des
lois à Athènes. XXIV. Abolition des dettes. Changement dans
la valeur des monnaies. XXVII. Solon nommé réformateur
général des lois et de l'État. XXVIII. Il casse les lois de Dracon.
XXX. Il maintient les riches dans l'exercice des offices et des
magiftratures. Établissement des classes. XXXII. Permission
donnée à quiconque d'épouser la querelle de l'opprimé. XXXIII.
Aréopage. XXXV. Note d'infamie pour qui ne prend pas parti
dans une sédition. XXXVI. Lois des mariages. XXXIX. Défense
de parler mal des morts. Taxe pour les injures. XL. Loi pour les
teftaments. XLI. Règlements pour les femmes. XLII. Pour les
enfants. XLIV. Observation sur quelques lois de Solon. XLVI.
Règlement pour les eaux. XLVI[ Pour les plantations d'arbres
et la vente des fruits. L. Droit de bourgeoisie à Athènes. LI.
Repas de ville. LII. Lois de Solon écrites et confirmées pour
cent ans. LIil. Il règle le mois lunaire. LIV. Ses voyages en
Égypte, dans l'île de Chypre. LVI. Son entrevue avec le roi
Crésus. LX. Troubles dans Athènes pendant son absence.
LXI. Son retour. LXII. Tragédies de Thespis. LXIII. Artifice
de Pisiftrate. LXIV. Conduite ferme et sage de Solon. LXVI. Ses
vers sur l'île Atlantique. Sa mort.
De la seconde année de la I f' olympiade à la seconde année de la If',
J /9 ans at•anl ]és118-Chrifl.

I. Le grammairien Didyme, en un petit traité qu'il a


écrit et dédié à Asclépiades 1 , touchant les tables des lois
de Solon, allègue les paroles d'un Amphiclès, dans les­
quelles il dit, contre l'opinion commune de ceux qui en
SOLON

font question, que le père de Solon s'appelait Eupho­


rion ; car tous les autres écrivent conformément qu'il
était fils d'Excestides, homme qui avait de quoi moyen­
nement, mais au demeurant était des plus nobles et plus
anciennes maisons de la ville d'Athènes : car du côté
de son père il était descendu du roi Codrus, et quant à
sa mère, Héraclides le Pontique écrit 2 qu'elle était cou­
sine germaine de la mère de Pisistrate. Au moyen de
quoi il y eut du commencement amitié grande entre eux,
partie à cause de leur parenté, et partie aussi à cause de
la gentillesse et beauté de Pisistrate, duquel on dit que
Solon fut un temps amoureux, d'où vint que depuis
étant tombés en différend l'un contre l'autre, pour rai­
son du gouvernement de la chose publique, leur débat
ne produisit aucun trop aigre ni trop violent accident ;
mais demeurèrent toujours en leurs esprits les devoirs
et obligations réciproques du passé, qui conservèrent la
mémoire de leur amour, ni plus ni moins que d'un bien
grand feu la flamme encore ardente.
II. Car que Solon n'ait pas été trop ferme pour
résister à la beauté, ni assez vaillant champion pour
combattre l'amour, on le peut évidemment connaître
tant par autres écrits poétiques qu'il a faits, que par un
sien statut, auquel il défend que le serf ne se parfume
ni ne soit amoureux des enfants, comme mettant cela
au rang des choses honnêtes et louables exercices, et
conviant, par manière de dire, les personnages dignes à ce
dont il forclos!: les indignes. Aussi dit-on que Pisistrate
même fut amoureux de Charmus, et que ce fut lui qui
dédia la petite image d'amour, qui est au parc de l' Aca­
démie, au lieu où ceux qui courent avec le flambeau
sacré ont accoutumé de l'allumer.
III. Mais ayant le père de Solon, ainsi que dit Her­
mippus, diminué ses biens à donner et faire aéles sem­
blables de libéralité, lui, encore qu'il pût facilement
trouver qui lui fournît argent à ses nécessités, eut honte
d'en accepter, parce qu'il était de maison qui avait plu­
tôt accoutumé d'en donner et d'en aider aux autres, que
d'en prendre : si fut contraint, étant encore jeune, de se
mettre à la marchandise. Toutefois les autres disent que
ce fut plutôt pour voir et pour apprendre, que pour
trafiquer ni gagner, que Solon alla par le monde : car à
la vérité il était désireux de savoir, comme l'on peut
SOLON 1 73

connaître, parce qu'étant déjà sur son âge, il disait ordi­


nairement ce vers :
Je dev iens vieux en apprenant toujours•.

Et si n'était point avaricieux ni trop aimant la richesse,


car il dit en un lieu :
Plus riche n'e§t celui qui a chevance
D 'or et d'argent en extrême abondance,
Nombre infini de troupeaux assemblés,
Chevaux, mulets, force terres à blés,
Qye cil qui de quoi tant seulement
Vêtir son corps, et nourrir mollement ;
Mais si de plus la j ouissance il a
De quelque fille ou femme, outre cela,
Dont la jeunesse à beauté soit unie,
Adonques e§t parfaite l'harmonie.

Et en un autre passage il dit aussi :


Vrai e§t, qu'avoir je désire des biens,
Mais non qui soient, sinon à bon droit, miens
Car à la fin qui en a autrement,
Ju§tice en fait vengeance sûrement•.

IV. Aussi n'y a-t-il rien qui défende, que comme


l'homme de bien et d'honneur ne doit point se travailler
pour acquérir plus de biens qu'il ne lui en faut, il ne
puisse et ne doive s'évertuer d'en avoir à suffisance,
autant comme il en a de besoin. Or, n'y avait-il en ce
temps-là état quelconque qui fût reprochable, comme
dit Hésiode5 , ni art ou métier qui mît différence entre
les hommes ; mais qui plus est, la marchandise était
tenue pour chose honorable, comme celle qui donnait
le moyen de hanter et trafiquer avec les nations étran­
gères et barbares, de gagner l'amitié des princes, et
d'acquérir expérience de plusieurs choses. Tellement qu'il
y a eu des marchands, qui autrefois ont été fondateurs
de grosses villes, comme fut celui qui premièrement
fonda Marseille6, ayant acquis l'amitié des Gaulois,
habitant le long de la rivière du Rhône : et dit-on que
le sage Thalès, Milésien, exerça aussi marchandise ;
aussi fit Hippocrate le mathématicien ; et que Platon
soutint la dépense du voyage qu' il fit en É gypte, avec
l'argent qu'il gagna sur des huiles qu'il y vendit. Mais
1 74 SOLON

aussi est-on bien d'avis que Solon apprit à être excessif


en dépense, délicat en son vivre, et dissolu à parler des
voluptés en ses poèmes, un peu plus licencieusement
qu'il ne convient à un philosophe, pour avoir été nourri
en cet état de marchandise, lequel, étant sujet à beaucoup
de grands hasards et grands dangers, requiert aussi en
récompense faire quelquefois bonne chère et se traiter
délicieusement ; et néanmoins encore appert-il qu'il se
mettait au nombre des pauvres, plutôt que des riches,
par ces vers :
Plusieurs méchants deviennent riches gens,
Et plusieurs bons demeurent indigents ;
Mais toutefois changer notre bonté,
Nous ne voudrions à leur méchanceté
Car la vertu eft ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable'.
V. Or quant à la poésie, il n'en usa du commence­
ment que par manière de passe-temps, quand il était de
loisir, sans écrire en vers chose quelconque d'impor­
tance ; mais depuis, il y composa plusieurs graves propos
de la philosophie, et y décrivit la plus grande partie de
tout ce qu'il avait fait au gouvernement de la chose
publique, non pas en forme d'histoire ou de mémoire,
mais de discours : car il y rend raison des choses par
lui faites, et en quelques endroits, admoneste, tance et
reprend les Athéniens ; et si y en a qui veulent encore
dire, qu'il essaya �e mettre ses ordonnances et ses lois
en vers, et en récitent le commencement qui était tel
Premièrement je prie à Jupiter
Roi de la terre et du ciel, de prêter
Bonne fortune à mes lois avec gloire
Telle que point n'en meure la mémoire•.
VI. Et quant à la philosophie, il aima principalement
cette partie de la morale, qui traite du gouvernement
des choses publiques, comme aussi ont fait la plupart
des sages de ce temps-là ; mais quant à la philosophie
naturelle, il y était merveilleusement simple et grossier,
comme il appert par ces vers :
La grêle dure et la neige menue
S'engendre en l'air et tombe de la nue,
Et le tonnerre horrible bruit faisant
Vient de la foudre et de l 'éclair luisant ;
SOLON 1 75

Par les forts v ents l a mer dt agitée,


Car autrement, si d'ailleurs irritée
Elle n'était, il n'y a élément,
Q!!i fût plus doux, plus juste, ni clément•.
Aussi n'y eut-il en somme que Thalès seul de tous les
sept sages de la Grèce, dont la sagesse pass ât et cherchât
plus outre que la contemplation des choses, qui sont
en commun usage des hommes : car excepté celui-là,
tous les autres acquirent renom de sapience, pour être
bien entendus en matière d'État et de gouvernement.
VII. On dit qu'ils se trouvèrent un j our tous sept
ensemble en la ville de Delphes, et une autre fois en
celle de Corinthe, là où Périandre les assembla en un
festin qu'il 6t aux autres six ; mais ce qui plus augmenta
leur gloire, et leur donna plus de bruit et de réputation,
fut le renvoi qu'ils firent du trépied, quand ils le refu­
sèrent tous, et le cédèrent en tour les uns aux autres
par une honnête humillité. Car ayant, comme l'on dit,
quelques pêcheurs de l'île de Cos j eté leur filet en mer,
il y eut quelques étrangers passant de la ville de Milet,
qui achetèrent le traiél: du filet avant qu'il fût tiré ; mais
quand on vint à le tirer, il se trouva dedans un trépied
d'or massif, lequel on dit que Hélène, en s'en retournant
de Troie, avait j eté en cet endroit pour la souvenance
d'un ancien oracle, qui lui vint lors en mémoire. Si y
eut débat pour ce trépied, premièrement entre les
pêcheurs et les étrangers, à qui l'aurait, mais puis après
les villes mêmes prirent la querelle pour leurs gens
respeél:ivement, laquelle eût procédé j usques à guerre
ouverte, n'eût été que la prophétesse Pythia leur rendit
un même oracle à tous les deux, « �'elles donnassent
» ce trépied au plus sage. »
Si fut premièrement envoyé à Thalès en la ville de
Milet, cédant volontairement ceux de Cos à un parti­
culier ce pourquoi ils avaient guerre contre tous les
Milésiens ensemble. Thalès déclara qu'il estimait Bias
plus sage que lui, et lui fut envoyé ; celui-là de rechef
le renvoya à un autre, comme plus sage ; et l'autre
encore à un autre : de sorte, qu'ayant ainsi tournoyé et
passé en tour par les mains de tous, il retourna, à la fin,
pour la seconde fois, entre les mains de Thalès en la
cité de Milet, et finalement fut porté à Thèbes et dédié
au temple d'Apollon surnommé Isménien. Toutefois
1 76 S OLON

Théophraste écrit qu'il fu t premièrement envoyé e n la


ville de Priène à Bias, et puis à Thalès en la ville de
Milet, par la cession de Bias : et qu'étant ainsi passé
par les mains de tous, il retourna encore à la fin entre
les mains de Bias, et que finalement il fut envoyé en la
ville de Delphes.
VIII. Voilà comment l'écrivent la plupart des anciens
auteurs, sinon que les uns disent, que ce fut au lieu d'un
trépied, une coupe que le roi Crésus envoyait en la ville
de Delphes 10 • Les autres disent que c'était un vase que
Batyclès y laissa, et écrivent encore une autre particu­
lière entrevue d' Anacharsis et de Solon, et une autre
avec Thalès, où ils content qu'ils eurent de tels propos :
Anacharsis étant arrivé à Athènes alla battre à la porte
de Solon, disant qu'il était étranger, qui venait expres­
sément pour prendre connaissance et amitié avec lui.
Solon lui répondit, « �'il . valait mieux acquérir des
» amitiés en son pays », et Anacharsis lui répliqua,
« Toi donc qui es maintenant en ton pays et en ta mai­
» son, commence à faire amitié avec moi. » Et lors Solon
s'ébahissant de la vivacité et promptitude de son enten­
dement, lui fit fort bon accueil, et le tint quelque temps
avec lui en sa maison, lui faisant bonne chère au temps
même qu'il s'entremettait plus avant du maniement de
la chose publique, et qu'il composait ses lois. Ce qu'en­
tendant Anacharsis se moqua de son entreprise, à cause
qu'il pensait avec des lois écrites refreindre et contenir
l'avarice et l'injustice des hommes : « Car telles lois,
» disait-il, ressemblent proprement aux toiles des arai­
» gnées, en ce qu'elles arrêteront bien les petits et les
» faibles qui donneront dedans, mais les riches et puis­
» sants passeront à travers, et les rompront. » Solon
lui répondit, « �e les hommes gardent bien les
» contrats et paél:ions qu'ils font les uns avec les autres,
» parce qu'il n'est expédient ni à l'une ni à l'autre des
» parties de les transgresser ; et que semblablement aussi
» il tempérait ses lois de sorte qu'il faisait connaître à
» ses citoyens qu'il leur était plus utile d'obéir aux lois
» et à la j ustice que de les violer. »
Ce nonobstant les choses sont depuis à l'épreuve
advenues plutôt selon la comparaison qu'Anacharsis
en donna, que selon l'espérance que Solon en conçut.
Mais Anacharsis s'étant aussi trouvé un j our en une
SOLON 1 77

publique assemblée de peuple à Athènes, dit : « Q!'il


» s'émerveillait qu'aux consultations et délibérations des
» Grecs, les sages proposaient les matières, et les fous
» les décidaient ».
IX. Ils disent aussi que Solon fut quelquefois en la
ville de Milet au logis de Thalès, où il dit qu'il s'émer­
veillait de ce que Thalès n'avait jamais voulu prendre
femme pour avoir des enfants ; Thalès ne lui répondit
rien sur l'heure, mais quelques jours après, il attira un
étranger qui disait venir tout fraîchement d'Athènes,
dont il était parti dix jours seulement auparavant. Solon
lui demanda incontinent s'il y avait rien de nouveau,
et l'étranger que Thalès avait embouché répondit :
« Non autre chose, sinon que l'on portait en terre un
» jeune homme, que toute la ville accompagnait à son
» enterrement, parce qu'il était fils de l'un des plus gros
» personnages et des plus hommes de bien de la ville,
» qui n'était pas pour lors au pays, mais il y avait déjà
» longtemps, à ce que l'on disait, qu'il en était hors. »
« 0 pauvre père malheureux ! dit adonc Solon ; et corn­
» ment l'appelait-on ? » « Je l'ai bien ouï nommer, dit
» l'étranger, mais il ne m'en souvient pas, sinon que
» tout le monde disait que c'était un personnage de
» grande sagesse et de grande prud'homie. » Ainsi
Solon entrant toujours de plus grande en plus grande
frayeur à chaque réponse de cet homme, finalement ne se
put tenir, qu'étant déjà tout pertroublé, il ne dit lui­
même son nom à l'étranger, et qu'il ne lui demandât si
c'était point le fils de Solon qui fût trépassé. Oui, répon­
dit l'étranger. Adonc Solon se prit incontinent à frapper
sa tête, et à faire et dire tout ce qu'ont accoutumé ceux
qui sont outrés de douleur, et qui portent impatiemment
leur affiifüon. Mais Thalès adonc en riant le retint, et
lui dit : « Voilà la cause qui m'a gardé de me marier,
» Solon, et d'engendrer des enfants, laquelle est si vio­
» lente, qu'elle t'a incontinent renversé, encore que tu
» sois au demeurant bien roide et bien fort à la lutte ;
» toutefois quant à ce que celui-ci t'a dit, ne t'en donne
» point d'émoi, car il n'est pas véritable. » Hermippus
écrit que Patxcus, celui qui disait avoir l' âme d'Ésope,
le récite ainsi 11 •
X. Ce néanmoins, c'est faute de bon sens et de bon
cœur à un homme, de n'oser acquérir les choses qui sont
1 78 SOLON

nécessaires pour crainte d e les perdre, parce qu'à ce


compte il n'aurait cher ni l'honneur, ni les biens, ni la
science, quand il les posséderait, de peur d'en être privé :
car nous voyons que la vertu même, qui est la plus
grande et la plus douce richesse que l'homme saurait
acquérir, se perd bien quelquefois par maladie, ou par
quelques médecines ou breuvages ; et qui plus est,
Thalès lui-même, pour n'avoir pas été marié, ne fut
pas exempt de cette peur, s'il ne voulait confesser qu'il
ne portait affeél:ion quelconque à ses amis, à ses parents
et à son pays ; mais au contraire, il eut un fils adoptif,
et adopta un sien neveu, nommé Cybistus, fils de sa
sœur. Car notre âme ayant en soi une faculté naturelle­
ment amoureuse, et qui est née pour aimer, ni plus ni
moins qu'elle en a d'autres pour sentir, entendre et
retenir, il se coule quelquefois, et s'attache à cette partie
affeél:ueuse et charitable des objets qui ne lui sont point
propres, et qui ne lui appartiennent en rien, ni plus ni
moins que si c'était une maison ou un héritage destitué
de légitimes héritiers, que des étrangers ou des bâtards
par flatteries trouvassent moyen d'occuper et de se
mettre dedans : lesquels font de sorte, que l' âme s'étant
adonnée à les aimer, en a aussi soin, et craint de les
perdre. Tellement que vous verrez aucunefois des
hommes, rebours de nature, qui rejettent au loin ceux
qui leur parlent de se marier et engendrer enfants légi­
times, et puis après meurent de peur et de regret, quand
ils voient les enfants qu'ils ont eus de leurs esclaves ou
de leurs concubines tomber malades ou mourir, et
laissent échapper des paroles indignes d'hommes de
cœur ; et si y en a aucuns qui, pour la mort de · quelques
chiens ou de quelques chevaux, se déconfortent si lâche­
ment et si misérablement, qu'ils en sont presque au
mourir.
Mais au contraire aussi y en a-t-il d'autres qui, pour
avoir perdu leurs enfants, gens de bien et d'honneur,
n'ont fait ni dit rien de lâche ni de laid, mais se sont
portés tout le reste de leur vie en hommes sages, cons­
tants et vertueux : car c'est imbécillité, et non pas charité
qui cause ces regrets infinis, et ces craintes démesurées à
personnes non exercées, ni accoutumées à combattre
avec la raison à l'encontre de la fortune ; ce qui est cause
qu'ils ne j ouissent pas du plaisir de ce qu'ils aiment,
SOLON 1 79

ou qu'ils désirent, lors même qu'il leur est présent, pour


les continuelles frayeurs, détresses et terreurs qu'ils
souffrent en pensant qu'ils en seront un jour privés à
l'avenir. Or ne faut-il pas s'armer et faire pavois de
pauvreté à l'encontre de la douleur de privation de biens,
ni de faute d'affeB:ion à l'encontre du péril de perdre
ses amis, ni de fuite de mariage à l'encontre de mort
d'enfants, mais se faut pourvoir de la raison contre tout
accident.
XI. Mais à tant avons-nous assez et plus qu'assez
discouru sur ce propos pour le présent. Ayant donc les
Athéniens soutenu une longue et fâcheuse guerre à
l'encontre des Mégariens, touchant la possession de
l'île de Salamine, à la fin ils se lassèrent, et firent un édit
par lequel ils défendirent qu'il n'y eût plus homme si
osé ni si hardi de mettre en avant au conseil de la ville,
qu'il fallût quereller davantage ladite possession, et ce
sur peine de la mort. Solon ne pouvant supporter une
telle honte, et voyant que les jeunes gens pour la plupart
ne demandaient autre chose que l'ouverture de la guerre,
mais qu'ils n'osaient ouvrir la bouche pour en parler
à cause de l'édit, il fit semblant d'être sorti hors de son
sens, et fit courir par la ville un bruit qu'il était devenu
fou, et ayant secrètement composé quelques vers élé­
giaques, les apprit par cœur pour les prononcer en
public. Si se jeta un jour soudainement hors de sa mai­
son, ayant un chapeau sur sa tête12 , et s'en courut sur
la place, là où il s'assembla incontinent grand nombre
de peuple autour de lui, et montant dessus la pierre
d'où on a accoutumé de faire les cris et les proclama­
tions publiques, commença à prononcer en chantant
l'élégie qui se commence ainsi :
De Salamine agréable séjour,
Hérault je viens, pour vous prêcher ce jour
Mais point en prose à vous ne parlerai,
Ainsi en beaux vers que je vous chanterai.

Cette élégie est intitulée Salamine, et contient cent


vers, qui sont forts beaux et bien faits 13 ; lesquels ayant
alors été publiquement prononcés par Solon, ses amis
se prirent incontinent à les haut louer, mêmement Pisis­
trate, et allèrent exhortant et suscitant le peuple assis­
tant de croire à ce qu'il dit ; si firent de sorte que sur
1 80 SOLON

l'heure même l'édit fu t révoqué, e t recommencèrent à


poursuivre cette guerre plus chaudement que devant,
en donnant la conduite et surintendance à Solon.
XII. Or ce qu'on en conte plus vulgairement et plus
communément est, qu'il s'en alla par mer avec Pisis­
trate au temple de Vénus surnommée Coliade, là où
il trouva toutes les femmes, qui faisaient une fête solen­
nelle, et un sacrifice ordinaire à la déesse, et qu'ayant
trouvé cette occasion, il envoya un homme auquel il se
fiait devers les Mégariens, qui pour lors tenaient Sala­
mine, l'ayant instruit de faire semblant d'être traître,
expressément venu pour leur donner avertissement que,
s'ils voulaient surprendre toutes les principales dames
d'Athènes, il ne fallait autre chose, sinon qu'ils vinssent
seulement quant et lui. Les Mégariens le crurent faci­
lement, et firent incontinent embarquer quelque nombre
de leurs gens pour y aller ; mais soudain que Solon
aperçut que le vaisseau partait de Salamine, il commanda
aux femmes qu'elles se retirassent, et au lieu d'elles y
mit de j eunes hommes qui n'avaient point encore de
barbe, lesquels il fit accoutrer de coiffures, habillements
et chaussures de femmes, avec de courtes dagues cachées
dessous leurs vêtements, et leur ordonna qu'ils se
j ouassent et ballassent ensemble au long de la mer,
j usqu'à ce que les ennemis fussent descendus en terre,
et leur vaisseau saisi. Ce qui fut fait : car les Mégariens
abusés, par ce qu'ils voyaient de loin, si tôt qu'ils furent
abordés, se jetèrent incontinent à terre en foule, cuidant
aller prendre des femmes, et n'en échappa pas un qu'ils
ne fussent tous tués sur, la place. Cela fait, les Athéniens
montèrent aussitôt en mer, et s'en allèrent en l'île de
Salamine, laquelle ils surprirent, et s'en saisirent sans
difficulté.
XIII. Les autres disent que la surprise ne fut pas
ainsi faite, mais que Apollon Delphique lui donna pre­
mièrement un tel oracle :
Tu te rendras par vœux et sacrifices,
Premièrement les demi-dieux propices
Patrons du lieu, dont les os sont devers
Soleil couchant en Asope couverts ...
Suivant lequel oracle Solon une nuit passa en Salamine,
et sacrifia à Periphemus et à Cichrée, demi-dieux du
SOLON 181

pay s. O!!oi fait les Athéniens lui baillèrent cinq cents


hommes, qui s'offrirent volontairement et firent un
décret, par lequel ils ordonnèrent que s'ils p renaient
l'île de Salamine, ils seraient les premiers au gouver­
nement de la chose publique. Solon s'embarqua avec
ses gens dessus plusieurs bateaux de pêcheurs, avec une
galiote à trente rames qui le suivait derrière, et alla poser
les ancres assez près de la ville de Salamine, au-dessous
d'une pointe qui regarde devers l'île de Négrepont. Les
Mégariens qui étaient dedans Salamine, en ayant senti
ne sais comment quelque vent, sans toutefois en savoir
autrement rien de certain, coururent incontinent en
désordre et en tumulte aux armes, et envoyèrent un de
leurs vaisseaux pour découvrir que c'était, lequel s'étant
approché trop près, fut pris par Solon, qui fit saisir et
lier les Mégariens de dedans, au lieu desquels il fit
embarquer dessus leur vaisseau les meilleurs hommes
Athéniens qu'il eût en sa troupe, leur enj oignant qu'ils
cinglassent droit vers la ville, en se tenant eux le plus
cachés et couverts qu'ils pourraient ; et au même in:ftant,
prenant avec lui le demeurant de ses gens, il descendit en
terre, et alla rencontrer les Mégariens qui étaient sortis
aux champs ; et pendant qu'ils combattaient, ceux qu'il
avait envoyés dans le navire arrivèrent, et se saisirent
de la ville.
XIV. Et que ce propos soit véritable, ce que l'on en
représente encore aujourd'hui le témoigne : car il y a
un vaisseau athénien qui arrive tout coi du commen­
cement, puis tout à coup ceux qui sont dedans font un
grand bruit, et y en a un armé qui se j etant hors du
vaisseau, s'en court en criant vers l'écueil, qui s'appelle
Sciradion, à venir du côté de la terre, et y a là auprès le
temple de Mars, que Solon y fonda après y avoir défait
en bataille les Mégariens, dont il renvoya sans payer
rançon les prisonniers qui ne furent occis en l'ardeur
du combat.
XV. Ce nonob:ftant, les Mégariens s'opini âtrèrent à
vouloir encore recouvrer Salamine, j usqu'à ce que, après
avoir fait et souffert beaucoup de maux, finalement ils
firent les Lacédémoniens j uges et arbitres de leur diffé­
rend ; auquel j ugement la commune opinion e:ft que
l'autorité d'Homère servit à Solon, parce qu'il aj outa
à la li:fte des navires, qui sont nombrés en l'Iliade
182 SOLON

d'Homère, ces vers, lesquels i l prononça devant les


j uges, comme ayant véritablement ainsi été décrits par
Homère :
Douze vaisseaux le preux Ajax menait,
De Salamine, et rangés les tenait
Au quartier même, auquel les capitaines
Avaient logé les cohortes d'Athènes".

XVI. Toutefois les Athéniens mêmes estiment que


cela soit un conte fait à plaisir, et disent que Solon fit
apparoir aux j uges, que Phileus et Eurysaces, tous deux
enfants d' Ajax, furent faits bourgeois d'Athènes. Au
moyen de quoi ils donnèrent l'île de Salamine aux Athé­
niens, et vinrent habiter, l'un au lieu qui s'appelle Brau­
ron, au pays de !'Attique, et l'autre au bourg de Mélite ;
en témoignage de quoi ils disent, qu'encore y a-t-il un
canton de l' Attique qui s'appelle le canton des Philéides
du nom de ce Phileus, dont était natif Pisistrate. Et
disent davantage, que Solon voulant encore plus ample­
ment convaincre les Mégariens, allégua que ceux de
Salamine n'enterraient pas leurs morts comme faisaient
les Mégariens, mais comme les Athéniens : car à Mégare
on les enterre la face tournée vers le soleil levant, et à
Athènes vers le soleil couchant ; toutefois Héréas Méga­
rien insistant à l'encontre dit que ceux de Mégare les
enterraient aussi la face tournée vers le soleil couchant,
et allégua encore de plus, qu'à Athènes chaque mort
avait son cercueil à part, et qu'à Mégare ils en mettaient
trois ou quatre ensemble. Mais on dit qu'il y eut encore
des oracles d'Apollon Pythique qui aidèrent à Solon,
par lesquels le dieu appelait Salamine Ionie. Ce diffé­
rend fut décidé par cinq arbitres natifs de la ville même
de Sparte, Critolaidas, Amonpharetus, Hypsechidas,
Anaxilas et Cléomène.
XVII. Or, avait déjà Solon acquis grande gloire et
grande réputation par cet exploit ; mais encore fut-il
beaucoup plus estimé et plus renommé pour la harangue
qu'il fit à la défense du temple d'Apollon en la ville de
Delphes, remontrant qu'il ne fallait pas endurer que
les Cyrrhéens abusassent à leur volonté du sanél:uaire de
l'oracle, et qu'il fallait porter secours aux Delphiens en
l'honneur et révérence d'Apollon : car le conseil des
Amphiél:yons, ému par ses remontrances et raisons,
SOLON

décerna la guerre contre les Cyrrhéens, comme plusieurs


autres témoignent, et mêmement Aristote au livre qu'il
a écrit de ceux qui ont gagné le prix aux j eux Pythiques,
là où il attribue l'honneur de cette sentence à Solon ;
toutefois il ne fut pas élu capitaine pour conduire cette
guerre, comme Hermippus dit que Évanthes Samien
l'avait écrit, car Eschines l'orateur ne le met point, et
sur les registres des Delphiens on trouve que ce fut un
Alcméon, et non pas Solon, qui fut capitaine des Athé­
niens seulement. Or y avait-il déj à longtemps que le
crime Cylonien tenait la ville d'Athènes en grand travail
et en grande peine, depuis l'année que Mégaclès, étant
prévôt 16 à Athènes, fit tant par belles paroles envers les
complices de la conjuration de Cylon, qui s'étaient j etés
en la franchise de la déesse Minerve, qu'il leur persuada
d'être adroits, et se présenter en j ugement en tenant par
un bout un filet, qu'ils attacheraient à la base, sur laquelle
était posée l'image de la déesse, afin qu'ils ne perdissent
point leur franchise ; mais quand ils furent à l'endroit
des vénérables déesses, qu'ils appellent, qui sont les
images des Furies, en descendant pour s'en aller pré­
senter en j ugement, le filet se rompit de lui-même, et
adonc Mégaclès et les autres officiers ses compagnons
les saisirent incontinent au corps, disant que c'était
signe manifeste que la déesse Minerve leur refusait sa
sauvegarde.
Si furent ceux que l'on put saisir au corps, lapidés
sur l'heure hors de la ville, et les autres qui s'en recou­
rurent aux autels, y furent aussi tués, et ne s'en sauva
que ceux qui eurent moyen de faire intercéder pour eux
les femmes des gouverneurs de la ville, lesquels depuis
ce temps-là furent fort mal voulus du peuple, et com­
munément appelés les excommuniés.
XVIII. Outre cela les descendants de ceux qui avaient
été de cette conspiration cylonienne retournèrent en
crédit, et étant devenus puissants, ne cessèrent onques
depuis d'avoir de grosses querelles à l'encontre des des­
cendants de Mégaclès ; et advint que leurs partialités se
trouvèrent en leur plus grande force du temps de Solon,
lequel ayant autorité, et voyant que tout le peuple était
divisé en ces deux parts, se mit entre deux avec les prin­
cipaux personnages d'Athènes, et fit tant par ses remon­
trances et prières envers ceux que l'on appelait les
SOLON

excommumes, qu'ils furent contents d e s e soumettre à


jugement ; si furent élus j uges pour connaître du cas,
trois cents hommes des plus gens de bien de la ville,
et fut l'accusateur Myron Phlyien. La cause fut plaidée,
et par sentence des j uges les excommuniés condamnés :
dont les vivants s'en allèrent en exil, et les os des tré­
passés furent déterrés et j etés hors des limites du terri­
toire d'Athènes. Mais cependant les Mégariens usèrent
sagement de l'occasion de ces troubles, et assaillant les
Athéniens, leur ôtèrent le port de Nisée, et recouvrèrent
de leurs mains l'île de Salamine.
XIX. Davantage toute la ville se trouva éprise d'une
superstitieuse crainte, parce que l'on disait qu'il y reve­
nait des esprits, et y apparaissait des fantômes. Les
devins mêmes allaient disant que, par leurs sacrifices,
ils apercevaient que la ville était contaminée de quelques
cas abominables, qui avaient nécessairement affaire de
purgation. A cette cause fut envoyé quérir j usques en
Candie Épiménide de Phestien, que l'on compte le sep­
tième des sages, au moins ceux qui ne veulent pas rece­
voir Périandre en ce nombre. C'était un saint homme,
religieux, et savant dans les choses célestes, par inspi­
ration et révélation divine ; à raison de quoi les hommes
de son temps l'appelaient le nouveau Curète, c'est-à-dire
prophète, et tenait-on qu'il était fils d'une nymphe
nommée Balte. Étant donc venu à Athènes, et y ayant
contraél:é amitié avec Solon, il lui aida beaucoup, et lui
prépara le chemin à établir ses lois : car il accoutuma
les Athéniens à faire leurs sacrifices plus légers et de
moins de dépense, et les rendit en leur deuil plus
supportables, en retranchant certaines austérités et céré­
monies barbaresques, que la plupart des femmes obser­
vaient en portant le deuil, en ordonnant certains sacrifices
qu'il voulait que l'on fît incontinent après les obsèques
d'un trépassé ; mais qui est encore plus que tout cela,
en accoutumant la ville à sainteté et à dévotion par
continuels sacrifices de propitiation, par prières aux
dieux, purgations, offrandes et fondations, il rendit
petit à petit les cœurs des hommes plus souples pour
obéir à justice, et plus idoines et traitables pour conduire
à union et concorde.
L'on conte aussi qu'ayant vu le port de Munychia,
après l'avoir longuement considéré, il dit à ceux qui
S OL O N
étaient autour de lui, « Q!! e l'homme était bien aveuglé
» ès choses de l'avenir : car si les Athéniens, dit-il,
» savaient combien de mal ce port ici leur doit amener,
» ils le mangeraient, par manière de dire, avec leurs
» propres dents ». L'on dit aussi que Thalès semblable­
ment prédit une pareille chose, et qu'il ordonna que
quand il serait décédé, l'on enterrât son corps en un
méchant lieu, dont on ne faisait compte dedans le ter­
ritoire des Milésiens, disant que ce serait un jour la
place de la ville. Épiménide donc étant pour ces causes
en grande réputation envers un chacun, les Athéniens
lui firent de grands honneurs, et lui offrirent de beaux
présents avec bonne somme d'argent, dont il ne voulut
rien prendre, et demanda seulement qu'on lui donnât
un rameau de la sainte olive. Ce qui lui fut oéhoyé, et
s'en retourna à tout.
XX. Mais étant cette sédition cylonienne apaisée et
éteinte à Athènes, parce que les excommuniés en étaient
chassés dehors, la ville retomba de rechef en ses anciens
troubles et dissensions, touchant le gouvernement de
la chose publique, et se divisa en autant de ligues et
partialités, comme il y avait de diverses sortes de terri­
toire dedans le pays de l'Attique : car il y avait les gens
de montagne, les gens de la plaine, et les gens de la
marine. Ceux de la montagne étaient populaires pour la
vie ; au contraire, ceux de la plaine voulaient que petit
nombre des plus gros bourgeois eussent toute l'autorité
au maniement des affaires ; et ceux de la marine, voulant
un gouvernement moyen et mêlé des deux, empêchaient
que nulle des parties contraires ne pût venir au-dessus
de l'autre. Davantage au même temps la querelle d'entre
les pauvres et les riches, procédant d'inégalité, était lors
au plus fort de sa vigueur ; dont la ville soutenait un
très grand danger, et semblait qu'il n'y eût aucun moyen
de composer et pacifier tous ces différends, sinon qu'il
se levât quelque tyran qui occupât la monarchie et se
fît seigneur souverain : car tout le menu peuple était
si fort endetté aux riches, que ou ils labouraient leurs
terres, et leur en rendaient la sixième partie des fruits,
et pour cette cause s'appelaient Heél:emorii et valets ;
ou ils empruntaient d'eux argent à usure sur le gage de
leurs propres personnes, et ne pouvant payer, étaient
adjugés à leurs créanciers, qui ies tenaient comme serfs
1 86 S O L ON

et esclaves en leurs maisons, ou bien les envoyaient


vendre en pay s étranger, et y avait plusieurs qui par
pauvreté étaient contraints de vendre leurs propres
enfants, parce qu'il n'y avait point de loi qui le défendît,
ou d'abandonner la ville et le pays pour l' âpreté et la
cruauté des créanciers usuriers, j usqu'à ce que plusieurs
des plus dispos et plus robustes se bandèrent ensemble
et s'entr'encouragèrent de ne souffrir plus cela, mais
d'élire un capitaine d'entre eux homme féable, pour
aller délivrer de captivité ceux qui seraient adj ugés serfs
à faute d'avoir payé leurs dettes à j our préfix, et aussi
pour faire de nouveau repartager tout le territoire, et
changer entièrement tout le gouvernement 17 •
XXI. Adonc les plus sages de la ville, voyant que
Solon seul était hors de coulpe, comme celui qui ne
participait ni à l'iniquité et violence des riches, ni à la
nécessité des pauvres, le prièrent de se vouloir entre­
mettre des affaires, pour apaiser et assoupir toutes ces
partialités ; toutefoi s Phanias Lesbien écrit qu'il usa
d'une ruse, par laquelle il abusa l'une et l'autre partie
pour le bien de la chose publique : car il promit secrè­
tement aux pauvres de faire de rechef repartager les
terres, et aux riches de faire valider et confirmer les
contrats. Comment que ce soit, il est certain que Solon
du commencement fit grand doute s'il y devait entrer,
craignant la convoitise des uns et l'arrogance des au tres ;
toutefois à la fin il fut élu prévôt après Philombrotc, et
ensemble médiateur et réformateur des lois et de l'état
de la chose publique, du gré et consentement des deux
parties : l'ayant les riches agréable, comme homme qui
n'était point nécessiteux, et les pauvres comme homme
de bien. L'on dit davantage, qu'une sienne parole et
sentence, laquelle était lors en la bouche de tout le
monde, que l'égalité n'engendre point de débat, plaisait
tant à ceux qui avaient bien de quoi, comme à ceux
qui n'avaient rien : parce que les uns prenaient cette
égalité, et espéraient qu'il la mesurerait à la dignité et
à la valeur d'un chacun, et les autres au nombre et par
tête seulement ; de sorte que ceux mêmes qui étaient
chefs de deux parts l'admonestaient et le sollicitaient
qu'il se saisît de la principauté hardiment, attendu qu'il
avait toute la ville en sa main ; et ceux qui n'étaient ni
de l'une ni de l'autre ligue, voyant qu'il était bien malaisé
SOLON
de pacifier les choses avec l a loi e t l a raison, n'étaient
pas mal contents que le plus sage et le plus homme de
bien occupât seul l'autorité souveraine ; et si y en a qui
disent davantage qu'il en eut un tel oracle d'Apollon
Sied toi en poupe au milieu droitement
Et prends en main le timon hardiment
Pour gouverner : plusieurs Athéniens
Tu trouveras à ce faire des tiens 1 8 •
XXII. Mais sur tous, ses familiers et amis le tançaient,
disant qu'il serait bien bête, si pour crainte du nom seu­
lement d'être apoelé tyran, il feignait d'accepter la
monarchie, laquelle devient incontinent j uste royauté, si
celui qui la prend est homme de bien : comme ancien­
nement Tynnondas se fit roi de ceux de Négrepont de
leur consentement, et présentement Pittacus l'est des
Corinthiens. Néanmoins toutes ces belles raisons ne le
surent oncques faire sortir de sa résolution ; et dit-on
qu'il répondit à ses amis, « O!:!e la principauté et tyrannie
» étaient bien un beau lieu, mais qu'il n'y avait point
» d'issue par où l'on en pût sortir, quand on v était
» une fois entré » ; et en un poème qu'il a écrit à Phocus,
il dit :
Si outrager le lieu de ma naissance
Je n'ai voulu, y usurpant puissance
De tyrannie et de principauté,
Par force inique et dure cruauté,
Souillant mon nom et ma gloire gâtant,
Point je n'en suis honteux ni repentant
Car en cela j 'espère avoir passé
Tous les humains du présent et passé 19 •
Par où il appert qu'encore avant qu'il fût élu réforma­
teur de l'État, pour établir lois nouvelles, il était déjà en
grande réputation, et avait beaucoup d'autorité : mais
lui-même écrit que plusieurs disaient de lui, après qu'il
eut refusé l'occasion d'usurper la tyrannie,
Solon pour vrai est un fol abusé,
Q!Ji de son gré lui-même a refusé
Un si grand heur que lui offraient les dieux.
Tirer à soi le filet spacieux,
Lorsque la proie était dedans enclose,
Il n'a pas su. Et non pour autre chose,
1 88 SOLON

Sinon qu'il eut l e cœur évanoui,


Le sens troublé, le cerveau ébloui ;
Car autrement pour un tout seul jour être
D'Athènes roi, et de tant de biens maître,
Il se fût fait après vif écorcher,
Et ses parents tous en pièces hacher••.

XXIII. Voilà comment il introduit le commun par­


lant de lui ; mais ayant refusé la monarchie, il ne s'en
porta point plus mollement ni plus l âchement pour cela
au gouvernement des affaires, et ne fléchit point pour
crainte des plus puissants, ni n'accommoda point ses
lois au gré et à la volonté de ceux qui l'avaient élu réfor­
mateur ; et aussi ne retrancha-t-il pas le mal au vif, ni
ne remua pas l'état en la sorte qu'il eût été le plus expé­
dient, craignant que s'il attentait de remuer et tourner
sens dessus dessous tout le gouvernement de la ville,
il n'eût pas puis après assez de puissance pour la rasseoir
et rétablir en la forme qui serait la meilleure ; pourtant
remua-t-il seulement ce qu'il espérait ou par raison per­
suader, ou par force faire accepter à ses citoyens, en
mêlant, comme il dit lui-même, la force avec la justice.
A quoi s'accorde ce que depuis il répondit à un qui lui
demanda s'il avait établi les meilleures lois qu'il avait
pu aux Athéniens : « Oui bien, dit-il, de telles qu'ils
» eussent reçues. » Et ce que depuis on a observé au
langage des Athéniens, qu'ils adoucissent la dureté de
certaines choses, qui d'elles-mêmes sont odieuses, en les
couvrant et diminuant par doux et gracieux noms,
comme quand ils appellent les putains, les amies ; les
tailles, contributions ; les garnisons des villes, les gardes ;
la prison, la maison : cela est premièrement venu de
l'invention de Solon, lequel appela l'abolition des dettes
Seùachtheian, qui vaut autant à dire comme décharge 21 •
XXIV. Car la première innovation et réformation
qu'il fit du gouvernement de la chose publique, fut
qu'il ordonna, « �e toutes dettes passées seraient abo­
» lies, de sorte que l'on n'en pourrait plus rien demander
» aux débiteurs à l'avenir ; que nul ne pourrait plus
» prêter argent à usure sous obligation du corps ». Tou­
tefois il y en a qui écrivent comme Androtion entre les
autres, que les pauvres se contentèrent que les usures
fussent modérées seulement, sans que les dettes fussent
abolies et annulées, entièrement, et que Solon appela ce
SOLON
soulagement e t cette gracieuse décharge Seüachtheian,
avec l'augmentation des mesures et de la valeur des
monnaies : car il fit que la mine d'argent, qui auparavant
ne valait que soixante et treize drachmes, en valut cent,
de manière que ceux qui avaient à rendre grosse somme
de deniers, venaient à payer en nombre de pièces autant
comme ils devaient, et non pas autant en estimation et
valeur ; ainsi les débiteurs y gagnaient beaucoup, et les
créanciers n'y perdaient rien. Ce néanmoins la plupart
de ceux qui en ont écrit disent que cette décharge fut
une générale et universelle récision et abolition de tous
contrats, à quoi il semble que les poèmes même de
Solon s'accordent ; car il se vante et glorifie en ses vers :
« D'avoir ôté toutes les bornes qui auparavant faisaient
» les séparations des héritages en tout le territoire de
» l'Attique, laquelle il dit avoir affranchie au lieu que
» auparavant elle était serve 22 ; et que des bourgeois
» d'Athènes, qui à faute de paiement étaient adjugés
» pour esclaves à leurs créanciers, il en avait ramené les
» uns de pays étrangers, où ils avaient été si longuement
» vagabonds, qu'ils en avaient oublié à parler le naturel
» langage athénien ; et les autres qui étaient demeurés
» au pays en captivité de misérable servitude, il les avait
» tous délivrés et affranchis 23 ».
XXV. Mais en ce faisant, on dit qu'il lui entrevint
un cas qui le fâcha et l'ennuya beaucoup : car sur le
point qu'il était prêt de publier l'édit, par lequel il cassait
et annulait toutes dettes, et qu'il ne restait plus qu'à le
coucher en bons termes, et à lui donner quelque honnête
commencement, il s'en découvrit à quelques siens amis,
auxquels il se fiait le plus, et avec lesquels il avait plus
de familiarité, Conon, Clinias et Hipponicus, et leur dit
qu'il ne toucherait point aux terres ni héritages, mais
qu'il retrancherait toutes sortes de dettes ; ceux-là incon­
tinent, avant que l'édit fût publié, allèrent emprunter
de ceux qui étaient pécunieux grosse somme de deniers,
dont ils achetèrent des héritages ; puis quand l'édit vint
à être publié, ils retinrent très bien les héritages, et ne
rendirent point l'argent qu'ils avaient emprunté.
Cela donna fort mauvais bruit à Solon, et fit que l'on
le calomnia à grand tort, comme s'il n'eût pas lui-même
souffert, mais fait partie de cette injustice et de ce tort ;
toutefois il se justifia de cette fausse imputation, moyen-
SOLON

nant trois mille écus qu'il perdit : car o n trouva qu'il lui
en était autant dû, et fut le premier qui les remit et
donna à ses débiteurs, suivant la teneur de son édit ; les
autres disent qu'il y en avait neuf mille entre lesquels
est Polyzelus Rhodien ; toutefois on ne cessa jamais
d'appeler depuis ses amis Créocopides, comme qui dirait
retrancheurs de dettes.
XXVI. Cette ordonnance ne fut agréable ni aux uns
ni aux autres, parce qu'elle offensa grandement les riches
en cassant les contrats et déplut encore plus aux pauvres,
parce qu'elle ne remettait pas en commun toutes les
terres, ainsi comme ils avaient espéré, et n'égala pas tous
les citoyens en facultés et en biens, comme Lycurgue avait
fait les Lacédémoniens. Mais Lycurgue était l'onzième
descendant en droite ligne après Hercule, et avait été
plusieurs années roi de Lacédémone, où il avait acquis
très grande autorité, et avait fait beaucoup d'amis, toutes
lesquelles choses lui aidèrent grandement pour mettre à
exécution ce qu'il avait sagement imaginé pour l'établis­
sement de sa chose publique ; et néanmoins encore y usa­
t-il plus de force que de remontrance, témoin ce, qu'il y
eut un œil crevé en voulant mettre sus un point, qui à la
vérité est le principal et de la plus grande efficace, pour
longuement maintenir une cité en union et en concorde,
c'est de faire, qu'il n'y ait ni pauvre ni riche entre les
citoyens. A quoi Solon ne put pas parvenir, parce qu'il
était né de race populaire, et n'était pas des plus riches
de sa ville, mais des moyens bourgeois seulement. Mais
bien fit-il tout ce qui était possible de faire, avec le peu
de puissance qu'il avait, n'étant aidé que de son bon
sens, et de la confiance que ses citoyens avaient en lui.
Et qu'il soit vrai que pour cet édit il eût encouru la
male grâce de la plupart des habitants de la v i lle, il le
témoigne lui-même en disant
Ceux qui devant me parlaient en amis,
Ores me sont courroucez ennemis.
Me regardant de mal œil en travers,
Comme si j'eusse envers eux cœur pervers.
Et toutefois il dit aussi après, que personne avec la
même autorité et puissance qu'il avait,
N'eut oncques su le peuple contenir.
Ni du tumulte ému à bout venir 1 4 •
SOLON

XXVII. Mais pourtant i l n e passa guère d e temps,


qu'ils ne connussent l'utilité de son ordonnance ; et
adonc chacun oubliant ses particulières doléances, ils
firent tous ensemble un public sacrifice, qu'ils appelèrent
le sacrifice de Seisachtheian, c'est-à-dire, de décharge, et
élurent Solon réformateur général des lois et de tout
l'état de la chose publique, sans lui limiter sa puissance,
mais remettant indifféremment toutes choses à sa volonté,
les magistrats, les assemblées publiques pour le conseil,
les voix et les suffrages aux élell:ions des officiers, les j uge­
ments, le corps du sénat, avec autorité et pouvoir de
définir les facultés et pouvoirs que chacun devrait avoir,
le nombre qu'ils devraient être, et le temps qu'ils
auraient à durer, en retenant, confirmant ou cassant ce
que bon lui semblerait des lois et coutumes anciennes et
déj à reçues en usage.
XXVIII. Premièrement donc il révoqua et annula
toutes les lois de D racon, exceptées seulement celles
des meurtres et morts d'hommes, pour leur trop rigou­
reuse sévérité, et cruauté des peines : car il n'y avait
presque qu'une sorte de punition, ordonnée pour toutes
fautes et tous crimes, c'était la mort ; de manière que
ceux qui étaient atteints et convaincus d'oisiveté étaient
condamnés à la mort, et ceux qui dérobaient des fruits
ou des herbes en un j ardin, étaient tout aussi sévèrement
punis, comme les sacrilèges, ou comme les meurtriers.
Et pourtant rencontra fort bien Demadès, quand il dit :
« �e les lois de D racon avaient été écrites avec du sang,
» et non avec de l'encre » , et lui-même étant un j ou r
interrogé, pourquoi il avait ainsi ordonné indifférem­
ment à toutes sortes de crimes, peine de mort, il répon­
dit, « Parce qu'il estimait les moindres crimes dignes de
» telle peine, et que pour les plus grands il n'en trouvait
» point de plus griève 25 ».
XXIX. Secondement, voulant Solon que les offices et
magistrats demeurassent entre les mains des riches
citoyens, comme ils étaient, et au demeurant mêler
l'autorité du gouvernement, de sorte que le menu peuple
en eût sa part, ce qu'il n'avait pas auparavant, il fit une
générale estimation des biens de chaque particulier
citoyen : et de ceux qui se trouvèrent avoir de revenu
annuel j usques à la quantité de cinq cents minots et au­
dessus, tant en grains qu'en fruits liquides, il en fit le
SOLON

premier ordre, et les appela les Pentacosiomedimnes, c'est-à­


dire, ayant cinq cents minots 26 de revenu. Et ceux qui
en avaient trois cents, et pouvaient entretenir un cheval
de service, il les mit au second rang et les appela les
chevaliers. Ceux qui n'en avaient que deux cents, furent
mis au troisième rang et appelés Zeugites. Tous les autres
au-dessous s'appelaient Thètes, comme qui dirait, mer­
cenaires ou manœuvres, vivant de leurs bras, auxquels
il ne permit tenir ni exercer aucun office public, et ne
jouissaient du droit de bourgeoisie, sinon en tant qu'ils
avaient voix aux éleB:ions et aux assemblées de ville, et
aux j ugements auxquels le peuple j ugeait souveraine­
ment. Ce qui du commencement sembla n'être rien, mais
depuis on connut fort bien que c'était très grande chose,
parce que la plupart des procès et des différends qui nais­
saient entre les particuliers venaient à la fin devant le
peuple : car il permit d'appeler devant le peuple de toutes
les choses dont connaissaient les officiers, à ceux qui
penseraient être grevés par leurs sentences.
XXX. Et, qui plus est, parce que ses lois étaient un
peu obscurément écrites, de manière qu'elles se pou­
vaient tirer en plusieurs sens, cela augmenta grandement
l'autorité et la puissance des jugements, et de ceux qui
avaient à juger, parce que ne pouvant être leurs diffé­
rends vuidés ni accordés par expresse décision des lois,
il fallait que l'on recourût toujours aux juges, et que
presque toutes questions fussent débattues devant eux :
tellement que les juges par ce moyen venaient à être
aucunement par-dessus les lois mêmes, parce qu'ils leur
donnaient telles interprétations qu'ils voulaient. Solon
lui-même note et témoigne cette égale distribution de
l'autorité publique, en un lieu de sa poésie, où il dit :
Au peuple bas j 'ai donné de pouvoir
Ce qu'il en doit par ju�e droit avoir,
Sans lui ôter rien de sa dignité,
Ni croître aussi trop son autorité ;
Et quant aux grands, qui pour leur opulence,
Voulaient avoir toute prééminence,
J 'y ai pourvu aussi bien, tellement
Q!!'on ne leur peut faire tort nullement" .

XXXI. Mais estimant qu'il était besoin de pourvoir


encore à la faiblesse du menu populaire, il permit à qui
SOLON 1 93

voudrait de prendre et épouser la querelle de celui que


l'on aurait outragé : car s'il y avait aucun qui eût été
blessé, battu, forcé, ou autrement endommagé, il était
loisible à quiconque voulait d'appeler l'outrageant en
justice, et le poursuivre. Ce qui fut sagement ordonné
à lui, pour accoutumer les citoyens à se ressentir et se
douloir du mal les uns des autres, comme d'un membre
de leurs corps qui aurait été offensé ; et à cette ordon­
nance _se rapporte une réponse que l'on dit qu'il fit une
fois . Etant interrogé, quelle cité lui semblait la mieux
policée, il répondit : « Celle où ceux qui ne sont point
» outragés poursuivent aussi âprement la réparation de
» l'injure d'autrui comme ceux mêmes qui l'ont reçue. »
XXXII. Or avait-il déj à établi la cour et le conseil
d' Aréopage, en le composant de ceux que l'on élisait
par chacun an, prévôts de la ville, et en était lui-même
parce qu'il avait été une année prévôt ; mais néanmoins
voyant que le peuple était encore fier et haut à la main
pour se sentir déchargé de ses dettes, il mit sus un autre
second conseil pour les matières d'État, élisant cent
hommes de chaque lignée, dont il y en avait quatre pour
consulter et débattre les matières, avant que les proposer
au peuple, afin que l'on ne pût mettre aucun parti en
avant, quand le grand conseil de tout peuple serait
assemblé, qu'il n'eût premièrement été bien débattu et
bien digéré en ce conseil des quatre cents. Au demeurant
il voulut que la cour souveraine eût l'œil et la surinten­
dance sur toutes choses, mêmement quant à faire entre­
tenir, observer et garder les lois, estimant que la chose
publique serait moins agitée et moins tourmentée quand
elle serait affermie et arrêtée avec ces deux cours, ni plus
ni moins qu'avec deux fortes ancres, et que le peuple
en serait plus paisible et plus coi. La plupart donc des
auteurs est de cette opinion, que ce fut Solon qui établit
la cour des A réopagites, comme nous avons dit ; de
quoi semble être un grand témoignage, que Dracon en
ses lois ne fait en nulle part mention des Aréopagites,
mais adresse touj ours ses paroles aux Éphètes, qui étaient
les j uges criminels, là où il parle des meurtres et morts
d'hommes.
XXXIII. Mais toutefois la huitième loi de la treizième
table de Solon dit ainsi en ces propres termes : « Ceux
» qui auront été bannis ou notés d'infamie, avant que
1 94 SOLON

» Solon ait établi ses lois, seront restitués e n leurs biens


» et en leur bonne renommée, excepté ceux qui auront
» été condamnés par arrêt de la cour d' Aréopage, ou
» par les Éphètes, ou par les rois en l'auditoire du palais
» et hôtel de la ville, pour meurtre et mort d'homme,
» ou pour avoir aspiré à usurper tyrannie. » Ces paroles
au contraire semblent prouver et faire foi, que la cour
d' Aréopage était avant que Solon fût élu réformateur
des lois : car comment y aurait-il eu des malfaiteurs
condamnés par arrêt de la cour d' Aréopage avant So­
lon, si Solon a été le premier qui lui ait donné autorité
de j uger ? Si l'on ne veut dire qu'il faille un peu aider à
la lettre de l'ordonnance qui est obscure, et suppléer
quelque chose qui lui défaut, en lui donnant interpré­
tation telle. Ceux qui se trouveront atteints et convaincus
des cas dont connaissent la cour d' Aréopage, les Éphètes,
ou les gouverneurs de la ville, lorsque cette ordonnance
sera publiée, demeureront condamnés, et tous autres
seront absous et restitués. Comment que ce soit, cela
était le but de son intention. Mais au reste entre ses
autres lois, il y en a une, qui lui est particulière parce que
jamais ailleurs n'en fut établie de semblable.
XXXIV. C'est celle qui veut qu'en une sédition civile,
celui des citoyens qui ne se range à l'une ou à l'autre
partie soit noté d'infamie : par où il semble qu'il ait
voulu que les particuliers ne se souciassent pas seule­
ment de mettre leurs propres personnes et leurs privées
affaires en sûreté, sans autrement se passionner ou affec­
tionner pour le public, en faisant vertu de ne commu­
niquer point aux malheurs et misères de leur pays, mais
que dès le commencement de la sédition ils se j oignissent
à ceux qui auraient la plus juste cause, pour leur aider
et prendre le hasard avec eux, plutôt que d'attendre,
sans se mettre en danger, quelle des deux parties demeu­
rerait viél:orieuse.
XXXV. Mais il y en a une autre qui me semble de
prime face impertinente et digne de moquerie, celle qui
veut, si aucun ayant épousé selon le droit que lui en
donne la loi une riche héritière, se trouve impuissant
ou inhabile à charnellement user et habiter avec elle,
qu'il loise à la femme habiter avec qui il lui plaira, des
proches parents de son mari ; toutefois il y en a qui
soutiennent que cela est bien sagement institué contre
S OLON 195

ceux qui, se sentant impuissants à faire aéte de mari


veulent néanmoins épouser de riches héritières pour
jouir de leurs biens, et, pour le droit que leur donne la
loi, veulent forcer la nature : car voyant que la loi per­
met aussi à telle héritière mal mariée s'accointer de qui
elle voudra des parents de son mari, ils ne pourchasse­
ront plus tels mariages, ou s 'ils sont si l âches que de
les poursuivre ou accepter, ce sera avec leur honte et à
leur confusion, et par ainsi ils porteront la peine de leur
avarice et désordonné appétit. Et est encore cela bien
ordonné qu'il ne permet pas à la femme de s'accointer
de tous indifféremment, mais de celui qu'elle voudra des
parents de son mari seulement, à celle fin que les enfants
qui en naîtront soient à tout le moins du sang et de la
race du mari.
XXXVI. A quoi s'accorde aussi ce qu'il veut que
la nouvelle mariée soit enfermée avec son épousé, man­
geant avec lui d'un coing 28 , et que celui qui prend telle
héritière en mariage soit tenu de la visiter trois fois le
mois pour le moins. Car encore qu'il ne lui fasse point
d'enfants, si est-ce honneur que le mari fait à sa femme,
montrant qu'il la répute honnête, qu'il l'aime, et qu'il
fait compte d'elle, ce qui ôte plusieurs fâcheries et
mécontentements qui adviennent souvent en tel cas, et
garde que les courages et volontés ne s'aliènent de tout
point les uns des autres. Au demeurant il ôta les douaires
des autres mariages, et voulut que les femmes n'appor­
tassent à leurs maris que trois robes seulement, avec
quelques autres meubles de bien petite valeur, sans autre
chose, ne voulant pas qu'elles achetassent leurs maris
ni que l'on fît trafic des mariages, comme d'autre mar­
chandise, pour y gagner, mais voulant que la conj onc­
tion de l'homme et de la femme se fît pour avoir lignée
et pour plaisir et amour, non pour argent.
XXXVII. Auquel propos le tyran de la Sicile Denys
répondit un j our à sa mère, qui voulait à toute force
être mariée à un j eune homme de Syracuse : « J 'ai,
» dit-il, bien eu le pouvoir de rompre les lois civiles de
» Syracuse en y usurpant la tyrannie, mais de forcer
» les lois de nature en faisant des mariages hors d'âge
» compétent, cela n'est pas en ma puissance. » Aussi ne
faut-il pas permettre que ce désordre-là ait lieu aux cités
bien ordonnées, ni supporter que ces conj onétions de
SOLON

personnes s i inégales d' âge, e t s i mal plaisantes s e fassent,


attendu qu'il n'y a ni all:e, ni fin propre et requise au
mariage, et pourrait un sage gouverneur de ville ou un
censeur et réformateur des mœurs et des lois, dire à un
vieillard qui épouserait une j eune fille, ce que le poète
dit de Philoll:ète :
Vraiment tu es en état et en âge
Pour maintenant contraéter mariage".
Et trouvant un jeune homme en la maison d'une riche
vieille gagnant ses dépens à coucher avec elle, comme
l'on dit que les perdrix s'engraissent à couvrir leurs
femelles, l'ôtera de là pour le mettre avec quelque jeune
fille qui aura besoin de mari : voilà quant à ce point.
XXXVIII. Mais on loue grandement une autre ordon­
nance de Solon, qui défend de médire d'un trépassé : car
c'est bien et dévotement fait de penser que l'on ne doit
toucher aux trépassés, non plus qu'aux choses sacrées,
et se doit-on bien garder d'offenser ceux qui ne sont plus
en ce monde ; et si est prudence civile de garder que les
inimitiés ne soient immortelles . Il défendit aussi par la
même loi d'injurier de paroles outrageuses les vivants
aux églises, pendant le service divin, en jugement, au
palais, où siègent les gouverneurs de la ville, ni aux
théâtres, pendant que l'on y j oue les jeux, et ce sur peine
de trois drachmes d'argent applicables à celui qui serait
injurié, et deux à la chose publique ; car il lui semblait
que c'était une licence trop dissolue de ne pouvoir tenir
nulle part sa colère, et qu'il faut que ce soit une personne
trop mal apprise ; mais aussi de la pouvoi r vaincre par­
tout, c'est chose bien difficile, et à aucuns totalement
impossible. Et faut que celui qui fait la loi ait regard à
l'ordinaire possibilité des hommes, s'il en veut châtier
peu avec exemple profitable, et non pas beaucoup sans
utilité quelconque.
XXXIX. Aussi fut-il bien estimé pour l'ordonnance
qu'il fit touchant les testaments : car auparavant il n'était
pas loisible d'instituer héritier à son plaisir, mais fallait
que les biens demeurassent en la race du défunt ; mais lui
permettant de laisser ses biens à qui l'on voudrait, pourvu
que l'on n'eût point d'enfants, préféra en œ faisant
l'amitié à la parenté, et le gré et grâce à la contrainte et
nécessité, et fit que chacun fut seigneur et maître entière-
SOLON 1 97

ment de ses biens ; et toutefois si n'approuva-t-il pas


simplement et indifféremment toutes sortes de dona­
tions en quelques manières qu'elles fussent faites, mais
seulement celles qui ne seraient point procédées ni de
sens aliéné par quelque griève maladie, ou par breu­
vages, médecines, empoisonnements, charmes, ou autre
violence et contrainte, ni r ar attraits et allèchements de
femmes, estimant très bien et très sagement qu'il ne
fallait point mettre de différence entre l'être forcé par
voie de fait et induit par subordination à faire quelque
chose contre le devoir, et réputant en tel cas la fraude
égale à la force, et la volupté à la douleur, comme pas­
sions qui ont ordinairement autant d'efficace les unes
que les autres à faire fourvoyer les hommes de la droite
raison.
XL. Il fit encore une autre ordonnance, par laquelle
il limita les saillies des dames aux champs, le deuil, les
fêtes et les sacrifices, ôtant tout le désordre et toute la
licence déréglée, dont on y usait auparavant : car il leur
défendit de sortir hors la ville avec plus de trois robes,
et de porter quant et elles à boire et à manger qui pass ât
la valeur d'une obole30 , ni p?.nier qui fût plus haut qu'une
coudée ; et notamment leur défendit d'aller la nuit sinon
en chariot, et qu'on leur portât u ne torche devant elles.
Il leur défendit aussi d'égratigner ni meurtrir à force de
se battre aux enterrements des morts, de faire des lamen­
tations en vers, d'aller pleurer aux funérailles d'un
étranger, qui ne fût point leur parent, de sacrifier un
1:œuf sur la sépulture du trépassé, d'ensevelir avec le
corps plus de trois robes, d'aller aux sépultures d'autrui,
sinon à l'heure même du convoi de l'enterrement, toutes
lesquelles choses, ou la plupart d'icelles sont encore
aujourd'hui défendues ç-ar nos lois ; et y a davantage,
qu'elles veulent que ceux qui les font soient condamnés
à l'amende par certains officiers qui sont expressément
ordonnés pour contrôler et réformer les abus des femmes,
comme étant personnes efféminées et de l âche cœur, qui
se laissent aller à telles passions et telles erreurs en leur
deuil.
XLI. Et voyant que la ville d'Athènes se remplissait
tous les jours de plus en plus, y accourant les hommes
de toutes parts pour la grande sûreté et liberté qui y
était, que la plus grande partie du territoire était du
SOLON

tout stérile ou maigre, et que les hommes trafiquant sur


la mer n'ont point accoutumé de rien porter à ceux qui
ne leur rendent rien en échange, il essaya de faire que
ses citoyens s'adonnassent aux métiers et manufaétures,
et fi.t une loi, « �e le fi.ls ne serait point tenu de nour­
» rir son père en sa vieillesse, sinon qu'il lui eût fait
» apprendre un métier en sa j eunesse ». Car à Lycurgue
qui habitait en une cité, où il n'y avait apport quel­
conque d'étrangers, et qui avait si grand territoire qu'il
eût pu fournir à deux fois autant de peuple, comme dit
Euripides, et qui outre cela était de toutes parts envi­
ronné de grande multitude d'ilotes esclaves, lesquels il
valait mieux garder d'être oisifs, et les tenir toujours
bas, en les contraignant de travailler et de besogner
continuellement, c'était sagement fait de tenir ses citoyens
toujours occupés en l'exercice des armes, sans leur faire
apprendre ni exercer aucun autre métier, en les déchar­
geant de toutes autres vacations pénibles et œuvres de
bras. Mais Solon accommodant ses ordonnances aux
choses, et non pas les choses à son ordonnance, voyant
que le territoire de l' Attique était si maigre et si faible,
qu'à male peine pouvait-il rapporter pour nourrir ceux
qui le labouraient seulement, et qu'il était impossible
qu'il pût soutenir si grande multitude de peuple oisif, il
lui sembla qu'il était besoin de mettre en honneur et en
quelque dignité les métiers. Si voulut que la cour souve­
raine d' Aréopage eût l'autorité et la charge d'enquérir
de quoi un chacun des habitants vivait, et de ch âtier
ceux qu'elle trouverait oisifs et ne rien faisant.
XLII. Mais cela était encore bien plus roide, qu'il
ordonna, ainsi comme Héraclides le Pontique écrit, que
les enfants qui seraient nés de concubines, ou de femmes
publiques, ne seraient point obligés de nourrir leurs
pères : car celui qui aux œuvres de mariage ne fait compte
du devoir, montre manifestement que ce n'est pas pour
avoir enfants qu'il use d'une femme, mais pour en
prendre volupté seulement ; aussi en reçoit-il le salaire
qu'il mérite, et se prive lui-même de l'autorité qu'un
père doit avoir sur ses enfants, attendu que rar sa faute
leur naissance pror,re leur tourne à reproche.
XLIII. Toutefois, à dire la vérité, il y a dans les lois
de Solon touchant les femmes, beaucoup de choses
décousues, et qui s'entresuivent très mal : car il permet
SOLON 1 99

à qui peut p rendre un adultère sur le fait, de le tuer ; et


celui qui a ravi ou pris à force une femme de libre condi­
tion, il ne le condamne qu'en l'amende de cent drachmes
d'argent ; et celui qui en aura été le courtier, et qui
l'aura menée, à vingt drachmes seulement, excepté si
elle est de celles qui publiquement se vendent à qui en
veut, comme les courtisanes : car elles vont ouverte­
ment à ceux qui leur donnent. Davantage, il défend de
vendre ses filles ni ses sœurs, sinon que le père ou le
frère eussent trouvé qu'étant à marier elles eussent for­
fait à leur honneur. Or n'y a-t-il point de propos, ni de
raison de puni r une chose aigrement et sévèrement en
un lieu, et en un autre la laisser passer, par manière de
dire, en j ouant, ou lui établir quelque légère amende,
comme par un acquit seulement, si ce n'est qu'étant
pour lors l'argent fort court à Athènes, on veuille dire,
que ces amendes-là fussent fort grièves et fort malaisées
à payer : car en l'appréciation des offrandes qui se doivent
faire aux sacrifices, il met un mouton et une drachme
d'argent pour un minot de blé, et ordonne qu'à celui
qui aurait gagné le p rix aux j eux Isthmiques, seraient
données du public cent drachmes ; et à celui qui l'aurait
gagné aux j eux Olympiques, cinq cents ; et pour le
loyer de celui qui apporterait un loup, il ordonne cinq
drachmes, et pour une louve, une drachme, comme
l'écrit Démétrius le Phalérien, disant que l'un était le
prix et la valeur d'un bœuf, et l'autre d'un mouton ; car
quant aux taux qu'il ordonne pour les hosties exquises
et élues en la seizième table de ses lois, il est vraisem­
blable qu'il les taxe beaucoup plus haut que ne valaient
alors ordinairement les communes, et néanmoins encore
est le p rix qu'il en met bien petit, à comparaison de ce
qu'elles valent aujourd'hui31 •
XLIV. Or est-ce chose accoutumée de tous temps aux
Athéniens, que de faire la guerre aux loups, pour autant
qu'ils avaient le pays plus p ropre au p âturage qu'au
labourage ; et y en a qui veulent dire que les lignées du
peuple athénien n'ont point été nommées par les noms
des enfants d'ion, comme la commune opinion le tient32 ,
mais qu'elles ont été appelées par les diverses manières
de vivre qu'ils prirent dès le commencement : car ceux
qui s'adonnèrent aux armes se nommèrent Oplites, comme
qui dirait les armés ; ceux qui besognèrent des métiers
200 SOLON

s'appelèrent Ergades, qui vaut autant à dire comme les


artisans ; des autres deux, ceux qui labouraient la terre
furent appelés Gédéontes, qui signifie laboureurs, et ceux
qui entendaient à nourrir du bétail, /F,gicores, qui vaut
autant à dire comme chevriers33 •
XL V. Et pour autant que la province d' Attique est
fort sèche et a grande faute d'eaux, comme celle qui
n'est arrosée de fleuves ou de ruisseaux courants, ni de
lacs, ni n'a grand nombre de fontaines, de manière qu'il
est force d'user en la plupart du pays d'eaux de puits
faits à la main, il fit un tel règlement, que là où il y
aurait un puits public, ceux qui en seraient à une carrière
de cheval près à la ronde, limitée à cinq cents pas, pour­
raient prendre de l'eau de ce puits pour leur usage, et
ceux qui en seraient plus éloignés, seraient tenus de
chercher ailleurs de l'eau pour eux mais si, après avoir
cavé en leur fonds à la profondeur de dix brasses, ils
ne trouvaient encore point d'eau, en ce cas ils pourraient
prendre du puits de leur plus prochain voisin une cru­
chée d'eau contenant six pots, deux fois par chacun jour,
estimant avec grande raison, qu'il fallait secourir la
nécessité, non pas entretenir l'oisiveté.
XLVI. Il régla aussi la distance qu'il faut garder à
planter arbres34 , en homme qui s'entendait bien en tel
cas, ordonnant que qui voudrait planter toute autre
sorte d'arbres en son fonds, le fît à cinq pieds loin de
celui de son voisin ; mais qui y planterait un figuier ou
un olivier, que ce fût à neuf pieds loin : parce que ces
deux arbres jettent et étendent leurs racines fort loin,
et ne peuvent être près d'autres arbres qu'ils ne leur
portent grand dommage ; car, outre ce qu'ils leur sous­
traient leur nourriture, ils leur jettent encore une
influxion qui leur est fort nuisible. Et qui voudrait faire
un fossé ou caver un trou en son fonds, qu'il le fit aussi
loin du fonds de son voisin, comme le fossé ou le trou
qu'il caverait aurait de profond ; et qui voudrait asseoir
sur son fonds des ruches d'abeilles, qu'il les assît à trois
cents pieds, pour le moins, loin de celles qui auparavant
auraient été assises autour de lui .
XL VII . �ant aux fruits de la terre, il permit de
pouvoir transporter hors du pays, et vendre aux étran­
gers, des huiles seulement, et autres non, voulant que le
prévôt de la ville par chacun an, publiât et prononçât
SOLON 201

imprécations et malédifüons à l'encontre de ceux qui le


feraient, ou que lui-même payât au public pour l'amende
cent drachmes d'argent. Cette ordonnance est en la pre­
mière table des lois de Solon ; pourtant ne faut-il pas
totalement décroire ceux qui disent qu'anciennement il
était prohibé et défendu de transporter des figues hors
du pays d'Attique, et que de là les délateurs qui accu­
saient et décelaient ceux qui en transportaient, furent
appelés Sycophantes 36 •
XLVIII. Il fit une autre ordonnance touchant le dom­
mage qu'auraient fait les bêtes, en laquelle il commande,
si un chien mordait quelqu'un, que le maître fût tenu de
le livrer à celui qu'il aurait mordu, attaché à un ceps de
bois de quatre coudées de long : c'était bonne invention
pour s'assurer du chien.
XLIX. Mais il y a bien quelque difficulté en l'ordon­
nance qu'il fit, que nul étranger ne pût acquérir droit de
bourgeoisie à Athènes, sinon qu'il fût banni à perpétuité
de son pays, ou qu'il s'y en vînt demeurer avec tout son
ménage et toute sa famille pour y exercer quelque métier ;
toutefois on dit qu'il ne le fit pas tant pour rebuter que
pour attraire les étrangers, en leur donnant assurance
par ce statut d'y pouvoir acquérir droit de bourgeoisie ;
et qui plus est, il estima que les uns et les autres en
seraient plus fidèles à la chose publique d'Athènes : les
uns, parce que, malgré eux, ils auraient été contraints
d'abandonner leur pays, les autres, parce que, de mûre
délibération, ils l'auraient volontairement laissé.
L. C'est aussi une autre chose propre et particulière
à Solon, ce qu'il a ordonné touchant ceux qui devraient
manger à certains j ours au palais et hôtel de ville, ce
qu'il appelle en ses ordonnances Parasiter 36 : car il ne
veut pas qu'une même personne y mange souvent ; mais
aussi, si celui auquel il échoit d'y devoir aller ne le veut
faire, il le condamne à l'amende, reprenant la chicheté
et l'avarice mécanique de l'un, et l'arrogance de l'autre,
de mépriser les coutumes publiques.
LI. Après avoir établi ses lois, il les autorisa toutes
pour l'espace de cent ans, et furent écrites sur des essieux
ou rouleaux de bois, qui se tournaient dedans des
tableaux plus longs que larges, où ils étaient enchâssés,
dont il est encore demeuré quelques reliques jusques
à notre temps, que l'on montre en l'hôtel de ville à
202 SOLON

Athènes. Aristote dit que ces rouleaux-là s'appelaient


Cyrbes ; et Cratinus aussi, le poète comique, dit en un
endroit : « De par Solon et de par Dracon, des Cyrbes,
» desquels on commence déjà à frire le millet » ; toute­
fois les autres disent que les Cyrbes proprement étaient
les tables qui contenaient les ordonnances touchant les
sacrifices, et Axones les autres tables37 • Si j ura tout le
conseil en commun qu'il observait et ferait observer
de point en point toutes les ordonnances de Solon ;
mais particulièrement encore chacun des Thesmothètes,
qui étaient certains officiers du corps du conseil, qui
avaient spécialement en charge la garde des lois, j ura
solennellement sur la grande place, près de la pierre où
se font les proclamations publiques, promettant et
vouant que là où il transgresserait un seul point des­
dites ordonnances, il paierait au temple d'Apollon, en
la ville de Delphes, une image d'or massif, qui pèserait
autant comme lui38 •
LII. Au demeurant, voyant l'irrégularité des mois et
du mouvement de la lune, laquelle ne se gouverne pas
selon le cours du soleil, se levant et se couchant quant
et lui, mais que souvent en un même j our elle l'attei­
gnait et le passait, il fut le premier qui nomma ce jour-là
de la lune, Ene cai nea, c'est-à-dire, vieille et nouvelle
lune, estimant que ce qui en apparaissait devant la con­
j onél:ion était du mois passé, et ce qui se montrait après
la conjonél:ion appartenait au mois ensuivant. Et fut
conséquemment aussi le premier, à mon avis, qui prit
bien ce que voulait dire Homère, quand il disait :
« Lorsque le mois s'achève et se commence39 • » Le jour
ensuivant il l'appela Néoménia, qui est autant à dire
comme le nouveau mois, ou nouvelle lune : et après le
vingtième j our, qu'ils appellent Icade, il compta le reste
du mois, non point en augmentant, mais en diminuant,
ni plus ni moins qu'il voyait la lumière de la lune aller
en décroissant j usques au trentième j our.
LIII. Ayant donc ses lois ainsi été publiées, il venait
tous les j ours quelques-uns vers lui, qui lui en louaient
ou lui en blâmaient quelques articles, et qui le priaient
d'en ôter ou bien d'y aj outer quelque chose, et plusieurs
lui venaient demander comment il entendait quelque
passage, et le sommer de leur déclarer en quel sens il
le fallait prendre. Parquoi considérant que de refuser
SOLON

à le faire il n'y aurait point de propos, et qu'en le faisant


aussi il s'acquerrait beaucoup d'envie, il proposa com­
ment que ce fût de se tirer hors de ces épines pour éviter
les hargnes, plaintes et querelles de ses citoyens ; car,
comme il dit lui-même,
Difficile est pouvoir en grande affaire
Entièrement à chacun satisfaire••.

Si prit la charge de conduire un navire pour donner


quelque couleur à son voyage et à son absence, et
demanda congé aux Athéniens pour dix ans, espérant
que dedans ce terme-là l'on se serait déj à tout accoutumé
à ses lois ; puis m<:>nta sur mer, et le premier lieu auquel
il aborda fut en Egypte, où il demeura quelque temps,
ainsi qu'il dit lui-même,
L à o ù d u N i l l 'un des bras creux e t large,
Près de Canope en la mer se décharge 4 1 •

Il fut aussi quelque temps conférant et étudiant avec


Psenophis Héliopolitain, et Sonchis Saïtain, deux plus
savants prêtres qui pour lors fussent en toute l'Égypte,
desquels ayant entendu le conte de l'île Atlantique, ainsi
comme Platon l'écrit, il essaya de le mettre en vers, et
le publier entre les Grecs42 •
LIV. Au partir d'Égypte, il passa en Chypre, là où
il eut fort grande amitié avec un des princes du pays,
nommé Philocyprus, qui était seigneur d'une ville non
guère grande, que Démophoon, fils de Thésée, fit j adis
bâtir sur la rivière de Clarie, en assiette bien forte, mais
en pays âpre, maigre et stérile. Parquoi Solon lui
remontra qu'il valait beaucoup mieux la remuer de ce
lieu-là en une belle et fertile plaine qui était au-dessous,
et la y réédifier plus grande et plus plaisante qu'elle
n'était ; ce qui fut fait à sa persuasion, et ce fut lui-même
présent, ayant toute la surintendance du b âtiment de
la ville, laquelle il aida à disposer et ordonner très
bien, tant pour le plaisir que pour la force et pour la
sûreté, de manière que beaucoup de gens y vinrent
d'ailleurs habiter. Et en cela plusieurs autres seigneurs
du pays suivirent l'exemple de ce Philocyprus, lequel,
pour honorer Solon, appela sa ville Soles, qui aupa­
ravant s'appelait Épie. Solon même en ses élégies fait
204 SOLON

mention de cette fondation, disant, en adressant sa


parole à Philocyprus :
Je prie aux dieux que ta postérité
Et toi ayez royale autorité
Bien longuement à Soles, et aussi
�'au délaisser cette noble île ici,
Avec ma nef légère voyager
Dessus la mer je puisse sans danger,
Étant conduit par Vénus couronnée,
�i, pour avoir cette ville ordonnée,
En mon pays me veuille convoyer
A sauveté, et gloire m'envoyer".
LV. Et quant à l'entrevue et au parlement de lui
et du roi Crésus, j e sais bien qu'il y en a qui veulent
prouver par collation des temps que ce soit une fable
controuvée à plaisir44 ; mais quant à moi, je ne veux
point ainsi rejeter ni condamner une histoire si renommée,
reçue et approuvée par tant et de si graves témoins, et
davantage qui est fort convenable aux mœurs et à la
nature de Solon, et mêmement digne de sa sagesse et
de sa magnanimité, encore qu'elle ne se rapporte ni ne
rencontre pas du tout avec certaines tables que l'on
appelle Chroniques, où l'on a coté l'ordre et la suite des
temps, lesquelles infinies personnes ont essayé de cor­
riger jusqu'auj ourd'hui, et n'ont pourtant jamais su
soudre ni accorder toutes les contrariétés et répugnances
qui y sont. Solon donc, à l'instance et prière de Crésus,
s'en alla le voir en la ville de Sardes, là où étant arrivé,
il lui advint tout ni plus ni moins que l'on conte d'un
homme né et nourri en terre ferme, qui j amais n'avait
vu la mer ni près ni loin, tellement que de chaque rivière
qu'il trouvait, il cuidait que ce fût la mer. Aussi Solon,
passant à travers le palais de Crésus, et rencontrant en
son chemin plusieurs des seigneurs de sa cour, vêtus
fort somptueusement, et traînant après eux grande suite
de serviteurs et de satellites, cuidait toujours que chacun
d'eux fût le roi, jusqu'à ce qu'il fût mené devant Crésus
même ; lequel avait sur lui tout ce qu'il était possible
d'avoir de plus exquis, plus singulier et plus admirable
au monde, tant en pierreries que draps de riche couleur
et ouvrages d'orfèvrerie, pour se montrer à Solon en
plus magnifique, plus superbe et plus somptueux arroi.
Et voyant que Solon à son arrivée devant lui, n'avait
SOLON 205

point montré signe ni contenance d'homme qui s'émer­


veillât de voir toute cette pompe-là, ni n'avait dit parole
quelconque approchant de ce qu'il attendait, mais plu­
tôt avait assez donné à connaître à gens de bon enten­
dement, qu'il méprisait en soi-même toute cette sotte
vanité et bassesse de cœur, il commanda que l'on lui
ouvrît tous ses trésors où était son or et son argent, et
que l'on lui montrât toute l'opulence et la magnificence
de ses meubles, sans qu'il en fût aucun besoin : car il
suffisait de le voir tout seul, pour faire assez connaître
quelle était sa nature et ses mœurs. Et après avoir bien
vu et revu le tout, quand on l'eut une autre fois ramené
devant le roi Crésus, il lui demanda s'il avait jamais
vu homme plus heureux que lui. Solon répondit qu'oui,
et que c'était un bourgeois d'Athènes nommé Tellus,
lequel avait été homme de bien, et avait laissé des enfants
bien estimés, et des biens suffisamment, et qui finalement
avait eu l'heur de mourir fort glorieusement en combat­
tant pour la défense de son pays.
LVI. Crésus, ayant ouï cette réponse, commença à
l' estimer homme de cervelle éventée, ou grossier et sans
jugement, de ne mesurer point la béatitude et félicité de
ce monde à posséder beaucoup d'or et d'argent, et de
réputer la vie et la mort d'un homme privé de petite
et basse condition, plus heureuse que l'opulence et la
puissance d'un si grand roi ; mais néanmoins encore,
lui demanda-t-il quel autre homme il avait vu plus heu­
reux que lui après ce Tellus. Solon lui répondit qu'il
avait vu Cléobis et Biton, qui étaient deux frères, lesquels
avaient singulièrement aimé l'un l'autre, et leur mère,
de sorte qu'à un jour de fête solennelle, qu'elle devait
aller au temple de Junon sur son chariot traîné par des
bœufs, parce que les bœufs demeuraient trop à venir,
ils se soumirent tous deux volontairement au joug, et
traînèrent eux-mêmes à leur cou le chariot de leur mère ;
laquelle en eut très grande joie, et fut réputée très heu­
reuse par tout le peuple, d'avoir porté de tels enfants ;
puis ayant sacrifié à la déesse, et fait bonne chère au
festin du sacrifice, ils s'allèrent coucher ; mais ils ne se
relevèrent point le lendemain, et furent trouvés morts
sans avoir souffert mal ni douleur, après avoir reçu tant
de gloire et tant d'honneur.
LVII. Crésus adonc ne put plus avoir patience, mais
206 SOLON
lui dit tout e n colère « E h quoi I n e m e mets-tu donc
» en nul degré des hommes heureux ? » Solon, ne le
voulant point flatter, ni aussi l'irriter et courroucer
davantage, lui répondit : « 0 roi des Lydiens, les dieux
» nous ont donné à nous autres Grecs toutes choses
» moyennes, et mêmement entre autres une sagesse basse
» et populaire, non pas royale ni magnifique ; laquelle,
» considérant comme la vie humaine est sujette à infi­
» nies mutations, nous défend de nous confier ou glo­
» rifier aux biens de ce monde, ni beaucoup estimer la
» félicité d'un homme qui est encore en danger de
» mutation et de changement : car le temps amène tous
» les j ours beaucoup de divers accidents à l'homme,
» auxquels il n'avait j amais pensé. Mais quand les dieux
» ont continué le bonheur à une personne jusques à la
» fin de ses j ours, alors la réputons-nous bien heureuse ;
» mais de j uger heureux celui qui vit encore, attendu
» qu'il est toujours en danger autant comme sa vie dure,
» cela nous semble être tout ni plus ni moins, que qui
» adjugerait le prix de la vill:oire avant le temps à celui
» qui combat encore, et qui n'est pas assuré de l'em­
» porter. »
LVIII. Solon, ces paroles dites, s'en retourna, ayant
offensé , et non pas rendu sage ni amendé le roi Crésus.
Mais Ésope, celui qui a composé les fables, étant pour
lors en la ville de Sardes, où il avait été mandé par le
roi, qui lui faisait fort bonne chère, fut marri de voir
que le roi eût fait si mauvais accueil à Solon ; si lui dit
par manière d'admonètement : « 0 Solon, ou il ne se
» faut point du tout approcher des princes, ou il leur
» faut complaire et agréer. - Mais au contraire, répon­
» dit Solon, ou il ne faut point s 'en approcher, ou il leur
» faut dire la vérité, et les bien conseiller. »
Ainsi fit Crésus pour lors bien peu de compte de
Solon ; mais après qu'il eut perdu la bataille contre
Cyrus, qu'il eut perdu sa ville, et qu'il fut pris prison­
nier, et que l'on le monta lié et garrotté dessus un haut
bûcher de bois, pour le brûler à la vue de tous les
Perses et de son ennemi même Cyrus, il se prit à crier
tant qu'il put à haute voix par trois fois : « 0 Solon ! »
Cyrus en fut ébahi, et lui envoya demander si c'était un
dieu ou un homme que cc Solon qu'il réclamait ainsi
seul en l'extrémité de son malheur. Crésus ne lui cela
SOLON 207

rien, et dit : « C'est un des sages de la Grèce, que


» j'envoyai quérir il y a quelque temps, non pour
» apprendre aucune chose de lui, dont j'avais bon besoin,
» mais afin qu'il fût témoin de la félicité en laquelle je me
» trouvais alors, quand il l'aurait vue, et en la perte de
» laquelle il y a trop plus de mal, que de bien en la
» jouissance : car je connais maintenant que tous les
» biens que je possédais alors n'étaient que paroles et
» opinion, lesquelles me sont maintenant tournées réel­
» lement et de fait en grièves douleurs et calamités,
» où je ne puis remédier ; quoi considérant ce sage
» Grec-là, et prévoyant de loin ce que je souffre mainte­
» nant par les choses que je faisais alors, m'avertissait
» que j'attendisse la fin de ma vie, et que je ne présu­
» masse point trop de moi, enflé de vaine gloire sur
» l'opinion d'une béatitude si mal fondée et si peu
» assurée. » Ces paroles ayant été rapportées à Cyrus,
qui était plus sage que Crésus, et qui voyait le dire de
Solon confirmé par un si notable exemple, non seule­
ment il délivra Crésus du péril de mort, mais l'honora
depuis toujours tant comme il vécut ; ainsi eut adonc
Solon la gloire d'avoir sauvé l'honneur à l'un de ces
rois, et la vie par son sage avertissement à l'autre.
LIX. Mais pendant qu'il était absent, il se leva de
grandes séditions à Athènes entre les habitants, et étaient
chefs de ceux de la plaine, Lycurgue ; de ceux de la
marine, Mégaclès fils d'Alcmœon, et de ceux de la mon­
tagne, Pisistrate, avec lesquels étaient joints les artisans
vivant de leurs bras, qui étaient les plus âpres contre
les riches, tellement qu'encore que la ville gardât les lois
et ordonnances de Solon, il n'y avait néanmoins celui
qui n'attendît la mutation, et qui ne désirât voir les
choses en autre état, espérant chacune des parties que
sa condition amenderait par le changement, et qu'elle
viendrait au-dessus de ses adversaires.
LX. Étant donc les choses en tel trouble, Solon
arriva à Athènes, là où chacun lui porta honneur et
révérence ; mais il n'était plus dispos de sa personne pour
pouvoir parler haut en public, ni pour manier affaires
comme il avait fait par le passé, parce que sa vieillesse
l'en engardait ; et à cette cause parlait-il séparément à
ceux qui étaient chefs des parties, essayant s'il les pour­
rait mettre d'accord et réconcilier ensemble. A quoi il
208 SOLON

semblait que PisiSlrate voulût entendre plus que nul


des autres : car il était courtois, et avait la parole douce
et amiable, et si se montrait secourable envers les pauvres,
et modéré même envers ses ennemis ; et s'il y avait
aucune bonne qualité qui lui défaillît, il la contrefaisait
si bien, que l'on croyait qu'elle fût plus en lui qu'en
ceux qui véritablement et naturellement l'avaient,
comme d'être homme reposé, non entreprenant, se
contentant du sien sans aspirer plus outre, haïssant ceux
qui attenteraient de changer l'état présent de la chose
publique, et machineraient quelques nouvelletés . Par
lesquelles feintes et simulations il abusait le commun
populaire ; mais Solon découvrit incontinent ses mœurs
et sa nature, et s'aperçut le premier du but où il tendait ;
toutefois il ne le haïssait point encore, mais tâchait tou­
j ours à le gagner, et à le ramener à la raison, disant sou­
vent et à lui-même et à d'autres, que qui lui pou rrait
ôter de sa fantaisie l'ambition de vouloir être le premier,
et le f Ourrait guérir de cette cupidité de dominer, il ne
se trouverait point d'homme mieux né à la vertu ni
meilleur citoyen que lui.
LXI. Or commençait déjà pour lors Thespis à mettre
en avant ses tragédies 44 bis , et était chose qui plaisait mer­
veilleusement au peuple pour la nouveauté, n'y ayant pas
encore nombre de poètes qui en fissent à l'envi l'un
de l'autre à qui en emporterait le prix, comme il y a eu
depuis. Et Solon, étant de sa nature désireux d'ouïr et
d'apprendre, et en sa vieillesse cherchant à passer son
temps à tous ébattements, à la musique, et à faire bonne
chère plus que j amais, alla un jour voir Thespis, qui
j ouait lui-même, comme était la coutume ancienne des
poètes ; et après que le jeu fut fini, il l'appela, et lui
demanda s'il avait point de honte de mentir ainsi en la
présence de tant de monde. Thespis lui répondit qu'il
n'y avait point de mal de faire et de dire telles choses,
vu que ce n'était que par jeu. Adonc Solon, frappant
bien ferme contre la terre avec un bâton qu'il tenait en
sa main, « Mais en louant, dit-il, et approuvant de tels
» j eux, de mentir à bon escient, nous ne nous donnerons
» garde que nous les trouverons bientôt à bon escient
» dedans nos contrats et nos affaires mêmes ».
LXII. Peu de temps après, PisiSlrate, s'étant lui­
même blessé et ensanglanté par tout le corps, se fit
SOLON

porter dedans u n chariot sur l a place, l à o ù i l émut fort


le menu peuple, en leur donnant à entendre que ç'avaient
été ses ennemis qui l'étaient allés surprendre en trahison,
et l'avaient ainsi mal accoutré pour le différend qu'il
avait contre eux, à cause du gouvernement de la chose
publique ; et y en avait plusieurs qui en étaient fort
indignés, et qui criaient que c'était méchamment fait.
Et lors Solon s'approchant, lui dit : « 0 61s d'Hippo­
» crate, tu contrefais et joues mal le personnage de
» !' Ulysse d'Homère : car tu t'es fouetté46 toi-même
» pour tromper tes citoyens, et lui s'égratigna pour
» abuser les ennemis. » Ce nonobstant, la commune
tumultuait toujours, étant toute prête de prendre les
armes pour Pisistrate ; et fut tenue une assemblée géné­
rale du conseil, auquel un Ariston proposa que l'on
oB:royât cinquante hommes portant leviers et masses46 à
Pisistrate pour la garde de sa personne. A quoi Solon,
montant sur la chaire et tribune des harangues, contredit
vertueusement, et remontra au peuple plusieurs raisons
semblables à celles qu'il a depuis écrites en vers, disant :
Chacun de vous en son affaire à part
Est avisé et fin comme un renard,
Et tous ensemble êtes grossiers et mousses
D'entendement, vu qu'aux paroles douces
D'un homme feint, qui vous veut décevoir,
Vous regardez, sans nul de ses faits voir".

Mais à la fin, voyant que les pauvres tumultuaient, tenant


le parti de Pisistrate, et les riches ayant peur s'enfuyaient
çà et là, il se retira aussi, disant qu'il avait montré avoir
plus de sens que les uns, et plus de cœur que les autres :
plus de sens que ceux qui ne voyaient pas la fin où
tendait Pisistrate, et plus de cœur que ceux qui con­
naissaient bien qu'il aspirait à usurper la tyrannie, et
néanmoins ne lui osaient pas résister. Ainsi le peuple
autorisa la proposition d'Ariston, touchant l'oB:roi des
hallebardiers, et ne lui en limita point le nombre, mais
lui souffrit en avoir autour de lui, et en assembler autant
comme il voulut jusqu'à ce qu'il se saisit de la forteresse
du château. Et adonc la ville se trouva bien ébahie et
bien étonnée : si s'enfuirent incontinent Mégaclès et tous
ceux qui étaient de la race des Alcméonides.
LXIII. Et Solon, qui était déjà fort vieux, et n'avait
210 SOLON
personne qui l e secondât, s'en alla néanmoins encore sur
la place, où il parla aux citoyens qu'il y trouva, leur
reprochant leur bêtise et leur lâcheté de cœur, et les
encourageant de ne laisser pas perdre leur liberté. Ce fut
lors qu'il dit un propos qui depuis a bien été recueilli et
bien renommé : « Auparavant, dit-il, il vous était plus
» facile d'empêcher que cette tyrannie ne se formât ;
» mais maintenant qu'elle est toute formée, ce vous sera
» plus de gloire de l'abolir et exterminer. » Toutefois
pour toutes ces belles raisons, il ne trouva personne qui
lui prêtât l'oreille, tant ils étaient tous étonnés. Pour quoi
il se retira en sa maison, là où il prit ses armes, et les mit
devant sa porte emmy la rue, disant : « �ant à moi,
» j 'ai fait tout ce qui m'a été possible, pour secourir et
» défendre les lois et la lirerté de mon pays. » Et depuis
lors se tint coi sans plus s'entremettre du gouvernement
de la chose publique. Ses amis lui conseillaient bien
qu'il s'enfuît, mais il n'en voulut rien faire, et se tint en
sa maison, composant des vers, par lesquels il reprochait
aux Athéniens leurs fautes, en disant :
Si maintenant beaucoup vous endurez,
Contre les dieux pour ce ne murmurez
Prenez-vous-en à l'erreur que vous fîtes
En oétroyant des armées satellites
A ceux qui ont, avec telle puissance,
Mis sur vos chefs le joug d'obéissance••.

LXIV. Pour tels propos ses amis l'admonestaient


qu'il regardât à ce qu'il disait, et qu'il y avait danger si le
tyran en entendait parler, qu'il ne le fît mourir ; et lui
demandaient, en quoi il se confiait pour parler ainsi auda­
cieusement ; il leur répondit : « En ma vieillesse. » Tou­
tefois Pisistrate, après être venu au-dessus de son attente,
lui fit tant d'honneur et tant de bon accueil, en l'envoyant
quérir sur sa foi, que Solon à la fin fut de son conseil,
et approuva beaucoup de choses qu'il faisait : car Pisis­
trate garda lui-même inviolablement et fit garder à ses
amis les lois de Solon, tellement qu'étant appelé en jus­
tice devant la cour d' Aréopage, pour un meurtre, lors­
qu'il était déj à tyran, il se présenta fort modestement
pour répondre aux charges que l'on lui mettait sus, et
s'en justifier ; mais l'accusateur ne poursuivit pas. Et fit
encore Pisistrate lui-même de nouvelles ordonnances,
SOLON 211

comme celle-là, « � e celui qui aurait été mutilé et rendu


» impotent de quelque membre à la guerre, fût nourri
» tout le temps de sa vie aux dépens de la chose pu­
» blique. » Ce qui déj à auparavant avait été commencé
en la personne de Thersippus, ainsi comme l 'écrit Héra­
clides, à la persuasion de Solon, qui le mit en avant au
conseil ; et depuis, Pisistrate, suivant cette proposition,
en fit pour l'avenir une ordonnance générale. Théo­
phraste même dit que ce fut Pisistrate, et non pas Solon,
qui institua l'aétion d'oisiveté ; ce qui fut cause que le
pays d' Attique devint plus fruétueux en étant mieux
labouré, et la ville d'Athènes en demeura plus paisible.
LXV. Mais Solon ayant commencé à coucher par
écrit en vers le conte et la fable de l'île Atlantique49 , qu'il
avait apprise des sages de la ville de Saïs en Egypte, et
qui convenait aux Athéniens, il se lassa, et demeura en
chemin, non pour affaire ou empêchement qu'il eut,
comme dit Platon, mais seulement pour sa vieillesse, et
parce que la longueur de l'œuvre lui fit peur. Car au
demeurant qu'il eût du loisir assez, il appert par ces vers,
où il dit :
Je deviens vieux en apprenant toujours.
Et un autre passage, où il dit :
Dame Vénus e§l ores mon déduit,
Et de Bacchus le breuvage me duit,
Les dons aussi des Muses : car ce sont
Les points qui vivre en plais fr l'homme font••.

Depuis, Platon ayant voulu déduire au long et enrichir ce


sujet de la fable atlantique, comme voulant, par manière
de dire, cultiver un champ délaissé en friche, qui aucu­
nement lui appartenait, pour être extrait et descendu de
la race de Solon, il commença à y b âtir un beau et superbe
portail, l'environner de belles murailles, et y mettre de
grandes cours à l'entrée, telles que j amais autre traité ni
fable ou invention poétique n'en eut de si magnifiques :
mai s parce qu'il y commença aussi trop tard, il acheva sa
vie avant son œuvre, laissant aux leél:eurs d'autant plus de
regret de n'avoir pas ce qui en reste à écrire, que plus
donne de plaisir aux leél:eurs ce que l'on en a décrit ; car
tout ainsi comme en la ville d'Athènes, le temple de
Jupiter Olympien est demeuré seul imparfait, aussi la
ZIZ SOLON

sapience d e Platon, entre tant d e beaux discours qui en


sont sortis, n'a laissé imparfait que celui seul de la fable
atlantique.
LXVI. Solon donc vécut encore longtemps après
que Pisistrate eut usurpé la tyrannie, ainsi que dit Héra­
clides le Pontique ; toutefois Phanias Éphésien écrit qu'il
ne vécut plus que deux ans. Car Pisistrate usurpa domi­
nation tyrannique l'année que Comias fut prévôt à
Athènes, et Phanias écrit que Solon mourut l'année que
Hégestrate le fut, qui fut l'année prochaine d'après. Et
quant à ce qu'aucuns disent, que les cendres de son corps
après sa mort furent épandues par toute l'île de Salamine,
cela semble être chose controuvée, où il n'y a point de
vraisemblance ; mais néanmoins elle a été écrite par
plusieurs notables auteurs, et entre les autres, par le
philosophe Aristote01 •
VIE DE PUBLICOLA

I . Origine de Valérius Publicola. Tarquin le Superbe chassé du


trône. II. Éleétion des deux premiers consuls, Brutus et Collatin.
III. Efforts de Tarquin pour remonter sur le trône. VI . Conspi­
ration contre les consuls. VII . Elle dt découverte par Publicola.
VIII . Brutus condamne à mort ses deux fils. IX. Faiblesse de Col­
latin. Il abdique le consulat ; Publicola le remplace. XIII. Champ
de Mars. Ile sacrée dans R ome . XV. Bataille sanglante. Le fils
ainé de Tarquin et Brutus y perdent la vie. Triomphe de Publi­
cola. XVII . Il prononce l'éloge de Brutus. Origine des harangues
funèbres. XVIII . Conduite généreuse de Publicola. XIX. Son
respeét pour la majesté du peuple. XX. Il remplit les places
vacantes du sénat. Ses lois populaires. XXI . Ordonnance contre
la tyrannie. XXII. Pour les finances. XXIII. Création de deux
qudteurs. XXV. Dédicace du temple de Jupiter Capitolin,
XXVIII. Dédicace du second temple : son incendie sous Vitel­
lius. Troisième temple bâti par Vespasien, brûlé peu après sa
mort. Qgatrième temple construit par Domitien. XXIX. Dépenses
pour sa dorure. XXX. Magnificence du palais de Domitien .
XXXI .Tarquin se rend chez le roi Porsenna, qui vient assié­
ger Rome. XXXII. Second consulat de Publicola. Il est blessé
dans une bataille. Belle défense d'Horatius Coclès. XXXlll. Troi­
sième consulat de Publicola. Courage de Mutius Scévola.
XXXIV . Publicola ménage la paix avec Porsenna. XXXV. Har­
diesse de Clélie. XXXVII . Viétoire remportée sur les Sabins
par Valérius, frère de Publicola. XXXVIII. Qgatrième consulat
de Publicola. Alarmes dans Rome. On consulte les livres de
la Sibylle. Appius Clausus quitte le pays des Sabins, et vient
s'établir à Rome. Origine de la famille Claudia. Défaite des
Sabins. XL. Triomphe de Publicola. Sa mort. Ses funérailles
aux dépens du public. Deuil général .
Depui4 l 'an 24; jt14qu' à l'an 2f I après la fondation de Rome, J O } ans
avant Jéstl4-Chris1.

1. Ayant donc Solon été tel, il nous a se·mblé bien


séant de l'assortir avec Publicola1 , celui auquel le peuple
romain donna par honneur ce surnom-là, car aupara­
vant il s'appelait Publius Valérius, étant descendu d'un
214 PUBLI COLA

ancien Valérius, qui fut l'un des principaux instruments


de moyenner que les Romains et les Sabins, qui étaient
ennemis mortels, se conj oignissent en un même peuple :
car ce fut lui qui plus in<:ita les deux rois à s'accorder,
et à se j oindre ensemble. Etant donc Publicola descendu
de celui-là, pendant que les rois dominaient encore à
Rome, il était en grande esèime, tant pour son éloquence
que pour sa richesse, usant de l'une droitement et libre­
ment, pour la défense de la j ustice, et de l'autre libéra­
lement et humainement, pour en subvenir aux pauvres,
de sorte qu'il était tout apparent que si le royaume venait
à se changer en état de chose publique, il serait l'un des
premiers hommes d'icelle.
Si advint que le roi Tarquin, surnommé le Superbe,
n'étant point venu au royaume par bonne voie, mais
méchamment et malheureusement, et s'y étant aussi
porté non point en roi, mais en violent et outrageux
tyran, fut si haï et si mal-voulu du peuple, avec l'occa­
sion de la mort de Lucrèce, laquelle se tua elle-même
pour avoir été violée à force, que toute la ville se souleva
et rebella contre lui ; et Lucius Brutus prenant en main
la conduite de ce soulèvement et de cette rébellion, s'en
adressa premièrement à ce Valérius, qui le seconda en
cette entreprise fort affeél:ueusement, et lui aida à chasser
le roi Tarquin avec tous ceux de sa maison.
Il. Or, tant que l'on pensa que le peuple dût élire
un seul capitaine en chef au lieu d'un roi, Valérius se
tint coi, en cédant volontairement le premier lieu à
Brutus, comme mieux appartenant à celui qui avait été
principal auteur et conduél:eur du recouvrement de la
liberté ; mais quand on vit que le nom de monarchie,
c'est-à-dire de puissance souveraine en un seul, était
déplaisant au peuple, et qu'il la supporterait plus patien­
tement quand elle serait divisée en deux, et pour cette
cause, qu'il voulait élire deux consuls, Valérius adonc
commença à espérer qu'il en serait l'un avec Brutus.
Mais toutefois il déchut de cette espérance ; car, contre
la volonté de Brutus même, fut élu consul avec lui
Tarquin Collatin, le mari de Lucrèce, non qu'il fût
homme de plus grande vertu ni de meilleure réputation
que Valérius, mais les principaux de la ville redoutant
les menées que faisaient ceux de la maison royale, qui
tenaient tous moyens de retourner, et allaient flattant
PUB LICOLA 215

et amollissant le peuple, voulurent avoir, pour l'un de


leurs chefs, celui qui avait occasion de leur être plus
âpre et plus véhément ennemi, ayant bien opinion que
celui-là ne fléchirait en rien.
III. Valérius prit cela fort à cœur, que l'on n'eût pas
cette fiance de lui qu'il fût pour faire toutes choses au
profit de son pays, parce qu'il n'avait particulièrement
reçu aucune inj ure des tyrans ; à raison de quoi il cessa
d'aller au sénat, de plaider pour les particuliers, et entiè­
rement de plus s'entremettre des affaires publiques, de
manière qu'il donna à parler à beaucoup de gens, et les
mit en peine, craignant que pour ce mécontentement il
ne se rangeât du côté des rois, et ne fût cause de mettre
la ville sens dessus dessous, attendu mêmement qu'elle
en était en grand branle. Mais quand Brutus, qui avait
soupçon sur quelques autres encore, voulut assermenter
et faire j urer sur les sacrifices tous ceux du sénat, et
qu'il leur eut assigné j our pour ce faire solennellement,
Valérius adonc descendit avec un bon visage sur la
place, et avec une chère ouverte fut le premier qui j ura
qu'il n'épargnerait ni n'omettrait rien à faire qui fût
au dommage et au préj udice des Tarquins, mais que de
toute sa puissance il combattrait pour la tuition et
défense de la liberté.
Cela ·réjouit grandement toute l'assistance du sénat
et donna grande assurance aux consuls, mêmement que
tantôt après il montra que les effets répondaient aux
paroles du serment : car il vint des ambassadeurs à
Rome qui apportaient des lettres du roi Tarquin, pleines
de douces et humbles paroles pour gagner la grâce du
peuple, avec charge de tenir les plus gracieux et plus
humbles propos dont ils se pourraient aviser, pour
attendrir les cœurs de la multitude, mêmement venant
de la part du roi, lequel ils disaient avoir laissé toute
fierté, et ne demander que choses raisonnables. Les
consuls furent d'avis de leur donner audience publique
et les souffrir parler au peuple ; mais Valérius y contredit,
et s'y opposa, en remontrant qu'il serait trop dangereux
de donner occasion et moyen de susciter quelque nou­
velleté à une tourbe de peuple pauvre, qui avait plus de
peur de la guerre que de la tyrannie.
IV. Depuis il revint encore d'autres ambassadeurs,
qui dirent que Tarquin désormais se déportait de plus
P U BL I C O L A
vouloir rentrer en s o n royaume, e t d e faire l a guerre,
mais à tout le moins qu'il requérait que l'on lui rendît
son argent et ses biens à lui et ses amis, afin qu'ils eussent
de quoi se pouvoir entretenir en leur exil. Plusieurs
fléchissaient et se laissaient aller à cette requête, même­
ment Collatin, l'un des consuls, qui leur favorisait en
leur demande ; mais Brutus, qui était homme inflexible
et violent en sa colère, s'encourut incontinent sur la
place, criant que son compagnon était traître, qui vou­
lait que l'on concédât aux tyrans matière de faire la
guerre, là où ils ne méritaient pas qu'on leur donnât
seulement de quoi vivre en leur exil. Le peuple s'assem­
bla là-dessus, et le premier qui parla en cette assemblée
fut un privé nommé Caïus Minucius, lequel, adressant
sa parole à Brutus et à tous les assistants, leur dit : « Sei­
» gneurs, faites en sorte que les biens des tyrans soient
» plutôt avec vous pour leur faire la guerre, qu'avec
» eux pour vous la faire à vous-mêmes. » Ce néanmoins
les Romains furent d'avis, qu'ayant la liberté, pour
laquelle ils combattaient contre les tyrans, ils ne devaient
point en retenant leurs biens refuser l'offre de paix, et
qu'il valait mieux leur j eter leurs biens après eux.
V. Or était-ce la moindre chose à quoi pensât Tar­
quin, qu'à ravoir ses biens : mais sous couverture de les
redemander, il faisait sous main tenter le peuple, et
ourdissait une trahison, que ses ambassadeurs condui­
saient, faisant semblant de recueillir les biens du roi et
de ses gens, disant qu'ils en avaient déjà vendu une
partie, et qu'ils en gardaient et en envoyaient tous les
j ours, si bien que dilayant ainsi, sous ces couleurs, ils
corrompirent deux des meilleures et plus anciennes
maisons de la ville, celle des Aquiliens, où il y avait
trois sénateurs, et celle des Vitelliens, où il y en avait
deux, qui tous étaient neveux de par leurs mères du
consul Collatin ; et avaient les Vitelliens encore une
autre alliance avec Brutus ; car sa femme était leur propre
sœur, et avait plusieurs enfants d'elle, desquels les Vitel­
liens avaient déj à tiré à leur cordelle les deux plus
grands, parce qu'ils hantaient familièrement ensemble
comme cousins germains, et les avaient induits à vou­
loir être participants de leur trahison, en s'alliant de la
maison des Tarquins, qui était grande et puissante,
moyennant le support de laquelle ils se pouvaient pro-
PUBLI C O L A 2. 1 7

mettre tout accroissement d'honneur et de biens par


le moyen des rois, plutôt que de s'arrêter à la brutalité
et dureté de leur père : car ils appelaient dureté sa sévé­
rité encontre les méchants, auxquels il ne pardonnait
jamais. Et au demeurant, il avait longtemps fait semblant
d'être insensé et idiot pour la sûreté de sa personne,
afin que les tyrans ne le fissent mourir, tellement que le
nom de Brutus lui en était encore demeuré2 •
VI. Après que ces deux j eunes hommes eurent
consenti et parlé avec les Aquiliens, ils furent tous d'avis
de s'obliger les uns aux autres, avec un grand et horrible
serment, en buvant tous ensemble du sang, et touchant
des mains aux entrailles d'un homme qu'ils immole­
raient3. Cela accordé entre eux, ils s'assemblèrent pour
l'exécuter en la maison des Aquiliens. Or avaient-ils
choisi pour ce faire, un quartier de la maison obscur,
et où il ne hantait presque personne ; et advint qu'un
serviteur de la maison, nommé Vindex, s'y cacha sans
que les conjurés en sussent rien, non qu'il eût expres­
sément épié l'occasion et le moyen de voir ce qu'ils
feraient, ou que auparavant il en eût eu quelque senti­
ment, mais s'y étant rencontré par cas d'aventure
lorsque les conjurés y entrèrent avec contenance d'y
vouloir faire quelque chose de secret et de conséquence,
il eut peur d'être aperçu, et se tint coi, en se cachant
derrière un coffre qui là était, de manière qu'il vit tout
entièrement ce qui s'y fit, et ouit tout ce qui s'y délibéra
et qui s'y dit. Si fut la résolution de leur conseil, qu'ils
occiraient les deux consuls, et écrivirent des lettres à
Tarquin dans lesquelles cela était contenu, qu'ils bail­
lèrent à ses ambassadeurs, étant logés chez les Aquiliens,
et présents à cette conclusi9n.
VII. Cela arrêté, ils sortirent de là, et Vindex en
sortit aussi le plus secrètement qu'il put, se trouvant
en grande détresse pour ne savoir comment il se devait
gouverner en cette affaire : car il estimait être chose
bien dure, comme à la vérité elle l'était, d'aller accuser
les propres enfants envers leur père, qui était Brutus,
d'une si méchante et si malheureuse entreprise, et les
neveux envers leur oncle qui était Collatin. D'autre côté
aussi ne lui semhlait-ce pas être un secret qu'il dût
révéler à aucun particulier privé, et moins encore était-il
possible qu'il s'en pût taire, se sentant incité et poussé
2. 1 8 PUBLICOLA

d e s a conscience ; si conclut à l a fi n d e s'en adresser à


Valérius, étant semond à ce faire par la facilité et huma­
nité du personnage, qui donnait aisément accès et
audience à tous ceux qui voulaient parler à lui, et qui
ne dédaignait j amais d'ouïr les propos et les affaires des
pauvres. Étant donc Vindex allé devers lui, et lui ayant
déclaré le tout, en présence d'un sien frère Marcus
Valérius, et de sa femme, il en fut grandement ébahi
et épouvanté. Si le retint de peur qu'il ne s'enfuît, et
l'enferma dedans une chambre, donnant la charge à sa
propre femme de garder la porte, que personne n'y
entrât ni n'en sortît, et ordonnant à son frère qu'il allât
environner le palais du roi, pour surprendre les lettres,
s'il était possible, et garder que personne des serviteurs
n'évadât ; et lui, accompagné comme de coutume de
grande suite, tant de ses amis, que de poursuivants, et
de grand nombre de gens qui lui faisaient la cour, s'en
alla droit au logis des Aquiliens, qui d'aventure n'étaient
pas lors en la maison, et entrant par la porte, sans que
personne lui donnât empêchement, il trouva les lettres en
la chambre où logeaient les ambassadeurs du roi Tarquin.
Sur ces entrefaites les Aquiliens, qui en ouïrent le
vent, s'en recoururent incontinent en la maison, où ils
trouvèrent Valérius qui en sortait. Si se mirent en effort
de lui ôter les lettres qu'il tenait, mais Valérius et sa
compagnie les en gardèrent, et, qui plus est, leur entor­
tillèrent leurs robes autour du cou, et les entraînèrent
par force, quelque résistance qu'ils sussent faire, j usques
sur la place. Autant en fut-il fait au palais même du roi,
là où Marcus Valérius trouva encore d'autres lettres que
l'on avait enveloppées dedans des hardes, pour plus
sûrement les emporter, et tira aussi par force sur la place
tous les serviteurs du roi qu'il y rencontra. Et là, les
consuls ayant fait faire silence, Valérius fit amener de
son logis le serf Vindex, et adonc les conjurés furent
publiquement accusés, et leurs lettres lues, sans qu'ils
eussent la hardiesse de rien répondre.
VIII. Toute l'assistance étonnée tenait les yeux en
terre la tête baissée, et n'y avait personne qui osât ouvrir
la bouche pour parler, excepté quelques-uns qui, vou­
lant gratifier à Brutus, commencèrent à dire qu'il les
fallait bannir ; et si leur donnait Collatin quelque espé­
rance, à cause qu'il se prit à pleurer, et Valérius aussi
PUBLICOL A 219

parce qu'il ne disait mot : mais Brutus, appelant ses


enfants par leurs propres noms, « Or sus, dit-il, Titus
» et toi Valérius, que ne répondez-vous à ce dont on
» vous accuse ? » Et les ayant par trois fois sommés de
répondre, quand il vit qu'ils ne répondaient rien, il se
tourna devant les exécuteurs de justice, et leur dit :
« C'est maintenant à vous à exécuter le demeurant :
» faites votre devoir. » Sitôt qu'il eût prononcé ces
paroles, les exécuteurs de justice saisirent incontinent
au corps les deux jeunes hommes, et en leur déchirant
leurs habillements, leur lièrent les mains par-derrière,
puis les battirent de verges ; ce qui faisait si grande
horreur à tous les assistants, qu'ils n'avaient pas le cœur
de les regarder, mais se tournaient d'un autre côté pour
n'en rien voir. Mais au contraire on dit que leur père
propre ne tourna jamais sa vue ailleurs, ni n'adoucit
onques par pitié la rigueur et la sévérité qu'il montrait
en son visage, mais regarda toujours avec les yeux fichés,
punir ses propres enfants, jusqu'à ce qu'ils fussent éten­
dus tout de leur long sur la terre, et leur furent à tous
deux les têtes tranchées avec une hache ; quoi fait,
Brutus se retira, ·laissant faire la punition des autres à son
compagnon.
IX. Cela fut un aéte que l'on ne saurait ni suffisam­
ment louer, ni assez blâmer : car ou c'était une excel­
lence de vertu, qui rendait ainsi son cœur impassible,
ou une violence de passion qui le rendait insensible ;
dont ni l'une ni l'autre n'est chose petite, mais surpas­
sant l'ordinaire d'humaine nature, et tenant ou de la
divinité ou de la bestialité. Mais il est plus raisonnable
que le jugement des hommes s'accorde à sa gloire, que
l a faiblesse des jugeants fasse décroire sa vertu : car les
Romains estiment que ce ne fut pas si grand exploit
à Romulus d'avoir premièrement fondé Rome, qu'à
Brutus d'avoir recouvré la liberté et établi le gouver­
nement de la chose publique ; mais pour lors, quand il
se fut retiré, tout le monde demeura sur la place, comme
transi d'horreur et de frayeur, par un long temps, sans
mot dire, pour avoir vu ce qui avait été fait.
X. Et les Aquiliens, prenant assurance de ce qu'ils
voyaient l'autre consul Collatin procéder lentement et
froidement à l'encontre d'eux, requirent que l'on leur
baillât temps et loisir pour répondre aux charges que
2. 2. 0 PUBLICOLA
l'on leur imputait, e t que l'on leur rendît Vindex leur
esclave, parce qu'il n'était pas raisonnable qu'il demeurât
entre les mains de leurs accusateurs. Ce que le consul
leur voulait othoyer, et était déjà prêt de rompre l'assem­
blée ; mais Valérius dit qu'il ne rendrait point Vindex,
lequel était parmi la tourbe de gens qu'il avait auprès
de sa personne ; et si engarda que le peuple ne s'en allât,
en laissant échapper ceux qui avaient entrepris de trahir
si lâchement leur pays, jusqu'à ce que lui-même leur
mit sus la main, en appelant Brutus à son aide, et pro­
testant que Collatin ne se portait point en homme de
bien, attendu que, voyant comme son compagnon Bru­
tus avait été contraint de faire punir de mort ses propres
enfants, lui au contraire, pour gratifier à des femmes,
tâchait à faire évader des traîtres manifestes et ennemis
publics du pays.
XI. De quoi le consul se courrouçant, commanda
que l'on emmenât le serviteur Vindex, et les sergents',
faisant écarter la presse, mirent la main sur lui pour
l'emmener, et commencèrent à frapper sur ceux qui les
en voulaient garder ; mais les amis de Valérius se mirent
au-devant, et les repoussèrent. Le peuple même se prit
à crier et à appeler Brutus, lequel à ce bruit retourna
de rechef sur la place, et lui étant fait silence, dit « que
» quant à ses propres enfants, il en avait été tout seul
» j uge suffisant pour les punir selon qu'ils avaient des­
» servi, et quant aux autres, qu'il en avait laissé le juge­
» ment au peu le, qui était franc et libre. Parquoi qui
» voudra, dit-ir., si se lève, et suade au peuple ce que
» bon lui semblera. » Si ne fut plus besoin d'autres
paroles, mais seulement de recueillir les voix du peuple,
par toutes lesquelles ils furent condamnés, et suivant
la condamnation eurent les têtes tranchées.
XII. Or était déjà dès auparavant le consul Collatin
en quelque soupçon, parce qu'il était parent des rois,
et si haïssait-on son surnom, parce qu'il s'appelait Tar­
quin ; et voyant davantage que pour ses déportements
en ce cas, il était haï et mal voulu de tout le monde,
il se déposa lui-même volontairement du consulat, et
s'en alla hors la ville de Rome. Et adonc, le peuple
s'assemblant pour lui substituer un successeur, Valérius
fut élu sans aucun contredit, en récompense de la bonne
affeaion et soigneuse diligence dont il avait usé en cette
P U B L I COLA 2. 2. I

affaire. Mais, estimant que le serviteur Vindex avait bien


mérité aussi quelque récompense, il lui fit donner non
seulement liberté par oél:roi du peuple, mais aussi droit
de bourgeoisie, et fut le premier serf affranchi qui fut
fait citoyen romain, avec permission de donner sa voix
aux éleétions des officiers , en quelque lignée qu'il se
voudrait faire enrôler. Longtemps depuis, et bien tard,
Appius, pour gagner la grâce du menu populaire, oél:roya
à tous les autres serfs affranchis loi de donner aussi leurs
suffrages aux éleél:ions ; et j usques aujourd'hui un par­
fait affranchissement de serf s 'appelle Vindiél:a, du nom
de ce Vindex, qui fut alors affranchi5 •
XIII. Cela fait, les biens des rois furent abandonnés
à piller au peuple, et leur palais rasé. Or était entre autres
héritages la plus belle partie du champ de Mars au roi
Tarquin : elle fut lors dédiée et consacrée au dieu Mars,
y ayant été non guère avant scié le blé, et étant encore
demeurées les gerbes sur le champ ; si estimèrent que
l'on ne devait aucunement moudre ni approfiter le blé
qui en était issu, mais j etèrent les gerbes et faisceaux de
blé dedans la rivière, et pareillement les arbres qu'ils
arrachèrent et coupèrent, afin que le champ demeurât
tout nu, sans porter fruit quelconque, sacré au dieu
Mars. Ces gerbes ainsi j etées tout à un coup dedans la
rivière, furent emmenées à val par le fil de l'eau, non
guère loin de là, j usqu'en un endroit où les premières
trouvèrent l'eau basse, et s'y arrêtèrent, et empêchèrent
que les autres qui survinrent après ne purent passer
outre, et se lièrent et accrochèrent si bien les unes aux
autres, que toute la masse commença à prendre pied
ferme et à se fonder dedans l'eau. Depuis encore, le fil
de la rivière y amena toujours force sable et force limon,
qui augmenta toujours de plus en plus, et affermit celle
masse, de sorte que la force de l'eau ne la put plus
ébranler, mais plutôt en la serrant et pressant tout dou­
cement, la lia davantage. Ainsi allant toujours la gran­
deur et la fermeté de cet amas croissant, parce que tout
ce que la rivière menait à val s'y attachait, finalement
la chose est venue avec le temps à telle augmentation,
que c'est aujourd'hui à Rome l'île sacrée6 , où il y a
plusieurs beaux temples de divers dieux, et plusieurs
portiques à l'entour, et l 'appelle-t-on en langage latin,
Entre-deux-ponts 7 •
222 PUB L I COLA

XIV. Toutefois il y en a qui veulent dire que cela


n'advint pas alors que ce champ des Tarquins fut
consacré à Mars, mais fut depuis, quand une vierge du
nombre des vestales, qui s'appelait Tarquinia, donna
au peuple un sien champ qui joignait à celui de Tarquin,
pour laquelle libéralité elle eut en récompense de grandes
prérogatives et grands honneurs, comme entre autres,
qu'il fut ordonné que son témoignage serait valable en
j ugement, lequel privilège nulle autre femme n'avait,
et lui fut aussi permis par grâce spéciale du peuple, de
se pouvoir marier si bon lui semblait, ce qu'elle ne vou­
lut point accepter. Voilà comment on compte que cela
advint.
XV. Mais Tarquin, ayant perdu toute espérance de
pouvoir rentrer en son royaume par surprise, se retira
devers les Toscans, qui le reçurent bien volontiers, et
assemblèrent grosse puissance pour l'y cuider remettre.
Les consuls romains sortirent aussi avec leur armée à
l'encontre, et se rangèrent les deux osts en bataille l'un
devant l'autre dedans des lieux sacrés aux dieux, dont
l'un s'appelle le bocage arsien, et l'autre le pré œsuvien ;
et comme les deux armées commencèrent à s'entre­
charger, Aruns, fils aîné de Tarquin, et le consul Brutus
s'entre-rencontrèrent, non point par cas d'aventure,
mais parce qu'ils s'entre-cherchaient pour exécuter la
grande haine qu'ils portaient l'un à l'autre, l'un comme
à un tyran ennemi de la liberté de son pays, l'autre
comme à celui qui avait été principal auteur de les faire
chasser en exil. Si élancèrent leurs chevaux l'un contre
l'autre, aussitôt qu'ils s'entr'aperçurent, avec plus de
fureur que de raison, et s'entre-frappèrent l'un l'autre
si rudement, qu'ils en tombèrent tous deux roides morts
sur la place.
Et ayant été l'entrée de cette bataille si cruelle, l'issue
n'en fut pas moins sanglante, j usqu'à ce que les deux
exercites, ayant autant fait que souffert de dommage
l'une à l'autre, furent séparées par une tempête qui se
leva ; et se trouva Valérius en grande détresse pour ne
savoir auxquels était demeurée la viétoire de celle
j ournée, voyant les combattants aussi déconfortés pour
le grand nombre de leurs gens qu'ils voyaient morts
devant eux, que réj ouis pour ceux des ennemis qu'ils
avaient tués : car la multitude des morts à les voir était
PUBLICO L A 223

si égale, qu'il eût été bien malaisé d'estimer desquels il y


en avait plus, sinon que les uns et les autres voyant à
l'œil et de près la diminution de leur camp, se confir­
·maient plutôt en opinion d'y avoir perdu, que d'y avoir
gagné, en conj eél:urant de loin le déchet de leurs ennemis .
XVI. L a nuit survenant telle q u e l ' o n l a peut estimer
après une telle bataille, quand le bruit fut apaisé en tous
les deux camps, on dit que le bocage où ils étaient
campés trembla, et ouït-on une haute voix, laquelle dit
qu'il était mort un de plus seulement en cette bataille
du côté des Toscans, que du côté des Romains. Ce fut
certainement quelque voix divine que celle-là, car incon­
tinent les Romains s'en prirent à crier haut et clair,
comme gens à qui le courage était cru, et les Toscans
au contraire s'en effrayèrent tellement, que la plupart
se déroba du camp, et s'écarta çà et là, et n'y en demeura
sinon environ cinq mille, que les Romains allèrent
prendre tous prisonniers, et pillèrent tout ce qui était
demeuré en leur camp . Les morts furent depuis comptés,
et trouva-t-on qu'il y en avait sur le champ onze mille
trois cents du côté des Toscans, et des Romains autant,
à un seul près. Cette bataille fut donnée le dernier j ou r
d e février, comme l'on dit, e t en triompha le consul
Valérius, étant le premier des consuls qui entra onques
dedans Rome sur un char triomphant, traîné par quatre
chevaux, ce que le peuple trouva beau et magnifique
à voir, et ne s'en offensa point comme quelques-uns ont
voulu dire, ni n'en porta point d'envie à celui qui le
commença, car autrement la coutume n'en eût pas été
si affeél:ueusement suivie, ni n'en fût pas demeurée par
tant et tant d'ans comme elle a fait depuis.
XVII. Aussi prisa-t-on beaucoup les honneurs qu'il
fit à son compagnon Brutus, au convoi de ses funérailles
et à ses obsèques, là où il fit une harangue funèbre en sa
louange8 ; ce qui plut tant aux Romains, et leur en fut
la façon si agréable, que depuis la coutume en est tou­
jours demeurée, quand il meurt quelque grand person­
nage, qu'il est publiquement loué à son enterrement par
les plus gens de bien survivants. On dit que cette
harangue funèbre est plus ancienne que la première qui
fut onques prononcée en matière semblable dedans la
Grèce, si ce n'est que l'on veuille maintenir ce que
l'orateur Anaximènes a écrit, que la manière de louer
224 P U B L I COLA

ainsi les trépassés à leurs obsèques ait été premièrement


instituée par Solon.
XVIII. Mais plus voulut-on de mal à Valérius, et
lui sut-on mauvais gré de ce que Brutus, que le peuple
reconnaissait pour père de la liberté, n'avait jamais
voulu être seul en office, mais avait lui-même procuré
par deux fois qu'on lui substituât un compagnon : et
celui-ci au contraire (ce disait le bruit commun), s'attri­
buant à lui seul la souveraine autorité, montre bien qu'il
ne veut pas être successeur de Brutus au consulat, et que
ce n'est pas le but où il prétend, mais de Tarquin, au
royaume. �e sert donc louer Brutus de paroles, et de
faite imiter Tarquin, ayant devant lui seul tous les mas­
siers, toutes les haches et tous les faisceaux de verges,
quand il sort en public hors de sa maison, laquelle est
beaucoup plus grande et plus superbe que celle du roi,
qu'il a lui-même démolie ? Aussi, à dire la vérité, Valé­
rius habitait en une maison un petit trop superbement
b âtie, au penchant du mont qui s'appelle Vélia, et
découvrait, pour être en assiette haute, toute la place,
tellement que l'on en pouvait facilement voir tout entiè­
rement ce qui s'y faisait, et si était malaisée à approcher
par le dehors : de manière que quand il sortait hors de
sa maison, c'était une pompe fort superbe que de le
voir ainsi descendre d'un haut lieu, avec une suite qui
sentait la magnificence de la cour d'un roi.
Mais en cet endroit montra bien Valérius combien
sert à un personnage colloqué en éminente dignité, et
ayant en main le maniement de grandes affaires, avoir
les oreilles ouvertes à ouïr et recevoir volontiers un
franc-parler au lieu de flatteries, et la vérité au lieu de
menteries : car ayant entendu de quelques siens amis
comme le peuple se plaignait et se mécontentait de cela,
il ne s'opiniâtra point, ni ne s'en courrouça point à eux,
mais tout aussitôt assembla force ouvriers, si matin qu'il
n'était pas encore j our, auxquels il fit abattre sa maison,
et la raser jusques en terre ; tellement que le j our suivant,
quand les Romains assemblés sur la place virent cette
grande et soudaine ruine, prisèrent beaucoup la gran­
deur de courage que Valérius avait montrée en cela ;
mais aussi furent-ils marris et eurent regret de voir une
si belle et si grande maison, qui était ornement de la
ville, démolie en un instant, ni plus ni moins qu'un
P U B L ICOL A

homme que l'on aurait injustement fait mourir par envie,


et aussi de voir leur souverain magistrat comme un
vagabond, contraint de loger chez autrui : car ses amis
le reçurent chez eux j usques à ce que le peuple lui eut
donné une place en laquelle il fit rebâtir une maison
plus modeste et moins superbe que la première, au lieu
où est auj ourd'hui le temple qui s'appelle Vicus Publicus9 •
XIX. Et voulant rendre non seulement sa personne,
mais aussi l'office du consulat agréable et plaisant au
peuple, au lieu que auparavant il lui était épouvantable,
il sépara les haches d'avec les faisceaux de verges que les
massiers portaient devant le consul ; et encore quand
il entrait sur la place, où le peuple fût assemblé en
conseil, il faisait baisser les verges, comme en reconnais­
sance et révérence de la majesté souveraine du peuple,
ce que tous les magistrats observent encore auj ourd'hui.
En quoi faisant, il n'abaissa pas tant sa dignité, ce que
le vulgaire de prime face cuiderait, comme il se retrancha
d'envie, en s'acquérant autant de vraie autorité, comme
il semblait qu'il quittât et cédât de licence ; car cela fit
que le peuple prit plaisir à se soumettre à lui, et lui en
obéit plus volontiers, de sorte que pour cette occasion
il le surnomma Publicola, qui vaut autant dire comme
honorant et aimant le peuple, lequel surnom il retint
touj ours depuis, et nous aussi dorénavant, en écrivant
le reste de sa vie, n'en userons plus d'autre.
XX. Il permit à qui voudrait se présenter pour deman­
der le consulat au lieu de Brutus. Mais ne sachant
pas quel serait celui que l'on y subrogerait, et craignant
que par envie ou par ignorance, celui qui serait substitué
ne s'opposât à ce qu'il entendait faire, il employa sa
souveraine puissance et autorité, pendant qu'il était seul,
en très beaux et très grands exploits : car premièrement
il remplit le sénat, qui était fort déchu et diminué
d'hommes, parce que le roi Tarquin en avait fait mourir
les uns quelque temps auparavant, les autres étaient
naguère morts en la bataille, au lieu desquels il en remit
de nouveaux, j usques au nombre de cent soixante-quatre ;
puis fit des statuts et ordonnances nouvelles, qui for­
tifièrent grandement l'autorité du peuple. La première
fut qu'il permit à tous criminels qui auraient été condam­
nés par sentence des consuls, appeler devant le peuple ;
la seconde fut qu'il condamnait à perdre la vie celui
PLUTARQYE I 9
226 P U B LICOLA

qui oserait entreprendre d'exercer un office que le


peuple ne lui aurait point donné ; la troisième, qui fut
grandement en faveur des pauvres, fut que les pauvres
bourgeois de la ville ne paieraient plus de gabelles ni
impositions quelconques, qui fut cause que plus volon­
tiers chacun se mit à exercer quelque métier et quelque
manufaél:ure. Et quant à celle qu'il fit à l'encontre de
ceux qui désobéiraient aux mandements des consuls,
elle fut encore trouvée si populaire, que l'on estima
qu'elle fit plus pour les pauvres que pour les riches et
puissants : car il condamna les désobéissants en l'amende
de la valeur de cinq bœufs et de deux moutons, et était
lors le prix d'un mouton, dix oboles, et d'un bœuf,
cent10 • Car en ce temps-là, les Romains n'usaient pas
beaucoup de monnaie · forgée, et au contraire avaient
grand nombre de moutons et de tout autre bétail : d'où
vient qu'encore jusques aujourd'hui ils appellent leurs
facultés, Pecuiium, parce que Pecus signifie brebis et mou­
tons ; et anciennement la marque de leur monnaie était
un bœuf, un mouton ou un pourceau ; et si appelaient
leurs enfants, les uns Bubuici, qui signifie bouviers, les
autres Caprarii, c'est-à-dire chevriers, et les autres Porcii,
qui signifie porchers.
XXI. Mais combien qu'en toutes ses autres ordon­
nances il fût fort populaire et fort modéré, si est-ce qu'en
cette modération il étendit quelquefois outre mesure la
rigueur de la peine : car il fit une ordonnance par laquelle
il permit de tuer, sans autrement mettre en justice, celui
qui aspirerait à la tyrannie, voulant que celui qui aurait
fait le meurtre fût absous à pur et à plein, moyennant
qu'il fît apparoir comment le tué aurait attenté de se
faire roi. Car étant impossible qu'un homme prétende
à si grande chose que quelqu'un ne s'en aperçoive, et
au contraire étant bien possible, encore que l'on s'en
aperçoive, que quelquefois il anticipe, en se faisant si
puissant qu'il n'y ait plus ordre de l'appeler en jugement,
en ce cas il permettait de prévenir par voie de fait la
voie de justice contre celui qui tendrait à l'abolition
d'icelle.
XXII. On loua aussi l'ordonnance qu'il fit touchant
les finances : car, étant nécessaire que les particuliers
contribuassent argent11 , selon leurs facultés, pour sou­
tenir les frais de la guerre, il ne voulut ni lui-même
P U B LI C O L A 227

prendre cette charge, n i souffrir q u e personne d e s siens


s'en entremêlât, ni que les deniers publics entrassent
nullement en maison d'aucun particulier, mais voulut
que le temple de Saturne fût le trésor public, auquel on
déposerait tout l 'argent qui se lèverait sur le peuple
ce que l'on observe encore j usques auj ourd'hui.
XXIII. Au demeurant, il permit au peuple d'élire
deux jeunes hommes trésoriers, qui auraient cette charge,
et furent les deux premiers élus Publius Véturius et
Marcus Minutius, lesquels amassèrent grand argent : car
par le dénombrement du peuple il fut trouvé cent trente
mille chefs contribuants12 , en ce non compris les enfants
orphelins ni les femmes veuves, qui étaient exemptés
de la taille.
XXIV. Puis, quand il eut ordonné toutes ces choses,
il fit élire pour son compagnon au consulat le père de
Lucrèce, lequel s'appelait aussi Lucrétius, auquel, parce
qu'il était plus ancien que lui, il céda la prérogative du
plus honorable lieu, et voulut que l'on portât devant
lui les faisceaux de verges, qui étaient les enseignes du
souverain magistrat ; et a-t-on touj ours depuis gardé cet
honneur à la vieillesse. Mais étant Lucrétius peu de
jours après son éleél:ion décédé, on élut de rechef en
son lieu Marcus Horatius, lequel fut consul avec Publi­
cola tout le reste de l'année.
XXV. Or s'était en ce temps-là retiré le roi Tarquin
au pays de la Toscane, là où il préparait une autre seconde
guerre aux Romains, et advint une chose merveilleuse :
car du temps qu'il était roi, il avait presque parachevé
le temple de J upiter Capitolin, et avait proposé, soit
qu'il eût eu quelque oracle qui lui enj oignît ainsi le
faire, ou qu'autrement cela lui fût venu en la fantaisie,
de mettre tout au plus haut du temple un chariot, fait
de terre à potier cuite, et donna charge à quelques
ouvriers toscans de la ville de V eies, de le lui faire ; mais
en ces entrefaites il fut chassé de son royaume. �and
les ouvriers eurent formé ce chariot, et qu'ils l'eurent
mis dedans le fourneau pour le cuire, il advint tout le
contraire de ce qui naturellement a accoutumé de se
faire en tel cas : c'est que la terre ne se resserra pas au
feu en étant toute l'humidité desséchée, mais à l'oppo­
site s'enfla, et s'engrossa, et devint si forte et si dure,
qu'il fallut rompre la couverture et les parois du four-
228 PUBLICOLA

neau pour l'en tirer dehors . Les devins interpreterent


que cela était un signe céleste qui promettait grande
prospérité et grand accroissement de puissance à ceux
à qui ce chariot demeurerait ; à l'occasion de quoi, les
Veiens résolurent de ne le délivrer point aux Romains,
qui le demandaient, et répondirent seulement qu'il appar­
tenait au roi Tarquin, et non pas à ceux qui l'avaient
chassé.
XXVI. Q!!elques j ours après il se fit en la ville de
Veies un jeu de prix solennel de la course des chevaux,
auquel toutes autres choses belles à voir se firent comme
de coutume ; mais le j eu fini, celui qui avait gagné le
prix, ayant été couronné pour sa viél:oire, comme est
l'usance ordinaire, conduisait son chariot et ses chevaux
tout bellement hors du parc de la lice, et soudain les
chevaux, sans que l'on aperçut occasion quelconque
pourquoi s'effrayèrent, fut ou par cas d'aventure, ou
par expresse inspiration divine, et s'en coururent à bride
abattue avec leur chariot devers la ville de Rome. Le
charton du commencement fit tout ce qu'il put pour
les arrêter, en leur tirant la bride, et les caressant et
assurant de la voix, mais à la fin, voyant qu'il n'y pou­
vait mettre ordre, il se laissa emporter à leur impétuo­
sité j usques auprès du Capitole, là où ils le renversèrent
avec son chariot près de la porte que l'on appelle main­
tenant Ratumène : de quoi les V eiens étant grandement
ébahis et étonnés, permirent adonc aux ouvriers de
rendre aux Romains le chariot de terre cuite qu'ils
avaient fait.
XXVII. Mais quant au temple de Jupiter Capitolin,
le premier roi Tarquin, qui fut fils de Demaratus, voua
de le faire édifier en une guerre qu'il eut contre les
Sabins, et Tarquin le Superbe, étant fils ou arrière-fils de
celui qui l'avait voué, l'édifia ; mais il ne le dédia pas,
parce qu'on le chassa de son royaume avant qu'il fût
entièrement achevé. Et quand il fut de tout point
accompli, et qu'il eut tous ses ornements et embellis­
sements, Publicola eut fort grand désir d'avoir l'honneur
de le dédier ; mais les principaux du sénat lui envièrent
cette gloire, étant marris qu'il ne se contentait pas de
tant d'honneurs qu'il avait acquis, et en paix, pour les
ordonnances qu'il avait faites, et en guerre, pour les
viél:oires qu'il avait gagnées ( ce que bien il méritait),
PUB L I COLA

mais que d'abondant il voulût encore avoir l'honneur


de cette dédication, qui point ne lui appartenait. Si
poussèrent et incitèrent Horace à y prétendre ; et, étant
l'occasion advenue qu'il fallait nécessairement que Publi­
cola menât l'armée romaine aux champs, ils firent,
par les suffrages du peuple, donner à Horace l'autorité
de le consacrer, pendant que Publicola était absent, esti­
mant qu'ils ne le pourraient pas si bien faire lui présent,
et le convoyèrent au Capitole pour ce faire. Les autres
disent que les consuls tirèrent entre eux au sort, et qu'il
échut à Publicola de conduire l'armée contre son vou­
loir, et à Horace de consacrer le temple, ce que l'on peut
conjeB:urer par ce qui advint en cette dédication : car
le quinzième j our du mois de septembre13 , qui est envi­
ron la pleine lune du mois que les Grecs appellent Méta­
gitnion, étant tout le peuple assemblé au Capitole en
grand silence, Horace ayant fait toutes les autres céré­
monies requises en telle affaire, et tenant déjà les portes
du temple, comme est la coutume, sur le point qu'il
voulait prononcer les paroles solennelles de la dédi­
cation, le frère de Publicola, Marcus Valérius, qui déjà
de longtemps était tout j oignant la porte du temple,
épiant et attendant le point de l'occasion, se prit à lui
dire tout haut : « Seigneur consul, ton fils est mort de
» maladie au camp. » Cette nouvelle déplut grandement
à tous les assistants qui l'ouïrent, mais le consul ne s'en
troubla point autrement, et ne dit autre chose, sinon :
« Jetez-en le corps où vous voudrez : car, quant à moi,
» je n'en veux mener ni porter autre deuil », et continua
de parachever sa dédication. Or la nouvelle n'était pas
vraie, mais Marcus Valérius l'avait controuvée pour le
cuider débouter de cette dédication ; en quoi Horace
se montra homme de grande constance, soit ou qu'il
se fût promptement aperçu que c'était une fraude, ou
bien que, la croyant véritable, il ne s'en émût point
autrement.
XXVIII. Il advint un presque tout pareil cas à la
consécration du second temple : car ce premier que Tar­
quin avait édifié, et Horace consacré, fut consumé par
le feu, du temps des guerres civiles 14 , et le second fut
rebâti par Sylla, qui ne le dédia pas, car l'inscription
de la dédication est de Catule, parce que Sylla mourut
avant que le pouvoir dédier ; le second fut encore brûlé
P U B L I COLA

naguère, du temps des troubles et tumultes qui furent


à Rome sous l'empereur Vitellius, et le troisième fut
réédifié par Vespasien de fond en comble ; et eut cet
heur, entre autres, de le voir entièrement fait et parfait
avant que mourir, et non pas défait, comme il fut tantôt
après sa mort ; surpassant en cela la félicité de Sylla, qui
mourut avant que pouvoir dédier celui qu'il avait édifié ;
et Vespasien décéda avant que voir le sien ruiné ; car
tout le Capitole fut entièrement ars et brûlé incontinent
après son trépas, et ce quatrième, que nous voyons
aujourd'hui, fut édifié et dédié par Domitien 15 .
XXIX. On dit que Tarquin, à faire les fondements
du premier seulement, dépensa la somme de quarante
mille marcs d'argent 16 , mais de celui que nous voyons
de notre temps, tous les biens du plus riche homme privé
qui soit à Rome ne fourniraient pas à ce qu'en coûta
la dorure seulement, laquelle monta à plus de sept mil­
lions deux cent mille écus 1 7 • Les colonnes qui y sont
furent taillées en la carrière du marbre Pentélique 18 , et
les vis à Athènes, où elles étaient fort bien propor­
tionnées de la grosseur à la hauteur. Mais depuis elles
furent retaillées et repolies à Rome ; en quoi elles
n'acquirent pas tant de grâce qu'elles perdirent de pro­
portion, car elles demeurèrent trop menues et dénuées
de toute leur première beauté.
XXX. Mais celui qui s'émerveillerait de la magnifi­
cence de la struél:ure du Capitole, s'il venait puis après
1
à voir dedans le palais de Domitien quel ue galerie, ou
quelque portique, ou quelque salle, ou es étuves, ou
les logis de ses concubines, il dirait, à mon avis, ce que
le poète Épicharmus dit du prodigue

C'eft vice à toi de donner largement,


Car tu y prends plaisir sans jugement".

Aussi pourrait-on à bonne cause dire de Domitien : tu


n'es pas magnifique ni dévot envers les dieux, mais
c'est un vice que tu as d'aimer à bâtir, et voudrais,
comme l'on dit de l'ancien Midas, que tout ce qui est
autour de toi devînt or et pierre. Mais à tant est-ce assez
parlé de ce propos.
XXXI. Tarquin donc, après cette grosse bataille, en
laquelle il perdit son fils, qui combattit seul à seul contre
PU BLICOLA

Brutus, s e retira e n l a ville d e Clusium, devers l e roi


Porsenna, qui était le plus puissant prince qui fût pour
lors en toute l'Italie, homme de bonne nature et de
gentil cœur. Porsenna lui promit de lui aider, et, pre­
mièrement, envoya à Rome sommer les habitants de rece­
voir leur roi ; ce que les Romains ayant refusé de faire,
il leur envoya dénoncer la guerre, et le temps et le lieu
par où il les irait assaillir, comme il y alla de fait avec
grosse puissance.
XXXII. Publicola étant absent fut élu consul pour
la seconde fois, et avec lui Titus Lucrétius. Retournant
donc à Rome, pour surmonter en grandeur de courage
ce roi Porsenna il se mit à b âtir une ville nommée
Sigliura, étant déj à le roi avec son armée assez p rès de
Rome, et l'ayant environnée de murailles avec grands
frais, y envoya sept cents habitants, pour montrer qu'il
se souciait bien peu de cette guerre. Toutefois Porsenna,
à son arrivée, fit assaillir le mont de Janicule si vivement,
que les gardes que l'on y avait mis en furent déboutés ;
lesquels en fuyant devers Rome tirèrent après eux les
ennemis, qui fussent entrés pêle-mêle parmi eux, n'eût
été que Publicola sortit à l'encontre, qui attacha une
grosse escarmouche au long de la rivière du Tibre, où
il arrêta les ennemis, qui pour être en plus grand nombre,
forçaient les Romains, j usqu'à ce qu'ayant été bien blessé
en cette escarmouche, il fut emporté entre les bras de
ses gens dedans la ville. Autant en prit-il semblablement
à l'autre consul Lucrétius, dont les Romains se trouvèrent
fort étonnés et découragés, tellement qu'ils se prirent
à fuir vers la ville. Les ennemis les poursuivirent vive­
ment j usques dessus le pont de bois, tellement que la
ville fut en très grand danger d'être prise de prime saut ;
mais Horatius Coclès, et avec lui deux autres j eunes
hommes des plus nobles de la ville, Herménius et
Lucrétius, se plantèrent sur le pont même, et firent tête
à l'ennemi. Cet Horatius fut surnommé Coclès, qui vaut
autant à dire comme borgne, parce qu'il avait perdu un
œil à la guerre ; toutefois les autres veulent dire que
c'était parce qu'il était fort camus, et qu'il avait le nez
tellement enfoncé dedans la tête, que l'on ne v oyait
rien en sa face qui séparât ses deux yeux ; mais étaient
ses sourcils tout conj oints : à l'occasion de quoi le peuple
cuidant le surnommer Cyclops, par erreur de langue, le
PU BLICOLA

nomma, c e disent-ils, Coclès. Comment que c e soit, cet


Horatius Coclès eut bien la hardiesse de montrer visage
à l'ennemi, et tenir le pont jusqu'à ce que l'on l'eût coupé
et rompu derrière lui. Ce qu'ayant été fait, il se jeta tout
armé qu'il était, et blessé en la cuisse d'un coup de pique
toscane, dedans la rivière du Tibre, et se sauva à nage
j usques à l'autre rive. Par quoi Publicola, s'émerveillant
d'un si vertueux aél:e, persuada promptement aux
Romains qu'ils se cotisassent tous pour lui donner autant
comme chacun d'eux dépensait en un j our, et depuis
encore lui fit donner du public autant de terre comme il
en pourrait labourer à f'entour en un j our20 ; et outre
tout cela encore lui fit-il dresser une image de cuivre
dedans le temple de Vulcain, réconfortant par cet hon­
neur la débilitation de sa cuisse où il avait été blessé,
et dont il était demeuré boiteux.
XXXIII. Mais, s'étant le roi Porsenna oMtiné à tenir
Rome étroitement assiégée, la famine commença à tra­
vailler les Romains ; et si survint encore une autre armée
de la Toscane, laquelle courut, pilla et g âta tout le terri­
toire de Rome. Par quoi Publicola, étant élu consul
pour la troisième fois, estima que, pour bien résister à
Porsenna, il ne fallait que se tenir coi seulement et
entendre à bien garder la ville de Rome. Au demeurant,
ayant choisi l'occasion propre, il sortit secrètement hors
de la ville avec son armée, et alla trouver les Toscans,
qui couraient tout le plat pays, lesquels il défit en bataille,
et en tua j usques au nombre de cinq mille. Or quant à
l'histoire de Mutius, plusieurs la content diverse­
ment2 1 ; mais je l'écrirai en la sorte qu'elle me semble
plus vraisemblable.
Ce Mutius était homme de bien en tout et partout,
mais principalement en la guerre ; et cherchant le moyen
de rouvoir occire le roi Porsenna, se vêtit à la guise
des Toscans ; et parlant bien le langage toscan, s'en alla
en son cam?, là où il s'approcha de la chaire en laquelle
il donnait audience ; et ne le connaissant pas certaine­
ment, n'osa demander lequel c'était, de peur qu 'il ne
fût découvert ; si tira son épée, et en tua celui qu 'il cui­
dait être le roi. Il fut pris et interrogé sur l'heure, et
ayant là été apporté un foyer plein de feu pour le roi,
qui voulait sacrifier aux dieux, il étendit sa main droite
sur le feu 22 , en regardant franchement Porsenna entre
PUB L I COLA

deux yeux, pendant que la chair de sa main se rôtissait,


avec un visage constant et assuré, sans aucunement se
mouvoir jusques à ce que le roi, étonné de voir une
chose si étrange, commanda qu'on le lâchât, et lui-même
lui rendit son épée. Mutius la prit avec la main gauche,
dont on dit qu'il eut depuis le surnom de Scévola, qui
vaut autant à dire comme gaucher, et lui dit en la repre­
nant : « Tu ne m'eusses su vaincre par crainte, Porsenna,
» et tu m'as vaincu par honnêteté ; pourtant te veux-je
» découvrir une chose par amour, que je ne t'eusse
» jamais découverte par force : il y a trois cents Romains
» épandus parmi ton camp, qui ont la même volonté
» et la même entreprise que moi, ne cherchant autre
» chose que le moyen et l'occasion de la pouvoir exé­
» cuter ; le sort est tombé sur moi, et a fallu que j 'aie
» tenté la fortune le premier ; toutefois je n'ai point de
» regret d'avoir failli à tuer un si homme de bien, qui
» est digne de demeurer plutôt ami des Romains
» qu'ennemi. »
Porsenna, ayant ouï ces paroles, y ajouta foi, et de
lors en avant commença prêter plus volontiers l'oreille
à ceux qui lui allaient parler d'appointement, non tant,
à mon avis, pour crainte qu'il eût de ces trois cents qui
épiaient les moyens de le pouvoir tuer, comme pour
admiration de la grandeur de courage des Romains. Tous
les autres historiens appellent ce personnage Mutius
Scévola ; mais Athénodore, surnommé Sandon, en une
histoire qu'il dédia à Oétavie, sœur d'Auguste, dit qu'il
s'appelait aussi Opsoginus23 •
XXXIV. Mais Publicola, estimant que le roi Por­
senna n'était point si dangereux ennemi de Rome comme
il lui serait profitable allié et ami, lui fit entendre qu'il
était content de le faire lui-même juge du différend qu'ils
avaient avec Tarquin, lequel il provoqua par plusieurs
fois à venir débattre judiciellement sa querelle devant
le roi Porsenna, et qu'il lui prouverait qu'il était le plus
méchant et le plus malheureux homme du monde, et
qu'il avait été à bon droit déchassé. Tarquin répondit
fièrement qu'il ne voulait point que personne fût son
j uge, et moins encore Porsenna que tout autre, attendu
q ue, lui ayant promis de le remettre en son état, il chan­
geait déjà de volonté. Porsenna fut indigné de cette
réponse, jugeant que c'était bien certain signe qu'il avait
P U BL I C O L A

mauvaise cause. A u moyen d e quoi, étant encore solli­


cité avec son propre fils, nommé Aruns, qui favorisait
aux Romains, il leur oaroya facilement la paix, moyen­
nant qu'ils lui rendirent les terres qu'ils avaient aupa­
ravant conquises dedans le pays de la Toscane, avec les
prisonniers qu'ils avaient pris en cette guerre, en échange
desquels il leur remit aussi entre leurs mains ceux de la
ville qui s'étaient allés rendre à lui ; pour assurance duquel
appointement, les Romains donnèrent dix nobles enfants
des meilleures maisons de la ville, et autant de filles,
entre lesquelles était Valérie, fille propre de Publicola.
XXXV. L'accord étant ainsi passé, et ayant déjà Por­
senna rompu son armée et tout autre équipage de guerre
pour la confiance de la paix, les filles romaines que l'on
avait baillées en otage descendirent sur le bord de la
rivière pour se laver, en un endroit où la rive se courbait
en forme de croissant, au-dedans duquel l'eau était fort
paisible, sans être agitée ni troublée de vagues quel­
conques ; quand elles furent là, et qu'elles virent qu'il
n'y avait point de gardes à l 'entour d'elles, ni aucuns
passants, ni bateaux montants ou avallants, il leur prit
envie de traverser à la nage la rivière qui était fort roide
et fort profonde. Si disent aucuns qu'il y en eut une
nommée Clélie qui passa sur un cheval, assurant et encou­
rageant les autres qui passaient côte à côte d'elle à nage ;
et, ayant ainsi passé l'eau, elles s'allèrent présenter devant
le consul Publicola, lequel ne les loua point de ce qu'elles
avaient fait, ni ne s'en contenta point, mais en fut fort
marri, craignant que l'on n'e§timât qu'il fût moins soi­
gneux de garder sa foi que n'était le roi Porsenna ; et
que l'on pourrait soupçonner que la hardiesse de ces
filles fût une finesse et malice des Romains ; pourtant
les fit-il incontinent toutes reprendre et remener à Por­
senna. De quoi Tarquin ayant été averti, dressa embûche
à ceux qui les conduisaient, et sitôt qu'ils eurent passé
la rivière, commença à courir sur eux, qui étaient en
beaucoup moindre nombre, et néanmoins se mirent en
défense. Mais pendant qu'ils combattaient, Valérie, la
fille de Publicola, et trois de ses serviteurs, échappèrent
à travers les combattants, et se sauvèrent ; les autres
demeurèrent au milieu des armes, non sans grand danger
de leurs personnes. De quoi Aruns, le fils de Porsenna,
étant averti, y accourut incontinent ; mais, à son arrivée,
PUB L ICOLA

les ennemis se mirent en fuite, et les Romains achevèrent


de reconduire leurs otages.
Porsenna, les revoyant, demanda laquelle c'était qui
avait commencé à passer la première, et avait encouragé
les autres à faire de même ; on la lui montra, et lui dit-on
qu'elle avait nom Clélie. Il la regarda d'un bon œil, avec
une chère joyeuse, et commanda que l'on lui amenât
l'un des meilleurs chevaux de son écurie, avec tout le
plus beau et le plus riche harnais qui y fût, et le lui donna.
Ceux qui tiennent qu'il n'y eut que Clélie qui passa la
rivière sur un cheval, allèguent cela pour témoignage de
leur dire ; les autres le nient, disant que ce roi toscan
voulut seulement honorer sa virile magnanimité. Com­
ment que ce soit, on en voit encore l'image à cheval dans
la rue sacrée, par où l'on va au palais ; et disent les uns
que c'est la statue de Valérie, les autres de Clélie24 •
XXXVI. Mais Porsenna, ayant fait paix avec les
Romains, en s'en allant leur montra sa magnificence en
plusieurs autres choses, et mêmement en ce qu'il défen­
dit à ses gens d'emporter rien que leurs armes seulement,
laissant son camp plein de blés, de vivres et de toute
autre sorte de biens : d'où vient qu'encore aujourd'hui,
quand on vend à l'encan quelque chose appartenant
au public, le sergent crie que ce sont des biens du roi
Porsenna, pour lui rendre grâces et honorer sa libéralité
et sa bénéficence par cette souvenance éternelle, et si
y a encore aujourd'hui une image de lui joignant le
palais où se tient le sénat, qui est faite d'ouvrage fort
grossier à l'antique.
XXXVII. Depuis, étant les Sabins entrés en armes
dedans le pays des Romains, Marcus Valérius, frère de
Publicola, fut élu consul avec Posthumius Tubertus ;
mais néanmoins toutes choses de grande conséquence
se faisaient par le conseil et l'autorité de Publicola, qui
était présent à tout ; et par son moyen, Marcus, son frère,
gagna deux grosses batailles, en la dernière desquelles
il défit treize mille hommes des ennemis, sans en perdre
un tout seul des siens. Pour lesquelles viB:oires, outre
l'honneur du triomphe qu'il en eut, lui fut encore
édifiée une maison aux dépens de la chose publique, en
la contrée du mont Palatin, et lui fut permis que sa porte
s'ouvrît au-dehors en la rue, là où toutes les autres
s'ouvraient au-dedans de la maison, voulant signifier
P U B L I COLA

qu'en l'oél:roi de cet honneu r, le public était toujours


compris. L'on dit que les maisons des Grecs s'ouvraient
toutes ainsi anciennement, et le conjeél:ure-taon par les
comédies, où ceux qui veulent sortir hors des maisons
battent et font bruire les portes par le dedans des mai­
sons, afin que si d'aventure il y avait quelqu'un atten­
dant au-dehors, ou que quelque passant se trouvât à
l'endroit, en entendant le bruit, il se tirât à côté, de peur
que l'huis ne l'assenât en le poussant vers la rue.
XXXVIII. L'année suivante, Publicola fut élu consul
pour la quatrième fois, parce que l'on s'attendait que
les Sabins et les Latins ensemble dussent commencer la
guerre, outre ce qu'une superstitieuse crainte avait
envahi toute la ville, parce que les femmes grosses enfan­
taient leurs enfants presque tous défeél:ueux25 et impar­
faits de quelque partie de leurs corps, et n'y en avait
pas un qui vînt à terme. Par quoi Publicola, faisant
regarder dans les livres de la Sibylle, fit quelques parti­
culiers sacrifices à Pluton, et remit sus quelques fêtes
et j eux solennels qui autrefois avaient été enjoints par
l'oracle d'Apollon. Ces moyens ayant un peu réj oui la
ville de bonne espérance, parce que l'on pensa que le
courroux des dieux fût apaisé, il commença puis après
à pourvoir aux dangers qui les menaçaient de la part
des hommes, à cause que l'on avait nouvelles qu'enne­
mis leur sourdaient de tous côtés, et faisaient de très
grands préparatifs pour leur courir sus. Or y avait-il lors
entre les Sabins un personnage nommé Appius Clausus,
homme très riche et opulent en biens, fort et dispos de
sa personne, et au demeurant le premier homme de sa
nation en éloquence et en réputation ; mais ce qui cou­
tumièrement advient aux grands personnages, d'être
sujets à l'envie, il ne le put éviter ; néanmoins, si l'on
murmurait auparavant contre lui, encore augmenta-t-il
beaucoup davantage les murmures, quand il se cuida
entremettre de détourner cette guerre que l'on voulait
commencer aux Romains, disant ses envieux et malveil­
lants qu'il cherchait d'accroître la puissance des Romains,
pour puis après avec leur aide se pouvoir faire tyran et
seigneur de son pays. Le menu peuple prêtait volontiers
l'oreille à tels langages, et sentait bien Apf ius qu'il était
fort haï des gens de guerre ; de sorte qu'i craignait que
l'on ne le mît en justice ; par quoi, ayant bonne troupe
PUB L I COLA

de ses parents, de ses amis et de ses suivants et adhérents,


il émut une sédition entre les Sabins, qui fut cause du
retardement de cette guerre contre les Romains. Publi­
cola de son côté mettait peine, non seulement d'entendre
les particularités de cette sédition, mais aussi de l'aug­
menter et l'enflammer de plus en plus, ayant des hommes
attitrés pour ce faire, qui portaient de telles paroles à
Appius de sa part : que Publicola savait bien qu'il était
homme droiturier, qui ne voudrait pas se venger de
ses citoyens au dommage de son pays, encore que, par
les torts qu'ils lui faisaient, ils lui en donnassent de
grandes occasions ; mais s'il avait envie de pourvoir à
la sûreté de sa personne, et se retirer à Rome, en s'ôtant
des mains de ceux qui sans cause lui voulaient si grand
mal, il serait reçu, et en public et en privé, aussi hono­
rablement comme sa vertu le méritait et la magnificence
du peuple romain le requérait.
Clausus, ayant consulté longuement et par plusieurs
fois en lui-même sur ces propos, conclut à la fin que
c'était le meilleur parti qu'il pouvait prendre en la
nécessité où il se trouvait ; et ayant résolu de le faire,
sollicita ses amis de faire comme lui, et eux en gagnèrent
encore d'autres, de manière qu'il enleva des terres des
Sabins cinq mille ménages, avec les femmes et les enfants,
qu'il emmena tous quant et lui demeurer à Rome. C'était
tout ce qu'il y avait de peuple doux et qui aimât le repos
de la paix entre les Sabins. De quoi Publicola étant bien
averti devant, les reçut humainement, à grande joie, et
avec toute sorte de bon traitement : car il donna d'arri­
vée droit de bourgeoisie à toutes leurs familles, et leur
distribua pour chaque tête deux arpents de terre, au long
de la rivière du Teveron ; et quant à Appius, il lui en
donna vingt-cinq26, et le reçut au nombre des sénateurs.
XXXIX. Voilà comment il vint au gouvernement
de la chose publique à Rome, où il se gouverna si pru­
demment et si sagement, qu'il y acquit à la fin le pre­
mier lieu d'autorité, de crédit et de dignité, tant comme
il vécut ; et après lui laissa la famille des Claudiens des­
cendant de lui, laquelle en noblesse et en gloire ne cède
à nulle autre maison ancienne de Rome. Mais la dissen­
sion d'entre les Sabins étant apaisée par la retraite de
ceux qui s'en étaient allés habiter Rome, les séditieux
gouverneurs ne laissèrent pas les autres vivre en paix,
P U B LICOL A

mais crièrent que ce serait trop grande honte que


Clausus, fugitif et devenu ennemi, fît ce que présent
il n'avait pu obtenir, que les Romains ne fussent par eux
punis des torts et injures qu'ils leur faisaient. Si assem­
blèrent une grosse et puissante armée, avec laquelle ils
s'allèrent camper près la ville de Fidènes, et dressèrent
une embûche assez près de Rome, en certains lieux cou­
verts et creux, où ils mirent deux mille hommes de pied,
tous bien choisis et bien armés, et devaient le lendemain
au matin envoyer devant quelques gens de cheval, courir
j usques aux portes de Rome, les avertissant que quand
ceux de la ville sortiraient sur eux, ils fissent semblant
de fuir j usques à ce qu'ils les eussent attirés au lieu où
était l'embûche ; ce que Publicola ayant entendu de
point en point, par un traître qui s'alla rendre à lui, il
se pourvut et prépara contre tous leurs aguets, en dépar­
tant son armée : car il bailla à son gendre Posthumius
Balbus trois mille hommes de pied, qu'il fit partir le
soir, et l'envoya pour saisir la nuit les coteaux dans les
enfoncements desquels les Sabins se devaient cacher en
embûche. Son compagnon au consulat, Lucrétius, ayant
les plus légers et plus dispos jeunes hommes de la ville,
fut ordonné pour faire tête aux coureurs et fourrageurs,
et lui, avec le demeurant de l'armée, fit un grand circuit
pour envelopper les ennemis par-derrière. Le lendemain
au matin il fit d'aventure un brouillard fort épais, et en
un même instant Posthumius, descendant des coteaux
avec grands cris, courut sus à ceux qui étaient en em­
bûche. Lucrétius de l'autre côté commença aussi à
charger les coureurs, et Publicola donna dedans leur
camp : de manière qu'en tous endroits les affaires des
Sabins se portèrent fort mal, car ils furent battus partout,
et les occirent les Romains en fuyant, sans qu'ils tour­
nassent visage pour se mettre en défense, de sorte que
cela où ils mettaient l'espérance de leur salut leur tourna
à mortelle déconfiture, parce que chacune de leurs
troupes, cuidant que les autres fussent en leur entier,
se rompait quand on !'allait assaillir, et n'y en avait pas
une qui fît tête : car ceux qui étaient dedans le camp
s'en couraient vers ceux qui étaient en embûche, et au
contraire ceux de l'embûche couraient vers le camp, tel­
lement qu'en fuyant ils se rencontraient les uns les autres,
et trouvaient ceux vers lesquels ils fuyaient, y cuidant
P U B L I COLA

être en sûreté, avoir aussi grand besoin d'aide comme


eux-mêmes ; et ce qui les sauva qu'ils ne fussent tous
mis en pièces, fut la ville de Fidènes, qui était près de
là, mêmement ceux qui fuirent du camp quand il fut
surpris ; mais ceux qui ne purent gagner la ville à temps
furent tous occis sur-le-champ, ou faits prisonniers.
XL. La gloire de ce tant heureux exploit, encore que
les Romains aient accoutumé d'attribuer toutes tefles
grandes choses à la destinée, et les référer ordinairement
à la grâce des dieux, fut néanmoins pour lors j ugée par
eux être due à la seule prévoyance du capitaine : car on
n'oyait autre chose dire à ceux qui avaient été sur le fait,
sinon que Publicola leur avait livré entre leurs mains à
tuer à leur plaisir leurs ennemis boiteux et aveugles, et
par manière de dire pieds et poings liés et renfermés. Le
peuple fut grandement enrichi par cette viétoire, tant
pour les autres dépouilles, que pour les prisonniers qu'ils
y gagnèrent. Et Publicola, après avoir triomphé, et
avoir mis le gouvernement de la ville de Rome entre les
mains de ceux qui avaient été élus consuls pour l'année
suivante, mourut incontinent, ayant usé ses j ours en tout
ce que les hommes estiment vertueux et honorable,
autant qu'homme vivant saurait faire. Et le peuple,
comme si durant sa vie il ne lui eût fait honneur quel­
conque, et qu'il lui fût encore redevable de tous les bons
et grands services qu'il avait faits en sa vie à la chose
publique, ordonna qu'il serait enterré aux dépens du
public ; si que, pour faire ses funérailles, chaque citoyen
contribua une petite pièce de monnaie, qui s'appelle un
quatrin27 , les et femmes aussi, pour l'honorer à part, arrê­
tèrent entre elles qu'elles porteraient un an tout entier le
deuil de sa mort, qui fut un deuil fort honorable et fort
glorieux à sa mémoire. Si fut enterré par expresse
ordonnance du peuple dedans la ville, en la contrée qui
s'appelle Vélia ; et fut aussi oétroyé privilège à toute sa
postérité, d'y être semblablement ensevelie ; toutefois
on n'y enterre plus personne de sa race maintenant ;
mais, quand il en meurt aucun, on apporte le corps en
cet endroit-là, et y a quelqu'un qui tenant une torche
ardente la met dessous, et puis la retire incontinent,
pour montrer qu'ils ont bien privilège de l'inhumer là,
mais que volontairement ils se déportent de cet hon­
neur ; et cela fait, ils emportent le corps hors de là28 •
COMPARAISON
DE SOLON AVEC PUBLICOLA

I. Or, pour venir maintenant à la comparaison de ces


deux personnages, il semble qu'il y a une chose propre
à eux qui ne se trouve en nulle autre vie de celles que
nous avons écrites jusqu'ici : c'est que l'un a été témoin,
et l'autre imitateur de celui auquel il est assorti. Et qu'il
soit vrai, la sentence que Solon prononça devant le roi
Crésus, touchant la félicité de Tellus, convient tror.
mieux à Publicola qu'elle ne fait à ce Tellus, lequel 11
jugea avoir été très heureux, parce qu'il était mort hono­
rablement, qu'il avait vécu vertueusement, et qu'il avait
laissé de beaux enfants ; et toutefois il n'en fait mention
en nul endroit de ses poèmes comme de personnage de
vertu excellente ; et si n'eut jamais en sa vie charge hono­
rable, ni ne laissa enfants qui aient été fort renommés
après sa mort, là où Publicola, tant qu'il vécut, fut
toujours le premier homme des Romains, en tout crédit
et toute autorité ; et depuis sa mort, quelques-unes des
plus nobles familles et plus anciennes maisons qui soient
encore à Rome, jusques à notre temps, il y a déj à six cents
ans, comme la maison des Publicoles, celle des Messales,
et celle des Valériens1, réfèrent la gloire de leur noblesse
et de leur ancienneté à lui; Q!!i plus est, Tellus fut tué
par ses ennemis, en combattant vaillamment comme
homme de bien, et gardant bien son rang : et Publicola
mourut après avoir tué les siens, qui est plus grande et
plus heureuse chose que d'avoir été tué ; et après avoir
vu son pays viél:orieux sous lui capitaine et par sa
conduite, et en ayant de son vivant même reçu les hon­
neurs et les triomphes qui lui étaient dus, encore eut-il la
fin de ses jours et l'issue de sa vie que Solon souhaitait
tant, et qu'il réputait si fort heureuse. Davantage ce
qu'il exclame par manière de souhait en un endroit où
il contredit à Mimermnus touchant le cours et la durée
de la vie humaine, en disant :
S O L O N ET P U B L I C O L A
Ma mort n e soit des miens non regrettée,
Mais chaudement plorée et lamentée ;
Et qu'en mourant à mes amis je laisse
Gémissements, larmes, cris et tri�esse•.

Si cela est heur, il rend Publicola grandement heureux :


car à sa mort il ne laissa pas seulement à ses parents et
amis, mais à toute sa ville, et à tant de milliers de per­
sonnes, pleurs, regrets et douleur de sa mort ; car les
femmes romaines le pleurèrent toutes, et en portèrent
le deuil ni plus ni moins que si elles eussent chacune
perdu leur père, leur frère, ou leur mari.
Vrai � qu'avoir je désire des biens,
Mais non qui soient sinon à bon droit miens•.

Cela dit Solon, parce que la vengeance s'en ensuit puis


après.
Il. Et Publicola se garda non seulement d'acquérir
des biens injustement, mai s ceux qu'il eut, il les dépensa
honnêtement, en secourant ceux qui en avaient besoin,
de sorte que, si à bon droit Solon a été réputé très sage,
il faut que nous confessions aussi que Publicola a été
très heureux : car ce que l'un a désiré pour le plus grand,
le plus accompli et plus parfait bien que l'homme saurait
avoir en ce monde, l'autre l'a acquis, conservé et mis
en effet tout le long de sa vie jusques à sa mort. Par ainsi
a Solon honoré Publicola, et Publicola réciproquement
a aussi fait honneur à Solon, en se rendant un très par­
fait exemple, et un très beau miroir, où l'on peut voir
comment il faut gouverner une chose publique p·opu­
laire, lorsqu'il ôta à son consulat toute la pompe et
toute la superbe apparence, et se rendit gracieux, cour­
tois et aimable à tout le monde. Aussi se servit-il de
plusieurs de ses lois ; comme en ce qu'il voulut que le
peuple seul eût l'autorité d'élire tous les officiers et
magistrats publics, et que l'on pût appeler de tous j uges
au j ugement définitif du peuple, comme Solon quand il
permit d'appeler devant fes j uges du peuple.
III. Vrai est que Publicola ne créa pas un nouveau
sénat comme fit Solon ; mais il augmenta le nombre du
premier d'autant de personnes presque qu'il y en avait
auparavant. L'établissement des trésoriers pour manier
les finances est aussi semblablement venu de là, afin que
SOLON ET PUB L I COLA

le souverain magHtrat, s'il est homme de bien, ne soit


point diverti par chose légère de vaquer à meilleures et
plus grandes affaires ; et aussi, s'il est méchant, qu'il
n'ait pas tant de moyens d'exécuter sa mauvaise volonté,
ayant en sa main le maniement des affaires et de l'argent.
Au demeurant la haine des tyrans a été plus âpre et plus
véhémente en Publicola : car Solon punit en ses lois
celui qui aurait attenté de se faire tyran, après qu'il en
serait convaincu, et Publicola permet de le tuer, avant
que de le mettre en justice. Et quant à ce que Solon se
glorifie justement et véritablement, que, pouvant se
faire seigneur du consentement même de ses citoyens,
il le refusa ; cette louange n'est pas moins due à Publicola,
lequel, trouvant la dignité du consulat tyrannique, la
rendit plus modérée et plus populaire, ne prenant pas
toute l'autorité qu'il eût bien pu prendre. Et semble que
Solon avant lui ait bien connu que c'était le vrai moyen
de bien gouverner un état politique, car il dit en un
passage :
Grands et petits mieux en obéiront,
Q!iand peu ni trop chargés ils ne seront•.

IV. Il y a une chose propre et particulière à Solon,


c'est l'abolition de toutes dettes, qui fut une entière
confirmation de liberté, parce que rien ne servent les
lois qui veulent qu'il y ait égalité entre les citoyens,
quand les dettes empêchent les pauvres d'en jouir ; mais
là où il semble qu'ils usent plus de leur liberté, comme à
pouvoir être élus juges et officiers, et à dire leur avis
au conseil et donner leurs voix, c'est là où ils sont plus
serfs et plus sujets, parce qu'ils ne font là qu'obéir à
tout ce que les riches leur commandent. Mais encore
y a-t-il en cet aél:e une chose plus merveilleuse et plus
notable, c'est qu'ordinairement ces abolitions de dettes
ont accoutumé d'amener de grands tumultes et grandes
séditions dans les choses publiques ; et Solon, en ayant
usé en temps opportun, ni plus ni moins que d'une
médecine périlleuse et hardie, en apaisa la sédition qui
était déjà émue, et amortissant, par sa gloire et par
l'opinion que l'on avait publiquement de sa prud'homie
et de sa vertu, toute l'infamie et la calomnie qui pou­
vaient naître de ce fait.
V. Q!!ant à leur première entrée au gouvernement
SOLON E T PUB LICOLA 24 3

des affaires, Solon eut le commencement plus illustre :


car il marcha devant et ne suivit pas un autre, et lui
seul, sans être accompagné d'autres, fit et exécuta la
plus grande partie de ses plus beaux exploits ; mais aussi
l'issue de Publicola fut beaucoup plus glorieuse et plus
heureuse. Car Solon avant que mourir vit sa chose
publique renversée, là où celle de Publicola s'est tou­
jours depuis maintenue en son entier, jusques au temps
des guerres civiles ; car Solon, après avoir fait et écrit
ses lois en rouleaux de bois, sans qu'elles eussent aucune
personne pour les défendre, s'en alla incontinent hors
la ville d'Athènes ; là où Publicola, demeurant conti­
nuellement à Rome au maniement des affaires, fonda et
donna pied ferme aux siennes. Davantage Solon, ayant
bien prévu les menées de Pisistrate, par lesquelles il
aspirait à la principauté et à se faire tyran, il ne les put
néanmoins jamais empêcher, mais fut lui-même vaincu
et opprimé de la tyrannie qui s'établit à sa vue et malgré
lui ; là où Publicola abolit et ruina une puissante royauté,
qui déjà de longtemps avait pris pied, et était entière­
ment établie, ayant en outre la vertu égale à l'intention
semblable, fortune prospère avec puissance suffisante
pour exécuter sa vertueuse volonté.
VI. Mais quant aux faits d'armes et exploits de guerre,
il y a peu de conférence entre eux : car même Daimachus
Platéien n'attribue pas le fait de Mégare à Solon, comme
nous l'avons écrit ; là où Publicola, étant chef d'armée,
et combattant lui-même de sa personne, a gagné plu­
sieurs grosses batailles. Et encore quant aux afüons
civiles et affaires de la paix, Solon ne s'osa présenter
franchement pour persuader l'entreprise de Salamine,
sinon sous couverture d'être sorti hors de son sens,
et par une manière deJ· eu et de passe-temps : là où Publi­
cola, prenant le hasar , dès le commencement se déclara,
sans rien dissimuler, ouvertement ennemi de Tarquin,
et depuis encore il découvrit la conjuration ; et ayant
été principale cause et auteur de faire punir les traîtres
conjurés, chassa non seulement les personnes des tyrans
hors de Rome, mais aussi leur ôta toute espérance de
retour. Et s'étant ainsi généreusement et vertueusement
porté, sans jamais fléchir ni varier, aux affaires qui requé­
raient force, courage, et résistance ouverte, il se porta
encore plus sagement aux choses qui avaient besoin de
S O L ON ET P U B LI C O L A

prudence sans force, de raisonnables remontrances et de


prudente persuasion, quand il gagna dextrement le roi
Porsenna, qui était un ennemi redoutable et invincible
par force à lui, envers lequel il fit tant qu'il se le rendit
ami.
VII. Toutefois aussi pourrait-on insister en cet endroit
que Solon recouvra aux Athéniens l'île de Salamine,
qu'ils voulaient perdre ; et au contraire, Publicola rendit
à Porsenna les terres que les Romains avaient aupa­
ravant conquises dedans le pays de la Toscane. Mais il
faut toujours considérer les temps auxquels les choses
ont été faites : car un sage gouverneur d'État et homme
politique se gouverne diversement selon les occasions,
en prenant chacune chose par le goût qu'elle veut être
maniée, et bien souvent, en quittant une partie, sauve le
tout, et, en perdant un peu, gagne beaucoup, comme fit
lors Publicola ; car, en perdant un peu de pays qui avait
été usurpé sur autrui, il conserva tout ce qui était certai­
nement sien. Et là où les Romains estimaient que ce
serait beaucoup fait à eux de pouvoir sauver leur ville
seulement, il leur acquit de plus tous les biens qui étaient
au camp des ennemis qui les tenaient assiégés ; et en
faisant son ennemi juge de son différend, il gagna sa
cause, et si acquit davantage ce qu'il eût été bien aise
de donner pour vaincre et obtenir en la j udicature de
son différend : car le roi ennemi non seulement fit la paix
avec eux, mais encore leur laissa tout son équipage et
toutes ses provisions et munitions de guerre, pour
l'opinion de la vertu, prud'homie et légalité, que le bon
sens du consul lui fit estimer être entre tous les autres
Romains.
VIE DE THÉMISTOCLE

1 . Extraltion d e Thémistocle. I 1 . S a jeunesse ardente e t appliquée.


I I I . Il étudie la science du gouvernement. V. Sa rivalité avec
Ari�ide. VII . Il détermine Athènes à employer l'argent des
mines à la con§lrutl:ion des vaisseaux. VIII. Son caratl:ère.
X. Sa popularité. XI. Il fait bannir Ari§lide. XII. Sa fermeté.
XIII. Il e� élu capitaine général des Athéniens ; il va combattre
Xerxès. XIV. Il cède le commandement à Eurybiade, général
de Lacédémone. XV. Combat d'Artemisium. XVI. Xerxès
gagne les Thermopyles. XVIII. Feinte de Thémi§locle pour
inspirer du courage aux Athéniens. XXI. Il soutient celui d'Eury­
biade. XXII. Frayeur des Grecs. XXIII. Thémi§locle les met dans
la n�cessité de combattre. XXVII. Nombre de vaisseaux de
Xerxès. XXIX. Vitl:oire de Salamine. XXXII. Fuite de Xerxès.
XXXIII. Honneurs rendus à Thémi§locle XXXV. Sa passion
pour la gloire. Ses paroles remarquables. XXXVII. Il rebâtit
les murailles d'Athènes. XXXVIII. Il confuuit le Pirée. XXXIX.
Projet de Thémi§locle pour donner à Athènes la supériorité
sur toute la Grèce, rejeté parce qu'il e§l inju�e. XL. Sa sage
politique pour maintenir l 'équilibre. XLI. Le poète Timocréon
lui reproche des concussions. XLII. Il fait trop sentir ses ser­
vices. XLIII. Il e� banni par le ban d'o§lracisme. XLIV. Tra­
hison de Pausanias. Il en confie le secret à Thémi§locle. XLV. Le
peuple veut s'assurer de sa personne. Il s'enfuit. L. Son entre­
vue avec le roi de Perse. LIii. Traitement honorable qu'il
re�oit. On lui assigne le revenu de trois villes. LVI. Révolte de
l'Egypte, excitée par les Athéniens. La Perse arme contre
Athènes. Thémi§locle se donne la mort pour ne pas servir contre
sa patrie. LVII. Le roi de Perse l'admire. Ses enfants. LVIII. Son
tombeau magnifique à Magnésie. LIX. Sa po�érité encore
honorée du temps de Plutarque.
Depui& la soixante-troi&ième jmqu' à la soixante-dix-neuvième Olym­
piade, 46J ans avant Jésm-Chrifl.

I. La maison dont était Thémi§tocle n'a pas guère aidé


à sa gloire : car son père, qui se nommait Nicoclès, était
bien citoyen d'Athènes, mais non pas des plus apparents
de la ville, natif du faubourg de Phréar, en la lignée
TH É M I STOCLE

Léontine ; et du côté de sa mère, il était métifl , comme


l'on dit, parce qu'elle était étrangère, ainsi que té­
moignent ces vers :
Abrotonon je suis en Thrace née,
Mais je puis dire être si fortunée,
Q!!e j 'ai le grand et partout tant chante:
Thémistocle aux G régois enfante:•.

Toutefois Phanias écrit que sa mère n'était point Thrace,


mais native du pays de Carie, et ne la nomme point
Abrotonon, mais Euterpe ; et Néanthe y aj oute davan­
tage, qu'elle était d'Halicarnasse, ville capitale du
royaume de la Carie ; au moyen de quoi étant la coutume
que les enfants métifs, c'eSl:-à-dire ceux qui n'étaient pas
nés de père et de mère naturels citoyens d'Athènes,
fissent leurs assemblées pour se j ouer et exercer en un
certain lieu appelé Cynosarge, qui était un parc député
aux exercices des jeunes gens, hors les murailles de la
ville, et dédié à Hercule, parce qu'entre les dieux il
n'était pas non plus lui-même naturel, mais tenait de
bâtardise, à cause de sa mère, qui était femme mortelle.
ThémiS'l:ocle fit tant envers quelques j eunes hommes des
plus nobles maisons de la ville, qu'il les mena quant et
lui en ce parc de Cynosarge, et les fit dépouiller, oindre
et exercer avec lui : en quoi faisant, il abolit finement
la différence que l'on faisait auparavant entre les métifs
et les légitimes citoyens à Athènes. Ce nonobSl:ant, il
eS'I: tout certain qu'il tenait de quelque chose à la maison
des Lycomédiens, parce que la chapelle de cette famille,
qui eS'I: au bourg de Phlyes, ayant été arse et brûlée par
les Barbares, ThémiS'l:ocle la fit refaire à ses dépens, et
l'enrichit et orna de peintures, ainsi que dit Simonide3 •
II. Au demeurant, c'eSl: bien chose confessée de tous,
que dès le temps de son enfance on apercevait déjà bien
qu'il était ardent, remuant, avisé, de bons sens, et de sa
nature convoiteux de faire toutes grandes choses, et né
pour manier affaires : car aux j ours et heures qu'il avait

l.
vacation de l'étude et congé de s'ébattre, il ne jouait
amais, ni jamais ne demeurait oisif, comme faisaient
es autres enfants, mais le trouva �t-on touj �urs appre­
nant par cœur, ou composant a part sot quelques
harangues, le sujet desquelles était le plus souvent, qu'il
défendait ou accusait quelqu'un de ses compagnons, à
T H É M I S T O CLE 2. 4 7

raison de quoi son maître d'école lui disait ordinaire­


ment : « Tu ne seras jamais peu de chose, mon enfant ;
» mais est force que tu sois un jour quelque grand bien
» ou quelque grand mal. » Et pourtant quand on lui
voulait faire apprendre aucune chose servant seulement
à réformer et civiliser les mœurs, ou bien de celles que
l'on étudie pour plaisir et honnête passe-temps, il les
apprenait lâchement et froidement ; mais si c'était
quelque chose de sens, et qui servît à manier affaires,
on voyait qu'il le notait, et le voulait entendre plus
avant que ne portait son âge, comme celui qui se confiait
à son naturel. Cela fut cause que depuis, se trouvant en
quelques compagnies moqué par d'autres qui avaient
étudié en ces arts-là d'honnête et gentil entretien, il fut
contraint pour se venger et défendre, de leur répondre
en paroles un peu hautaines et odieuses, disant qu'il ne
« Savait pas voirement accorder une lyre ou une viole,
» ni jouer d'un psalterion ; mais qui lui mettrait entre
» ses mains une ville petite, faible et de peu de nom,
» qu'il savait bien les moyens de la faire devenir grande,
» puissante et de noble renom ».
III. Ce néanmoins Stésimbrote écrit" qu'il fut à
l'école d'Anaxagore, et qu'il étudia sous Mélissus le
philosophe naturel ; en quoi il abuse grandement, pour
n'avoir pas bien pris garde à la suite des temps ; car
Mélissus fut capitaine des Samiens à l'encontre de Péri­
clès, du temps qu'il tint la ville de Samos assiégée. Or
est-il que Périclès était de beaucoup plus jeune que
Thémistocle, et Anaxagore se tenait en sa maison même
demeurant avec lui ; pourtant y a-t-il plus d'apparence
et plus d'occasion de croire ceux qui disent que Thé­
mistocle se proposa à imiter Mnésiphile le Phréarien,
lequel ne faisait profession ni d'orateur, ni de philo­
sophe naturel, que l'on appelait en ce temps-là, mais de
ce que l'on nommait alors sagesse, laquelle n'était autre
chose que prudence de manier affaires, et un bon sens
et jugement en matière d' État et de gouvernement,
laquelle profession, ayant commencé à Solon, avait
continué de main en main jusques à lui, comme une
seB:e de philosophie. Mais ceux qui sont venus depuis
y ont mêlé parmi les arts de la plaiderie, et peu à peu
en ont transporté l'exercice des effets aux paroles nues :
à raison de quoi ils ont été appelés Sophistes, comme
THÉMI STOCLE

qui dirait, contrefaisant les sages ; toutefois quant à ce


Mnésiphile-là, il s'approcha de lui qu'il avait déjà com­
mencé à s'entremettre du gouvernement de la chose
publique. Si furent les premiers mouvements et dépor­
tements de sa j eunesse fort variables et divers, comme
de celui qui se laissait aller où le poussait l'impétuosité
de sa nature, sans la régler et guider avec le j ugement
de la raison : dont il advenait qu'elle produisait de
grandes mutations de façons de faire et de mœurs, en
l'une et en l'autre partie, et bien souvent se tournait en
la pire, comme lui-même confessa depuis, disant que les
plus rebours et les plus farouches poulains sont ceux qui
à la fin deviennent les meilleurs chevaux, quand ils sont
domptés, faits et dressés ainsi comme il appartient.
IV. Au resl:e, tous les autres contes que quelques-uns
vont aj outant à cela, comme, que son père le déshérita,
et que sa mère se fit volontairement mourir pour le
regret et la douleur qu'elle avait de voir le mauvais
gouvernement de son fils, sont à mon avis choses
controuvées : car au contraire il y en a qui écrivent que
son père même, le voulant divertir de s'entremettre du
gouvernement de la chose publique, lui allait montrant
au long du rivage de la mer les corps des vieilles galères
jetées çà et là, sans que l'on en fît plus de compte, en
lui disant que le peuple faisait tout ainsi des gouver­
neurs6 quand ils ne pouvaient plus servir.
V. Comment que ce soit, il esl: tout certain que Thé­
misl:ocle s'affeB:ionna incontinent à bon escient aux
affaires, et qu'il fut bientôt atteint au vif de la convoi­
tise de gloire ; de manière que, voulant dès son com­
mencement mettre le pied devant tous les autres, il prit
audacieusement à son arrivée la pique contre les plus
grands et les plus puissants hommes qui se mêlassent
pour lors du gouvernement des affaires, mêmement
contre Arisl:ide fils de Lysimaque, qui lui était toujours
en tout et partout adversaire. Toutefois il semble que
l'inimitié qu'il conçut à l'encontre de celui-là procéda
d'une cause assez légère : car ils se trouvèrent tous deux
amoureux du heau Stésileus, natif de la ville de Téos,
ainsi comme l'écrit le philosophe Arisl:on6 ; et depuis
le commencement de cette jalousie-là, continuèrent à
tenir toujours partis contrai res, non seulement en leurs
privées affeB:ions, mais aussi au gouvernement de la
T H É MI STOC L E 2.49

chose publique. Toutefois je crois bien que la diversité


de leurs mœurs et de leurs conditions augmenta gran­
dement l'inimitié de la dissension qu'ils eurent entre eux,
parce qu'Aristide, étant de sa nature homme posé, droit
et entier en sa vie, et qui en ses aél:ions ne tendait point
à flatter le peuple, ni à servir à sa propre gloire, mais à
faire, dire et conseiller toujours ce qu'il estimait être
le meilleur, le plus juste et le plus sûr pour la chose
publique, était contraint de résister souvent à Thémis­
tocle, qui allait incitant le peuple à entreprendre tou­
jours quelque chose de nouveau, et qui mettait tous les
jours quelques nouvelletés en avant, afin d'empêcher
l'accroissement de son autorité.
VI. Car on dit qu'il était si transporté de la cupidité
de gloire, et si ardemment épris du désir de faire de
grandes choses, qu'étant encore bien jeune, lorsque la
bataille de Marathon fut donnée contre les Barbares, où
l'on ne parlait d'autre chose que de la valeur du capi­
taine Miltiade qui l'avait gagnée, on le trouvait bien
souvent tout seul rêvant et pensant à part soi, et ne
pouvait dormir la nuit, ni ne voulait le jour aller aux
lieux, ni se trouver aux compagnies où il avait auparavant
accoutumé de fréquenter, disant à ceux qui s'ébahis­
saient d'un si grand changement de ses façons de faire,
et qui lui en demandaient l'occasion, « Q!!e la viél:oire
» de Miltiade ne le laissait point dormir » à cause que
les autres estimaient que la défaite des Barbares en cette
journée de Marathon dût être la fin dernière de la guerre.
Mais Thémistocle au contraire pensait bien que ce
n'était qu'un commencement de plus grandes affaires,
auxquelles il s'allait tous les jours préparant pour le
salut de toute la Grèce, et y exerçait de bonne heure sa
cité, prévoyant déjà de loin ce qui en devait advenir.
VII. Parquai tout premièrement, là où ceux d'Athènes
auparavant avaient accoutumé de distribuer entre eux
le revenu annuel que l'on tirait des mines d'argent qui
étaient en un endroit de l' Attique nommé Laurium, il
fut seul qui osa mettre en avant au peuple qu'il fallait
désormais ôter cette distribution, et employer l'argent
à bâtir force galères pour en faire la guerre aux Éginètes ;
c_ette guerre était pour lors dans toute sa force ; et les
Eginètes tenaient toute la mer en leur puissance, tant
ils avaient grand nombre de vaisseaux. Cela fut cause
THÉMI STOCLE

que Thémistocle persuada plus facilement à ses citoyens


ce qu'il voulut en cet endroit, non point en les menaçant
du roi Darius ni des Perses : car ceux-là étaient trop
loin, et n'avait-on pas crainte, au moins guère assurée,
qu'ils fussent pour venir ; mais en usant opportunément
de la haine et de la j alousie des Athéniens à l'encontre
des Éginètes ; car de cet argent-là furent bâties cent
galères, avec lesquelles ils combattirent et défirent par
mer le roi Xerxès ; et depuis ce commencement-là, atti­
rant petit à petit, et faisant descendre ses citoyens à la
marine, en leur montrant, comme par terre à peine
étaient-ils forts assez pour faire tête à leurs semblables,
là où avec la puissance qu'ils pouvaient acquérir en mer,
ils étaient non seulement pour se défendre des Barbares,
mais aussi pour donner loi au demeurant de la Grèce,
il les rendit mariniers et gens de mer, comme dit Platon',
au lieu que auparavant ils étaient bons et roides cham­
pions de terre ferme, ce qui donna matière à ses mal­
veillants de lui reprocher depuis qu'il avait ôté au peuple
d'Athènes la pique et le pavois, pour le réduire au banc
et à la rame ; et le gagna à l'encontre de Miltiade, qui lui
contredisait en cela, ainsi comme dit Stésimbrote8 • Or si
en ce faisant il a été cause de gâter la netteté et pureté
de sa chose publique, ou non, je le laisse disputer aux
philosophes ; mais que la préservation de la Grèce pour
cette fois soit due à la marine, et que les galères aient
été cause de la ressource d'Athènes, outre les autres
preuves que l'on en pourrait alléguer, Xerxès lui-même
le témoigna, parce qu'étant encore son armée de terre
tout entière, quand il vit celle de mer rompue et défaite,
il s'enfuit ; comme confessant qu'il n'était plus fort assez
pour combattre les Grecs, et laissa Mardonius, son lieu­
tenant, en la Grèce, plus pour empêcher que les Grecs
ne le poursuivissent, que pour espérance de les subju­
guer, à mon avis.
VIII. Aucuns écrivent de Thém�ocle qu'il était
grand ménager et fort sujet à son profit9 , parce qu'il
dépensait libéralement, et aimait à faire souvent des
sacrifices, et à recueillir et traiter honorablement les
étrangers à l'occasion de quoi il fallait qu'il fût diligent
et ardent à amasser pour pouvoir fournir à la dépense.
Les autres au contraire le blâment d'avoir été fort chiche
et mécanique jusques à envoyer vendre des présents de
THÉMI STOCLE

viande qu'on lui donnait. Il demanda quelquefois à un


nommé Diphilides, qui tenait des haras de chevaux, un
poulain en don, de quoi étant tout à plat refusé, il eut
si grand dépit qu'il le menaça de lui rendre, avant qu'il
passât guère de temps, sa maison le cheval de bois avec
lequel Troie fut prise, voulant ouvertement lui donner
à entendre, que bientôt il lui susciterait des procès et
des querelles à l'encontre de ses propres parents et de
ses dome�iques mêmes.
IX. Il e� bien vrai que c'était le plus ambitieux
homme du monde : car dès qu'il était encore j eune et
peu connu, il pria à grande in�ance un excellent j oueur
de cithare, qui pour lors avait le bruit à Athènes, nommé
Épiclès, natif d'Hermione, qu'il vînt exercer et montrer
son art en sa maison, afin que beaucoup de gens qui
auraient envie de l'ouïr demandassent son logis, et
vinssent chez lui. Mais étant une année allé à la fête et
assemblée des j eux Olympiques, il y voulut tenir maison
ouverte à tous venants, avoir des tentes richement parées,
et toute autre magnificence de train et d'équipage, à
l'envi de Cimon. Cela déplut aux Grecs, lesquels e�i­
mèrent que cette dépense était chose bien séante, et
qui se devait permettre à Cimon, à cause qu'il était j eune
et de grande maison, mais à lui qui était homme neuf,
et qui semblait faire le grand plus que ses biens et ses
facultés ne portaient, et plus qu'il ne lui appartenait,
cela non seulement ne fut point loué, mais fut e�imé
vaine gloire et présomption. Une autre fois il fit les
frais d'une tragédie qui fut j ouée publiquement, et en
ayant gagné le prix, étant déj à l'honneur de vaincre en
tels j eux fort envié et chaudement poursuivi à Athènes,
il fit peindre cette sienne viél:oire en un tableau, qu'il
dédia et fit attacher en un temple avec une telle inscrip­
tion : « Thémi�ocle Phréarien faisait les frais, Phrynicus
» l'avait composée, Adimantus était prévôt. »
X. Ce néanmoins il était agréable au commun peuple
en partie parce qu'il saluait chaque citoyen par son
propre nom, sans que personne lui aidât à les nommer,
et en partie aussi parce qu'il se montrait j uge droiturier
dans les affai res des particuliers, comme il répondit un
jour au poète Simonide natif de Chio, qui le requérait
de quelque chose, laquelle n'était pas raisonnable, lors­
qu'il était gouverneur de la ville : « Tu ne serais pas
252 T H É M I S T O CL E

» b o n poète, si t u chantais contre les règles d e l a musique,


» ni moi bon gouverneur de ville, si je faisais aucune
» chose contre les lois civiles. » Une autre fois, se
moquant du même Simonide, il lui dit : « QE'il n'avait
» point d'entendement de médire des Corinthiens, vu
» qu'ils étaient seigneurs d'une si grosse et si puissante
» cité, et de se faire portraire au vif, attendu qu'il était
» si laid ».
XI. Mais étant venu en crédit, et ayant acquis la
bonne grâce du commun peuple, i l embrouilla tellement
Arislide, qu'à la fin il le fit chasser et bannir de la ville
d'Athènes pour cinq ans. Et comme déjà le roi de Perse
fût en chemin pour venir faire la guerre aux Grecs, et
les Athéniens commençassent à délibérer qui ils éliraient
pour capitaine, l'on dit que tous les autres qui avaient
accoutumé de s'entremettre des affaires, craignant le
danger, se tirèrent lors en arrière, et qu'il n'y eut qu'un
orateur nommé Épicycle, fils d'Euphémides, homme
éloquent, mais lâche de cœur et sujet à l'argent, qui se
p résentât à demander cette charge, et avait apparence
qu'il l'obtiendrait. Parquoi Thémislocle, ayant peur que
tout ne se perdît, si la conduite de cette guerre venait
à tomber entre les mains d'un tel personnage, acheta à
deniers comptants l'ambition d'Épicyde, pour le faire
déporter de la poursuite.
XII. On loue aussi grandement ce qu'il fit touchant
le truchement qui vint avec les ambassadeurs du roi ,
pour demander l'eau et la terre, c'esl-à-dire entière
reconnaissance et obéissance, aux Grecs : car il le fit
saisir au corps et punir de mort, par décret public, pour
avoir osé employer la langue grecque aux commande­
ments des Barbares. Ce fut aussi une belle chose, qu'à
son inslance Arthmius natif de Zèle fut noté d'infamie,
lui, ses enfants et toute sa poslérité, à cause qu'il avait
apporté de l'or du roi de Perse, pour en gagner et cor­
rompre des hommes en la Grèce ; mais le plus grand et
le plus louable aB:e qu'il fit en cet endroit, fut qu'il
apaisa et p acifia toutes les guerres que les Grecs avaient
entre eux, persuadant aux villes de remettre leurs ini­
mitiés jusqu'après la guerre, en quoi l'on dit que Chi­
leus Arcadien lui aida plus que nul autre.
XIII. Ayant donc été élu capitaine général des Athé­
niens, il tâcha incontinent de faire embarquer ses citoyens
T H É M I S T OCLE

sur les galères, en leur remontrant qu'ils devaient aban­


donner leur ville pour aller rencontrer par mer le roi
des Barbares, le plus loin qu'ils pourraient de la Grèce,
ce que le peuple ne trouva pas bon ; au moyen de quoi
il mena par terre bonne troupe de combattants au pas
de Tempé avec les Lacédémoniens, pour défendre contre
les Barbares cette entrée de la Thessalie, laquelle ne
s'était point encore déclarée, ni tournée du côté des
Mèdes. Mais depuis s'étant les Grecs retirés de là sans
rien faire, et ayant les Thessaliens pris parti avec le roi,
tellement que j usqu'au pays de la Béotie, tout était à la
dévotion des Barbares, les Athéniens alors commen­
cèrent à trouver l'opinion de Thémisl:ocle bonne, de
vouloir combattre par mer, et l'envoyèrent avec leurs
vaisseaux en la ville cl' Artemisium, pour garder le détroit,
là où les autres Grecs voulaient que les Lacédémoniens
et leur amiral Eurybiade eussent la prééminence de
commander à tous, et les Athéniens ne voulaient point
marcher sous autrui, parce qu'ils avaient eux seuls en
cette année-là plus grand nombre de vaisseaux que tous
les autres Grecs ensemble.
XIV. Mais Thémisl:ocle, prévoyant le danger qui
était pour en advenir, de lui-même céda volontairement
à Eurybiade l'autorité de commander, et y fit condes­
cendre les Athéniens, en leur promettant et assurant que,
s'ils se montraient gens de bien en cette guerre, les
autres Grecs de leur bon gré puis après se soumettraient
à leur obéissance, par où il appert qu'il fut lors princi­
pale cause du salut de la Grèce, et celui qui poussa plus
avant l'honneur et la gloire des Athéniens, leur faisant
vaincre leurs ennemis en prouesse, et leurs alliés et amis
en bonté. Cependant, la flotte de l'armée barbaresque
étant venue poser l'ancre au long de l'île des Aphètes 10 ,
Eurybiade, voyant si grand nombre de vaisseaux tout
de front, s'en étonna, et entendant qu'il y en avait encore
deux cents autres qui allaient faire le tour par-dessus
l'île <le Sciathe, se voulut incontinent retirer plus au­
dedans de la Grèce, et s'approcher du Péloponèse, afin
que l'armée de mer fût près de celle de terre, n'esl:imant
pas qu'il fût possible de combattre la puissance du roi
Xerxès par mer. A l'occasion de quoi les habitants de
l'île d'Euhée, ayant peur que les Grecs ne les abandon­
nassent, firent secrètement parler à Thémisl:ocle, et lui
2.54 THÉMI STOCLE

envoyèrent une bonne somme de deniers par l'entre­


mise d'un nommé Pelagon, lesquels deniers Thémis­
tocle prit, comme Hérodote l'écrit 11 , et les donna à
Eurybiade. Mais il y avait entre ses citoyens un nommé
Architélès, caritaine de la galère que l'on appelait
sacrée19 , leque résistait fort à son intention, et, n'ayant
point d'argent pour payer et entretenir ses mariniers,
faisait tout ce qu'il pouvait afin que l'on partît de là
vivement. Thémistocle irrita ses gens encore plus qu'ils
n'étaient encontre lui, de manière qu'ils lui coururent
sus dedans sa galère même, et lui ravirent son souper.
De quoi Architélès étant fort indigné et courroucé, Thé­
mistocle lui envoya du pajn et de la viande dans un
panier, au fond duquel il fit encore mettre un talent
d'argent, lui mandant que pour ce soir il soupât, et que
le lendemain il avisât de pourvoir aux gens de sa galère,
autrement qu'il crierait à l'encontre de lui, et l'accuserait
envers leurs citoyens d'avoir pris argent des ennemis.
Ainsi l'écrit Phanias le Lesbien18 •
XV. Au demeurant, ces premières rencontres, qui se
firent dans le détroit de l'Eubée entre les Grecs et les
Barbares, ne furent pas de grande conséquence pour la
décision finale de toute cette guerre : mais ce fut comme
un essai qui servit beaucoup aux Grecs, leur faisant voir
par expérience, et au danger même du combat, que la
grande multitude des vaisseaux, ni la pompe et magni­
ficence des parements d'iceux, ni les cris superbes et
chants de viB:oire des Barbares, ne servent de rien à
l'encontre de ceux qui ont le cœur de joindre de près,
et combattre à coups de main leur ennemi, et qu'il ne
faut point faire le compte de tout cela, mais aller droit
affronter les hommes, et s'attacher hardiment à eux.
Ce qu'il me semble que le poète Pindare entendit très
bien, quand il dit touchant la bataille d'Artemisium :
Ceux d'Athènes ont planté
Le glorieux fondement
De la grecque liberté".

Car sans point de doute, le commencement de vaincre


est s'assurer. Ce lieu d'Artemisium est une côte de l'île
d'Euhée, regardant vers le septentrion au-dessus de la
ville d'Histiée, droit vis-à-vis de la contrée qui fut jadis
en l'obéissance de Philoétète, mêmement de la ville
T H É MI S T O CLE 255

d'Olison, et y a un temple non guère grand, de Diane


surnommée Orientale 16 , à l'entour duquel y a des arbres,
et un circuit de colonnes de pierre blanche tout à l'envi­
ron, lesquelles quand on les frotte avec la main, rendent
la couleur et l'odeur de safran, et en l'une d'icelles y a
une inscription en vers élégiaques de telle substance :
Après avoir par martiale encombre,
Ici devant jadis en mer défait
Des nations d'Asie infini nombre,
Les preux enfants d'Athènes en ont fait
Édifier, pour mémoire du fait,
Ce monument à Diane la sainte,
Lorsque par eux eut été en effet
Des fiers Médois, toute l'armée éteinte 1 6 •
Encore montre-t-on j usqu'aujourd'hui en cette côte un
endroit où il y a, au milieu de force sable, de la poudre
noirâtre comme cendre, j usqu'à bien avant dans la
terre, et pense-t-on que ce soit où ils brûlèrent les morts
et les reliques des naufrages.
XVI. Mais y étant venue la nouvelle de ce qui avait
été fait au pas des Thermopyles, comme le roi Léonidas
y était mort, et comme Xerxès avait gagné cette entrée
de la Grèce par terre, adonc se retira l'armée de mer
plus au-dedans de la Grèce, étant les Athéniens en cette
retraite rangés à la queue tous les derniers, comme ceux
qui avaient le cœur élevé pour la gloire des vaillances
qu'ils avaient déjà faites. Et Thémistocle, passant au
long des lieux où il fallait nécessairement que les ennemis
abordassent et se retirassent à l'abri, engrava en grandes
et grosses lettres sur des pierres qu'il trouvait par cas
d'aventure, ou qu'il fai sait expressément apporter aux
endroits où il y avait un abri pour les vaisseaux, ou
commodité de prendre eau, des paroles adressantes aux
Ioniens, par lesquelles il leur remontrait qu'ils se devaient
tourner devers eux, qui étaient leurs ancêtres et fonda­
teurs, et qui combattaient pour leur propre liberté, ou
à tout le moins mettre quelque trouble, et faire du pis
qu'ils pourraient en l'armée des Barbares, quand on
viendrait à combattre ; car il espérait que cela ferait
tourner les Ioniens de leur côté, ou pour le moins mettre
les Barbares en quelque défiance d'eux.
XVII. Au reste, Xerxès étant entré par le haut de la
province dorique, dedans le pays de la Phocide, brûlant
T H ÉM I S TOCL E

et détruisant les villes des Phocéens, les autres Grecs


ne firent aucun devoir de les aller secourir, combien que
les Athéniens les requissent de vouloir aller au-devant
des Barbares jusqu'en la Béotie, pour préserver le pays
d'Attique, comme eux étaient allés par mer jusqu'à la
côte d'Artemisium ; mais personne ne leur prêtait
l'oreille, et voulaient tous que l'on se retirât au Pélo­
ponèse, et que l'on assemblât toutes les forces de la
Grèce au-dedans de l'encoulure d'icelui, en la fortifiant
d'une bonne muraille qui prît depuis une mer jusques
à l'autre, de quoi les Athéniens furent bien mal contents
et aussi fort découragés et déplaisants de se voir ainsi
laissés et abandonnés par les autres Grecs ; car de com­
battre tout seuls contre tant de milliers d'ennemis, il n'y
fallait pas penser, et ne leur restait plus d'autre expé­
dient que de quitter leur ville et s'embarquer sur leurs
vaisseaux ; ce que le peuple entendait fort mal volon­
tiers, faisant son compte qu'il ne se fallait plus soucier
ni de vaincre ni de se sauver, quand ils auraient aban­
donné les temples de leurs dieux et les sépultures de
leurs parents.
XVIII. Parquai Thémistocle, voyant qu'il ne pou­
vait par raisons ni persuasions humaines conduire le
peuple à son opinion, dressa une feinte, comme l'on
fait quelquefois aux jeux des tragédies, et commença à
battre les Athéniens de signes célestes, d'oracles et de
réponses des dieux : car il se servit pour signe et pré­
sage céleste de l'occasion du dragon de Minerve 1' , qui,
de bonne aventure, environ ces jours-là, ne comparut
point, comme il avait accoutumé, au temple, et trou­
vaient les prêtres les oblations que l'on lui portait par
chacun jour toutes entières, sans que l'on y eût aucu­
nement touché. Au moyen de quoi ayant été embou­
chés par Thémistocle, ils semèrent un bruit parmi le
peuple, que la déesse tutrice de la ville l'avait aban­
donnée, en leur montrant le chemin de la mer ; et d'un
autre côté il les gagna aussi par le moyen de la prophétie,
qui leur commandait de se sauver en des murailles de
bois, disant que les murailles de bois ne signifiaient autre
chose que les navires ; et que pour cette cause Apollon
en son oracle appelait Salamine divine, non point misé­
rable ni malheureuse, parce qu'elle devait donner le
nom à une très heureuse viél:oire que les Grecs y devaient
T H É M I S TOCL E 257

gagner. Ainsi ayant son avis été reçu, i l mit e n avant


ce décret, que l'on déposât la ville d'Athènes en la sau­
vegarde de Pallas, qui était dame tutrice du pays, et
que tous ceux qui étaient en âge de porter armes mon­
tassent sur les galères ; au demeurant, que chacun avis ât
de retirer quelque part en lieu de sûreté sa femme, ses
enfants et ses esclaves, le mieux qu'il pourrait.
XIX. Ce décret ayant été passé et autorisé par le
peuple, la plupart transporta ses pères et mères vieux,
les femmes et les petits enfants en la ville de Trézène,
où les Trézéniens les reçurent fort honnêtement et
humainement ; car ils ordonnèrent qu'ils seraient nourris
aux dépens du public, en leur donnant deux oboles de
leur monnaie par chacun j our, qui sont environ quatorze
deniers par tête, et permettant aux j eunes enfants de
prendre des fruits partout où ils en trouveraient, et,
davantage, entretenant des maîtres d'école aux dépens
de leur chose publique pour leur enseigner les lettres.
Celui qui s'inscrivit auteur de ce décret fut un nommé
Nicagoras.
XX. Or n'avaient point alors les Athéniens de deniers
communs, mais le sénat des aréopagites, ainsi que dit
Aristote 18 , fournit à chaque homme de guerre huit
drachmes, et ce fut, par ce moyen, principale cause que
les galères furent armées. Toutefois Clidémus écrit que
cela fut encore une ruse de Thémistocle, parce qu'étant
descendus les Athéniens au port de Pirée, il fit semblant
que l'écu de Pallas, où est la tête de Méduse entaillée19 ,
était perdu et ne se trouvait point avec l'image de la
déesse, et que, feignant de le chercher, il fouilla partout,
et trouva une grande quantité d'argent que les parti­
culiers avaient caché parmi leurs hardes. Cet argent fut
apporté en public, et par ce moyen eurent les hommes
de défense qui s'embarquèrent sur les vaisseaux de quoi
faire leurs provisions nécessaires .
QEand ce vint au départir, que toute la ville d'Athènes
fut montée en mer, cela faisait d'un côté pitié à voir,
et d'un autre côté apportait grand ébahissement à ceux
qui considéraient la hardiesse et le bon cœur de ces
hommes-là, qui envoyaient devant leurs pères et mères
ailleurs, et eux, sans fléchir pour les larmes, cris et
embrassements de leurs femmes et enfants au départir,
passaient courageusement en l'île de Salamine. Mais outre
THÉMI S T O CLE

cela, i l y avait beaucoup de vieux citoyens que l'on était


contraint de laisser là, parce que l'on ne les pouvait
transporter à cause de leur vieillesse, ce qui faisait grande
compassion ; et si y avait ne sais quoi de pitoyable, qui
attendrissait les cœurs, quand on voyait les bêtes domes­
tiques et privées qui couraient çà et là avec hurlements
et signifiance de regrets après leurs maîtres et ceux qui
les avaient nourries, ainsi comme ils s'embarquaient ;
entre lesquelles bêtes on conte du chien de Xantippe,
père de Périclès, que, ne pouvant supporter le regret
d'être laissé de son maître, il se jeta dans la mer après
lui, et, nageant au long de la galère où il était, passa
jusques en l'île de Salamine, là où sitôt qu'il fut arrivé,
l'haleine lui faillit, et mourut soudainement. L'on dit
que le lieu que l'on appelle encore aujourd'hui la Sépul­
ture du chien esl: l'endroit où il fut enterré20 •
XXI. Ce sont aussi grands aél:es de Thémisl:ocle, que,
voyant les Athéniens regretter l'absence d' Arisl:ide, et
craindre que par un dépit il ne se tournât du côté des
Barbares, et en ce faisant ne fût cause de ruiner les
affaires de la Grèce, parce qu'il avait été, par les menées
de Thémisl:ocle avant la guerre, banni pour dix ans, il
mit en avant un décret, que tous ceux qui auraient été
bannis à temps pussent retourner pour faire, dire et
conseiller avec leurs concitoyens ce qu'ils esl:imeraient
être le meilleur pour le salut de la Grèce. Et étant Eury­
biade capitaine général de toute l'armée de mer des
Grecs pour la dignité de la ville de Sparte, mais au
demeurant homme à qui le cœur faillait au besoin, vou­
lant à toute force partir de là, et se retirer dans le gouffre
du Péloponèse, là où toute l'armée de terre des Pélopo­
nésiens était assemblée, Thémisl:ocle y contredit et résisl:a
fort et ferme, et fut lors qu'il fit certaines réponses
notables, qui ont bien été recueillies et notées depuis.
Car comme Eurybiade lui dit un jour : « Thémisl:ocle,
» aux jeux de prix ceux qui se lèvent avant qu'il en soit
» temps sont souffletés. - Il esl: vrai, lui répondit Thé­
» misl:ocle ; mais aussi ceux qui demeurent les derniers
» ne sont jamais couronnés. » Une autre fois Eurybiade
haussa le bâton qu'il tenait en sa main, comme s'il l'en
eût voulu frapper, et il lui dit : « Frappe, si tu veux,
» pourvu que tu écoutes. » Eurybiade alors, s'émerveil­
lant de voir en lui une si grande facilité et si grande
TH ÉM I S T O CL E

patience, lui permit de dire tout ce qu'il voulut ; e t déjà


commençait Thémistocle à le ramener à la raison ; mais
il se trouva là quelqu'un qui lui dit : « Il sied mal à un
» homme qui n'a plus de ville ni de maison de p rêcher
» ceux qui en ont de les abandonner. » Thémistocle,
tournant sa parole à lui, répliqua : « Nous avons, dit-il,
» lâche et méchant homme que tu es, volontairement
» abandonné des maisons et des murailles, ne voulant
» pas nous soumettre au j oug de servitude pour crainte
» de perdre des choses qui n'ont point d' âme ni de vie,
» et néanmoins notre ville ne laisse pas d'être la plus
» grande de toute la Grèce : car c'est une flotte de deux
» cents galères toutes p rêtes à combattre, qui sont ici
» venues pour vous sauver si vous voulez ; mais si vous
» vous en allez, en nous abandonnant pour la deuxième
» fois, vous orrez dire, avant qu'il passe beaucoup de
» temps, que les Athéniens auront une autre ville franche,
» et posséderont autant de terres et d'aussi bonnes
» comme celles qu'ils auront ici perdues. »
Ces paroles firent incontinent penser à Eurybiade et
craindre que les Athéniens ne s'en voulussent aller, et
les abandonner. Mais comme un autre Érétrien essayait
encore d'alléguer quelques raisons contre l'avis de Thé­
mistocle, il ne se put tenir de lui dire : « Q!!oi ! faut-il que
» vous autres parliez aussi de la guerre, qui ressemblez
» proprement aux casserons21 ; car vous avez bien un
» couteau, mais vous n'avez point de cœur. » Aucuns
écrivent que cependant que Thémistocle tenait ces p ro­
pos de dessus le tillac de sa galère, on aperçut une che­
vêche volant à main droite des vaisseaux, qui s'alla poser
sut le bout du m ât d'une galère, et que cela fut cause
de faire condescendre les autres Grecs à son opinion,
et se p réparer à combattre par mer.
XXII. Mais quand la flotte des vaisseaux ennemis
fut arrivée en la côte de l' Attique, à l'endroit du port
Phalérique, où elle couvrait tous les rivages d'alenviron,
tant que la vue se pouvait étendre, et que le roi Xerxès
lui-même en personne, avec son armée de terre, se fut
aussi venu camper le long de la marine, de sorte que
l'on voyait toute sa puissance, tant de mer que de terre
ensemble ; alors toutes les belles raisons et remontrances
de Thémistocle s'écoulèrent hors de la mémoire des
Grecs, et regardèrent de rechef les Péloponésiens corn-
260 T H E. M I S T O CL E

ment ils se pourraient retirer au gouffre de Péloponèse,


en se courrouçant quand on leur cuidait parler d'autre
chose. Bref, il fut arrêté que l'on ferait voile la nuit
suivante, et commandé aux pilotes qu'ils tinssent leur
cas tout prêt pour partir.
XXIII. �oi voyant Thémistocle, et étant fort marri
que les Grecs s'écartassent ainsi les uns des autres, en
se retirant chacun en sa ville, et abandonnant l'avantage
que leur donnait la nature du lieu, et le détroit du bras
de mer, où ils se trouvaient ensemble, pensa en soi­
même comment il y pourrait remédier : si s'avisa de la
menée d'un Sicinnus, lequel était Persien de nation, et,
ayant été autrefois pris à la guerre, aimait Thémistocle,
de manière qu'il était gouverneur de ses enfants. Il
l'envoya secrètement devers le roi de Perse lui donner
à entendre que Thémistocle, capitaine général des Athé­
niens, ayant bonne envie de devenir son serviteur, l'aver­
tissait de bonne heure que les Grecs s'en voulaient fuir,
et lui conseillait de ne les laisser point échapper, mais
les faire charger à bon escient, pendant qu'ils étaient en
trouble et en effroi, éloignés de leur armée de terre,
afin de défaire à un coup toute leur puissance de mer.
XXIV. Xerxès, estimant que cet avertissement vînt
d'homme qui désirât la prospérité de ses affaires, le reçut
à grande joie, et incontinent fit savoir à ses capitaints
de marine qu'ils embarquassent leurs gens sur leurs
autres vaisseaux tout à loisir ; mais que promptement
ils en dépêchassent deux cents pour aller par-derrière
clorre l'issue du détroit, et enceindre les îles tout à
l'environ, afin ciu'il ne se sauvât pas un tout seul des
ennemis : ce qui fut fait. Et alors Aristide, fils de Lysi­
maque, s'en étant aperçu le premier, s'en alla au logis
de Thémistocle, encore qu'il lui fût ennemi, à cause que
par ses menées il avait été banni pour dix ans, comme
nous avons dit auparavant, et, l'ayant fait sortir dehors,
lui conta comment ils étaient environnés. Thémistocle,
qui d'ailleurs connaissait assez la bonté du personnage,
et était bien aise de ce que lors il l'était venu trouver
jusques dans sa tente, lui déclara la menée qu'il avait
ourdie par l'entremise de Sicinnus, le priant de lui aider
à retenir les Grecs, et à procurer avec lui, attendu que
sa parole était de plus grande autorité envers eux, que
l'on combattît dans le détroit de Salamine. Aristide,
THÉMI STO CLE

louant son bon sens, alla devers les autres capitaines des
galères les prêcher et inciter à vouloir combattre ; toute­
tois encore ne croyait-on point du tout ce qu'il disait,
jusques à ce qu'il arriva une galère ténédienne, dont
était capitaine un nommé Panétius, s'étant dérobée de
l'ost des Barbares, laquelle apporta certaines nouvelles,
comme le détroit assurément était fermé, tellement que,
outre la nécessité, le dépit encore que les Grecs en
conçurent les incita à vouloir essayer le hasard de la bataille.
XXV. Le lendemain au point du j our, le roi Xerxès
s'assit en un lieu haut élevé, dont il voyait la flotte
de ses vaisseaux et l'ordonnance de son armée navale,
au-dessus du temple d'Hercule, ainsi comme écrit Pha­
nodémus, qui est l'endroit où le canal d'entre l'île de
Salamine et la côte de l'Attique a moins de largeur,
ou, comme dit Acestodore, sur les confins du territoire
de Mégare, au-dessus de la pointe que l'on appelle vul­
gairement les Cornes, où il fit dresser un trône d'or,
et avait autour de soi plusieurs secrétaires, pour rédiger
par écrit tout ce qui se ferait en la bataille.
XXVI. Mais ainsi comme Thémistocle sacrifiait aux
dieux dessus la galère capitainesse, on lui amena trois
jeunes prisonniers fort beaux de visage, et richement
parés de vêtements et de joyaux d'or, lesquels on disait
être enfants de Sandace, sœur du roi et d'un prince
nommé Autarél:us. Incontinent que le devin Euphran­
tide les eut aperçus, ayant aussi observé qu'il était à leur
arrivée sailli du sacrifice une grande et claire flamme, et
qu'en même instant quelqu'un des assistants à main
droite avait éternué, il prit Thémistocle par la main, et
lui commanda de sacrifier tous ces trois prisonniers au
dieu Bacchus surnommé Omestès, qui vaut autant à dire
comme cruel : parce qu'en ce faisant, non seulement les
Grecs se sauveraient, mais emporteraient la viél:oire
sur leurs ennemis. Thémistocle fut bien ébahi d'ouïr un
si étrange et si terrible commandement du devin ; mais
la commune suivant sa coutume, qui est de se promettre
plutôt salut aux grands dangers et affaires presque déses­
pérées, par moyens étranges, et hors d'apparence de
raison, que par les raisonnables et ordinaires, se prit à
invoquer le dieu tout d'une voix, et en approchant les
trois prisonniers de l'autel, le contraignit de parfaire le
sacrifice en la manière que le devin l'avait ordonné ;
2.62 THÉM I S TOCLE

ainsi l'écrit Phanias Lesbien, homme savant e n philo­


sophie, et ayant grande connaissance des histoires et
de l'antiquité.
XXVII. Q!!ant au nombre des vaisseaux barbaresques,
le poète Eschyle, en la tragédie qu'il a intitulée Les Perses,
comme le sachant certainement et à la vérité, dit ainsi :
Le roi Xerxès avait en somme toute
Mille vaisseaux, car je le sais sans doute ;
Entre lesquels y en avait deux cents
Et sept tout autre en vitesse passant 1 1 •
Les Athéniens en avaient cent quatre-vingts, sur chacun
desquels il y avait dix-huit hommes de guerre, dont les
quatre étaient archers, et tous les autres armés à blanc23 •
XXVIII. Si ne fut pas Thémistocle moins sage et
bien avisé à choisir le temps que le lieu pour combattre :
car il attendit à ranger ses vaisseaux en bataille jusques
à ce que l'heure fut venue qu'il avait accoutumé de se
lever ordinairement un grand vent du côté de la mer,
qui émouvait de grosses vagues dans le canal. Ce vent-là
ne faisait point de déplaisir aux galères grecques, parce
qu'elles étaient trappes et basses, mais aux navires bar­
baresques, qui avaient les proues relevées et les planches
hautes, et qui étaient pesantes et lourdes à manier, il
portait grand dommage, parce qu'il leur faisait à tous
coups montrer les flancs aux Grecs, qui les allaient
incontinent investir et heurter légèrement, ayant tou­
j ours l'œil à voir ce que Thémistocle leur ordonnerait,
comme celui qui entendait mieux que nul autre cc qui
était à faire ; et aussi qu'à l'endroit de lui l'amiral de
Xerxès, Ariamène, homme vaillant de sa personne, et
entre les frères du roi de beaucoup le meilleur et le plus
j uste, étant dessus un gros navire combattait à coups de
trait et de j et, ni plus ni moins que s'il eût été dessus
les murailles de quelque ch âteau. Si s'adressa à la galère
sur laquelle combattaient ensemble Aminias, Décélien,
et Sosiclès, Pédiien ; et comme les deux vais seaux se
fussent entrechoqués l'un l'autre de front, et accrochés
avec des crampons et crochets d'airain, il sauta dans leur
galère, mais eux le soutinrent hardiment, et à coups de
j aveline le renversèrent en la mer : le corps duquel la
reine Artémise reconnut flottant entre les autres nau­
fragés, et l'ayant recueilli le porta au roi Xerxès .
T H É M I S T O CL E

XXIX. Or cependant que la bataille était en tels


ter!Ties, on dit qu'il s'apparut en l'air devers la ville
d'Eleusine une grande flamme, et que l'on ouït une
haute voix et grande clameur par toute la plaine thra­
sienne j usques à la mer, comme s'il y eût eu grand
nombre d'hommes qui ensemble eussent à haute voix
chanté le sacré cantique de Iacchus 24 , et semblait que de
la multitude de ceux qui chantaient il se levât petit à
petit une nuée en l'air, laquelle partant de la terre venait
à fondre et tomber sur les galères en la mer. Les autres
affirmaient avoir vu des figures et images d'hommes
armés, qui de l'île d'Égine tendaient les mains au-devant
�es galères grecques : et pensait-on que ce fussent les
Eacides, desquels à publiques prières on avait invoqué
l'aide avant la bataille .
XXX. Le premier donc qui prit aucun vaisseau des
ennemis fut Lycomède Athénien, capitaine d'une galère,
lequel, lui ôtant les parements et enseignes, le consacra
et dédia à Apollon surnommé Portant-Laurier 25 , c'est-à­
dire viél:orieux. Les autres Grecs, étant de front égaux
en nombre aux Barbares, à cause du bras de mer où ils
combattaient, qui était étroit, où ils ne pouvaient venir
au combat qu'à la file, et où ils s'entreheurtaient et
s'entre-empêchaient les uns les autres pour leur grande
multitude, à la fin les pressèrent tant qu'ils les contrai­
gnirent de se tourner en fuite sur le soir, après avoir
soutenu et combattu j usques à la nuit ; et ainsi gagnèrent
cette tant renommée et tant glorieuse viél:oire, de laquelle
se put véritablement affirmer ce qu'en dit Simonide, que
Jamais nation barbare
Ni grecque n'a fait en mer
Exploit de guerre si rare
Ni si digne de nommer•• ;

et ce, par la prouesse et le bon courage de tous ceux qui


y combattirent, mais particulièrement par le bon sens
et la sage conduite de Thémistocle.
XXXI. Après cette bataille navale, Xerxès, s'opi­
niâtrant de dépit en sa perte, voulut essayer de combler
le bras de mer, pour passer sur une levée son armée de
terre en l'île de Salamine ; et Thémistocle, voulant sonder
l'opinion d'Aristide, lui dit, en devisant, qu'il serait
d'avis que l'on all ât au détroit de !'Hellespont avec
T H ÉM I S T O CL E

l'armée d e mer, pour rompre l e front d e navi res que


Xerxès y avait fait faire 27 , « Afin, dit-il, que nous pre­
» nions l'Asie en Europe ». Aristide ne trouva pas cet
avis bon, « Parce que, dit-il, nous avons jusques ici corn­
» battu contre ce roi barbare, qui ne pensait que se jouer.
» Mais si une fois nous enfermons en la Grèce, et rédui­
» sons à nécessité de combattre, pour sauver sa vie, un
» ennemi qui commande à si grosse puissance, il ne
» s'amusera plus à regarder, étant assis à son aise des­
» sous un pavillon bien doré, le passe-temps de la
» bataille, mais tentera toutes choses, et se trouvera lui­
» même en personne partout, pour crainte du danger ;
» de manière qu'il pourra bien avec diligence rhabiller
» la faute qu'il a commise par négligence, et pourvoira
» mieux à son fait, quand il verra qu'il y ira de sa vie
» et de son état ensemble. Pourtant, serais-je d'avis,
» Thémistocle, non seulement de ne rompre point le
» pont qu'il a fait faire, mais plutôt, si nous pouvions,
» de lui en bâtir un autre, pour le chasser le plus tôt
» que nous pourrions hors de l'Europe. » Thémistocle
alors lui répliqua : « Puisqu'il vous semble qu'il se doive
» ainsi faire, il faut donc que nous avisions tous ensemble
» d'inventer quelque moyen de l'en faire sortir le plus
» tôt qu'il sera possible. »
XXXII. Cela étant conclu entre eux, il envoya incon­
tinent un des eunuques du roi, c'est-à-dire de ses valets
de chambre, nommé Arsace, qu'il trouva entre les pri­
sonniers, par lequel il lui manda yue les Grecs, ayant
gagné la bataille par mer, avaient arrêté en leur conseil
d'aller au détroit de l'Hellespont, pour rompre le pont
de navires qu'il y avait fait dresser ; de quoi il l'avait
bien voulu avertir, pour l'affeél:ion qu'il lui portait, afin
que de bonne heure il avisât de se retirer dans les mers
de son obéissance, pour repasser en Asie le plus tôt
qu'il pourrait, pendant que lui donnerait ordre à amuser
les alliés et confédérés qu'ils ne le poursuivirent incon­
tinent. Le roi barbare, entendant ces nouvelles, fut si
effrayé qu'il partit à la plus grande diligence yui lui fut
possible. Mais au demeurant, le bon sens et la sage pré­
voyance de Thémistocle et d'Aristide, en cet endroit,
se montra bien évidemment depuis en la bataille que les
Grecs eurent devant la ville de Platée, contre Mardonius,
le lieutenant de Xerxès, lequel n'avait qu'une petite partie
T H ÉM I S T O C L E

de la puissance du roi, et toutefois mit les Grecs en grand


danger de tout perdre.
XXXIII. Or, quant aux villes et cités qui combat­
tirent en cette bataille, Hérodote écrit que celle d'Égine
emporta le prix de vaillance ; et quant aux hommes
particuliers, que les Grecs l'adjugèrent à Thémistocle,
combien que ce fût contre leur volonté, pour l'envie
qu'ils portaient à sa gloire : car après la bataille, s'étant
retirés tous les capitaines au détroit de l'entrée du Pélo­
ponèse, et ayant j uré sur l 'autel du sacrifice qu'ils donne­
raient leurs voix à qui mieux leur semblerait le mériter
selon leur conscience, chacun d'eux se donna à soi­
même le premier lieu de p rouesse, et le second à Thé­
mistocle. Les Lacédémoniens mêmes le menèrent à
Sparte, là où ils adjugèrent à leur amiral Eurybiade
l'honneur de vaillance, et à Thémistocle celui de sagesse
et de prudence, pour raison de laquelle ils lui donnèrent
un rameau d'olive avec le plus beau chariot qui fût en
toute la ville, et envoyèrent trois cents de leurs j eunes
hommes pour le convoyer et lui faire compagnie j usques
hors de leurs terres.
XXXIV. Et dit-on qu'en la prochaine fête et assem­
blée des j eux Olympiques qui se fit après cette viB:oire,
depuis que Thémistocle fut entré dans le parc où se
faisaient les j eux, les assistants ne firent plus compte
de regarder les combattants, mais eurent tout le long
du j our les yeux sur lui, en le montrant avec le doigt
aux étrangers qui ne le connaissaient point, et témoignant
par battements de mains combien ils l'estimaient ; de
quoi il fut si j oyeux que lui-même confessa à ses fami­
liers amis qu'il recueillait alors le fruit de tous tant de
labeurs qu'il avait onques endurés pour le salut de la
Grèce, tant il était de sa nature ambitieux et convoiteux
d'honneur, ainsi que l'on peut facilement connaître par
quelques faits et dits notables que l'on a recueillis de lui .
XXXV. Car, ayant été élu amiral d'Athènes, il expédia
affaires quelconques, ni privées, ni publiques, à part,
à mesure qu'elles survenaient, mais les remit toutes
ensemble au jour même qu'il se devait embarquer, afin
que, quand on le verrait dépêcher tant d'affaires tout à
un coup et parler à tant de gens tous ensemble, on l'en
estimât tant plus grand homme et de plus d'autorité.
Une autre fois, il se promenait sur la grève le long
266 T H É M I S T O CL E
d e l a marine, regardant les corps des Barbares que la
mer avait j etés au rivage, et en voyant aucuns qui avaient
encore des chaînes et des bracelets d'or, il passa outre ;
mais il les montra à un sien familier qui le suivait, et lui
dit : « Prends cela pour toi, car tu n'es pas Thémistocle. »
Et à un Antiphate qui avait autrefois été beau j eune
garçon, et lors s'était déporté fièrement envers lui sans
en faire compte, et depuis, quand il le vit parvenu en
grande autorité, lui allait faire la cour : « Jeune fils, mon
» ami, dit-il, nous sommes tous deux, mais bien tard,
» devenus sages tout à un coup. » Il disait que les Athé­
niens ne l'honoraient ni ne l'estimaient point en temps
de paix ; mais quand il leur survenait quelque orage de
guerre, et qu'ils se voyaient en danger, ils recouraient
à lui, ni plus ni moins que l'on fait à l'ombre d'un pla­
tane quand il survient une soudaine pluie, et puis après,
quand le beau temps est revenu, on l'ébranche et lui
coupe-t-on ses rameaux.
Il y eut un natif de l'île de Sériphe qui, étant e ntré
en paroles avec lui, lui reprocha que ce n'était point
par sa valeur, mais seulement pour la noblesse de la
ville dont il est né, qu'il avait acquis tant de gloire.
« Tu dis vrai, lui répondit-il ; mais ni je n'eusse jamais
» acquis grand honneur si j 'eusse été Sériphien, ni toi
» aussi quand tu eusses été Athénien. »
XXXVI. Une autre fois, comme l'un des autres capi­
taines de la ville, pour avoir fait quelque bon service à
la chose publique, s'en glorifiait devant Thémistocle,
et comparait ses gestes à ceux qu'il avait faits, Thémis­
tocle, pour réponse, lui fit un conte, « �e le Lendemain
» de la Fête tança un j our avec elle, en lui reprochant
» qu'il ne faisait que travailler et avait toute la peine,
» là où elle ne faisait rien que dépenser et faire bonne
» chère de ce que les autres avaient gagné. Tu dis la
» vérité, lui répondit la Fête ; mais si je n'eusse été devant
» toi, tu ne fusses pas maintenant. Aussi, si je n'eusse
» été alors, vous autres où seriez-vous à cette heure ? »
Son fils abusait un peu trop de l'affeél:ion que lui portait
sa mère, et de lui aussi semblablement par le moyen
d'elle ; à l'occasion de quoi il disait, en se j ouant, « Q!!e
» son fils avait plus de pouvoir qu'homme qui fût en
» toute la Grèce, parce, dit-il, que les Athéniens corn­
» mandent aux autres Grecs, j e commande aux Athé-
THÉMISTOCL E

» niens, elle à moi, e t lui à elle » . Davantage voulant


touj ours avoir quelque chose de singulier plus que les
autres en tout et partout, en faisant proclamer un sien
héritage qu'il voulait vendre, il commanda au sergent
qui faisai t la criée d'aj outer à sa proclamation que l'héri­
tage avait bon voisin. De ceux qui lui demandaient sa
fille en mariage, il préféra l'honnête au riche, disant
« O!:!'il aimait mieux pour son gendre un homme qui
» eût faute de biens, que des biens qui eussent faute
» d'homme ». Telles donc étaient les réponses et ren­
contres de Thémi�ocle.
XXXVII. Mais après avoir fait les choses que nous
avons ci-devant exposées, il essaya incontinent de rebâtir
la ville et les murailles d'Athènes, en corrompant par
argent les officiers de Lacédémone, afin qu'ils ne lui
donnassent point d'empêchement à ce faire, ainsi comme
écrit Théopompe, ou, comme tous les autres disent, en
les ayant abusés par une telle finesse. Il s'en alla à Sparte
comme ambassadeur dépêché exprès sur ce que ceux
de Lacédémone se plaignaient que les Athéniens ren­
fermaient leur ville de murailles, et les en accusait envers
le conseil de Sparte, un orateur nommé Poliarqu�, y
ayant expressément été envoyé pour ce fait par les Egi­
nètes. Thémi�ocle leur nia fort et ferme, et leur dit que
pour s'en informer à la vérité, ils envoyassent de leurs
gens sur les lieux ; voulant par ce délai gagner toujours
autant de temps au parachèvement des murailles, et aussi
que les Athéniens retinssent pour otages de la sûreté de
sa personne ceux qui seraient envoyés à Athènes pour
en faire le rapport, comme il advint. Car les Lacédémo­
niens, informés à la vérité de ce qui était, ne lui firent
point de déplaisir ; mais, dissimulant le malcontentement
qu'ils avaient de se voir ainsi affinés par lui, le ren­
voyèrent sain et sauf.
XXXVIII. Depuis il fit aussi accoutrer et fortifier
le port de Pirée, ayant considéré la commodité du lieu,
pour du tout appliquer la ville à la marine ; en quoi il
suivit un conseil presque tout contraire à celui des anciens
rois d'Athènes, lesquels, ainsi comme l'on dit, tâchant
à retirer leurs hommes de la marine, et les accoutumer
à vivre sans hanter la mer, en plantant, semant et labou­
rant diligemment leurs terres, inventèrent et publièrent
la fable que l'on conte de la déesse Pallas, c'e� à savoir
268 T H É M I S TO C L E

que, querellant l e patronage d u pays d'Attique à l'en­


contre de Neptune, elle produisit et montra aux juges
l'olivier, moyennant lequel elle gagna son procès . Ainsi
n'aj outa pas Thémi�ocle le port de Pirée à la ville
d'Athènes, comme dit le poète comique Ari�ophane28 ,
mais plutôt attacha la ville au Pirée, et la terre à la mer ;
e n quoi faisant i l augmenta l a puissance d u peuple contre
celle des nobles, et rendit la commune plus audacieuse,
parce que l'autorité vint à tomber entre mains de mate­
lots, galiots, pilotes et autres telles gens de marine, au
moyen de quoi, la tribune même des harangues, qui
était sur la place de Pnyx, regardait vers la mer ; mais les
trente tyrans qui furent depuis la remuèrent ailleurs,
pour la faire tourner devers la terre, ayant opinion que
l'être puissant par mer était ce qui engendrait et mainte­
nait l'autorité du gouvernement populaire ; et à l'oppo­
site que ceux qui vivent du labeur de la terre portent
plus patiemment le gouvernement de la noblesse.
XXXIX. Encore s'avisa Thémi�ocle d'une autre
chose bien plus grande pour rendre la ville d'Athènes
puissante par mer : car après la retraite de Xerxès,
s'étant toute la flotte de l'armée navale des Grecs retirée
pour hiverner au port de Pégase 29 , il dit un jour, en
publique assemblée du peuple, qu'il avait imaginé une
chose qui leur était très utile et très salutaire, mais qu'il
n'était pas expédient de la déclarer publiquement. Le
peuple lui ordonna qu'il la communiquât à Ari�idc,
et que si celui-là la trouvait bonne, qu'elle s'exécutât
promptement. Thémi�ocle lui déclara que ce qu'il
avait en pensée était de mettre le feu dans l'arsenal,
où étaient retirés les vaisseaux des Grecs, et les brûler
tous ensemble. Ari�ide, ce conseil ouï, retourna devers
le peuple, et dit qu'il n'y avait rien ni plus utile, ni plus
inj u�e que ce que Thémi�ocle avait imaginé. Et alors
lui commandèrent les Athéniens qu'il s'en déportât
entièrement.
XL. Au demeurant, les Lacédémoniens ayant pro­
posé au conseil des Amphiayons 30 , qui e� une assem­
blée générale des États de toute la Grèce, que les villes
grecques qui n'avaient point été de la ligue des Grecs
contre les Barbares fussent déboutées de ce conseil,
Thémi�ocle, craignant que si les Argiens, les Thessa­
liens et encore les Thébains venaient à en être forclos,
T H É M I S TOCL E

les Lacédémoniens alors n'y fussent les plus forts en


nombre de voix, et que par ce moyen ils ne fissent tout
ce qui leur plairait en ce conseil, il parla pour les villes
que l'on en voulait forclore, si bien qu'il fit changer
d'avis aux députés séant en cette assemblée, leur remon­
trant qu'il n'y avait eu que trente et une villes seulement
comprises en la ligue, et encore aucunes d'icelles fort
faibles et fort petites, et qu'il ne serait pas raisonnable
qu'en déboutant tout le demeurant de la Grèce, l'auto­
rité entière de ce conseil vînt à tomber entre les mains
de deux ou trois des principales cités seulement. Cela
fut la cause principale que depuis les Lacédémoniens
lui Ypulurent fort grand mal, et poussèrent en avant
Cimon le plus qu'ils purent, afin que ce fût un adversaire
qui lui fît tête au maniement des affaires d'Athènes : et
encourut aussi la malveillance des alliés et confédérés
des Athéniens, parce qu'il allait çà et là rouant par les
îles, et demandant de l'argent aux habitants ; ce que l'on
peut entendre par la proposition qu'il fit aux Andriens,
desquels il voulait tirer de l'argent, et par la réponse
qu'il en eut aussi, comme Hérodote l'écrit : car il leur dit
qu'il leur apportait deux puissants dieux, Amour et
Force ; et eux lui répondirent qu'ils en avaient deux
grands aussi qui les engardaient de lui en donner, c'est
à savoir, Pauvreté et Impuissance.
XLI. Suivant lequel propos Timocréon, poète rho­
dien, le pique bien aigrement, en lui reprochant que
pour argent il rappelait beaucoup de bannis, et l'avait,
lui qui était son hôte et son ami, pour l'avarice de gagner
une somme de deniers, trahi et abandonné. Les vers où
il le dit sont de telle substance :

Pausanias ni Léotychydès,
Ni Xantippus auprès Ariftidès,
Ne me sont point louables capitaines
C'eft le meilleur qui sortit one d'Athènes.
Thémiftoclès point je ne mentionne,
Il eft haï à bon droit de Latone
Car c'eft un traître, un méchant, un qui ment,
Q!!i, pour un peu de deniers, lâchement
A refusé à son hôte ancien
Timocréon, retour au pays sien,
En Ialise ; et, pour la somme et prix
De trois talents d'argent qu'il a mal pris,
T H É M I S T O CL E

A fait d'exil les aucuns revenir


Inju�ement, les autres forbannir
Ou mettre à mort sans digne forfaiture ;
Puis il a fait voile à sa mal-aventure.
Tout pour argent, le concussionnaire,
Q!Ji a depuis tenu un ordinaire
De tavernier avare et mécanique
Aux jeux sacrés de l'assemblée I�hmique,
Servant à ceux qui sa table hantaient
Chair froide, et eux la mangeant souhaitaient
N'avoir jamais, pour sa méchanceté,
Du temps du faux Thémi�oclès été".
Mais encore l'injuria-t-il bien lus outrageusement et
plus à la découverte, après qu'if s'en fut allé en exil, et
qu'il eut été condamné, et ce en une chanson qui se
commence :
0 Muse, soit par toi la renommée
De ces miens vers entre les Grecs semée,
Ainsi qu'il e� bien ju�e et raisonnable ...
L'on dit que la cause pour laquelle ce Timocréon avait
été banni, fut pour avoir eu intelligence avec les Bar­
bares, et que Thémi�ocle fut un de ceux qui le condam­
nèrent ; à l'occasion de quoi, quand il fut lui-même
depuis accusé aussi du même crime, Timocréon composa
lors les vers qui s'ensuivent à l'encontre de lui :
Timocréon n'a doncque pas été
Seul qui avec les Médois ait traité ;
Il y en a d'autres que moi méchants,
Je ne suis pas seul renard par les champs".
XLII. Mais outre cela, ses citoyens mêmes, pour
l'envie qu'ils lui portaient, commençaient déjà à prêter
volontiers l'oreille à ceux qui le calomniaient et qui
médisaient de lui ; au moyen de quoi, pour cuider y
obvier, il était contraint de faire chose qui le rendait
encore plus odieux, parce que souvent en haranguant
au peuple, il leur ramentevait ses bienfaits et services,
et voyant que l'on s'en fâchait, il leur disait : « Pourquoi
» vous lassez-vous de souvent recevoir du bien d'un
» même endroit ? » Il déplut aussi grandement à plu­
sieurs quand il surnomma Diane, à la dédicace du temple
qu'il lui avait fait bâtir, Ari�obule, qui signifie de très
bon conseil, voulant dire par cela qu'il avait donné à
T H É M I STOCL E

sa ville et à tous les autres Grecs un très bon et très sage


conseil. Il édifia aussi le temple qui est au quartier de
Mélite, près de sa maison, là où les bourreaux exposent
maintenant les corps de ceux qui ont été exécutés par
justice, et là où ils apportent aussi les vêtements et les
cordeaux des criminels qui ont été étranglés ou autre­
ment occis par j ustice ; et y avait encore de notre temps,
en ce temple de Diane-Aristobule, une petite image de
Thémistocle, laquelle donne clairement à connaître, et
montre qu'il avait non seulement le cœur et l'entende­
ment élevés, mais aussi le visage plein de majesté.
XLIII. A la fin donc, les Athéniens le bannirent et
reléguèrent hors de leur ville pour dix ans, en intention
de lui rabaisser son autorité et son trop grand crédit,
comme ils avaient accoutumé de faire à tous ceux dont
la puissance leur semblait excessive et démesurée, pour
l'égalité qui doit être entre les citoyens d'un état popu­
laire : car cette manière de bannissement à temps, qui
s'appelle ostracisme, n'était point punition d'aucune for­
faiture, mais était comme un contentement et une allé­
geance de l'envie de la commune, laquelle prenait plaisir
à rabattre et rabaisser ceux qui lui semblaient trop excéder
en grandeur, et éventait par ce moyen le venin de sa
malveillance par cette diminution d'honneur. Ainsi étant
chassé d'Athènes, il s'alla tenir en Argos.
XLIV. Cependant le cas de Pausanias advint, qui
donna occasion et moyen à ses ennemis de lui courir
sus ; mais celui qui s'inscrivit à l'encontre de lui accusa­
teur et partie en matière de trahison, fut un nommé
Léobote, fils d'Alcméon, natif du bourg d'Agraula, avec
ce que ceux de Sparte l'en chargèrent et poursuivirent
aussi ; car Pausanias n'avait auparavant jamais rien
découvert à Thémistocle de la trahison qu'il machinait,
combien qu'il lui fût grand ami ; mais quand il le vit
chassé hors de son pays, et portant fort impatiemment
cette relégation, alors il prit la hardiesse de la lui com­
muniquer, et le solliciter d'y vouloir entendre avec lui,
en lui montrant les lettres que le roi de Perse lui écrivait,
et l'irritant à l'encontre des Grecs, comme gens ingrats
et de mauvaise nature. Thémistocle rejeta bien arrière
sa sollicitation, et lui déclara ouvertement qu'il ne vou­
lait voir en cela rien de commun avec lui ; mais aussi
ne révéla-t-il à personne au monde les propos qu'il lui
T H É M I S T O CL E

e n avait tenus, n i n e découvrit jamais c e qu'il avait


entrepris de faire, ou parce qu'il espérait qu'il s'en dépor­
terait, ou qu'il ne manquerait point d'être assez tôt
découvert par autre moyen, attendu que follement il
aspirait à des choses trop hasardeuses, sans propos ni
apparence quelconque.
XL V. Or après que Pausanias eut été puni de mort,
on trouva entre ses papiers quelques lettres et écritures
qui rendaient Thémistocle fort suspeét, et criaient d'un
côté les Lacédémoniens contre lui, et d'autre côté ses
envieux le chargeaient et accusaient aussi à Athènes en
son absence ; auxquels il répondit par lettres du com­
mencement ; car il écrivit au peuple qu'il n'était point
vraisemblable que lui, qui cherchait par toute voie à
dominer, et qui n'était point né pour servir ni n'en avait
aucune volonté, eût oncques pensé de vendre sa liberté
ni celle de la Grèce aux Barbares ennemis. Ce néanmoins,
le peuple, à la suscitation de ses malveillants, envoya
gens pour le saisir au corps, afin de le représenter en
l'assemblée des États de la Grèce, pour y être jugé par
le conseil. De quoi lui, ayant de bonne heure senti le
vent, passa en l'île de Corfou , à cause que la ville lui
était tenue et obligée pour quelque plaisir qu'il leur
avait autrefois fait : car eux ayant quelque différend
contre ceux de Corinthe, il apaisa leur querelle en
donnant sa sentence en leur faveur, et condamnant les
Corinthiens en amende de vingt talents envers eux, et
ordonnant qu'ils jouiraient en commun de l'île de Leu­
cade, comme ayant été peuplée des habitants de l'une
et de l'autre ville ensemble.
XL VI. De là il s'enfuit en Épire, là où étant pour­
suivi par les Athéniens et par les Lacédémoniens, il fut
contraint de se jeter en une espérance fort douteuse et
bien dangereuse ; car il s'alla rendre entre les mains du
roi des Molosses, Admète, lequel , ayant autrefois requis
quelque chose aux Athéniens, avait été assez honteu­
sement éconduit de sa requête, par le moyen de Thé­
mistocle, qui lors était au plus fort de son crédit ; dont
ce roi fut fort indigné contre lui, et était tout évident
que, si lors il l'eût pu avoir entre ses mains, il l'eût mal
traité ; toutefois, en la calamité de l'exil où il se trouvait,
il estima que la malveillance déj à envieillie de ce roi
était moins à craindre pour lui que la haine et l'envie
TH É M I S TO CLE 273

toutes fraîches de ses citoyens. Et, à cette cause, s'alla


rendre à sa merci et se faire suppliant d'Admète, en une
manière nouvelle et toute différente de l'ordinaire ; car
il prit entre ses bras le fils du roi, qui était encore petit
enfant, et s'alla jeter à genoux joignant l'autel domes­
tique, parce que les Molosses tiennent cette façon de
supplier pour la plus urgente, et celle que l'on n'oserait
éconduire ni refuser, et disent aucuns que ce fut Phthie
même, la femme du roi, qui l'avisa de cette coutume du
pays, et qui, outre ce, lui amena son fils près dudit
autel ; les autres écrivent que ce fut Admète lui-même,
qui, pour avoir couleur de s'excuser envers ceux qui
lui demanderaient, sur l'obligation nécessaire de la reli­
gion, qui lui défendait de le rendre, lui disposa et
enseigna cette pressante manière de supplier.
XL VII. Cependant Épicrate, Acharnien, trouva façon
de dérober secrètement sa femme et ses enfants hors
d'Athènes, et les lui envoya ; pour raison de quoi il fut
depuis appelé en justice, et exécuté à mort, à l'instance
et poursuite de Cimon, ainsi comme Stésimbrote écrit ;
lequel puis après, ne sais comment, oubliant cela, ou bien
le faisant oublier à Thémistocle, dit qu'il navigua en
Sicile, où il demanda à Hiéron, tyran de Syracuse, sa fille
en mariage, lui promettant de lui conquérir, en ce faisant,
et lui assujétir tous les peuples de la Grèce entièrement ;
ce que n'ayant Hiéron voulu accepter, à son refus, il
dressa alors son chemin vers l'Asie ; mais cela n'est pas
vraisemblable, car Théophraste écrit au traité qu'il a com­
posé de la royautéu, que Hiéron ayant envoyé à la fête
des jeux Olympiques des chevaux pour courir, et y ayant
fait dresser une fort magnifique, somptueuse et riche
tente, Thémistocle fit une harangue aux Grecs, en
laquelle il leur remontra que l'on devait déchirer et sac­
cager cette tente de tyran, et ne recevoir point ses che­
vaux pour courir avec les autres, à qui emporterait le
prix de vitesse en ces jeux sacrés ; et Thucydide met
qu'il descendit j usques à l'autre mer, et s'embarqua en
la ville de Pydne, sans que personne le connût de ceux
qui étaient dans le navire, jusqu'à ce que le vent les
poussa en l'île de Naxos, que les Athéniens d'aventure
tenaient lors assiégée ; là où craignant d'aborder, il fut
contraint de déclarer qui il était au maître du navire
et au pilote, envers lesquels il fit tant, partie par prières
2 74 THÉMI STOCLE

et partie par menaces, en leur disant qu'il les accuserait


vers les Athéniens que ce n'aurait point été par igno­
rance, mais par argent qu'ils l'auraient reçu en leur
navire, qu'il les contraignit de tirer outre et prendre la
route de l'Asie.
XL VIII. O!!ant à ses biens, ses amis en détournèrent
et sauvèrent une bonne partie, qu'ils lui envoyèrent en
Asie ; mais ce qui en vint en évidence et qui fut confisqué
au public, Théopompe écrit qu'il monta jusques à la
valeur de cent talents, et Théophraste n'en met que
quatre-vingts seulement, là où tout son bien ne valait
pas trois talents quand il commença à s'entremettre du
gouvernement de la chose publique. O!!and il fut arrivé
en la ville de Cumes, il trouva qu'il y avait beaucoup
de gens par toutes les côtes de la marine, qui l'épiaient
pour le prendre au corps, mêmement entre les autres,
un Ergotèle et un Pythodore, en étant la prise grande­
ment profitable à gens qui voulaient faire leur profit de
toutes choses et par tous moyens, parce que le roi de
Perse avait fait crier à son de tromr,e qu'il donnerait
deux cent talents à celui qui le lui amènerait ; à l'occa­
sion de quoi il s'enfuit en une petite ville de nation
éolique, qui s'appelle Ége, où personne ne le connais­
sait sinon son hôte seul, Nicogène, qui était le plus riche
et le plus opulent homme de tous les Éoliens, ayant
connaissance avec les seigneurs qui avaient crédit à
l'entour du roi de Perse. Thémistocle demeura quelques
jours caché en sa maison, durant lesquels, un soir après
le festin d'un sacrifice, le maître des enfants de ce
Nicogène, appelé Olbius, étant par inspiration divine
soudainement transporté et ravi hors de soi, se prit à
prononcer tout haut ces vers :
Donne ta voix à la nuit noire,
Et ton conseil et ta viétoire 1 6 •

Et la nuit suivante Thémistocle, étant couché en son


lit, songea qu'il avait un serpent entortillé à l'entour du
ventre, lequel se glissa en montant le long de son cou
jusques à ce qu'il l'atteignit à la face, et que lors soudai­
nement il devint aigle, lequel l'embrassa entre ses ailes,
et le soulevant en l'air l'emporta bien loin, jusques à ce
qu'il lui fut avis qu'il aperçut un bâton d'or, tel que ceux
que les hérauts portent en main, dessus lequel elle le
TH É M I STOCLE

posa fermement, si bien que lors il se trouva délivré


de la frayeur éperdue et du grand trouble où il était.
Pour donc le conduire en sûreté à la cour, Nicogène,
s'avisa d'une telle habileté : les nations barbares, pour
la plupart, mêmement la persienne, sont de nature étran­
gement et cruellement j alouses des femmes, non seule­
ment de celles qu'ils ont épousées, mais aussi de leurs
esclaves et de leurs concubines, lesquelles ils gardent si
étroitement que personne ne les voit j amais dehors, mais
demeurent toujours renfermées en la maison, et quand
elles vont par les champs, elles sont portées sur des
chariots bien clos et couverts tout à l'entour de manière
que l'on ne voit point dedans. Thémistocle monta sur
un chariot accoutré de telle sorte, ayant instruit ses gens
de répondre à ceux qu'ils rencontraient par les chemins,
et qui demandaient qu'il y avait dedans, que c'était une
jeune femme grecque du pays d'Ionie, qu'ils menaient
à un des seigneurs de la cour36 • Si disent Thucydide et
Charon Lampsacénien que ce fut après la mort de Xerxès
qu'il y alla, et qu'il parla à son fils. Mais Éphore, Dinon,
Clitarque, Héraclide et plusieurs autres écrivent que ce
fut à lui-même ; toutefois il semble que le dire de Thu­
cydide s'accorde mieux avec les chroniques et les tables
où est enregistrée la suite des temps, encore qu'elles­
mêmes ne soient pas guère certaines.
XLIX. Thémistocle donc, arrivé sur le bord du péril,
s'adressa premièrement à Artaban, capitaine de mille
hommes de pied, et lui dit qu'il était Grec de nation,
qui voulait parler au roi touchant des choses de très
grande conséquence, et que le roi avait l <; plus à cœur.
Artaban lui répondit en cette manière : « Etranger, mon
» ami, les lois et coutumes des hommes sont différentes,
» et estiment les uns une chose honnête, et les autres
» une autre ; mais bien est-il honnête à tous de garder
» et observer celles de son pays. Or quant à vous autres
» Grecs, on dit que vous estimez la liberté et l'égalité
» sur toutes autres choses ; mais quant à nous, entre
» plusieurs belles coutumes et ordonnances que nous
» avons, celle-là nous semble la plus belle, de révérer
» et adorer notre roi comme l'image du dieu de nature
» qui maintient toutes choses en leur être et leur entier.
» Parquoi si tu te veux accommoder à nos façons de
» faire et adorer le roi, tu le pourras voir et parler à lui,
T H É M I S TO C L E

» mais si tu a s autre volonté, i l te faudra nécessairement


» négocier et traiter avec lui par personnes interposées :
» car la coutume de ce pays e� telle, que jamais le roi
» ne donne audience à personne qui ne l'ait premiè­
» rement adoré. »
Thémi�ocle, ayant ouï ce propos, lui répondit : « Sei­
» gneur Artaban, je suis ici venu en volonté d'aug­
» menter la gloire et la puissance du roi ; et pourtant
» non seulement obéirai-je à vos lois, puisqu'ainsi plaît
» à Dieu qui a élevé l'empire de Perse en cette grandeur,
» mais aussi ferai que plus de gens adoreront le roi qu'il
» n'y en a qui l'adorent maintenant ; et pourtant à cela
» ne tienne que je ne déclare moi-même au roi ce que
» j 'ai à lui dire. - Mais qui dirons-nous, lui demanda
» lors Artaban, que tu sois ? car à t'ouïr parler il ne
» semble pas que tu sois homme de petite qualité. »
Thémi�ocle lui répondit : « Q!!ant à cela, Artaban, per­
» sonne ne le saura avant le roi. » Ainsi le met Phanias ;
et Érato�hène, en un traité qu'il a fait de la richesse,
y ajoute que Thémi�ocle eut accès à ce Artaban, et lui
fut recommandé par le moyen d'une femme érétrienne
qu'il entretenait.
L. Ayant donc été mené devant le roi, après lui avoir
fait la révérence, il se tint tout debout sans mot dire,
j usques à ce q ue le roi commanda au truchement de lui
demander qut il était. Le truchement lui demanda, et
il répondit : « Sire roi, je suis Thémi�ocle, Athénien,
» qui étant banni et chassé de son pays par les Grecs,
» me suis retiré devers toi, sachant bien que j 'ai fait
» beaucoup de mal aux Perses, mais e�imant leur avoir
» fait encore plus de bien, attendu que je fus celu i qui
» empêcha que les Grecs ne vous poursuivissent, lorsque
» ayant mis les affaires de la Grèce en sûreté, et mon
» pays hors de danger, il me sembla que je pouvais bien
» vous faire aussi quelque plaisir. Or quant à moi, j 'ai
» toutes volontés convenables au calamiteux état où je
» me trouve maintenant : car je viens en délibération
» de reconnaître comme u ne grâce s'il te plaît amiable­
» ment te réconcilier à moi, et de te demander pardon,
» si tu es encore courroucé contre moi ; mais je te prie,
» sire, que, prenant l'inimitié que me portent les Grecs
» pour témoignages des services que j 'ai faits à la nation
» persienne, tu veuilles user de ma fortune comme d'une
TH ÉMISTOCL E

» occasion et matière de montrer ta vertu, plutôt que de


» satisfaire à la passion de ton courroux : car en me
» sauvant la vie tu sauveras un suppliant qui s'est jeté
» en la franchise de ta merci, et en me faisant mourir
» tu occiras un ennemi des Grecs. »
Ayant dit ces paroles, il y ajouta encore que les dieux
par plusieurs signes et arguments l'avaient incité à se
venir rendre à lui, en racontant la vision qu'il avait eue
en songe chez Nicogène, et récitant l'oracle de Jupiter
Dodonien37 , par lequel il lui était commandé qu'il se
retirât devers celui qui se nommait comme Dieu, et
qu'il avait pensé que c'était lui, parce que et Dieu et
lui s'appelaient et étaient à la vérité tous deux grands
rois.
LI. Le roi l'ayant ouï parler, ne lui répondit rien à
l'heure, combien qu'il eût en grande admiration son
bon sens et sa hardiesse ; mais depuis entre ses amis il
dit qu'il se réputait bien heureux d'avoir eu cette bonne
fortune que Thémistocle se fût retiré devers lui, et pria
son grand dieu Arimane, qu'il envoyât toujours telle
volonté à ses ennemis, de chasser les plus gens de bien
et les plus grands hommes qu'ils eussent entre eux ; et
dit-on qu'il en sacrifia aux dieux pour leur en rendre
grâces, et s'en mit incontinent à faire bonne chère telle­
ment que la nuit en songeant, au plus fort de son som­
meil, il s'écria de joie par trois fois : « J'ai Thémistocle
» l' Athénien. » Le lendemain au matin, ayant mandé les
principaux personnages de sa cour, il fit aussi appeler
Thémistocle, lequel n'espérait rien de bon, mêmement
quand il vit que ceux des gardes qui étaient à la porte
lui firent mauvais visage, et lui dirent injure quand ils le
virent et qu'ils entendirent son nom. Davantage Roxane,
l'un des capitaines, quand Thémistocle passa au long de
lui pour s'approcher du roi, qui était assis en sa chaire,
faisant tous les autres grand silence, lui dit tout bas en
soupirant : « 0 serpent grec caut et malicieux, la bonne
» fortune du roi t'a ici amené. »
LII. Toutefois quand il fut devant le roi, et qu'il
lui eut fait une autre fois la révérence, le roi salua, et
lui parla amiablement, disant que déjà il lui devait deux
cents talents, parce que, s'étant présenté soi-même,
c'était raison qu'il reçût le prix de l'argent qui avait été
promis à celui qui l'amènerait ; mais il lui promit encore
278 T H ÉM I S T O C L E

bien davantage, et l'assura, en lui commandant de dire


librement et franchement tout ce qu'il voudrait touchant
les affaires de la Grèce. Thémistocle alors lui répondit :
« �e la parole de l'homme ressemble proprement à
» une tapisserie historiée et figurée, parce qu'en l'une
» et en l'autre les belles images qui y sont se voient
» quand on les étend, et que l'on les déploie, et au
» contraire, n'apparaissent point et se perdent quand on
» les serre et qu'on les ploie ; au moyen de quoi, il avait
» l::esoin de temps pour pouvoir déployer sa parole ».
Le roi trouva cette comparaison fort p ropre et bonne,
et lui dit qu'il p rît tant de temps qu'il voudrait ; et il
demanda un an, durant lequel ayant suffisamment appris
la langue persienne, il parla depuis lui-même, sans tru­
chement, au roi.
Lill. Si fut avis à ceux qui n'étaient point de la cour
qu'il lui parlât des affaires de la Grèce seulement ; mais
parce qu'au même temps il y eut beaucoup de nouvel­
Jetés et de changements en la cour, les grands eurent
opinion qu'il avait pris la hardiesse de lui parler d'eux
aussi, à l'occasion de quoi ils lui portèrent depuis grande
envie : car ce n'était rien de l'honneur qu'il faisait aux
autres étrangers au p rix de ceux qu'il faisait à Thémis­
tocle, parce qu'il le menait à la chasse quant et lui, et
lui fit voir sa mère, avec laquelle il p rit familiarité, et
ouït par exprès commandement du roi les discours des
sages de Perse touchant la philosophie secrète qu'ils
appellent magie. Et comme Démarate Lacédémonien,
étant au même temps en la cour de Perse, et ayant été
un jour convié par le roi même à lui demander en don
ce qu'il voudrait, eut requis que le roi lui oaroyait cette
grâce qu'il pût aller par la ville de Sardes avec le chapeau
royal dessus sa tête comme font les rois de Perse ; Mithro­
pauste, qui était cousin du roi , lui dit, lui touchant en
la main : « Démarate, ce chapeau royal que tu demandes,
» s'il était sur ta tête, ne couvrirait guère de cervelle :
» car, encore que Jupiter te donnât sa foudre à porter
» en main, tu ne serais pas Jupiter pour cela. ll Et le
roi lui fit un fort âpre rebut pour cette importune
demande, et s'en mit en si grande colère contre lui, que
l'on pensait qu'il ne lui dût jamais pardonner ; toutefois
Thémistocle intercéda pour lui si bien qu 'il fit son
appointement. Et dit-on que les rois successeurs qui
T H ÉM I S T O CLE 2 79

ont été depuis, sous lesquels les affaires des Perses furent
bien plus mêlées avec celles des Grecs qu'elles n'avaient
été auparavant, quand ils voulaient retirer à leur service
quelque personnage de la Grèce, lui promettaient et lui
écrivaient qu'ils le feraient plus grand auprès d'eux, que
n'avait été Thémistocle auprès de Xerxès. A quoi se
rapporte ce que l'on conte aussi, que lui-même ayant déj à
grand crédit, et étant suivi de beaucoup de gens qui lui
faisaient la cour pour l'autorité qu'il avait, comme il se
trouvait un jour à table servi fort magnifiquement, et
de toutes viandes exquises, il se tourna devers ses enfants,
et leur dit : « Mes enfants, nous étions perdus, si nous
» n'eussions été perdus. » Si écrivent la plupart des his­
toriens qu'il lui fut donné le revenu de trois villes pour
son pain, son vin et sa pitance, savoir est Magnésie,
Lampsaque et Myunte ; mais Néanthe, Cyzicénien, et
Phanias y en aj outent encore deux autres, Percote et
Palescepsie, l'une pour son vêtir, l'autre pour son
coucher.
LIV. Depuis, quand il descendit dans les basses pro­
vinces vers la mer, pour entendre aux affaires de la Grèce,
il y eut un seigneur persien nommé Épixyes, gouver­
neur de la haute Phrygie, qui lui dressa embûche, ayant
de longue main attitré quelques meurtriers pisidiens,
pour le tuer quand il serait arrivé en un bourg de son
gouvernement qui s'appelle Tête-de-Lion ; mais ainsi
comme il dormait un j our en son logis sur le midi, la
mère des dieux s'apparut à lui, qui lui dit : « Thémis­
» tacle, n'arrive pas à Tête-de-Lion de peur que tu ne
» trouves le lion ; et pour cet avertissement je te demande
» ta fille Mnésiptolème pour ma servante. » Thémis­
tocle, s'éveillant là-dessus en sursaut, fit sa prière à la
déesse, et, se détournant du grand chemin, prit un autre
circuit ; puis ayant passé le bourg se logea qu'il était
déjà nuit ; mais il y eut un des sommiers qui portaient
sa tente qui tomba par cas d'aventure en une rivière,
au moyen de quoi ses gens étendirent les tapisseries,
qui étaient toutes mouillées, à la lune pour les sécher,
et les Pisidiens n'ayant pas pu discerner de loin à la lune
que c'étaient tapisseries que l'on avait tendues pour les
sécher, pensèrent que ce fût la tente propre où logeait
Thémistocle, et s'y en allèrent droit les épées traites aux
poings, espérant l'y trouver dormant ; quand ils furent
280 T H É M I S TOCLE

tout contre, ainsi comme ils levaient déjà un bout de


la tapisserie, aucuns des gens de Thémistocle, qui fai­
saient le guet, les aperçurent, qui leur coururent sus, et
les prirent. Ainsi Thémistocle, ayant échappé ce danger,
s'ébahit grandement de la faveur que lui avait faite la
déesse qui s'était apparue à lui ; en récompense de quoi,
quand il fut en la ville de Magnésie, il y fit édifier un
temple de Dindymène, et y rendit sa fille Mnésiptolème
religieuse.
LV. Mais en passant par la ville de Sardes, pour passer
son temps, il alla visitant les temples et les offrandes que
l'on y avait données. Si vit au temple de la mère des
dieux une image d'une pucelle faite de cuivre, ayant
deux coudées de haut, que l'on appelait l'Hydrophore,
c'est-à-dire portant eau, et était une statue que lui-même
avait autrefois dédiée, l'ayant fait faire de l'argent pro­
venu des amendes auxquelles avaient été condamnés
ceux qui dérobaient et divertissaient l'eau publique à
Athènes, lorsqu'il y était surintendant des eaux, et fut,
ou parce qu'il lui fît mal de voir cette belle image pri­
sonnière entre les mains des Barbares, ou qu'il voulût
montrer aux Athéniens combien il avait de crédit et
d'autorité en tous les pays de l'obéissance du roi, il en
parla au gouverneur de la Lydie, et le pria de vouloir
en sa faveur renvoyer cette image à Athènes. Le Barbare
se courrouça fort de cette requête, et lui dit qu'il en
écrirait au roi ; donc Thémistocle eut si grande peur,
qu'il fut contraint de recourir aux femmes et concubines
dudit gouverneur, lesquelles il gagna par argent, et les
fit intercéder pour lui, afin que le satrape apaisât son
courroux. Et, depuis cette fois-là, il alla bien plus retenu
et plus réservé en toutes choses, redoutant déj à l'envie
des Barbares ; car il n'alla point çà et là se promenant
par l'Asie, comme l'écrit Théopompe, mais se tint lon­
guement en la ville de Magnésie, y j ouissant en paix
des dons et bienfaits du roi , et y étant honoré et révéré
comme l'un des plus grands personnages de Perse, pen­
dant que le roi était empêché aux affaires des hautes
provinces de l'Asie, et n'avait pas loisir de vaquer à
celles de la Grèce.
LVI. Mais quand les nouvelles vinrent que l'Égypte
s'était rebellée moyennant la faveur et l'aide des Athé­
niens, et que les galères grecques venaient courir jusqu 'en
T H É M I S T O CLE 2. 8 1

l'île de Cypre et jusqu'aux côtes de la Cilicie, et que


Cimon tenait toute la mer en sa subjeB:ion, cela lui fit
alors tourner la pensée à résister aux Grecs pour les
garder de s'accroître à son dommage. Si commença-t-on
à lever gens, dépêcher capitaines, et envoyer messagers
à Magnésie devers Thémistocle, par lesquels le roi lui
mandait qu'il entendît aux affaires de la Grèce, et qu'il
lui tînt les promesses qu'il lui avait faites. Mais lui, sans
se montrer piqué ni irrité de rancune à l'encontre de
ses citoyens, ni ému du désir de la puissance et autorité
grande qu'il pouvait avoir en cette guerre, ou peut-être
aussi n'estimant pas que ce fût chose dont il pût venir
à bout, attendu mêmement que la Grèce avait lors de
très grands capitaines, et que Cimon entre les autres
prospérait merveilleusement, et plus encore ayant honte
de maculer la gloire de tant de beaux faits, de tant de
triomphes et de viél:oires qu'il avait gagnées, il prit une
très sage résolution de mettre fin à sa vie, telle comme il
lui convenait ; car il fit un solennel sacrifice aux dieux,
auquel il fêtoya ses amis, et, après avoir pris congé
d'eux, but du sang de taureau, ainsi que le tient la plus
commune renommée, ou, comme les autres disent,
d'une sorte de poison qui tue l'homme dans vingt­
quatre heures, et acheva ainsi ses jours en la ville de
Magnésie, après avoir vécu jusqu'à l'âge de soixante­
cinq ans, et la plupart d'iceux toujours en office et
charge grande.
LVII. L'on dit que le roi de Perse, ayant entendu la
cause et la manière de sa mort, l'en estima encore plus
que devant, et qu'il continua à bien traiter toujours ses
amis et ses domestiques ; car il laissa des enfants qu'il
avait eus d' Archippe, fille de Lysandre, du bourg d' Alo­
pécie, Archeptolis, Polyeuél:e, et Cléophante, duquel
Platon même, le philosophe, fait mention, disant qu'il
était bien bon homme d'armes 38 , mais au demeurant
qu'il n'avait rien de bon. Q!!ant aux autres plus âgés,
Néoclès mourut d'une morsure de cheval, et quant à
Dioclès, son aïeul Lysandre l'adopta pour son fils. Il
eut plusieurs filles, entre lesquelles Mnésiptolème, qu'il
avait eue d'une seconde femme, fut mariée à son frère
Archeptolis, qui n'était pas d'une même mère, et Italie
fut mariée à un nommé Panthide, natif de Chio, Sybaris
à Nicomède, Athénien, et Nicomache à Phasiclès, neveu
TH ÉM I S T O CLE

de Thémistocle, auquel les frères l a donnèrent e n mariage


dans la ville même de Magnésie depuis la mort du père,
et celui-là nourrit et éleva la plus j eune de toutes, qui
s'appelait Asie.
LVIII. Au demeurant, sa sépulture magnifique se voit
encore sur la place de Magnésie ; mais quant à ses osse­
ments, il ne faut point ajouter de foi à ce qu'Andocide
en écrit en un discours qu'il fait à ses amis, que les
Athéniens, ayant trouvé les reliques de son corps, les
j etèrent au vent ; car il feint cela pour irriter les nobles
à l'encontre du peuple. Et Philarque, en son histoire,
ni plus ni moins qu'une tragédie, dresse par manière de
dire l'engin d'une feinte, avec lequel il fait venir je ne
sais quels Néoclès et Démopolis, fils de Thémistocle,
pour émouvoir les leél:eurs à compassion. Mais il n'y
a homme qui ne juge incontinent que c'est chose controu­
vée et faite à plaisir. Et Diodore le géographe, en un
traité qu'il a écrit des sépultures, dit, par conjeéture
plutôt que de certaine science, que au long du port de
Pirée à venir de devers le chef d' Alcimus 39 , il y a une
pointe en forme de coude, au-dedans de laquelle, quand
on a doublé le bout, la mer est toujours plate, et y
trouve-t-on une base grande et longue, dessus laquelle
y a comme la forme d'un autel ; c'est ce, dit-il, la sépul­
ture de Thémistocle, et pense que même le poète comique
Platon le témoigne en ces vers :
Ta sépulture est à point située,
Pour des marchands être bien saluée ;
Elle verra tous ceux qui entreront
Dedans le port, et qui en sortiront ;
Et s'il se fait aussi quelque combat
Dessus la mer, elle en verra l'ébat••.
LIX. Au reste, ceux de Magnésie ordonnèrent quelques
honneurs aux descendants de Thémistocle, qui durent
encore jusques aujourd'hui, et en jouissait de mon
temps un autre Thémistocle Athénien, avec lequel j'ai
eu familière conversation et amitié chez le philosophe
Ammonius0 •
VIE DE CAMILLE
DIT LE SECOND FONDA TEUR DE ROME

I. Dignités accumulées sur Camille sans consulat. II. Sa modéra­


tion ; sa bravoure. III. Il e§t nommé censeur. Siège de Véies.
V. Débordement du lac d' Albe. IX. Première diélature de
Camille. X. Défaite des Falisques. XI. Prise de Véies. XIV.
Triomphe de Camille. Il s'oppose à la proposition d'évacuer
une partie de Rome pour aller habiter Véies. XVII. Guerre des
Falisques. XX. Nouvelle tentative pour faire habiter Véies
par des Romains. XXII. Camille condamné et banni. XXIII.
Invasion des Gaulois. XXV. Ils se répandent dans la Toscane.
XXVIII. Témérité des Fabiens. Les Gaulois marchent contre
Rome. XXXII. Bataille d' Allia. XXXIII. Observation sur les jours
malheureux. XXXIX. Les Gaulois entrent dans Rome, et la
détruisent. Manlius sauve le Capitole. XLI. Camille bat les Gau­
lois près d' Ardée. XLIII. Il est rappelé de l'exil, et nommé
diélateur. LI. Il chasse les Gaulois. LII. Il répare les temples et
rebâtit Rome. LV. Il fait rejeter encore la proposition d'aller
habiter Véies. LVI. Guerre des Èques, des Volsques, des Latins.
Troisième diélature de Camille. LIX. Ville prise et reprise dans
le même jour. Triomphe de Camille. LXI. Ambition de Manlius.
XLII. Il est précipité du haut du Capitole, qu'il avait sauvé.
LXIII. Guerre des Prénestins et des Volsques. Valeur de Camille.
LXV. Il fait rentrer les rebelles de Tusculum dans le devoir.
LXVI. Troubles excités par Licinius Stolo. Qgatrième diéla­
ture de Camille. LXVIII. Nouvelle invasion des Gaulois.
Camille, diélateur pour la cinquième fois, à l'âge de près de
quatre-vingts ans, défait les Gaulois. LXXIII. Conciliation de
la noblesse et du peuple. Sextius premier consul tiré du peuple.
Fondation du temple de la Concorde. LXXIV. Mort de Camille.
De l'an de Rome J08 à /'an J 89, Jof ans avant jésm-Chrifl.

1. Entre plusieurs grandes choses qui se disent de


Furius Camille, celle-là semble être la plus nouvelle et
la plus étrange, qu'ayant eu les premières charges de
son pays, et en icelles ayant fait beaucoup de hauts et
glorieux exploits, comme celui qui fut élu par cinq fois
C A MILLE

diétateur, qui triompha quatre fois, et qui acquit le


titre de second fondateur de Rome, jamais toutefois il
n'a été consul. De quoi fut cause l'état auquel se trou­
vait pour lors la chose publique romaine, parce que le
peuple étant en dissension à l'encontre du sénat, ne
voulait plus élire de consuls, mais élisait d'autres gou­
verneurs, qui s'appelaient tribuns militaires, lesquels,
encore qu'ils fissent toutes choses avec autorité et puis­
sance pareille à celle des consuls, n'étaient pas néanmoins
tant odieux au peuple à raison du nombre : parce que
mettre le gouvernement des affaires en . la main de six
officiers, et non pas de deux seulement, était quelque
réconfort à ceux qui supportaient mal volontiers la domi­
nation du petit nombre de la noblesse. Ainsi Camille,
étant environ ce temps-là en la fleur de son crédit et en
la principale gloire de ses faits, n'appeta point d'être
consul outre la volonté du peuple, combien que durant
le temps qu'il eut la vogue, il y ait eu des consuls créés
par plusieurs fois .
II. Mais en toutes les autres charges et offices qu'il
eut de toutes sortes, il se porta tellement que, quand il
était seul, l'autorité était commune, et quand il avait
des compagnons, la gloire de ce qui se faisait en demeu­
rait à lui seul ; dont était cause d'un côté sa modération,
parce qu'il commandait sans arrogance, et d'autre côté,
son grand sens et sa suffisance, pour laquelle tous les
autres volontairement lui cédaient le premier lieu ; et
n'étant pas encore pour lors la maison des Furiens fort
renommée, il fut le premier qui de soi-même commença
à se pousser en avant, parce qu 'en une grosse bataille
qui fut donnée contre les Éques et Volsques, étant simple
homme d'armes sous le diétatcur Po§thumius Tubertus,
il fut le premier qui, piquant devant toute l'armée, com­
mença la charge, et y ayant été blessé en la cuisse, il ne
recula point pour cela, mais, arrachant lui-même le
tronçon de la javeline, qui lui était demeu ré dedans,
il s'attacha aux plus vaillants hommes des ennemis, et
combattit si vertueusement qu'il leur fit tou rner le dos.
III. A l'occasion de quoi, outre les autres honneurs
et récompenses qu'il en eut, il fut élu censeur, étant déjà
l'office dès ce temps-là de grande prééminence et de
grande dignité. Si fit en cette censure deux aétes notables :
l'un honnête, quand il induisit les hommes qui n'étaient
CAMILLE

point martes à épouser les femmes veuves, qui étaient


en grand nombre à cause des guerres, et les rangea à
ce point en partie par remontrances qu'il leur fit, et en
partie par menaces de les condamner à l'amende ; l'autre
nécessaire, quand il mit les enfants orphelins à la taille,
qui avant lui n'avaient jamais été contribuables, de quoi
furent cause les guerres continuelles, auxquelles la chose
publique était contrainte de faire grande dépense, même­
ment le siège de la ville des Véiens, que aucuns appellent
Vénétaniens, qui plus les pressait alors. Car c'était la
ville capitale de toute la Toscane, laquelle en quantité
d'armes et en nombre de combattants n'était de rien
moindre que Rome, et qui, sentant son cœur à cause
de son opulence et de ses délices, avait auparavant plu­
sieurs fois combattu à l'encontre des Romains en plu­
sieurs grosses batailles, pour la gloire et pour l'empire ;
mais lors, se sentant affaiblie par plusieurs grandes décon­
fitures dont elle avait été battue, se déportait de cette
première ambition de sortir contre eux en campagne. Et
ayant les habitants haussé et bien remparé les murailles,
et fait bonne provision d'armes, de traits, de blés et
autres munitions nécessaires, soutenaient hardiment sans
crainte de rien ce siège, lequel allait fort en longueur,
et n'était pas moins pénible et difficile pour ceux qui
assiégeaient que pour ceux qui étaient assiégés : car, au
lieu que auparavant ils ne soulaient être que l'été seule­
ment aux champs, l'hiver se retiraient en leurs maisons,
ils furent lors premièrement contraints par les capitaines
et tribuns militaires d'édifier des forts, et de fermer de
muraille leur camp dedans le territoire même de leurs
ennemis, et y passer l'hiver aussi bien comme l'été.
IV. Or avait déjà duré ce siège l'espace de sept ans
tout entiers, et chargeait-on les capitaines de n'avoir
pas bien fait devoir de le presser assez vivement, de
manière que finalement on les déposa de leurs charges,
et en élut-on d'autres en leur place pour l'achever, entre
lesquels Camille en fut un, que l'on créa tribun militaire
pour la seconde fois, et néanmoins ne fit encore rien
pour lors en ce siège, à cause qu'il lui échut par le sort
de faire la guerre aux Phalériens et aux Capenates, les­
quels pendant que les Romains étaient empêchés ailleurs,
avaient couru leurs terres, et les avaient grandement
molestées et endommagées durant tout le temps de cette
286 CA MILLE

guerre de Toscane. Mais Camille en ayant défait un grand


nombre, qu'il trouva en la campagne, chassa les autres,
et les rembarra jusques au-dedans de leurs murailles.
V. Au demeurant, l'accident du lac Albanien 1, qui
survint environ le temps que cette guerre de Toscane
était en sa plus grande force, étonna fort les Romains,
n'étant pas moins émerveillable que les plus étranges et
plus incroyables choses que l'on saurait ouïr conter,
parce que l'on n'en peut trouver aucune raison commune
ni cause qui ait son fondement en nature ; car il était
déjà l'arrière-saison de l'automne, et finissait l'été, lequel
n'avait point été trop pluvieux ni trop notablement
fâcheux pour les soufflements des vents du midi. Et
comme ainsi qu'en Italie il y ait plusieurs lacs, plu­
sieurs ruisseaux et rivières, plusieurs fontaines et autres
eaux, les unes tarirent de tout point, les autres résistèrent
bien maigrement et petitement à la sécheresse, et y
étaient toutes les rivières, comme elles ont accoutumé
d'être ordinairement en été, fort basses, et y avait bien
peu d'eau ; mais au contraire le lac d'Albe, qui ne vient
point d'ailleurs ni ne sort point hors de soi-même, était
tout à l'entour environné de coteaux, de montagnes, où
la terre est bien bonne, commença à s'enfler et se hausser
à vue d'œil, sans cause 9uelconque, sinon occulte et
divine, et alla toujours ainsi croissant au long des coteaux
jusqu'à ce qu'il atteignît au plus haut, montant toujours
uniment sans agitation ni tourmente quelconque.
VI. Cela du commencement donna aux bergers et
bouviers qui gardaient leurs bêtes à l'entour, un grand
ébahissement ; mais à la fin, quand la terre d'un des
coteaux, qui soutenait le lac comme une chaussée, et
le gardait de se répandre en la campagne, vint à se
rompre pour la pesanteur et quantité grande de l'eau,
laquelle avec une violence et impétuosité merveilleuses,
à travers les terres labourables et les héritages plantés
d'arbres, s'alla décharger en la mer ; alors non seulement
les Romains, mais aussi tous les habitants de l'Italie
s'en étonnèrent fort, et estimèrent que c'était signe et
présage de quelque grande chose à venir, et ne parlait-on
d'autre nouvelle dans le camp qui était au siège devant
la ville de Véies, de manière que le bruit en passa jusques
à ceux mêmes qui étaient assiégés.
VII. Et comme il advient ordinairement aux sièges
CAMILLE

qui durent si longuement que ceux de dehors parlent


et communiquent souvent avec ceux de dedans, il y eut
un Romain qui prit connaissance et accoutumance de
s'approcher et deviser familièrement avec un de ceux
de la ville, lequel savait beaucoup de choses anciennes,
et était estimé mieux entendu en l'art de deviner que nul
autre de la ville. Le Romain donc lui conta un jour ce
regorgement du lac d'Albe, et voyant que l'autre, après
l'avoir ouï, en faisait la plus grande fête du monde, et
se moquait de leur siège, il lui dit que ce merveilleux
accident n'était pas advenu seul aux Romains en ce
temps-là, mais en avaient eu beaucoup d'autres encore
plus étranges, lesquels il désirait lui communiquer pour
voir s'il y aurait point de moyen que, les affaires publiques
se portant si mal, il pût donner ordre que les siennes
particulières se portassent bien. Le Véien lui répondit
qu'il les entendrait volontiers, et lui prêta l'oreille atten­
tivement, espérant ouïr de lui quelque grand secret.
Ainsi le Romain le tirant de propos en propos en che­
minant toujours, quand il vit qu'il était assez loin des
portes de la ville, il le saisit soudainement au corps et
l'enleva, étant plus fort que lui, et, à l'aide d'autres qui
accoururent du camp, le prit et emmena devant les capi­
taines. Cet homme, se voyant ainsi contraint et aussi
sachant bien que la f atale destinée ne se peut éviter, com­
mença à déclarer et découvrir aux Romains des anciens
oracles et prophéties touchant les fortunes de sa ville,
par lesquels il était porté que j amais elle ne serait prise
que les ennemis n'eussent fait retirer arrière l'eau du
lac d'Albe qui serait débordé, et qu'ils ne l'eussent
diverti ailleurs, de sorte qu'il ne se déchargeât plus
dans la mer.
VIII. Cela fut rapporté au sénat à Rome, et mis en
délibération du conseil, auquel il fut avisé que l'on enver­
rait à l'oracle d'Apollon, en la ville de Delphes, pour lui
demander ce que l'on en devait faire. Si y furent envoyés
de grands et notables personnages, Cossus Licinius,
Valérius Potitus et Fabius Ambustus ; lesquels, ayant
fait le voyage par mer et eu réponse de ce qu'ils deman­
daient, s'en retournèrent au pays, et apportèrent entre
autres oracles un qui disait que, par négligence, on avait
omis quelques anciennes cérémonies aux féeries latines 2 ,
et un autre qui commandait que l'on engardât par tous
288 CAMILLE

les moyens qui seraient possibles que l'eau du lac d'Albe


n'entrât point en la mer, en la faisant retourner en son
ancien lit, s'il était possible, sinon en la divertissant par
plusieurs fossés et tranchées, tant qu'elle se perdît emmi
les champs.
IX. Ces oracles entendus, les prêtres raccoutrèrent
ce qui appartenait au service divin, et le peuple se mit
après l'eau du lac pour la détourner ; quoi fait, le sénat,
au dixième an de la guerre contre les Véiens, déposa tous
les autres magistrats, et créa diaateur Cami lle, lequel
nomma pour maître et chef de la chevalerie Cornélius Sci­
pion ; et avant toute œuvre voua aux dieux que, s'il leur
plaisait donner heureuse issue à cette guerre, il ferait, en
leur honneur, célébrer les grands jeux et édifier un temple
à la déesse que les Romains appellent Matuta3 , laquelle
semble être celle que nous appelons Leucothea, considéré
ce qui se fait en ses sacrifices. Car ils font entrer dans son
temple une chambrière, à laquelle ils donnent des souf­
flets, et puis la font sortir dehors et embrassent les enfants
de leurs frères plutôt que les leurs propres, et font plu­
sieurs autres cérémonies qui ressemblent à celles que
l'on fait aux nourrices de Bacchus et aux inconvénients
qui advinrent à Ino à cause de la concubine de son mari4 •
X. Puis, ces vœux et prières faites, Camille entra
avec son armée sur les terres des Falisques, lesquels il
défit en une grosse bataille, avec les Capenates, qui les
étaient venus secourir ; et de là s'en alla au siège de la
ville de Véies, là où, voyant que de la prendre d'assaut
c'était chose fort dangereuse et trop difficile, il com­
mença à la faire miner, trouvant la terre d'alentour propre
à caver, et faire mines si profondes, que les ennemis n'en
pouvaient rien apercevoir ; et, lui étant cette besogne
succédée selon son espérance, il fit donner un assaut
général à la muraille, afin d'y faire venir tous ceux de la
ville ; et, pendant qu'ils entendaient à la défendre, ses
gens entrèrent secrètement par les mines dans le ch âteau,
à l'endroit du temple de Junon qui était le plus grand
de toute la ville, et auquel les habitants avaient plus de
dévotion. Si dit-on qu'à l'instant même le capitaine des
Toscans y sacrifiait aux dieux, et que son devin, ayant
considéré les entrailles des bêtes immolées, s'écria tout
haut que les dieux donnaient la viaoire à celui qui sur­
viendrait sur ce sacrifice.
C A MILLE

XI. Les Romains qui étaient dans la mine entendirent


cette parole, et tout incontinent rompirent la terre, et
se jetèrent dehors en criant et faisant bruire leurs armes,
de quoi les ennemis s'effrayèrent de sorte qu'ils se mirent
à fuir, et eux prirent les entrailles et les portèrent à
Camille. Cela ressemble fort aux contes que l'on fait à
plaisir. Toutefois Camille, ayant par ce moyen pris la
ville, et voyant du haut du château comme les Romains
pillaient et saccageaient une opulence infinie qu'il y
avait dedans, s'en prit à pleurer de pitié ; et comme ceux
qui étaient autour de lui lui disaient qu'il était bienheu­
reux, il leva les mains vers le ciel, et fit une telle prière :
« 0 très haut Jupiter, et vous, ô dieux, qui voyez et
» jugez les bonnes et mauvaises œuvres des humains,
» vous savez assez que nous autres n'avons point volon­
» tairement à tort et sans cause commencé cette guerre,
» mais justement et par contrainte, pour nous venger
» d'une ville ennemie qui nous avait fait beaucoup
» <l'outrages. Mais toutefois si, d'aventure en contre­
» poids de cette prospérité, il nous est prédestiné quelque
» malheur, j e vous supplie qu'au lieu de le faire tomber
» sur toute la ville de Rome ou sur toute son armée, il
» vous plaise le faire, avec le moins de mal qui sera
» possible, choir sur moi seul. »
XII. Ayant prononcé ces paroles, il se voulut tourner
à main droite, comme est la coutume des Romains,
quand ils ont fait leurs prières et oraisons aux dieux ;
mais, en se cuidant tourner, il tomba tout de son long
emmi la place. Les assistants, prenant cette chute à mau­
vais présage, s'en troublèrent ; mais lui, après s'être
relevé, leur dit que ce qu'il avait requis aux dieux lui
était advenu. C'était un peu de mal en contrepoids d'une
très grande félicité.
XIII. Ainsi, étant toute la ville pillée et saccagée, il
voulut transporter aussi à Rome l'image de Junon5,
suivant le vœu qu'il en avait fait ; et, ayant mandé des
ouvriers• à cette intention, il sacrifia premièrement à la
déesse, la suppliant de vouloir accepter et avoir pour
agréable la bonne affefüon des Romains, et volontaire­
ment s'en venir habiter avec les autres dieux qui avaient
en protefüon la ville de Rome. Il y en a qui disent que
l'image répondit qu'elle en était contente ; mais Tite-Live
écrit7 que Camille fit cette prière en attouchant l'image,
CAMILLE

et que les assistants répondirent qu'elle le voulait bien,


et qu'elle irait volontiers. Toutefois ceux qui affirment
que ce fut l'image même qui le dit, et favorisent au
miracle, ont un grand argument pour aider à le prouver,
que la fortune de la ville de Rome, laquelle de si bas
et si petit commencement, ne fût j amais montée à si
haute gloire et si grande puissance, sans une faveur
singulière des dieux, laquelle s'est évidemment montrée
par plusieurs grandes et expresses démonstrations. Et
néanmoins encore allèguent-ils d'autres semblables mer­
veilles, comme que des images ont toutefois souvent
rendu des gouttes de sueur, qu'on les a ouï soupirer,
qu'elles se sont tournées, qu'elles ont fait quelques
signes des yeux, ainsi que l'on trouve en plusieurs
anciennes histoires ; et pourrions aussi nous-même
raconter plusieurs semblables merveilles 8 que nous avons
ouï affirmer aux hommes de notre temps, qui ne sont
point à rejeter, ni à condamner légèrement. Mais quant
à telles choses, il y a danger à trop les croire, et à trop
les décroire aussi, à cause de l'imbécillité de la nature
humaine, qui n'a point de bornes certaines, ni ne se peut
retenir soi-même, mais se laisse déborder quelquefois en
vanité et superstition, et quelquefois en mépris et
contemnement des choses divines ; et par ainsi , être
retenu, et ne faire rien trop en cela, comme en toute
autre chose, est le meilleur.
XIV. Au demeurant, Camille, soit que, ou la gran­
deur de l'œuvre qu'il venait de parachever lui eût élevé
le cœur d'avoir pris une ville qui contestait de pair à
pair avec celle de Rome, et ce au bout de dix ans que
le siège avait duré, ou que les paroles de ceux qui le
bénissaient et magnifiaient lui eussent haussé le courage,
et fait prendre une opinion de soi-même plus présomp­
tueuse que ne comportait la civilité d'un magistrat de
chose publique, qui est sujet aux loi s, il dressa un
triomphe superbe en toute autre magnificence d'appa­
reil, et mêmement en ce qu'il se fit porter par Rome sur
un chariot triomphal, traîné par quatre coursiers blancs ;
ce que nul autre capitaine avant lui n'avait osé faire, ni
depuis lui aussi, parce que l'on estime que ce soit une
voiture sacrée et proprement destinée au roi et père des
dieux. Cela lui engendra la malveillance de ses citoyens,
qui n'avaient point accoutumé que l'on leur usât de
CAMILLE

telle braverie ; et si y eut encore une autre occasion qui


le rendit mal voulu, ce fut qu'il s'opposa à la loi qui fut
mise en avant, que l'on divisât la ville de Rome ; car. les
tribuns du peuple proposèrent un édit9 , que le sénat et
le peuple romain fût mi-parti en deux parts, et que ceux
à qui il écherrait par le sort demeurassent à Rome, les
autres allassent habiter en la ville de Véies nouvellement
conquise, alléguant, pour le persuader, que les uns et
les autres en seraient plus riches, et garderaient aisément
leurs terres et leurs biens des courses de leurs ennemis
par le moyen de ces deux grosses villes. Le peuple, qui
était déj à multiplié en grand nombre10 , et qui avait bien
fait ses besognes, le trouvait le meilleur du monde, et ne
faisait autre chose que crier et tumultuer à l'entour de
la tribune aux harangues, en demandant que l'on mît
cette loi aux voix et suffrages du peuple. Mais le sénat
universellement, et les plus gens de bien d'entre les
autres citoyens, estimant que cette proposition des tri­
buns était la destrufüon et non pas la division de la ville
de Rome, ne pouvaient endurer qu'elle tirât avant, et
avaient leur recours à Camille, lequel, craignant de venir
à l'essai de tenter si la loi passerait ou non, allait tou­
j ours inventant quelques occasions et quelques nouveaux
empêchements, par lesquels il dilayait et rejetait touj ours
à un autre temps l'entérinement de cette loi, et pour ces
raisons était haï de la commune.
Mais la principale et plus apparente cause de la mal­
veillance que le peuple lui portait vint de la décime des
dépouilles, et ce ne fut pas sans quelque occasion, encore
qu'à la vérité ce fût à tort si le peuple lui en voulut mal.
Car quand il alla devant la ville de Véies, il fit vœu qu'il
offrirait aux dieux 1 1 la dîme du butin qui se gagnerait
à la prise de cette ville s'il la pouvait prendre ; mais
lorsqu'elle fut prise et pillée, fût ou parce qu'il lui fâchât
de molester ses citoyens, ou que, pour la multitude
d'autres affaires, il eût oublié son vœu, il endura que
les gens de guerre départissent entre eux le butin, et en
fissent leur profit ; puis quelque temps après 12 qu'il était
déj à hors de sa charge, il en avertit le sénat, et en même
temps les devins rapportèrent que, par les signes des
sacrifices, ils connaissaient quelques courroux et mal­
contentement des dieux, et qu'il fallait se réconcilier
avec eux et les pacifier.
CA M I L L E

X V . �oi entendu, l e sénat ordonna, parce qu'il


serait malaisé que chacun pût représenter les choses
mêmes qu'il aurait eues en sa part du butin, pour les
répartir de nouveau, que l'on rapporterait par serment
la dixième partie de ce que l'on y aurait gagné. Si y eut
beaucoup d'affaire, et fallut user de violence pour faire
rendre aux pauvres soudards, qui avaient beaucoup tra­
vaillé et beaucoup enduré dans cette guerre, une si
grosse partie de leur gain, attendu mêmement que plu­
sieurs l'avaient déjà tout dépensé, à l'occasion de quoi
chacun riait à l'encontre de Camille ; et lui, ne trouvant
autre couleur meilleure pour se couvrir, fut contraint
d'user d'une excuse la plus maigre et la plus déraison­
nable qu'il eût su alléguer, en avouant qu'il l'avait fait
par oublianct;. Le peuple néanmoins ne laissait pas pour
cela de s'en courroucer bien âprement, disant qu'il avait
lors voué d'offrir aux dieux la dîme des biens des enne­
mis, et que maintenant il voulait décimer ses propres
citoyens. Ce nonobstant, chacun à la fin ayant rapporté
ce qu'il devait pour sa part, il fut avisé que l'on en ferait
fondre une coupe d'or massif, pour l'envoyer au temple
d'Apollon, en la ville de Delphes ; mais il se trouvait bien
peu d'or en la ville de Rome ; et comme les officiers
fussent empêchés à chercher dont ils en pourraient
recouvrer, les dames romaines, de leur propre mouve­
ment, arrêtèrent entre elles qu'elles contribueraient ce
qu'elles en avaient en leurs joyaux pour employer à
faire cette offrande, qui pesa jusqu'à huit talents. En
récompense de quoi, pour les honorer, le sénat ordonna
qu'elles seraient louées publiquement de harangues
funèbres à leur trépas, ni plus ni moins que les grands
et honorables hommes quand ils venaient à décéder :
car la coutume n'était point auparavant de louer ainsi
publiquement les dames à leurs funérailles. Si furent
députés trois des plus notables personnages de la ville
pour aller présenter cette offrande, et les y envoya-t-on
sur une galère fort bien équipée de bons hommes de
rame, et au demeu rant parée et accoutrée triomphale­
ment ; mais et en tourmente et en calme ils furent en
grand danger de leurs personnes. Car après avoir
approché bien près d'être noyés par la tourmente, quand
le vent fut apaisé, ils retombèrent en un autre péril dont
ils échappè rent aussi contre leur espérance, parce
CAMILLE 29 3

qu'auprès des îles d'Éole, les galères des Lipariens leur


coururent sus comme à des corsaires ; toutefois quand
les Lipariens virent qu'ils ne se mettaient point en
défense, mais les priaient en leur tendant les mains, ils
ne les chargèrent point autrement, mais seulement atta­
chèrent la galère aux leurs, et l'ayant tirée à terre, expo­
sèrent publiquement en vente au plus offrant à l'encan
les biens et les personnes, après les avoir déclarés écu­
meurs de mer, et les eussent vendus n'eût été la pru­
d'homie et l'autorité de Timasithée, qui pour lors était
capitaine de la ville, lequel eut beaucoup affaire à leur
persuader qu'ils les laissassent aller, et, non content de
ce, fit encore tirer en mer quelques vaisseaux qui étaient
à lui, avec lesquels il les accompagna en ce voyage, et
leur aida à faire leur offrande ; à raison de quoi lui furent
depuis faits de grands honneurs à Rome, ainsi comme
il méritait.
XVI. Or recommencèrent de rechef les tribuns du
peuple à remettre sus la loi touchant la division des habi­
tants de la ville de Rome ; mais la guerre des Falisques
survint bien à propos, qui donna moyen aux nobles
d'élire tels magistrats comme ils voulurent. Si élurent
Camille tribun militaire, avec autres cinq 13 , requérant
les affaires un capitaine qui eût déjà l'autorité et la répu­
tation tout acquise par longue expérience au fait des
armes. Le peuple ayant autorisé cette éleB:ion, Camille
incontinent avec l'armée romaine entra dans le pays des
Falisques, là où il alla mettre le siège devant la ville des
Falériens, qui était bien fortifiée et pourvue de toutes
choses requises et nécessaires à la guerre ; sachant très
bien que ce n'était pas entreprise légère que de la prendre,
ni qui se pût exécuter en peu de temps, mais voulant,
comment que ce fût, tenir ses citoyens occupés à quelque
chose, et les divertir, afin que, par être trop de séjour
en leurs maisons, ils n'eussent loisir de vaquer à sédi­
tions et dissensions civiles ; car les Romains usaient sage­
ment de ce remède-là, tournant au-dehors, comme bons
médecins, les humeurs qui étaient pour troubler le repos
de leur chose publique.
XVII. Mais les Falériens, se confiant en l'assiette de
leur ville, qui était forte de tous côtés, faisaient si peu
de compte d'être assiégés, que ceux qui n'étaient point
à la garde des murailles se promenaient en robe, sans
2 94 CA MILLE

armes, par la ville, et allaient leurs enfants à l'école, le


maître de laquelle les menait ordinairement hors de la
ville se promener, j ouer et exercer au long des murailles ;
car ils avaient un commun maître d'école pour toute la
ville, comme encore ont les Grecs, voulant que leurs
enfants dès le commencement s'accoutument à être
nourris en compagnie, et qu'ils conversent touj ours
ensemble. Ce maître donc, épiant l'occasion de faire un
mauvais tour aux Falériens, menait tous les j ours leurs
enfants à l'ébat hors de la ville, non guère loin des
murailles du commencement, et puis les remenait dedans,
après qu'ils s'étaient ébattus et exercés. Depuis qu'il les
y eut menés une fois, il les tira de j our en j our un peu
plus loin, pour les accoutumer à s'assurer, en leur don­
nant à entendre qu'il n'y avait point de danger, jusques
:1 ce qu'un j our à la fin ayant tous les enfants de la ville
. 1 , · cc soi, il donna jusques dans le guet du camp des
Romains, auxquels il livra tous ses écoliers, et leur dit
qu'ils le menassent devant leur capitaine-général. Ce qui
fut fait ; et quand il fut devant Camille, il se prit à dire
qu'il était maître et précepteur de ces enfants, mais
néanmoins qu'il avait eu plus cher acquérir sa bonne
grâce que de faire ce que le devoir de ces titres-là lui
commandait, au moyen de quoi il lui venait rendre la
ville en lui livrant ces enfants entre ses mains.
XVIII. Camille, ayant ouï ces paroles, trouva l'aéte
bien malheureux et méchant, et dit à ceux qui étaient
autour de lui que la guerre était bien chose mauvaise et
où il se faisait beaucoup de violence et <l'outrages ; mais
toutefois qu'encore y avait-il entre gens de bien quelques
lois et quelques droits de la guerre, et que l'on ne devait
point tant chercher ni pourchasser la viB:oire que l'on
ne fuît les obligations d'en être tenu à si maudits et si
damnables moyens, et qu'il fallait qu'un grand capi­
taine fît la guerre, se confiant en sa propre vertu, non
point en la méchanceté d'autrui ; si commanda à ses
sergents qu'ils déchirassent les habillements de ce mau­
vais homme en lui liant les deux mains par-derrière, et
qu'ils donnassent des verges et des escourgées aux
enfants, afin qu'ils remenassent le traître qui les avait
ainsi trahis, en le fouettant, jusques dans la ville. Or sitôt
que les Falériens eurent entendu la nouvelle, comme ce
maître d'école les avait trahis, toute la ville incontinent
CAM ILLE 29 5

en mena très grand deuil, ainsi que l'on peut estimer en


si griève perte, et s'en coururent hommes et femmes,
pêle-mêle, sur les mu railles et aux portes de la ville, sans
savoir ce qu'ils faisaient, tant ils étaient troublés. Étant
là, ils aperçurent leurs enfants qui ramenaient leur maître
nu et lié, en le fouettant, et appelant Camille leur père,
leur dieu et leur sauveur ; de manière que non seulement
les pères et mères des enfants, mais aussi tous autres
citoyens généralement, conçurent en eux-mêmes une
grande admiration et singulière alfeéHon, envers la
prud'homie, bonté et justice de Camille, tellement que
sur l'heure même ils assemblèrent le conseil, auquel il
fut résolu que l'on lui enverrait promptement des
ambassadeurs pour se remettre eux et leurs biens du
tout à sa discrétion.
XIX. Camille envoya leurs ambassadeurs à Rome, là
où leur étant donnée audience par le sénat, ils dirent
que les Romains, ayant préféré la j ustice à la viétoire,
leur avaient enseigné de mieux aimer se soumettre à eux
que de retenir leur liberté, en confessant qu'ils se sen­
taient plus surmontés de leur vertu que vaincus de leur
force et puissance . Le sénat renvoya le tout à Camille,
pour en faire et ordonner ainsi que bon lui semblerait ;
et lui, ayant fait payer une somme d'argent aux Falé­
riens, fit au demeurant paix et alliance avec tout le
reste des Falisques, et à tant s'en retourna à Rome ; de
quoi les gens de guerre furent très mal contents, parce
qu'ils avaient conçu en eux-mêmes espérance de piller
la ville des Falériens, et voyant qu'il leur fallait ainsi
retourner les mains vides en leurs maisons, quand ils
furent à Rome, commencèrent à accuser Camille envers
les autres citoyens, disant qu'il n'aimait point le menu
peuple, et que par envie il avait ôté aux pauvres le
moyen de faire leurs besognes.
XX. D'un autre côté, comme les tribuns du peuple
eussent de rechef mis en avant leur loi touchant la divi­
sion des habitants de Rome, et fussent après à la faire
passer par les voix et suffrages du peuple, Camille, sans
craindre d'encourir la male-grâce de la commune, fit et
dit librement à la découverte toutes choses à l'encontre,
de sorte que manifestement il fut cause principale que
le peuple, malgré soi, pour la grande instance qu'il en
fit, la refusa ; mais aussi en demeura-t-il si âprement
CAMILLE

indigné contre lui que, pour quelque inconvénient qui


lui fut advenu en sa maison de l'un de ses enfants qui
lui mourut de maladie, il n'en adoucit onques par pitié
son courroux envers lui, combien que lui, qui était de
bonne et douce nature, portât cette perte fort impa­
tiemment ; de manière qu'étant appelé en justice, il ne
bougea de sa maison, se tenant renfermé avec les femmes
pour le deuil qu'il menait de la perte de son fils. Celui
qui l'accusait était Lucius Apulée, le chargeant d'avoir
soustrait et dérobé partie du butin de la Toscane, et
disait-on que l'on avait vu chez lui quelques portes de
bronze qui en avaient été apportées.
XXI. Or, était le peuple si fort irrité contre lui, que
l'on connaissait évidemment que s'il le pouvait une fois
avoir entre ses mains, pour quelque occasion que ce fût,
il le condamnerait ; parquoi assemblant ses amis et ceux
qui avaient été à la guerre sous lui ou en charge avec
lui, qui étaient en bien grand nombre, il les pria de ne
vouloir point endurer qu'il fût ainsi méchamment
condamné pour fausses imputations que l'on lui mettait
sus à tort, ni moqué et diffamé par ses ennemis. Ses amis,
ayant communiqué et consulté ensemble là-dessus, lui
firent réponse que, quant au jugement, ils ne voyaient
point qu'ils le pussent secourir ; mais que, s'il était
condamné, volontiers ils se cotiseraient tous pour lui
aider à payer son amende. Et lui, ne pouvant supporter
une indignité si grande, résolut en colère de se partir
de la ville et s'en aller en exil ; et, après avoir dit adieu
à sa femme et à son fils, sortit de son logis, et s'en alla
j usques à la porte de la ville sans mot dire ; mais quand
il fut là, il s'arrêta tout court et, se retournant en arrière,
tendit les mains vers le Capitole et fit prière aux dieux
que, si ce n'était justement, mais à grand tort que le
peuple, par envie, le contraignait de sortir honteusement
de la ville, que bientôt les Romains s'en repentissent,
et qu'à la vue et au su de tout le monde, ils le regret­
tassent et eussent affaire de lui.
XXII. Après avoir fait ces prières à l'encontre de ses
citoyens, comme fit Achille à l'encontre des Grecs, il
s'en alla, et fut condamné par contumace en l'amende de
quinze mille as de monnaie romaine, qui sont à la grecque
mille cinq cents drachmes d'argent, parce que l'as était
une petite pièce de monnaie, dix desquelles faisaient le
CAMILLE 2 97

denier romain. Mais il n'y a celui des Romains qui ne


croie fermement que la punition ne s'en ensuivît incon­
tinent, et que le tort qu'on lui faisait n'ait été bientôt
vengé par une vengeance non déjà plaisante à remé­
morer, mais âpre et cuisante, et au demeurant fort
notable et très renommée : tant il advint soudainement
après de malheurs à la ville de Rome, et tant lui amena
ce temps-là de ruine et de danger avec honte et infamie,
soit que cela ait été par cas d'aventure, ou que ce soit
le propre office de quelque dieu de ne souffrir pas que
la vertu soit ainsi ingratement sans vengeance outragée.
XXIII. Le premier signe donc qui les menaçait du
grand méchef à advenir, fut le trépas de Julius, l'un des
censeurs, parce que les Romains révèrent fort et estiment
saint et sacré l'office des censeurs. Le second signe, qui
advint un peu devant l'exil de Camille, fut qu'un per­
sonnage, qui n'était pas de guères grande qualité, ni du
corps du sénat, mais au demeurant homme de bien et
de bonne conscience, nommé Marcus Céditius, avertit
les tribuns militaires d'une chose qui méritait bien que
l'on y pensât : car il leur dit que la nuit précédente, ainsi
comme il allait son chemin le long de la rue neuve, il
entendit quelqu'un qui l'appelait à haute voix, et qu'il
se retourna pour voir ce que c'était ; mais il ne vit rien,
et ouït seulement une voix plus forte que celle d'un
homme, qui lui dit : « Marcus Céditius, va-t'en demain
» au matin vers les tribuns militaires les avertir qu'ils
» s'attendent d'avoir bientôt ici les Gaulois. » Les tri­
buns ne se firent que rire et moquer de cet avertisse­
ment, et tôt après il advint la condamnation de Camille.
XXIV. Or, quant aux Gaulois, ils étaient, comme
l'on dit, de la nation celtique, lesquels, n'étant pas leur
pays suffisant pour soutenir et nourrir leur multitude,
en étaient sortis pour aller chercher autres terres à
habiter ; et y avait entre eux plusieurs milliers de jeunes
hommes de service et de bons combattants, mais encore
plus de femmes et de petits enfants. Et d'iceux les uns,
se jetant du côté de l'Océan septentrional, passèrent les
monts Riphées, et occupèrent les extrêmes parties de
l'Europe ; les autres s'arrêtèrent entre les monts Pyré­
nées et les grands monts des Alpes près des Sésonais et
des Celtoriens, où ils demeurèrent longtemps, j usqu'à
ce qu'à la fin il leur advint de goûter du vin qui premier
CAMILLE

leur fut apporté d'Italie, dont ils trouvèrent l e breuvage


si bon, et furent si transportés du désir et de la volupté
d'en boire, que soudainement ils chargèrent leurs armes,
et emmenèrent femmes et enfants, prenant leur chemin
vers les Alpes, pour aller chercher le pays qui produisait
un tel fruit, estimant toute terre autre stérile et sauvage.
XXV. L'on dit que celui qui premier leur porta du
vin, et qui les alla solliciter de passer en Italie, fut un
Toscan nommé Aruns, homme noble, et qui au demeu­
rant n'était point de mauvaise nature ; mais il lui était
advenu un tel inconvénient : il était tuteur d'un enfant
orphelin le plus riche qui fût pour lors en tout le pays
de la Toscane, et au reste beau à merveille, qui s'appe­
lait Lucumon ; si fut nourri dès sa première enfance en
la maison d' Aruns, et encore après qu'il fut arrivé à son
adolescence, n'en voulut point partir, mais fit semblant
qu'il se trouvait fort bien avec lui : mais c'était pour
autant qu'il y avait déj à longtemps qu'il entretenait
secrètement la femme d'Aruns qu'il aimait, et elle lui ;
toutefois à la fin, leur amour étant allé si avant qu'ils
ne s'en pouvaient plus retirer ni l'un ni l'autre, et encore
moins le celer, le jeune homme, après tout, la lui enleva,
et la tint par force. Aruns le mit en j ustice, mais il y fit
mal ses besognes, parce que Lucumon l'opprima et sup­
planta à force d'amis, d'argent, de présents et de dépense ;
dont il eut si grand déplaisir qu'il en abandonna son
pays, et, ayant ouï parler des Gaulois, s'en alla devers
eux, et les guida à venir en Italie, où ils conquirent
d'arrivée toute cette contrée qui était anciennement
tenue par les Toscans, commençant au pied des monts, et
s'étendant jusques à l'une et à l'autre mer qui environne
l'Italie, ainsi que les noms mêmes le témoignent : car
on appelle encore cette mer qui regarde le Septentrion
la mer Adriatique, à cause d'une ville jadis fondée par
les Toscans qui s'appelle Adrie ; et l'autre, qui est vis-à­
vis, regardant vers le midi, se nomme la mer de Toscane.
XXVI . Toute cette province est bien plantée d'arbres,
et a de beaux et bons pâturages pour nourrir du bétail,
étant baignée et arrosée de force rivières ; et si avait
dès ce temps-là dix-huit belles et grandes villes, toutes
fort bien assises tant pour enrichir ses habitants par le
trafic de marchandise, que pour les nourrir opulemment ;
toutes lesquelles les Gaulois occupèrent en ayant déchassé
CAMILLE 2 99

les Toscans, ce qui avait été fait déj à longtemps aupa­


ravant. Mais pour lors les Gaul ois, étant entrés plus
avant jusques en la Toscane, tenaient la ville de Clusium
assiégée ; parquoi les Clusiens, recourant à l'aide des
Romains, les prièrent de vouloir envoyer lettres et
ambassadeurs à ces Barbares en leur faveur, et y furent
envoyés trois des plus gens de bien et des plus hono­
rables personnages de la ville, tous trois de la maison
des Fabiens. Les Gaulois les reçurent humainement à
cause du nom de Rome, et, cessant de battre et assaillir
la ville, leur donnèrent audience, en laquelle les ambas­
sadeurs romains leur demandèrent quel tort leur avaient
fait les Clusiens pour lequel ils leur fussent venus faire
la guerre.
XXVII. Brennus, roi des Gaulois, cette demande
ouïe, se prit à rire, et leur répondit : « Les Clusiens nous
» tiennent tort, en ce qu'étant peu de gens, et ne pou­
» vant pas labourer beaucoup de terre, ils en veulent
» néanmoins occuper beaucoup, sans nous en vouloir
» faire part, à nous qui sommes étrangers, hors de notre
» pays, et qui en avons besoin. Le même tort faisaient
» anciennement à vous autres, Romains, ceux d' Albe,
» les Fidénates et les Ardéates, et naguère les V éiens, les
» Capenates et partie des Balisques et des Volsques,
» contre lesquels vous avez pris et prenez les armes
» toutefoi s et quantes qu'ils ne vous veulent pas départir
» de leurs biens, asservez leurs personnes, r: illez leurs
» biens et ruinez leurs villes ; en quoi faisant vous ne
» commettez outrage ni inj ustice quelconque, mais sui­
» vez la plus ancienne loi qui soit en ce monde, laquelle
» abandonne touj ours aux plus forts ce qui est aux plus
» faibles, commençant aux dieux et achevant aux bêtes,
» lesquelles ont cela de nature, que les plus puissantes
» veulent touj ours avoir avantage sur les plus faibles ;
» et pourtant cessez d'avoir pitié de voir les Clusiens
» assiégés, de peur que vous n'enseigniez aux Gaulois
» d'avoir aussi compassion de ceux que vous oppressez. »
XXVIII. Par cette réponse, les Romains connurent
bien qu'il n'y avait point de moyen d'appointer avec
ce roi Brennus ; parquoi ils entrèrent dans la ville de
Clusium, où ils donnèrent courage aux habitants, et les
incitèrent à faire une saillie avec eux sur les Barbares,
soit qu'ils eussent envie d'éprouver la vaillance des
3 00 CAMILLE

Gaulois, o u d e montrer l a leur ; si firent ceux d e l a ville


une sortie, et y eut une grosse escarmouche tout joignant
les murailles , en laquelle l'un des Fabiens, nommé
�intus Fabius Ambustus, étant monté sur un cheval, le
lança à l'encontre d'un beau et grand homme gaulois
qui s'était jeté assez loin devant la troupe des autres ; si
ne fut point connu du commencement, tant parce que
la mêlée fut soudaine comme aussi parce que ses armes
reluisantes éblouissaient la vue des regardants ; mais après
qu'il eut défait le Gaulois et qu'il vint à le dépouiller,
Brennus adonc le reconnut et protesta contre lui, appe­
lant les dieux à témoins comme il avait violé les lois et
les droits des gens, étant venu comme ambassadeur, et
ayant faite aB:e d'ennemi. Si fit à l'instant même cesser
l'escarmouche, et, laissant le siège de Clusium, mena
son armée droit devant Rome même ; et afin que l'on
ne pens ât point que les Gaulois fussent bien aises du tort
qu'on leur avait fait, pour avoir couleur honnête de
commencer la guerre aux Romains, il envoya devant un
héraut demander celui qui avait fait l'offense pour en
faire la punition, et cependant marcha après à petites
j ournées.
XXIX. Le sénat fut assemblé là-dessus, où il y eut
plusieurs des sénateurs qui bl âmèrent la témérité des
Fabiens ; et, sur tous, les prêtres que l'on appelle Féciales,
qui en firent grande instance, comme de chose qui tou­
chait à la religion et à l'honneur des dieux, remontrant
que le sénat, pour décharger et absoudre le demeurant
de la ville du crime de cette forfaiture, devait en rejeter
toute la pollution sur celui qui l'avait commise. Le roi
Numa Pompilius, le plus j uste et le plus pacifique de
tous les rois des Romains, fut celui qui institua le collège
de ces Féciales, et ordonna qu'ils fussent gardes de la
paix et juges pour connaître et approuver les causes pour
lesquelles on pourrait justement commencer la guerre ;
toutefois à la fin, le sénat renvoya la décision de ce fait
à la volonté et au jugement du peuple, devant lequel
les prêtres Fécialiens accusèrent semblablement Fabius
Ambustus ; mais le peuple fit si peu de compte de la
religion et de l'honneur des dieux en ce cas, qu'au lieu
de livrer ce Fabius aux ennemis, il l'élut l'un des tribuns
militaires avec ses frères. Ce qu'entendant, les Gaulois
en fu rent si mutinés et si courroucés qu'ils ne voulurent
CAMILLE

plus aucunement dilayer, mais marchèrent en toute dili­


gence devers Rome.
XXX. Or les peuples qui étaient sur le chemin par
où ils devaient passer, étant épouvantés de les voir
en si grand nombre et en si bel équipage, et aussi redou­
tant la violence de leur courroux, cuidaient que le plat
pays dût être de prime saut par eux tout détruit, et que
les villes mêmes le seraient incontinent après ; et au
contraire ils ne prirent chose quelconque en la campagne
ni ne firent mal aucun ni déplaisir à personne, mais en
passant au long des villes criaient qu'ils s'en allaient à
Rome et qu'ils ne voulaient la guerre qu'aux Romains,
et au demeurant désiraient d'être amis de tout le monde.
XXXI. Étant donc les Barbares acheminés en cette
intention vers Rome, les tribuns militaires tirèrent
l'armée romaine aux champs pour les aller combattre.
Ils n'étaient pas en moindre nombre que les Gaulois,
car il y avait jusques au nombre de quarante mille com­
battants à pied, mais la plupart hommes nouveaux et
non aguerris, qui auparavant n'avaient jamais manié
armes. Encore y eut-il de la nonchalance et du mépris
dans les choses appartenant à la religion des dieux : car
ils ne se soucièrent ni d'avoir les signes des sacrifices
heureux, ni d'enquérir des devins ce que l'on a accou­
tumé de demander avant une bataille. Mais outre tout
cela, la multitude des capitaines égaux en pouvoir ruina
leurs affaires autant ou plus que nulle autre cause,
combien que souventefois auparavant, en beaucoup
moindres affaires et moindres dangers, ils eussent accou­
tumé d'élire des magi�rats uniques, avec puissance souve­
raine, que l'on appelle diébteurs, connaissant très bien
de quelle conséquence e�, en temps dangereux, qu'il
n'y ait qu'un seul chef qui commande et qui ait toute
l'autorité de la ju�ice en sa main, sans qu'il soit tenu
de rendre compte de ce qu'il fait.
XXXII. Le tort aussi qu'ils avaient ingratement fait
à Camille leur porta lors un très grand dommage, parce
que depuis les autres capitaines n'osèrent plus com­
mander roidement au peuple, et ne firent plus que le
flatter. Étant donc sortis aux champs, ils se campèrent
le long d'une petite rivière qui se nomme Allia, environ
cinq lieues et demie loin de la ville, non guères loin de
l'endroit où ladite rivière entre dans le Tibre ; et là les
CA M I LL E

allèrent trouver les Barbares, qui les défirent en bataille


par le mauvais ordre qui était en leur armée : car la
pointe senestre de leur bataille fut incontinent rompue
par les Gaulois, qui la pressèrerrt par tel effort qu'ils la
poussèrent jusques dans la rivière ; mais la pointe droite,
s'étant, avant que choquer, retirée un peu hors de la
plaine sur quelques coteaux prochains, fut moins endom­
magée, et s'en sauva la plupart, qui se retira dans Rome ;
mais des autres, ceux qui purent échapper, après que
les ennemis furent las de tuer, se retirèrent la nuit en la
ville de Véies, cuidant que celle de Rome fût perdue, et
que tous ceux qui se seraient trouvés dedans eussent
été mis à l'épée. Cette déconfiture fut environ le plus
grand jour d'été, la lune étant au plein, au j our même
que, auparavant, était advenue la grande défaite des
Fabiens, où il y en eut trois cents tous d'un même nom
tués en un j our par les Toscans. Le jour néanmoins a
depuis été appelé Alliade14 , du nom de la petite rivière
au long de laquelle fut cette seconde déconfiture.
XXXIII. Mais quant à la différence des jours, s'il
est vrai qu'il y en ait aucuns qui naturellement soient
malencontreux, ou si le philosophe Héraclite, avec
bonne raison, a repris le poète Hésiode, qui en fait les
uns heureux, les autres malheureux, comme n'entendant
pas que la nature de tous est une, nous en avons traité
et disputé ailleu rs !S ; toutefois pour la matière qui s'offre
présentement, à l'aventure ne sera-t-il point hors de
propos d'en alléguer quelques exemples seulement. Il
est autrefois advenu aux Béotiens de gagner deux très
glorieuses viél:oires le cinquième j our du mois qu'ils
appellent Hippodrome, et que les Athéniens nomment
Hécatombéon, qui est le mois de juin, par chacune des­
quelles ils ont toujours remis les Grecs en liherté ; l'une
fut celle de Leuél:res, et l'autre celle de Géreste, qui fut
plus de deux cents ans auparavant, quand ils défirent en
bataille Lattamias et les Thessaliens 16 • Au contraire les
Perses ont été défaits en bataille par les Grecs le sixième
jour du mois d'août 17 , en la jou rnée de Marathon, le
troisième en celle de Platée 18 , et au même jour près de
Micale, et le vingt-cinquième jour en celle d' Arbèles 19 ;
les Athéniens gagnèrent la bataille navale près l'île de
Naxos, sous la conduite de Chabrias, envi ron la pleine
lune du mois d'août 20 , et le vingtième celle de Sala-
C A MILLE

mine2 1 , ainsi comme nous avons plus amplement déduit


au traité que nous avons fait de la différence des j ours 22 •
XXXIV. Aussi a semblablement le mois d'avril 23
apporté aux Barbares de bien notables pertes : car
Alexandre-le-Grand défit les lieutenants du roi de Perse
en la j ournée de Granique, audit mois, et furent les
Carthaginois en la Sicile défaits par Timoléon, le vingt­
septième H , auquel jour même on estime que la ville
de Troie fut prise, ainsi comme Éphorus 25 , Callisthène,
Damaste et Philarque l'ont écrit. A l'opposite aussi le
mois de j uillet 26 , que les Béotiens appellent Panémus,
n'a pas été favorable aux Grecs : car le septième d'icelui
ils furent défaits par Antipater en la bataille de Cranon,
qui fut leur totale ruine, et auparavant avaient aussi
été battus au même mois, près la ville de Chéronée,
par le roi Philippe, et, le même j our, au même mois et
en la même année, ceux qui étaient passés en Italie
avec le roi Archidame y furent tous défaits par les Bar­
bares du pays . Et les Carthaginois en redoutent le vingt­
septième j our27 , comme celui qui leur a autrefois apporté
plusieurs grandes et grièves malencontres. Au contraire
aussi je n'ignore pas qu'environ la fête des Mystères
la ville de Thèbes 28 fut détruite par Alexandre, et que
les Athéniens furent contraints de recevoir en leur ville
garnison environ le vingtième j our d'août, lorsque se
fait la sainte procession mystique de Iacchus 29 • Sembla­
blement aussi que les Romains en un même j our per­
dirent leur armée avec le capitaine Scipion30 , qui fut
défait par les Cimbres, et que depuis, sous la conduite
de Lucullus, ils vainquirent le roi Tigrane et les Armé­
niens ; et que Attale et Pompée moururent tous deux à
semblable j our qu'ils étaient nés. Bref, on pourrait allé­
guer plusieurs exemples de personnes auxquelles après
mêmes révolutions de temps sont échus de notables
accidents de bonne et de mauvaise fortune.
XXXV. Mais pour retourner à notre histoire, le
jour de cette défaite est l'un de ceux que les Romains
tiennent pour les plus malencontreux, et à cause de
celui-là, deux autres 3 1 encore en chaque mois sont aussi
réputés malheureux, s 'étant la crainte et la superstition,
à cause de ce sinistre événement, plus avant étendues,
ainsi comme il advient ordinairement ; mais quant à
cela, nous en avons plus amplement et plus diligemment
C A M I LL E

écrit, au livre où nous rendons raison des coutumes et


façons de faire des Romains 32 •
XXXVI. Or après cette défaite, si les Gaulois eussent
chaudement poursuivi à la trace les fuyants, rien n'eût
pu sauver la ville de Rome qu'elle n'eût été entièrement
perdue et détruite, et tous ceux qui étaient demeurés
dedans mis à l'épée : tant ceux qui se sauvèrent de vitesse
apportèrent de frayeur à ceux qui les recueillirent, et
tant ils emplirent la ville de trouble, d'effroi et d'éton­
nement. Mais les Barbares, ne croyant pas leur viél:oire
si grande comme elle était, et s 'amusant à faire bonne
chère en une si grande j oie, et aussi à départir entre eux
le butin qu'ils avaient trouvé dans le camp de leurs enne­
mis, donnèrent temps et loisir à la tourbe qui s'enfuit
hors de la ville, de se retirer à leur aise en lieu de sûreté ;
et à ceux qui demeurèrent, d'espérer encore de se pou­
voir sauver, et de se pourvoir et préparer : car, en aban­
donnant tout le resl:e de la ville, ils remparèrent et
fortifièrent le mont du Capitole, et le pourvurent de
toutes sortes d'armes, mais devant toute œuvre, ils
retirèrent partie des choses saintes et sacrées dans ledit
fort du Capitole, et les vierges religieuses de la déesse
Vesl:a emportèrent le saint feu avec leurs autres choses
sacrées ; combien qu'il y en ait quelques-uns qui veulent
dire qu'elles n'ont autre chose en garde que ce feu
éternel, par l'insl:itution du roi Numa, qui voulut et
ordonna qu'on le révérât comme le principe et le com­
mencement de toutes choses33 : attendu que c'esl: la
subsl:ance la plus mouvante qui soit en toute la nature,
comme ainsi soit que la génération esl: un mouvement,
ou à tout le moins qu'elle ne se fait point sans quelque
mouvement ; et voit-on que toute autre matière, quand
chaleur lui défaut, demeure oisive et immobile, sans
aél:ion quelconque, non plus qu'une chose morte, appe­
tant et recherchant la vigueur du feu, comme son âme,
laquelle recouvrée, elle commence alors à se mouvoir
aucunement, et à se disposer à faire ou souffrir quelque
chose. Parquoi Numa étant, comme ils disent, homme
de grand savoir, et qui pour sa sapience avait le bruit
de communiquer avec les muses, le consacra et voulut
que l'on le conservât sans le laisser éteindre, ni plus ni
moins qu'une vive image de la puissance éternelle qui
régit et gouverne tout ce monde.
CAMILLE

XXXVII. Les autres disent que devant les choses


saintes et sacrées il y a du feu touj ours ardent, par une
manière et signifiance de purification, comme les Grecs
en tiennent aussi, mais que derrière il y a au-dedans des
choses cachées qu'il n'est loisible à personne de voir,
sinon à ces vierges sacrées que l'on appelle Vestales ;
et y en a plusieurs qui vont disant que le Palladium de
Troie, c'est-à-dire l'image de Pallas, qui fut apportée
par Énée en Italie, y est cachée. Encore y a-t-il d'autres
qui content que Dardanus, lorsqu'il édifia premièrement
la ville de Troie, y porta les saintes images des dieux
�amothraciens, et qu'il les y dédia, mais que depuis
Enée, quand la ville fut prise, les déroba, et les garda
jusqu'à ce qu'il s'en vint habiter en Italie. Aucuns autres,
qui font semblant de savoir touchant cela plus que n'en
sait le commun, tiennent qu'il y a deux tonneaux qui
ne sont pas grands, dont l'un est vide et tout ouvert,
l'autre est fermé et plein ; mais qu'il n'y a que ces vierges
sacrées qui les puissent voir ; les autres estiment que
ceux-là aient controuvé ce qu'ils en disent, pour autant
que les Vestales j etèrent alors tout ce qu'elles purent
serrer dans deux tonneaux qu'elles cachèrent sous terre
dans le temple de �irinus, à raison de quoi l'endroit
retient encore auj ourd'hui le surnom des tonneaux ;
mais elles prirent sur elles ce qui était le principal et
le plus digne, et s'enfuirent à tout le long de la rivière.
Là où Lucius Albinus, homme populaire, qui s'enfuyait
aussi, ayant chargé sur un chariot sa femme et ses petits
enfants, avec ses plus nécessaires meubles, les rencontra ;
mais sitôt qu'il aperçut ces vierges sacrées portant entre
leurs bras les saints joyaux dévoués au service des
dieux, toutes seules, et ayant beaucoup de peine à mar­
cher, il fit incontinent descendre sa femme, ses enfants
et ses biens de dessus son chariot, et le leur bailla pour
monter dessus et s 'enfuir en quelqu'une des villes
grecques. Si m'a semblé que je ne devais point passer
outre, sans faire en passant ce peu de mention de la
révérence envers les dieux, et de la dévotion que montra
cet Albinus en temps si extrêmement dangereux.
XXXVIII. Au demeurant, les prêtres des autres dieux
et les plus honorables vieillards de la ville, qui autrefois
avaient été consuls, ou qui avaient obtenu l'honneur du
triomphe, n'eurent pas le cœur d'abandonner Rome ;
CAMILLE

mais, s e vêtant d e leurs plus belles robes sacrées, se


dévouèrent, et par manière de dire, se sacrifièrent volon­
tairement eux-mêmes à la fortune pour le salut de leur pays,
suivant certaines paroles et prières que Fabius, le
souverain pontife, leur nomma, et s'en allèrent ainsi
vêtus asseoir en la grande place sur des chaires d'ivoire,
attendant ce qu'il plairait aux dieux leur envoyer.
XXXIX. Mais trois j ours après arriva Brennus avec
son armée, lequel, trouvant les portes de la ville tout
ouvertes, et les murailles sans gardes, eut peur d'arrivée
que ce ne fût quelque tromperie et quelque embûche,
ne pouvant croire que les Romains fussent si bas que
d'avoir abandonné leur ville ; mais après qu'il fut bien
informé de la vérité, il entra dedans par la porte Colline,
et prit Rome un peu plus de trois cent soixante ans après
sa première fondation, au moins s'il est vrai qu'il soit
demeuré j usqu'auj ourd'hui aucune certaineté du compte
de ces temps-là, vu que le trouble et la confusion qui fut
alors a mis en doute plusieurs choses beaucoup plus
modernes que celle-là. Si est-ce pourtant qu'il passa
incontinent quelque bruit, mais bien obscur et incer­
tain, de cette prise jusqu'en la Grèce, parce que Héra­
clide le Pontique, qui n'a été guère loin de ce temps-là,
en un sien traité qu'il a écrit de l' âme, dit qu'il était
venu nouvelle du côté de Ponant qu'une armée, issue
de par-delà les Hyperboréens, avait pris une ville grecque
nommée Rome, assise en ces pays-là sur le bord de la
grande mer ; mais je ne m'ébahis pas si Héraclide, qui
a écrit tant d'autres fables et mensonges, amplifia la
nouvelle véritable de cette prise de Rome, en y ajoutant
du sien les Hyperboréens et la grande mer. C'est bien
chose assurée que le philosophe Aristote a su certaine­
ment qu'elle fut prise par les Gaulois, toutefois il dit
que celui qui depuis la sauva s'appelait Lucius, et ce
fut Marcus Camillus, et non pas Lucius ; mais tout cela
n'est dit que par manière de conjeél:ure.
XL. Au reste Brennus, étant entré dans Rome,
ordonna partie de ses gens pour tenir assiégés ceux qui
étaient dans le Capitole ; et lui avec le reste, descendant
à travers la place, s'émerveilla fort quand il y vit ces
hommes ainsi assis dans leurs chaires en gravité sans
mot dire, mêmement quand ils ne se levèrent point,
quoiqu'ils vissent les ennemis en armes venir vers eux,
C A MIL L E

ni ne changèrent aucunement de visage ni de couleur,


s'appuyant sur leurs b âtons qu'ils avaient aux mains
tout doucement, sans montrer d'être étonnés ni effrayés
de rien, et se regardant les uns les autres ; cela donna
grand ébahissement aux Gaulois, du commencement
pour l'étrange façon de faire, tellement qu'ils demeu­
rèrent quelque temps en doute d'en approcher et de leur
toucher, craignant que ce ne fussent des dieux, j usqu'à ce
qu'il y eut un d'entre eux qui prit la hardiesse de s'appro­
cher de Marcus Papyrius, et lui passa tout doucement la
main par-dessus sa barbe qui était longue. Papyrius lui
donna de son b âton si grand coup sur la tête, qu'il la lui
blessa : de quoi le Barbare étant irrité, dégaina son épée et
l'occit. Les autres semblablement tuèrent aussi tous ceux
qu'ils rencontrèrent depuis, et furent plusieurs j ours à
piller et saccager tout ce qui était dans les maisons, et
puis à la fin mirent le feu dedans et les ruinèrent par
dépit de ceux qui tenaient fort dans le Capitole, parce
qu'ils ne s'étaient pas voulu rendre à leur sommation,
mais les avaient très bien repoussés quand ils s'étaient
approchés de la muraille : pour laquelle cause ils démo­
lirent la ville entièrement, et passèrent au fil de l'épée
toutes les personnes qu'ils purent avoir en leurs mains,
autant femmes qu'hommes, petits enfants et vieilles gens.
XLI. Or, ce siège allant en longueur, les vivres com­
mencèrent à être courts aux Gaulois, et fut force qu'ils
en allassent chercher dehors : au moyen de quoi ils se
départirent, et y en eut une troupe qui demeura avec le
roi au siège du Capitole, et les autres allèrent courir et
fourrager le plat pays, et piller les villages d'alentour,
non pas tous ensemble, mais écartés par bandes, les uns
çà, les autres là, sans se douter de rien, ni se tenir autre­
ment sur leurs gardes, tant ils se fiaient en leur p rospé­
rité. Toutefois la plus grosse troupe d'entre eux, par
cas d'aventure, s 'adressa vers la ville d' Ardée, là où
Camille se tenait, vivant en homme privé, sans s'entre­
mettre aucunement d'affaires, depuis qu'il était en exil,
jusqu'alors qu'il commença à prendre espérance et pen­
sement, non d'homme qui se contentât de demeurer
caché en sûreté, et de pouvoir échapper les mains des
ennemis, mais qui épiait les moyens de les défaire si
l'occasion s'en présentait : parquoi, voyant que les habi­
tants d' Ardée étaient bien en assez compétent nombre,
CAMILLE

mais qu'ils avaient faute de cœur et de hardiesse pour


la l âcheté de leurs gouverneurs et capitaines, lesquels
n'avaient expérience aucune de la guerre, il commença
à semer ces propos parmi les j eunes hommes : Q!!'il ne
fallait point estimer le malheur des Romains être pro­
cédé de la prouesse des Gaulois, ni que la calamité qui
leur était advenue pour n'avoir pas suivi bon conseil,
fût œuvre de ceux qui n'avaient de leur part fait chose
quelconque pour laquelle ils dussent avoir emporté la
viél:oire ; mais que l'on devait estimer que ce n'était
autre chose que la fortune seule qui avait voulu montrer
sa puissance, et que ce serait entreprise belle et hono­
rable que de chasser, encore qu'il y dût avoir du danger,
des étrangers barbares hors de leur pays, attendu qu'ils
ne mettaient autre but à leur viél:oire, sinon de perdre
et consommer comme le feu tout ce qui tombait entre
leurs mains ; mais toutefois que s'ils voulaient seulement
prendre courage et s'évertuer, qu'il leur en donnerait en
temps et lieu la viél:oire sans aucun danger.
XLII. Les j eunes hommes trouvèrent ces propos les
meilleurs du monde : parquoi Camille s'en adressa encore
aux officiers et à ceux du conseil, et, les ayant persuadés
aussi, fit armer tous ceux qui étaient en âge de porter
le harnais, sans permettre qu'il en sortît pas un de la ville,
de peur que les ennemis, qui étaient près de là, ne s'en
aperçussent. Car après qu'ils eurent bien co uru tout le
plat pays à l'environ, et qu'ils se fu rent Lien chargés
de pillage et de toute sorte de butin, ils s'allèrent camper
négligemment, sans se tenir sur leurs gardes, en une
pleine campagne, là où, après s'être bien enivrés, ils se
mirent à dormir, et y avait un très grand silence en
tout leur camp ; de quoi Camille étant d'heure à autre
bien averti par ses espions, fit adonc sortir les Ardéates
aux champs, et ayant couru sans bruit quelconque ce
qu'il y avait de chemin entre la ville et le camp des Gau­
lois, y arriva justement environ la minuit, et là fit incon­
tinent jeter de grands cris à ses gens et sonner les trom­
pettes de tous côtés pour effrayer les ennemis, qui encore
à grande peine se pouvaient éveiller à si grand bruit, tant
ils étaient ivres ; toutefois il y en eut quelques-uns qui
de peur se réveillèrent en sursaut, et qui, revenant à soi,
prirent les armes pour faire tête à Camille, lesquels furent
tués en combattant ; mais les autres en bien plus grand
CAMILLE
nombre gisant ç à e t l à parmi l e camp sans armes, encore
tout épris de sommeil et de vin, furent mis à l'épée sans
combattre ; et ceux qui s'enfuirent du camp la nuit, qui
furent bien peu, furent aussi défaits le j our ensuivant
par les gens de cheval qui allèrent après, et les occirent
ainsi qu'ils les trouvaient errant çà et là par les champs.
XLIII. Le bruit de cette déconfiture courut incon­
tinent par toutes les villes prochaines, ce qui fit que
plusieurs jeunes hommes se vinrent j oindre à la troupe
de Camille, mêmement ceux des Romains qui s'étaient
sauvés en la ville de Véies après la défaite d' Allia, les­
quels faisaient entre eux leurs regrets, disant : « 0 dieux,
» quel capitaine la fortune a ôté à la ville de Rome, pour
» honorer celle d' Ardée des prouesses et beaux faits
» de Camille ! et cependant celle qui l'a produit et nourri
» demeure perdue et détruite. Et nous, à faute de chef
» qui nous conduise, sommes ici à ne rien faire, ren­
» fermés dans les mu railles d'autrui, laissant cependant
» ruiner et gâter l'Italie devant nos yeux. �e n'en­
» voyons-nous donc demander notre capitaine aux
» Ardéates, ou que ne p renons-nous nos armes pour
» nous en aller devers lui ? Car il n'est plus banni, ni
» nous citoyens, puisque notre ville est en la puissance
» et possession de nos ennemis. » Ils s'accordèrent tous
à ce conseil, et envoyèrent devers Camille le prier
d'accepter la charge de capitaine : lequel leur fit réponse
qu'il ne l'accepterait point, sinon que premier ceux qui
étaient assiégés dans le Capitole ne l'eussent légitime­
ment confirmé par leurs voix et suffrages, parce que
ceux-là, pendant qu'ils tiendraient, représentaient le
corps de la ville, et que s'ils lui commandaient de
l'accepter, il leur obéirait bien volontiers ; mais autre­
ment, que outre leur gré et sans leur commandement
il ne s'en entremettrait point. Cette réponse ouïe, il n'y
eut celui des Romains qui ne louât et qui n'estimât
grandement la prud'homie et la légalité grande qui
mouvait Camille, mais ils ne savaient comment le faire
entendre à ceux qui étaient assiégés dans le Capitole,
parce qu'il semblait être du tout impossible qu'il entrât
un messager dans la forteresse assiégée, attendu que
les ennemis tenaient la ville.
XLIV. Toutefois il y eut entre les j eunes hommes un
nommé Pontius Cominius, de moyenne maison, mais
310 CAMILLE

au demeurant convoiteux d'honneur et de gloire, qui


offrit volontairement de se mettre au hasard d'y entrer :
si ne prit point de lettres à porter à ceux qui étaient
assiégés, de peur que si d'aventure il était surpris, les
lettres ne découvrissent l'intention de Camille, mais se
vêtit d'une méchante robe, sous laquelle il cacha quelques
pièces de liège ; et se mettant en chemin de plein jour,
marcha toujours sans crainte, tant qu'il arriva près de
Rome qu'il était déjà nuit toute noire ; et parce qu'il
ne pouvait passer sur le pont à cause que les Barbares
le gardaient, il entortilla à l'entour de son col ce qu'il
avait d'habillements, qui n'étaient pas beaucoup ni de
guères pesant, et, se mettant à nage dessus les lièges qu'il
avait apportés, fit tant qu'il passa de l'autre côté de la
rivière, où est la ville située, et se détournant toujours
des endroits où il pensait que les ennemis ne fussent
endormis, parce qu'il y voyait de la lumière et du feu,
et y entendait du bruit, il s'en alla à la porte Carmentale3 \
où il y avait plus de silence qu'ailleurs, et du côté de
laquelle le mont du Capitole était plus roide et plus droit,
parce qu'il y a des rochers fort âpres à monter, au long
desquels toutefois il gravit tant qu'il arriva avec beau­
coup de travail j usqu'à la muraille de la forteresse, à
l'endroit dont on se donnait moins de garde, et saluant
ceux qui étaient du guet, leur déclara qui il était : si
fut par eux tiré à mont, et mené à ceux qui lors étaient
en magistrat, lesquels firent incontinent assembler le
sénat, auquel il annonça la nouvelle de la viB:oire de
Camille, qu'ils n'avaient point encore entendue, et aussi
leur exposa l'avis des gens de guerre romains étant
dehors, qui était de donner autorité souveraine à
Camille, et les admonesta de la lui déférer aussi et
confirmer, parce que c'était celui seul auquel les citoyens
qui étaient dehors consentaient d'obéir.
XLV. Q!!oi entendu, les assiégés, après avoir consulté
entre eux là-dessus, élurent Camille diB:ateur, et ren­
voyèrent le même messager Pontius Cominius, par le
même chemin qu'il était venu. Il eut toute pareille aven­
ture au retour qu'il avait eue au venir ; car il ne fut aucu­
nement aperçu des ennemis, et rapporta à ceux de dehors
ce que le sénat avait ordonné, dont ils furent fort joyeux.
Ainsi vint Camille à prendre la charge des affaires, et
trouva déjà bien vingt mille combattants en armes, et en
CAMILLE 311

assembla encore davantage du secours des alliés et confé­


dérés, se préparant de jour en j our pour aller assaillir les
ennemis. Voilà comment Camille fut élu diB:ateur pour
la seconde fois, et s'en alla en la ville de Véies, là où il
parla aux gens de guerre romains qui y étaient, et y en
amassa encore davantage des alliés, pour aller le plus
tôt qu'il pourrait donner la bataille aux ennemis.
X L VI. Mais en ces entrefaites, dedans Rome quel­
ques-uns des Barbares passant d'aventure au long de
l'endroit par où était la nuit monté Pontius Cominius,
aperçurent en plusieurs lieux les traces de ses pieds et
de ses mains, ainsi qu'il s'était accroché en gravissant
contremont, et virent aussi les herbes et broussailles, qui
étaient au long des rochers, froissées, et la terre éboulée,
dont ils allèrent faire le rapport au roi, qui se transporta
lui-même sur le lieu, et, l'ayant bien considéré, ne fit
autre chose sur l'heure ; mais le soir, quand la nuit fut
venue, il assembla une troupe des plus légers Gaulois,
et qui plus avaient accoutumé de gravir aux montagnes,
et leur dit : « Les ennemis nous montrent eux-mêmes
» le chemin que nous ne pouvions trouver pour les
» aller surprendre, et, y étant montés, nous donnent
» assez à entendre qu'il n'esl pas impossible d'y monter ;
» si serait grande honte à nous, après avoir si bien corn­
» mencé, de faillir à bien achever, en abandonnant ce
» lieu ici comme imprenable : car s'il a été facile à un
» seul d'y gravir, tant moins doit-il être difficile à plu­
» sieurs d'y monter les uns après les autres, attendu que
» l'un aide à l'autre ; et si vous avise que ceux qui feront
» leur devoir d'y monter seront rémunérés de présents
» et d'honneurs convenables à leurs prouesses. »
XL VII. Le roi ayant tenu tel langage à ces Gaulois,
ils entreprirent hardiment d'y monter, et environ la
minuit commencèrent à gravir contremont la roche plu­
sieurs à la file, le plus coiment qu'il leur était possible,
s'accrochant comme mieux ils pouvaient au long de la
pente du rocher, qu'ils trouvaient bien roide, mais
néanmoins plus accessible et plus facile qu'ils n'avaient
pensé du commencement, de sorte que les premiers,
étant arrivés au plus haut, étaient déj à tout prêts à se
saisir de la muraille et à charger les gardes qui dormaient,
parce qu'il n'y avait ni homme ni chien qui les eût ouïs.
Mais il y avait des oies sacrées que l'on nourrissait au
312 CAMILLE

temple d e Junon35 , e t leur donnait-on e n autre temps


à manger largement, mais lors, parce qu'à male-peine
avait-on vivres pour les hommes, encore bien étroite­
ment, on n'en faisait pas compte et les traitait-on fort
mal. Or est-ce une bête qui a naturellement le sens de
l'ouïe fort aigu et est fort peureuse de sa nature, et
celles-là, pour la faim qu'elles enduraient, étaient encore
plus réveillées et plus faciles à effrayer : à l'occasion de
quoi elles sentirent incontinent la surprise des Gaulois,
et se prirent à courir et crier contre eux, tellement qu'elles
éveillèrent ceux du château ; avec ce que les Gaulois,
voyant qu'ils étaient découverts, ne se gardèrent plus
de faire bruit, mais y allèrent le plus effroyablement
qu'ils purent. Les Romains, oyant l'alarme, prirent cha­
cun le premier bâton qu'ils trouvèrent promptement à
leur main, et coururent soudainement au secours là par
où ils entendaient le bruit, entre lesquels le premier de
tous fut un Manlius, homme consulaire, fort et robuste
de sa personne, et ayant le cœur de même, lequel,
s'adressant à deux des Barbares ensemble, ainsi comme
l'un haussait une hache pour lui en donner sur la tête, le
prévint et lui coupa le poing avec son épée, et heurta
l'autre au visage avec son écu si rudement qu'il le fit
trébucher en arrière au long du rocher ; puis, se présen­
tant sur la muraille avec les autres qui étaient aussi
accourus à l'entour de lui, rebuta le reste des Barbares,
qui n'étaient pas encore beaucoup de montés jusques
en haut, ni ne firent pas grande preuve de hardiesse.
XL VIII. Ainsi les Romains étant échappés de ce
danger, le lendemain au matin jetèrent du haut en bas
du château, à travers les rochers, le capitaine qui cette
nuit avait eu charge du guet, et ordonnèrent à Manlius,
en récompense du bon service qu'il avait fait, un loyer
plus honorable que profitable : ce fut que chacun lui
contribua demi-livre de fro ment du pays qu'ils appellent
far, et du vin la quatrième partie de la. mesure que les
Grecs appellent cotyle, qui pouvait être environ cho­
pine, autant que chacun en avait de la munition pour
son vivre par jour.
Depuis ce rebut-là, les Gaulois commencèrent à
perdre courage, parce que d'un côté ils avaient faute
de vivres, n'osant plus aller fourrager la campagne, par
la crainte de Camille, et d'un autre côté la peste corn-
CAMILLE
mença à les travailler, parce qu'ils étaient logés parmi un
grand nombre de corps morts gisant çà et là sans sépul­
ture, et entre les ruines des maisons brûlées, là où la
cendre, qui était fort haute, émue par les vents et par la
véhémence de la chaleur, rendait un air sec et perçant, qui
offensait grièvement leurs corps quand ils venaient à l'at­
tirer par l'aspiration ; mais plus encore que tout cela leur
fit de mal le changement de leur vivre accoutumé, parce
qu'ils venaient de pays frais, où il y avait des retraites
propres pour éviter les incommodités de l'été, et se
trouvaient en lieux bas et mauvais pour y résider en la
saison de l'automne. Tout cela ensemble les disposa
aux maladies, avec la longueur du temps qu'il y avait
qu'ils étaient à ce siège du Capitole, car c'était déjà le
septième mois ; dont il advint une telle mortalité en leur
camp que, pour le grand nombre des personnes qui y
mouraient par chacun jour, on ne les ensevelissait plus.
XLIX. Mais néanmoins les affaires des assiégés pour
tout cela ne s'en portaient de rien mieux : car la famine
leur allait toujours croissant de plus en plus ; et parce
qu'ils n'entendaient point de nouvelles de Camille, cela
les mettait en grand désespoir, car ils ne pouvaient
envoyer devers lui, tant les Barbares faisaient bon guet
dans la ville. Au moyen de quoi les deux partis se trou­
vant en tel état, il se mit en avant quelques paroles
d'appointement par ceux du guet premièrement, qui en
parlèrent entre eux ; et depuis, par le consentement des
principaux, Sulpitius le tribun des Romains, vint à par­
lementer avec Brennus ; auquel parlement il fut accordé
que les assiégés paieraient mille livres pesant d'or, et
que les assiégeants incontinent après l'avoir reçu sorti­
raient de la ville et de tout son territoire. L'accord étant
ainsi passé et juré, l'or fut apporté, et quand ce vint à
le peser, les Gaulois, couvertement du commencement
y faisaient des tours de male-foi ; mais puis après tout
ouvertement arrêtaient le poids, et empêchaient c;ue
la balance ne jouât librement ; de quoi les Romains se
courroucèrent à eux, et adonc Brennus, par manière de
risée et de moquerie, pour leur faire plus de dépit, décei­
gnit son épée et la mit, ceinture et tout, dans la balance
où était le poids. �oi voyant, Sulpitius lui demanda
que c'était à dire que cela, et Brennus lui répondit :
« �e pourrait-ce être autre chose, sinon que douleur
C A M I LLE
» aux vaincus ? » Cette parole depuis est toujours
demeurée en la bouche du peuple, qui en a fait un
commun proverbe.
L. Aucuns des Romains prirent à si grand dépit cette
insolence barbaresque, qu'ils voulaient à toute force
que l'on reprît l'or, et que l'on s'en retournât en la for­
teresse pour soutenir encore le siège comme devant ;
les autres étaient d'avis qu'il fallait supporter doucement
cette indignité-là, et n'estimer pas que la honte consistât
à payer plus que l'on n'avait promis, mais que le payer
seul à quoi ils avaient été contraints par la mauvaiseté
du temps, était ce qu'ils devaient réputer plus nécessaire
que honorable.
LI. Ainsi comme ils étaient en ce débat, tant entre
eux-mêmes que contre les Barbares, Camille arriva aux
portes de la ville avec son armée, et entendant ce qui
s'y faisait, il commanda au demeurant de l'exercite
qu'ils le suivissent en ordonnance le petit pas, et lui
cependant, avec les plus gens de bien, se mit devant en
diligence. Sitôt que les autres Romains l'aperçurent, ils
s'ouvrirent incontinent, et le reçurent entre eux avec
grande révérence sans plus mot dire, comme était sur­
venu leur capitaine souverain, qui avait toute-puis­
sance ; et lui, prenant l'or qui était dans la balance
le bailla à ses gens, et commanda aux Gaulois qu'ils
prissent leur poids et leur balance, et qu'ils se retirassent :
« Parce, dit-il, que ce n'est point la coutume des Romains
» de garder leur pays avec l'or, mais avec le fer. » Bren­
nus donc entra en colère, disant que c'était mécham­
ment fait de contrevenir à l'accord qu'ils avaient passé
et juré. A quoi Camille lui répondit que cet accord
n'avait point été fait légitimement, et qu'à cette cause
il n'était point valable, parce que lui, ayant été aupa­
ravant créé dill:ateur, tout autre officier et magistrat,
par cette sienne élell:ion, venait à être supprimé, et à
cette cause qu'ils avaient traité avec gens qui n'avaient
point autorité ni pouvoir de ce faire, et que c'était à lui
qu'il fallait parler s'ils voulaient quelque chose, parce
qu'il venait avec pleine puissance de leur pardonner
s'ils se repentaient et demandaient pardon, ou bien de
les châtier et faire payer la peine des excès et dommages
qu'ils avaient faits au pays. Ces paroles firent sortir
Brennus hors de soi jusques à mettre la main aux armes.
CA MIL L E

Si vinrent les uns et les autres à tirer les épées et à


s'entreheurter, ainsi qu'ils pouvaient dans des maisons
et parmi les rues, où l'on n'eût su ranger une armée en
bataille ; toutefois Brennus, s'étant soudain avisé qu'il
n'y faisait pas con pour lui, se retira incontinent dans
son camp avec ses gens, avant qu'il en eût beaucoup
perdu, et la nuit suivante se partit de la ville avec tout
son exercite, et alla camper environ trois lieues et demie
loin de là, sur le grand chemin qui va à la ville des
Gabiens ; là où Camille, avec son armée en bonne ordon­
nance, !'alla trouver à l'aube du jour, ayant les Romains
repris courage, et lui donna la bataille, laquelle dura
longuement fort âpre, j usques à ce qu'à la fin les Gaulois
y furent défaits et leur camp pris avec grande occision :
car ceux qui échappèrent la fureur de la bataille furent
tués, les uns par les Romains mêmes, qui les poursui­
virent chaudement après qu'ils furent rompus, les autres,
et la plus grande partie, par ceux des villes et villages
d'alentour qui leur coururent sus ainsi comme ils
fuyaient écartés çà et là parmi les champs.
LII. Voilà comment la ville de Rome ayant été étran­
gement prise, fut aussi depuis étrangement recouvrée,
après avoir demeuré sept mois entre les mains des Bar­
bares : car ils y entrèrent environ le quinzième jour de
juillet, et en furent chassés environ le treizième jour de
février. Si en triompha Camille ainsi comme il appar­
tenait à celui qui avait sauvé et délivré son pays des
mains des ennemis, et qui ramenait la ville de Rome en
elle-même : parce que ceux qui, pendant le siège, en
avaient été dehors, y rentrèrent, suivant son chariot
triomphal, et ceux qui avaient été assiégés dans le Capi­
tole où ils étaient cuidés mourir de male-faim, leur
allèrent au-devant et s'entr'embrassèrent les uns les
autres en pleurant de joie. Les prêtres et ministres des
temples représentèrent les joyaux sacrés en leur entier,
qu'ils avaient les uns cachés en terre dans la ville même,
les autres emportés avec eux quand ils s'en étaient fuis,
ce que le peuple voyait aussi volontiers et avec aussi
grande joie, comme si c'eussent été les dieux mêmes qui
fussent retournés dans la ville. Et après avoir sacrifié
aux dieux en leur rendant grâces, et purifié la cité selon
que leur enseignaient ceux qui étaient entendus en telles
choses, il se mit à faire réparer les temples qui aupa-
CAMILLE

ravant étaient en la ville, outre lesquels il en édifia encore


un autre au dieu Aïus Locutius, au lieu où Marcus Cédi­
tius avait ouï la voix qui leur dénonçait la venue des
Barbares. Si furent les places <lesdits temples décou­
vertes à grande peine par la bonne diligence de Camille
et grande sollicitude et travail des prêtres ; mais quand
ce vint à rebâtir aussi le demeurant de la ville, qui était
entièrement démolie et détruite, le peuple se trouva fort
mal encouragé de ce faire, reculant toujours à mettre la
main à l'œuvre, pour autant qu'ils avaient faute de toutes
choses y nécessaires, et avaient plutôt besoin de repos
et de relâche après tant de travaux endurés, que de
recommencer à se travailler de nouveau, et se tuer le
cœur et le corps, attendu qu'ils n'avaient ni les per­
sonnes disposées ni les biens suffisants pour y fournir.
LIII. Au moyen de quoi, inclinant de volonté à la
ville de Véies, qui leur était demeurée tout entière et
pourvue de toutes choses pour les recevoir, ils donnèrent
occasion aux harangueurs qui avaient accoutumé de
toujours prêcher et parler au gré du peuple, de remettre
ce propos en avant, et commencèrent à prêter volontiers
les oreilles à certaines paroles séditieuses et mutines qui
se disaient à l'encontre de Camille ; que, pour son
ambition particulière, il les voulait priver d'une ville
toute prête, et les contraignait de se loger dans les ruines
et relever une si grande démolition que le feu avait faite,
afin que l'on l'appelât non seulement capitaine et général
des Romains, mais aussi fondateur de Rome, en débou­
tant Romulus de ce titre d'honneur.
LIV. �oi voyant le sénat, et craignant qu'il ne s'en
émût quel�ue sédition, ne voulut point permettre à
Camille qu'il se déposât de sa charge de diétateur avant
le bout de l'an, combien que nul autre ne passât jamais
six mois ; et au demeurant se mit aussi en devoir de sa
part de réconforter et apaiser la commune, en la priant
de demeurer, et leur montrant au doigt les sépultures
de leurs ancêtres, et leur ramenant en mémoire les places
sacrées et les lieux dédiés aux dieux, et sanél:ifiés par
le roi Numa, ou par Romulus, ou par les autres rois.
Mais entre autres arguments tirés des choses religieuses
et divines, ne faillirent de leur alléguer la tête d'homme
toute fraîche qui fut trouvée dans terre en faisant les
fondements du Capitole", comme au lieu qui fatalement
CAMILLE

était destiné pour être une fo i s l e chef d e toute l'Italie ;


et davantage le feu sacré de la déesse Vesta, lequel,
ayant été depuis la guerre rallumé par les saintes vierges
vestales, viendrait à être encore de rechef éteint par eux,
s'ils abandonnaient la ville de leur naissance ; outre le
grand reproche et déshonneur que ce leur serait de la
voir à l'avenir habitée par quelques su rvenants étran­
gers, ou bien du tout réduite en friche et pâturage des
bêtes. Telles doléances et tels regrets alléguaient souvent
les gens de bien à la commune, tant en privé qu'en
public ; mais le peuple, à l'opposite, leur rompait aussi
le cœur de pitié quand il leur mettait devant les yeux la
pau vreté et l'indigence en laquelle il se trouvait, et
les supp liait de ne les vouloir point forcer de rassembler
et rejoindre les pièces d'une ville détruite, comme d'un
naufrage dont ils étaient échappés tout nus, et n'avaient
sauvé que leurs personnes seulement, attendu même­
ment qu'ils en avaient une autre entière toute prête
pour les recueillir.
LV. Si fut Camille d'avis que le sénat s 'assemblât
pour consulter et résoudre absolument cette affaire ; ce
qui fut fait ; et en ce conseil il déduisit lui-même plu­
sieurs raisons pour lesquelles ils ne devaient aucune­
ment abandonner le lieu de leur naissance, et aussi firent
les autres sénateurs qui voulurent. Finalement, après
toutes ces remontrances, il commanda à Lucius Lucré­
tius, qui avait accoutumé de parler le premier en telles
assemblées, qu'il se levât pour en dire son avis, et que
les autres, par ordre, disent aussi consécutivement les
leurs . Ainsi fit chacun silence, et à l'instant même que
Lucrétius voulait commencer à parler, il passa d'aven­
ture, par-devant le lieu où se tenait le conseil, un cente­
nier du guet de j our avec sa bande, lequel commanda
à haute voix à son porte-enseigne qui marchait le pre­
mier qu'il s'arrêtât là, et qu'il y plantât son enseigne :
« Car nous demeurerons, dit-il, très bien ici. » Cette
parole, dite et ouïe droitement sur le point que l'on était
en doute et en grande attente de ce qui se résoudrait en
cette matière, Lucrétius se prit à dire qu 'en remerciant
Dieu dévotement, il approuvait son bon conseil ; chacun
des autres, à son rang, en dit tout autant, et y eut aussi
un merveilleux changement et mutation de volonté au
commun populaire : car chacun allait admonestant et
CA M I L L E

encourageant son compagnon de mettre vivement la


main à l'œuvre, de manière que, sans attendre que l'on
eût divisé les rues et départi à chacun sa place pour bâtir,
ils se mirent tous à occuper les lieux qui plus leur
agréèrent ou qui leur semblèrent plus commodes pour
bâtir, sans qu'il y eût autre règlement ni autre départe­
ment ; dont il advint pour cette précipitation si grande
que les rues furent toutes confuses et les maisons rebâties
sans ordre quelconque. Car on dit que dans l'an révolu
elle fut toute réédifiée de nouveau, tant d'édifices
publics que de privés. Mais ceux à qui Camille avait
· donné charge de rechercher et marquer les places
sacrées où avaient été les temples, parce que toutes
choses étaient confuses, en environnant le mont Palatin,
arrivèrent à l'endroit où avait été la chapelle de Mars,
que les Barbares avaient toute ruinée et brûlée comme
les autres, et en y fouillant et nettoyant la place, y trou­
vèrent par cas d'aventu re le b âton augural de Romu­
lus37 , entassé dessous un haut monceau de cendre ;
c'est un bâton courbé par l'un des bouts, que l'on appelle
Lituus, et en usent les devins à désigner les régions du
ciel, quand ils veulent contempler le vol des oiseaux
pour · deviner les choses à advenir. Romulus, qui était
bien entendu en cet art de deviner, en usait ; et, depuis
qu'il fut disparu d'entre les hommes, les prêtres le
prirent et le gardèrent religieusement, sans y laisser
toucher non plus qu'à un saint reliquaire, et, le retrou­
vant lors·sain et entier, là où toutes autres choses étaient
péries et consumées par le feu, en furent très joyeux,
parce qu'ils interprétèrent ue cela était un signe qui
i
promettait éternelle durée à a ville de Rome.
LVI. Mais avant � u'ils eussent parachevé leurs bâti­
ments, il leur sourdit une nouvelle guerre parce que
tout à cou p les Èques, les Volsques et les Latins entrèrent
en armes dans leurs terres, et aussi les Toscans allèrent
mettre le siège devant la ville de Sutrium, qui était leur
alliée et confédérée. Et comme les tribuns militaires,
étant sortis aux champs avec leu r armée, se fussent allés
camper au mont Martien, les Latins les y allèrent
assiéger si étroitement qu'ils fu rent en danger de perdre
leur armée, et furent contraints de mander à Rome
qu 'on les vînt secourir ; au moyen de quoi Camille fut
élu diél:ateur pour la troisième fois. Mais, au demeurant,
CAMIL L E

quant à l'issue de cette guerre, on la conte en deux


manières, desquelles je réciterai celle qui me semble
fabuleuse la première. On dit que les Latins, soit ou
parce qu'ils cherchassent quelque occasion de com­
mencer la guerre, ou que véritablement ils voulussent
conjoindre de rechef leurs peuples ensemble par nou­
velles alliances de mariage, envoyèrent demander aux
Romains des filles de libre condition pour les épouser.
Les Romains se trouvèrent bien empêchés, ne sachant
ce qu'ils devaient faire, craignant fort la guerre à cause
qu'ils n'étaient pas encore bien remis sus, et se dou­
taient que cette demande de leurs filles ne fût autre
chose qu'une sommation de leur bailler otages que l'on
couvrait du nom d'alliance de mariage ; et disent qu'ils
y eut une servante nommée Tutola ou, comme les
autres veulent, Philotis, laquelle s'adressa aux magis­
trats de la ville, et leur conseilla qu'ils l'envoyassent
avec quelque nombre d'autres servantes jeunes et belles,
accoutrées en filles de bonne maison, et au demeurant
qu'ils la laissassent faire. Les officiers trouvèrent bon
cet avis, et choisirent des servantes en tel nombre qu'elle
voulut, lesquelles ils vêtirent de bons habillements et
parèrent de beaux joyaux d'or, puis les livrèrent entre
les mains des Latins, qui étaient campés non guères loin
de la ville. Q!!and la nuit fut venue, les autres filles
cachèrent les épées des ennemis ; mais cette Tutola ou
Philotis, comment qu'elle fût appelée, monta dessus
un figuier sauvage, de dessus lequel elle montra aux
Romains un flambeau allumé, ayant par-derrière tendu
quelque habillement, afin que les Latins n'en pussent
rien voir : car elle avait pris ce signe avec les magis­
trats de Rome sans que les autres en sussent rien, qui
fut cause que la saillie des gens de guerre, quand on leur
commanda sortir aux champs la nuit, fut en trouble et
en tumulte, parce qu'étant pressés par leurs capitaines,
ils s'entr'appelaient les uns fes autres, et y eut beaucoup
d'affaires à les ranger en bataille ; et ainsi allèrent sur­
prendre les ennemis dormant en leur camp, où ils ne
se doutaient de rien, et en tuèrent la plus grande partie.
LVII. Cela fut fait le cinquième jour38 du mois qui
lors s'ap felait Q!!intilis, et maintenant se nomme j uillet,
auquel i se célèbre encore j usques à présent une fête
en souvenance de cet aél:e-là : car premièrement, en
320 CAMILLE

sortant hors d e l a ville, ils vont appelant à haute voix


plusieurs noms du pays, qui sont les plus communs,
comme Caïus, Marcus, Lucius, représentant ce qu'en
sortant de la ville à grande hâte ils s'entr'appelaient
ainsi les uns les autres ; puis les servantes, habillées hono­
rablement, vont par la ville, jouant et disant quelque
mot de risée à ceux qu'elles rencontrent en leur chemin,
et à la fin elles font semblant de s'entrebattre, en repré­
sentation de ce que lors elles aidèrent à défaire les
Latins ; puis sont fêtoyées sous des feuillées faites de
ramée de figuier sauvage ; et s'appelle le jour de cette
fête les Nones Capratines39 , à cause du figuier sauvage
comme les uns estiment, de dessus lequel la servante
montra aux Romains le flambeau allumé, parce que les
Romains appellent le figuier sauvage Caprificus. Les
autres disent que toutes ces choses-là se font et se disent
en remembrance de l'inconvénient qui advint à Romu­
lus, quand il se disparut, à même j our, hors des portes
de la ville, s'étant soudainement levé un orage avec une
nuée obscure, ou, comme les autres disent, étant adve­
nue éclipse de soleil, et tiennent que le j our a été nommé
les Nones Capratines, parce que Capra en langage romain
signifie une chèvre, et Romulus disparut d'entre les
hommes, ainsi qu'il p rêchait son peuple auprès du lieu
qui s'appelle le Marais de la chèvre, comme nous avons
écrit plus au long en sa vie40 •
LVIII. L'autre manière, comme la plupart des histo­
riens écrit l'issue de cette guerre, est que Camille, étant
élu diaateur p our la troisième fois, et sachant que les
tribuns militaires avec leur armée étaient assiégés fort à
l'étroit par les Latins et les Volsques, fut contraint de
faire armer les vieilles gen� qui, pour leu r âge, étaient
déjà exemp ts d'aller à la guerre ; et, ayant fait un grand
circuit à 1 entour du mont Martien, pour n'être aperçu
des ennemis, s'alla loger derrière eux, là où il fit allumer
force feux, pour donner à entendre aux assiégés qu'il
était arrivé ; ce que les assiégés ayant avisé reprirent
courage, et se délibérèrent de combattre ; mais les
Latins et les Volsques se tinrent dans leur camp, là où
ils se remparèrent et fortifièrent d'une clôture de bois,
avec force arbres qu'ils croisèrent en travers, parce qu'ils
se voyaient assaillis par-devant et par-derrière, et réso­
lurent d'attendre renfort d'une autre armée de leurs
CAMILLE 3 2. 1

gens, e t aussi d u secours des Toscans . C e q u e voyant


Camille, et craignant que l'on ne lui fît à lui-même ce
qu'il avait fait aux autres, en les environnant par-derrière,
il pensa qu'il les fallait prévenir ; et considérant que la
clôture dont ils avaient enfermé et remparé leur camp
était toute de bois, et qu'il se levait ordinairement les
matins un grand vent du côté des montagnes, il fit
provision de force brandons de feu, et, tirant son armée
aux champs à l'aube du j our, en ordonna une partie
p our assaillir les ennemis par un côté avec grands cris
a coups de trait ; et lui, avec l'autre partie qui devait
mettre le feu par le côté opposite, dont le vent soulait
venir, était attendant l' heure opportune ; et sitôt qu'il
vit le soleil levé, le vent commençant à souffler à bon
escient de devers les montagnes, et l'escarmouche atta­
chée de l'autre côté, adonc il fit aussi donner à ceux
qu'il conduisait le signe de courir sus aux ennemis, et
fit jeter contre la clôture de leur camp force pots et
lances à feu, de manière que la flamme, trouvant matière
à se prendre en cette cloison de bois et en ces arbres
croisés, se leva incontinent fort grande en l'air, et alla
gagnant tout à l'entour. Parquai les Latins, qui n'étaient
pourvus d'aucun remède pour éteindre cette flamme,
voyant que leur camp tout à l'environ d'eux était en
feu, se serrèrent premièrement ensemble en bien peu
de lieu ; mais encore à la fin furent-ils contraints de
sortir aux champs, où ils trouvèrent leurs ennemis bien
armés et rangés en bataille, tellement qu'il échappa bien
peu de ceux qui sortirent, et ceux qui demeurèrent
dedans le camp furent tous consumés du feu, j usques à
ce que les Romains l'éteignirent eux-mêmes pour piller
les biens qui y étaient.
LIX. Cela fait, Camille laissa son fils au camp, pour
garder les prisonniers et le butin ; et lui-même, avec le
reste de l'armée_, alla courir le pays des ennemis, où il
prit la ville des Eques ; et, après avoir rangé les Volsques
à sa volonté, mena incontinent son armée vers la ville
de Sutrium, n'ayant pas encore entend u ce qui était
advenu aux Sutriens, mais se h âtant de les aller secourir,
parce qu 'il pensait qu'ils fussent encore assiégés par les
Toscans ; mais ils avaient déjà rendu leur ville par
composition, et n'avaient sauvé de tous leurs biens que
les habillements qu'ils portaient sur eux tant seulement ;
CAMILLE

si rencontrèrent Camille par le chemin, ainsi qu'ils


allaient lamentant leurs fortunes avec leurs femmes et
leurs petits enfants, dont il sentit grande compassion
en son cœur, les trouvant en si piteux état. Et davan­
tage, voyant que les Romains aussi pleuraient de pitié
pour l'instance que leur faisaient ces pauvres gens, et
qu'ils étaient fort déplaisants de leur déconvenue, il
résolut en lui-même de n'en différer point la vengeance,
mais s'en aller tout droit ce jour même devant la ville
de Sutrium, faisant son compte qu'il trouverait les
Toscans en désarroi, sans se tenir sur leurs gardes, ni
entendre à autre chose qu'à faire bonne chère, à cause
qu'ils venaient de prendre une ville opulente et riche,
où ils n'avaient laissé ennemi quelconque, ni ne se
doutaient foint que de dehors on les dût venir assaillir.
En quoi i ne se mécompta pas ; car non seulement il
traversa tout le territoire de la ville sans que ceux du
dedans en fussent avertis, mais fut aux portes, et eut
saisi les murailles avant qu'ils en sussent rien, parce
qu'ils n'avaient ordonné guet ni gardes quelconques,
mais étaient épars çà et là par les maisons à gourman­
der et ivrogner ensemble ; et 'luand ils surent que les
ennemis étaient déjà dans la ville, ils se trouvèrent si
saoûls et si ivres, que la plupart n'eut pas seulement le
sens de fuir, mais attendirent que l'on les allât tuer ou
prendre fort vilainement jusques dans les maisons.
LX. Ainsi fut cette ville de Sutrium deux fois prise
en un même jour ; et advint que ceux qui l'avaient
conquise la perdirent, et ceux qui l'avaient perdue la
recouvrèrent par le moyen de Camille, qui en mérita
l'honneur de triomphale entrée dans Rome, laquelle ne
lui apporta pas moins de bienveillance, d'honneur et
de gloire, qu'avaient fait les deux autres premières;
parce que ses plus malins envieux, qui vou1aient que
tous ses beaux faits précédents fussent plutôt procédés
de la faveur de fortune que de sa vertu, furent alors
contraints par les effets de confesser que la louange en
était due à son bon sens et à sa vaillance.
LXI. Le plus apparent de ses envieux et adversaires
était Marcus Manhus, celui qui repoussa premier les
Gaulois, la nuit qu'ils cuidèrent entrer dans la forteresse
du Capitole, dont il fut surnommé Capitolin ; car, vou­
lant être le premier de la ville, et ne pouvant arriver
CAMILLE

par droite voie à devancer la gloire de Camille, il se


mit au grand chemin de ceux qui b âtissent une tyrannie,
qui est de flatter le menu populaire, mêmement ceux
qui étaient endettés, défendant leurs causes, et plaidant
pour eux en jugement contre les créanciers, et quelque­
fois recourant d'entre leurs mains, et leur ôtant à force
ceux qui, à faute de payer, leur étaient adjugés pour
esclaves selon la rigueur de la loi. Par lesquels moyens
il assembla en peu de temps autour de lui grand nombre
de tels hommes, pauvres et nécessiteux, lesquels fai­
saient grande peur aux gens de bien et d'honneur pour
les insolences qu'ils commettaient, et les troubles et
tumultes qu'ils excitaient ordinairement en la place : de
manière que, pour l'effroi que l'on en eut, fut élu
diétateur OEintus Capitolinus, lequel incontinent fit
prendre au corps ledit Manlius, et le constitua prison­
nier ; à l'occasion de quoi le peuple changea de robe,
ce qui n'avait point accoutumé de se faire, sinon en
quelques grandes et publiques calamités. Parquai le
sénat, craignant qu'il ne s'ensuivît quelque trouble de
sédition, le fit relâcher. Mais lui, pour être sorti de prison,
n'en devint de rien meilleur ni plus sage, mais allait
émouvant et mutinant la commune plus audacieusement
et plus séditieusement que j amais.
LXII. Si fut Camille élu de rechef tribun militaire, et
de son temps Manlius appelé en justice ; mais quand ce
vint à plaider la cause, la vue du Capitole fit grande
nuisance aux accusateurs, earce que l'endroit propre
auquel Manlius avait la nuit repoussé les Gaulois, en
défendant le Capitole, se voyait de la place où se tenait
l'audience, et lui-même le montrait à ses 1·uges, en y
tendant les mains ; et, pleurant à chaudes armes, leur
ramentevait comme il avait mis sa vie en danger en
combattant pour eux ; ce qui leur attendrissait le cœur
de pitié, tellement qu 'ils ne savaient que faire, et remirent
par plusieurs fois la cause à autre jour, ne le voulant
point absoudre, attendu qu'il était convaincu par si
évidentes preuves, ni ne pouvant user de la rigueur et
sévérité des lois, à cause qu 'ils avaient devant leurs yeux
le lieu auquel il avait fait un si grand service à la chose
publique. De quoi Camille s'étant aperçu, fit transporter
le siège de ce jugement hors la ville, en un lieu appelé
le bocage Pétilien, de là où ne se pouvait voir le Capi-
CAMILLE

tole, et là poursuivirent les accusateurs vivement leur


accusation, et les juges adonc, se ramenant en mémoire
les mauvais aél:es qu'il avait faits, en conçurent en eux
un juste courroux de le punir selon ses démérites. Si
fut condamné par sentence à mourir et être mené sur
le mont du Capitole, dont il fut précipité du haut en
bas à travers les rochers qui y sont ; de sorte qu'il eut
un même lieu pour témoin de ses plus heureux faits et
de sa plus misérable calamité. Outre cela, sa maison fut
rasée, en la place de laquelle fut édifié le temple de la
déesse qu'ils ar.pellent Moneta, et publié un édit, que
de là en avant 11 ne serait plus loisible à aucun patricien
d'habiter au mont du CaP.itole.
LXIII. Depuis, Camille, étant encore app elé à la
charge de tribun militaire pour la sixième fois, tâchait
à s'en excuser, tant parce qu'il se sentait déjà bien avancé
en âgeu, comme aussi parce qu'il craignait à l'aventure
quelque envie de la fortune, ou quelque malencontre,
après tant de gloire qu'il avait acquise, et tant de hauts
faits qu'il avait heureusement achevés. Toutefois la plus
apparente cause sur laquelle il fondait son excuse était
l'mdisposition de sa personne, parce qu'il se trouva
malade environ ce temps-là. Mais le peuple ne voulut
point admettre ni recevoir son excuse ; mais, criant qu'il
ne lui demandait point qu'il combattît ni à pied ni à
cheval, mais qu'il conseillât et commandât seulement,
le contraignit d'accepter la charge, et de conduire l'armée
avec un de ses compagnons, nommé Lucius Furius,
contre les ennemis qui étaient les Prénestins et les
Volsques, lesquels, joints ensemble, couraient et l'illaient
les terres des alliés des Romains. Si se mit inconti­
nent aux champs avec l'armée, et s'alla camper au
plus près des ennemis, voulant, quant à lui, tirer cette
guerre en longueur, pour puis après combattre, s'il en
était besoin, quand il serait bien guéri : mais au contraire
Furius, par une convoitise de gloire, voulait, à quelque
péril 9 ue ce fût, hasarder tout chaudement la bataille,
et allait sollicitant à ces fins les particuliers capitaines
et chefs des bandes. A raison de quoi Camille, craignant
que l'on ne rens ât que par envie qu'il portât à ces
jeunes gens, i leur voulût ôter et empêcher les moyens
d'acquérir honneur, et de faire quelque aél:e digne de
mémoire, lui permit, contre sa volonté, de ranger
CAMILLE

l'armée en bataille ; et lui cependant, à cause de son


indisposition, demeura avec peu de gens au camp.
LXIV. Ainsi s'en alla Lucius à l'étourdie présenter
la bataille à l'ennemi : aussi y fut-il rompu ; mais Camille,
entendant cette déroute des Romains, ne se put contenir ;
mais tout malade qu'il était, se levant de dessus son lit,
s'en alla avec ceux de sa maison aux portes du camp, et
passa à travers les fuyants jusques à ce qu'il eût trouvé
ceux qui les poursuivaient. Ce que voyant les Romains
qui déjà étaient entrés dans le camp, le suivirent incon­
tinent, et ceux qui fuyaient encore au-dehors s'arrê­
tèrent tout court quand ils le virent, et se rallièrent en
bataille au-devant de lui, s'entr'admonestant les uns les
autres de n'abandonner pas leur capitaine, de manière
que les ennemis cessèrent de les chasser et poursuivre
plus outre ce jour-là ; mais le lendemain Camille, tirant
tout son ost aux champs, leur donna la bataille, en
laquelle il les défit à force, et, suivant sa viél:oire, entra
pêle-mêle parmi les fuyants dans leur camp, et en tua
la plus grande partie. Cela fait, il fut averti que les
Toscans avaient pris la ville de Sutrie42 , et mis à l'épée
tous les habitants d'icelle qui étaient citoyens romains :
à l'occasion de quoi il renvoya à Rome la plus pesante
partie de son armée, et, retenant avec lui les plus dispos
et les plus légers, alla donner l'assaut aux Toscans, qui
s'étaient logés en cette ville de Sutrie, et, l'ayant reprise
sur eux, en tua une partie, l'autre se sauva de vitesse ;
puis s'en retourna à Rome avec une très grande quantité
de butin, faisant connaître par expérience que ceux
étaient très sages qui n'avaient point craint la vieillesse
ni la maladie d'un bon capitaine expérimenté et hardi,
mais l'avaient élu malgré 1ui, quelque vieil et malsain
qu'il fût, et préféré aux j eunes et dispos qui briguaient
et poursuivaient cette charge.
LXV. Pourtant la nouvelle étant venue au sénat que
les Tusculaniens s'étaient rebellés, ils y envoyèrent
encore Camille, lui enjoignant de prendre avec soi celui
que bon lui semblerait des cinq autres compagnons,
lesquels tous désiraient être choisis par lui et l'en requé­
raient ; mais, tous les autres omis, il élut encore Lucius
Furius, contre l'opinion et l'espérance de tout le monde,
parce que c'était celui qui naguères avait voulu à toute
force contre sa volonté hasarder la bataille, en laquelle
3 26 CAMILLE

il avait été défait ; toutefois Camille, voulant, à mon


av is, couvrir cette faute et la honte qu'il en avait reçu,
le préféra humainement à tous les autres. Au demeurant,
les Tusculaniens, sentant venir Camille contre eux, vou­
lurent finement rhabiller la faute qu'ils avaient faite :
car ils mirent force gens aux champs, les uns à labourer
les terres, les autres à garder les bêtes, ni plus ni moins
que s'ils eussent été en pleine paix, et tinrent les portes
de leur ville ouvertes, là où les enfants allaient publi­
quement à l'école, les artisans besognaient en leurs
boutiques, les gens d'État se promenaient en robes
longues sur la place, les officiers et gouverneurs allaient
çà et là par les maisons, faisant commandement que l'on
eût à apprêter les logis pour les Romains, comme s'ils
n'eussent eu peur de mal quelconque, ni ne se fussent
sentis coupables de faute aucune. Ce néanmoins toutes
ces mines ne firent pas décroire à Camille qu'ils n'eussent
point machiné de se rebeller contre les Romains : mais
bien firent-elles qu'il eut J;>itié d'eux, voyant qu'ils se
repentaient de ce qu'ils avaient voulu faire. Si leur com­
manda d'aller à Rome vers le sénat requérir pardon de
leur faute, et lui-même leur aida non seulement à faire
absoudre leur ville du crime de rébellion, mais aussi à
leur faire oél:royer privilège de bourgeoisie romaine. Ce
sont les principaux aél:es que fit Camille en son sixième
tribunat.
LXVI. Depuis, il y eut un Licinius Stolo qui émut
une fort grande sédition'3 en la ville entre le commun
peuple et le sénat, parce qu'il voulait à toute force que,
des deux consuls qui s 'éliraient par chacun an, il y en
eût l'un qui nécessairement fût de maison populaire,
et qu'ils ne pussent être tous deux de ces anciennes
nobles familles que l'on appelle patriciennes. Si furent
bien élus les tribuns du peuple ; mais quant aux consuls,
la commune empêchait que l'on n'en élût, de manière
que la chose publique s'en allait tomber en plus grands
troubles que jamais à faute de magistrats ; pour à quoi
obvier, le sénat créa Camille diél:ateur pour la quatrième
fois, dont il ne fut pas guères content, à cause que c'était
contre la volonté du peuple, et qu'il ne voulait point
entrer en contestation contre hommes qui, pour avoir
été sous lui en plusieurs guerres et batailles, lui pou­
vaient franchement et véritablement alléguer qu 'il avait
CA M I L L E

fait plus d e belles choses avec eux e n armes, qu'il n'avait


fait avec les patriciens en paix, et néanmoins avait été
créé diébteur en dépit d'eux par envie des nobles : de
manière qu'il était force ou qu'il supplantât et opprimât
le peuple, s'il était le plus fort en cette dissension, ou
qu'il demeurât lui-même supplanté, s'il se trouvait le
plus faible. Ce nonob�ant, Camille, essayant de remédier
au mal présent, et sachant le j our auquel les tribuns du
peuple avaient proposé de mettre leur édit en avant pour
le faire passer par les voix du peuple, il dénonça et
publia par affiches que ce même j our-là il voulait lever
gens pour la guerre, afin de révoquer le peuple de la
place au champ de Mars, où il voulait faire sa montre,
sous grandes peines à qui désobéirait. Les tribuns du
peuJ? le au contraire s'opposaient à ses menaces, et
juraient qu'ils le condamneraient lui-même à l'amende
de cinquante mille drachmes d'argent44 , s'il ne se dépor­
tait de cuider empêcher le euJ? le de donner ses voix
f
pour autoriser telle loi qu'i lut plairait. Q!!oi voyant
Camille, soit qu'il craignît d'être une autre fois condamné
et banni, ce qui n'était plus convenable à lui, homme
déjà vieil et ancien, et qui avait fait tant de belles et
grandes choses, ou qu'il ne se sentît pas assez puissant
pour soutenir ni diverfir un effort de peuple, il se retira
pour ce j our-là en sa maison ; et les j ours suivants, fei­
gnant être malade, se démit à la fin de sa charge.
LXVII. Par quoi le sénat élut en son lieu un autre dic­
tateur, lequel nomma pour maître de la chevalerie celui
même Stolo qui était auteur et promoteur de toute cette
sédition, et lui laissa encore mettre en avant et faire
passer par les voix du peuple une autre loi qui fâcha les
patriciens plus que nulle autre : ce fut celle qui défen­
dait que nul citoyen romain ne pût tenir ni posséder
plus de cinq cents arpents de terre. Si fut pour lors ce
Stolo en grand honneur d'avoir fait autoriser sa loi
en dépit du sénat, mais peu de temps après il fut trouvé
que lui-même en tenait davantage que sa loi ne permet­
tait, dont il fut puni de la peine contenue en sa propre
loi. Il re�ait encore le plus fâcheux point de toute cette
dissension, celui qui avait commencé le premier et qui
donnait le plus d'ennui au sénat touchant l'élection des
consuls.
LXVIII. Mais sur ces entrefaites arrivèrent nouvelles
p. 8 CAMILLE

certaines que les Gaulois, partant de rechef du long de


la mer Adriatique, s'en venaient avec grosse puissance
droit vers Rome, et quant et quant les effets de guerre
s'en virent quasi aussitôt que les nouvelles s'en ouïrent ;
car les ennemis couraient déjà le plat pays, et les gens
des champs, qui n'avaient pas eu loisir de gagner Rome
de vitesse, étaient écartés çà et là par les montagnes. Cet
effroi apaisa pour un peu la dissension, et s'assemblant
le peuple avec le sénat, les roturiers avec les nobles,
tous d'un accord et d'un consentement élurent Camille
diétateur pour la cinquième fois. Il était déjà fort vieux,
et s'en fallait bien peu qu'il n'arrivât à quatre-vingts ans ;
mais toutefois, voyant la nécessité et le danger présent,
sans alléguer excuse ni chercher subterfuge quelconque,
comme il avait fait auparavant, il accepta la charge ; et,
sitôt qu'il l'eut acceptée, se mit incontinent à lever gens
et à dresser son armée ; mais, sachant que la plus grande
violence des Barbares consistait en coups de taille de
leurs épées, avec lesquelles ils coupaient têtes et épaules
en les maniant lourdement, sans artifice quelconque, il
fit forger à la plupart de ses gens des salades et morions,
tout de fer, Dien polis par-dehors, afin que les épées
glissassent au long ou se rompissent en frappant dessus,
et fit border leurs pavois tout à l'entour d'une lame de
cuivre, parce que Ie bois seul ne pouvait pas durer ni
résister aux coups, et outre avertit ses soudards de
porter de longs j avelots et les lancer sous les épées des
Barbares quand ils les verraient ramener leurs grands
coups d'amont.
LXIX. Puis quand les Gaulois furent assez près de
Rome, ayant mis leur camp sur la rivière d' Anio, chargé
et plein de toutes sortes de pillage et de butin, adonc il
tira aussi son armée aux champs, et s'alla loger sur une
motte qui était aisée à monter et en laquelle il y avait
plusieurs petits fonceaux, de manière que la plupart de
son armée y était couverte et cachée, et ce peu que l'on
en voyait semblait encore s'être de peur retiré en lieu
haut et avantageux. Laquelle opinion Camille voulant
augmenter davantage en ses ennemis, ils les souffrait
venir piller j usques au pied de la motte où il s'était logé,
sans qu'il bougeât pour les empêcher, mais se tenait coi
en son camp bien remparé, j usques à ce qu'il épia son
occasion, que la meilleure partie de leu r armée était
CAMILLE

écartée çà et là parmi les champs à fourrager ; ceux qui


étaient demeurés au camp ne faisaient autre chose que
gourmander et ivrogner dissolument à toute heure. Et
adonc il envoya de bon matin avant jour ceux de ses
gens qui étaient armés à la légère pour harceler les Bar­
bares au sortir de leur camp, et les empêcher de se
pouvoir ranger en ordonnance de bataille ; puis à l'aube
du jour fit aussi descendre en la plaine et rangea en
bataille les autres bien armés, qui étaient en bon nombre
et tous bien délibérés, non comme les Barbares avaient
cuidé qu'ils fussent peu et effrayés.
LXX. Cela tout premièrement rabaissa le cœur aux
Gaulois, parce qu'ils estimèrent leur honneur foulé en
ce que les Romains les allaient assaillir les premiers ; et
puis les avant-coureurs qui les chargèrent en sursaut,
avant qu'ils eussent loisir de se ranger en bataille ni
ordonner leurs troupes, les contraignirent de combattre
en foule et en désordre, ainsi qu'ils se rencontraient à
l'aventure. Et à la fin leur vint encore sur les bras
Camille avec le fort de son armée, contre lequel néan­
moins ils coururent les épées haussées ; mais les Romains
les reçurent avec leurs javelots, dont ils leur présentaient
les bouts ferrés pour parer leurs coups, et ainsi faussaient
leurs épées, qui avaient les lames fort ténues et subtiles
et si étaient forgées de fer fort mou, de sorte qu'elles
se courbaient et pliaient incontinent, et leurs pavois
percés à coups de javelots qui puis après leur pesaient
fort sur les bras quand les Romains les retiraient : au
moyen de quoi ils abandonnaient leurs propres armes,
et tâchaient à se servir de celles de leurs ennemis, sai­
sissant leurs javelots à belles mains pour les leur cuider
arracher des poings ; et alors les Romains, voyant comme
ils étaient découverts, mettaient les mains aux épées.
Ainsi fut fait grand meurtre des premiers rangs ; les
autres s'enfuirent çà et là parmi la plaine, parce que
Camille avait fait occuper les coteaux et les montagnes
d'alentour, et ne se retirèrent point vers leur camp,
parce que, ne l'ayant point fortifié à cause qu'ils ne
craignaient rien, ils savaient bien qu'il serait facilement
pris.
LXXI. Cette bataille, comme l'on dit, fut treize ans46
après la prise de Rome, depuis laquelle les Romains
s'assurèrent fort contre les Barbares, qui auparavant les
CAMILLE

avaient fort redoutés, e�imant que la première fois ils


ne les avaient point défaits à vive force, mais parce que
la pe�ilence s'était mise entre eux ou par autres étranges
aventures ; et était la peur qu'ils en avaient si véhémente
qu'ils firent une ordonnance que les prêtres seraient
exempts d'aller à la guerre, pourvu que ce ne fût point
guerre de Gaulois. Cette défaite fut le dernier exploit
d'armes de Camille, parce que la prise de la ville des
Vélitres fut comme un accessoire de cette expédition ;
car elle lui fut rendue sans coup férir.
LXXII. Mais des combats de ville en matière de
gouvernement, il lui en re�ait le plus grand et le plus
difficile à l'encontre du peuple, qui retournait à Rome
fort et puissant, à cause de la viétoire qu'il venait de
gagner, et voulait à toute force que l'un des consuls,
contre la coutume qui lors s'observait, fût nécessai­
rement élu des maisons populaires, à quoi le sénat
rési�it fort et ferme, et ne voulait pas que Camille se
démît de sa charge, espérant que par le moyen de son
autorité, qui était grancle, ils comoattraient mieux pour
la di�nité et prérogative de la noblesse. Mais ainsi comme
Camille était assis en son tribunal, sur la place où il
donnait audience et dépêchait affaires, il vint devers lui
un sergent envoyé de la part des tribuns du peuple, qui
lui fit commandement de le suivre, et quant et quant
mit la main sur sa personne comme pour l'emmener
par force. Cela émut une crierie et un tumulte le plus
grand qui eût encore point été sur la place, parce que les
adhérents de Camille repoussaient le sergent arrière de
la chaire, et le commun peuple lui criait d'en bas qu'il
le tirât ; tellement qu'il ne savait ce qu'il en devait faire
ni comment s'y gouverner. Si e�-ce qu'il ne quitta
point pourtant sa magi�rature, mais prenant les séna­
teurs qu'il avait autour de lui, s'en alla vers le lieu où
se soulait tenir le sénat, là où avant que d'entrer il se
retourna devers le Capitole, faisant prière aux dieux de
vouloir adresser ces troubles à bonne fin, vouant et
promettant, si cette émeute et ce trouble se pouvaient
doucement apaiser, de faire édifier un temple de
Concorde.
LXXIII. Q!!and la chose vint à être proposée au
sénat, il y eût là même grande contention et grande
contrariété d'opinions ; toutefois à la fin la plus douce
CAMILLE

l'emporta, à savoir celle qui cédait au peuple, et lui per­


mettait que l'un des consuls fût élu des citoyens popu­
laires. Ce que le diél:ateur ayant prononcé publiquement
devant le peuple, comme le sénat l'avait ainsi conclu,
la commune en fut si joyeuse, que sur l'heure même elle
et le sénat, et renvoya Camille avec grands cris de oie
et battements de mains, jusques en sa maison. Le en­

oublia tout le mal-talent qu'elle avait contre la noblesse

demain, en pleine assemblée du peuple sur la place, il


fut arrêté que le temple de Concorde serait oâti aux
dépens de la chose publique, ainsi comme Camille
l'avait voué, en lieu où il se pourrait voir de la place
même où se faisaient les assemblées du peuple pour le
conseil, et que l'on ajouterait un jour davantage aux
féries latines, et que désormais on en fêtoierait et chô­
merait quatre, et que se feraient par toutes églises sacri­
fices aux dieux pour leur rendre grâces, et porterait-on
en signe de joie des chapeaux de Beurs sur fa tête, pour
cette réconciliation.
LXXIV. Ainsi, procédant Camille à l'éleétion,
furent créés deux consuls, Marcus Émilius du côté des
nobles patriciens, et Lucius Sextus du côté des popu­
laires. Ce qui fut le dernier aél:e de Camille ; car l'année
suivante se mit la pe�e à Rome48 , laquelle, outre une
multitude innombrable de peuple, emporta encore plu­
sieurs magi�rats mêmes et officiers de la ville, et en
mourut aussi Camille, lequel, combien que, pour avoir
vécu assez longuement, et avoir achevé un raisonnable
cours de vie, fût aussi mûr pour mourir que homme le
saurait être, fut néanmoins plus plaint et regretté par
les Romains lui seul que ne furent tous les autres
ensemble qui moururent de la pe�e47 •
VIE DE PÉRICLÈS

I . Les goûts des hommes doivent être utiles et honnêtes. I l . Vertus


de Périclès et de Fabius. IV. Périclès étudie la musique et la
philosophie. VI . Son caraétère formé par Anaxagoras. XI. Il
prend le parti du peuple. XIII. Sa réserve et son éloquence.
XV. Dignité de ses aaions et de ses paroles. XVII. Il abaisse
!'Aréopage. XVIII. Il fait bannir et rappeler Cimon. XXI. La
noblesse oppose Thucydide à Périclès. X X I I . Jeux qu'il donne
au peuple. XXIII. Décoration d'Athènes. XXV. Récompenses
pour les arts. XXVII. Ils sont portés à la perfeaion. XXVlII.
Phidias. Le temple de Minerve, l 'Odéon, la longue muraille, les
portiques. XXXI . Thucydide est banni. XX XI I . Périclès seul
à la tête des affaires. XXXIII. Il n'ajoute rien à la fortune de sa
maison. XXXV. Sa manière d'administrer ses biens. XXXVII.
Il propose une assemblée générale pour la pacification de toute
la Grèce. XXXVIII. Sa prudence dans les batailles. X X X I X . Ses
succès dans la Chersonèse, le Péloponèse, le Pont. XLI I I . Guerre
de !'Eubée. XL V. Guerre de Samos, entreprise pour Aspasie.
Lli . Artémon invente les machines de guerre pour les sièges.
LVI. Guerre du Péloponèse. LX. Brigues contre Périclès.
LXIII. Sa conftance, sa sagesse. LXVI . Peste d'Athènes. LXVII .
Le peuple s'irrite contre Périclès. LXVI I I . La peste lui enlève
ses parents et ses amis. LXX. Il reprend le gou\'crnemcnt des
affaires. LXXI. Fils de Périclès et d' Aspasie. LXX I I . Périclès
est atteint de la peste. LXXIII. Ses dernières paroles.
De la 7 2• olympiade à la 4• année de la 87• ; 429 ans avanl J.-C.

1. César, voyant un j our à Rome quelques étrangers,


hommes riches et opulents , qui avaient touj ours entre
leurs bras de petits chiens et de petites guenons, et les
chérissaient merveilleusement, leur demanda si les
femmes en leur pays ne faisaient pas des enfants : repre­
nant très sagement ceux qui emploient envers les bêtes
l'inclination à aimer, et l'affeB:ion de charité que la nature
a mise en nous pour en user envers les hommes, et non
pas envers les bêtes. Au cas pareil, aussi ayant la nature
empreint en notre âme un désir natu rel <l'apprendre et
P ÉRI C L È S H3
d e savoir, i l e st bien raisonnable d e reprendre ceux qui
abusent de ce désir à ouïr et apprendre choses qui
n'apportent aucun fruit, et cependant mettent à non­
chaloir celles qui sont utiles et honnêtes. Car quant au
sens extérieur, qui avec quelque passion reçoit impres­
sion de son objet, il lui est à l'aventure force de consi­
dérer indifféremment tout ce qui se présente à lui, utile
ou inutile qu'il soit ; mais il n'est pas ainsi de l'enten­
dement, parce que chacun en peut user à sa volonté,
et le tourner facilement à toute heure, et appliquer à ce
que bon lui semble ; à raison de quoi il faut toujours
adonner à ce qui est le meilleur, afin que non seulement
il le contemple, mais aussi qu'il s'en repaisse et nourrisse
en le contemplant. Car tout ainsi que la couleur la plus
propre pour l'œil est celle qui de sa vivacité jointe avec
une gaieté réjouit et conforte la vue, aussi doit-on appli­
quer son entendement à contemplations, qui en délec­
tant le tirent quant et quant à ce qui est son propre
bien, comme sont les effets de la vertu, lesquels en les
oyant ou lisant impriment dans les cœurs une affeél:ion
et un zèle de les ensuivre. Ce qui n'est pas en toutes
autres choses que nous avons en quelque estime, et ne
sommes pas toujours incités à désirer faire ce que nous
trouvons bien fait, mais au contraire, bien souvent
prenant plaisir à l'œuvre, nous en méprisons l'ouvrier,
comme dans les compositions des parfums et dans les
teintures de pourpre : car nous nous déleél:ons de l'un
et de l'autre, et néanmoins estimons les parfumeurs
et teinturiers personnes viles et mécaniques. Pourtant
répondit très bien Antisthène à un qui lui disait que
Isménias était excellent joueur de flûtes : « C'est
» mon avis, dit-il, mais au demeurant homme qui ne
» vaut rien : car autrement il ne serait point si excellent
» joueur de flûtes. » Auquel propos Philippe, roi de
Macédoine, dit une fois à son fils Alexandre-le-Grand,
qui avait chanté en un festin fort plaisamment, et en
homme qui entendait bien l'art de musique : « N'as-tu
» point de honte de chanter si bien ? » parce qu'il suffit
bien qu'un roi emploie quelquefois son loisir à ouïr
chanter les chantres, et fait beaucoup d'honneur aux
Muses, de vouloir être aucunefois auditeur des ouvriers
de tel art, quand ils font à l'envi les uns des autres à qui
chantera le mieux. Mais qui aél:uellement exerce quelque
H4 PÉRI C L É S

art bas et vil, il produit en témoignage contre soi-même


le labeur qu'il a employé en choses inutiles, pour prou­
ver qu'il a été paresseux à apprendre les honnêtes et
utiles. Et n'y eut jamais j eune homme de bon cœur et
de gentille nature, qui en regardant l'image de Jupiter,
laquelle est en la ville de Pise, souhaitât devenir Phidias,
ni Polyclète en regardant celle de Junon qui est en
Argos, ni qui désirât être Anacréon, ou Philémon, ou
Archiloque pour avoir quelquefois pris plaisir à lire
leurs œuvres : car il ne s'ensuit pas nécessairement, si
l'ouvrage déleél:e, que toujours l'ouvrier en soit à louer.
Ainsi ne profitent point telles choses à ceux qui les
contemplent, parce qu'elles n'engendrent point dans les
cœurs des regardants un zèle de les imiter, ni n'excitent
point une affeél:ion de les ressembler et de s'y conformer ;
mais la vertu a cela de propre en ses aél:ions, qu'elle
rend l'homme qui la connaît affeél:ionné de sorte que
tout ensemble il en trouve les aél:es beaux, et désire
ressembler à ceux qui les font, car des biens de la fortune
nous en aimons la fruition et la possession, et de la
vertu l'aél:ion : au moyen de quoi nous sommes bien
contents d'avoir ces biens-là des autres, mais ceux-ci,
nous voulons que les autres les aient de nous ; car la
vertu a cette force qu'elle incite la volonté de l'homme
qui la considère à la vouloir incontinent exercer, et
engendre en son cœur une envie de la mettre en exé­
cution, formant les mœurs de celui qui la contemple,
non point par imitation, mais par la seule intelli sence
et connaissance de l'aél:e vertueux, qui tout soudam lui
apporte un instinél: et un propos délibéré de faire le
semblable.
IL C'est pourquoi j 'ai estimé que je devais continuer
à mettre par écrit les vies des hommes illustres , et en ai
composé ce dixième livre, auquel sont contenues celles
de Périclès, et de Fabius Maximus qui soutint la guerre
contre Annibal : parce que ce ont été deux personnages
semblables en plusieurs autres vertus, et mêmement en
douceur et en justice, et qui pour avoir su patiemment
supporter les folies de leurs peuples et de leu rs compa­
gnons dans les charges de gouvernement, ont été très
utiles à leur pays ; mais si nous avons bien rencontré de
les assortir et conférer l'un à l'autre, on le pourra mieux
juger par ce que nous en mettrons ci-dessous en écrit.
PeRICLÈS

III. Périclès donc était d e l a lignée Acamantide, du


bourg de Cholarge, de l'une des meilleures maisons, et
plus anciennes races de la ville d'Athènes, tant du côté
de sa mère que du côté de son père ; car Xantippe, son
père, qui défit en bataille les lieutenants du roi de Perse
en la journée de Mycale 1, épousa Agariste, laquelle était
descendue de Clisthène, celui qui chassa d'Athènes les
descendants de Pisistrate, et ruina vaillamment leur
tyrannie, puis établit des lois, et ordonna une forme de
gouvernement fort bien tempéré, pour maintenir ses
citoyens en paix et en concorde les uns avec les autres.
Cette Agariste songea une nuit qu'elle avait enfanté
un lion, et peu de j ours après elle accoucha de Périclès,
si bien formé en toutes les parties de son corps, qu'il n'y
avait que redire, excepté qu'il a vait un peu la tête longue
et disproportionnée en grosseur au reste de la personne ;
qui 1;:st la cause pourquoi toutes ses statues presque ont
l'armet en tête, n'ayant pas les ouvriers, ainsi qu'il est
vraisemblable, voulu lui reprocher cette difformité. Mais
les poètes attiques l'appelaient Schinocéphalos, qui vaut
autant à dire comme tête d'oignon, parce que les Attiques
appellent aucunefois ce qui s'appelle en langue com­
mune Scilla, c'est-à-dire, oignon de Barbarie, Schlnos ;
et Cratinus, poète comique, en la comédie qu'il a inti­
tulée Chirones dit :
Le vieux Saturne avec Sédition
Ont engendré par leur conjonél:ion
Ce grand Titan, qu'en la cour immortelle
Des dieux du ciel Grosse tête on appelle.
Et de rechef en celle qui se nomme Némésü, en parlant
de lui, il dit :
Viens, Jupiter, hôtelier Longue-tête.
Et Téléclide aussi en se moquant de lui dit en un lieu :
Aucunefois ne sachant bonnement
Où il en eft de son gouvernement,
Il se tient coi, et point ne se présente,
Sentant du mal en sa tête pesante ;
Mais quelquefois aussi seul il desserre
De son grand chef un merveilleux tonnerre•.
Et Eupolis, en la comédie qu'il intitule Démi, en inter­
rogeant et demandant particulièrement de chacun des
PÉRICLÈS

orateurs, qu'il feint être retournés des enfers, quand on


lui nomme Périclès le dernier, il dit :
Certainement amené tu nous a
Le chef de tous ceux qui étaient là-bas•.

IV. Or, quant à la musique, la plupart des auteurs


écrivent que Daman fut celui qui la lui enseigna, le
nom duquel, comme l'on dit, se doit prononcer la pre­
mière syllabe brève ; mais toutefois Aristote dit qu'il
apprit la musique chez Pythoclide. Comment que ce
soit, il est certain que cettui Damon était homme fort
entendu et rusé en matière de gouvernement, qui, pour
dissimuler et cacher au l? euple sa suffisance en cela, se
couvrait du nom de musicien, et hantait autour de Péri­
clès comme un maître de lutte ou d'escrime, qui lui
enseignait comme il se devait conduire dans les affaires
d'État ; toutefois à la fin il ne put si bien dissimuler, que
le peuple ne connût qu'il se servait de sa lyre et de la
musique pour couverture, et comme homme remuant,
entreprenant, et favorisant à la tyrannie, fut banni pour
dix ans ; ce qui donna aux poètes comiques matière de
parler, entre lesquels Platon en une de ses comédies
introduit quelqu'un qui lui demande
Dis-moi premier Chiron, car il eft bruit
Qye Périclès tu as fait et inftruit•.

V. Il fut aussi quelque temps auditeur et disciple du


philosophe Zénon, natif de la ville d'Élée, qui ensei­
gnait la philosophie naturelle comme Parménide ; mais il
faisait profession de contredire à tout le monde, et allé­
guer tant d'oppositions en disputant, qu'il rangeait son
homme à ne savoir que répondre, ni à quoi se résoudre,
ainsi comme Timon Phliasien le témoigne en ces vers
Grande éloquence, et grande force d'art
Pour disputer en l'une et l'autre part
Avait Zénon, reprenant tout le monde
Qyand il voulait déployer sa faconde.

VI. Mais celui qui fréquenta J?lus avec lui, et qui lui
donna cette gravité et cette digmté qu'il gardait en tous
ses faits et ses dits, plus seigneuriale que ne comporte
la condition et l'état de ceux qui ont à haranguer devant
P ÉRICL È S 337
u n peuple libre, e t qui bref lui éleva ses mœurs j usqu'à
une certaine majesté qu'il avait en toutes ses façons de
faire fut Anaxagoras le Clazoménien, lequel par les
hommes de ce siècle-là était communément appelé Nus,
c'est-à-dire l'entendement, fût ou parce qu'ils avaient en
singulière admiration la vivacité et subtilité de son
esprit à rechercher les causes des choses naturelles, ou
parce que ce fut le premier qui attribua la disposition
et le gouvernement de ce monde, non à la fortune ni à
la nécessité fatale, mais à une pure et simple intelligence
ou entendement, lequel sépare, comme cause première
agente, les substances de parties semblables, qui sont en
tous les autres corps de l'univers mêlés et composés de
diverses substances.
VII. Périclès donc ayant ce personnage en singulière
admiration, par lequel il avait à plein été instruit en la
connaissance des choses naturelles, mêmement de celles
qui se font en l'air et au ciel, en prit non seulement une
grandeur et hautesse de courage, et une dignité de lan­
gage où il n'y avait rien d'affeté, de bas, ni de populaire,
mais aussi une constance de visage qui ne se mouvait
pas facilement à rire, une gravité en son marcher, un ton
de voix qui j amais ne se perdait, une contenance rassise,
et un port honnête de son habillement, qui j amais ne se
troublait pour chose quelconque qui lui advînt en par­
lant, et autres semblables choses, qui apportaient à tous
ceux qui les voyaient et considéraient un merveilleux
ébahissement.
VIII. Auquel propos on conte qu'il y eut quelquefois
un méchant effronté qui fut tout un j our à l'outrager
de paroles diffamatoires en pleine place, et à lui dire
toutes les injures dont il se pouvait aviser : ce qu'il
endura patiemment sans j amais lui répondre un seul
mot, dépêchant ce pendant quelque affaire de consé­
quence, jusqu'au soir qu'il se retira tout doucement en
son logis, sans se montrer altéré en façon quelconque,
combien que cet importun-là le suivît touj ours en lui
disant tous les outrages qu'il est possible de dire ; et
comme il fut prêt à entrer dans son logis, étant déj à
nuit toute noire, il commanda à l'un de ses serviteurs
qu'il prît une torche, et qu'il allât reconduire cet homme,
et l'accompagner jusques en sa maison ; toutefois le poète
Yon écrit que la fréquentation de Périclès était superbe
PÉRICLÈS

et arrogante, et que parmi sa gravité et sa magnanimité


il y avait beaucoup d'orgueil et de mépris des autres ;
et au contraire il loue grandement la civilité, l'humanité
et courtoisie de Cimon, en ce qu'il savait dextrement
s'accommoder à toutes compagnies. Mais il ne nous
faut pas arrêter à ce que dit le poète Y on5 , qui voudrait
qu'en la vertu il y eût, comme en quelques tragédies,
une partie où l'on introduisît des satyres pour faire rire,
et au contraire Zénon conseillait à ceux qui disaient que
la gravité de Périclès était une présomption et une arro­
gance, qu'ils fissent les présomptueux comme lui : parce
que cette manière de contrefaire les choses honnêtes et
vertueuses apporte secrètement, avec le temps, une affec­
tion de les aimer et de s'y vouloir accoutumer à bon
escient. Si ne reçut pas seulement Périclès ces biens-là de
la conversation d' Anaxagoras, mais y apprit aussi à
chasser hors de soi et mettre sous les pieds toute supers­
titieuse crainte des signes célestes, et des impressions
qui se forment en l'air, lesquelles apportent grande
terreur à ceux qui en ignorent les causes, et à ceux qui
craignent les dieux d'une frayeur éperdue, parce qu'ils
n'en ont aucune connaissance certaine, que la vraie
philosophie naturelle donne, et au lieu d'une tremblante
et touj ours effrayée superstition, engendre une vraie
dévotion accompagnée d'assurée espérance de bien.
IX. L'on dit à ce propos que l'on apporta un jour à
Périclès de l'une de ses terres la tête d'un bélier qui
n'avait qu'une corne seule, et que le devin Lampon ayant
considéré cette tête qui n'avait qu'une corne forte et
dure au milieu du front, interpréta que cela voulait dire,
qu'y ayant deux ligues et deux parts en la ville d'Athènes
touchant le gouvernement, celle de Périclès et celle de
Thucydide6 , la puissance des deux serait toute réduite
en une, et notamment en celle de celui en la maison
duquel ce signe était advenu ; mais que Anaxagoras qui
se trouva là présent fit fendre la tête en deux, et montra
aux assistants comme le cerveau du bélier n'emplissait
pas la capacité de son lieu naturel, mais se resserrait de
toutes parts, et allait aboutissant en pointe comme un
œuf, à l'endroit où la corne prenait le commencement de
sa racine ; si en fut Anaxagoras fort estimé sur l'heure
par tous les assistants, mais Lampon le fut aussi bientôt
après, quand Thucydide fut chassé, et que toutes les
PÉRICLÈS 3 39
affaires de la chose publique universellement tombèrent
entre les mains de Périclès.
X. Aussi n'esl:-il pas inconvénient, à mon avis, que
le philosophe naturel et le devin aient bien et véritable­
ment rencontré tout ensemble, ayant l'un bien pris la
cause, et l'autre la fin de cet événement : car la profession
de l'un esl: de rechercher comment il se fait, et de l'autre
pourquoi il se fait, et de savoir prédire ce qu'il signifie.
Car quant à ceux qui disent que rendre la cause soit
ôter la signifiance du signe, ils ne considèrent pas qu'en
voulant abolir par cette raison les prédiétions de signes
et prodiges célesl:es, ils ôtent aussi ceux qui se font par
artifice, comme les sons des bassins, les lumières des
feux le long de la marine, les ombres des aiguilles dans
les horloges au soleil, toutes lesquelles choses se font
par quelque cause et quelque manufaél:ure, pour être
signe de quelque chose ; mais cette dispute à l'aventure
appartient mieux à un autre traité.
XI. Et pour retourner à Périclès, étant encore j eune
il redoutait fort le peuple, parce qu'il semblait retraire
un peu de visage à Pisisl:rate, et les plus vieux de la ville
craignaient aussi fort sa voix qui était douce, sa langue
diserte, et sa parole aisée, à cause qu'elle ressemblait à
celle de Pisisl:rate. Davantage il avait beaucoup de biens,
et était de l'une des plus nobles maisons de la ville, et
si étaient ses amis ceux qui avaient le plus de crédit et
d'autorité au maniement des affaires : au moyen de quoi,
craignant qu'il ne fût banni du ban de l'osl:racisme, il ne
s'entremettait point du gouvernement en façon quel­
conque, et à la guerre se montrait vaillant homme, et
qui n'épargnait point sa personne. Mais après qu' Aris­
tide fut mort, que Thémistocle eut été chassé, et que
Cimon ayant charge des armées se trouva la plupart du
temps hors de la Grèce, occupé en guerres lointaines,
alors il se livra aux affaires publiques et se rangea à la
ligue du menu peuple, préférant la multitude de la com­
mune pauvre au petit nombre des nobles et des riches :
ce qui était contre son naturel, parce que de soi-même
il n'était point populaire, mais il le fit, comme il esl:
vraisemblable, pour éviter la suspicion qu'il prétendît
à usurper la tyrannie, et aussi parce qu'il voyait que
Cimon inclinait entièrement du côté de la noblesse, et
était singulièrement aimé et porté des gens de bien, lui
3 40 P É R I CL È S

a u contraire s e jeta entre les bras de la commune, se


provoyant par ce moyen de sûreté pour soi-même, et
d'autorité contre lui.
XII. Si commença incontinent à suivre une toute
nouvelle manière de vivre, depuis qu'il se fut mis aux
affaires : car on ne le vit oncques puis aller par la ville,
sinon qu'il allât ou en la place ou au sénat. Il désista
d'aller aux banquets où l'on le conviait, et laissa tout
autre tel entretien d'amis, et toute telle manière de conver­
sation, tellement qu'en tout le temps qu'il se mêla du
gouvernement de la chose publique, qui fut fort long, il
n'alla jamais souper chez pas un de ses amis, sinon qu'il
fut au festin des noces d'Euryptolème son neveu, encore
n'y demeura-t-il que jusqu'aux grâces quand l'on offre
du vin aux dieux, et se leva de table incontinent, parce
que ces amiables privautés-là abaissent fort toute hau­
tesse affeél:ée pour app aroir, et est bien difficile de main­
tenir une sévère gravité pour garder sa réputation en se
laissant familièrement hanter à tout le monde. Il est
vrai qu'en une vraie vertu entière, cela est toujours le
plus beau qui est le plus apparent, et n'y a rien dans les
gens de bien et d'honneur que les étrangers trouvent si
admirable, comme leurs domestiques qui sont touj ours
à l'entour d'eux trouvent leur vie ordinaire.
XIII. Périclès donc, pour obvier à ce que le peuple
ne se soûlât de lui , s'il le vovait conti nuellement, ne
s'ap p rochait de lui, et ne se présentait devant lui que
par intervalles, ni ne parlait pas de toutes matières, et ne
sortait pas en public, mais se réservait ni plus ni moins
que l'on gardait à Athènes la galère Salaminienne,
comme dit Critolaüs, pour les matières de grande consé­
quence ; et ce pendant maniait les autres affaires de
moindre importance par l'entremise de quelques ora­
teurs qui étaient ses familiers, entre lesquels Éphialte, à
ce que l'on dit, en était l'un, cel ui qui ôta l'autorité et
la puissance à la cour d' Aréopage, et donna t rop grande
et trop effrénée licence au peuple, ainsi que dit Platon ;
à l'occasion de laquelle, ce disent les poètes comiques, il
devint si insolent qu'on ne le pouvait plus tenir non plus
qu'un jeune cheval qui n'a point de bride, et prit une
audace telle, qu'il ne voulut plus obéir, mais mordit
l'île d'Eubée, et sauta dessus les aut res iles. Périclès donc
se voulant former un style de p arler, et une façon de
PÉRICLÈS 34 1

langage comme un outil convenable et conforme à la


manière de vivre et à la gravité qu'il avait prise, y
employait à tout propos ce qu 'il avait appris d'Anaxa­
goras, colorant ses raisons de philosophie naturelle par
l'artifice de rhétorique : car ayant acquis par l'étude de
cette philosophie une hautesse de conceptions et une
efficace de venir à bout de tout ce qu'il prenait à prouver,
avec ce que de nature il était doué de bon entendement,
comme écrit le divin Platon, et en tirant ce qui convenait
à son propos, qu'il accoutrait puis après par artifice
d'éloquence, il se rendit de beaucoup plus excellent
orateur que nul autre de son temps : au moyen de quoi
lui fut, comme l'on dit, imposé le surnom d'Olympien,
qui vaut autant à dire comme céleste ou divin, encore
que quelques-uns veuillent dire que ce fut à cause des
beaux ouvrages et édifices publics dont il embellit la
ville d'Athènes, et d'autres à cause de la grande autorité
et puissance qu'il avait au gouvernement tant en guerre
qu'en paix. Mais il n'est pas inconvénient que cette
gloire ne lui ait été déférée, à raison de plusieurs excel­
lentes qualités ensemble qui étaient en lui ; toutefois les
comédies que firent j ouer les poètes de ce temps-là, dans
lesquelles il y a plusieurs paroles dites de lui, les unes
à bon escient, les autres en j eu et avec risée, témoignent
que ce fut pour son éloquence principalement que lui
fut donné ce surnom : car ils disent qu'il tonnait, qu'il
éclairait en haranguant, et qu'il portait sur sa langue une
foudre terrible.
XIV. Auquel propos on fait un conte d'une réponse
de Thucydide, fils de Milésius, qu'il fit touchant la force
d'éloquence de Périclès assez plaisamment, car il était
homme de bien et d'honneur, et avait longuement fait
tête au gouvernement des affaires de Périclès . Comme
donc Archidame, roi de Lacédémone, lui demanda un
jour lequel luttait le mieux de lui ou de Périclès, il lui
répondit : « O!:!and je l'ai j eté par terre en luttant, il sait
» si bien dire en le niant, qu'il fait croire aux assistants
» qu'il n'est point tombé, et leur persuade le contraire
» de ce qu'ils ont vu. »
XV. Toutefois il était fort retenu et réservé en son
parler, de sorte que toutes les fois qu'il s'allait présenter
à la tribune aux harangues pour prêcher le peuple, il
faisait prières aux dieux qu'il ne lui échapp ât de la
3 42 PÉRICLÈS
bouche, sans y penser, aucune parole qui n e servît bien
à la matière qu'il avait à traiter ; toutefois il n'est rien
demeuré de ses œuvres par écrit, si ce ne sont quelques
édits qu'il mit en avant, encore a-t-on retiré par mémoire
bien peu de ses dits notable�, comme quand il dit,
« Q!!'il fallait ôter la ville d'Egine, parce qu'elle était
» comme une paille en l'œil du port de Pirée » ; et une
autre fois qu'il dit, « Q!!'il voyait déjà de loin la guerre
» qui leur courait sus de devers le Péloponèse ». Une
autre fois, ainsi comme il s'embarquait avec Sophocle,
qui lors était son compagnon en la charge de capitaine
général, et qui lui louait la beauté d'un jeune garçon qu'ils
rencontrèrent par le chemin : « Il faut, lui dit-il, Sophocle,
» qu'un gouverneur ait non seulement les mains nettes,
» mais les yeux aussi. » Et Stésimbrote écrit qu'en la
harangue funèbre qu'il fit à la louange de ceux qui
étaient morts en la guerre de Samos, il dit qu'ils étaient
immortels comme les dieux : car nous ne voyons pas les
dieux en leur essence ; mais, par les honneurs que l'on
leur fait, et par les grands biens dont ils j ouissent, nous
conjeél:urons qu'ils soient immortels, et les mêmes choses
sont en ceux qui meurent pour la défense de leur pays.
XVI. Or parce que Thucydide décrit le gouverne­
ment de la chose publique sous Périclès comme un gou­
vernement de la noblesse, et qui en apparence semblait
bien être populaire, mais en effet était une principauté
régie par le sens et l'autorité du premier homme de la
ville, et que plusieurs autres disent que ce fut lui qui
premièrement mit en avant la coutume de départir au
peuples les terres conquises en guerre, et de leur distri­
buer des deniers communs pour voir les jeux, et qui
leur ordonna salaire pour toutes choses, qui fut une
mauvaise accoutumance, à cause que le commun popu­
laire, qui auparavant se passait à peu, et qui gagnait sa
vie à la peine de son corps, en devint superflu, somp­
tueux et dissolu, pour les choses qui furent lors intro­
duites, l'on pourra voir par la simple exposition du fait
la cause de cette mutation.
XVII. Car Périclès à son avènement, ainsi que nous
avons dit par ci-devant, pour acquérir réputation pareille
à celle de Cimon, tâcha à se mettre en la bonne grâce du
commun populaire, mais n'ayant pas la richesse ni les
biens si grands que lui, pour soutenir la dépense telle
PÉRICLÈS 343
que faisait Cimon, par laquelle il entretenait les pauvres,
en tenant maison ouverte à tout venant, en revêtant les
pauvres vieilles gens, et faisant ôter les clôtures de ses
terres, vergers et héritages, afin que chacun y pût entrer
et y cueillir des fruits à son plaisir ; se voyant par ces
moyens-là surmonté en la bienveillance du commun
populaire, il se mit à introduire ces distributions de
deniers communs, à la suggestion et par le conseil de
Démonide, natif de l'île d'Ios, ainsi comme Aristote le
récite ; et ayant en peu de temps gagné la bonne grâce
du menu populaire par ces distributions de deniers com­
muns, qu'il leur faisait départir, tant pour avoir lieu à
voir j ouer les j eux, comme pour le salaire d'assister aux
jugements, et par autres semblables corruptions, il s'en
servit puis après à l'encontre de la cour d'Aréopage, du
corps de laquelle il ne fut j amais, parce qu'il ne lui était
oncques échu par le sort d'être ni prévôt annuel, ni
conservateur des lois, ni roi des sacrifices, ni maître des
guerres, qui étaient offices lesquels de toute ancienneté
se créaient par le sort : et ceux à qui le sort touchait,
s'ils s'étaient bien portés en l'administration de leurs
magistrats, montaient et venaient à être du corps de la
cour d' Aréopage.
XVIII. Périclès donc par ces moyens ayant acquis
grand crédit et grande autorité entre le menu peuple,
embrouilla tellement ce sénat d' Aréopage, qu'il lui fit
ôter la connaissance de plusieurs matières, par l'entre­
mise d'Éphialte, et fit bannir d'Athènes à temps Cimon
comme favorisant aux Lacédémoniens, et contrariant au
bien et à l'autorité du peuple, encore que ce fût le plus
riche et le plus noble de toute la ville, et qui avait
gagné de plus glorieuses viB:oires, et avait empli la cité
d'Athènes de dépouilles conquises sur les ennemis,
ainsi comme nous avons écrit en sa vie : tant était grande
l'autorité de Périclès envers le peuple. Or le bannisse­
ment dont il fut banni, que l'on appelle ostracisme, était
par la loi limité à dix ans, durant lesquels étant les Lacé­
démoniens descendus avec grosse puissance en la contrée
de Tanagre, les Athéniens leur allèrent incontinent au­
devant : là où Cimon voulant faire voir par effet que
l'on le calomniait faussement de favoriser aux Lacédé­
moniens, s'y en alla se présenter en armes pour com­
battre avec ceux de sa lignée ; mais les amis de Périclès
344 P É RI C L È S

s e bandèrent ensemble, qui l e contraignirent d e s e retirer


comme banni. Ce qui fut aussi cause que Périclès com­
battit cette j ournée plus âprement que jamais, et y
acquit l'honneur d'avoir fait preuve de sa personne
autant et plus que nul autre qui fût en toute l'armée.
Mais les amis de Cimon, que Périclès chargeait aussi de
porter faveur aux affaires des Lacédémoniens, y mou­
rurent tous entièrement : dont les Athéniens se repen­
tirent bien d'avoir chassé Cimon, et le regrettèrent fort
après avoir été défaits en cette bataille sur les confins du
pays d'Attique, mêmement parce qu'ils s'attendaient
bien d'avoir à la saison nouvelle une bien âpre et forte
guerre. Ce que sentant Périclès, il ne feignit point de
gratifier en cela à la commune, mais lui-même proposa
et mit en avant le décret qu'il fût rappelé : comme il fut
fait. Et retourné que fut Cimon, il moyenna la paix entre
ces deux cités, parce que les Lacédémoniens lui por­
taient bonne affeétion, et à l'opposite ils haïssaient Péri­
clès et tous les autres gouverneurs.
XIX. Toutefois il y en a qui écrivent que jamais
Périclès ne condescendit à le faire rappeler, que premiè­
rement ils n'eussent fait un accord secret entre eux par
l'entremise d'Elpinice, sœur de Cimon, à savoir que
Cimon irait avec une armée de deux cents galères faire
la guerre aux pays de l'obéissance du roi de Perse, et
Périclès demeurerait en sa maison avec l'autorité du
gouvernement dans la ville. Cette sœur Elp inice avait
déjà auparavant une autre fois adouci Périclès envers
son frère, lorsqu'il fut mis en justice pour un crime
capital : car Périclès était l'un de ceux à qui l'accusation
en avait été déléguée et commise par le peuple. Elpinice
alla devers lui, et le pria de ne faire p as du pis qu'il
pourrait à son frère. Périclès lui répondit en riant : « Tu
» es trop vieille, Elpinice, tu es trop vieille, pour venir
» à bout de si grandes choses. » Toutefois quand ce vint
au jugement que la cause fut plaidée, il ne se leva qu'une
seule fois pour parler contre lui, comme par manière
d'acquit, et s'en alla, ayant fait moins de mal à Cimon
que nul autre des accusateurs.
XX. �i pourra donc aj outer foi à Idoménée, lequel
met sus à Périclès qu'il avait fait occire en trahison l'ora­
teur Éphialte qui était son ami, et avait toujours été
de son avis et de son parti au p;ouvcrnement de la chose
P ÉRIC L È S 34 5

publique, par jalousie et envie qu'il portait à sa gloire ?


Car telles paroles diffamatoires, je ne sais d'où ramassées,
a Idoménée vomies comme une humeur colérique à
l'encontre de Périclès, lequel encore qu'il ne fût pas à
l'aventure de tout irrépréhensible, si est-ce qu'il avait
le cœur grand et noble, et la nature désireuse d'honneur,
dans lesquelles manières d'hommes l'on ne voit pas
guère advenir que telles passions si brutales et si cruelles
s'engendrent. Mais cet orateur Éphialte étant redou­
table à ceux qui soutenaient le parti de la noblesse,
parce qu'il ne pardonnait aucunement à ceux qui avaient,
en chose quelle qu'elle fût, offensé l'autorité du peuple,
mais les en poursuivait et persécutait en toute rigueur
jusqu'au bout, ses ennemis lui dressèrent embûche par
l'entremise d'un Aristodicus Tanagrien, et le firent tuer
en trahison, ainsi comme l'écrit Aristote.
XXI. Or en ces entrefaites mourut Cimon en l'île
de Cypre, étant général de l'armée de mer d'Athènes :
parquoi ceux qui tenaient le parti de la noblesse, voyant
que Périclès était déj à grand, et qu'il marchait devant
tous les autres citoyens de la ville, voulant qu'il y eût
quelqu'un de leur part qui lui fît tête, et lui rabattît un
peu son autorité, de manière qu'il ne vînt pas à avoir
puissance absolue, ils lui opposèrent Thucydide du
bourg d' Alopèce, homme sage, beau-père' de Cimon,
pour lui résister. Cettui Thucydide s'entendait moins de
la guerre que Cimon, mais plus des affaires de ville et
du gouvernement de la chose publique, et se tenait le
plus du temps en la ville, là où combattant continuelle­
ment à l'encontre de Périclès en la tribune aux harangues
à prêcher contre lui, il eut en peu de temps mis sus une
ligue pareille à celle de Périclès : car il engarda que les
gens de bien et d'honneur, que l'on appelle, qui sont
les nobles, ne se mêlassent et confondissent parmi la
commune, ainsi comme auparavant, là où leur dignité
était offusquée et effacée par la multitude du peuple ; mais
les sépara d'avec la commune, et les assembla tous en
un corps qui vint à avoir puissance égale à l'autre ligue,
et mit, par manière de dire, le contrepoids à la balance ;
car du commencement il n'y eut qu'un peu de débat
occulte seulement entre ces deux partialités, comme une
feuille superficielle en une lame de fer, qui fit un peu
apparoir la différence de ceux qui tenaient le parti du
PÉRICLÈS

peuple, e t d e ceux qui tenaient l e ·parti de l a noblesse ;


mais la contention et dissension de ces deux personnages
fut comme une profonde incision, qui mipartit la ville
en deux partialités, dont l'une tout publiquement fut
appelée la noblesse, et l'autre le peuple.
XXII. Et pourtant Périclès, relâchant encore plus
alors la bride au peuple, faisait toutes choses pour lui
agréer et complaire, donnant ordre qu'il y eût toujours
en la ville quelques jeux, quelques fêtes , banquets, et
passe-temps publics, pour entretenir la commune de tels
plaisirs honnêtes ; et outre cela, il envoyait tous les ans
à la guerre une armée de soixante galères, sur lesquelles
y avait bon nombre de pauvres citoyens, qui neuf mois
de l'an durant prenaient solde du public8 , et ensemble
s'apprenaient et s'exercitaient à l'expérience de la marine.
Davantage il envoya au pays de la Chersonèse mille
bourgeois pour y habiter, et départir les terres entre
eux, cinq cents en l'île de Naxe, en celle d' Andros deux
cent cinquante, en la Thrace mille, pour habiter avec les
Bisaltes, et d'autres en Italie quand la cité de Sybaris fut
rebâtie, qui depuis fut surnommée la ville des Thuriens :
ce qu'il faisait pour décharger la ville d'une multitude
oisive, qui pour son oisiveté était curieuse et désireuse
de choses nouvelles, et aussi pour pourvoir à la néces­
sité des pauvres bourgeois qui n'avaient rien, avec ce
qu'en logeant ainsi des naturel s citoyens d'Athènes
auprès de leurs sujets ou alliés, ce leur était comme une
garnison qui les tenait en bride, et les gardait d'attenter
aucune nouvelleté.
XXIII. Mais ce qui donna plus de plaisir, et aj outa
plus d'ornement à la ville d'Athènes, qui apporta plus
d'ébahissement aux étrangers, et qui seul porte suffisant
témoignage que ce que l'on dit de l'ancienne puissance,
richesse et opulence de la Grèce n'est point chose fausse,
c'est la magnificence des ouvrages et édifices publics
qu'il fit faire. Aussi est-ce l'œuvre de toutes celles de
Périclès, pour laquelle ses envieux et malveillants lui
portèrent plus d'envie et dont ils le calomnièrent plus,
criant contre lui en toutes les assemblées du conseil,
que le peuple d'Athènes était diffamé pour avoir trans­
porté les deniers comptants de toute la Grèce qui étaient
en dépôt dans l'île de Délos ; et encore que la plus
honnête excuse que l'on eût pour couvrir ce fait, en
PÉRICLÈS 347

disant que c'était pour la crainte des Barbares, afin de


le mettre en lieu fort, où il fût en plus sûre garde, Péri­
clès la leur avait ôtée, et que c'était une trop grande
injure faite à tout le demeurant de la Grèce, et un tour
de manifeste tyrannie, attendu qu'elle voit devant ses
yeux que l'argent que l'on lui a fait contribuer à force
pour les affaires de la guerre contre les Barbares, nous
l'employons à faire dorer, embellir et accoutrer notre
ville, ni plus ni moins qu'une femme glorieuse, qui veut
être parée de riches j oyaux et de pierres précieuses, et
en faisons faire des i mages, et bâtir des temples d'une
excessive dépense.
XXIV. Périclès au contraire remontrait aux Athé­
niens qu'ils n'étaient point tenus de rendre compte de
ces deniers à leurs alliés, attendu qu'ils combattaient
pour eux, et qu'ils tenaient les Barbares loin de la Grèce,
sans qu'eux contribuassent pour ce faire un seul homme,
un seul cheval, ni un seul vaisseau, mais seulement de
l'argent, lequel n'est plus à ceux qui le paient, mais à
ceux qui le reçoivent, moyennant qu'ils fissent ce pour­
quoi ils le reçoivent, et qu'étant leur ville bien pourvue
de toutes choses nécessaires pour la guerre, il était
honnête d'employer le surplus de ses finances en choses
qui, à l'avenir, quand elles seraient parachevées, leur
apporteraient gloire sempiternelle, et dès lors que l'on
était encore après à les faire, les enrichiraient d'une opu­
lence présente pour la diversité des ouvrages de toutes
sortes, et des matières qui y feraient besoin, pour les­
quelles amener et mettre en œuvre seraient employés
ouvriers de tous métiers et toutes mains qui voudraient
travailler, de manière que tous les habitants de la ville
viendraient à en recevoir paie et salaire du public, et
elle par même moyen s'embellirait et se nourrirait quant
et quant de soi-même. Car ceux qui étaient forts et
dispos de leurs personnes, et en âge de porter armes,
avaient entretènement de la solde publique, qu'ils tou­
chaient en allant à la guerre ; et les autres qui ne se
mêlaient point des armes, comme les gens mécaniques et
vivant de leurs bras, il voulait bien qu'ils eussent aussi
part aux deniers communs, mais non pas sans les gagner
ni sans rien faire.
XXV. Ce qui fut cause qu'il mit en avant au peuple
des entreprises de grands édifices, et des desseins
PÉRICLÈS
d'ouvrages d e plusieurs métiers qui ne s e pouvaient
achever qu'avec long trait de temps, afin que les citoyens
qui demeuraient en la maison eussent moyen de prendre
part aux deniers publics, et de s'en enrichir aussi bien
comme ceux qui allaient à la guerre, qui servaient aux
vaisseaux sur la mer, ou qui étaient en garnison à la
garde des places, parce que les uns gagnaient à fournir
les matières, comme la pierre, le cuivre, l 'ivoire, l'or,
l'ébène et le cyprès ; les autres à les mettre en œuvre
et à en besogner, comme les charpentiers, mouleurs,
fondeurs, imagers, maçons, tailleurs de pierres, teintu­
riers, orfèvres, menuisiers besognant d'ivoire, peintres,
ouvriers de marqueterie, tourneurs ; les autres à conduire
les étoffes, et à les fournir, comme marchands, mari­
niers, pilotes pour les choses qui s'amenaient par la
mer, et par terre les charrons, voituriers, chartiers, cor­
diers, carriers, selliers, bourreliers, pionniers pour aplanir
les chemins, fouilleurs des mines. Davantage chaque
métier comme capitaine avait sous soi sa propre armée
de manœuvres, gagnant leur vie à la peine de leurs bras
seulement, pour servir comme d'outils et d'aides aux
maîtres ouvriers ; de manière que la besogne par ce
moyen venait à épandre et distribuer le gain à tout âge
et à toute qualité et condition de gens.
XXVI. Ainsi venaient les ouvrages à se hausser et
avancer, étant superbes en magnificence de grandeur, et
nonpareils en grâce et beauté, parce que les ouvriers,
chacun en son endroit, s'efforçaient à l'envi les uns des
autres à surmonter la grandeur de leurs ouvrages par
l 'excellence de l'artifice ; mais encore n'y avait-il chose
qui fût tant admirable comme la célérité ; car là où l'on
estimait chacun <lesdits ouvrages devoir à peine être
parachevé en plusieurs âges et plusieurs successions de
vies d'homme les unes après les autres, tous furent
entièrement faits et parfaits dans le temps que dura en
vigueur le crédit et l'autorité d'un seu l gouverneur. Et
toutefois l'on dit qu'en ce même temps-là, comme le
peintre Agatharchus se glorifi ât de ce qu'il peignait
promptement et facilement des bêtes, Zeuxis l'ayant
entendu répondit : « Et moi, au contraire, je me glo­
» rifie de demeurer longtemps à les faire » ; parce que
ordinairement la soudaineté et facilité ne peut donner
une fermeté perdurable ni une beauté parfaite à l'œuvre ;
PÉRICLÈS 3 49

mais la longueur du temps, aj outée à l 'assiduité de


labeur en la manufaél:ure d'un ouvrage, lui donne force
et vigueur de longue durée.
XXVII. Voilà pourquoi les ouvrages que fit alors
Périclès sont plus émerveillables, attendu qu'ils ont été
parfaits en si peu de temps, et ont duré si longuement ;
parce que chacun d'iceux, dès lors qu'il fut parfait, sen­
tait déj à son antique quant à la beauté, et néanmoins
quant à la grâce et vigueur, il semble j usqu'auj ourd'hui
qu'il vienne tout fraîchement d'être fait et parfait, tant
il y a ne sais quoi de florissante nouveauté, qui empêche
que l'inj ure du temps n'en empire la vue, comme si
chacun <lesdits ouvrages avait au-dedans un es P.rit tou­
jours raj eunissant, et une âme non j amais vieillissante
qui les entretînt en cette vigueur.
XXVIII. Or celui qui lui conduisait tout et avait la
superintendance sur toute la besogne, était Phidias,
combien qu'il y eût plusieurs autres maîtres souverains
et ouvriers très excellents à chaque ouvrage ; car le
temple de Pallas qui s'appelle Parthénon, comme qui
dirait le temple de la vierge, et se surnomme Hécatom­
pédon, parce qu'il a cent pieds en tous sens, fut édifié
par IB:inus et Callicratidas 9 ; et la chapelle d'Éleusine, où
se faisaient les secrètes cérémonies des mystères, fut
plantée par Corœbus, lequel dressa le rang des pre­
mières colonnes qui sont à fleur de terre, et les lia avec
leurs architraves ; mais, lui mort, Métagène, natif du
bourg de Xypète, fit la ceinture, et puis y rangea les
colonnes qui sont au-dessus, et Xénoclès, du bourg de
Cholarge, fut celui qui fit la lanterne ou cul-de-lampe
qui couvre le sanél:uaire10 ; mais la longue muraille11 ,
dont Socrate dit avoir lui-même ouï proposer la struc­
ture à Périclès, ce fut Callicrate qui fa prit à faire. Le
poète Cratinus en une sienne comédie se moque de cet
ouvrage-là, comme qui allait trop l âchement en avant,
et qui demeurait trop à s'achever, en disant :
Longtemps y a que Périclès de bouche
L'avance fort, mais de fait point n'y touche.
XXIX. �ant au théâtre ou auditoire de musique
destiné à ouïr les j eux des musiciens, qui s'appelle
Odéon12 , il est bien par-dedans fait à plusieurs ordres
de sièges, et plusieurs rangs de colonnes, mais la cou-
PÉRICLÈS

verture e st u n seul comble rond, qui s e v a tout à l'entour


courbant et couchant en soi-même, aboutissant en
pointe ; et dit-on qu'il fut fait sur le patron et à la sem­
blance du pavillon du roi Xerxès, et que Périclès en
bailla le devis et l'ordonnance ; parquoi Cra tin us en un
autre passage de la comédie des Thraciennes s'en j oue,
et s'en moque de lui en disant
Voici venir Périclès au surnom
De Jupiter à la tête d'oignon.
Qyi a dedans son large têt compris
De l'Odéon la forme et le pourpris,
Depuis qu'il e� échappé du danger
D'aller banni en pays étranger.

Ce fut lors p remier que Périclès procura fort affec­


tueusement qu il fût ordonné par le peuple, qu'au jour
de la fête qui s'appelle Panathénée l'on célébrât des
jeux de prix de musique, et ayant été lui-même élu
reél:eur desdits jeux, pour adj uger le prix à ceux qui
l'auraient gagné, ordonna la manière comment pour
toujours à l'avenir les musiciens devraient chanter de
la voix, ou j ouer des flûtes, ou de la cithre et autres
instruments de musique. Si fut ce premier jeu de prix de
musique fait dans l'Odéon, et toujours depuis y ont
aussi été les autres célébrés.
XXX. O!!ant au portail et aux portiques du château 13 ,
ils furent faits et parfaits dans l'espace de cinq ans, sous
la conduite de Mnésiclès qui fut maître de l'œuvre ; et
advint pendant qu'on les bâtissait un accident merveil­
leux, qui montra bien que la déesse Minerve ne réprou­
vait point cette fabrique, mais l'avait pou r bien agréable :
car le plus diligent et le plus affeél:ionné de tous les
ouvriers qui y besognaient tomba d'aventure du haut
en bas ; de laquelle chute il fut si malade que les méde­
cins et chirurgiens n'espéraient pas qu'il en pût échapper.
De quoi Périclès étant fort déplaisant, la déesse s'apparut
à lui de nuit en dormant, qui lui enseigna une médecine
de laquelle il guérit facilement le patient, et en peu de
temps 14 ; et fut l'occasion pour faquelle il fit depuis
fondre en cuivre l'image de Minerve, que l'on surnomme
de Santé 16 , laquelle il fit mettre dans le temple du ch â­
teau, auprès de l'autel qui y était auparavant, comme
l'on dit. Or, quant à l'image d'or de la déesse Minerve 16 ,
P (� R I C L f� S

ce fut Phidias qui la f-it, e t est ainsi écrit e n l a base ; mais


au demeurant il avait la superintendance de tous les
autres ouvrages presque, et commandait à tous les autres
ouvriers pour l'amitié que lui portait Périclès : ce qui
apporta à l'un envie, et à l'autre mauvais bruit ; parce
que les envieux et médisants allèrent semant partout un
bruit, que Phidias recevait en sa maison les dames de la
ville, sous couleur d'aller voir ses ouvrages , pour les
livrer à Périclès. Et les poètes comiques, prenant l'occa­
sion de ce bruit, épandirent à l'encontre de lui force
paroles inj urieuses et diffamatoires, le calomniant qu'il
entretenait la femme d'un Ménippe, qui était son ami
et son lieutenant en guerre, et lui mettant sus aussi que
Pyrilampe, l'un de ses familiers, nourrissait des oiseaux,
et notamment des paons, qu'il envoyait secrètement aux
femmes dont Périclès j ouissait. Mais il ne se faut point
ébahir de ces hommes satiriques-là, qui font profession
de médire et de piquer tout le monde, et qui ordinai­
rement sacrifient à l'envie du commun populaire, comme
à un esprit malin, les inj ures et outrages qu'ils j ettent
à l'encontre des gens de bien et d'honneur, vu que
Stésimbrote le Thasien osa bien reprocher à Périclès
un crime détestable controuvé faussement, qu'il entre­
tenait la femme de son propre fils. Voilà pourquoi il est,
à mon av is, bien difficile et malaisé d'avoir entière
connaissance de la vérité des choses anciennes par les
monuments des historiens, attendu que les successeurs
ont la longueur du temps qui leur brouille et offusque la
nette intelligence des affaires ; et l'histoire qui est écrite du
vivant des hommes. dont elle parle, et du temps des
choses dont elle fait mention, quelquefois par haine et
par envie, et quelquefois par faveur ou par flatterie,
déguise et corrompt la vérité.
XXXI. Mais comme les orateurs qui étaient de la
ligue de Thucydide criassent à l'encontre de Périclès en
leurs harangues ordinaires , qu'il consommait en vain
les finances de la chose publique, et y despendait tout
le revenu de la ville, Périclès un j our en pleine assemblée
de ville demanda à l'assistance du peuple s'il lui semblait
qu'il eût été trop despendu ; le peuple répondit, beau­
coup trop . « Bien donc, dit-il, ce sera, si vous voulez,
» à mes dépens, et non pas aux vôtres, pourvu qu'il n'y
» ait aussi que mon nom seul écrit en la dédicatiun des
PÉRICLÈS

» ouvrages. » Q!!and Périclès eut dit ces paroles, le


peuJ?le, soit ou parce qu'il eût en admiration sa magna­
nimité, ou qu'il ne lui voulût ]? Oint céder l'honneur et
la louange d'avoir fait faire de s1 somptueux et si magni­
fiques ouvrages, lui cria tout haut qu'il ne le voulait
point, mais entendait qu'il les fît parachever aux dépens
du public, sans y rien épargner. Mais à la fin étant ouver­
tement descendu en contention avec Thucydide, et
s'étant mis au hasard à qui ferait bannir son compagnon
du ban de l'o�racisme, il le gagna sur lui, et le chassa
de la ville, et par même moyen défit aussi la ligue qui
lui était contraire.
XXXII. Parquoi étant toute partialité entièrement
éteinte, et la ville totalement réduite en union et
concorde, il se trouva adonc toute la puissance d'Athènes
en sa main, et toutes les affaires des Athéniens en sa dis­
position, les finances, les armes, les galères, les îles, la
mer, et une si grande seigneurie, laquelle s'étendait
partie sur les Grecs et partie sur les Barbares, si bien
fortifiée et munie d'obéissance de nations sujettes,
d'amitiés de rois, et d'alliances de divers princes et
puissants seigneurs. Au moyen de quoi il commença
dès lors à être envers le peuple autre qu'il n'avait accou­
tumé, et à ne céder et n'obtempérer plus ainsi facilement
à tous les appétits du commun populaire, ni plus ni
moins qu'à des vents contraires ; et roidit un peu cette
trop lâche, trop molle et trop populaire manière de gou­
verner dont il avait usé jusques alors, comme une trop
délicate et trop efféminée harmonie de musique, en la
convertissant en un gouvernement plus seigneurial, et
tenant plus de l'autorité royale, en cheminant néanmoins
toujours droit, et se maintenant toujours irrépréhensible
à faire, à dire et conseiller ce qui était le plus expédient
pour la chose publique. Il menait le plus souvent par
remontrances et raisons le peuple à faire volontairement
et de bon gré ce qu'il mettait en avant ; mais quelquefois
aussi le tirait-il par force, et lui faisait faire contre sa
volonté ce qui était pour le mieux. Suivant en cela le
�yle du sage médecin, lequel en une longue et diverse
maladie permet aucunefois à son patient, avec une mesure
réservée toutefois, des choses où il prend plaisir ; mais
quelquefois aussi lui donne des médecines qui Je tra­
vaillent et le tourmentent, pour le guérir. Car, comme il
P É R I CL È S 353

esl: nécessaire en un peuple tenant si grand empire, il


advenait ordinairement des accidents qui lui apportaient
diverses passions, lesquelles lui seul savait régir et
man ier dextrement avec deux timons principaux, la
crainte et l'espérance, refrénant avec l'une la fierté et
témérité insolente de la commune en prospérité, et avec
l'autre réconfortant son ennui et son décou ragement
en adversité.
XXXIII. En quoi il montra et prouva évidemment
que la rhétorique, comme dit Platon, et l'éloquence, est
un art qui mène et manie les esprits des hommes à son
plaisir, et que son principal artifice est de savoir bien
mouvoir à propos les passions et les affeB:ions, qui sont
comme des tons et des sons de l' âme, qui veulent être
touchés et sonnés de main de bon maître. De quoi toute­
fois était cause, non la force de son éloquence seulement,
mais, comme témoigne Thucydide, la réputation de sa
vie, l'opinion et la fiance que l'on avait de sa prud'homie,
parce qu'il n'était aucunement corrompable par p résents,
et que l'avarice ne lui commandait nullement, attendu
qu'ayant rendu sa ville de grande, très grande et très
opulente, et ayant surmonté en autorité et puissance
plusieurs rois et plusieurs tyrans, même de ceux qui ont
pu par testament laisser leurs états à leurs enfants, il
n'augmenta néanmoins j amais les biens que son père
lui avait laissés d'une seule drachme d'argent.
XXXIV. Et toutefois l'historien Thucydide décrit
assez clairement la grandeur de sa puissance ; et les poètes
comiques de ce temps-là la donnent malignement sous
paroles couvertes à entendre, appelant ses familiers et
amis les nouveaux Pisistratides 17 , et disant qu'il lui
fallait faire protester et j urer qu'il n'usurperait point la
tyrannie, voulant donner à entendre que son autorité
était par trop excessive pour une chose publique popu­
laire. Et Téléclide, entre autres, dit que les Athéniens
lui avaient mis entre mains le revenu des villes de leur
obéissance, et les villes mêmes, pour en lier les unes et
délier les autres, et leurs murailles pour les abattre ou
rebâtir à son plaisir, le pouvoir de traiter paix et alliance,
leur force, leur puissance, leurs finances, et tout leur
bien entièrement. Mais cela ne fut point pour une boutée
seulement, ni pour une vogue de faveur qui pass ât en
peu de temps, mais dura quarante ans, étant touj ours
PÉRICLÈS

l e premier de s a cité entre les Éphialtes, Léocrates,


Mironides, Cimons, Tolmides et Thucydides ; car après
avoir ruiné et fait bannir Thucydide, il demeura encore
par-dessus tous, les autres l'espace de quinze ans ; et ayant
acquis une pril\cipauté et autorité de commander, qui
dura touj ours cbntinuellement pendant ce temps-là, oü
celle des autres capitaines ne durait qu'un an 18 , il se
maintint touj ours invincible et imprenable par argent,
combien qu'au demeurant il ne fût point du tout mau­
vais ménager ni paresseux de conserver le sien.
XXXV. Car quant aux biens qui étaient justement
siens, et que ses prédécesseurs lui avaient laissés, afin
que par négligence ils ne dépérissent point, et aussi qu'ils
ne lui donnassent trop d'affaires, et ne le retinssent trop
s'il se voulait amuser à les faire valoir, il les ménageait
d'une manière qui lui semblait la plus aisée et la plus
certaine : c'était qu'il vendait à un coup tous les fruits
qu 'il recueillait de son revenu annuel, et puis envoyait
à la j ournée acheter au marché ce qui faisait besoin pour
l'entretènement et dépense ordinaire de sa maison. Cela
ne fut point agréable à ses enfants quand ils devinrent
un peu grands, ni ne plut point à ses femmes, lesquelles
voulaient qu'il despendît plus largement, et se plaignaient
d'une si étroite et si resserrée dépense ordinaire, attendu
qu'en une si grosse et si riche maison il n'y avait jamais
rien de demeurant, mais y allait toute recette et toute
mise par compte et par mesure juste. Car tout ce ména­
gement était conduit et entretenu par un sien serviteur
nommé Évangélus, fort habile homme et très bien
entendu au fait du gouvernement d'une grande maison,
soit qu'il eût été ainsi fait et instruit par Périclès, ou qu'il
eût cette prévoyance de nature.
XXXVI. Ces choses étaient bien différentes de la
sapience d' Anaxagoras, attendu qu'il abandonna sa mai­
son, et laissa ses terres venir en friches et en pâturages
par un contemnement des choses terriennes, et un ravis­
sement de l'amour des célestes. Mais aussi y a-t-il, à mon
avis, grande différence entre la vie d'un philosophe
contemplatif, et d'un personnage atl:if s'entremettant du
gouvernement d'une chose publique ; car l'un emploie
son entendement à la spéculation des choses belles et
honnêtes, sans pour ce faire avoir besoin d'aucun
instrument, ni de manière quelconque extérieure ; et
PÉRICLÈS

l'autre accommodant sa vertu à la com mune utilité des


hommes, a besoin de richesse, comme d'un instrument
non seulement nécessaire, mais aussi honnête, ainsi
qu'elle fut à Périclès, qui en secourut plusieurs pauvres
gens, et mêmement Anaxagoras entre autres ; duquel on
conte qu'étant Périclès si e mpêché ailleurs qu'il n'avait
pas loisir de penser de lui, il se trouva délaissé de tout
le monde en sa vieillesse, et se coucha la tête affublée, en
résolution de se laisser mourir de faim19 • De quoi Péri­
clès étant averti, s'en courut aussitôt tout éperdu devers
lui, et le fria le plus affeétueusement qu'il lui fut pos­
sible, qu'i retournât en volonté de vivre, en lamentant
non lui, mais soi-même, de ce qu'il perdait un si féal
et si sage conseiller dans les occurrences des affaires
publiques. Adonc Anaxagoras se découvrit le visage et
lui dit : « Ceux qui ont affaire de la lumière d'une lampe,
» Périclès, y mettent de l'huile pour l'entretenir. »
XXXVII. Or com mençaient déjà en ce temps-là les
Lacédémoniens à avoir jalousie de l'accroissement des
Athéniens ; parquoi Périclès voulant élever encore davan­
tage le cœur au peuple d'Athènes, et le faire penser à
toutes choses hautes et grandes, mit en avant un décret,
que l'on dépêchât ambassadeurs pour aller solliciter tous
les Grecs, en quelque partie qu'ils habitassent de l'Europe
ou de l'Asie, et autant la petite que la grande ville,
d'envoyer leurs députés à Athènes en l'assemblée géné­
rale qui s'y tiendrait, pour délibérer touchant les temples
des dieux que les Barbares avaient brûlés, et touchant
les sacrifices que l'on avait voués pour le salut de la
Grèce, lorsque l'on donna la bataille aux Barbares ; et
aussi touchant la marine, afin que chacun pût naviguer
sûrement là où bon lui semblerait, que tous vécussent
amiablement en bonne paix les uns avec les autres. Si
furent envoyés à cette commission vingt personnages,
chacun desquels avait cinquante ans passés, dont les
cinq allèrent devers les Doriens 20 qui habitent en Asie,
et devers les habitants des îles, jusqu'à celles · de Lesbos
et de Rhodes ; cinq autres suivirent tout le pays de l'Hel­
lespont et de la Thrace, jusqu'à la cité de Byzance ; les
autres cinq eurent charge d'aller en la Béotie, en la
Phocide, et par tout le Péloponèse, et de là passer par
le pays des Locriens en toute la terre ferme adjacente,
jusqu'en la contrée de l'Acarnanie, et de l'Ambracie ;
PÉRICLÈS

e t les autres allèrent premier e n l'île d'Eubée, e t d e là


aux Œtéiens et par tout le golfe de Malée, aux Phtiotes,
aux Achaïens et aux Thessaliens, faisant des remon­
trances partout aux peuples pour leur suader d'envoyer
à Athènes, et assister au conseil qui s'y tiendrait pour
la pacification et union de toute la Grèce ; mais il ne
s'en fit du tout rien à la fin, et ne s'assemblèrent point
lesdites villes grecques, par les menées des Lacédémo­
niens, qui l'empêchèrent, comme l'on dit ; car ce fut
au Péloponèse que cette semonce fut premièrement
rejetée. J 'ai bien voulu écrire cela, pour donner à
connaître la magnanimité de Périclès, et comment il avait
le cœur et l'entendement élevés .
XXXVIII. Au demeurant, dans les charges de capi­
taine, il était fort estimé de ce qu'il menait ses gens à la
guerre sûrement ; car jamais de sa volonté il ne hasarda
la bataille, là où il sentît qu'il y eût grand doute ni appa­
rent danger ; et n'estimait pas bons capitaines, m ne
voulait ensuivre ceux qui avaient gagné de grandes vic­
toires par s'être aventurés, encore qu'on les louât et esti­
mât beaucoup, mais soulait dire : « �e si autre que
» lui ne les menait à la boucherie, en tant qu'en lui était,
» ils demeureraient immortels ». Et voyant que Tolmide,
fils de Tolmée, sur la confiance de ses prospérités passées,
pour lesquelles il était � randement prisé et honoré à
cause de ses beaux faits d armes, se préparait pour entrer
sans propos ni occasion quelconque dans le pays de
la Béotie, et avait déj à induit mille des plus hardis et
plus vaillants jeunes hommes de la ville à s'offrir volon­
tairement pour aller quant et lui en ce voyage, outre
et par-dessus le demeurant de l'armée qu'il avait levée,
il tâcha à l'en divertir, et le retenir à la maison par remon­
trances qu'il lui fit publiquement devant le peuple ; là
où il dit une parole qui a bien depuis été notée : « Q!!e
» s'il ne voulait croire au conseil de Périclès, à tout le
» moins qu'il attendît le temps, q ui était le plus sage
» conseiller que l'on saurait avoir. » Ce propos sur
l'heure fut moyennement loué, mais l? eu de jours après
quand on apporta nouvelle que Tolm1de lui-même avait
été tué en une bataille qu'il avait perdue J? rès la ville de
Coronée, là où plusieurs autres gens de bien et vaillants
hommes athéniens étaient demeurés morts aussi, cela
augmenta grandement la réputation et la bienveillance
PÉRICLÈS

de la commune envers Périclès, parce qu'il e n fu t estimé


homme sage et qui aimait ses citoyens.
XXXIX. Mais de tous les voyages qu'il fit étant chef
de l'armée d'Athènes, celui de la Chersonèse fut le plus
aimé et le plus estimé, à cause qu'il fut très salutaire à
tous les Grecs habitant au pays ; car outre ce qu'il y mena
mille bourgeois d'Athènes pour y habiter, en quoi
faisant il fortifia les villes d'autant de bons hommes, il
rempara encore l'encoulure qui empêche que ce ne soit
une île, avec une fortification qu'il tira d'une mer à
autre : de manière qu'il garantit le pays des courses, sur­
prises et pilleries des Thraces habitant à l'environ, et
en jeta hors une très pernicieuse guerre, dont la province
était continuellement travaillée, pour le voisinage des
Barbares leurs voisins ou habitant parmi eux, qui ne
vivaient que de brigandage.
XL. Aussi fut-il grandement estimé et renommé entre
les étrangers, quand il environna tout le Péloponèse,
partant du port de Pèges, en la côte Mégarique avec une
flotte de cent galères ; car il ne J? illa pas seulement les
villes maritimes, comme avait fait devant lui Tolmide,
mais entrant bien avant en la terre arrière de la mer, avec
les hommes de guerre qu'il avait sur ses galères, fit retirer
les uns au-dedans de leurs murailles, tant il leur donna
d'effroi, et en la contrée de Némée défit en bataille les
Sicyoniens qui l'attendirent en campagne, et en dressa
un trophée pour marque de sa viél:oire. Et embarquant
sur ses vaisseaux quelque renfort de gens de guerre
qu'il prit en Achaïe pour lors alliée des Athéniens, passa
en la terre ferme qui est vis-à-vis, et cinglant outre la
bouche de la rivière d' Achéloüs, alla courir toute la
province d' Acarnanie, là où il renferma les Œnéades
au-dedans de leurs murailles ; et après y avoir g âté et
détruit tout le plat pays, s'en retourna à la maison, s'étant
fait connaître en ce voyage capitaine redoutable aux
ennemis, et exécutant sûrement, à ses citoyens ; car il
n'advint pas un seul sinistre accident, par cas fortuit
ou autrement, en toute cette expédition, à ceux qui y
furent sous sa charge.
XLI. Depuis étant allé avec une grosse flotte de vais­
seaux fort bien en point au royaume de Pont, il y traita
humainement les cités grecques, et fit tout ce qu'elles
lui requirent, donnant à connaître aux Barbares habitant
P É R I CL È S

à l'environ, e t aux princes et rois d'iceux, la grandeur


de la puissance des Athéniens, qui naviguaient sans rien
craindre partout jusqu'où bon leur semblait, tenant
toute la mer en leur obéissance. Davantage il laissa aux
Sinopiens treize galères avec quelque nombre de gens
de guerre sous la charge du capitaine Lamachus, pour
les défendre à l'encontre du tyran Timésiléon, lequel
ayant été déchassé avec ceux de sa ligue, Périclès lit
publier et passer un édit à Athènes, que six cents bour­
geois de la ville qui voudraient sans contrainte, pussent
aller demeurer à Sinope, là où leur seraient départis les
biens et héritages qui avaient été au tyran et à ses
adhérents.
XLII. Mais au re�e il n'obtempéra pas aux fols
appétits de ses citoyens, ni ne se laissa pas aller à leur
convoitise trop élevée pour se voir des forces si grandes,
et la fortune si favorable, jusqu'à vouloir de rechef
attenter de conquérir l'Égypte, et remuer les provinces
maritimes de l'empire du roi de Perse ; car il y en avait
déjà plusieurs qui étaient épris du malheureux et cala­
miteux désir de la Sicile, que deP. uis Alcibiade alluma
davantage. Et encore y en avait-11 qui songeaient déjà
à conquérir la Toscane et l'empire de Carthage ; ce qui
n'était pas du tout sans apparence, ni sans occasion
d'esJ?érance, vu la grande étendue de la sei gneurie qu'ils
tenaient, et l'heureux cours de leurs affaires qui leur
succédaient à souhait. Mais Périclès empêcha cette
saillie, et retrancha toute cette curieuse convoitise,
employant la rlupart de leur puissance à conserver et
assurer ce qu ils avaient acquis, e�imant que c'était
beaucoup fait que d'engarder que les Lacédémoniens ne
s'accrussent ; car il leur était toujours contraire, comme
il déclara en plusieurs autres endroits, et mêmement
par ce qu'il fit en la guerre sainte. Car les Lacédémoniens,
ayant ôté aux Phocéens la superintendance du temple
d'AJ>ollon, en la ville de Delphes, qu'ils avaient usurpée,
et 1 ayant remise entre les mains des Delphiens, sitôt
qu'ils eurent le dos tourné, Périclès y alla aussi avec une
armée, qui y remit les Phocéens. Et comme les Lacédé­
moniens eussent fait engraver sur le front d'un loup
de cuivre la prérogative que les Delphiens leur avaient
otl:royée, de pouvoir les premiers proposer leurs
demandes à l'oracle, lui ayant obtenu 21 le même droit
P ÉRICL È S

des Phocéens, le fi t engraver sur l e flanc droit d e la


même statue du loup de bronze 22 •
XLIII. Et qu'il soit vrai qu'il ait sagement contenu
les forces des Athéniens au-dedans de la Grèce, les effets
le témoignent ; car premièrement ceux de l'Eubée se
rebellèrent, contre lesquels il mena incontinent l'armée
d'Athènes ; et tout soudain lui vinrent nouvelles d'un
autre côté comme les Mégariens avaient aussi pris les
armes contre eux, et que les ennemis étaient déjà en
grosse puissance dans le pays d'Attique, sous la conduite
de Plistonax, roi de Lacédémone. A l'occasion de quoi
il s'en retourna incontinent en diligence, pour pourvoir
à cette guerre qui était au-dedans de l' Attique même ;
si n'osa pas se présenter en bataille contre si grand
nombre de bons combattants, mais sachant que le roi
Plistonax, qui était encore fort j eune, se gouvernait par
le conseil de Cléandride principalement, parce que les
Éphores le lui avaient baillé pour lui assister, et pour le
conseiller et le guider, il essaya de le corrompre secrè­
tement ; et l'ayant bientôt gagné par argent, lui persuada
qu'il remenât les Péloponésiens hors du pays d' Attique :
ce qu'il fit. Mais quand les Lacédémoniens virent l'armée
rompue, et que les peuples s'étaient retirés chacun en
sa ville, ils en furent si courroucés, qu'ils condamnèrent
leur roi en une grosse amende, laquelle lui ne pouvant
payer, fut contraint de s'absenter de Lacédémone ; et
Cléandride s'en étant fui de bonne heure, fut par contu­
mace condamné à mourir. Cettui Cléandride était père
de Gylippe qui défit depuis les Athéniens en la Sicile,
auquel il semble que nature imprima l'avarice comme
une maladie héréditaire passant de père en fils ; car en
ayant aussi été ignominieusement atteint et convaincu
pour aucuns vilains aétes qu'il commit, il en fut banni
de Sparte, comme nous avons plus au long déclaré en
la vie de Lysandre. Mais comme Périclès, en la reddition
des comptes de cette charge-là, eût couché un article
de dépense de dix talents, qu'il disait avoir employés
où il fallait, le peuple l'alloua, sans vouloir enquérir
comment, ni en quoi, ni avérer s'il était vrai ; et y en
a quelques-uns, entre lesquels est le philosophe Théo­
phraste, qui écrivent que Périclès envoyait par chacun
an dix talents à Sparte, avec lesquels il entretenait ceux
qui y avaient autorité, afin qu'on ne leur fît point la
P É R I CL È S

guerre, non qu'il achetât l a paix, mais bien l e temps


durant lequel, se préparant tout à loisir, il pût avoir
meilleure commodité de soutenir la guerre.
XLIV. Sitôt donc que l'armée des Péloponésiens fut
hors de l' Attique, il s'en retourna contre les rebelles, et
passa en l'île d'Eubée, avec cinquante voiles, et cinq
mille combattants à pied tous bien armés, et là subj ugua
toutes les villes qui s'étaient soulevées, chassa les Hippo­
bates, qui étaient les plus renommés d'entre les Chalci­
diens, tant pour leurs richesses que pour leur vaillance et
prouesse ; et chassa aussi semblablement les Esl:iéiens,
qu'il fit vider hors de tout le pays, et en leur ville logea
des bourgeois d'Athènes seulement. Et la cause pour
laquelle il les traitait ainsi rigoureusement, sans leur
vouloir pardonner, était parce que eux ayant pris une
galère d'Athènes prisonnière, ils avaient fait mourir
toutes les personnes qui étaient dessus.
XLV. Depuis, ayant été faite une trêve pour trente ans
entre les Athéniens et les Lacédémoniens, il fit décerner
la guerre contre ceux de l'île de Samos, les chargeant
de ce que, leur ayant été enj oint de par les Athéniens
qu'ils eussent à pacifier les querelles qu'ils avaient
contre les Milésiens, ils n'avaient p as voulu obéir.
Mais parce que l'on a opinion qu il entreprit cette
expédition contre Samos en faveur d' Aspasie, il ne sera
point hors de p ropos de rechercher et déclarer en cet
endroit qui était cette femme, et quel artifice ou puis­
sance si grande il y avait en elle, qu'elle pût ainsi prendre
en ses rets les principaux hommes qui s'entremettaient
pour lors du gouvernement de la chose publique, et
que les philosophes mêmes parlassent tant et si ample­
ment d'elle.
XLVI. Tout e remièrement donc c'est chose bien cer­
taine qu'elle était native de la ville de Milet, fille d'un
Axiochus, laquelle, suivant l'exemple d'une ancienne
courtisane d'Ionie nommée Thargélie, s'accointa des
principaux et plus grands personnages de son temps ;
car cette Thargélie étant belle de visage, et ayant bonne
grâce, avec un esprit vif et doux langage, eut !'accoin­
tance de plusieurs grands personnages de la Grèce, et
gagna au service du roi de Perse tous ceux qui s'appro­
chèrent d'elle, si bien qu'elle sema par les villes de la
Grèce de grands commencements de la faB:ion médoise,
P ÉR I C L È S

parce que c'étaient tous les plus grands et les plus p uis­
sants hommes qui fussent en chaque ville de qui elle
s'accointait. Mais quant à Aspasie, les uns disent que
Périclès la hanta comme femme savante et bien entendue
en matière de gouvernement d'état ; car Socrate même
!'allait aussi voir quelquefois avec ses amis, et ceux qui
la hantaient y menaient aucunefois leurs propres femmes
pour l'ouïr deviser, combien qu'elle menât un train
qui n'était guère beau ni honnête, parce qu'elle tenait
en sa maison de jeunes garces qui faisaient gain de leur
corps. Et Eschine écrit que Lysiclès, un revendeur de
bétail qui auparavant était homme de basse et vile nature,
se fit le premier homme d'Athènes par la fréquentation
qu'il eut avec cette Aspasie depuis la mort de Périclès ;
et au livre de Platon intitulé Menexenra, encore que le
commencement soit écrit par manière de jeu et de risée,
il y a cela comme de véritable histoire, que cette femme
avait le bruit d'être hantée par plusieurs Athéniens pour
apprendre d'elle l'art de rhétorique.
XLVII. Toutefois il semble plus vraisemblable que
l'affeél:ion que lui portait Périclès vint plus d'amour que
d'autre cause ; car il avait bien épousé une femme qui
était sa parente et qui auparavant avait été mariée à
Hipponicus, duquel elle avait eu Callias, surnommé le
Riche, et eut depuis Xantippe et Paralus de Périclès ;
mais ne lui étant point sa compagnie agréable, il la
bailla, du bon gré et consentement d'elle-même, à un
autre, et prit Aspasie, laquelle il aima singulièrement ;
car toutes les fois qu'il sortait de sa maison pour aller
en la place, ou qu'il en retournait, il la saluait en la
baisant. Au moyen de quoi dans les anciennes comédies
elle est appelée en plusieurs lieux la nouvelle Omphale,
et quelquefois Déjanire, et aucunefois Junon ; mais
Cratinus l'appelle tout ouvertement putain en ces vers :
Elle lui a sa Junon enfantée
Aspasia la putain effrontée.

Et semble qu'il en eut un b âtard ; car Eupolis l'introduit


en une sienne comédie nommée Demosii, interrogeant
ainsi Pyronide :

Mon fils bâtard est-il encore en vie ?


PÉRICLÈS

Et puis Pyronide lui répond :


Il fut pieça homme fait pour certain,
N'était qu'il craint cette male putain.
Bref cette Aspasie fut tant célébrée et tant renommée,
que Cyrus, celui qui combattit contre le roi Artaxerce
son frère pour l'empire de Perse, appela Aspasie celle
de ses concubines qu'il aimait plus, laquelle auparavant
s'appelait Milto, étant native de la Phocide, fille d'Her­
motime ; et ayant Cyrus été tué en la bataille, elle fut
prise et menée au roi son frère, envers lequel elle eut
depuis beaucoup de crédit. Cela m'est venu en mémoire
en écrivant cette vie, et m'a semblé que c'eût été trop
durement fait de le rejeter ou omettre.
XLVIII. Mais, pour retourner à notre propos, on
charge Périclès d'avoir fait décerner la guerre contre
ceux de Samos en faveur de ceux de Milet à la requête
d' Aspasie, à cause que ces deux cités avaient guerre
ensemble pour la ville de Prienne, et étaient les Samiens
les plus forts ; mais les Athéniens leur commandèrent
qu'ils eussent à laisser la voie des armes et à venir
plaider leur différend devant eux pour leur en être fait
droit, ce qu'ils ne voulurent faire ; parquoi Périclès y
alla et y abolit le gouvernement du petit nombre de la
noblesse, prenant pour otages cinquante des principaux
personnages de la ville et autant d'enfants, lesquels il
mit en dépôt en l'île de Lemnos. Toutefois il y en a
qui disent que chacun desdits otages lui voulut donner
un talent, outre lesquels lui en furent encore présentés
plusieurs autres par ceux qui ne voulaient point que
l'autorité souveraine du gouvernement fût mise entre
les mains de la commune. Davantage Pissuthne Persien,
lieutenant du roi de Perse, pour quelque amitié qu'il
portait à ceux de Samos, lui envoya dix mille écus23
afin qu'il leur pardonnât ; mais de tout cela Périclès n'en
prit jamais rien, mais ayant fait en Samos tout cc qu'il
avait proposé d'y faire, et y ayant établi un gouverne­
ment populaire, s'en retourna à Athènes. Mais les
Samiens se rebellèrent incontinent après, ayant recouvré
leurs otages par le moyen de ce Pissuthne, qui les déroba
et leur fournit ce qui était nécessaire pour soutenir la
guerre.
XLIX. Parquoi, Périclès retourna une autre fois
P ÉRICL È S

contre eux, lesquels i l n e trouva point oiseux n i étonnés


en façon quelconque, mais très bien délibérés de le rece­
voir et combattre pour la principauté de la mer ; si y
eut une grosse bataille entre eux auprès de l'île qui
s'appelle Tragia, et la gagna Périclès, ayant défait fort
glorieusement, avec quarante-quatre voiles seulement,
ses ennemis qui en avaient soixante-dix, dont les vingt
étaient vaisseaux de guerre, et quant et quant poursui­
vant sa viB:oire, il gagna aussi le port de Samos, et
tint les Samiens assiégés dans leur ville, où ils avaient
encore bien la hardiesse de sortir aucunefois et combattre
au-devant de leurs murailles ; mais depuis étant arrivé
à Périclès un renfort de plus grand nombre de vaisseaux,
ils furent adonc enserrés de tout point.
L. Et lors Périclès, prenant soixante galères, se jeta
en pleine mer, voulant, comme aucuns disent, aller
rencontrer le plus loin de la ville qu'il pourrait quelques
vaisseaux phéniciens qui venaient au secours de ceux de
Samos, ou, comme dit Stésimbrote, pour s'en aller en
Cypre, ce qui ne me semble pas vraisemblable. Mais à
quelque intention qu'il le fît, il commit une très lourde
faute ; car Mélissus, fils d'Ithagène, grand philosophe,
étant pour lors capitaine des Samiens, voyant qu'il était
demeuré peu de vaisseaux au siège devant la ville, et
encore que les capitaines qui en avaient la charge n'étaient
pas gens guère expérimentés, persuada à ses citoyens de
faire une saillie sur eux ; et y eut bataille donnée que les
Samiens gagnèrent, où ils prirent plusieurs Athéniens
prisonniers et mirent plusieurs de leurs vaisseaux à
fond ; au moyen de quoi étant demeurés seigneurs de
la marine, ils mirent dans leur ville plusieurs choses
nécessaires pour la guerre dont ils avaient faute aupa­
ravant ; toutefois Aristote écrit que Périclès même en
personne avait déj à auparavant été vaincu en une bataille
navale par Mélissus.
LI. Au demeurant, les Samiens, pour rendre aux pri­
sonniers d'Athènes pareille injure qu'ils avaient reçue
d'eux, leur engravèrent sur le front des chevêches, parce
que la chevêche est la marque de la monnaie d'Athènes,
ni plus ni moins que les Athéniens avaient imprimé sur
les fronts de leurs prisonniers une sama:ne, c'est-à-dire
une sorte de navire samien, bas de proue, mais creux et
large de ventre, de sorte qu'il est bon à cingler en haute
PÉRICLtS
mer et léger à la voile, et a été ainsi appelé parce que le
premier de cette façon fut bâti en l'île de Samos par le
tyran Polycrate qui l'y fit faire. L'on dit que pour
l'impression de ces caraél:ères, le poète Aristophane, par
une manière de moquerie couverte, dit en un passage
de ses comédies :
Les Samiens sont hommes forts lettrés"

Périclès donc, averti de la déroute de son armée, s'en


retourna incontinent au secours. Mélissus lui alla au­
devant et lui donna la bataille, qu'il perdit, et fut rem­
barré jusques dans la ville, où Périclès l'enferma d'une
clôture de muraille tout à l'entour, aimant mieux
emporter la viél:oire et prendre la ville par longueur de
temps et avec dépense, que par exposer ses citoyens au
danger d'être tués ou blessés ; mais toutefois quand il vit
qu'ils se fâchaient de la longueur, et qu'ils voulaient à
toute force venir aux mains, de manière qu'il était bien
malaisé de les retenir, il divisa toute son armée en huit
troupes, lesquelles il fit tirer au sort, et celle à qui échéait
une fève blanche demeurait en repos à faire bonne chère
pendant que les autres sept combattaient ; et dit-on que
de là vient que l'on appelle encore aujourd'hui un jour
blanc, auquel on a fait bonne chère, et reçu du plaisir,
à cause de la fève blanche26 •
Lli. Si écrit l'historien Éphorus que ce fut là pre­
mièrement que l'on commença à user d'engins de batterie
pour abattre grosses murailles2 6 et que Périclès en trouva
la nouveauté fort émerveillable ; car ce fut Artémon, un
ingénieur, qui les inventa, lequel se faisait porter partout
dans une chaire, pour conduire et hâter les ouvrages, à
cause qu'il était impotent d'une j ambe, et que pour cette
cause il fut appelé Périphoretos. Mais Héraclide le Pon­
tique reprend en cela Ephorus par les vers d'Anacréon
dans lesquels Artémon est nommé Périphoretos, plu­
sieurs âges avant cette guerre de Samos, et dit 9. ue ce
Périphoretos était un homme fort délicat, et qui crai­
gnait toutes choses si follement, que la plupart du temp s
il ne bougeait de sa maison, où il se tenait toujours assis,
ayant deux de ses serviteurs à ses côtés, qui lui tenaient
sur la tête un pavois de cuivre, de peur qu'il ne tombât
rien sur lui ; et si d'aventure il était quelquefois contraint
de sortir hors de son logis, il se faisait porter dans un
P É RI C L È S

petit lit suspendu bien près d e terre, e t que pour cette


cause il fut surnommé Périphoretos.
LIII. A la fin, au bout de neuf mois, les Samiens
furent contraints de se rendre, et Périclès 6t abattre et
raser leurs murailles, leur ôta tous leurs vaisseaux, et les
condamna en une grosse somme de deniers, dont ils
payèrent promptement une partie, et le re§te à certain
terme qui leur fut préfix, p our la sûreté duquel paiement
ils donnèrent otages. Mats Duris le Samien amplifie les
choses en cet endroit fort pitoyablement, pour charger
les Athéniens, et Périclès même, d'inhumaine cruauté,
de quoi Thucydide, ni Éphorus, ni Aristote même, ne
font aucune mention ; et si ne me semble pas que ce
qu'il en écrit soit véritable, c'est à savoir, qu'il 6t mener
les capitaines des galères, et les soudards mêmes samiens,
sur la place de la ville de Milet, où il les 6t attacher
sur des ais de bois par l'espace de dix j ours, au bout
desquels les pauvres gens n'en pouvant plus, furent
assommés à coups de b âtons dont on leur froissa les
têtes, et puis fit-on jeter les corps, sans permettre qu'ils
fussent ensépulturés. Ainsi Duris étant assez coutu­
mier, encore ailleurs où il n'y a rien qui lui touche
particulièrement, d'extravaguer hors de la vérité, semble
en ce lieu augmenter de paroles, outre le devoir, les
calamités de son pays, pour en calomnier les Athéniens,
et les en rendre odieux.
LIV. Ayant donc Périclès subj ugué la ville de Samos,
il s'en retourna à Athènes, là où il 6t honorablement
inhumer les os de ceux qui étaient morts en cette guerre,
et lui-même 6t le blason funèbre27 à leur louange selon
la coutume, dont il fut merveilleusement estimé ; de
sorte que quand il descendit de la chaire où il avait
harangué, les autres dames de la ville lui venaient baiser
les mains, et lui mettaient des chapeaux de fleurs et des
couronnes sur la tête, comme l'on fait aux champions
viél:orieux, quand ils retournent des j eux où ils ont
emporté le prix ; mais Elpinice s'approchant de lui :
« Vraiment, dit-elle, ce sont de beaux faits que les tiens,
» Périclès, et bien dignes de chapeaux de triomphe, de
» nous avoir perdu beaucoup de bons et vaillants
» citoyens, non point en guerroyant les Médois, Phéni­
» ciens et Barbares, comme fait mon frère Cimon, mais
» en détruisant une cité qui est de notre propre nation
PÉRICLÈS

» et notre alliée. » A ces paroles répondit Périclès tout


doucement, en riant, ce vers d'Archiloque :
J a vieille étant, ne te parfume plus.
LV. Mais l'on écrit qu'il se glorifia grandement, et
conçut une merveilleuse opinion de soi-même depuis
qu'il eut subjugué les Samiens, disant qu'Agamemnon
avait demeuré dix ans à prendre une cité barbare, et lui
en neuf mois avait conquis la plus puissante ville de
toute la nation Ionique. Si n'était pas sans occasion qu'il
s'attribuait tant de gloire : car certainement il y eut
grand doute et non moins de péril en telle conquête,
s'il est vrai ce qu'en écrit Thucydide, qu'il s'en fallut
bien peu que les Samiens n'ôtassent la seigneurie et
domination de la mer à ceux d'Athènes.
LVI. Depuis étant déjà la guerre Péloponésiaque en
branle, comme ceux de Corfou fussent guerroyés par les
Corinthiens, il persuada au peuple athénien d'envoyer
secours aux Corfiots, et de joindre à sa ligue cette île qui
était puissante par mer, disant que bientôt ils auraient
les Péloponésiens ennemis déclarés. Si conclut le peuple
à sa suscitation de secourir ceux de Corfou, et y fut
envoyé Lacédémonien, fils de Cimon, avec dix galères
seulement, par une manière de moquerie, parce que
toute la maison de Cimon portait affeél:ion et amitié
grande aux Lacédémoniens; et à cette cause fit Périclès
bailler ainsi petit nombre de vaisseaux à Lacédémonien,
et l'y envoya malgré lui, afin que s'il ne faisait en cette
charge aucun exploit digne de mémoire, il en fût de tant
plus soupçonné de favoriser aux Lacédémoniens; et tant
qu'il vécut empêcha toujours, le plus qu'il put, de par­
venir les enfants de Cimon, comme n'étant point par
leurs noms mêmes naturels Athéniens, mais étrangers,
parce que l'un s'appelait Lacédémonien, l'autre Thes­
salien, et le tiers Élien, et étaient tous nés d'une mère
native du pays d'Arcadie. Mais Périclès étant blâmé
d'avoir envoyé ces dix galères seulement, qui était bien
peu de secours pour ceux qui leur en avaient requis, et
beaucoup de matière à ceux qui médisaient de lui, il y
en envoya depuis encore d'autres en plus grand nombre,
lesquelles arrivèrent après la bataille; de quoi les Corin­
thiens étant fort courroucés, s'en allèrent plaindre au
conseil des Lacédémoniens, où ils proposèrent plusieurs
PÉRICLÈS

charges et plaintes à l'encontre des Athéniens, et autant


en firent aussi les Mégariens, alléguant que ceux
d'Athènes leur avaient défendu leurs ports, leurs étapes28
et tout commerce et trafic dans les lieux de leur obéis­
sance, qui était direB:ement contre les lois communes,
et contre les articles de paix accordés et jurés entre tous
les Grecs. Davantage les Éginètes se sentant foulés et
trop violemment traités, envoyèrent secrètement faire
leurs doléances et lamentations aux Lacédémoniens,
n'osant pas ouvertement se plaindre à ceux d'Athènes.
LVII. Sur ces entrefaites, la ville de Potidée, pour lors
sujette aux Athéniens, et ayant été anciennement fondée
par les Corinthiens, se rebella, et fut assiégée par les
Athéniens, ce qui hâta bien la guerre. Ce néanmoins
ambassadeurs furent premièrement envoyés à Athènes
sur ces plaintes, et Archidame, roi des Lacédémoniens,
fit tout ce qu'il put pour accorder la plupart de ces diffé­
rends, en apaisant et adoucissant leurs alliés, de manière
que les Athéniens n'eussent point eu la guerre pour les
autres charges qu'on leur mettait sus, s'ils se fussent
voulu condescendre à révoquer le décret qu'ils avaient
fait contre les Mégariens; au moyen de quoi Périclès,
qui résista plus que nul autre à cette révocation, et qui
aguisa et incita le peuple à persévérer opiniâtrement en
ce qu'il avait une fois ordonné contre les Mégariens,
fut seul estimé cause et auteur de la guerre Péloponé­
siaque. Car on dit que les Lacédémoniens envoyèrent
des ambassadeurs à Athènes sur ce point-là; et comme
Périclès alléguât une loi qui défendait d'ôter le tableau
sur lequel un édit public aurait une fois été écrit, il y eut
l'un des ambassadeurs de Lacédémone nommé Polyarce,
qui lui dit : « Eh bien ne l'ôte pas, mais tourne-le seu­
» lement, car vous n'avez point de loi qui défende cela. »
LVIII. Ce mot fut trouvé plaisant, mais non pour
cela Périclès n'en fléchit jamais; et pourtant semble-t-il
qu'il avait quelque occasion secrète de propre et parti­
culière malveillance contre eux, mais la voulant couvrir
d'une cause publique et manifeste, il leur ôta et retrancha
les terres sacrées, qu'ils mettaient en labourage; et pour
ce faire, mit en avant un décret, que l'on leur envoyât
un héraut pour les sommer de s'en déporter29 et que le
même héraut allât aussi vers les Lacédémoniens pour en
accuser devant eux les Mégariens. Il est bien certain que
PÉRICLÈS

ce décret fut mis en avant par Périclès, aussi n'y a-t-il


rien qui ne soit juste et raisonnable; mais il advint que
le héraut qui y fut envoyé mourut, et pensa-t-on que les
Mégariens l'eussent fait mourir30 • Par quoi Charinus
incontinent proposa un décret contre eux, qu'ils fussent
déclarés ennemis mortels des Athéniens à jamais, sans
espoir de réconciliation quelconque; et que si un Méga­
rien mettait le pied seulement dans le territoire d'Attique,
qu'il fût puni de mort et que les capitaines annuels,
quand ils feraient leur serment ordinaire, jurassent entre
les autres articles, que tous les ans ils entreraient en
armes par deux fois dans le pays et au dommage des
Mégariens; et que le héraut Anthémocrite fût enterré au
lieu qui s'appelait lors les Portes Triasiennes, et main­
tenant s'appelle Dipylon. Mais les Mégariens niant fort
et ferme qu'ils eussent été cause de la mort de cettui
Anthémocrite, en rejetaient la cause sur Aspasie et sur
Périclès, alléguant pour témoignage ces vers du poète
Aristophane en sa comédie intitulée les Acharnes, qui
sont si vulgaires que le commun peuple même les a en
la bouche
Nos jeunes gens enivrés s'en allèrent
Devers Mégare un jour, où ils emblèrent
Une putain qui Simétha s'apelle;
Ceux de Mégare irrités, au lieu d'elle
S'en sont venus par furtive saisie
Enlever deux des garces d'Aspasie.

LIX. Ainsi est-il bien malaisé de savoir dire à la


vérité la première origine et cause primitive de cette
guerre; mais bien sont tous les historiens d'accord, que
Périclès fut principalement auteur de ce que le décret
fait à l'encontre des Mégariens ne fut point révoqué. Et
tiennent aucuns que ce fut par vraie magnanimité avec
bon jugement, qu'il persista en ce qui lui sembla le plus
expédient, parce qu'il estimait que ce commandement
des Lacédémoniens n'était qu'un essai pour sonder si les
Athéniens leur voudraient céder; et que leur obtempérer
en cela, serait évidemment confesser qu'ils se sentaient
les plus faibles; les autres au contraire disent que ce fut
par une arrogance et opiniâtreté, pour montrer son auto­
rité et sa puissance, qu'il mépnsa les Lacédémoniens.
Mais la plus mauvaise occasion, et qui toutefois a plus
PÉRICLÈS

de témoins qui la confirment, se raconte presque en cette


manière : Phidias le faiseur d'images, comme nous avons
déjà dit auparavant, avait entrepris de faire l'image de
Pallas, et étant ami de Périclès avait fort grand crédit
envers lui; cela lui suscita l'envie de quelques malveil­
lants, lesquels voulant sonder quel jugement le peuple
ferait de Périclès, attitrèrent Ménon, l'un des ouvriers qui
besognaient sous Phidias, et le firent venir sur la place
requérir au peuple sûreté publique, pour pouvoir déceler
et accuser Phidias d'aucun crime par lui commis. Le
peuple reçut son indice, et fut son accusation ouïe en
pleine assemblée du peuple sur la place, là où il ne fut
fait aucune mention de larcin, parce que Phidias, par
le conseil et avis de Périclès, avait tellement apposé et
appliqué l'or en la composition de l'image dès le com­
mencement, que l'on le pouvait ôter tout, et le peser,
ce que Périclès allégua adonc publiquement aux accu­
sateurs, leur disant qu'ils le pesassent. Mais la gloire de
ses ouvrages lui suscitait cette envie, pour autant même­
ment qu'ayant engravé sur l'écu de la déesse la bataille
des Amazones, il y avait entaillé son portrait au naturel,
sous le personnage d'un vieillard chauve qui lève une
grosse pierre à deux mains, et y avait aussi fait la por­
traiture de Périclès fort belle après le naturel, qui com­
battait contre une Amazone en tel geste, que sa main
haussant une javeline au-devant du visage de Périclès,
par un singulier artifice semble vouloir cacher et cou­
vrir cette similitude, laquelle néanmoins se découvre et
se montre d'un côté et d'autre. Si fut Phidias mis en
prison, là où il mourut de maladie, ou bien de poison
que ses ennemis lui préparèrent, comme aucuns disent,
pour faire davantage soupçonner et calomnier Périclès.
Comment que ce soit, le peuple donna immunité et
affranchissement de tous subsides à l'accusateur Ménon.
suivant un décret qu'en mit en avant Glycon, et enjoignit
aux ca?itaines qu'ils le prissent en leur sauvegarde, et
eussent soin de la sûreté de sa personne.
LX. Environ ce même temps fut aussi Aspasie accusée
de ne croire point aux dieux, étant l'accusateur Hermippe
faiseur de comédies, qui la chargea davantage qu'elle
servait de maquerelle à Périclès, recevant en sa maison
les bourgeoises de la ville, dont Périclès jouissait. Dio­
pithe au même temps mit en avant un décret, que l'on
370 PÉRICLÈS

fît inquisition des mécréants qui n'ajoutaient point de


foi aux choses divines, et qui enseignaient certains propos
nouveaux touchant les effets qui se font en l'air et au ciel,
tournant la suspicion sur Périclès à cause d'Anaxagoras.
Le peuple reçut et approuva cette inquisition; et adonc
fut aussi proposé par Dracontide, que Périclès mît le
compte de l'argent qu'il avait despendu entre les mains
des pritanes31, qui étaient comme superintendants des
finances, et que les juges qui auraient à en juger don­
nassent leurs sentences dans la ville dessus l'autel. Mais
Agnon ôta ce mot du décret, et y mit au lieu, que le
procès fût jugé par quinze cents juges32, et que l'afüon
fût nommée de larcin, ou de concussion, ou d'injustice,
comme l'on voudrait. Or quant à Aspasie, il la sauva
par la pitié et compassion qu'il fit aux juges, en priant
de très grande affeél:ion pour elle, et pleurant à chaudes
larmes, pendant que la cause se plaidait, ainsi comme
l'écrit Eschine; mais quant à Anaxagoras, craignant
qu'il n'en pût faire autant, il l'envoya hors la ville, et
lui-même l'accompagna.
LXI. Au demeurant, voyant qu'il avait encouru la
male grâce du peuple pour le fait de Phidias, et à cette
cause redoutant l'issue du jugement, il enflamma la
guerre qui reculait toujours, et ne faisait encore que
fumer, espérant que par ce moyen il ferait évanouir les
charges que l'on lui mettait sus, et abattrait l'envie que
l'on avait contre lui, earce que le peuple se trouvant en
grandes affaires et pletnes de danger, se jetterait du tout
entre ses bras, et se commettrait à lui seul, tant il avait
acquis d'autorité et de réputation. Ce sont les causes
pour lesquelles il ne voulut pas souffrir, à ce que l'on
dit, que les Athéniens cédassent en rien aux Lacédé­
moniens, toutefois on ne saurait qu'en assurer à la vérité;
mais ceux de Lacédémone sachant bien que s'ils le pou­
vaient ôter et ruiner ils jouiraient mieux à leur plaisir
des Athéniens, leur mandèrent qu'ils eussent à purger
leur ville du crime Cylonien33, parce qu'ils savaient bien
que la race de Périclès du côté de sa mère en était entachée
ainsi comme l'écrit Thucydide. Mais cette épreuve leur
tourna tout au rebours de l'espérance de ceux qui y
furent envoyés pour cet effet; car au lieu de faire soup­
çonner et calomnier Périclès, ses citoyens l'en hono­
rèrent davantage, et s'en fièrent encore plus que devant
PÉRICLÈS 371

en lui, d'autant qu'ils voyaient que les ennemis le crai­


gnaient et le haïssaient ainsi.
LXII. Parquoi avant que le roi Archidame entrât
avec l'armée des Péloponésiens dans le pays d'Attique,
il prédit aux Athéniens que si d'aventure Archidame,
en gâtant et détruisant le plat pays à l'environ, épar­
gnait ses terres et ses biens pour l'amitié et l'hospitalité
qu'ils avaient entre eux, ou plutôt pour donner occasion
à ses malveillants de le calomnier, que dès lors, il donnait
à la chose publique les terres et les maisons qu'il avait
aux champs. Si descendirent les Lacédémoniens et leurs
alliés et confédérés avec grosse puissance au pays de
l'Attique, sous la conduite du roi Archidame, et en rui­
nant tout par où ils passaient entrèrent jusqu'au bourg
d'Acharne, là où ils se campèrent, estimant que les Athé­
niens ne les y souffriraient jamais, mais leur sortiraient à
l'encontre pour défendre leur pays et montrer qu'ils
n'avaient point le cœur failli. Mais Périclès considérait
qu'il serait trop dangereux de hasarder la bataille, où il
était question de la propre ville d'Athènes, contre
soixante mille combattants à pied, tant du Péloponèse
que de la Béotie; car autant y en avait-il au premier
voyage qu'ils y firent. Et quant à ceux qui voulaient
combattre à quelque péril que ce fût, et qui perdaient
patience de voir ainsi détruire leur pays devant leurs yeux,
il les réconfortait et apaisait, en leur remontrant, « O!:!e
» les arbres taillés et coupés revenaient en peu de temps,
» mais qu'il est impossible de recouvrer les hommes
» quand on les a une fois perdus ».
LXIII. Toutefois il ne faisait jamais assembler le
peuple en conseil, craignant qu'il ne fût forcé par la
multitude à faire aucune chose contre sa volonté; mais
comme le sage pilote, quand la tourmente le surprend
en haute mer, donne bon ordre à toutes choses en son
navire et tient ses défenses toutes prêtes, faisant ce que
son art requiert, sans s'arrêter aux larmes ni aux prières
des passagers qui se tourmentent d'effroi et tirent du
cœur, aussi lui ayant bien fermé la ville, et disposé de
bonnes et sûres gardes partout, se gouvernait par son
jugement, sans se soucier de ceux qui criaient et se cour­
rouçaient contre lui; encore qu'il y eût beaucoup de ses
amis qui le priaient à grande instance, et plusieurs de
ses ennemis qui le menaçaient et le chargeaient, et que
3 72 PÉRICLÈS

l'on chantât par la ville des chansons pleines de moque­


ries, au déshonneur et au blâme de son gouverne­
ment, comme d'un capitaine lâche de cœur, et qui par
couardise abandonnait toutes choses en proie aux
ennemis.
LXIV. Cléon entre les autres était déjà l'un de ceux
qui plus le piquaient, et commençait à entrer en crédit
et en grâce de la commune, par le courroux et malcon­
tentement que l'on avait de Périclès, comme il appert
par ces vers diffamatoires d'Hermippe, qui furent alors
publiés.
Roi des satires, pourquoi eft-ce
Qye tu n'as pas la hardiesse
De prendre en main pique ni lance,
Vu qu'en homme plein de vaillance
Tu nous parles si fièrement
De la guerre ordinairement,
Et promet ton brave langage
D'un preux chevalier Je courage ?
Puis tu enrages quand l'ardent
Cléon te donne coups de dent,
Ne plus ne moins que la cueux bise
Le tranchant de l'épée aguise.

LXV. Ce nonobstant, Périclès pour tout cela ne s'émut


en façon quelconque, mais endurant patiemment, sans
mot dire, toutes ces injures, toutes ces moqueries et
piqûres de ses malveillants, il envoya une flotte de
cent voiles au Pé)oponèse, en laquelle il ne voulut point
aller en personne, mais demeura à la maison, pour tou­
jours retenir la ville en bride, jusqu'à ce que les ennemis
se fussent retirés; et pour entretenir le commun peuple,
qui se courrouçait et se fâchait de cette guerre, il récon­
fortait les pauvres en leur faisant distribuer quelques
deniers publics, et aussi par le département des terres
conquises; parce qu'ayant chassé tous les Éginètes entiè­
rement hors de leur pays, il fit départir toute l'île d'Égine
entre les bourgeois d'Athènes, au sort; et si leur était
encore quelque consolation en leurs adversités d'entendre
le dommage que souffraient aussi leurs ennemis; car ceux
de l'armée de mer qui furent envoyés au Péloponèse
gâtèrent beaucoup de plat pays, et saccagèrent plusieurs
bourgs et plusieurs petites villes; et lui-même, entrant
par terre dans le pays des Mégariens, le courut et pilla
PÉRICLÈS 373

tout, de mamere que les Péloponésiens recevant bien


autant de dommage et de perte des Athéniens par mer
comme ils leur en faisaient par terre, n'eussent pas si
longuement duré ni soutenu la guerre, mais s'en fussent
bientôt lassés, ainsi que Périclès leur avait prédit, s'il n'y
eût eu quelque divine puissance qui eût secrètement
empêché le discours de la raison humaine.
LXVI. Car il advint premièrement une pestilence si
contagieuse et si violente, qu'elle emporta toute la
fleur de la jeunesse, et affaiblit grandement les forces
d'Athènes; et puis les corps des survivants étant tra­
vaillés de cette maladie, les cceurs aussi conséquemment
s'en aigrirent si âprement à l'encontre de Périclès, que
leur ayant le mal troublé le sens, ils se mutinèrent contre
lui, comme font les patients contre leur médecin, ou les
enfants contre leur père, jusques à lui faire outrage, à la
suscitation de ses malveillants, lesquels allaient disant
que la pestilence ne procédait d'autre cause que de la
multitude des paysans qui s'étaient jetés à la foule dans
la ville, au cceur d'été, où ils étaient contraints de se
loger pêle-mêle plusieurs ensemble dessous petites tentes
et cabanes étouffées, y demeurant accroupis tout le long
du jour sans pouvoir rien faire, au lieu qu'ils avaient
accoutumé de vivre en air libre, pur ou ouvert; de quoi,
disaient-ils, est cause celui qui, par la suscitation de cette
guerre, a entassé tout le peuple des champs dans les
murailles d'une ville, sans les employer à chose quel­
conque, mais les tenant enfermés comme des bêtes brutes
dans une étable, et les laissant infeB:er l'un l'autre de
contagion pestilente, en ne leur donnant aucun moyen
de changer un peu d'air, pour pouvoir à tout le moins
nettement respirer.
LXVII. Parquoi Périclès, voulant remédier à cela et
aussi endommager un peu l'ennemi, fit armer cent cin­
quante vaisseaux, sur lesquels il embarqua bon nombre
de gens de pied armés et de gens de cheval aussi. Cela
donna grande espérance à ses citoyens, et non moins
d'épouvantement aux ennemis voyant une si grosse
puissance. Mais comme il fut prêt à faire voile, étant déjà
tous ses gens embarqués et lui-même monté dans la
galère capitainesse, il advint que le soleil éclipsa sou­
dainement, et le jour faillit; ce qui effraya merveilleuse­
ment toute la compagnie, comme si c'eût été un fort
374 PÉRICLÈS
sinistre et dangereux présage. Parquoi Périclès voyant le
pilote de sa galère tout éperdu, et ne sachant qu'il devait
faire, étendit son manteau et lui en couvrit les yeux, puis
lui demanda si cela lui semblait mauvaise chose. Le
pilote lui répondit que non. « Et adonc, lui dit Périclès,
» il n'y a autre différence entre ceci et cela, sinon que le
» corps qui fait ces ténèbres est plus grand que mon
» manteau qui te bouche les yeux. » Ces choses se disent
ainsi dans les écoles des philosophes, mais toutefois
Périclès se mettant à la voile, ne fit aucun exploit digne
d'un si grand équipage; et étant allé mettre le siège devant
la ville sainte d'Épidaure, à l'heure que l'on espérait
certainement qu'elle dût être prise, il fut contraint
de lever son siège pour la peste, qui fut si violente
qu'elle ne fit pas mourir les Athéniens seulement, mais
aussi tous autres qui, pour peu que ce fût, s'approchèrent
d'eux et de leur camp. A l'occasion de quoi, voyant les
Athéniens fort indignés et irrités encontre lui, il essaya
de les consoler et réconforter; mais il ne put venir à
bout de les apaiser, mais à la pluralité des voix lui otèrent
la charge de capitaine général, et le condamnèrent en
l'amende d'une grosse somme de deniers, laquelle ceux
qui disent le moins écrivent avoir été de quinze talents,
et ceux qui disent le plus de cinquante. L'accusateur
souscrit en cette condamnation fut Cléon, comme dit
Idoménée, ou Simmias, comme écrit Théophraste; tou­
tefois Héraclide le Pontique met un nommé Lacratidas.
LXVIII. Or quant à ses maux publics, ils lui pas­
sèrent bientôt, parce que le peuple laissa le courroux
qu'il avait contre lui, ni plus ni moins que la mouche
guêpe laisse l'aiguillon en donnant le coup; mais en son
privé ses affaires domestiques se portaient mal, tant
parce que la peste lui avait emporté plusieurs de ses
parents et amis, comme aussi parce que de longue main
il était en dissension avec ceux de sa maison; car Xan­
tippe l'aîné de ses enfants légitimes, étant homme de
mauvaise nature34, et davantage ayant épousé une femme
jeune et dépensière, fille d'lsander fils d'Épilycus, était
mal content de l'étroite épargne de son père, qui ne lui
fournissait argent que bien écharsement, et bien peu à
la fois; au moyen de quoi il envoya un jour au nom de
Périclès, chez l'un de ses amis, lui demander de l'argent
à emprunter, qui lui en envoya; mais comme depuis il
PÉRICLÈS 375
vint à le redemander, tant s'en fallut que Périclès le
voulût payer, que qui plus e�, il l'en appela en ju�ice.
Dont le jeune homme Xantip pe étant grièvement indigné
contre son père, allait médisant de lui en public par la
ville, contant par une manière de moquerie les occupa­
tions auxquelles il vaquait et passait son temps quand il
était en son privé, et les propos qu'il tenait avec des
sophi�es et maîtres de rhétorique; car comme il fût
advenu qu'en un jeu de prix l'un des champions qui
combattaient à qui lancerait mieux le dard, eût par
méchef atteint et tué un Épitimius Thessalien, il allait
partout racontant que Périclès avait tout un jour été
à disputer avec Protagoras le rhétoricien, à savoir qui
devait être jugé coupable de ce meurtre, selon la vraie et
droiturière raison, le dard, ou celui qui l'avait lancé, ou
bien ceux qui avaient dressé le jeu de prix. Davantage
Stésimbrote écrit que le bruit qui courut par la ville,
que Périclès entretenait sa femme, fut semé par Xantippe
même35 • Tant y a que cette querelle et dissension entre
le père et le fils dura, sans jamais se réconcilier, jusqu'à
la mort : car Xantippe mourut en la pe�ilu1ce générale,
et mourut aussi la sœur germaine de Périclès, qui y
perdit semblablement la plus grande part de ses amis,
alliés et parents, mêmement ceux qui lui étaient plus
utiles au gouvernement de la chose publique.
LXIX. Mais toutefois jamais il ne fléchit pour tout
cela, ni n'en rabaissa de rien la grandeur et hautesse de
son courage, quelques malheurs qui lui survinssent, ni
ne le vit-on j amais pleurer, ni mener deuil aux funé­
railles d'aucun de ses parents ou amis, j usques à la mort
de Paralus le dernier de ses enfants légitimes; car la
perte de celui-là seul lui attendrit le cœur; encore tâcha­
t-il à se maintenir en sa con�ance naturelle, et se conser­
ver en sa gravité accoutumée; mais ainsi comme il lui
voulait mettre un chapeau de fleurs sur la tête, la douleur
le força quand il le vit au visage, de manière qu'il se prit
soudainement à écrier tout haut, et épandit sur l'heure
grande quantité de larmes; ce qu'il n'avait jamais fait
en toute sa vie.
LXX. Au demeurant, ayant le peuple déjà essayé les
autres capitaines et autres gouverneurs, et connu par
expérience qu'il n'y en avait pas un de poids ni d'auto­
rité suffisante pour une si grande charge, il le rappela à
PÉRICLÈS

la fin lui-même à la tribune aux harangues pour ouïr ses


conseils, et à l'état de capitaine pour la conduite des
affaires; car il se tenait lors renfermé en sa maison pour
le deuil et la douleur de ses adversités domestiques;
mais Alcibiade et ses autres familiers et amis lui persua­
dèrent de se montrer au peuple; lequel s'excusa envers
lui du tort qu'il lui avait ingratement fait. Et adonc
Périclès reprit en main le gouvernement des affaires,
comme devant; et la première chose qu'il y fit, fut que
l'on révoquât l'ordonnance qu'il avait lui-même mise
en avant touchant les bâtards, de peur qu'à faute d'hoir
légitime de son corps, son nom et sa maison ne vînt à
faillir en lui. Mais quant à cette loi, voici comment il en
allait : Périclès, étant en la fleur de son crédit, avait fait
passer une ordonnance, que ceux-là seuls fussent tenus
pour bourgeois d'Athènes qui seraient nés de pères et de
mères Athéniens; quelque temps après, le roi d'Égypte
ayant envoyé au peuple d'Athènes, en don, quarante
mille mines36 de blé, pour être distribué entre les bour­
geois de la ville, plusieurs à l'occasion de cette loi furent
accusés de bâtardise et d'être métis, dont auparavant on
ne savait rien, ou pour le moins on n'en faisait compte,
et y en avait aucuns qui faussement et à tort en étaient
condamnés. Tant y a qu'il y en eut de convaincus et
vendus comme esclaves, non guères moins de cinq mille ;
et ceux qui demeurèrent pour j ouir des privilèges de bour­
geoisie, et qui furent jugés citoyens d'Athènes, se trou­
vèrent jusqu'au nombre de quatorze mille et quarante.
LXXI. Or trouvait-on fort mauvais qu'une ordon­
nance qui avait eu tant de pouvoir fût révoquée et
cassée par celui même qui en avait été auteur; mais tou­
tefois la calamité présente, qui était survenue en la propre
maison de Périclès, rompit le cœur aux Athéniens; les­
quels esti 1!1èrent qu'il avait suffisamment, . fayé la p ei_nt;
de cette sienne arrogance, et croyant qu 1 en avait ete
puni par expresse permission et vengeance des dieux,
et que sa requête était humaine, ils lui p ermirent de faire
enrôler son bâtard au registre des légitimes citoyens de
sa lignée, en lui donnant son propre nom. C'e�t celui
qui depuis ayant défait les Péloponésiens en une grosse
bataille navale, près les îles Arginuses, fut exécuté à
mort par sentence du peuple, avec les autres capitaines
ses compagnons.
PÉRICLÈ S 377

LXXII. Au reste Périclès fut lors atteint de la peste,


non pas si violente ni si aiguë que les autres, mais faible
et lente, et qui par long trait de temps et avec plusieurs
changements lui amortit peu à peu la force et vigueur
de son corps, et surmonta la gravité de son courage et
de son bon jugement; et pourtant Théophraste en ses
morales, au lieu où il dispute si les mœurs des hommes
se changent selon leurs aventures, et si les passions et
affiiél:ions du corps les peuvent tant altérer, qu'elles le
fassent issir hors des lices et des bornes de la vertu,
récite que Périclès en cette maladie montra un jour à
l'un de ses amis, qui l'était allé visiter, ne sais quel
charme préservatif, que les femmes lui avaient attaché
comme un carcan autour du cou, pour lui donner à
entendre qu'il était fort mal, puisqu'il endurait qu'on
lui appliquât une telle folie.
LXXIII. A la fin, comme il fut arrivé bien près de
passer le pas de la mort, les plus gens de bien de 1a ville,
et ceux qui étaient demeurés encore vivants de ses amis,
étant autour de son lit, se mirent à parler de sa vertu,
et de la grande puissance et autorité qu'il avait eue, en
pesant la grandeur de ses faits, et comptant le nombre
des viB:oires qu'il avait emportées; car il avait gagné
neuf batailles étant capitaine général d'Athènes, et en
avait érigé autant de trophées à l'honneur de son pays,
et devisaient de toutes ces choses entre eux, comme s'il
ne les eût point entendues, pensant qu'il eût déjà perdu
tout sentiment; mais au contraire, ayant encore l'enten­
dement sain, il avait tout bien noté; si se prit à leur dire,
« Q!!'il s'émerveillait comme ils louaient si hautement
» ce qui lui était commun avec plusieurs autres capi­
» taines, et en quoi la fortune même avait sa part, et
» cependant ils omettaient à dire ce qui était en lui le
» plus haut et le plus grand : c'est que nul Athénien, pour
» occasion de lui, n'avait oncques porté robe noire ».
LXXIV. Aussi était-il véritablement grand et excel­
lent personnage, non seulement pour la douceur et
clémence qu'il avait toujours conservée au maniement
de si grandes affaires, entre tant d'ennemis et de mal­
veillants, mais aussi pour avoir eu ce jugement de réputer
que le meilleur de ses plus glorieux aB:es était n'avoir en
st absolue puissance jamais rien concédé à haine, envie,
ni à courroux, ni s'être sans merci vengé d'aucun sien
PÉRICLÈS

ennemi. Si me semble que cela seul rendait son surnom


d'Olympien, c'est-à-dire, divin ou céleste, lequel autre­
ment était trop arrogant et trop superbe, non odieux ni
envié, mais plutôt bien séant et bien convenable pour
avoir eu la nature si bénigne et tant débonnaire, et en
si grande licence avoir conservé ses mains pures et nettes,
ni plus ni moins que nous réputons les dieux pour être
auteurs de tous biens et cause de nuls maux, dignes de
gouverner et régir tout le monde; non pas comme disent
les poètes qui mettent nos esprits en trouble et en confu­
sion par leurs folles fiéhons, lesquelles se contredisent à
elles-mêmes, attendu qu'ils appellent le ciel, où les dieux
habitent, séjour très assuré, et qui point ne tremble, et
n'est point agité de vents ni offusqué de nuées, mais dt
toujours doux et serein, et en tout temps également
éclairé d'une lumière pure et nette, comme étant telle
habitation propre et convenable à la nature souveraine­
ment heureuse et immortelle; et puis ils les décrivent
eux-mêmes pleins de dissensions, d'inimitiés, de cour­
roux et d'autres passions, qui ne conviennent pas seu­
lement à hommes sages et de bon entendement. Mais ce
discours serait à l'aventure mieux à propos en un autre
traité.
LXXV. Au demeurant, les affaires où se trouvèrent
les Athéniens incontinent après la mort de Périclès leur
firent bien sentir et regretter la perte qu'ils avaient faite
en lui; car ceux qui de son vivant supportaient mal
volontiers sa trop grande autorité, parce qu'elle offus­
quait la leur, soudain après qu'il fut décédé, et qu'ils
vinrent à essayer d'autres harangueurs et d'autres gou­
verneurs, furent contraints de confesser qu'il ne pouvait
être une nature d'homme plus modérée en gravité, ni
plus grave en douceur et bonté que la sienne; cette tant
enviée puissance, qu'ils appelaient durant sa vie monar­
chie et tyrannie, leur apparut alors évidemment avoir
été le rempart salutaire de toute la chose publique, tant
il sourdit et découvrit incontinent après son décès, au
gouvernement de leurs affaires, de corruption et de
méchanceté, laquelle lui, tant qu'il vécut, avait toujours
tenue basse et faible, de sorte qu'elle n'apparaissait point,
ou pour le moins ne pouvait venir à telle licence, qu'elle
pût commettre des fautes auxquelles il fût impossible
de remédier37 •
VIE DE FABIUS MAXIMUS

I. Antiquité de la maison de Fabius. II. Sa maturité dès l'enfance.


IV. Ses consulats. Il triomphe des Liguriens. V. Batailles de
Trébie et de Trasimène. VI. Mort du consul Flaminius. VIII.
Fabius est nommé diél:ateur. XI. Il ranime la confiance publique
et fait la guerre d'observation. XII. Annibal ne peut le forcer à
combattre. XV. Annibal, trompé par ses guides, est battu par
Fabius. XVI. Ruses d'Annibal. XIX. Fabius vend ses terres pour
le rachat des prisonniers. XX. Il se rend à Rome pour des sacri­
fices solennels. Minucius combat contre la défense de Fabius,
et est défait. XXV. Fabius vole à son secours, et force Annibal
à la retraite. XXIX. Il dépose la diél:ature. Consulat de Paul­
É mile et de Varron. XXXI. Bataille de Cannes. XXXV. Cons­
ternation de Rome. XXXVIII. Fabius marche avec Marcellus
contre Annibal. XLIII. Il surprend Tarente. XLVI. Second
triomphe de Fabius. XLVIII. Son fils est nommé consul. L. Sei­
pion est envoyé en Espagne, contre l'avis de Fabius. LIV. Mort
de Fabius avant la fin de la guerre. Ses obsèques aux dépens
du public.
De l'an 49 4 à l 'an !f I de Rome ; 20J ans avant J.-C.

I. Ayant donc Périclès été tel dans les choses dignes


de mémoire dont nous avons pu avoir connaissance, il
est temps désormais que nous écrivions aussi quel a été
Fabius. L'on dit que le premier Fabius, duquel est
descendue la maison et la race des Fabiens, qui est
l'une des plus grandes et des plus nobles de Rome, fut
engendré par Hercule qui engrossa une nymphe, ou,
comme les autres disent, une femme du pays au long de
la rivière du Tibre. Et y en a qui disent que les premiers
de cette maison furent au commencement appelés
Fodiens, parce qu'ils chassaient aux bêtes sauvages avec
des pièges et des fosses; car jusques aujourd'hui les
Romains appellent encore des fosses, fossae, et fossoyer,
fodere ; mais que depuis les deux premières lettres ont
été changées, et les a-t-on appelés les Fabiens 1
II. Comment que ce soit, il est certain que d'icelle
F A B I U S M A X I M US

maison sont issus plusieurs grands personnages; mais


entre les autres il y en eut un nommé Fabius Rullus,
qui, pour la grandeur de ses faits, fut par les Romains
surnommé Maximm, c'est-à-dire, très grand; après lequel
Fabius Maximus, celui dont nous écrivons présentement,
fut le quatrième en droite ligne, et fut surnommé Verru­
cosus, à cause d'un seing naturel qu'il avait sur l'une des
lèvres comme une petite verrue, et fut aussi surnommé
Ovicula, qui vaut autant dire comme brebiette, pour
la douceur, tardité et pesanteur de ses façons de faire
dès qu'il était encore enfant; car sa nature lente, coite et
reposée, avec une taciturnité, et ce que l'on le voyait
peu souvent et réservément s'ébattre à jeux d'enfants,
et aussi que l'on le voyait dur d'entendement et qu'il
avait peine à comprendre ce qu'on lui enseignait, joint
que l'on en faisait ce que l'on voulait, tant il était obéis­
sant à tous ceux avec qui il hantait; le tout ensemble
faisait que plusieurs qui ne le connaissaient que par­
dehors jugeaient qu'il ne serait jamais qu'un lourdaud
et un niais; mais il y en avait d'autres qui, le considérant
de plus près, apercevaient en sa nature une constance
immuable et une magnanimité de lion.
III. Et lui-même depuis étant excité par les affaires,
donna bientôt à connaître que ce que l'on estimait en lui
bêtise était gravité qui ne s'émouvait de rien, et que ce
que l'on jugeait timidité était prudence ; ce qu'il n'était
point hâtif ni remuant en chose quelconque était fermeté
et constance. Parquoi considérant la grandeur de la sei­
gneurie de leur chose publique et les continuelles guerres
qu'ils avaient, il endurcit et exercita son corps comme
des armées nées avec lui, pour s'en pouvoir mieux servir
à la guerre, et son éloquence aussi comme un instrument
de persuasion, pour en pouvoir mener le peuple à la
raison. Si était son langage conforme et convenable à
ses mœurs et à sa manière de vivre ; car il n'y avait fard
ni afféterie quelconque, mais était toute substance avec
poids et profondeur de sentences et de conceptions sin­
gulières et propres à lui, sinon que l'on dit qu'elles res­
semblent fort à celles de Thucydide, car on trouve encore
aujourd'hui un blason ou harangue funèbre qu'il fit
devant le peuple à la louange de son fils, lequel mourut
au sortir de son consulat.
IV. Mais quant à lui, ayant été par cinq fois élu consul,
FA BIU S M A X IM U S
en son premier consulat 2 , il triompha des Liguriens, qui
sont ceux des montagnes et de la côte de Gênes, lesquels,
ayant été par lui défaits en une grosse bataille où ils
avaient perdu beaucoup de gens, furent contraints de se
retirer et resserrer au-dedans de leurs Alpes, sans plus
courir ni fourrager les marches de l'Italie qui leur confine.
Depuis, étant Annibal avec grosse puissance entré en
Italie, et y ayant gagné la première bataille près la rivière
de Trébie, il tira outre à travers la Toscane, gâtant et
détruisant tout par où il passait, ce qui mit la ville de
Rome en grand trouble et en grand effroi; et si advint des
signes et prodiges, aucuns ordinaires et assez accou­
tumés aux Romains, comme ceux des foudres et des
tonnerres, et d'autres fort étranges et non jamais ouïs ni
vus. Car on rapporta que quelques boucliers étaient
devenus tout sanglants d'eux-mêmes, et qu'entour la
ville d'Antium on trouvait les épis de blé, en les mois­
sonnant, tout ensanglantés; qu'il était tombé du ciel des
pierres tout ardentes et en feu, et que, au quartier des
Phalériens, le ciel sembla s'entr'ouvrir et en tomba plu­
sieurs petits écriteaux, en l'un desquels y avait écrit de
mot à mot : « Mars secoue ses armes. »
V. Mais néanmoins il n'y eut rien de tout cela qui pût
arrêter ni faire reboucher l'audace du consul Caïus
Flaminius, lequel, outre ce que naturellement il avait le
cœur grand et convoiteux d'honneur, était encore élevé
davantage pour aucunes merveilleuses prospérités qu'il
avait eues auparavant contre toute raison. Car combien
que le sénat le rappelât et que son compagnon au consu­
lat s'opposât à son intention, il avait néanmoins donné
une bataille aux Gaulois malgré tout le monde, et en
avait emporté la viB:oire. Or, quant à tous ces signes et
prodiges célestes, encore qu'ils troublassent beaucoup de
gens, si n'émouvaient-ils point Fabius, parce qu'il n'y
voyait apparence quelconque pour s'en émouvoir; mais
entendant le peu de nombre des ennemis et la faute
d'argent qu'ils avaient, il conseillait et était d'avis que
l'on devait avoir un peu de patience et n'aventurer point
la bataille contre un homme qui avait son armée aguerrie
de longue main, et déjà exercitée par plusieurs combats
à cette fin seulement, et était d'opinion qu'il fallait
envoyer du secours à leurs sujets et alliés selon qu'il en
serait besoin, pour retenir les villes en leur dévotion, et
F A B I U S M A X I M US

ce pendant laisser amortir d'elle-même la vigueur des


forces d'Annibal, qui était comme feu de paille et une
flamme allumée en une matière de peu de durée; mais
quelque chose qu'il sût alléguer, il ne le put oncques
mettre en tête de Flaminius, lequel dit qu'il n'attendrait
point que la guerre s'approchât jusques aux portes de
Rome, ni ne combattrait point dans la ville pour la
défendre, comme avait anciennement fait Camille. Si
commanda incontinent à ses capitaines qu'ils tirassent
leurs compagnies aux champs, et lui-même monta sur
son cheval, lequel, sans cause apparente, s'effraya si étran­
gement et se tourmenta tant qu'il jeta le consul la tête
devant par terre; cela néanmoins ne lui fit point changer
d'opinion, mais suivant sa première résolution, s'en alla
au-devant d'Annibal et lui présenta la bataille en la Tos­
cane, au long du lac qui se nomme Trasimène [ qui est le
lac de Péruse] 3.
VI. Cette bataille fut si âprement combattue d'une
part et d'autre que, combien qu'à l'instant même du
combat il se fût levé un tremblement de terre si violent
que quelques villes en furent renversées sens dessus des­
sous, aucunes rivières détournées de leurs cours, et les
pieds des montagnes ébranlés et ouverts, il n'y eut tou­
tefois pas un des combattants qui en sentît rien. Si y
demeura mort sur le champ le consul même Flaminius
après avoir fait de sa personne plusieurs aétes de grande
force et de grande hardiesse, et autour de lui les rlus
gens de bien qui fussent en l'armée; le demeurant s'étant
mis en fuite, il en fut fait un fort grand meurtre, car il
fut taillé en pièces bien quinze mille hommes, et y en eut
autant de prisonniers.
VII. Après la déconfiture, Annibal fit toute la dili­
gence qui lui fut possible pour trouver le corps de Fla­
minius, afin de le faire inhumer honorablement à cause
de sa vertu, mais il ne le put oncques trouver entre les
morts, ni n'a-t-on jamais su depuis ce qu'il était devenu.
Or, quant à la première défaite de Trébie, ni le capitaine
général qui l'écrivit, ni le messager qui en apporta la
nouvelle à Rome ne l'a dite à la vérité ainsi comme elle
était, mais feignit que l'issue en avait été douteuse, de
sorte que l'on ne savait qui en avait eu du meilleur; mais
de celle-ci, incontinent que le préteur Pomponius en eut
entendu la nouvelle, il fit assembler le peuple en conseil
FA BIUS M A XIMUS

là où, sans user de déguisement ni de dissimulation, leur


dit tout ouvertement : « Seigneurs Romains, nous avons
» perdu la bataille en laquelle notre armée a été décon­
» fite et défaite tout à plat, et le consul même y est
» demeuré mort; par quoi avisez ce que vous avez à
» faire pour votre salut et sûreté. »
VIII. Ces paroles jetées comme un orage de vent impé­
tueux sur la mer d'une infinie multitude de peuple,
mirent la ville en grand trouble, et en fut l'effroi si grand
qu'il n'y avait homme qui fût à soi ni qui eût le sens
rassis; toutefois, si furent-ils bien tous d'accord que les
affaires avaient nécessairement besoin du souverain
magistrat que l'on appelle en latin la diél:ature, et d'un
personnage qui la sût exercer vertueusement sans épar­
gner ni craindre personne, et que Fabius Maximus seul
était tel, ayant la grandeur de courage et la gravité de
mœurs égale à la dignité et autorité souveraine de ce
magistrat, avec ce qu'il était en l'âge où la force du corps
est encore jointe à la maturité de l'entendement et la
hardiesse mêlée avec l'expérience et sagesse. Cet avis
étant approuvé de tous, Fabius fut élu diél:ateur, lequel
nomma pour chef de la chevalerie Lucius Minutius'; si
requit premièrement au sénat qu'il lui fût permis de
monter à cheval à la guerre, car il n'était pas permis au
diél:ateur, mais expressément défendu par une o rdon­
nance ancienne, soit ou parce qu'ils réputaient la prin­
cipale force de leur armée consister en leurs gens de pied,
et à cette cause voulaient que le chef demeurât entre eux
au jour de la bataille et ne les abandonnât point; ou
parce que l'autorité de ce magistrat en toute autre chose
est si grande qu'elle approche de la tyrannique, ils vou­
laient qu'à tout le moins en cela le diél:ateur eût affaire
de la souveraine puissance du peuple.
IX. Fabius donc voulant d'entrée montrer la majesté
et la grandeur de sa magistrature, afin que chacun lui
en fût plus obéissant et plus prompt à faire son com­
mandement, il sortit en public avec vingt-quatre liél:eurs
portant les faisceaux de verges et les haches devant lui;
et comme l'un des consuls lui vint au-devant, il lui
envoya commander par un sergent qu'il eût à laisser les
faisceaux de verges qu'on portait devant lui et les autres
marques et enseignes de magistrature, et qu'il le vînt
trouver en état d'homme privé. Puis commençant par
F A B I US M A X I M US

un très beau et bon commencement au service des dieux,


il remontra au peuple comme la perte qu'ils avaient reçue
leur était advenue par la témérité et nonchalance étourdie
de leur capitaine, qui n'avait tenu compte des choses
divines, non point par la faute ni par la lâcheté des com­
battants, et les exhorta pour cette cause de ne craindre
point leurs ennemis, mais d'apaiser l'ire des dieux en leur
portant honneur et révérence; non qu'il les rendît supers­
titieux en ce faisant, mais assurait leur vertu par vraie
dévotion envers les dieux et leur ôtait ou diminuait la
crainte des ennemis en leur donnant certaine espérance
de l'aide des dieux.
X. Si furent adonc visités les saints livres prophé­
tiques que l'on appelle les livres de la Sibylle, qui sont
tenus forts secrets, et y trouva-t-on quelques anciennes
prophéties et oracles qui se rapportaient et se confor­
maient aux accidents lors advenus; mais il n'est pas loi­
sible de publier ni redire à autrui ce que l'on y a connu;
puis le diB:ateur, en pleine assemblée du peuple, devant
toute l'assistance, voua solennellement aux dieux qu'il
leur sacrifierait tout autant de fruit que porteraient à la
prochaine saison nouvelle les brebis, les truies, les vaches
et les chèvres, en toutes les montagnes, plaines, rivières
ou prairies de l'Italie, et ferait célébrer des jeux de
musique et jouer autres mystères en l'honneur des dieux,
jusques à y dépenser la somme de trois cent trente-trois
sesterces et trois cent trente-trois deniers romains et un
tiers de denier davantage6 • Cette somme, réduite à la
monnaie grecque, monte à la valeur de quatre-vingt-trois
mille cinq cent quatre-vingt-trois drachmes d'argent et
deux oboles. Or serait-il bien malaisé de rendre la raison
pour laquelle il spécifia nommément cette somme ainsi
précise, et pourquoi il la distribua par trois, �i ce n'est
que l'on veuille exalter la puissance du nombre ternaire,
parce que c'est un nombre de sa nature parfait, et le
premier des non-pairs qui est le commencement de mul­
titude, et qu'il comprend en soi les premières différences
et les premiers éléments et principes de tous les nombres
unis et joints ensemble.
XI. Ainsi Fabius ayant fait que le peuple eût bonne
espérance en l'aide et faveur des dieux, le rendit en ce
faisant mieux délibéré de bien faire à l'avenir; mais lui
mettant tout son espoir de viB:oire en soi-même, comme
FABIUS M A XIMUS

celui qui estimait que les dieux envoient aux hommes


l'heur et la prospérité par le moyen de vertu et de pru­
dence, s'en alla trouver Annibal, non point en l'inten­
tion de le combattre, mais en ferme délibération de lui
consumer la vigueur de son armée par long trait de
temps, sa pauvreté par force d'argent, et le petit nombre
de ses gens par grande multitude de combattants. Si
s'en allait toujours campant en lieux forts et hauts sur
les montagnes, hors du danger de la chevalerie de son
ennemi, qu'il côtoyait toujours, de sorte que quand
l'ennemi s'arrêtait en quelque lieu, aussi faisait-il lui, et
s'il se remuait, il le suivait à la trace, et rouait à l'entour
de lui, sans jamais éloigner les montagnes, ni s'approcher
de si près qu'il pût être contraint de combattre s'il ne
voulait; et néanmoins se montrait toujours à la queue
de son ennemi, et le tenait en continuelle crainte, parce
qu'il estimait qu'il allât épiant le point de son occasion
pour le charger à son avantage.
XII. Mais en dilayant et prolongeant ainsi le temps,
il vint à la fin à être méprisé de chacun; car et en son
camp on médisait publiquement de lui, et les ennemis
mêmes le tenaient pour homme couard et de fort lâche
cœur, excepté Annibal seul, lequel apercevant bien son
bon jugement, et la manière de laquelle il le voulait
combattre, estima que par toute voie de ruse ou de
force, il le fallait attirer au combat, ou autrement que
les affaires des Carthaginois s'en allaient ruinées, attendu
qu'ils ne se pouvaient servir ni valoir de leurs armes, en
quoi ils étaient les plus forts, et cependant étaient minés
et consumés par multitude d'hommes, et à force d'argent,
en quoi ils étaient les plus faibles. Si se mit à imaginer
et à essayer toutes sortes de ruses de guerre, dont il se
pouvait aviser, ni plus ni moins que fait le rusé cham­
pion de lutte, qui cherche tout moyen d'avoir prise sur
son adversaire pour lui donner le bond; car tantôt il
s'approchait de lui, et lui faisait donner des alarmes en
son camp, tantôt il s'en reculait, et se remuait souvent
de lieu à autre, pour voir s'il le pourrait point attirer
hors de cette résolution, de ne mettre rien en hasard,
mais jouer toujours au plus sûr.
XIII. Et quant à lui, il persévéra toujours constam­
ment en sa première délibération, croyant certainement
que c'était le plus expédient de le faire ainsi; mais le
F A B I U S M A X I M US

général de la chevalerie, Minutius, lui faisait beaucoup


d'ennui, lequel, ardent du désir de combattre sans propos
et faisant de l'audacieux, allait gagnant la bonne grâce
des soudards par une furieuse ardeur de vouloir com­
battre qu'il leur imprimait, et une vaine espérance dont
il les remplissait, de manière qu'ils se moquaient de
Fabius, en l'appelant le pédagogue d'Annibal, et au
contraire louaient hautement Minutius, comme capi­
taine hardi, et digne de la magnanimité de Rome. Cela
le faisait encore plus arrogamment monter en gloire, et
en présomptueuse opinion de soi-même, en piquant
Fabius de ce qu'il allait ainsi logeant toujours son camp
sur les montagnes, disant que le diB:ateur leur appareil­
lait de beaux jeux, en leur faisant voir l'Italie que l'on
brûlait, pillait et gâtait ainsi devant leurs yeux ; et deman­
dait à ceux qui étaient bons amis de Fabius s'il ferait
point à la fin monter son camp jusques au ciel, se défiant
de la terre, ou si c'était de peur que les ennemis ne le
trouvassent qu'il s'allait ainsi cachant dans les nues et
les brouées.
XIV. Les amis de Fabius lui rapportaient tous ces
brocards, et lui conseillaient de hasarder plutôt la
bataille, que de supporter plus tant de paroles injurieuses
qui se disaient contre lui. Mais Fabius leur répondit :
« Si je faisais ce que vous me conseillez, je serais encore
» plus couard qu'ils ne cuident que je le sois maintenant,
» en sortant hors de ma délibération pour crainte de
» leurs paroles piquantes et traits de moquerie. Car ce
» n'est point honte que d'avoir crainte pour le bien et
» le salut de son pays ; mais, au contraire, s'étonner pour
» l'estime d'une commune, ou pour les impropères et
» calomnies des hommes, n'est point aB:e de personnage
» digne d'une si grande charge, mais plutôt d'homme
» servant et obéissant à ceux à qui il doit commander,
» et qu'il doit gouverner, parce qu'ils ne sont pas sages. »
XV. Depuis il advint qu'Annibal tomba en une erreur
bien grande, parce que voulant s'éloigner de Fabius, et
par même moyen mener son armée en pays plain, où il
y eût vivres et fourrages pour les bêtes, il commanda
à ses guides qu'ils le conduisissent incontinent après
souper en la plaine de Casinum. Les guides n'ayant pas
bien entendu ce qu'il leur avait dit, à cause qu'il pro­
nonçait barbarement le langage italien, prirent l'un pour
FA B I U S M A X I M U S

l'autre, et !'allèrent jeter lui et son armée e n u n bout de


la Campanie près la ville de Casilinum, par le milieu
de laquelle passe la rivière que les Romains appellent
Vulturnus, et le pays d'alentour esl: une vallée ceinte et
environnée de montagnes tout à l'entour, excepté qu'elle
s'étend devers la mer, là où cette rivière se répandant
hors de son lit, fait des marais et des bancs de sable fort
profonds, et finalement se va décharger en cette côte de
mer qui est fort dangereuse, et où il n'y a nul abri. Étant
donc Annibal descendu en ce fond de sac, Fabius qui
connaissait le pays et savait les adresses des chemins,
suivant ses brisées, lui serra le pas par où il pouvait
sortir de cette vallée, avec quatre mille hommes de pied
qu'il y ordonna, et disposa le demeurant de son armée
sur les croupes des montagnes, aux endroits plus oppor­
tuns tout à l'environ ; puis avec ses coureurs, et les plus
dispos et légèrement armés de ses gens, fit charger la
queue des ennemis ; ce qui mit toute leur armée en
désordre, et y en eut bien huit cents de tués. Parquoi
Annibal voulant tirer son camp hors de là, et connais­
sant la faute que ses guides avaient faite, en prenant
l'un pour l'autre, et le danger auquel ils l'avaient mis,
les fit pendre.
XVI. Mais au demeurant, de forcer ses ennemis qui
tenaient les cimes des coteaux, et les en déchasser à
force, il n'y voyait point de moyen, ni n'en avait point
d'espérance ; à l'occasion de quoi ses gens effrayés
et découragés, parce qu'ils se voyaient de tous côtés
enfermés, sans ordre d'en pouvoir échapper, il se déli­
béra d'affiner son ennemi par une telle ruse : c'est qu'il
fit choisir environ deux mille bœufs, de ceux que l'on
avait pris au pillage, et leur fit attacher à chaque corne
des flambeaux ou des fagots de saule, et des javelles de
sarment, et ordonna à ceux qui en avaient la charge, que
la nuit quand il leur hausserait un signe en l'air, ils
missent le feu en ces fagots, et chassassent les bœufs
contremont les coteaux vers les pas et les endroits que
les ennemis avaient occupés. Pendant que cela se pré­
parait, lui de son côté ordonna son armée en bataille,
puis quand la nuit fut venue la fit marcher le petit pas.
XVII. Or les bœufs, tant que le feu qui brûlait ce
qu'ils avaient attaché aux cornes fut petit, cheminèrent
tout bellement contremont le pied des montagnes, là où
FABIUS M A XIM U S

on les chassait, dont les bergers et bouviers qui étaient


sur les cimes des coteaux s'émerveillèrent fort de voir
ainsi des flammes et des feux attachés aux cornes de ces
bœufs, comme si c'eût été une armée marchant en ordon­
nance aux lumières des torches; mais quand les cornes
vinrent à être brûlées jusqu'à la racine, et que le senti­
ment du feu fut passé jusqu'à la chair vive, adonc com­
mencèrent les bœufs à se débattre et à secouer leurs
têtes, et en ce faisant, se couvrirent de feu les uns les
autres de plus en plus. Si ne cheminèrent plus bellement,
ni en ordre, mais pour la frayeur qu'ils avaient, et la
douleur qu'ils sentaient, se prirent à courir çà et là à
travers les montagnes, portant de la flamme à leurs
cornes et à leurs queues, dont ils mettaient le feu aux
bois et buissons par lesquels ils passaient. Cela semblait
bien étrange à voir, et étonnait fort les Romains qui
gardaient les pas des montagnes, car ils cuidaient que
ce fussent hommes qui courussent ainsi çà et là avec des
torches aux mains; au moyen de quoi ils en étaient tout
effrayés et troublés, pensant que ce fussent les ennemis
qui accourussent ainsi contre eux, pour les environner
de tous côtés, tellement qu'ils n'osèrent plus s'arrêter
aux passages où ils avaient été ordonnés, mais aban­
donnant les détroits se mirent à fuir vers leur grand
camp, et aussitôt les avant-coureurs d' Annibal, armés à
la légère, se saisirent de ces pas, de manière que le reste
de l'armée eut tout loisir de marcher à son aise jusque-là
sans crainte ni péril, encore qu'elle fût chargée et empê­
chée d'une quantité grande de toute sorte de butin.
XVIII. Or, quant à Fabius, il s'aperçut bien dès la
nuit même que c'était une ruse d' Annibal, parce que
quelques-uns des bœufs, ainsi qu'ils s'enfuyaient çà et là,
tombèrent entre ses mains; à l'occasion de quoi, crai­
gnant de tomber en quelque embûche pour les ténèbres
de la nuit, il tint ses gens en bataille sans autrement
bouger ni faire bruit, et le matin sitôt que le jour com­
mença à poindre, se mit à suivre son ennemi à la trace,
donnant sur la queue, et escarmouchant les derniers dans
les détroits des montagnes, de manière qu'il mit tout
l'osl des ennemis en désarroi, jusqu'à ce qu'Annibal
envoya de l'avant-garde quelque nombre d'Espagnols,
hommes légers et dispos, accoutumés de gravir aux
montagnes, lesquels, venant à charger les Romains
F A B I U S M A XIM U S

armés de pesantes armes, en tuèrent plusieurs, et firent


retirer Fabius, lequel en fut adonc encore bien plus
méprisé et blâmé que devant, parce qu'il avait toujours
montré de ne vouloir point à force ouverte combattre
Annibal, mais le miner et défaire par astuce et prudence
en quoi il se trouvait lui-même abusé et affiné par lui.
XIX. Davantage Annibal, voulant enflammer encore
plus l'ire et le courroux des Romains contre lui, quand
il approcha de ses terres, commanda que l'on brûlât et
gâtât tout à l'environ, mais que l'on ne touchât aucune­
ment aux siennes, et y mit expressément des gardes pour
empêcher que l'on n'y prît rien, et que l'on n'y fît aucun
dommage. Cela fut rapporté à Rome, qui aggrava bien
encore plus le mécontentement que l'on avait de lui ;
joint que les tribuns du peuple ne cessaient de crier
contre lui dans les harangues qu'ils faisaient devant le
peuple, à la suscitation d'un Métellus principalement,
non pour inimitié qu'il eût encontre Fabius, mais parce
qu'il était parent de Minutius, maître de la chevalerie,
et estimait que la mauvaise opinion que l'on prendrait
de l'un tournerait à la louange et à l'avantage de l'autre.
Le sénat même était courroucé contre lui pour l'accord
qu'il fit avec Annibal, touchant les prisonniers de
guerre ; car il accorda que l'on échangerait les prison­
niers en rendant homme pour homme, ou bien deux
cent cinquante drachmes d'argent pour chaque tête, si
les uns en avaient plus que les autres. �and l'échange
eut été ainsi fait, il se trouva qu'Annibal en avait encore
de reste deux cent quarante Romains. Le sénat ordonna
que l'on n'enverrait point d'argent pour les délivrer, et
blâma grandement Fabius d'avoir fait cet accord, comme
n'étant ni honorable ni profitable à la chose publique,
pour recouvrer des gens qui par lâcheté de cœur s'étaient
laissés prendre aux ennemis. Ce qu'entendant, Fabius
supporta patiemment le courroux du sénat ; mais n'ayant
point d'argent, et ne voulant point faillir à sa parole, ni
abandonner ses citoyens prisonniers, il envoya son fils
à Rome avec procuration pour vendre ses terres, et lui
en apporter l'argent incontinent. Le jeune homme y alla,
vendit les héritages de son père, et lui en porta bientôt
l'argent au camp, dont il racheta les prisonniers, en
envoyant leur rançon à Annibal. Plusieurs de ceux qu'il
avait rachetés le voulurent depuis rembourser, mais il
FA B I U S M A X I M US

n'en voulut oncques rien prendre, et leur donna leur


rançon à tous.
XX. Depuis étant appelé à Rome par les prêtres, pour
faire quelques solennels sacrifices, il laissa l'armée entre
les mains de Minutius pour la gouverner en son absence,
avec condition de ne s'attacher point à l'ennemi, et de
ne combattre point; ce que non seulement il lui défendit
très expressément, comme ayant une souveraine puis­
sance, mais encore l'en admonesta, et l'en pria très
instamment, comme son ami. Minutius, se souciant bien
peu de toutes ses prières et commandements, aussitôt
qu'il eut le dos tourné commença incontinent à harrasser
les ennemis; et un jour entre les autres ayant observé
qu'Annibal avait envoyé bonne partie de son armée au
fourrage et recouvrement de vivres, il alla charger ceux
qui étaient demeurés et les mena battant jusques dans
leur camp avec grand meurtre, et plus grand effroi de
ceux qui s'étaient sauvés, lesquels n'attendaient pas
moins que d'être assiégés dans leur camp; et encore
après que toute leur armée se fut rassemblée en un, il
se tira malgré eux et sans rien perdre. Cela le remplit
d'arrogance, et les soudards de témérité, encore plus que
jamais. Si courut incontinent la nouvelle de cette défaite
jusques à Rome, et la fit-on beaucoup plus grande qu'elle
n'était; et Fabius l'ayant entendue, dit qu'il craignait
beaucoup plus la l;'rospérité de Minutius, qu'il ne faisait
son adversité. Mais le commun peuple s'en réjouit fort,
et avec grande démonstration de joie accourut sur la
place, là où Métellus, l'un des tribuns du peuple, mon­
tant en la chaire aux harangues, leur fit un sermon,
auquel il magnifia et loua hautement la vertu de Minu­
tius, et à l'opposite chargea Fabius, non plus de lâcheté
et de couardise, mais de trahison; accusant aussi les
autres principaux personnages de Rome, disant que dès
le commencement ils avaient tenu moyen de tirer cette
guerre en longueur, afin de ruiner l'autorité et la puis­
sance du peuple, et avaient incontinent fait tomber les
affaires sous la main d'une monarchie, laquelle avec ses
remises et délais donnerait loisir à Annibal de se planter
et maintenir en Italie, jusques à ce que les Carthaginois
eussent moyen, avec le temps, de lui envoyer renfort
d'une seconde armée, pour de tout point se saisir et
s'emparer de toute l'Itali e.
FABI U S MAXIMUS 391
XXI. <.h!oi entendu, Fabius se tira en avant pour
parler au peuple, là où il ne s'amusa point à répondre aux
charges que le tribun lui avait mises sus, mais dit qu'il
fallait promptement achever les sacrifices et cérémonies
du service divin, afin qu'il s'en pût soudainement
retourner au camp pour y châtier Mmutius, lequel par­
dessus son expresse défense avait combattu contre
l'ennemi. Il n'eut pas plus tôt achevé ces paroles, qu'il
se leva incontinent un grand bruit et un tumulte parmi
le peuple, pour le danger de Minutius, à cause que le
diél:ateur a puissance de mettre en prison, et de faire
mourir qui bon lui semble, sans forme de procès ni de
jugement; et estimait-on, puisque Fabius était une fois
sorti hors de son accoutumée clémence et bonté, qu'il
deviendrait si âpre en son courroux qu'il serait bien
malaisé de l'apaiser. Parquoi il n'y eut celui en toute
l'assistance qui ne se tût de peur, excepté le tribun
Métellus, lequel ayant loi de tout dire, pour la sûreté
que lui donne sa magistrature, qui seule retient son auto­
rité quand il y a un diél:ateur élu, et demeure en son
entier, étant les autres supprimées, supplia lors à grande
instance le peuple de ne vouloir point abandonner Minu­
tius, ni ne permettre qu'il souffrît ce que Manlius Tor­
quatus jadis avait fait à son fils, auquel il fit trancher la
tête après avoir vaillamment vaincu et défait son ennemi;
les admonestant d'ôter à Fabius cette puissance tyran­
nique de la diél:ature, et de mettre leurs affaires entre
les mains de celui qui voulait et saurait bien les conduire
à port de salut.
XXII. Le peuple fut fort ému par ces séditieuses
paroles, mais toutefois encore n'osa-t-il contraindre
Fabius de quitter la souveraine autorité de sa diél:ature,
combien qu'il en eût bien mauvaise opinion, et qu'il
fût très malcontent de lui; mais ordonna que Minutius
aurait de là en avant égale puissance, et autorité pareille
à celle du diél:ateur, en la conduite des affaires; ce qui
jamais n'avait encore été ouï ni vu; mais bientôt après
il fut aussi fait une autre fois, après la déconfiture de
Cannes; car étant lors Marcus J unius le diél:ateur au
camp, l'on élut à Rome un autre diél:ateur, qui fut
Fabius Butéo, pour nommer et créer de nouveaux séna­
teurs, au lieu de ceux qui étaient morts en la bataille;
mais après qu 'il en eut nommé, et rempli le conseil du
FAB I U S M A X I M U S
sénat, l e jour même i l laissa les sergents qui portaient les
haches devant lui, et renvoya la suite qui l'accompagnait
par honneur, et se jeta à travers la presse du peuple
sur la place, vaquant à ses particulières affaires ni plus,
ni moins qu'une personne privée.
XXIII. Or cuidaient bien les Romains que Fabius,
voyant comme l'on avait donné à Minutius puissance
égale à la sienne, le prendrait fort à cœur, et en serait très
déplaisant; mais ils ne connaissaient pas du tout sa nature
parce qu'il n'estima point que leur folie lui tournât à
malheur, ni à dommage ou deshonneur, mais comme
Diogène le sage répondit à un qui lui disait : « Ceux-là
» se moquent de toi » « Je ne m'en tiens, dit-il, point
» pour moqué »; voulant dire qu'il réputait ceux-là seuls
être moqués, qui se passionnent et se troublent pour des
moqueries. Ainsi endurait Fabius doucement, et sans
passion quelconque, quant à ce qui le touchait particu­
lièrement, tout ce que le peuple faisait, servant d'exemple
et de preuve manifeste aux philosophes, qui maintiennent
que l'homme sa�e et homme de bien ne peut être nul­
lement injurié ru deshonoré; car tout le déplaisir qu'il
recevait de la folie du peuple était pour le regard de la
chose publique, à cause qu'ils avaient donné moyen à
un étourdi et téméraire de servir à sa folle ambition au
fait des armes. A l'occasion de quoi craignant que lui,
aveuglé de vaine gloire et de présomptueuse opinion de
soi-même, ne se précipitât et hâtât de faire quelque grand
mal avant qu'il fût arrivé, il se partit soudainement de
Rome, sans que l?,ersonne en sût nen, p our s'en retourner
au camp, là où tl trouva Minutius s1 fier et si superbe,
qu'il n'était plus aucunement supportable : car il voulait
avoir autorité de commander à toute l'armée à son tour.
Ce que Fabius ne lui voulut point consentir, mais
départit par moitié toute l'exercite avec lui, estimant qu'il
valait rmeux qu'il commandât toujours seul à une partie
de l'armée, que par tour à la totalité ; si choisit pour soi la
première et la troisième légion, et lui donna la seconde
et la quatrième, et partagea aussi semblablement le
secours des alliés. Et comme Minutius se vantât et glo­
rifiât de ce que la majesté du souverain magistrat avait
été ravalée et abaissée pour l'amour de lui, Fabius lui
remontra 9u'il devait penser, s'il était sage, que ce n'était
point à lm, mais à Annibal, qu'il avait à combattre, et
FA B I U S M A XIM U S

encore s'il se voulait opiniâtrer à estriver par jalousie,


encontre son compagnon, à tout le moms devait-il
regarder que lui qui avait gagné, et qui avait été tant
honoré par ses citoyens, ne fût pas moins soigneux de
leur sûreté et de leur salut, que celui qui avait été vaincu
et ignominieusement traité par eux. Minutius prit cet
avertissement comme pour une moquerie simulée et
couverte, à la manière des vieillards, et prenant sa
moitié de l'armée, se logea seul à part.
XXIV. Annibal n'ignorait rien de tout ce débat, mais
épiait toutes les occasions pour se servir de leur discord.
Or y avait-il entre leurs deux camps une motte non
guères malaisée à gagner, et était une belle assiette pour
loger un camp à sûreté, ayant commodité et aisance de
toutes choses. La campagne d'alenviron, à la voir de loin
semblait toute plaine et tout unie, parce qu'elle n'était
point couverte de bocages; mais toutefois il y avait
quelques fonceaux et quelques vallées entre deux; à
l'occasion de quoi Annibal, encore qu'il eût bien le
moyen de s'en saisir facilement d'emblée, s'il eût voulu,
ne le voulut point faire, mais la laissa au milieu pour lui
servir d'amorce à attirer ses ennemis au combat. Parquoi,
quand il vit que Minutius était séparé d'avec Fabius, il
épandit une nuit quelque nombre de ses gens par ces
fonceaux et vallées, puis le matin au point du jour envoya
une troupe non guère grosse à la découverte pour
occuper ladite motte, espérant qu'il pourrait bien attirer
par ce moyen Minutius à combattre pour ce logis,
comme il en advint ; car Minutius y envoya premièrement
ses coureurs, puis toute sa gendarmerie; et finalement
voyant qu'Annibal lui-même venait pour soutenir ses
gens qui étaient dessus la motte, il s'y en alla aussi avec
tout le demeurant de ses forces en bataille rangée, et fit
un grand effort pour chasser ceux qui défendaient la
motte. Le combat dura quelque temps égal entre les deux
parties, jusqu'à ce qu'Annibal, voyant que son adver­
saire avait à bon escient donné dans ses rets, et qu'il
montrait le derrière de son bataillon tout nu à ceux de
ses gens qu'il avait mis en embûche, leva incontinent
le signe qu'il leur avait baillé, auquel ils se levèrent tout
à un coup, et se ruèrent avec grands cris sur la queue des
Romains, dont ils tuèrent de prime-saut un bon nombre,
et mirent les autres en un tel trouble, et en si grand effroi,
3 94 F A B I US M A XIM U S

qu'il n'est possible de le savoir bien exprimer. Si fut bien


adonc la braverie de Minutius et sa fière audace ravalée ;
car il regardait tantôt l'un, tantôt l'autre de ses capitaines
au visage, et n'en voyait pas un qui eût courage de
demeurer, mais étaient tous prêts de se tourner en fuite;
ce qui eût été cause de leur totale ruine, parce que les
Numides, se sentant les plus forts, commençaient déjà
à se répandre par la plaine tout à l'environ, mettant en
pièces tous ceux qui se débandaient pour fuir.
XXV. Étant donc les gens de Minutius tombés en tel
inconvénient, Fabius, qui avait bien prévu le danger
auquel ils étaient pour tomber, et qui pour cette cause
tenait son armée toute prête en bataille, eut le soin de
savoir ce qui se ferait, non par le rapport d'aucuns mes­
sagers, mais par le voir lui-même à f'œil de dessus une
butte qui était au-devant de son camp. Parquai quand il
vit Minutius et ses gens envelopp és de tous côtés, et déjà
en branle de fuir, et qu'il entendit leurs cris, non comme
de gens qui eussent cœur de combattre, mais qui étaient
effrayés, et regardaient à se sauver de vitesse, il frappa de
la main sur sa cuisse, en jetant un grand soupir, et dit à
ceux qui étaient autour de lui : « 0 dieux, comment
» Minutius s'est allé précipiter lui-même en sa ruine,
» plus tôt que je n'attendais, et plus tard qu'il ne vou­
» lait ! » Mais en disant cela, il fit quant et quant marcher
les enseignes en diligences, criant tout haut : « Mes amis,
» il nous faut hâter pour aller secourir Minutius, qui e�
» vaillant homme de sa personne, et aimant le bien et
» l'honneur de son pays; et si d'aventure il a failli en
» se précipitant par trop, pour cuider chasser les ennemis,
» il n'est pas maintenant temps de l'en accuser, nous le
» lui remontrerons une autre fois. » Si rompit incontinent
à son arrivée et écarta les Numides, qui étaient au guet
emmi la campagne, puis tira outre jusques à ceux qui
chargeaient sur la queue des Romains, où il en tua ceux
qui s'arrêtèrent pour lui faire tête, car les autres, de peur
qu'ils tombassent eux-mêmes au danger où ils avaient
rangé les Romains, avant 9 ue d'être de tout point
enfermés, se tournèrent en fuite.
XXVI. Parquai Annibal, voyant cette mutation et
regardant comme Fabius en personne, avec plus grand
effort que son âge ne portait, allait fendant la presse des
combattants, contremont la motte, pour pénétrer jusques
F A B I U S M A X I M US
au lieu où était Minutius, fit cesser le combat, comman­
dant que l'on sonnât la retraite, et remena ses gens dans
son camp, étant les Romains bien aises de se pouvoir
aussi retirer à sauveté; et dit-on qu' Annibal, en se reti­
rant, dit à ses amis, un tel mot en riant : « Ne vous ai-je
» pas dit plusieurs fois que cette nuée que nous voyions
» toujours attachée à la cime des montagnes, se crèverait
» à la fin quelque jour, avec orage et tempête qui tom­
» berait sur nous ? »
XXVII. Après cette rencontre, Fabius ayant dépouillé
ceux qui étaient demeurés morts sur le champ, se retira
aussi en son camp, sans se laisser échapper de la bouche
une seule parole outrageuse ni fâcheuse de son compa­
gnon. Mais Minutius, sitôt qu 'il fut de retour en son
camp, assemblant ses gens, leur parla en cette manière :
« Mes amis, ne faillir jamais en maniant de grandes
» affaires, e� chose qui surpasse la nature de l'homme ;
» mais se servir des fautes passées pour in�ruél:ion de
» l'avenir, e� fait en hommes sages et vertueux. �ant
» à moi, je confesse n'avoir pas moins d'occasion de me
» louer de la fortune que de m 'en plaindre ; car ce que
» le long temps ne m'avait pu enseigner, je l'ai appris
» en une bien petite partie d'un seul j our ; c'e� que je ne
» suis point suffisant pour commander, mais ai moi­
» même besoin d'être régi et gouverné par autrui, et que
» je ne me dois point opiniâtrer follement à cuider
» vaincre ceux desquels il m 'e� plus honorable confesser
» être vaincu. Si vous déclare que le diél:ateur Fabius
» sera celui qui désormais vous commandera seul en
» toute autre chose ; mais pour lui donner à entendre
» que nous reconnaissons la grâce qu'avons présente­
» ment reçue de lui, je serai celui qui vous guidera à
» l'en aller remercier, en me rendant le premier obéissant
» à ses commandements, et faisant tout ce qu'il m'ordon­
» nera. »
XXVIII. Ayant achevé ces paroles, il commanda aux
porte-enseigne de le suivre, et lui marcha le premier
devers le camp de Fabius, là où s'étant arrivé, il s'en alla
droit à la tente du diél:ateur ; de quoi chacun s'émer­
veilla, ne sachant ce qu'il voulait faire. Fabius lui sortit
au-devant. Et Minutius, lui ayant mis ses enseignes à ses
pieds l'appela à haute voix son père ; et ses soudards
appelèrent semblablement ceux de Fabius leurs patrons,
F A BIUS M A XIM U S

qui est le nom duquel les serfs affranchis appellent ceux


qui les ont délivrés de servitude. Puis quand le bruit fut
apaisé, Minutius se prit à dire haut et clair : « Seigneur
» diél:ateur, tu as ce jourd'hui gagné deux viél:oires, l'une
» sur Annibal, que tu as vaincu par prouesse, et l'autre
» sur moi ton compagnon, que tu as vaincu par pru­
» dence et bonté; et par l'une tu nous a sauvés, par
» l'autre tu nous a enseignés; ainsi avons-nous été
» semblablement vaincus en deux sortes, l'une par lui à
» notre honte, et l'autre par toi à notre honneur et salut.
» Pourtant t'appelé-je mon père, ne trouvant autre appel­
» lation plus vénérable de laquelle je te puisse honorer,
» et me sentant plus obligé à toi pour la grâce que j'ai
» présentement reçue de toi, qu'à celui même qui m'a
» engendré, à cause que j'ai été seul engendré par lui, et
» ai été sauvé par toi avec tant d'autres gens de bien
» qui sont ici. » En disant ces paroles, il embrassa Fabius ;
et le semblable firent aussi les soudards qui s'entr'acco­
lèrent étroitement, et se baisèrent les uns les autres, de
manière que tout le camp se trouva plein de caresses
et de larmes très douces et épreintes à fo rce de joie.
XXIX. Depuis s'étant Fabius démis de la diél:ature,
furent de rechef élus des consuls, les premiers desquels
suivirent la même forme de gouverner que Fabius avait
commencée, se gardant de présenter bataille à Annibal,
et envoyant toujours du secours à leurs sujets et alliés
pour les entretenir et les garder de se rebeller, jusqu'à ce
que Térentius Varron, homme de petit lieu, mais bien
connu pour son audace téméraire, et pour le crédit qu'il
avait acquis envers le peuple par ses flatteries, fut par­
venu à la dignité consulaire; car on pensa bien que par
sa témérité et faute d'expérience il mettrait incontinent le
tout au hasard d'une bataille, parce qu'il criait en toutes
les assemblées du peuple que cette guerre durerait tou­
jours, tant que le peuple élirait pour capitaines des
Fabiens, et se vantait publiquement, que dès le premier
jour qu'il verrait les ennemis, il les déferait. En disant
ces braves paroles, il assembla une telle puissance, que
jamais les Romains n'en avaient eu de si grande ensemble,
contre quelque ennemi que ce fût : car il mit en un camp
jusqu'au nombre de quatre-vingt-huit mille combattants ;
ce qui mettait Fabius et les autres Romains qui avaient
bon sens en grande crainte, pour autant qu'ils ne voyaient
FABI US M A X I M U S 397

point de ressources aux affaires de Rome, s'il advenait


qu'ils perdissent un si grand nombre de jeunesse.
XXX. Si s'a_dressa Fabius à l'autre consul, qui se
nommait Paul-Emile, homme bien entendu au fait de
la guerre, mais malvoulu de la commune, dont il redou­
tait encore la fureur, à raison de quelque amende en
laquelle le peuple auparavant l'avait condamné envers
la chose publique, et en le réconfortant l'admonesta et
encouragea de résister à la folle témérité de son compa­
gnon, lui remontrant comme il n'aurait pas plus d'affaire
contre Annibal que contre Térentius Varron, pour le
salut de son pays, à cause que tous deux cherchaient à
combattre ; l'un, parce qu'il n'entendait pas en quoi
consistait l'avantage de ses forces, et l'autre, parce qu'il
connaissait bien sa faiblesse. « Mais il est plus raison­
» nable que tu me croies en ce qui concerne les affaires
» d'Annibal, que Térentius Varron ; et je t'assure que
» si l'on ne lui baille point moyen de combattre cette
» année, qu'il est force forcée, ou qu'il se ruine de soi­
» même s'il demeure, ou qu'il s'enfuie honteusement
» avec son armée, attendu que jusques ici, quoiqu'il
» semble être viél:orieux et maître de la campagne, il n'y
» a encore eu personne de ses ennemis qui se soit tourné
» de son côté, et que de l'armée qu'il a amenée de son
» pays avec lui, il ne lui en est pas demeuré aujourd'hui
» un tiers. » A ces remontrances le consul répondit en
cette manière, ainsi que l'on dit : « Q!!and je considère
» l'état de mes affaires, seigneur Fabius, il me semble
» être meilleur pour moi de tomber mort entre les piques
» de nos ennemis, que retomber une autre fois entre les
» voix et suffrages de nos citoyens. Toutefois, puisque
» le bien de la chose publique requiert que l'on fasse
» comme tu dis, je m'efforcerai de me montrer sage
» capitaine à toi seul, plutôt qu'à tous les autres ensemble
» qui me voudront tirer au contraire. »
XXXI. Ainsi se partit de Rome Paul en cette inten­
tion; mais Térentius, son compagnon, voulut à toute
force qu'ils commandassent à toute l'armée souveraine­
ment l'un après l'autre, chacun son jour, et s'alla camper
tout au plus près d' Annibal, au long de la rivière
d'Aufide, près du bourg qui s'appelle Cannes. Et le
jour que ce fut à lui à commander à son tour, il 6t mettre
hors de grand matin le signe de la bataille, qui était une
FABIUS M A X I M U S
cotte d'armes teinte e n écarlate, que l'on étendait dessus
la tente du capitaine général, tellement que les ennemis
mêmes du commencement s'effrayèrent de voir la har­
diesse de ce nouveau capitaine, et le grand nombre de
combattants qu'il avait en son ost à comparaison d'eux,
qui n'étaient pas de la moitié tant; toutefois Annibal
leur commanda qu'ils s'armassent et se tinssent prêts
pour la bataille; et ce pendant lui avec un peu de suite
s'en alla à cheval monter sur une petite butte, non guère
roide, de laquelle il pouvait découvrir évidemment tout
le camp des Romains, et vit comment ils se rangeaient
déjà en bataille. Et comme l'un de ceux qui étaient en
sa compagnie, homme de pareille noblesse et condition
que lui, nommé Giscon, dit que le nombre des ennemis
lui semblait merveilleusement grand à le voir ainsi de
loin, Annibal se fronçant le visage lui répondit : « Encore
» y a+il une autre chose bien plus émerveillable, de
» laquelle tu ne t'es point avisé, Giscon. » Giscon lui
demanda incontinent : « Et quelle ? » « C'est, dit-il, que
» de tout ce grand nombre de combattants que tu vois
» là, il n'y en a pas un qui s'appelle Giscon comme toi. »
Ce mot de risée, dit au contraire de ce que les assistants
attendaient, qui pensaient bien que ce dût être chose de
conséquence, les fit rire à bon escient; si descendirent
de dessus la butte tous riants, et racontèrent à ceux qu'ils
rencontrèrent par le chemin cette sornette, de sorte que
la risée en alla incontinent de main à main en h plupart
du camp, et ne se pouvait pas Annibal même étancher
de rire. Ce que voyant, les soudards carthaginois en
prirent une grande assurance, faisant leur compte que
leur général ne se serait pas ainsi mis à plaisanter et à
rire si près du péril, s'il ne se fût senti de beaucoup le
plus fort, et qu'il n'eût bonne cause de mépriser les
ennemis.
XXXII. Davantage en la bataille il usa de deux ruses
de capitaine bien avisé; la première fut, de l'assiette du
lieu où il rangea ses gens en bataille, de sorte qu'ils
avaient le vent au dos; car il tirait un vent impétueux et
brûlant comme un tourbillon de foudre, lequel enlevait
de la plaine, qui était de grande étendue et sablonneuse,
une poudre ardente comme feu, et là passant par-dessus
le bataillon des Carthaginois, la jetait droit contre les
yeux et les visages des Romains, par telle violence qu'ils
FA BIUS M A XIMUS 399

étaient contraints de tourner les visages en arrière, et


troubler leurs rangs. La seconde ruse fut la forme de
laquelle il ordonna sa bataille : car il mit deçà et delà aux
deux ailes les meilleurs combattants et les plus vaillants
hommes qu'il eût en tout son osl:, et remplit le milieu
des pires et des plus inutiles qui y fussent, dont il fit
comme une pointe, laquelle se jetait en avant, et passait
de beaucoup les deux côtés du front de sa bataille, ayant
enjoint à ceux des ailes que quand les Romains auraient
rompu ce premier front, et qu'ils poursuivraient les
reculants en arrière, de façon que le milieu de sa bataille
viendrait à s'enfoncer et à se courber en croissant, et
que les ennemis se trouveraient au-dedans, alors ils se
ruassent d'un côté et d'autre sur eux, et les chargeassent
incontinent par les flancs, et les enveloppassent par-der­
rière. Cela fut cause du plus grand meurtre; car quand
le milieu commença à reculer et à recevoir au-dedans les
Romains qui poursuivaient âprement, la bataille d'Anni­
bal changea de forme, et au lieu qu'elle était au commen­
cement en pointe, elle se trouva enfoncée au milieu en
figure de croissant; et adonc les capitaines des bandes
choisies qui étaient aux deux ailes, firent tourner leurs
gens, les uns à la main gauche, les autres à la droite, et
chargèrent les Romains par les flancs et par-derrière où
ils étaient nus, et ainsi mirertt en pièces tous ceux qui ne
se purent sauver de vitesse avant que d'être enveloppés.
Encore dit-on qu'il advint un autre inconvénient fortuit
à la chevalerie romaine : ce fut que le cheval du consul
Paul-Émile ayant été blessé, le porta par terre; à l'occa­
sion de quoi ceux qui étaient les plus prochains de lui
mirent incontinent pied à terre pour le secourir; ce que
voyant les autres qui en étaient plus loin, imaginèrent
incontinent que ce fût un commandement fait à tous
généralement; à l'occasion de quoi ils descendirent de
cheval, et combattirent à pied. O!!oi voyant Annibal
dit : « Je les aime mieux ainsi, que s'ils me les eussent
» livrés pieds et poings liés. » Mais quant à ces particu­
larités-là, ceux qui ont écrit les histoires au long les
exposent plus à plein.
XXXIII. Au demeurant, des deux consuls Varron se
sauva à cheval avec peu de suite de ses gens dans la
ville de Venouse, et Paul en la foule et presse de cette
route, ayant le corps plein de traits, qui étaient demeurés
400 FABI U S M A X IM U S

dans ses plaies, et le cœur aggravé d'un si angoisseux


regret, que de voir la déconfiture de ses gens, était assis
auprès d'une roche, attendant que quelqu'un des ennemis
vînt l'achever de tuer; mais pour la grande quantité de
sang dont il avait toute la tête et la face souillée, peu de
gens le reconnaissaient, de manière que ses amis et ses
serviteurs mêmes passaient outre sans le connaître, et n'y
eut qu'un jeune homme de maison noble et patricienne,
nommé Cornélius Lentulus, qui l'ayant aperçu, se mit
en devoir de le sauver : car il se jeta incontinent à pied,
et lui amena son cheval, le priant de vouloir monter
dessus, pour essayer de se réserver à la nécessité de son
pays, qui avait plus grand besoin que jamais d'un bon
et sage capitaine; mais il refusa l'offre et la prière du
jeune gentilhomme, et le contraignit de remonter à
cheval, quoiqu'il en pleurât de pitié, et s'étant soulevé
pour lui toucher en la main lui dit : « Tu diras de ma
» part � Fabius Maximus, et lui témoigneras comme
» Paul-Emile a toujours observé et suivi son conseil
» jusques au bout, et n'a jamais rien transgressé de ce
» qu'il lui avait accordé; mais qu'il a été forcé par Var­
» ron premièrement, et puis après par Annibal. » Ayant
dit ces paroles il donna congé à Lentulus, et se rejeta en
la presse de ceux que l'on tuait, là où il mourut. On tient
qu'il fut tué en cette bataille cinquante mille Romains,
et en fut pris de prisonniers quatre mille, et dix autres
mille qui depuis la bataille furent pris dans les deux
camps.
XXXIV. Cette belle viél:oire gagnée, les amis d'Anni­
bal lui conseillaient qu'il suivît sa fortune, et qu'il entre­
rait pêle-mêle avec les fuyants dans la ville de Rome,
tellement qu'à cinq jours de là il pourrait souper dans
le Capitole. Il n'est pas aisé de dire quelle raison l'en
détourna, sinon que je pense, plutôt qu'autrement, que
ce fut quelque bonne fortune, ou quelque dieu favorable
à l'Empire romain, qui se mit au-devant, et qui le fit
avoir peur et reculer à le faire. A l'occasion de quoi l'on
dit qu un Carthaginois, no�mé Barca, lui dit en colère :
« Annibal, tu sais bien vaincre, mais tu ne sais pas user
» de la viél:oire6 • »
XXXV. Toutefois cette viétoire lui apporta une
mutation si grande, qu'au lieu qu'il n'avait pas aupa­
ravant une seule ville, une seule étape, ni un seul port
F A B I U S M A X I M US

en Italie, et qu'il avait grande difficulté et grande peine


à nourrir son armée de ce qu'il pouvait ravir et dérober
à la journée, n'ayant pas une retraite assurée, ni aucun
lieu certain sur quoi il pût fonder l'espérance de l'entre­
tènement de cette guerre, mais allant çà et là errant et
tenant les champs avec son armée, comme avec une
grosse troupe de brigands et de larrons, alors il reçut
en son obéissance presque toute l'Italie; car la plupart
des plus grandes et plus puissantes nations d'icelle se
rendirent incontinent à lui; et la cité de Capoue, qui
était la plus grosse qui y fût, après celle de Rome, se
tourna de son côté. Ainsi peut-on clairement voir par
ce bel exemple que c'est un grand mal d'avoir à éprouver
la sagesse d'un capitaine, et non pas seulement la féaulté
d'un ami, ainsi que dit le poète Euripide; car ce qu'aupa­
ravant on appelait couardise et froideur en Fabius,
incontinent après la bataille fut estimé, non point dis­
cours de sens humain, mais plutôt de quelque céleste
et divin entendement, qui prévoyait les choses à advenir
de si loin, qu'elles ne semblaient pas croyables à ceux
mêmes qui les enduraient.
XXXVI. Au moyen de quoi Rome tout aussitôt
rejeta le demeurant de son espérance sur lui, et recourut
à son conseil ni plus ni moins qu'à la sauvegarde d'un
temple ou d'un autel, de sorte que la première et prin­
cipale cause de faire demeurer le peuple ensemble, sans
s'écartèr çà et là, comme il fit du temps que Rome fut
prise par les Gaulois, fut l'opinion et confiance que l'on
eut en sa prudence. Car au lieu qu'auparavant il sem­
blait couard et défiant, lorsqu'il n'était point encore
arrivé de dangereux inconvénient, à l'heure que chacun
se plongeait en pleur, et en deuil infini qui ne servait
de rien, et que tout le monde était si troublé, qu'on ne
donnait ordre à chose quelconque, lui seul au contraire
allait par la ville d'un pas modéré, avec un visage
constant et assuré, saluant courtoisement un chacun,
ôtant les cris et lamentations féminines, et défendant les
assemblées des convois, qui se font pour lamenter publi­
quement un trépassé à son enterrement. Et au contraire,
il persuada à ceux du sénat de s'assembler en conseil,
donna courage à ceux qui étaient en magistrature, étant
lui-même toute leur force et toute leur vertu, parce qu'il
n'y avait homme ayant charge publique qui ne jetât ses
402 F A BIUS M A X I M U S

yeux sur lui, pour savoir ce qu'il avait à faire. Si fit


mettre aux portes de la ville des gardes pour empêcher
de sortir ceux qui s'en voudraient fuir et abandonner
Rome; et davantage limita le temps et le lieu du deuil,
ordonnant que qui le voudrait faire le fît en son privé
dans sa maison, et durant l'espace de trente jours seu­
lement, après lesquels il fallait que tout deuil cessât, afin
que la ville fût pure et nette de toutes telles choses. Et
étant la fête de Cérès échue environ ces jours-là, il lui
sembla qu'il valait mieux omettre du tout les sacrifices
et la procession que l'on avait accoutumé de faire à tel
jour, que de donner à connaître par le petit nombre et
la tristesse de ceux qui y assisteraient, la grandeur de
la perte qu'ils avaient faite, parce que les dieux prennent
plaisir à être servis joyeusement par ceux qui sont en
prospérité.
XXXVII. Ce néanmoins tout ce que les devins
ordonnèrent être fait pour pacifier l'ire des dieux, ou
pour divertir les menaces des sinistres prodiges, fut fait :
car on envoya à l'oracle d'Apollon, en la ville de Delphes,
un parent de Fabius, que l'on surnommait Piél:or; et
ayant été deux religieuses vestales corrompues, l'une
fut enterrée toute vive, selon la loi et la coutume, et
l'autre se fit mourir elle-même. Mais bien fait en cet
endroit à admirer la grandeur de courage et magnanime
clémence des Romains, en ce que retournant le consul
Varron de la déconfiture le plus malheureusement et le
plus honteusement qu'homme en eût su se retourner, et
en étant lui-même si honteux et si déplaisant, qu'il
n'osait pas lever la tête, le sénat toutefois lui alla encore
au-devant jusques à la porte de la ville, avec tout le peuple
entièrement, et le reçurent honorablement. Q!!i plus
est, ceux qui étaient en magistrature, et les principaux
du sénat, entre lesquels était Fabius, quand on eut fait
silence, le louèrent de ce qu'il n'avait point désespéré du
salut de la chose publique, après une calamité si grande,
mais était retourné en la ville pour donner ordre aux
affaires, et user de l'autorité des lois, et du service de
ses citoyens, comme ayant encore moyen de se sauver
et ressourdre.
XXXVIII. Mais quand ils entendirent qu'Annibal,
après la bataille, s'était tourné vers les autres contrées
de l'Italie, alors ils reprirent courage, et envoyèrent des
F A B I U S M A X I M US

capttames et des armées aux champs, entre lesquels les


deux principaux furent Fabius Maximus et Claudius
Marcellus, qui, par voies presque du tout contraires,
avaient acquis louange égale et réputation pareille;
parce que Marcellus, ainsi que nous avons écrit en sa vie,
était homme qui exécutait vivement, comme celui qui
était prompt à la main, hardi de nature, et proprement
tel que ceux qu'Homère appelle martiaux et belliqueux,
pour se hasarder et aventurer hardiment à tout danger;
au moyen de quoi, ayant affaire à un autre capitaine
hardi et aventureux aussi il s'attaquait à tout propos de
pareille audace en toutes rencontres à lui. Mais au
contraire, Fabius, persévérant toujours en son premier
avis, espérait que qui ne combattrait, ni ne harasserait
point Annibal, il se ruinerait et se déferait de soi-même,
et que son armée se minerait d'elle-même à force de
guerroyer continuellement, ni plus ni moins que le
corps d'un champion de lutte, qui, pour avoir fait trop
d'efforts, se trouve cassé et rompu. Pourtant écrit Posi­
donius que l'un fut appelé l'épée, et l'autre le bouclier
des Romains, et que la fermeté et constance de Fabius
à faire la guerre sûrement, sans commettre rien à la
fortune, mêlée avec la véhémence de Marcellus, fut ce
qui préserva l'empire de Rome; car Annibal rencontrant
à toutes heures en son chemin, l'un qui était impétueux
comme un torrent, trouvait que son armée en était tout
ébranlée, froissée et harassée; et l'autre, qui était comme
une petite rivière, qui lui coulait tout doucement par
dessous, sans faire bruit, mais continuellement l'allait
minant et consumant petit à petit, jusqu'à ce que fina­
lement il se trouva réduit à tels termes, qu'il était las
de combattre contre Marcellus, et si redoutait Fabius,
qui ne combattait point, parce que pendant tout le
temps que dura cette guerre il eut presque toujours en
tête ces deux capitaines étant préteurs, ou consuls, ou
proconsuls : car l'un et l'autre fut par cinq fois élu
consul. Et quant à Marcellus, il lui dressa une embûche
en son cinquième consulat, où il le surprit et tua.
XXXIX. Mais, quant à Fabius, il le tenta et le sonda
bien par plusieurs fois, et par toutes sortes d'escho­
guettes, de ruses et d'embûches; mais il ne lui sut jamais
rien faire, sinon qu'une fois qu'il l'avait déjà ébranlé, il
lui cuida faire donner dans les filets : car il avait contre-
FABIUS M A XIM U S

fait des lettres missives, comme si les principaux de la


ville de Métapont lui eussent écrit qu'il s'en vînt cette
part, et qu'ils lui livreraient la ville entre ses mains, et
que ceux qui étaient de l'intelligence n'attendaient autre
chose, sinon qu'il s'approchât de là. Ces lettres émurent
un peu Fabius, de sorte qu'il avait déjà résolu de prendre
une nuit partie de son armée, et s'y en aller; mais parce
que les signes des oiseaux ne lui en promettaient point
bonne issue, il s'en déporta; et tantôt après il découvrit
que c'étaient lettres qu' Annibal avait finement contre­
faites pour le surprendre, et que lui-même en personne
s'était embusqué près de la ville pour l'attendre; mais
cela se doit à l'aventure attribuer à la grâce des dieux,
qui le voulurent préserver.
XL. Au demeurant, quant aux rébellions des villes
sujettes et soulèvements des peuples alliés, Fabius était
d'opinion qu'il valait mieux les contenir par doux et
humain traitement, de manière qu'ils eussent honte de se
remuer sans occasion, que d'aller sévèrement rechercher
toutes suspicions, ni se porter trop aigrement envers ceux
qui seraient aucunement soupçonnés. Auquel propos on
raconte qu'il y avait en son ost un soudard, Marsien de
nation, vaillant homme de sa personne, et d'aussi noble
maison qu'il y en eût entre tous les alliés, lequel avait
tenu quelques paroles avec d'autres soudards de s'en
aller rendre aux ennemis; Fabius qui en sentit le vent ne
lui fit point pire chère pour cela, mais l'appelant à soi,
lui dit, « qu'il confessait que l'on n'avait pas tenu tel
» compte de lui comme il méritait; de quoi, dit-il, pour
» le présent je blâme les particuliers capitaines qui vont
» ainsi distribuant les appointements et honneurs par
» grâce et par faveur, non pas par mérite; mais ci-après
» je t'en donnerai le tort à toi-même, si tu ne parles
» quelquefois à moi, et ne me dis privément tes néces­
» sités, quand tu auras besoin de quelque chose ». Lui
ayant dit ces paroles, il lui donna un cheval de service
pour la guerre, et l'honora d'autres prix d'honneur dont
on a accoutumé de récompenser les gens de bien; ce
qui fit que le soudard depuis ce jour-là devint très fidèle
et très affeél:ionné au service des Romains.
XLI. Car il était bien avis à Fabius qu'il n'y avait
raison quelconque que les veneurs, écuyers et autres qui
se mêlent de dompter les bêtes irraisonnables, leur
FABIU S MAXIMUS
ôtassent la fierté sauvage et farouche qu'elles ont de
nature, par diligence, accoutumance et soin de leur nour­
riture, plutôt que par les battre à coup de fouet, ni les
tenir empêtrées, et que celui qui prend à gouverner des
hommes n'usât plus de patience, de douceur, et de clé­
mence, que de rudesse pour les corriger, et qu'il les
traitât plus rudement et plus durement que les laboureurs
ne font les figuiers, oliviers et pommiers sauvages, les­
quels ils apprivoisent et adoucissent si bien qu'ils en font
à la fin de bons figuiers, bons oliviers et bons pommiers 7 •
XLII. Une autre fois quelques particuliers capitaines
lui rapportèrent qu'il y avait un de leurs soudards qui
s'écartait souvent du camp, et s'éloignait de son enseigne ;
il leur demanda quel homme il était au demeurant ; ils
lui répondirent tous unanimement que c'était un fort bon
homme de guerre, et que l'on faudrait bien à en trouver
un pareil en toutes leurs bandes, et quant et quant lui
récitèrent quelques prouesses notables, et quelques
preuves de sa personne qu'ils lui avaient vu faire. Par­
quoi Fabius fit soigneusement enquérir quelle était la
cause qui le faisait ainsi souvent sortir hors du camp, et
trouva qu'il était amoureux d'une jeune femme, et que
pour l'aller voir il s'écartait à tous coups de son enseigne,
et mettait sa vie en grand danger, parce qu'il y avait assez
loin ; cela entendu, il y envoya quelques gens, sans que
le soudard en sût rien, et la fit prendre et cacher dans sa
tente, puis appela le soudard qui était Lucanien de nation,
et le tirant à part, lui dit : « J'ai bien su comme tu as
» couché plusieurs nuits hors du camp, contre les lois et
» ordonnances militaires des Romains ; mais aussi ai-je
» bien entendu que tu es homme de bien au demeurant ;
» pour tant te pardonné-je les fautes passées, en consi­
» dération de tes bons services ; mais dorénavant je te
» veux donner en garde à un autre qui me rendra compte
» de toi. » Le soudard se trouva bien étonné quand il
entendit ces paroles. Et Fabius faisant sortir son amie, la
lui mit entre ses mains, en lui disant : « Celle-ci me
» répondra que ci-après tu demeureras au camp avec
» nous ; et au reste, ce sera à toi à nous faire connaître
» par effet que ce n'était point pour autre cause méchante
» que tu te dérobais, en te servant de l'amour de celle­
» ci pour une couverture. » Voilà ce que l'on trouve
par écrit quant à ce propos.
FABIUS M A XIM U S

XLlll. Au demeurant, Fabius regagna en cette manière


et remit en l'obéissance des Romains la ville de Tarente,
qui leur avait été emblée par trahison : il y avait en son
camp un jeune homme Tarentin, qui avait dans la ville
une sœur, laquelle lui était fort fidèle et l'aimait cor­
dialement; or était amoureux d'elle un capitaine Brutien
de nation, l'un de ceux à qui Annibal avait commis la
garde de la ville; cela donna espérance et moyen au jeune
homme Tarentin de conduire à chef son entreprise,
laquelle il communiqua à Fabius, et de son consentement
s'enfuit et s'alla rendre dans Tarente, donnant à entendre
qu'il se voulait de tout point retirer auprès de sa sœur.
Et pour les premiers jours qu'il y fut, le capitaine brutien
coucha tout seul à part, à la requête de la fille, qui pensait
que son frère ne sût rien de son fait; mais au bout de
quelques jours, le jeune homme la tira à l'écart, et lui
dit : « Ma sœur, il était grand bruit jusqu'au camp des
» Romains que l'un des principaux hommes de cette gar­
» nison t'entretenait, je te prie, dis-moi qui il est; car
» pourvu qu'il soit gentil compagnon, et aussi homme de
» bien de sa personne comme l'on dit, la guerre, qui
» confond toutes choses, fait qu'il ne peut chaloir de
» quelque lieu il soit, et n'y a rien de deshonnête en ce
» que l'on fait par force; c'est un grand heur, en temps
» où le droit et la raison n'ont point de lieu, à tout le
» moins de se rencontrer entre les mains d'un doux et
» gracieux seigneur. » La sœur, ayant ouï ces paroles de
son frère, envoya quérir le capitaine brutien, et lui fit
connaître son frère, lequel se mit incontinent à lui faci­
liter la jouissance de ses amours, et à lui rendre sa sœur
encore plus traitable et plus amoureuse qu'elle ne l'était
auparavant; au moyen de quoi le capitaine aussi com­
mença à prendre assurance de lui, de manière qu'il fut
désormais facile au ·eune Tarentin de gagner et faire
J
tourner la volonté e cet homme amoureux et merce­
naire, sous l'espérance de grands présents qu'on lui
promettait, et que Fabius lui devait faire. Ainsi l'écrit la
plus grande partie des historiens; toutefois il y en a qui
écrivent que la femme qui gagna le capitaine brutien
n'était point Tarentine, mais était Brutienne, de laquelle
(ce disent-ils) Fabius se servait pour concubine; et qu'elle
ayant su que le capitaine des Brutiens qui étaient en
garnison dans Tarente était aussi Brutien et de son
F A BIUS M A XIM U S

propre pays, en parla à Fabius, du consentement duquel


elle s'approchant des murailles de la ville parla à lui, et
fit si bien qu'elle le gagna.
XLIV. Mais pendant que cette trame s'ourdissait,
Fabius, voulant distraire et écarter Annibal de ce quar­
tier-là, écrivit aux gens de guerre qui étaient pour les
Romains dans la ville de Rhège qu'ils courussent le pays
des Brutiens, et qu'ils allassent mettre le siège devant la
ville de Caulonie pour la raser et détruire; car ils étaient
bien jusqu'au nombre de huit mille hommes, la plupart
traîtres, étant passés d'un camp à l'autre, et les plus inu­
tiles de ceux qui ayant été notés d'infamie pour leurs
mauvais déportements, avaient illec été transportés de
la Sicile par Marcellus, de sorte qu'en les perdant, la chose
publique ne faisait pas grande perte, ni n'était pas pour
en avoir grand regret. Si pensa Fabius que les exposant
en proie à Annibal, comme un appât pour le tirer arrière
de ce quartier-là, il le divertirait des environs de Tarente,
comme il advint; car incontinent Annibal se coula cette
part avec son armée pour les attraper, et ce pendant
Fabius alla mettre le siège devant Tarente, là où six jours
après qu'il y fut arrivé, le jeune homme qui avait avec
sa sœur conduit la trame du capitaine brutien, s'en vint
une nuit devers lui, après avoir bien noté et remarqué
l'endroit de la muraille que le Brutien avait à garder,
lequel avait promis de se feindre et de laisser entrer ceux
qui viendraient assaillir ce côté-là. Toutefois Fabius ne
voulut pas du tout fonder l'espérance de cette exécution
sur la trahison du Brutien; il est bien vrai qu'il alla lui­
même en personne se présenter devant cet endroit-là,
mais ce fut sans rien attenter pour un temps; et cepen­
dant il fit donner l'assaut vivement à tous les autres côtés
de la ville, tant par mer que par terre, avec grands cris et
grand bruit, jusques à ce que le capitaine brutien, voyant
que tous ceux de la ville et de la garniwn couraient la
part où ils entendaient le bruit si grand, fit signe à Fabius
qu'il était temps; lequel adonc fit apporter force échelles,
par où il monta avec sa troupe sur les murailles, et ainsi
se saisit de la ville8 •
XL V. Mais il semble qu'en cet endroit il se laissa
vaincre à l'ambition; car il commanda que l'on tuât les
Brutiens les premiers, afin que l'on ne sût point qu'il
avait emporté la ville par trahison; en quoi il se trompa,
FA BIUS M A XIM U S

car non seulement il n'en rapporta pas la gloire qu'il en


espérait, mais y acquit le blâme de déloyauté et de
cruauté. Il mourut aussi en cette prise grand nombre de
Tarentins, et si en fut encore vendu trente mille chefs,
toute la ville saccagée, et du pillage furent portés aux
coffres de l'épargne publique à Rome trois mille talents.
L'on dit qu'ainsi comme l'on pillait et emportait tout
l'autre butin, le greffier qui en tenait le registre demanda
� Fabius ce qu'il voulait que l'on fît des dieux, entendant
les tableaux et les images d'iceux, et que Fabius lui
répondit : « Laissons aux Tarentins leurs dieux cour­
» roucés à eux. » Toutefois il fit transporter à Rome la
statue d'Hercule, d'excessive grandeur, qui était à
Tarente9 , et la fit poser au Capitole, joignant laquelle il
fit aussi dresser son image de bronze étant à cheval; en
quoi il se montra de beaucoup plus violent que Marcellus
ou, pour mieux dire, il fit connaître au monde combien
l'humanité, clémence et bonté de Marcellus était admi­
rable, ainsi comme nous avons écrit en sa vie.
XLVI. Annibal, ayant entendu la nouvelle de ce siège,
s'était mis en chemin pour venir en diligence secourir
Tarente, et dit-on qu'il ne faillit à y arriver à temps que
d'environ deux lieues et demie; et quand il sut au vrai
qu'elle était prise, il dit tout haut en public : « Les
» Romains ont donc aussi leur Annibal; car nous avons
» perdu Tarente tout en la même sorte que nous l'avions
» gagnée. » Mais puis après quand il fut retiré en son
privé, ce fut la première fois qu'il dit entre ses familiers
que de longue main il avait bien prévu qu'il leur serait
difficile, mais lors qu'il connaissait évidemment qu'il leur
était du tout impossible de tenir l'Italie avec les forces
qu'ils avaient.
XLVII. Fabius entra dans Rome en triomphe pour la
seconde fois à cause de cette prise, et fut son second
triomphe plus magnifique que son premier, comme d'un
vaillant champion de lutte qui souvent faisait tête à
Annibal, et qui se démêlait aisément de toutes ses ruses,
ni plus ni moins que des prises et accrochements de lutte
qui n'avaient plus la même force ni roideur qu'elles sou­
laient auparavant avoir, à cause que son armée était en
partie efféminée pour les délices et les richesses qu'elle
avait amassées, et en partie aussi recrue et diminuée par
les continuelles secousses et rencontres qu'elle avait
FABIU S MAXIMU S

endurées. Or v avait-il un Romain nommé Marcus Livius


qui avait été gouverneur de Tarente lorsqu'Annibal
l'avait prise, et néanmoins avait retenu le château et
l'avait gardé jusqu'à ce que la ville retournât une autre
fois en la puissance des Romains ; il fut marri de voir
tant d'honneur que l'on faisait à Fabius, de sorte qu'un
jour en plein sénat, étant transporté d'ambition et d'envie
il ne se put tenir de dire que c'était lui et non pas Fabius
qui était cause de la prise de Tarente. Fabius s'en prit à
rire, et lui répondit sur-le-champ : « Tu as dit la vérité ;
» car si tu ne l'eusses point perdue, je ne l'eusse point
» reprise. »
XLVIII. Mais les Romains honorèrent grandement
Fabius en toutes autres choses, et mêmement en ce
qu'ils élurent son fils consul, lequel étant déjà entré en
possession de sa magistrature, ainsi comme il dépêchait
quelques affaires touchant le fait de la guerre, son père,
fût ou pour la débilité de sa vieillesse, ou parce qu'il
voulût éprouver son fils, monta à cheval pour aller
devers lui, et passa à travers la presse des gens qui
étaient autour de lui et qui avaient affaire à lui ; mais le
jeune homme l'ayant avisé de loin, ne le voulut pas sup­
porter, mais lui envoya un officier lui faire commande­
ment de descendre de cheval, et de venir à pied si
d'aventure il avait aucune chose à faire au consul. Ce
commandement déplut à tous les assistants, qui jetèrent
incontinent leurs yeux sans dire mot sur Fabius, comme
estimant que l'on faisait tort à sa grandeur ; mais lui
descendit incontinent à pied et s'en alla plus vite que
le pas embrasser et caresser son fils en lui disant : « Tu
» as raison, mon fils, et fais très bien de montrer que
» tu sais à qui tu commandes, et que tu connais la
» grandeur de l'autorité consulaire que tu as reçue.
» C'est le vrai moyen par lequel nous et nos ancêtres
» avons augmenté l'empire de cette cité, en ayant tou­
» jours plus chers le bien et l'honneur de notre pays
» que père ni mère ni enfants. »
XLIX. Aussi à la vérité dit-on que le bisaïeul de
Fabius, le plus grand et le plus honoré personnage qui
fût en Rome de son temps, comme celui qui avait été
consul par cinq fois, et qui avait eu plusieurs triomphes,
à raison de plusieurs grandes et glorieuses viél:oires
qu'il avait gagnées, voulut bien depuis être encore lieu-
410 F A BIUS M A XIM U S

tenant de son fils et aller sous lui à la guerre quand il


fut élu consul, et finalement retournant son fils viB:o­
rieux en la ville sur un chariot de triomphe porté par
quatre chevaux, il le suivit à cheval parmi la troupe des
autres, faisant gloire de ce qu'ayant par droit d'autorité
paternelle domination sur son fils, et qu'étant le plus
grand homme de ses citoyens, et pour tel tenu et réputé,
néanmoins il se soumettait volontairement à la loi et au
magistrat qui avait l'autorité d'icelle. Toutefois ce per­
sonnage-là avait bien d'autres vertus qui le rendaient
d'ailleurs admirable. Mais il advint que ce fils de Fabius
mourut avant lui, la mort duquel il supporta _modéré­
ment, comme personne sage et comme bon pere : car
étant la coutume qu'à la mort des personnages illustres
leurs plus proches parents fissent une funèbre harangue
à leur louange, au convoi de leurs obsèques, il fit lui­
même l'oraison à l'honneur de son fils, et la prononça
lui-même publiquement sur la place, et, qui plus est,
la rédigea par écrit et la publia.
L. Environ ce temps, Cornélius Scipion fut envoyé
en Espagne, dont il déchassa les Carthaginois, après les
avoir défaits en plusieurs batailles, et y avoir conquis
plusieurs grosses villes, et mis en grande réputation les
affaires des Romains, dont il fut à son retour autant ou
plus honoré, aimé et estimé que nul autre qui fût en la
ville. Au moyen de quoi, ayant été élu consul, il consi­
déra que le peuple romain attendait et exigeait de lui
quelque chose plus grande que des autres; si pensa que
de s'attacher à combattre Annibal au-dedans de l'Italie
serait trop fait à la vieille mode, et sentirait trop son
vieillard, et pourtant résolut incontinent en soi-même
de faire voir les armes romaines en Afrique, et aller
piller le pays jusques aux portes de Carthage même, en
transférant la guerre de l'Italie en Libye, s'efforçant de
tout son pouvoir de le mettre en tête au peuple, et le
lui faire trouver bon. Mais Fabius, au contraire, se per­
suadant que ce qu'entreprenait ce jeune homme mal
avisé fût aller précipiter la chose publique en un extrême
danger, s'étudia de mettre Rome en la plus grande
frayeur qu'il lui fut possible, sans y épargner ni parole
ni fait, qu'il pensât pouvoir servir à détourner le feuple
de cette volonté, et sut si bien dire et faire qu'i avait
tiré le sénat à son opinion; mais le peuple estima que
F A BIUS M A XIMUS 4I l

c'était l'envie qu'il portait à la gloire de Scipion qui lui


faisait procurer tout cela pour arrêter le cours de sa
bonne fortune, de peur que si d'aventure il venait à
faire quelque grand et mémorable exploit, comme
d'éteindre de tout point cette guerre, ou de chasser
Annibal hors de l'Italie, il ne semblât que lui se fût
porté trop lâchement et trop mollement d'avoir fait
traîner cette guerre si longuement.
LI. �ant à moi, je cuide bien que ce qui mut Fabius
du commencement à lui contredire, ne fut autre chose
que le soin du salut de la chose publique pour le grand
danger qu'il y avait en telle résolution; mais aussi
pensé-je que depuis il passa outre le devoir, et s'aheurta
trop opiniâtrement, fût ou par ambition, ou par obsti­
nation, à vouloir empêcher l'accroissement de Scipion,
attendu mêmement qu'il fit tout ce qu'il put pour per­
suader à Crassus, compagnon de Scipion au consulat,
qu'il ne lui cédât ni ne lui quittât point la conduite de
l'armée, mais si bon lui semblait de passer en Afrique
pour aller faire la guerre aux Carthaginois, qu'il y allât
plutôt lui-même, et, qui plus est, empêcha que l'on ne
lui délivrât argent pour cette guerre10 • Au moyen de
quoi Scipion étant contraint de s'en pourvoir d'ailleurs
sur son crédit, en amassa dans les villes de la Toscane,
lesquelles, pour l'amour qu'elles lui portaient, contri­
buèrent à son entreprise, et demeura Crassus en la mai­
son, tant parce qu'il était homme doux et non ambitieux
ni contentieux de sa nature, comme aussi parce qu'il
tenait la prélature du souverain pontife, qui par la loi
de leur religion est contraint de demeurer en la ville11 •
Parquoi Fabius, voyant qu'il ne faisait rien par ce che­
min-là, alla de rechef par un autre à l'encontre de Sci­
pion, tâchant à retenir et arrêter les jeunes hommes qui
désiraient aller à ce voyage avec lui; car il criait ordi­
nairement en toutes les assemblées du sénat et du peuple,
qu'il ne suffisait pas à Scipion de fuir Annibal, mais
qu'il emmenait encore avec lui ce qui restait de forces
en Italie, abusant la jeunesse de vaine espérance, et per­
suadant aux jeunes gens d'abandonner leurs femmes,
leurs pères et mères et leurs pays, lorsque l'ennemi qui
toujours avait été viél:orieux, et non jamais vaincu, était
à leurs portes. Ces paroles de Fabius donnèrent si grande
crainte aux Romains qu'ils ordonnèrent que Scipion se
412 F A BIUS M A XIM US

servirait donc en son entreprise de l'armée qui était en


la Sicile seulement, excepté qu'il pourrait amener davan­
tage trois cents hommes, qui l'avaient bien et fidèlement
servi en la guerre d'Espagne. Ainsi sembla-t-il que
jusqu'ici Fabius f ît et dît toutes ces choses suivant sa
coutume et l'humeur de sa nature.
LII. Mais, au demeurant, Scipion ne fut pas plus tôt
passé en Afrique, que l'on entendit incontinent à Rome
des exploits admirables, et des effets grands et glorieux
à merveilles, joint une grande quantité de dépouilles et
de butin, qui témoignait les nouvelles être vraies, le roi
des Numides prisonnier, deux camps des ennemis ars et
brûlés tout en un même temps, avec perte d'un grand
nombre de gens, de harnais et de chevaux qui furent
consommés dedans, force lettres et messagers exprès
que l'on envoyait de Carthage à Annibal pour le rap­
peler, et le prier de ne s'arrêter plus à poursuivre une
espérance vaine qui ne viendrait jamais à fin, mais s'en
revenir au plus tôt que faire pourrait secourir son pays.
Pour lesquelles prospérités étant Scipion si fort estimé et
renommé dans Rome, que l'on ne parlait que de lui,
Fabius néanmoins requit encore et fut d'avis que l'on
lui envoyât un successeur, sans alléguer autre cause ni
raison, sinon un commun dire, « �'il n'était pas sûr
» de commettre tant et de si grandes choses à la fortune
» d'un seul homme, parce qu'il est bien malaisé qu'un
» même personnage soit en tout et partout heureux ».
LIii. Ces langages adonc déplurent si fort au peuple,
que l'on l'en estima homme importun, fâcheux et
envieux, ou que pour sa vieillesse il était devenu couard,
et avait perdu toute vigueur de courage, redoutant
Annibal trop plus effrayément qu'il ne devait; car
encore alors qu'il eût été contraint d'abandonner l'Italie,
et s'en retourner en Afrique 12 , il ne permettait pas que
la joie et l'assurance que le peuple en prenait fût entière
et nette de toute crainte et de toute défiance, mais allait
disant que c'était adonc que les affaires étaient en plus
grand danger, et que la chose publique courait plus
grande fortune que jamais, parce qu'Annibal étant de
retour en Afrique devant les murailles de Carthage
même, serait bien plus rude à soutenir qu'il n'avait
oncques été, et que Scipion y rencontrerait une armée
encore toute chaude du sang de tant de préteurs, die-
F A B I U S M A XIM US

tateurs et consuls romains, qu'elle avait défaits en Italie;


de manière que par tels langages la ville se trouva encore
de rechef toute troublée, et combien que la · guerre fût
transférée de l'Italie en Afrique, estima néanmoins l'occa­
sion de craindre être plus prochaine de Rome que jamais.
Mais peu de temps après, ayant Scipion défait Annibal
en bataille rangée18 , abattu et mis sous ses pieds la
gloire et l'orgueil de Carthage, donna à ses citoyens une
joie plus grande qu'ils n'avaient oncques espérée; et en
ce faisant, redressa et assura l'Empire romain, qui peu
devant avait été en grand branle.
LIV. Toutefois la vie de Fabius ne s'étendit pas
jusqu'à la fin de cette guerre, et n'entendit oncques de
son vivant la nouvelle de la déroute d'Annibal, ni ne
vit oncques cette grande et assurée prospérité de son
pays : car environ le temps qu'Annibal se partit de
l'Italie, il tomba en une maladie dont il mourut. Or
trouve-t-on par les histoires que les Thébains enseve­
lirent Épaminondas aux dépens du public, parce qu'il
mourut en si grande pauvreté, que quand il fut mort
l'on ne trouva rien qui soit en sa maison, sinon une
petite broche de fer14 ; mais les Romains n'inhumèrent
pas Fabius aux dépens de la chose publique, mais contri­
buèrent à ses funérailles pour tête la moindre pièce de
monnaie qui eût cours alors, non parce qu'il eût
faute de biens pour se faire inhumer, mais seulement
pour honorer sa mémoire, en faisant ses obsèques à
leurs dépens, comme de leur père commun. Ainsi eut-il
à sa mort honneur convenable à la vertu de sa vie15 •
COMPARAISON
DE PÉRICLÈS AVEC FABIUS MAXIMUS

I. Voilà donc ce que l'on trouve par écrit de ces deux


grands personnages. Et comme ainsi soit qu'ils aient
laissé l'un et l'autre plusieurs beaux exemples de vertu,
tant en fait de guerre qu'en matière de gouvernement,
commençons à les conférer ensemble. Premièrement Péri­
clès vint au maniement des affaires de la chose publique,
lorsque le peuple athénien était au comble de sa pros­
périté, et en la fleur de sa puissance, et richesse plus
grande que j amais n'avait été auparavant, ni ne fut
oncques depuis. Ce qui pourrait sembler avoir été cause
de le maintenir sur ses pieds en sûreté perpétuelle, sans
jamais succomber, non tant pour sa valeur que pour la
puissance et prospérité publique; là où, au contraire, les
aél:es de Fabius se rencontrèrent aux plus malheureux et
plus deshonorés temps de son pays, par lesquels il ne
maintint pas sa ville en ses biens sans déchoir, mais la
tirant d'un très calamiteux état où il la trouva, la rendit
en un meilleur.
II. Davantage les heureux exploits de Cimon, les vic­
toires et trophées de Myronide et de Léocrate, et plu­
sieurs beaux et grands faits d'armes de Tolmide, don­
nèrent moyen à Périclès de tenir sa ville en fêtes et en
jeux tant 9u'il en eut le gouvernement, et ne la trouva pas
en nécessité qu'il la fallût garder à force d'armes, ou
reconquérir ce qu'elle aurait perdu. Et à l'opposite Fabius
voyant devant soi plusieurs fuites, déroutes et défaites,
plusieurs meurtres, et morts de capitaines �énéraux des
armées romaines, les lacs, les plaines, les b01s remplis de
leurs déconfitures, les fleuves et ruisseaux regorgeant de
sang et de corps morts jusques à la mer, prit en main le
gouvernement de la sienne, et par un moyen de procéder
tout différent des autres, la soutint et étaya dessous, de
manière qu'il la garda <le tomber à plat par les démoli­
tions et ruines que les autres y avaient faites.
P ÉRIC L È S E T FA B I US M A X I M US 41 5

III. Toutefois, on pourrait aussi dire qu'il n'e� pas si


difficile de manier une ville humiliée par adversités, et
qui, contrainte par la nécessité, se laisse gouverner au
plus sage, comme de refréner la fierté et l'insolence d'un
peuple enorgueilli et élevé par longue prospérité, ainsi
comme Périclès vint à bout des Athéniens.
IV. Aussi la grande multitude de tant et de si grièves
calamités qui advinrent lors aux Romains, montra bien
que Fabius était un grave et con�ant personnage, qui ne
se laissa point aller aux crieries d'une commune, ni
jamais ne se départit de ses premiers conseils.
V. Et peut-on opposer à la prise de Samos, que
Périclès prit à force, le recouvrement de Tarente, et à
l'île d'Eubée, les villes de la Campanie, qu'il retira,
exceptée celle de Capoue, que les consuls Fulvius et
Appius recouvrèrent. Mais il semble que Fabius ne gagna
jamais bataille sinon celle-là dont il triompha la première
fois, là où Périclès dressa neuf trophées des batailles et
viétoires qu'il avait gagnées, tant par mer que par terre.
VI. Vrai e� aussi que l'on ne saurait alléguer un tel
aéte de Périclès, comme fut celui de Fabius quand il
recourut Minutius des mains d'Annibal, et préserva une
armée tout entière de Romains, qui fut sans point de
doute un fait digne de grande gloire, comme procédant
de prouesse, sagesse et bonté tout ensemble ; mais aussi
ne fit oncques Périclès une telle erreur, comme fit Fabius,
quand il fut affiné et abusé par la ruse des bœufs d' An­
nibal, ayant trouvé son ennemi, qui par cas d'aventure
s'était de lui-même enfermé dans le détroit d'une vallée,
et l'ayant laissé échapper la nuit par subtilité, et le jour
par force ; car il fut prévenu par trop dilayer, et battu
par celui qu'il tenait enfermé.
VII. Et s'il faut qu'un bon capitaine non seulement
use bien de ce qu'il a présent en main, mais aussi qu'il
juge sagement de ce qui e� à advenir ; la guerre des
Athéniens se termina tout en la même sorte que Périclès
leur avait prédit : car par ambition de vouloir trop
embrasser, ils perdirent leur état ; et au contraire les
Romains ayant envoyé Scipion en Afrique pour y faire
la guerre aux Carthaginois, gagnèrent tout ce qu'ils vou­
lurent, leur capitaine ayant vaincu, non par fortune, mais
par vaillance et par prouesse, leurs ennemis ; de manière
que le bon jugement de l'un e� témoigné par la ruine de
416 PÉRICLÈS ET FABIUS M A X I M U S

son pays, et l'erreur de l'autre avérée par l'heureux évé­


nement de ce qu'il avait voulu empêcher. Or est-ce faute
pareille à un capitaine de tomber en un inconvénient non
attendu ni prévu, que par défiance faillir à embrasser
l'occasion de faire un grand exploit quand elle se pré­
sente; car même défaut d'expérience engendre témérité
à l'un, et ôte l'assurance à l'autre. Voilà quant à leurs
faits de guerre.
VIII. Et quant aux attes de gouvernement civil, c'est
un grand reproche à Périclès d'avoir été auteur de la
guerre; car on tient que lui seul en fut cause, en s'aheur­
tant à ne vouloir point que l'on cédât pour peu que ce
fût aux Lacédémoniens; toutefois il m'est avis que Fabius
Maximus ne céda lui-même non plus aux Carthaginois,
mais se présenta hardiment et courageusement à tout
danger pour maintenir contre eux l'empire de son pays.
Mais la débonnaireté et clémence que Fabius montra
envers Minutius condamne fort les brigues et menées de
Périclès à l'encontre de Cimon et de Thucydide, tous
deux gens de bien et d'honneur et tenant le parti de la
noblesse, qu'il fit chasser de la ville et les bannir à certain
temps. Aussi était l'autorité et la puissance de Périclès
en sa chose publique plus grande, moyennant laquelle il
empêcha qu'il n'y eût de son temps aucun capitaine qui
exécutât sa folie et sa témérité au dommage du public,
excepté Tolmide seul qui lui échapra, et malgré lui s'alla
aheurter contre les Béotiens, où il demeura; car tous les
autres au demeurant lui adhérèrent, et se rangèrent à sa
volonté pour la grandeur de son autorité; là où Fabius,
encore que quant à lui il ne fît point de faute, et qu'il
allât sûrement en besogne, si est-ce que pour n'avoir pas
été assez fort pour empêcher les autres de faillir, semble
avoir été en ce regard défettueux : car les Romains ne
fussent pas tombés en tant de calamités s'il eût eu autant
d'autorité à Rome comme Périclès en avait à Athènes.
IX. Et quant à la libéralité, l'un la montra en ne vou­
lant point accepter l'argent qu'on lui présenta, et l'autre
en en donnant à ceux qui en avaient l·esoin, et rachetant
ses citoyens qui étaient prisonniers; toutefois il ne
dépensa pas grande somme de deniers, mais environ trois
mille six cents écus seulement; là où il ne serait pas
facile à dire combien Périclès pouvait amasser d'argent
et de présents par le moyen de son autorité, tant des
P É R I CL È S ET F A B I U S M A X I M U S 41 7

sujets et alliés mêmes des Athéniens, comme aussi des


rois et princes étrangers ; en quoi néanmoins il tint tou­
jours ses mains nettes de toute concussion.
X. Mais au reste, quant à la beauté et magnificence
des temples, ouvrages et édifices publics, tous les orne­
ments ensemble qui furent oncques à Rome avant le
temps des Césars, ne sont pas à comparer à ceux dont
Périclès embellit et orna la ville d'Athènes ; car il n'y a
point de proportion ni de comparaison de la somptuo­
sité excellente et magnificence des uns aux autres.
VIE D'ALCIBIADE

I. Ancienneté et noblesse de la maison d'Alcibiade. II. Sa beauté.


III. Ses mœurs. IV. Son amour de la décence. V. Reproches
qu'on fait à sa jeunesse. VI. Son amitié et son respeéè pour
Socrate. XII. Son mariage. XV. Il prend part aux affaires
publiques. XVI. Son éloquence. XVII. Sa dépense pour les che­
vaux et pour les courses. XIX. Ses rivalités avec Nicias, et leurs
causes. XXIII. Il rend Nicias suspeéè, et trompe les ambassadeurs
des Lacédémoniens. XXIV. Ligue qu'il forme contre Lacédé­
mone. Bataille de Mantinée. XXV. Conseils qu'il donne à Argos
et à Patras. XXVII. Sa vie voluptueuse. XXVIII. Sa faveur
auprès du peuple. XXX. Ses idées de conquêtes. Entreprise
contre la Sicile. XXXI. Alcibiade est nommé avec Nicias pour
commander dans cette expédition. XXXIII. On l'accuse d'avoir
brisé les statues des dieux. XXXVI . Il est forcé de partir pour
la Sicile. XXXVII. Conduite d'Andocyde. XXXVIII. Alcibiade
est révoqué. XLI . On le condamne; ses biens sont confisqués.
XLII. Il se retire à Argos, ensuite à Lacédémone. XLIII. Il en
prend les mœurs. Il suscite des ennemis aux Athéniens. Leur
défaite en Sicile. XLVI. Pour se soustraire au ressentiment du
roi Agis, il se retire vers Tissapherne, lieutenant du roi de Perse.
XLIX. Troubles dans Athènes. L. Trahison de Phrynichus
découverte par Alcibiade. LII . La noblesse s'empare de l'auto­
rité dans Athènes. LIii. Services qu'Alcibiade rend à sa patrie.
LVI. Son rappel. Viél:oires qu'il remporte. LXIV. Il rentre dans
Athènes. LXVIII. Honneurs qu'il reçoit. LXXII. Nouvelle expé­
dition contre les Lacédémoniens ; nouvelles accusations contre
Alcibiade. LXXV. Il se retire dans la Thrace. LXXVI. Lysandre
bat les Athéniens, et s'empare d'Athènes. Il assure l'empire de
la mer à Lacédémone. LXXVII. Alcibiade se rend en Bithynie
pour passer à la cour d'Artaxerxès. LXXIX. Lacédémone ne
redoute plus qu'Alcibiade. Elle charge de le faire mourir
Lysandre, qui traite de sa mort avec Pharnabaze. LXXX. Alci­
biade est tué en Phrygie.
Dt la quatriimt année dt la 8,t• olympiade à la première année de la
9,t• ; ,fO,t am avant jés111-Chrif1.

I. La race d' Alcibiade, du côté de son père, était


anciennement descendue d'Eurysace, qui fut fils d' Aja.x,
et du côté de sa mère, d' Alcméon ; car sa mère Dino-
ALCI B I A D E 41 9

maque était fille de Mégaclès ; et son père, Clinias, ayant


armé et équipé une galère à ses propres coûts et dépens,
acquit fort grand honneur en la bataille navale qui fut
donnée le long de la côte d' Artémise, et mourut depuis
en une autre bataille près de Coronée contre les Béotiens,
et furent tuteurs de son fils Périclès et Ariphron, fils de
Xantippe, qui étaient ses proches parents. On dit, et e�
vrai, que l'amitié et bienveillance de Socrate servit beau­
coup à la gloire d' Alcibiade ; et qu'il soit ainsi, il appert
par ce que de Nicias, de Démo�hène, de Lamachus, de
Phormion, de Thrasybule et de Théramène, qui tous
furent grands et renommés personnages de son temps,
on ne sait pas seulement comme leurs mères avaient nom
et, au contraire, nous trouvons jusques à la nourrice
même d'Alcibiade, qu'elle était Lacédémonienne, et
qu'elle s'appelait Amycla, et que son pédagogue se nom­
mait Zopire, ainsi comme Anti�hène a écrit l'un et
Platon l'autre1 •
II. Or, quant à sa beauté, à l'aventure n'e�-il plus
besoin d'en rien dire ; toutefois si en dirai-je cela seule­
ment en passant, qu'elle se maintint toujours florissante
en son enfance, en son adolescence, et encore après qu'il
fut devenu homme parfait, de manière qu'elle le rendit
plaisant et agréable par toutes les saisons de son âge ; car
ce que dit Euripide en un passage, « Q!!e de tous les beaux
» l'arrière-saison e� encore belle » 2 , n'e� pas universel­
lement véritable, mais e� cela propre et particulier à
Alcibiade avec bien peu d'autres, pour la parfaitement
belle et bonne température de sa personne. On dit davan­
tage qu'il avait la langue un peu grasse, ce qui ne lui
seyait pas mal, mais donnait une certaine grâce naïve et
attrayante à son parler ; de quoi Ari�ophane même fait
mention en un passage, où il se moque d'un Théolus, en
contrefaisant la prononciation de ceux qui parlent gras :
Regalde-moi Theolus en la face,
Ce me disait, avec sa langue grasse,
De Clinias le fils qui ei!t si beau ;
Il a, vois-tu, la tête d'un colbeau.
Son parler gras lui a certainement
Fait rencontrer ce coup-là vraiement•.

Et Archippus, un autre poète, se moquant aussi du fils


d' Alcibiade, dit aussi :
420 ALCI BIADE

Afin qu'à ceux qui l e voyent i l semble,


Qye de tout point à son père il ressemble,
Il va traînant sa robe par la place
En cheminant d'une allure mollace,
Et contrefait, mettant son parler hors,
La langue grasse, et porte le cou tors•.

III. �ant à ses mœurs, elles se changèrent et tour­


nèrent avec le temps par plusieurs fois, et ne s'en faut
pas ébahir, vu les grandes fortunes et les divers accidents
où il se trouva depuis; mais entre plusieurs grandes
passions auxquelles il était sujet de sa nature, l'ambition
de vouloir en toutes choses avoir le dessus, et être par­
tout le premier, était la plus forte et la plus véhémente
qui fût en lui, comme il appert par quelques faits et dits
notables de son enfance, que l'on a recueillis par mémoire.
Comme un jour qu'il se battait à la lutte, il se trouva
d'aventure fort pressé par son compagnon, et en grand
danger d'aller par terre; mais il fit tant, qu'il approcha de
sa bouche le bras de celui qui l'étreignait, et le mordit
si serré, qu'il semblait qu'il lui voulût manger la main.
L'autre, se sentant ainsi mordre, lâcha incontinent sa
prise, et lui dit : « �oi ? tu mords comme une femme,
» Alcibiade. - Non fais, répondit-il, mais comme un
» lion. » Une autre fois, étant encore petit garçonnet, il
jouait avec quelques autres siens compagnons au jeu des
osselets au beau milieu d'une rue, et quand ce vint à son
tour à jeter les osselets, il survint d'aventure un chariot
chargé; il pria le charretier qui le conduisait d'attendre
un peu que son jeu fût achevé, parce que les osselets
étaient tombés justement en la place par où il fallait que
le chariot passât. Le charretier fut si mal gracieux, qu'il
n'en voulut rien faire, et ne laissa pas pour ses prières
de chasser ses chevaux, de manière que les autres enfants
se fendirent pour le laisser passer; mais Alcibiade se jeta
tout de son long emmi la place au-devant du chariot, et
dit au charretier qu'il passât donc ainsi s'il voulait. Le
charretier tout effrayé retira incontinent ses chevaux en
arrière; et les voisins, qui aperçurent cela, accoururent
tout éperdus cette part, en criant.
IV. Depuis, quand on commença à le faire apprendre,
il obéit volontiers à tous autres maîtres qui lui voulurent
enseigner quelque chose, excepté qu'il dédaigna d'ap­
prendre à jouer des flûtes, disant que ce n'était point
ALCIBIA D E 42 r

artifice honnête, ni digne d'un gentilhomme, parce,


disait-il, que l'usage de la viole et de l'archet5 ne gâte
rien, ni de la contenance, ni de la forme de visage conve­
nable à un gentilhomme; là où, quand on souffle dans
une flûte, le visage s'en altère et s'en change si fort, que
ses plus familiers ne le peuvent à peine pas reconnaître.
Davantage la lyre ni la viole n'empêchent point celui qui
en joue de chanter et de parler en jouant; là où la flûte
ferme tellement la bouche de celui qui en joue, qu'elle
lui ôte non seulement la parole, mais aussi la voix.
« Pourtant, disait-il, laissons jouer de la flûte aux enfants
» des Thébains qui ne savent parler; car nous autres,
» Athéniens, ainsi que nous enseignent nos pères, avons
» pour proteB:eurs et patrons de notre pays la déesse
» Pallas et le dieu Apollon, dont l'une anciennement,
» comme l'on dit, jeta la flûte, et l'autre écorcha le flû­
» teur. » Ainsi Alcibiade, alléguant ces raisons, partie en
jeu et partie à bon escient, non seulement se déporta
d'apprendre à jouer des flûtes, mais en détourna aussi
semblablement ses compagnons; car ce propos courut
incontinent de main en main parmi les jeunes enfants,
que Alcibiade, avec bonne raison, haïssait et méprisait le
jeu des flûtes, et se moquait de ceux qui en apprenaient;
tellement qu'il en advint que depuis cet artifice, fut à
Athènes mis hors du nombre des arts honnêtes et exer­
cices libéraux, et en fut la flûte deshonorée et tenue pour
instrument infâme.
V. Au reste, on trouve écrit dans le libelle diffamatoire
qu'un Antiphon composa contre Alcibiade, qu'étant
encore enfant, il s'enfuit de la maison de ses tuteurs en
celle de Démocrate, l'un de ses amoureux, et que Ari­
phron, l'un de ses tuteurs, fut d'avis de le faire crier par
la ville, mais que Périclès l'en engarda, disant que, si
d'aventure il était mort, ils ne le sauraient que d'un jour
plus tôt par la criée, et s'il était vivant, que le demeurant
de sa vie en serait si deshonoré, qu'il vaudrait mieux
pour lui qu'il eût du tout été perdu. Il lui reproche davan­
tage qu'il avait tué d'un coup de bâton, dans le parc, à la
lutte de Sibyrtius, un des serviteurs qui avaient charge de
le suivre partout; mais il n'est à l'aventure pas bien rai­
sonnable d'ajouter foi à tout ce que dit un qui confesse
l'injurier expressément, pour inimitié qu'il avait encontre
lui.
ALCIBIADE

VI. O r y eut-il incontinent plusieurs gens de qualité


et d'apparence qui se rangèrent autour de lui à le caresser
et tâcher d'acquérir sa bonne grâce, tous lesquels don­
naient assez évidemment à connaître qu'ils le suivaient
pour l'excellente et singulière beauté qui était en lui,
excepté Socrate seul, l'amour duquel porte grand témoi­
gnage que l'enfant était bien né à la vertu, laquelle lui
apercevant reluisant à travers la beauté corporelle de
son visage, et craignant les richesses, la dignité et l'auto­
rité, et le grand nombre de poursuivants qui étaient
après, tant des principaux personnages de la ville que des
étrangers, tâchant à le gagner par flatterie et par tous
attraits de plaisir, se voulut entremettre de le défendre,
et ne souffrit point qu'une si belle plante perdît ou gâtât
son fruit en sa fleur. Car jamais la fortune ne rempara
ni n'environna tant homme par le dehors de ce que com­
munément l'on appelle ses biens, pour empêcher que la
philosophie n'y atteignît avec ses remontrances libres,
sévères et poignantes au vif, comme Alcibiade fut au
commencement assiégé de délices, et enfermé de ceux
qui lui subministraient tous plaisirs et toutes voluptés,
afin de le divertir qu'il ne voulût point écouter les propos
de celui qui le voulait instruire de son bien et l'enseigner;
et néanmoins, pour la bonté de sa nature, encore con­
nut-il Socrate, et l'approcha de soi, repoussant et écartant
ses autres riches et puissants amoureux ; si se le rendit
incontinent familier; et, après avoir ouï ses discours, qui
n'étaient point devis d'homme qui allât cherchant aucune
volupté déshonnête, ni qui demandât à baiser ni à tou­
cher, mais qui lui remontrait et reprenait les imperfec­
tions qui étaient en son âme, et lui rabaissait son orgueil
et son outrecuidance, adonc comme l'on dit en commun
proverbe,
li baissa l 'aile, ainsi comme le coq .
Q!!i va fuyant de la joute le choc• ;

Et estima que toute la poursuite et l'affeél:ion de Socrate


envers les jeunes gens était à la vérité une entremise des
dieux, et un moyen dont ils usaient envers ceux qu'ils
voulaient préserver et mettre en voie de salut.
VII. Si commença à se mépriser soi-même, et à l'avoir
en admiration, prenant plai sir aux caresses qu 'il lui faisait,
et néanmoins portant révérence à sa vertu , de manière
ALCIBIADE

qu'il ne se donna garde qu'il eût formé en son cœur une


image d'amour, ou plutôt, comme dit Platon7 , un
contr'amour, c'est-à-dire un amour sain et honnête ;
tellement que tout le monde s'émerveillait de le voir
ordinairement boire et manger, jouer, lutter et loger à la
guerre avec Socrate, et au contraire rudoyer ses autres
amoureux, sans qu'ils pussent avoir aucune bonne chère
de lui, et même se porter outrageusement envers aucuns,
comme il fit un jour envers Anytus, fils d'Anthémion;
car il était un de ceux qui l'aimaient, et, comme il fit un
festin à quelques siens amis étrangers, qui l'étaient venus
voir, il y convia Alcibiade aussi, lequel refusa d'y aller,
et, étant demeuré à faire bonne chère en sa maison avec
quelques siens compagnons, après avoir bien bu, il s'en
alla folâtrer chez Anytus, là où, s'arrêtant à la porte de
la salle, il vit la table et le buffet tout couverts de vaisselle
d'or et d'argent, et commanda à ses serviteurs qu'ils en
allassent prendre la moitié, et la portassent en sa maison ;
mais au reste ne daigna pas entrer dedans, et, cela fait,
s'en retourna. Les étrangers qui étaient au festin trou­
vèrent ce tour bien étrange, et dirent qu'il s'était fort
outrageusement et superbement porté envers Anytus.
« Mais bien gracieusement, leur répondit Anytus, car de
» ce qu'il pouvait tout emporter, il nous en a laissé la
» moitié. »
VIII. Il en faisait autant, et traitait tout de même les
autres qui étaient aussi amoureux de lui, excepté un
étranger qui s'était venu habiter à Athènes, et, étant
pauvre, comme l'on dit, vendit tout ce qu'il avait, dont
il fit jusques à la somme de cent statères8 qu'il lui apporta
et le pria de les prendre. Alcibiade s'en mit à rire, et,
étant bien aise d'avoir connu sa bonne volonté, le pria
de souper avec lui, là où il le traita bien, et lui fit bonne
chère, puis après souper lui rendit son argent, et lui com­
manda que le lendemain il ne faillît pas à se trouver au
lieu où l'on baillait les fermes publiques au plus offrant,
et qu'il y mît enchère par-dessus tous les autres. Le
pauvre homme s'en voulut excuser, disant que les fermes
étaient trop grosses r our lui. Mais Alcibiade le menaça
de le faire fouetter, s il ne le faisait ; car outre ce qu'il lui
voulait faire plaisir, il avait encore quelque pique parti­
culière à l'encontre des fermiers ordinaires. Le lendemain
au matin, l'étranger se trouva sur la place, au lieu où
A LCI B I A D E
l'on étroussait les fermes, e t y mit u n talent d'enchère, de
quoi les autres fermiers furent bien courroucés, et, se
bandant ensemble contre lui, requirent qu'il eût à
nommer promptement son répondant en pensant qu'il ne
trouverait jamais qui le voulût cautionner. L'étranger se
trouva bien empêché, et commençait déjà à se tirer
arrière, quand Alcibiade cria de loin tout haut aux offi­
ciers qui présidaient à cette enchère : « C'est moi qui
» réponds pour lui; écrivez-moi, car c'est l'un de mes
» amis. » Les fermiers, oïant cela, ne surent plus que
dire ni que faire, parce que, ayant toujours accoutumé
de payer les fermes des années précédentes à l'aide des
subséquentes, ils se voyaient privés de ce moyen de
s'acquitter envers le public, et, ne trouvant autre
meilleur expédient, le prièrent de prendre une pièce
d'argent, pour se départir de son marché. Mais Alcibiade
ne voulut pas qu'il en prît moins d'un talent, ce qu'ils lui
baillèrent; et alors il lui permit de s'en départir. Ainsi
fut-il cause de ce gain à ce pauvre étranger.
IX. Or donc, l'amour de Socrate, encore qu'il eût
plusieurs grands et puissants adversaires, arrêtait aucune­
fois Alcibiade pour la gentillesse de sa nature, par le
moyen des beaux discours et bonnes remontrances qu'il
lui faisait, dont les raisons lui touchaient le cœur au vif,
et l'émouvaient jusques à lui faire venir les larmes aux
yeux; mais quelquefois aussi, se laissant aller aux allè­
chements des flatteurs, qui lui subministraient tous plai­
sirs et toutes voluptés, il échappait à Socrate, et fallait
qu'il courût après pour le reprendre, comme un esclave
qui s'en serait fui de la maison de son maître; car il n'y
avait que celui-là seul qu'il craignît et auquel il portât
révérence, méprisant tous les autres au demeurant.
Auquel propos le philosophe Cléanthe soulait dire qu'il
ne tenait que par les oreilles le jeune enfant dont il était
amoureux, et qu'au contraire il donnait à ses concurrents
beaucoup d'autres prises auxquelles lui ne voulait point
toucher, voulant entendre le boire et le manger et autres
plaisirs déshonnêtes; car, à dire la vérité, Alcibiade était
de lui-même assez facile à tirer aux voluptés, et est à
l'aventure ce que Thucydide a voulu di re, quand il écrit
qu'il était désordonné en son vivre ordinaire, quant à sa
personne; mais toutefois ceux qui le gâtaient s'attachaient
plutôt à son ambition et à sa cupidité de gloire, lui
ALCIBIADE
mettant e n tête qu'il devait entreprendre toutes grandes
choses avant qu'il en fût temps, et lui faisant accroire
que sitôt qu'il commencerait à s'entremettre du gouver­
nement des affaires, non seulement il obscurcirait et
effacerait tous les autres gouverneurs, mais aussi sur­
monterait la réputation, l'autorité et la puissance de
Périclès entre les Grecs. Ainsi, ni plus ni moins que le fer,
amolli et fondu par la force du feu, se rendurcit de rechef
par le froid et se resserre en soi-même; aussi étant Alci­
biade enflé de vanité et de présomptueuse opinion de soi,
toutes et quantes fois que Socrate venait à le prendre,
il le resserrait par ses remontrances, et le rangeait de
sorte qu'il le rendait bas et humble quand il venait · à
reconnaître combien de choses lui défaillaient, et combien
il était loin de la vraie vertu.
X. Mais un jour, étant déjà sorti hors de son enfance,
il entra en une école de grammaire, et demanda au maître
quelque livre d'Homère. Le maître lui répondit qu'il
n'en avait pas un; il lui donna un soufflet et s'en alla.
Un autre grammairien lui dit quelque autre fois qu'il
avait Homère corrigé de sa main; Alcibiade lui répliqua :
« Et comment t'amuses-tu à enseigner les premières
» lettres aux petits enfants, si tu es suffisant pour cor­
» riger Homère, et que ne te mets-tu plutôt à montrer
» aux jeunes hommes ? » Une autre fois, voulant parler
à Périclès, il alla battre à sa porte; on lui répondit qu'il
n'avait pas loisir de parler à lui, parce qu'il était empêché
à penser à part soi comment il rendrait ses comptes aux
Athéniens. « Comment, dit-il, en s'en allant, ne vau­
» drait-il pas mieux qu'il pensât comment il pourrait
» faire qu'il n'en rendît du tout point ? »
XL Au reste, étant encore jeune garçon, il fut au
voyage de Potidée, là où il logea toujours avec Socrate
et l'eut toujours à ses côtés en toutes les rencontres et
escarmouches où il se trouva, entre lesquelles il y en eut
une fort âpre, où ils se portèrent tous deux très bien, et
y fut Alcibiade blessé; mais Socrate se jeta au-devant
de lui pour le couvrir, et le secourut si bien à la vue de
tout le monde, qu'il le sauva, lui et ses armes, qu'ils ne
vinssent en la puissance des ennemis. Si était selon le
droit et la raison le prix d'honneur de ce combat dû,
sans aucun doute, à Socrate ; mais toutefois les capitaines
désiraient l'adjuger à Alcibiade, parce qu'il était de
ALCIBIADE

grande e t noble maison; e t Socrate, voulant augmenter


et aiguiser sa convoitise d'honneur et de gloire en choses
honnêtes et louables, fut le premier qui témoigna qu'il
l'avait mérité, et qui pria les capitaines de lui adjuger
la couronne et le harnais complet.
XII. Depuis, en la bataille de Délion, les Athéniens
ayant été rompus et défaits, Socrate se retirait avec peu
d'autres à pied. Alcibiade, qui était à cheval, l'ayant
trouvé, ne voulut point passer outre, mais l'accompagna
et le défendit contre une troupe d'ennemis qui le pour­
suivaient et en tuaient plusieurs de sa compagnie; mais
cela fut quelque temps après. Et auparavant il donna un
soufflet à Hipponicus, père de Callias, qui était l'un des
plus grands et des plus puissants hommes de la ville,
tant pour la noblesse de sa maison, que pour ses biens
et sa richesse, et ne le fit point par courroux ni pour
aucune querelle qu'il eût à démêler avec lui, mais de
gaieté de cœur pour une gageure qu'il avait faite avec
ses compagnons. Cette insolence fut incontinent semée
et divulguée par toute la ville, et n'y avait celui, comme
l'on peut penser, qui ne trouvât le fait fort mauvais;
mais le lendemain matin, il s'en alla en sa maison, et
battant à la porte, entra dedans et se dépouilla devant
lui, en lui abandonnant son corps à fouetter et châtier
à son plaisir. Hipponicus lui pardonna et lui remit tout
son courroux, et depuis lui donna en mariage sa fille
Hipparète; toutefois aucuns disent que ce ne fut pas
Hipponicus qui la lui donna, mais Callias, son fils, avec
dix talents de douaire. Mais depuis, au premier enfant
qu'elle fit, il en demanda dix autres, disant qu'il lui avait
été ainsi promis par son contrat de mariage, s'il advenait
que sa femme eût enfants. Mais Callias, craignant que
ce ne fût une occasion cherchée pour l'aguetter et le
faire mourir, afin d'avoir ses biens, déclara publique­
ment au peuple, qu'il le faisait son héritier universel de
tous ses biens, s'il advenait qu'il décédât sans hoirs sortis
de son corps.
XIII. Cette dame Hipparète étant honnête et gardant
loyauté à son mari, eut dépit du tort qu'il lui faisait,
d'entretenir plusieurs folles femmes, tant de la ville
même que des étrangères, tellement qu'elle sortit de sa
maison, et s'en alla chez son frère. Alcibiade ne s'en
soucia point, ni n'en fit autre compte, sinon qu'il la
A LCI B I A D E

pria qu'elle portât elle-même la déclaration des causes


de son divorce au magistrat, et qu'elle ne les y envoyât
point par autre personne interposée. Parquoi y étant
elle-même allée pour se faire départir d'avec lui, selon
que la loi l'ordonnait, Alcibiade, qui s'y trouva aussi, la
saisit au corps et l'emporta à travers la place jusques en
sa maison, sans que personne s'osât entremettre de l'en
empêcher ni la lui ôter; elle y demeura jusques à sa mort,
qui fut bientôt après, pendant un voyage que fit Alci­
biade en la ville d'Éphèse. Cette force ne fut point
trouvée du tout illicite ni inhumaine, parce qu'il semble
que c'était l'occasion pour laquelle la loi voulait, que la
femme qui voulait faire divorce avec son mari, allât elle­
même en public devant le juge en exposer les causes,
afin que le mari eût moyen de parler avec elle et tâcher
à la retenir.
XIV. Il avait un chien beau et grand à merveille,
qui lui avait coûté sept cents écus9 ; il lui coupa la queue,
qui était la plus belle partie qu'il eût; de quoi ses fami­
liers le tancèrent fort, disant qu'il avait donné à parler
à tout le monde, et que chacun le blâmait fort d'avoir
ainsi diffamé un si beau chien. Il ne s'en fit que rire, et
leur dit : « C'est tout ce que je demande; car je veux
» que les Athéniens aillent caquetant de cela, afin qu'ils
» ne disent rien pis de moi. »
XV. Au demeurant, il se dit que sa première entrée
à parler en public, et à se mêler des affaires, fut par une
donation d'argent qu'il fit au public ; non qu'il eût de
longue main projeté de ce faire; mais un jour, en pas­
sant de cas d'aventure par la place, il entendit un
grand bruit du peuple, et demanda ce que c'était ; on lui
dit que c'était de l'argent que quelques particuliers
avaient donné à la chose publique; adonc il se tira en
avant, et en offrit aussi du sien. Le peuple en fut si aise,
qu'il se prit à crier et à battre des mains, 12ar une manière
de remercîment, dont il fut si joyeux, qu'il oublia d'avoir
sous sa robe, en son sein, une caille, laquelle eut peur
du bruit, et s 'envola. Le peuple s'écria, et fit encore
plus de bruit que devant; et y en eut plusieurs qui se
levèrent de leurs places pour courir après, si qu'elle fut
reprise par un pilote de navire, nommé Antiochus, qui
la lui rebailla, à l'occasion de quoi il fut depuis fort
aimé d' Alcibiade.
ALCIBIA D E

XVI. Mais encore que la noblesse de sa maison, sa


richesse, sa prouesse et le grand nombre de ses parents
et amis lui donnassent grande ouverture pour se pousser
en avant au gouvernement des affaires, si n'y avait-il
rien de quoi il désirât plus se faire valoir envers le
peuple, que de la grâce de son éloquence. Car qu'il soit
vrai qu'il ait été très éloquent, les poètes comiques le
témoignent, et, outre cela, le prince des orateurs, Démos­
thène, en l'oraison qu'il a faite à l'encontre de Midias,
où il dit qu'Alcibiade, entre autres qualités, avait été
très éloquent. Et si nous ajoutons foi à Théophraste,
plus curieux de rechercher telles choses, et plus versé en
histoires que nul autre philosophe, il a écrit qu'Alcibiade
était autant ou plus aigu et ingénieux pour inventer et
imaginer ce qui était bon à dire, que nul autre de son
temps. Ce néanmoins quelquefois, en cherchant non
seulement ce qu'il fallait dire, mais aussi comment et en
quels termes il était meilleur de le dire, et, ne le pouvant
pas rencontrer assez promptement, il rétivait, et demeu­
rait tout au court sans mot dire au milieu de son propos,
ne trouvant pas à main les paroles telles comme il les
demandait jusques à ce qu'il y eût un peu pensé, et
qu'il fût retourné en sa mémoire.
XVII. La dépense aussi qu'il faisait à nourrir che­
vaux, pour courir aux jeux de prix, était fort renommée,
non seulement parce qu'il en avait toujours des plus
vites, mais aussi pour le nombre des chariots qu'il entre­
tenait; car il n'y eut onques homme privé, ni roi même,
qui envoyât aux jeux Olympiques sept chariots équipés
pour courir, comme il fit, ni qui en une même course
ait emporté le premier prix, le second et le quatrième,
comme dit Thucydide, ou, comme le met Euripide, le
troisième; car cela surmonte en splendeur et en gloire
la magnificence de tous ceux qui s'en sont onques mêlés.
Le lieu où Euripide l'écrit est un cantique qu'il composa
à sa louange, disant :
Je veux pour ton nom exalter,
Tes louanges en vers chanter,
Fils de Clinias. La viétoire
Est belle chose, et grande gloire,
Mais sur toutes la tienne est telle,
Q!!'onques Grec n'en eut de si belle :
Car tes chariots magnifiques
ALCIBIADE

Ont gagné aux jeux Olympiques


Le premier, second et tiers prix
De la course. Et sans travail pris
En a ton chef de gloire orné
Par deux fois été couronné
D'olivier, et toi clair et haut
Proclamé par voix de héraut,
Vainqueur de tous les concurrents
Qyi étaient venus sur les rangs••.

XVIII. Mais encore lui fut cet honneur plus illustre


et plus reluisant par l'affeétion de lui gratifier que les
villes montrèrent envers lui à l'envi les unes des autres ;
car les Éphésiens lui dressèrent une tente fort richement
et magnifiquement accoutrée ; ceux de Chio lui four­
nirent vivres pour ses chevaux, avec force moutons et
autres animaux propres à faire sacrifice ; ceux de Lesbos
lui envoyèrent du vin et d'autres provisions de vivres,
pour lui aider à soutenir la grande dépense qu'il faisait
à tenir maison ouverte, et fêtoyer grand nombre de gens
ordinairement. Toutefois la calomnie, qu'on lui mit
sus, ou bien la male-foi dont il usa en cette magnificence,
donna matière de parler de lui encore plus que j amais.
Car on dit qu'il y avait à Athènes un personnage nommé
Diomède, lequel au demeurant n'était point mauvais
homme, et était ami d'Alcibiade, et désirait une fois en
sa vie pouvoir emporter le prix de ces jeux Olympiques.
Il fut averti que les Argiens avaient un chariot bien
équipé, qui appartenait à leur chose publique ; par quoi
sachant qu'Alcibiade pouvait beaucoup en la ville
d'Argos, à cause qu'il y avait plusieurs amis, il le pria
de vouloir acheter ce chariot pour lui. Alcibiade l'acheta ;
mais il se l'attribua à soi-même, sans avoir égard à Dio­
mède, qui s'en désespérait, et appelait les dieux et les
hommes à témoin du tort qu'Alcibiade lui faisait, et
semble qu'il y eut procès intenté sur cela ; car Isocrate a
écrit un plaidoyer et oraison en la défense d'Alcibiade
étant encore enfant, touchant un couple de chevaux.
Toutefois en ce plaidoyer-là la partie adverse est nommée
Tisias, et non pas Diomède.
XIX. Au reste, sitôt qu'il se fut jeté aux affaires de
la chose publique, étant encore fort j eune, il effaça incon­
tinent tous les autres orateurs et entremetteurs du gou­
vernement, excepté deux seulement qui lui firent tête ;
AL CIBIA D E

l'un fut Phéax, fils d'Érasistrate, e t l'autre Nicias, fils


de Nicératus, desquels Nicias était déjà homme d'âge,
et avait déjà acquis réputation de très bon capitaine, et
Phéax commençait encore à venir en avant ; comme lui
étant bien de bonne et noble maison, mais ayant au
demeurant faute de plusieurs choses, et notamment entre
autres, d'éloquence, parce qu'il était plus propre à deviser
et disputer en privé, qu'à plaider et haranguer en matière
contentieuse publiquement devant le peuple, ayant,
comme dit Eupolis,
Parole assez, mais d'éloquence point 1 1 •
L'on trouve encore une harangue écrite à l'encontre
d' Alcibiade par ce Phéax, en laquelle, entre autres
charges, il y a qu'Alcibiade se faisait ordinairement
servir en sa maison des ustensiles d'or et d'argent qui
appartenaient à la chose publique, et que l'on avait
accoutumé de porter par magnificence aux processions
publiques, et qu'il en usait ni plus ni moins que s'ils
eussent été siens.
XX. Or y avait-il lors à Athènes un nommé Hyper­
bolus, natif du bourg de Périthoïde, duquel Thucydide
même fait mention comme d'un méchant homme, ser­
vant de sujet à toutes les piqûres et les moqueries des
poètes comiques de ce temps-là ; mais il était si déhonté,
et se souciait si peu de bruit qu'on lui donnât, qu'il ne
lui chalait d'être vitupéré12 , ni ne se mouvait aucunement
pour chose que l'on dît de lui, ce qu'aucuns appellent
hardiesse et fermeté de courage, là où ce n'est que vraie
impudence, mauvaiseté effrontée, et désespérée méchan­
ceté. Il ne plaisait à personne ; mais le menu peuple s'en
servait bien souvent, quand il voulait p iquer, injurier
ou calomnier les personnages de qualité. Si était le
peuple à la suscitation et suasion de cet H yperbolus prêt
et appareillé de procéder, par la pluralité des voix, au
banrussement de l'ostracisme, par lequel il avait accou­
tumé de bannir et de chasser hors de la ville, pour quelque
temps, celui des citoyens qui semblait être plus apparent
que les autres en crédit, autorité et puissance, plus pour
contenter leur envie que pour remédier à leur crainte.
Et, parce qu'il était tout évident que l'un d'eux trois
ne faudrait pas d'être banni, Alcibiade trouva moyen
d'assembler en un toutes leurs trois ligues ; et, en ayant
ALCIBIA D E

conféré et communiqué avec Nicias, fi t tourner le sort


du bannissement sur Hyperbolus même, qui l'avait mis
en avant. Les autres disent que ce ne fut pas avec Nicias
qu'il en communiqua, mais avec Phéax, et que, joignant
sa bande avec celle de Phéax, il fit chasser Hyperbolus,
qui ne se doutait de rien moins, parce que jamais homme
de petite qualité ni de peu d'autorité ne tombait en la
peine de ce bannissement, ainsi que Platon, le poète
comique, le témoigne en un passage, où il parle de cet
Hyperbolus, disant :
O!,ioique ses mœurs ayant en vérité
Cela et pis ju§tement mérité,
Tant e§t que lui, personne de si vile
Condition, et de race servile,
N'en était pas digne : car inventé
Pour telles gens n'a l'o§tracisme été 1 1 •

XXI. Mais, quant à ce propos, nous en avons parlé


r.lus amplement ailleurs ; et, pour retourner à Alcibiade,
il n'était moins fâché de la bonne réputation que Nicias
avait envers les étrangers et les ennemis, que de l'hon­
neur que lui faisaient ses citoyens. Car il était hôte public
des Lacédémoniens, qui logeaient tous chez lui, quand ils
venaient à Athènes, et avait fait tout le meilleur traite­
ment qu'il avait pu à leurs prisonniers, qui avaient été
pris devant le fort de Pyle ; et depuis, ayant été la paix,
moyennant laquelle ils recouvrèrent leurs prisonniers,
traitée par l'entremise et sollicitation de Nicias principa­
lement, ils l'en aimèrent encore plus que jamais ; et cou­
rait le bruit par toute la Grèce, que Périclès avait allumé
la guerre entre eux, et Nicias l'avait éteinte, de sorte qu'il
y en avait qui appelaient cette paix Nicium, comme qui
dirait le chef-d'œuvre de Nicias. De quoi Alcibiade étant
marri, et lui en portant envie, proposa de rompre
l'appointement comment que ce fût, et pour ce faire tout
premièrement, étant bien assuré que les Argiens, pour
la haine et envie qu'ils portaient à ceux de Sparte, ne
cherchaient que moyen et occasion de soi départir d'avec
eux, il leur donna secrètement espérance de l'alliance et
ligue des Athéniens, et les exhorta de ce faire, tant par
lettres que de bouche, en parlant avec ceux qui avaient
et autorité et crédit envers le peuple, leur remontrant
qu'ils ne devaient point craindre les Lacédémoniens ni
ALCIBIADE

leur céder aucunement, mais se tourner du côté des


Athéniens, lesquels se repentiraient bientôt de l'accord
qu'ils avaient fait, et le rompraient avec eux.
XXII. Et depuis, ayant ceux de Lacédémone fait
alliance avec les Béotiens, et rendu aux Athéniens la ville
de Panaél:e, non en son entier, comme ils devaient par le
traité, mais toute démolie et détruite, lui, voyant que le
peuple en était fort indigné, l'aigrit et irrita encore davan­
tage, et quant et quant en même temps embrouilla Nicias,
le mettant en la male-grâce du peuple, et le chargeant de
choses où il y avait quelque apparence, qu'il n'avait
jamais voulu, étant capitaine, aller prendre et forcer les
Lacédémoniens, qui étaient enfermés en l'île de Sphac­
terie, et que, encore depuis, quand ils avaient été pris à
force par d'autres, il avait trouvé moyen de les faire
délivrer, et les renvoyer chez eux, pour gratifier à ceux de
Lacédémone. Davantage qu'étant leur ami, il ne s'était
pas mis en devoir de leur dissuader qu'ils ne fissent ligue
offensive et défensive avec les Béotiens et les Corinthiens ;
et au contraire que s'il y avait aucun peuple de la Grèce
qui eût envie de devenir ami et allié des Athéniens, il
s'efforçait de l'empêcher, s'il ne plaisait aux Lacédé­
moniens.
XXIII. Ainsi étant Nicias en la male-grâce du peuple,
pour les causes et raisons susdites, il arriva par cas
d'aventure, sur ces entrefaites, des ambassadeurs de
Lacédémone, lesquels, à leur arrivée, tinrent les plus
honnêtes paroles du monde, disant avoir plein pouvoir et
entière puissance d'accorder et appointer tous différends
avec toutes raisonnables et équitables conditions. Le
sénat les ouït et reçut fort volontiers, et se devait le
peuple assembler en conseil le lendemain, pour leur
donner audience ; ce que Alcibiade craignant, fit tant
qu'il parla à ces ambassadeurs à part, et leur dit : « Q!!e
» faites-vous, seigneurs Spartiates ? ne savez-vous pas
» que le sénat a toujours accoutumé de se p orter modé­
» rément et gracieusement envers ceux qui ont à beso­
» gner et traiter avec lui, et que au contraire le peuple de
» sa nature est hautain, et convoiteux de toutes grandes
» choses ? Si donc vous lui allez de prime face donner à
» entendre que vous soyez ici venus ayant plein pouvoir
» de traiter librement avec lui de toutes choses, ne
» pensez-vous pas qu'il vous voudra forcer et contraindre
ALCIBIADE 43 3
» d'autorité à lui oél:royer tout ce qu'il vous demandera ?
» Pourtant, seigneurs ambassadeurs, si vous voulez avoir
» raison des Athéniens, et qu'ils ne vous contraignent
» à leur concéder iniquement aucune chose contre votre
» volonté, je vous conseille que, laissant un peu arrière
» cette simplicité, vous proposiez seulement, comme par
» manière d'ouverture, quelques conditions et articles
» équitables de paix, sans autrement dire que vous ayez
» entier pouvoir de rien accorder ; et de ma part, je vous
» y aiderai en faveur des Lacédémoniens. » Et en leur
disant cela, il leur jura et donna sa foi qu'il le ferait ainsi,
tellement qu'il les détourna de la confiance qu'ils avaient
en Nicias, et les gagna, de manière qu'ils ne croyaient
en autre homme qu'en lui, s'émerveillant grandement
de son bon sens et de la vivacité de son entendement,
comme d'un personnage de grande et singulière excel­
lence. Le lendemain au matin, fut le peuple assemblé en
conseil pour les ouïr, et les ambassadeurs introduits en
l'assemblée ; là où Alcibiade leur demanda tout douce­
ment ce qu'ils étaient venus faire ; ils répondirent qu'ils
étaient venus pour faire quelque ouverture de paix, mais
qu'ils n'avaient point de pouvoir de rien arrêter. Adonc
commença Alcibiade à crier après eux en colère, comme
si c'eussent été eux qui lui eussent fait grand tort et non
pas lui à eux, en les appelant hommes déloyaux, incons­
tants et variables, et qui n'étaient venus pour faire ni
pour dire chose quelconque qui valût. Le sénat même
s'en courrouça à eux, et le peuple les rabroua bien rude­
ment ; de quoi Nicias se trouva si honteux et si confus
qu'il ne sut que dire d'un si soudain changement, ne
sachant rien de la tromperie et malice dont avait usé
Alcibiade.
XXIV. Ainsi furent renvoyés les ambassadeurs lacédé­
moniens sans rien faire, et Alcibiade élu capitaine, lequel
attira incontinent à l'alliance d'Athènes les Argiens,
Éliens et Mantiniens. Et combien que personne n'ap­
prouve le moyen qu'il tint pour advenir à ces fins, si
fut-ce un grand exploit fait à lui, que de diviser et
ébranler ainsi tout le Péloponèse, et de mettre en bataille
si grand nombre de combattants contre les Lacédémo­
niens, comme il fit devant la ville de Mantinée, et éloi­
gner si loin d'Athènes les malheurs de la guerre et le hasard
de la bataille, en laquelle les Lacédémoniens ne pouvaient
434 A L CIBIA D E

guères profiter s'ils gagnaient, e t s'ils la perdaient, i l


était bien difficile qu'ils pussent sauver leur ville même
de Sparte.
XXV. Or, après cette bataille de Mantinée, les mille
hommes d'ordonnance qui étaient soudoyés aux dépens
du public, tant en paix qu'en guerre, dans la ville d'Ar­
gos, estimant leur occasion être venue, essayèrent d'ôter
l'autorité souveraine à la commune, et se faire seigneurs
de la ville. A quoi faire les Lacédémoniens qui y sur­
vinrent leur aidèrent, et abolirent le gouvernement popu­
laire ; toutefois le peuple tantôt après14 reprit les armes, et
fut le plus fort. Et Alcibiade, qui y arriva tout à point,
assura leur viél:oire, et remit sus l'autorité souveraine du
peuple, puis leur persuada de tirer de longues murailles
pour conjoindre leur ville à la marine, afin que plus faci­
lement ils pussent être secourus par mer de la puissance
des Athéniens ; si leur amena d'Athènes même force char­
pentiers, maçons, tailleurs de pierres et autres ouvriers,
et bref montrait, par tous les moyens qu'il pouvait,
avoir affeél:ion très grande au bien de leurs affaires, en
quoi il ne s'acquérait pas moins à soi particulièrement de
grâce et de crédit envers eux, qu'il faisait à sa chose
publique et à son pays.
XXVI. Il persuada semblablement à ceux de Patras de
joindre aussi leur ville à la marine par le moyen des
longues murailles qu'ils tirèrent jusques au bord de la
mer ; et comme quelqu'un leur dit : « 0 pauvres gens de
» Patras, que faites-vous ? les Athéniens vous mange­
» ront », Alcibiade lui répondit : « Il pourrait bien être ;
» mais ce sera petit à petit, et en commençant par les
» pieds ; mais les Lacédémoniens vous dévoreront tout
» à un coup, et en commençant par la tête. » Or combien
qu'Alcibiade allât ainsi fortifiant la ville d'Athènes en
puissance maritime, si ne laissait-il pas pourtant de
conseiller aux Athéniens et les exhorter qu'ils enten­
dissent à s'agrandir aussi du côté de la terre, mais
ramenait souvent en mémoire aux jeunes hommes le ser­
ment qu'on leur faisait prêter au bourg d' Agraule, et les
sommait de l'accomplir par effet : car ils juraient qu'ils
réputeraient les bornes et confins de l'Attique être les
blés, les orges, les vignes et les oliviers : par lequel ser­
ment on leur enseignait à s'attribuer et réputer sienne
toute terre labourable cultivée et qui porte fruit.
ALCIBIADE 435

XX V 11. !\fais parmi ces beaux faits et dits d'Alcibiade,


et avec cette sienne grandeur de courage et vivacité
d'entendement, il y avait de l'autre côté beaucoup de
fautes et d'imperfeB:ions ; car il était trop délicat en son
vivre ordinaire, dissolu en amour de folles femmes, et
désordonné en banquets, trop superflu et efféminé en
habits, parce qu'il allait toujours vêtu de grandes robes
de pourpre, qu'il traînait en se promenant à travers la
place, avec une dépense trop excessive et trop superbe.
Suivant lesquels délits, quant il était en galère, il faisait
ouvrir et fendre le plancher de la poupe, afin qu'il cou­
chât plus mollement, parce que son lit était étendu, non
sur les ais durs, mais suspendu en l'air avec des sangles,
et portait à la guerre un écu doré, sur lequel il n'y avait
aucune enseigne ni devise ordinaire aux Athéniens ; mais
y avait l'image de Cupidon, tenant la foudre en sa main.
Ce que voyant les gens de bien et d'honneur de la ville
d'Athènes, outre ce qu'ils haïssaient toutes ces façons de
faire, et s'en courrouçaient, encore rebutaient-ils son
audace effrénée et son insolence de contemner ainsi les
lois et coutumes de son pays, comme étant indices
d'homme qui aspirait à la tyrannie, et qui voulait tout
renverser sens-dessus-dessous ; mais quant à l'affeél:ion du
commun peuple envers lui, le poète Aristophane donne
bien à entendre quelle elle était, quand il dit :
Il le désire avoir devant ses yeux,
Et si lui est néanmoins odieux.
Et en un autre passage aggravant encore plus la suspicion
que l'on avait de lui, il dit :
Le mieux serait pour la chose publique,
Ne nourrir point de lion tyrannique ;
Mais puisqu'on veut le nourrir, nécessaire
Il est qu'on serve à ses façons de faire".
XXVIII. Car à la vérité les dons gratuits, les libéralités
et dépenses magnifiques qu'il faisait pour donner passe­
temps au peuple, si grandes qu'il n'était possible de plus,
la glorieuse mémoire de ses ancêtres, la grâce de son
éloquence, la beauté de sa personne, la force de corps
et hardiesse, conjointe avec bon sens et expérience du
fait de la guerre, étaient causes que l'on lui permettait
toutes choses, et que les Athéniens enduraient patiem-
ALCI B I A D E
ment toutes ses insolences, e n déguisant et adoucissant
des plus gracieux noms qu'ils pouvaient les fautes qu'il
faisait, les appelant jeux de jeunesse et gentillesse ; comme
quand il retint prisonnier à force en sa maison le peintre
Agatharchus, jusques à ce qu'il lui eût peint tout son
logis ; puis, quand il eut achevé, il le laissa aller avec deux
beaux présents qu'il lui fit ; et qu'il donna un soufflet à
Tauréas, qui fournissait à la dépense d'une bande de
joueurs de comédies, à l'envi de lui, pour emporter l'hon­
neur des jeux ; et qu'il enleva d'autorité une jeune femme
mélienne, qui était entre les prisonniers de guerre, et la
tint pour sa concubine, dont il eut un enfant qu'il fit
nourrir ; car ils appelaient cela œuvre de charité, combien
qu'on le chargeât d'avoir été la cause principale de faire
passer au fil de l'épée tous les pauvres Méliens, excepté
les petits enfants, parce qu'il avait favorisé et suadé le
décret de cette inhumanité, qu'un autre avait proposé. Et,
ayant le peintre Aristophon peint une courtisane nom­
mée Néméa, qui tenait entre ses bras Alcibiade, assis en
son giron, tout le peuple y accourait, et prenait grand
plaisir à voir ce tableau ; mais les gens vieux et sages se
courrouçaient de tous ces atl:es-là, comme de choses
tyranniques et faites contre la modération requise en
bourgeoisie civile.
XXIX. Au moyen de quoi il semble que Archestrate
ne rencontra pas mal à propos, quand il dit que la Grèce
n'eût su endurer deux Alcibiades. Et un jour, ainsi comme
il retournait de l'assemblée du peuple en conseil, où il
avait fort bien harang:ié au gré de l'assistance, et, à cette
cause ayant obtenu ce qu'il prétendait, s'en retournait en
sa maison accompagné d'une grande suite de gens qui le
reconduisaient par honneur, Timon, celui qui fut sur­
nommé Misanthrope, comme qui dirait Loup-Garou, ou
haïssant les hommes, le rencontrant en son chemin, ne
passa point outre, ni ne se détourna point de lui, comme
il avait accoutumé de faire à tous les autres, mais lui alla
au-devant, et, lui touchant en la main, lui dit : « 0 tu
» fais bien, mon enfant, et je t'en sais bon gré, de ce que
» tu vas ainsi croissant en crédit ; car si tu as jamais
» autorité, ce sera au grand mal et à la ruine de tous
» ceux-ci. » Ces paroles inouïes, aucuns des assistants ne
s'en firent que rire ; les autres en dirent injure à Timon,
et les autres les notèrent bien, et y pensèrent plus d'une
ALCIBIADE 437

fois depuis, tant était diverse et différente l'opinion que


l'on avait de lui, pour la variété de sa vie et inégalité de
ses mœurs et de sa nature.
XXX. Or, quant à l'entreprise de la Sicile, il est bien
vrai que les Athéniens avaient déjà commencé de la
convoiter dès le vivant de Périclès; mais toutefois ils n'y
mirent la main qu'après sa mort, sous l'ombre de faire
alliance, et d'envoyer ordinairement du secours aux villes
qui étaient guerroyées et travaillées par les Syracusains ;
ce qui était comme bâtir un pont pour y faire, puis après,
passer une plus grosse et plus puissante armée. Mais celui
qui de tout point leur en enflamma le désir, et qui leur
suada de n'y envoyer plus ainsi peu à peu et par le menu,
mais y aller avec une grosse et bonne armée tout à un
coup, pour la subjuguer et conquérir toute entièrement,
fut Alcibiade, lequel sut si bien dire, que le peuple, à
sa persuasion, se mit en tête de grandes imaginations, et
de lui-même s'en promettait encore davantage; car la
conquête de la Sicile, là où les autres terminaient leur
désir, et fichaient le but de leurs espérances, ne lui était
à lui, sinon un commencement; et au lieu que Nicias, par
ses ordinaires remontrances, divertissait les Athéniens
d'entreprendre la guerre entre les Syracusains, comme
étant entreprise trop difficile de prendre la ville de Syra­
cuse, Alcibiade au contraire se forgeait déjà en son
entendement les conquêtes de Libye et de Carthage, et,
cela conquis, passait de là en Italie et au Péloponèse; de
manière que la Sicile ne servait plus que de fournir vivres
et soude aux autres conquêtes qu'il imaginait. Si furent
incontinent les jeunes hommes d'eux-mêmes élevés en
grande espérance, et écoutaient de grande affeétion les
plus anciens qui leur comptaient merveilles de ce voyage,
tellement que l'on ne voyait autre chose aux lieux publics,
ordonnés pour l'exercice des jeunes gens, et par les por­
tiques publics, que troupes d'hommes assis en rond à
voir tracer en terre et décrire la forme de la Sicile, la
situation de la Libye et de Carthage.
XXXI. Toutefois l'on dit que ni le philosophe
Socrate, ni l'astrologue Méton n'espérèrent jamais rien
de bon de toute cette expédition; l'un par la révélation
de son esprit familier, qui lui prédisait ce qui en était
à advenir, comme il est vraisemblable; et Méton, soit
ou par la crainte qu'il en eut en jugeant l'entreprise
A LCIBIA D E

par discours de raison, ou qu'il eût connu par la divi­


nation de son art qu'il en devait mal advenir, contrefit
le furieux, et, tenant une torche ardente en sa main, fit
semblant de vouloir mettre le feu en sa maison. Les
autres disent qu'il ne contrefit point le furieux, mais que
réellement et de fait il brûla sa maison une nuit, et
que le lendemain au plus matin il s'en alla sur la place
prier et supplier le peuple, qu'en considération d'une
si grande perte et si griève calamité qui lui était advenue,
il leur plût lui dispenser son fils d'aller en ce voyage ;
et quant à lui, il obtint ce qu'il demanda par cette fourbe,
dont il abusa le peuple. Mais Nicias fut, en dépit qu'il
en eût, élu capitaine pour la conduite de cette guerre,
n'ayant pas moins cette charge à contrecœur, pour le
compagnon qu'on lui baillait à la conduite d'icelle, que
pour les inconvénients qu'il prévoyait en l'entreprise.
Mais les Athéniens estimèrent que les affaires de cette
guerre se porteraient mieux, s'ils ne les commettaient
point totalement à la hardiesse d'Alcibiade, mais y conjoi­
gnaient avec lui la prudence de Nicias, pour autant
mêmement que le tiers capitaine qu'ils y envoyaient
aussi, Lamachus, encore qu'il fût déjà homme d'âge, ne
s'était pas montré moins bouillant, hasardeux et aven­
tureux en quelques combats qu' Alcibiade. O!!and ce vint
donc à délibérer du nombre des combattants, de la
manière et de tout l'équipage qu'il fallait dresser pour
cette guerre, Nicias tâcha encore obliquement à empê­
cher et faire rompre l'entreprise; mais Alcibiade lui
contredit, et le gagna; et y eut un orateur nommé Démos­
trate, qui mit en avant que les capitaines élus pour la
conduite de l'entreprise devaient avoir plein pouvoir et
entière puissance de lever à leur discrétion tant de gens,
et faire tels préparatifs que bon leur semblerait; ce que
le peuple accorda et autorisa.
XXXII. Mais, quand tout fut prêt et appareillé pour
partir, il se rencontra plusieurs signes de mauvais pré­
sage; et entre les autres il se trouva que l'embarquement
fut commandé au jour propre que l'on célèbre la fête
qui s'appelle Adonia, en laquelle la coutume est que les
femmes mettent en plusieurs endroits de la ville, par
les rues, des figures semblables aux corps morts que
l'on porte en terre, et représentent le deuil et les lamen­
tations que l'on fait aux funérailles des trépassés, en
ALCIBIA D E 439

pleurant et se battant pour commémoration du deuil que


démena la déesse Vénus à la mort de son ami Adonis.
Davantage les Hermès, qui sont images et figures de
Mercure, que l'on soulait anciennement mettre par tous
les carrefours, se trouvèrent une nuit presque toutes
tronçonnées et gâtées, [mêmement] aux visages; ce qui
mit en effroi et troubla beaucoup de gens, voire jusques
à ceux qui ne faisaient pas grand compte de telles choses.
Si fut allégué que ce pouvaient avoir été les Corinthiens
qui, en faveur des Syracusains, qui étaient leurs parents,
et avaient été fondés par eux, auraient procuré de faire
faire cette insolence, estimant que, pour le mauvais
présage, cela pourrait être cause de rompre toute l'entre­
prise, et que le peuple se repentît d'avoir entrepris cette
guerre. Toutefois ce propos ne fut point reçu par le
peuple, ni aussi les paroles de ceux qui allaient disant
qu'il ne se fallait point arrêter à tels signes et présages,
et que ce devaient avoir été quelques jeunes gens débau­
chés qui, après bien boire, auraient commis et fait un
tel scandale, en se cuidant jouer. Mais, nonobstant
toutes ces raisons, le peuple prit ce fait fort à cœur, et
en eut peur, estimant que personne n'eût jamais pris
la hardiesse de commettre un tel cas, si ce n'eût été une
conjuration de quelque grande chose; à l'occasion de
quoi l'on recherchait toute suspicion, pour petite et
légère qu'elle fût, fort âprement, et s'assembla le sénat
et le peuple aussi en conseil là-dessus, par plusieurs fois
en peu de jours.
XXXIII. Sur ces entrefaites, Androclès, l'un des
orateurs qui s'entremettaient du gouvernement de la
chose publique, produisit au conseil quelques esclaves et
quelques étrangers habitués en Athènes, lesquels dépo­
sèrent qu'Alcibiade et autres siens familiers avaient aussi
tronçonné et mutilé quelques autres images, et contre­
fait, par manière de moquerie, en un banquet privé, les
cérémonies des saints mystères, disant notamment ces
particularités, qu'un certain Théodore contrefaisait le
héraut qui a accoutumé de faire les proclamations, Poly­
tion, le porte-torche, et Alcibiade, le prêtre qui montre
les choses saintes et mystiques, et que ses autres compa­
gnons étaient les assistants, comme ceux qui prétendent
et demandent à être reçus en la religion et confrérie des
saints mystères, lesquels, pour cette cause, on appelle
440 ALCIBIADE

Mystes. Ces propres termes sont écrits en l'accusation


que Thessale, fils de Cimon proposa à l'encontre d'Alci­
biade, le chargeant de s'être méchamment moqué des
deux déesses Cérès et Proserpine, de quoi le peuple
étant fort irrité et indigné à l'encontre d'Alcibiade, avec
ce que l'orateur Androclès, qui était l'un des plus âpres
ennemis qu'il eût, l'aigrissait et irritait encore davantage,
il s'en trouva un peu étonné du commencement ; mais
puis après, sentant que tous les mariniers qui devaient
aller à ce voyage de la Sicile, et les soudards mêmes
étaient fort affeétionnés envers lui, et notamment que
ceux du secours d' Argos et de Mantinée, lesquels étaient
mille hommes de pied bien armés, disaient publique­
ment que c'était pour l'amour d'Alcibiade qu'ils entre­
prenaient un si lointain voyage outre mer, et que si on
lui voulait faire quelque tort et mauvais traitement, ils
se retiraient incontinent en leurs maisons, il reprit
adonc courage, et délibéra sur la faveur du temps de
soi présenter, et être à jugement pour répondre à qui
le voudrait accuser ; à l'occasion de quoi ses ennemis
s'attiédirent un peu, craignant que le peuple ne se mon­
trât en ce jugement plus mou envers lui, d'autant qu'il
en avait à faire.
XXXIV. Au moyen de quoi, pour obvier à ce dan­
ger, ils attirèrent quelques autres orateurs, qui fai­
saient semblant de n'être point ennemis d'Alcibiade et
néanmoins ne lui voulaient pas moins de mal que ceux
qui étaient ses ennemis déclarés. Ceux-là se levèrent en
pleine assemblée de conseil, et dirent qu'il n'y avait
point de propos, que lui, qui était élu l'un des capitaines
généraux d'une si belle et si puissante armée, laquelle
était déjà toute prête à faire voile, et le secours de leurs
alliés aussi, s'arrêtât en perdant temps et occasion de
bien faire ; cependant que l'on lui choisirait des juges,
et que l'on lui mesurerait les heures 16 dans lesquelles
il aurait à répondre. Pourtant disaient-ils qu'il fallait que
pour le présent il se mît en bonne heure à faire son
voyage, puis, quand la guerre serait achevée ci-après,
qu'il se représentât pour ester à droit, et se purger des
charges que l'on lui mettait sus.
XXXV. Mais Alcibiade, ayant incontinent aperçu et
découvert la malice de ce délai, se retira en avant, et
remontra qu'il n'y avait point de raison de le faire partir
ALCIBIA D E 44 1

chef d'une si grosse puissance, ayant l'entendement sus­


pendu en continuelle crainte, pour les grièves imputa­
tions qu'il laissait derrière à l'encontre de lui parce qu'il
méritait de mourir, s'il ne s'en purgeait et justifiait
entièrement; mais quand il s'en serait justifié, et qu'il
en serait trouvé innocent, alors il n'aurait plus rien en
son entendement, sinon d'aller combattre les ennemis,
sans plus penser au danger des calomniateurs; ce que
toutetois il ne put persuader, et lui fut enjoint expres­
sément, de la part du peuple, qu'il eût à s'embarquer.
XXXVI. Ainsi fut-il contraint de faire voile avec ses
autres compagnons, ayant en leur flotte environ cent
quarante galères, toutes à trois rames pour banc et de
gens de combat à pied bien armés cinq mille et cent, de
tireurs de frondes, archers et autres armes à la légère,
environ treize cents, et de toute autre munition et équi­
page pour la guerre suffisamment. Arrivés qu'ils furent
en la côte de l'Italie, ils prirent terre en la ville de Rhège,
là où, au conseil qui fut tenu pour arrêter comment ils
avaient à se conduire en cette guerre, il fut d'avis qu'ils
devaient aller droit en Sicile; laquelle opinion fut
suivie, encore que Nicias y contredît, parce que Lama­
chus en fut aussi d'avis, et de primesaut à l'arrivée, il
fut cause de surprendre la ville de Catane; mais oncques
depuis il n'y fit exploit aucun, parce qu'il fut incontinent
rappelé par les Athéniens, pour aller répondre aux
crimes et imputations dont on le chargeait. Car, comme
nous avons déjà dit auparavant, il y eut du commence­
ment aucunes légères suspicions et accusations pro­
posées en l'encontre de lui par quelques esclaves et
quelques étrangers; mais depuis, quand il fut parti, ses
ennemis le chargèrent beaucoup plus âprement, joignant
au crime d'avoir brisé les images de Mercure, le sacri­
lège d'avoir contrefait par manière de moquerie les
saintes cérémonies des mystères, et donnant à entendre
au peuple que l'un et l'autre aB:e procédait d'une même
conspiration de remuer et changer le gouvernement de
la ville, dont le peuple fut si irrité et si ému, que l'on
jeta en prison tous ceux qui furent en sorte quelconque
déférés ou soupçonnés, sans les vouloir ouïr en leurs
justifications; et se repentait-on bien fort que l'on
n'avait fait le procès à Alcibiade sur des charges et infor­
mations si grandes lorsque l'on le tenait entre les mains;
442 ALCIBIA D E

à raison de quoi, s'il y avait aucun sien parent, ami ou


familier qui tombât en cette fureur de peuple ainsi
mutiné contre lui, il en était bien pirement traité. Thucy­
dide n'a point nommé qui furent les délateurs; mais
quelques autres nomment Dioclide et Teucer, entre
lesquels est le poète comique Phrynichus, qui le dit en
ces vers, où il introduit quelqu'un qui parle ainsi à une
image de Mercure :

0 cher ami, je te prie avoir cure


Et te garder de trébucher, Mercure ;
De peur que si en tombant tu te casses,
Calomnier innocent ne me fasses
Par un nouveau Dioclide faussaire,
Q!!i va cherchant tout moyen de mal faire.

Mercure répond :
De m'en garder j'aurai soin, ne te chaille ;
Car je ne veux être cause qu'on baille
A l'étranger Teucer, maudit voleur,
Le prix d'argent promis au déceleur 1 7 •

Et toutefois ces indices-là ne découvrirent rien d'assuré


ni de certain; car même il y en eut un qui, interrogé
comment il avait pu reconnaître au visage ceux qui
avaient brisé les images, attendu que ç'avait été la nuit,
répondit qu'il les avait connus à la clarté de la lune; par
où l'on connut évidemment que toute sa déposition
était fausse, parce que ç'avait été la nuit propre de la
conjonél:ion de la lune, que le cas avait été commis; ce
qui troubla et mit en doute les personnes d'entende­
ment, mais pour cela la commune ne laissa point à être
aussi âpre et aussi aigre à recevoir toutes sortes de
calomnies et de délations, comme auparavant.
XXXVII. Or était entre les prisonniers que l'on déte­
nait pour leur faire leur procès, l'orateur Andocyde,
lequel Hellanicus l'historien fait descendre de la race
d'Ulysse, et le tenait-on pour homme qui haïssait le
gouvernement populaire, et favorisait au gouvernement
du petit nombre et de la noblesse; mais l'une des prin­
cipales occasions pour lesquelles on le soupçonnait être
de ceux qui avaient brisé les images, était parce que tout
joignant sa maison y en avait une belle et grande, laquelle
ALCIBIA D E 443

y avait anciennement été posée par la lignée Égéide, et


était seule, mêmement entre les plus fameuses, demeurée
entière, à raison de quoi elle s'appelle encore aujourd'hui
le Mercure d' Andocyde, et est ainsi publiquement
nommée de tout le monde, quoique l'inscription
témoigne le contraire. Étant donc en prison, il advint
qu'il s'accointa et prit amitié avec un Timée plus qu'avec
nul des autres qui étaient détenus prisonniers pour ce
même cas. Ce Timée n'était pas tant connu que lui, mais
au demeurant, homme de grand sens et de grande har­
diesse, lequel lui persuada et mit en tête qu'il s'accusât
soi-même, avec quelque peu d'autres, parce qu'en
avouant et confessant le cas, il aurait sa grâce, ainsi
qu'il était porté par le décret du peuple, là où, s'il atten­
dait la sentence des juges, il y aurait danger en son fait :
parce que l'issue des jugements est incertaine pour toutes
gens; mais surtout grandement à craindre et à redouter
pour les riches, et pourtant qu'il valait mieux, s'il regar­
dait à son particulier seulement, sauver sa vie en men­
tant, que de se laisser occire ignominieusement, avec la
charge et condamnation de ce même crime ; et s'il regar­
dait au bien public, qu'encore serait-ce sagement fait,
d'exposer à ce péril quelque peu de ceux que l'on ne
savait pas assurément s'ils en étaient ou non, pour sauver
de la fureur du peuple, et repiter de la mort beaucoup
de gens de bien qui, à la vérité, étaient de ce méfait
innocents.
XXXVIII. Ces raisons et suasions de Timée eurent
tant d'efficace envers Andocyde, qu'elles le gagnèrent,
et lui persuadèrent de s'accuser soi-même, et quelques
autres avec ; si eut, quant à sa personne, l'impunité qui
était promise par le peuple ; mais tous ceux qu'il nomma
furent condamnés et exécutés à mort, excepté seulement
ceux qui se sauvèrent de vitesse. Et pour rendre la chose
plus vraisemblable, Andocyde mit au nombre des accu­
sés quelques-uns de ses propres serviteurs.
XXXIX. Et pour cela ne fut pas assouvie l'ire du
peuple ; mais, comme n'ayant plus à penser de ceux qui
avaient rompu et brisé les images, il employa donc entiè­
rement son courroux à l'encontre d'Alcibiade, jusques à
ce que finalement il y envoya la galère que l'on appelle
Salaminienne, enjoignant expressément à ceux qui
eurent la commission de l'aller quérir, qu'ils n'atten-
444 ALCI B I A D E

tassent point de le prendre par force, ni qu'ils ne missent


aucunement la main sur lui, mais lui usassent des plus
douces et plus gracieuses paroles qu'ils pourraient, en
l'ajournant seulement à comparoir en personne devant
le peuple, pour répondre à certaines imputations que
l'on proposait contre lui; parce qu'ils avaient peur, s'ils
faisaient autrement, que l'armée en sa faveur ne se
mutinât dans le pays des ennemis, et qu'il ne se levât
quelque sédition entre leurs gens. Ce qu'Alcibiade eût
facilement fait s'il eût voulu, parce que les soudards
étaient fort déplaisants de le voir en aller, s'attendant
bien que la guerre prendrait long trait, et irait en grande
longueur sous Nicias, quand Alcibiade, qui lui était
comme un aiguillon qui le poussait, lui serait ôté, à
cause que Lamachus était bien hardi et vaillant homme
de sa personne, mais il n'avait point d'autorité ni de
dignité en l'exercice, parce qu'il était de petit lieu et
pauvre.
XL. Alcibiade donc à son département fit en premier
lieu perdre aux Athéniens la ville de Messine, parce
qu'ils avaient intelligence avec quelques particuliers de
dedans qui la leur devaient livrer entre leurs mains; et
Alcibiade, les connaissant très bien par leur nom, les
décela à ceux qui tenaient le parti des Syracusains; ainsi
fut cette pratique rompue. Puis arrivé qu'il fut en la ville
de Thuries, sitôt qu'il fut descendu en terre, il se cacha,
de sorte que ceux qui le cherchaient ne le purent trouver;
toutefois il y eut quelqu'un qui le reconnut et lui dit :
« Comment, Alcibiade, ne te fies-tu pas à la justice de
» ton pays ? - Oui bien, dit-il, s'il était question de
» toute autre chose; mais de ma vie, je ne m'en fierais
» pas à ma propre mère, doutant que par mégarde elle
» ne mît la fève noire en cuidant mettre la blanche
» [parce que l'une était sentence de condamnation, et
» l'autre d'absolution]. » Et depuis, quand il entendit
que le peuple d'Athènes l'avait par contumace condamné
à mourir, « Et je leur ferai, dit-il, bien sentir que je
» suis encore en vie. »
XLI. Si fut l'accusation proposée à l'encontre de lui
en telle forme, ainsi que l'on trouve par écrit : « Thes­
» salus, fils de Cimon, du bourg de Lacrades, a déféré
» et défère Alcibiade, fils de Clinias, du bourg des Scam­
» bonides, d'avoir forfait contre les déesses Cérès et
ALC I B I A D E 445

» Proserpine, en contrefaisant par dérision leurs sacrés


» mystères, et les montrant à quelques siens familiers
» en sa maison, ayant vêtu une robe pareille à celle que
» porte le prêtre 18 qui montre les choses saintes et
» sacrées auxdits mystères, et se montrant lui-même le
» prêtre, Polytion le porte-torche, et Théodore, du bourg
» de Phégée, le bâtonnier 19 , et les autres assistants, les
» confrères et les regardants; le tout en dérision et
» mépris des saintes cérémonies et coutumes des Eumol­
» pides, prêtres, religieux et ministres du saint temple
» de la ville d'Éleusine. » Si fut condamné par contu­
mace à faute de comparoir, et tous ses biens confisqués.
Outre laquelle condamnation, encore fut-il ordonné par
décret, que tous les prêtres, religieux et religieuses le
maudissent et détestassent. A quoi il y eut une seule
religieuse nommée Théano, fille de Ménon, du bourg
d'Agraule, qui s'opposa, disant : « Q!!'elle était religieuse
» pour prier et bénir, non pas pour détester et maudire ».
XLII. Ayant donc ces sentences si grièves été pro­
noncées à l'encontre d'Alcibiade, au partir de la ville
de Thuries, il s'en alla au Péloponèse, où il fit quelque
temps sa résidence en la ville d'Argos, mais à la fin,
redoutant ses ennemis, et n'espérant pas qu'il y eût plus
de moyen de pouvoir retourner à sûreté en son pays,
il envoya à Sparte demander aux Lacédémoniens sauf­
conduit et liberté de pouvoir aller et demeurer en leur
pays, promettant qu'il leur ferait plus de service et de
profit étant leur ami, qu'il ne leur avait fait de dommage
étant leur ennemi. Les Lacédémoniens le lui oB:royèrent
et le reçurent bien volontiers en leur ville; là où sitôt
qu'il fut arrivé, il fit d'entrée trois choses : la première
fut qu'à son instigation, les Lacédémoniens, qui aupa­
ravant dilayaient et attendaient, se résolurent de secourir
promptement les Syracusains, et y envoyèrent pour
opitaine Gylippe, afin de rompre les forces que les
Athéniens y avaient envoyées. La seconde fut qu'il leur
fit, en la Grèce même, commencer la guerre aux Athé­
niens. La troisième, et celle qui fut de plus grande
importance, fut qu'il leur conseilla de fortifier, dans le
territoire même d' Attique, la ville de Décélée; ce qui
consuma et mit au bas la puissance d'Athènes autant et
plus que nulle autre chose. Et s'il était bien venu et bien
estimé en Sparte pour les services qu'il leur faisait en
AL C I B I A D E

public, il ne gagnait pas moins la bonne grâce et bien­


veillance des particuliers en privé par sa manière de
vivre à la laconienne; tellement que ceux qui lui voyaient
le poil rasé jusques au cuir, se baigner en eau froide,
manger du pain bis, et humer du brouet noir, eussent
douté, ou pour mieux dire, n'eussent jamais pu croire
qu'un tel personnage eût jamais tenu de cuisinier en sa
maison, ni que jamais il eût regardé seulement un par­
fumeur, ou touché un vêtement fait de drap tissu en la
ville de Milet.
XLIII. Car entre les autres artifices et habiletés dont
il était plein, celle-là, comme l'on dit, en était une, par
laquelle il prenait plus les hommes, c'est qu'il se confor­
mait totalement à leurs mœurs et à leurs façons de faire,
et prenait entièrement leur manière de vivre, se trans­
formant en toutes sortes de figures plus légèrement que
ne fait le caméléon : parce que l'on dit que le caméléon
ne peut prendre la couleur blanche; là où il n'y avait
mœurs, coutumes ni façons de faire de quelque nation
que ce fût qu'Alcibiade ne sût imiter, exercer et contre­
faire quand il voulait, autant les mauvaises que les
bonnes. Car à Sparte il était laborieux, en continuel
exercice, vivant de peu, austère et sévère; en Ionie, au
contraire, délicat, superflu, joyeux et voluptueux; en
Thrace il buvait toujours, où était à cheval; s'il s'appro­
chait de Tissapherne, lieutenant du grand roi de Perse,
il surmontait en pompe et somptuosité la magnificence
persienne; non que réellement sa nature se changeât
d'une façon de faire en une autre contraire, ni que ses
mœurs reçussent à la vérité toutes sortes de mutations;
mais, parce que, s'il eût suivi sa nature, il eût pu à
l'aventure, en divers lieux, offenser ceux avec lesquels il
hantait, il se déguisait ainsi du masque et du manteau
plus convenable aux mœurs de ceux avec lesquels il
fréquentait, et prenait la mine et la contenance plus
approchant de leur naturel; de manière que quand il
était en Sparte, qui eût regardé à ce qui apparaissait
au-dehors seulement, il eût dit ce que l'on dit en com­
mun proverbe :
Ce n'e§t le fils d'Achille, mais lui-même••.
Aussi c'est celui même que Lycurgue a nourri; mais qui
au-dedans eût vu à nu ses vraies affeaions et aél:ions
A LCIBI A D E 447

procédantes de son naturel, il eût dit au contraire ce que


l'on dit en un autre commun langage
Cette femme e:ft celle qui soulait être".

XLIV. Car il entretint si bien Timéa, la femme du


roi de Sparte, Agis, pendant qu'il était à la guerre, qu'il
l'engrossa ; ce qu'elle-même ne niait pas ; mais étant
accouchée d'un fils qui fut nommé Léotychide, elle
l'appelait bien de ce nom-là tout haut en public, mais
quand elle était en son privé avec ses plus familières
amies, ou parmi ses domestiques, elle l'appelait tout bas
Alcibiade, tant elle était éprise de son amour ; et lui en
se moquant disait qu'il ne l'avait pas fait par mal ni par
désordonné appétit de prendre son plaisir ; mais seule­
ment afin que sa race régnât sur les Lacédémoniens. Ces
choses étaient rapportées au roi Agis par plusieurs, tant
qu'il les crut à la fin, mêmement quand il vint à prendre
garde au compte du temps qu'il y avait qu'il n'avait
couché avec sa femme ; car ayant une nuit senti un trem­
blement de terre, il s'enfuit hors de sa chambre, craignant
que la maison ne tombât, et fut dix mois depuis sans
coucher avec elle, à raison de quoi étant ce fils Léoty­
chide né au bout de dix mois, il dit qu'il n'était point
à lui ; ce qui fut cause que depuis Léotychide déchut et
fut privé de la royauté.
XLV. Mais après la totale déconfiture des Athéniens
en la Sicile, ceux des îles de Chio et de Lesbos, avec les
Cyzicéniens, envoyèrent tout en un même temps des
ambassadeurs à Sparte, pour faire entendre aux Lacédé­
moniens comme ils avaient bonne volonté de se rebeller
contre les Athéniens, moyennant qu'on leur envoyât
du secours pour les défendre. Les Béotiens favorisaient
à ceux de Lesbos, et Pharnabaze, lieutenant du roi de
Perse, aux Cyzicéniens ; mais toutefois les Lacédémo­
niens aimèrent encore mieux secourir ceux de Chio
premièrement, à la persuasion d' Alcibiade, qui prit leur
affaire en main ; et lui-même, montant sur mer, s'en
alla en Asie, là où il fit tourner contre les Athéniens
presque tout le pays d'Ionie, et, se tenant auprès des
capitaines généraux de Lacédémone, fit beaucoup de
dommage à ceux d'Athènes.
XLVI. Toutefois, le roi Agis lui voulait grand mal,
partie pour l'outrage qu'il avait reçu de lui en sa femme,
ALCIBIA D E

qu'il avait corrompue, et partie aussi pour l'envie qu'il


portait à sa gloire, à cause que le bruit courait partout
que la plupart des beaux exploits qui se faisaient en cette
guerre succédaient à bien par le moyen d'Alcibiade ; et
les autres, semblablement les plus puissants et les plus
ambitieux d'entre les Spartiates, commençaient aussi à
se fâcher de lui, pour l'envie qu'ils lui portaient, et
eurent à la fin tant de pouvoir, qu'ils firent écrire par
leurs magistrats à leurs capitaines, étant au camp, qu'ils
le fissent mourir. De quoi Alcibiade, ayant senti le vent,
ne laissa pas pour cela de faire et procurer toutes choses
à l'avantage des Lacédémoniens; mais au reste il se tint
sur ses gardes, fuyant toutes occasions de pouvoir
tomber entre leurs mains.
XLVII. Si se retira à la fin, pour la sûreté de sa per­
sonne, devers Tissapherne, l'un des lieutenants du roi
de Perse, auprès duquel il acquit incontinent tant de
crédit, qu'il fut le premier et principal personnage qu'il
eut autour de lui; car ce Barbare, qui n'était point
homme simple, mais malicieux et caut de sa nature, et
qui aimait les personnes fines et mauvaises, avait en
admiration sa facilité de se pouvoir ainsi aisément
tourner d'une façon de vivre en une autre, et la vivacité
et subtilité de son entendement; outre que sa compagnie
et sa fréquentation ordinaire, pour s'ébattre et passer
le temps, était fort agréable, et si pleine de tous attraits
de bonne grâce, qu'il n'y avait mœurs si austères qu'elle
n'adoucit, ni nature si farouche qu'elle ne prît et n'amol­
lît; tellement que ceux-mêmes qui le craignaient, ou lui
portaient envie, avaient encore nonobstant plaisir de le
voir, et se sentaient tout réjouis de parler et hanter avec
lui. Au moyen de quoi ce Tissapherne, qui au demeurant
était homme revêche22 , et qui naturellement haïssait
les Grecs, se laissa néanmoins si bien aller aux flatteries
d'Alcibiade, et en fut si épris, que lui-même s'étudiait
à le contreflatter encore davantage, et lui rendre plus
de caresses; car il donna à sa plus belle maison de plai­
sance, et le plus doux séjour qu'il eût, pour les beaux
jardins, fontaines, bocages et prairies salubres et délec­
tables qui y étaient, le tout accoutré royalement et
magnifiquement, le nom d'Alcibiade; tout le monde lui
donna depuis le même nom.
XLVIII. Alcibiade donc, désespérant de pouvoir
ALCIBIADE 449

jamais trouver assurance avec les Spartiates, et aussi


redoutant leur roi Agis, allait médisant d'eux, et calom­
niant tout ce qu'ils faisaient envers Tissapherne; <:n
quoi faisant il empêchait aussi qu'il ne leur aidât si
alfeéî:ueusement qu'il eût pu faire, et qu'il ne ruinât de
tout point les Athéniens; car il lui remontrait qu'il devait
fournir argent écharsement aux Lacédémoniens, pour
les laisser miner et consumer petit à petit, afin que,
après qu'ils se seraient bien travaillés et affaiblis les uns
les autres, ils en fussent tous deux ensemble plus aisés
au roi à dompter. A quoi le Barbare s'accorda facilement,
et voyait-on évidemment qu'il aimait Alcibiade, et l'dl:i­
mait beaucoup, de manière qu'il en était recherché et
regardé par l'une et par l'autre partie des Grecs.
XLIX. Si se repentaient bien donc les Athéniens
pour les grands maux et dommages qu'ils en avaient
reçus, de ce qu'ils avaient ordonné et décrété encontre
lui; et lui-même aussi de son côté était bien déplaisant
de les voir réduits à si mauvais termes, craignant que,
si la ville d'Athènes venait à être de tout point ruinée,
il ne tombât lui-même à la fin entre les mains des Lacé­
démoniens, qui lui voulaient mal de mort. Or étaient
environ ce temps-là presque toutes les forces des Athé­
niens en l'île de Samos, de là où avec une armée de mer
ils tâchaient à reconquérir ceux qui s'étaient rebellés
contre eux, et à garder ce qui leur était demeuré; car
ils étaient encore aucunement forts pour résister à leurs
ennemis, à tout le moins par la mer; mais ils redoutaient
fort la puissance de Tissapherne, et les cent cinquante
galères que l'on disait devoir bientôt venir du pays de
la Phénicie au secours de leurs ennemis; car si elles
fussent venues, la ville d'Athènes n'avait plus de res­
source ni d'espérance de salut. Ce qu'Alcibiade enten­
dant envoya secrètement devers les principaux hommes
qui fussent en l'armée d'Athènes à Samos, leur donner
espérance qu'il leur rendrait Tissapherne ami, non qu'il
eût envie de gratifier au peuple, ni qu'il se fiât à la com­
mune d'Athènes, mais aux nobles et aux gens de bien
et d'honneur, pourvu qu'ils eussent le cœur et la har­
diesse de refréner un peu la licencieuse insolence du
menu peuple et prendre en main l'autorité du gouver­
nement, pour remettre sus les affaires, et préserver de
finale ruine la ville d'Athènes.
A LCIBIA D E

L. �oi entendu, tous les autres hommes d'apparence


y prêtèrent fort volontiers l'oreille, excepté Phrynichus,
du bourg de Dirades, l'un des capitaines, lequel, se dou­
tant de ce qui était véritable, qu' Alcibiade ne se souciait
point qui eût l'autorité souveraine du gouvernement à
Athènes, la noblesse ou le peuple, mais essayait tous les
moyens de pouvoir retourner en quelque sorte que ce
fût, et allait pratiquant la bonne grâce de la noblesse,
en blâmant et calomniant le peuple, s'opposa à ce qu'il
mettait en avant. Toutefois son avis, pour ce coup-là,
ne fut pas suivi. Et, voyant qu'il s'était ouvertement
déclaré ennemi d'Alcibiade, il fit entendre sous main à
Astyochus, qui pour lors était amiral des Lacédémo­
niens, la pratique et menée dont il leur avait fait ouver­
ture, l'admonestant de se donner bien garde de lui, et
de le faire arrêter prisonnier, parce que c'était un homme
double, qui avait l'intelligence avec l'une et l'autre partie;
mais il n'entendait pas que c'était un traître qui parlait
à un autre traître. Car cet Astyochus faisait la cour à Tis­
sapherne pour son particulier profit, et, voyant qu' Alci­
biade avait grand crédit envers lui, lui découvrit et
décela tout ce que Phrynichus lui avait fait entendre.
Alcibiade envoya incontinent à Samos, devers les autres
capitaines, gens exprès rour charger et accuser Phryni­
chus de la trahison qu'i leur avait faite, dont tous ceux
du conseil furent fort indignés et irrités à l'encontre de
lui; et lui, voyant qu'il n'avait autre meilleur moyen de
se sauver, essaya de rhabiller la faute qu'il avait faite
par une autre encore plus grande; car il renvoya de
rechef vers Astyochus, se plaignant à lui de ce qu'il
l'avait décelé, et lui promit que, s'il voulait, il lui livre­
rait entre ses mains toute la flotte des vaisseaux, et toute
l'armée entière des Athéniens.
LI. Toutefois cette trahison de Phrynichus ne porta
point de dommage aux Athéniens, à l'occasion d'une
autre contretrahison d' Astyochus; car il fit aussi de rechef
entendre à Alcibiade l'offre que Phrynichus lui avait
envoyé faire. Ce que Phrynichus ayant aussi découvert,
et s'attendant bien d'en avoir une seconde recharge
devant le conseil de la part d' Alcibiade, avertit lui-même
le premier les autres chefs de l'armée des Athéniens que
les ennemis leur devaient venir courir sus, et comment,
et les admonesta qu'ils se tinssent près de leurs vaisseaux,
A LCI B I A D E 4P

de faire bon guet et fortifier leur camp, à toute diligence ;


ce qu'ils firent. Et comme ils étaient après, leur vinrent
d'autres lettres d' Alcibiade, par lesquelles il les admo­
nestait qu'ils se donnassent garde de Phrynichus, parce
qu'il avait intelligence et pratique avec les ennemis de
leur rendre toute l'armée d'Athènes entre leurs mains.
Mais on n'ajouta point de foi à ces secondes lettres, parce
que l'on estima que, sachant et entendant les préparatifs
et les desseins des ennemis, il s'en était voulu servir pour
charger et calomnier Phrynichus à tort. Ce néanmoins
il y eut depuis un de ceux qui faisaient la ronde, nommé
Hermon, qui en pleine place lui donna un coup de dague,
dont il le tua23 • Le cas fut examiné en justice, et, le tout
considéré, le mort, par arrêt du peuple, fut condamné
comme traître, et l'homicide Hermon et ses consorts
couronnés, en récompense de ce qu'ils avaient occis un
traître à la chose publique.
LII. Par quoi ceux qui voulaient bien à Alcibiade,
étant pour lors les plus forts au conseil de cette armée
qui était en Samos, envoyèrent à Athènes un Pisandre,
pour essayer de remuer le gouvernement, et encourager
les nobles de prendre le maniement des affaires en main,
et l'ôter au peuple, en les assurant que Tissapherne leur
donnerait confort et aide à ce faire par le moyen d'Alci­
biade, qui le leur rendrait favorable et ami. Voilà la
couleur et couverture dont se servirent ceux qui chan­
gèrent le gouvernement d'Athènes, et qui le mirent entre
les mains du petit nombre de la noblesse ; car ils n'étaient
que quatre cents, et toutefois se faisaient appeler les
cinq mille. Mais sitôt qu'ils se sentirent forts, et qu'ils se
trouvèrent en main, sans contredit, l'autorité du gouver­
nement, ils ne tinrent plus compte d' Alcibiade, et fit-on
la guerre plus froidement et plus lâchement que l'on ne
la faisait auparavant ; partie parce qu'ils se défiaient de
leurs citoyens, qui trouvaient étrange la mutation du gou­
vernement, et partie aussi parce qu'ils avaient opinion
que les Lacédémoniens, qui de tout temps favorisaient
plus au gouvernement de la noblesse, en seraient plus
enclins à faire paix avec eux. Or le menu peuple, qui était
dans la ville, ne bougea point, mais se tint coi malgré lui,
pour la crainte du danger, à cause qu'il y en eut plusieurs
tués de ceux qui prirent la hardiesse de résister ouverte­
ment à ces quatre cents.
4p. ALCIBIADE

LIII. Mais ceux qui étaient au camp en l'île de Samos,


cette nouvelle ouïe, en furent si grièvement indignés,
qu'ils résolurent de s'en retourner incontinent au port de
Pirée. Si envoyèrent premièrement quérir Alcibiade,
qu'ils élurent leur capitaine, et lui commandèrent de les
conduire tout chaudement à l'encontre de ces tyrans, qui
avaient attenté et entrepris sur la liberté du peuple
d'Athènes; mais toutefois il ne fit point en cela, comme
eût fait un autre, se sentant soudainement élevé et agrandi
par la faveur d'une commune, ni estima point qu'il dût
incontinent gratifier et complaire en toutes choses à ceux
qui, d'un banni, vagabond et fugitif qu'il était naguère,
l'avaient fait chef et capitaine général de tant de bons
vaisseaux, et d'une si belle et si grosse puissance; mais
au contraire, ainsi qu'il était convenable à capitaine digne
de telle charge, pensa qu'il fallait un peu résister à ceux
qui par courroux s'allaient eux-mêmes précipiter et
perdre, et qu'il devait les garder de faire cette faute.
LIV. Ce qui, sans doute, fut cause de préserver alors
la ville d'Athènes de finale ruine, parce que, si tout
promptement ils fussent partis de Samos, pour s'en
retourner à Athènes, les ennemis, ne trouvant empêche­
ment quelconque, se fussent emparés de tous le pays
d'Ionie, de !'Hellespont et de toutes les îles sans coup
frapper, pendant que les Athéniens se fussent amusés à
combattre les uns contre les autres, en guerre civile, dans
l'enceinte même de leurs murailles; ce qu'Alcibiade seul,
et non autre, engarda d'advenir non seulement en prê­
chant la commune en public, et lui remontrant l'incon­
vénient qui était pour arriver de cette soudaine départie,
mais aussi en priant particulièrement les uns à part, et
retenant à force les autres; à quoi faire le secondait aussi
Thrasybule du bourg de Stira, qui était en cette armée,
et criait après ceux qui s'en voulaient aller; car il avait,
à ce que l'on dit, la voix plus forte et plus hautaine
qu'homme qui fût en toute la ville d'Athènes.
LV. Ce fut aussi un autre bel aae et grand service fait
par Alcibiade, qu'ayant promis de moyenner que les cent
cinquante voiles phéniciennes que les Lacédémoniens
s'attendaient certainement avoir de renfort du roi de
Perse ne vinssent du tout point, ou qu'elles vinssent en
faveur des Athéniens; car il se partit incontinent, et s'en
alla en diligence devers Tissapherne, envers lequel il fit
ALCIBIADE 4H
tant, qu'il n'amena point lesdites voiles, qui déjà étaient
comparues devant la ville d' Aspende, et faillit de parole
aux Lacédémoniens. Toutefois Alcibiade fut depuis
blâmé et accusé d'une part et d'autre de l'avoir diverti,
mais plus les Lacédémoniens, qui disaient qu'il avait
remontré à ce Barbare qu'il ne devait aider ni aux uns ni
aux autres, mais plutôt 1es laisser s'entredéfaire et ruiner
eux-mêmes, parce qu'il était sans doute que ce gros ren­
fort de la flotte du roi, venant à se joindre à l'une des
parties, eût ôté entièrement à l'autre la domination et
seigneurie de la marine.
LVI. O!!elque temps après cela furent défaits et chassés
les quatre cents qui avaient usurpé l'autorité du gouver­
nement à Athènes, et ce, moyennant le port et l'aide que
firent fort affeél:ueusement les amis d' Alcibiade à ceux
qui tenaient le parti du peuple. Si étaient donc ceux de
la ville contents, et mandaient à Alcibiade qu'il s'en
retournât quand bon lui semblerait; mais lui, e�imant
qu'il ne lui serait point honorable ni bienséant de s'en
retourner les mains vides sans avoir rien mérité, mais
par le bénéfice et la grâce du peuple seulement, et vou­
lant au contraire que son retour fût glorieux et triom­
phant, il se partit de Samos premièrement avec petit
nombre de galères, et s'en alla rôdant à l'entour des îles
de Cos et de Gnide, là où il fut averti que l'amiral de
Lacédémone, Mindarus, s'en était allé avec toute sa flotte
au détroit de !'Hellespont, et que les capitaines athéniens
le suivaient à la trace; si se mit à cingler en toute diligence
cette part pour secourir les Athéniens, et de bonne for­
tune y arriva avec dix-huit galères, à l'in�ant même que
les uns et les autres s'étaient attachés au combat avec tous
leurs vaisseaux devant la ville d' Abydos, et avaient déjà
combattu fort âprement depuis le matin jusques au soir,
ayant les uns et les autres eu du meilleur en un endroit de
la bataille, et du pire en l'autre. Si donna imagination
contraire à la vérité à toutes les deux parties, aussitôt
qu'on le découvrit de loin, tellement que les ennemis en
prirent courage, et les Athéniens s'en étonnèrent, jusques
à ce que de sa galère capitainesse il fit hausser en l'air
une enseigne d'amis, et aussitôt se rua sur les Péloponé­
siens qui avaient du meilleur, et donnaient la chasse à
quelques galères d'Athènes; si les tourna incontinent
eux-mêmes en fuite, et les poursuivit si vivement, qu'il
454 A L C I BIA D E

leur fit donner en terre, où il brisa les vaisseaux, et occit


grand nombre des hommes, qui se jetèrent en l'eau pour
cuider s'y sauver à nage en terre, quoique Pharnabaze y
fût venu au secours des Lacédémoniens, et qu'il fît tout
le devoir et l'effort qui lui était possible le long du rivage
de la mer pour sauver les corps des galères; mais nonobs­
tant, à la fin les Athéniens en gagnèrent trente sur leurs
ennemis, et sauvèrent toutes les leurs, puis dressèrent un
trophée en signe de viB:oire.
LVII. Ayant donc Alcibiade eu cette glorieuse et heu­
reuse rencontre, il se voulut aller montrer en triomphe
à Tissapherne. Parquoi ayant fait provision de beaux et
riches présents pour lui donner, et mis sus une suite et
un train digne d'un capitaine général, il se mit à la voile
pour aller devers lui; mais il n'y trouva pas l'accueil qu'il
avait espéré, parce que Tissapherne, qui déjà de long­
temfs était diffamé par les Lacédémoniens, se plaignant
qu'i ne faisait pas ce que le roi avait ordonné, et crai­
gnant d'en être un jour atteint et puni par le roi, estima
qu'Alcibiade était arrivé tout à point, et le retint pri­
sonnier en la ville de Sardes, estimant que cette injustice
lui servirait de décharge et de justification envers le roi ;
toutefois au bout de trente jours, Alcibiade trouva, ne
sais comment, moyen d'avoir un cheval, et se dérobant
de ses gardes, s'enfuit en la ville de Clazomène, ce qui
augmenta encore davantage la suspicion que l'on avait
de Tissapherne, parce que l'on estima que sous main il
lui eût fait passage; mais lui remonta incontinent sur
mer, et s'en alla trouver l'armée des Athéniens, là où
il eut nouvelles que Mindare et Pharnabaze étaient
ensemble en la ville de Cyzique; si fit une harangue aux
soudards, par laquelle il leur remontra qu'il était tota­
lement nécessaire qu'ils combattissent leurs ennemis par
mer et par terre, voire qu'ils les allassent assaillir jusques
dans leurs forts et leurs villes mêmes, parce qu'autre­
ment ils n'avaient pas moyen de recouvrer argent pour
leur entretènement.
LVIII. La harangue achevée, il les fit incontinent tous
embarquer, et s'en alla poser l'ancre en l'île de Procon­
nèse, là où il ordonna que l'on enfermât au-dedans des
vaisseaux de guerre toutes les frégates et autres tels petits
bateaux, afin que les ennemis ne pussent avoir de part
quelconque nouvelle aucune de son arrivée; à quoi lui
ALCIBIADE 4H
servit encore c e que soudainement i l tomba u n grand
ravage de pluies, avec tonnerres, et temps obscur qui
lui aida bien à cacher et celer son entreprise; de sorte que
non seulement les ennemis, mais aussi les Athéniens
mêmes n'en aperçurent rien; car ils avaient déj à fait leur
compte, que pour ce jour-là on ne ferait autre chose, et
toutefois il les fit soudain rembarquer, et se partir. Ils ne
furent pas plus tôt au large en mer que le temps com­
mença à s'éclaircir; et lors ils virent de tout loin les
galères des ennemis qui étaient à la rade devant le port de
Cyzique, et craignant que le grand nombre de sa flotte ne
fût cause de les faire fuir en terre avant qu'il les pût
attacher, il commanda aux autres particuliers capitaines
qu'ils demeurassent derrière, en voguant tout bellement
après lui, et lui avec quarante galères seulement se tira en
avant, et s'alla montrer aux ennemis pour les attirer à la
bataille. Les ennemis pensant qu'il n'y eût de vaisseaux
que ce qu'ils voyaient, leur voguèrent à l'encontre, et
s'attachèrent incontinent à les investir et combattre; mais
ils ne furent pas plutôt attachés, que ceux qui étaient
demeurés derrière arrivèrent, dont les ennemis s'ef­
frayèrent de sorte, qu'ils se tournèrent incontinent en
fuite, et Alcibiade, se jetant hors de toute sa flotte, avec
vingt des meilleures galères qu'il eût, poursuivit les
fuyants jusques à la côte, où il descendit encore en terre,
et chassa si vivement et de si près ceux qui étaient sortis
des galères pour se cuider sauver de vitesse, qu'il en tua
sur-le-champ un grand nombre. Et, qui plus est, Mindare
et Pharnabaze étant sortis de la ville pour secourir leurs
gens, il les rompit encore tous deux, et y fut Mindare
occis sur-le-champ en combattant fort vertueusement;
mais Pharnabaze s'enfuit.
LIX. Ainsi eurent les Athéniens en leur puissance les
corps des morts qui étaient en grand nombre, avec
grande quantité d'armes et de dépouilles, et prirent tous
les vaisseaux de leurs ennemis; et ayant davantage pris
la ville de Cyzique, parce que Pharnabaze l'abandonna,
et que les Péloponésiens étaient morts, non seulement ils
s'assurèrent la possession du pays de !'Hellespont qu'ils
tenaient encore, mais aussi chassèrent à vive force les
ennemis hors de tout le reste de la mer, et y eut quelques
lettres surprises, par lesquelles un secrétaire faisait
entendre à Sparte aux Éphores cette déconfiture en peu
ALCI B I A D E

de paroles, ainsi que porte la coutume du parler laco­


nique, et disaient lesdites lettres en ces termes : « Tout
» est perdu, Mindare est mort, nos gens meurent de
» faim, nous ne savons ce que nous devons faire. » Au
demeurant, les soudards athéniens qui furent à cette
défaite, en devinrent si glorieux qu'ils ne voulaient point
et dédaignaient qu'on les mêlât avec les autres soudards,
qui s'étaient laissés battre par plusieurs fois, là où eux
n'avaient jamais été vaincus, parce que peu de temps
auparavant il était advenu que le capitaine Thrasylle
avait été rompu près la ville d'Éphèse; et pour cette
défaite les Éphésiens avaient dressé un trophée de bronze
à la honte et ignominie des Athéniens; ce que les sou­
dards d'Alcibiade reprochaient à ceux de Thrasylle, et se
magnifiaient, et haut louaient eux et leur capitaine, ne
voulant ni loger en même quartier, ni se jouer et exerciter
avec les autres, jusques à ce que Pharnabaze leur étant
venu à l'encontre avec grosse puissance, tant à pied qu'à
cheval, ainsi comme ils couraient et fourrageaient les
terres des Abydéniens, Alcibiade les alla secourir, et, lui
donnant la bataille, le rompit une autre fois, et le chassa
jusques à la nuit toute noire avec Thrasylle; car alors les
soudards de l'un et de l'autre capitaine se mêlèrent les
uns parmi les autres, et se faisant grandes caresses les
uns aux autres s'en retournèrent tous ensemble à grande
joie au camp.
LX. Le lendemain, Alcibiade, après avoir dressé un
trophée pour la viél:oire du jour précédent, alla courir et
pilfe r les pays du gouvernement de Pharnabaze, sans que
personne lui osât sortir à l'encontre. En cette course
furent pris prisonniers quelques prêtres et quelques reli­
gieuses du pays; mais Alcibiade les délivra depuis sans
leur faire payer aucune rançon; et ainsi qu'il se préparait
pour aller faire la guerre aux Chalcédoniens, qui s'étaient
rebellés contre les Athéniens, et avaient reçu en leur ville
garnison et gouverneur des Lacédémoniens, il fut averti
comme ils avaient serré tous leurs biens des champs, et
les avaient déposés entre les mains des Bithyniens, qui
étaient leurs voisins et amis, pour les leur garder; si mena
son armée sur leurs confins, et envoya devant un héraut
se plaindre aux Bithyniens, et demander raison du tort
qu'ils faisaient à ceux d'Athènes. Les Bithyniens, crai­
gnant qu'il ne s'en attachât à eux-mêmes, lui rendirent
ALCI BIA D E 457

les biens qu'ils avaient en dépôt, et, qui plus est, firent
encore alliance avec lui.
LXI. Cela fait, il alla mettre le siège devant la ville
de Chalcédoine, laquelle il emmura tout à l'entour,
depuis un bout du rivage de la mer jusques à l'autre.
Pharnabaze y vint pour lui cuider faire lever le siège;
et Hippocrate, capitaine lacédémonien, gouverneur de
la ville, assemblant tout ce qu'il avait de forces dedans,
au même temps fit une saillie sur les Athéniens. Parquoi
Alcibiade, ordonnant ses gens en bataille, de manière
qu'ils pussent faire tête à ces deux assaillants tout à un
coup, fit si vaillamment qu'il contraignit Pharnabaze
de prendre la fuite honteusement, et occit Hippocrate
sur-le-champ avec bon nombre de ses gens; puis monta
lui-même sur mer pour s'en aller au pays de !'Hellespont
amasser de l'argent, et là surprit la ville de Sélibrée pour
avoir hardiment hasardé sa personne avant le temps qui
lui était préfix, parce que quelques particuliers de dedans
avec lesquels il avait intelligence lui avaient donné assi­
gnation à quand ils lèveraient en l'air un flambeau
allumé environ la minuit; mais ils furent contraints de
lever leur signe avant heure pour la crainte de l'un des
consorts de leur conjuration, lequel soudainement se
repentit; ainsi fut le flambeau levé avant que toute sa
troupe fût prête. Ce que lui voyant, prit environ trente
hommes en sa compagnie, et avec eux s'en courut vers
les murailles de la ville, ayant commandé au demeurant
de sa troupe qu'on le suivît à la plus grande diligence
qu'il leur serait possible. La porte lui fut ouverte à lui
et aux trente hommes qu'il avait amenés quant et lui,
outre lesquels encore en survint-il vingt autres armés à
la légère seulement; mais ils ne furent pas plus tôt entrés
qu'ils entendirent ceux de la ville qui leur venaient en
armes au-devant, de manière qu'il n'y avait aucun moyen
qu'il en pût échapper s'il les attendait; et néanmoins
s'étant toujours maintenu invincible jusques à ce jour-là
en toutes les rencontres où il avait été capitaine, il lui
faisait fort grand mal de fuir; parquoi il se va soudai­
nement aviser de faire faire silence par un trompette;
et, le bruit apaisé, il fit crier à haute voix par un de ceux
qui étaient autour de lui que les Sélibrianiens ne prissent
point les armes contre les Athéniens. Ce cri refroidit un
peu la chaleur de ceux qui avaient bonne envie de corn-
ALCIBIA D E

battre, parce qu'ils cuidèrent que toute l'armée des Athé­


niens fût déjà dans la ville; les autres furent bien aises
d'avoir moyen de traiter appointement sans venir au
hasard des armes. Et ainsi comme ils parlementaient de
faire composition, le reste de l'armée arriva, et se dou­
tant bien que les Sélibrianiens ne demandaient que paix,
comme il était vrai, il eut peur qu'une troupe de Thra­
ciens, qui étaient venus fort volontiers à cette expédition
pour l'amour et en faveur de lui, en bon nombre, ne
pillassent et saccageassent la ville, pourtant les fit-il
sortir tous dehors; et faisant accord avec les principaux
des Sélibrianiens à leur requête, ne leur fit autre mal,
sinon qu'ils payèrent une somme d'argent et reçurent
garnison des Athéniens; et, cela fait, il s'en alla.
LXII. Mais, pendant cet exploit, les autres capitaines
athéniens, qui tenaient la ville de Chalcédoine assiégée,
firent aussi appointement avec Pharnabaze, qu'il leur
baillerait quelque somme d'argent et remettrait la ville
en l'obéissance de ceux d'Athènes, comme elle était
auparavant; et que, moyennant ce, les Athéniens aussi
ne pourraient faire aucunes courses ni porter dommage
aux pays de son gouvernement; et que lui aussi serait
tenu de donner bonne guide et sauvegarde aux ambas­
sadeurs d'Athènes, à ce qu'ils pussent aller et être sûre­
ment devers le roi de Perse. Ce traité ayant été juré par
les autres capitaines, Pharnabaze voulut qu'Alcibiade, à
son retour, le jurât aussi; mais il dit qu'il n'en ferait
rien, que lui-même premier ne l'eût juré de son côté ;
puis, quand les serments eurent été prêtés d'une part
et d'autre, adonc il alla aussi contre ceux de Byzance,
qui s'étaient semblablement rebellés, et d'arrivée envi­
ronna la ville d'une clôture tout à l'entour; mais depuis
il eut secrète intelligence avec deux particuliers, Anaxilas
et Lycurgue, et quelques autres qui lui promirent de lui
livrer la ville entre ses mains, pourvu que l'on n'y ferait
point de dommage. Et pour donner exécution à cette
pratique, il fit courir un bruit, qu'il était contraint de
se partir hâtivement de ce siège pour l'occasion de
quelques nouvelles qui s'étaient soulevées au pays
d'Ionie; et, de fait, il se partit de plein jour avec tous
ses vaisseaux, mais il retourna tout court la nuit même,
et descendant en terre avec les mieux armés de ses gens,
s'approcha des murailles de la ville sans faire bruit quel-
ALCIBIADE 4j9

conque, ayant ordonné aux autres, qui étaient demeurés


sur les vaisseaux, que cependant ils voguassent à toute
puissance dans le port, en faisant le plus de bruit, d'effroi
et de tumulte qu'ils pourraient, partie afin que la soudai­
neté de cette surprise étonnât de tant plus les Byzantins,
et partie aussi afin que cependant ceux avec qui il avait
intelligence eussent plus de commodité de le recevoir
et mettre sûrement avec sa troupe dedans, pendant que
tout le monde s'en courrait sur le port pour faire tête
à ceux qui étaient sur les galères.
LXIII. Toutefois la chose ne passa pas sans com­
battre, parce que ceux qui étaient en garnison dans la
ville, les uns Péloponésiens, les autres Béotiens et Méga­
riens, rembarrèrent ceux qui étaient sortis des galères
si ferme, qu'ils les contraignirent de se rembarquer ;
puis quand ils entendirent que de l'autre côté les Athé­
niens étaient entrés dans la ville, ils se serrèrent en bataille
et les allèrent rencontrer. Si y fut le combat fort âpre ;
mais, à la fin, Alcibiade en demeura vainqueur, menant la
pointe droite de sa bataille, et Théramène la gauche ; et,
la viél:oire gagnée, prit prisonniers ceux des ennemis
qui étaient échappés de la déconfiture, qui se trouvèrent
environ trois cents hommes ; mais, hors cette rencontre,
il n'y eut pas un Byzantin mis à mort par justice, ni
confisqué ou banni, parce que ceux qui avaient conduit
la pratique avaient capitulé avec cette condition, que
l'on ne leur ferait aucun dommage ni déplaisir en leurs
personnes ni en leurs biens, et qu'on ne leur ôterait chose
quelconque qui fût à eux. Tellement que Anaxilas, étant
depuis accusé de trahison en Lacédémone, à raison de
cette pratique, répondit et se justifia de sorte que l'on
ne trouva point qu'il eût fait chose dont on le pût
reprendre ; car il dit qu'il n'était point Lacédémonien,
mais Byzantin, et qu'il ne voyait point Lacédémone en
danger, mais Byzance, laquelle était tout à l'entour
enfermée et emmurée d'une clôture que les ennemis
avaient bâtie à l'environ ; qu'il était impossible que rien
y pût entrer, et que si peu de blé qu'il y avait dedans,
les Péloponésiens et les Béotiens qui étaient en garnison
le mangeaient, pendant que les pauvres Byzantins mou­
raient de male-faim, eux, leurs femmes et leurs enfants ;
et, pour cette raison, qu'il ne se pouvait dire qu'il eût
trahi son pays, mais plutôt l'avait délivré des misères et
ALCIBI A D E

calamités que l a guerre apporte quant et soi; en quoi


il avait suivi l'exemple des plus gens de bien de Lacé­
démone, lesquels ne reconnaissent autre honnêteté ni
autre justice que ce qui est utile et profitable à leur pays.
Les Lacédémoniens, ces défenses ouïes, eurent honte de
le condamner, et, pour ce, le laissèrent aller.
LXIV. Mais Alcibiade, désirant à la fin revoir sa
maison, ou, pour mieux dire, être lui-même vu par ses
citoyens, après avoir tant de fois rompu, défait et battu
leurs ennemis, se mit à la voile pour retourner à Athènes,
ramenant toutes les galères athéniennes richement parées,
et ornées tout à l'entour des pavois, armes et autres
dépouilles des ennemis, et en faisant remorquer après
lui plusieurs autres captives qu'il avait gagnées, et
portant encore plus grand nombre des enseignes et
ornements des autres qu'il avait brisées et gâtées, toutes
lesquelles, en comptant les unes et les autres, n'étaient
pas moins de deux cents.
LXV. Au demeurant, quant à ce que Duris, le Samien,
qui se dit être descendu de sa race, écrit qu'à ce retour
Chrysogone, un si excellent joueur de flûtes qu'il en
avait gagné le prix aux jeux Pythiques, sonnait la note
à la cadence de laquelle les galiotes mouvaient leurs
rames par mesure, et que Callipide, un autre excellent
joueur de tragédies, y faisait l'office de comite24 , les
incitant à voguer, et étant accoutré et revêtu tout ni
plus ni moins et des mêmes accoutrements que le sont
tels ouvriers, quand ils viennent en plein théâtre devant
le peuple faire preuve de leur art, et que la galère capi­
tainesse, sur laquelle il était, entra dans le port avec une
voile de pourpre, comme si c'eût été quelque momerie
qu'ils eussent voulu faire après la bonne chère d'un
festin, il n'y a ni Éphronus, ni Théopompe, ni Xénophon
qui en fassent mention. Et si ne me semble pas croyable
que lui, retournant d'exil après un si long bannissement
et tant de maux et de calamités qui en étaient ensuivis,
se fût voulu si insolemment et si superbement montrer
aux Athéniens; mais au contraire, il est tout certain qu'il
retourna en doute et en crainte; car, arrivé qu'il fut
dans le port de Pirée, il ne voulut point descendre de
sa galère en terre, que premièrement il n'eût vu de dessus
le tillac, sur la grève du port, Euryptolème, son neveu,
et plusieurs autres siens parents et amis qui là étaient
ALCIBIADE

venus pour le recevoir, et 9ui lui disaient qu'il descen­


dît hardiment sans avoir crainte de rien.
LXVI. Si ne fut pas plus tôt descendu en terre, que
tout le peuple lui courut de tous côtés au-devant, avec
affeél:ion si grande, qu'ils ne regardaient pas seulement
les autres capitaines, mais s'amassaient tous à l'entour
de lui seul, et s'écriaient de joie qu'ils avaient de le voir.
Ceux qui en pouvaient approcher le saluaient et l'embras­
saient, mais tous l'accompagnaient, et y en avait aucuns
qui, s'approchant de lui, lui mettaient des chapeaux de
fleurs sur la tête, et ceux qui n'en pouvaient approcher
le regardaient de loin, et les vieux le montraient aux
jeunes. Mais cette publique réjouissance était néanmoins
entremêlée de larmes, de pleurs et de regrets, quand ils
venaient à remémorer leurs malheurs passés et les
conférer avec la prospérité présente ; considérant qu'ils
n'eussent point perdu la Sicile, ni ne se fussent point
trouvés frusl:rés de tout ce qu'ils avaient au surplus
espéré, s'ils eussent laissé la conduite de leur armée et
le gouvernement de leurs affaires entre les mains d'Alci­
biade, quand ils l'envoyèrent ajourner à comparoir en
personne devant eux, vu que lors, ayant trouvé la ville
d'Athènes presque entièrement privée de la possession
de la mer, et du côté de la terre ses forces réduites à telle
extrémité, qu'à peine pouvait-elle défendre ses faubourgs
et au-dedans étant encore divisée et embrouillée de
séditions civiles, néanmoins, en remettant sus et ramas­
sant ce peu de forces faibles et petites qui lui étaient
demeurées, il lui avait déjà resl:itué non seulement la
seigneurie et domination de la marine, mais aussi l'avait
rendue partout viétorieuse sur la terre.
LXVII. Or avait le décret de son rappel déjà aupa­
ravant été passé et accordé par le peuple à l'insl:ance de
Callias, fils de Calleschrus, qui le mit en avant, ainsi
comme lui-même le témoigne en ses élégies, ramentevant
à Alcibiade le plaisir qu'il lui avait fait en cela, disant :

De ton rappel premier je proposai


En plein conseil le décret, et j'osai
Mettre en avant, dont je puis maintenir
:Être celui qui t'ai fait revenir,
Étant l'arrêt qui t'a ci rappelé
Du sceau verbal de ma langue scellé".
A LCIBIA D E

LXVIII. Mais nonoMtant, l e peuple s'étant lors


assemblé en conseil, Alcibiade se tira en avant, et fit
une harangue en laquelle il déplora premièrement ses
malheurs, et se plaignit un peu des torts que l'on lui avait
faits, en rejetant néanmoins le tout à la fin sur sa mau­
vaise fortune et sur quelque dieu envieux de sa prospérité ;
puis discourut bien au long sur l'espérance qu'avaient les
ennemis, et au demeurant admonesta le peuple d'avoir
bon courage et de s'assurer pour l'avenir. Finalement lui
furent par le peuple données des couronnes d'or, et fut
élu capitaine général d'Athènes, avec souveraine puis­
sance tant par terre que par mer; et sur l'heure même fut
ordonné par arrêt du peuple que tous ses biens lui
seraient rendus, et que les prêtres Eumolpides l'absou­
draient des malédiél:ions, et les hérauts et huissiers à
haute voix semblablement révoqueraient les exécrations
qu'ils avaient fulminées et publiées encontre lui par com­
mandement du peuple ; ce que tous les autres firent,
excepté Théodore le pontife, lequel dit : « Je ne l'ai
» point excommunié ni maudit, s'il n'a rien forfait
» contre la chose publique. »
LXIX. Ainsi étant les affaires d' Alcibiade en si glo­
rieuse prospérité, il y eut néanmoins aucuns qui prirent
à mauvais présage le temps auquel il était arrivé, parce
que le jour de son retour, par cas d'aventure, échut au
propre jour que l'on célèbre, en l'honneur de la déesse
Minerve, la fête que l'on appelle Plyntéria, qui vaut
autant dire comme la fête des lavements 26 , en laquelle
les prêtres que l'on nomme Praxiergides font quelques
secrets sacrifices et occultes cérémonies, le vingt-cin­
quième jour du mois de septembre 27 , ôtant à l'image de
la déesse tous ses joyaux et parements, et la tenant toute
cachée et couverte ; à raison de quoi les Athéniens
mettent cette journée entre les plus malencontreuses, et
se gardent bien de faire ou commencer aucune chose de
conséquence en icelle ; et allait-on interprétant qu'il sem­
blait que la déesse ne fût point contente ni joyeuse du
retour d' Alcibiade, et qu'elle se cachait pour ne le point
voir et pour le reculer arrière d'elle.
LXX. Ce néanmoins lui étant à ce retour toutes choses
succédées selon son désir, il arma cent galères pour
retourner incontinent à la guerre ; mais il lui prit une
envie honnête et gentille, qui l'arrêta jusques au temps
ALCIBIADE

que l'on célèbre l a solennité des mysl:ères28 ; car depuis


que la ville de Décélée avait été occupée et fortifiée par
les Lacédémoniens dans le territoire de l' Attique, et que
les ennemis, étant les plus forts en campagne, avaient
tenu les chemins par où l'on va d'Athènes à Éleusine,
il n'y eut ordre de faire la procession solennelle par terre
avec telle dignité et telle dévotion que l'on avait accou­
tumé auparavant, mais y fallait aller par la mer ; de
manière que les sacrifices, les danses et plusieurs autres
saintes et dévotes cérémonies que l'on soulait faire par le
chemin, en chantant le saint cantique de Iacchus29 , par
nécessité venaient à être délaissées et omises. Si sembla
lors à Alcibiade que ce serait à lui œuvre méritoire envers
les dieux et glorieuse envers les hommes, de rendre à
cette fête et solennité sa forme et dignité accoutumée, en
accompagnant la procession, et la défendant contre les
courses et invasions des ennemis ; car il esl:ima qu'il
adviendrait l'un des deux, ou que Agis, roi des Lacédé­
moniens, ne se bougerait, et par ce moyen il lui dimi­
nuerait d'autant sa réputation, et rabaisserait sa gloire ;
ou, s'il sortait en campagne, qu'il lui donnerait la bataille
dévote et religieuse envers les dieux, attendu que ce
serait pour défendre leurs plus saintes et sacrées céré­
monies en la vue de son pays, là où il aurait tous ses
citoyens speél:ateurs et témoins de sa prouesse et vaillance.
LXXI. Ayant pris cette résolution, il la fit entendre
aux prêtres Eumolpides, aux huissiers et autres suppôts
et minisl:res des mysl:ères ; puis disposa tout le long du
chemin des gens au guet sur les plus hauts coteaux d'alen­
viron, et envoya devant au plus matin des avant-cou­
reurs pour découvrir le pays, et après cela fit marcher les
prêtres religieux et confrères, et ceux qui les conduisaient
en procession, lesquels il couvrit et environna tout à
l'entour de son armée, qui marchait côte à côte en bonne
ordonnance et en grand silence, qui fut une conduite
d'armée fort vénérable, pleine de grande sainteté, et en
laquelle, si les envieux voulaient confesser vérité, ils
diraient qu'Alcibiade fit autant office de grand-prêtre et
de souverain pontife, que de capitaine. Si mena cette
procession en sûreté jusques dans la ville, sans que per­
sonne des ennemis eût jamais la hardiesse de sortir aux
champs pour lui courir sus. Ce qui lui éleva le cœur
encore davantage, et augmenta la bonne opinion que
ALCIBIADE

l'on avait de sa suffisance et sage conduite en la guerre,


de sorte que l'on jugeait qu'il était invincible, lorsqu'il
avait entière puissance de commander souverainement à
une armée. Au demeurant, quant au menu populaire et
gens de basse condition, il les attira et gagna si bien à soi,
qu'ils désiraient tous singulièrement qu'il usurpât l'auto­
rité et domination souveraine, voire jusques à s'en
adresser à lui, et lui dire et admonester qu'il se devait
mettre au-dessus de toute envie, et abolir toutes ces
ordonnances et coutumes de faire autoriser ces choses
par les voix du peuple, et toutes telles folies qui ruinaient
les affaires de la chose publique, et qu'il fallait qu'il prît
en main souveraine l'autorité du gouvernement, pour
disposer entièrement de toutes choses à sa volonté, sans
plus craindre les calomniateurs. Or, quant à lui, s'il eût
onques vouloir d'usurper la tyrannie, ou non, on n'en
saurait que dire; mais il est bien certain que les plus gros
de la ville, craignant qu'il ne le fît, hâtèrent son parte­
ment le plus qu'ils purent, faisant toutes autres choses à
sa volonté, et mêmement lui donnant pour compagnons,
en la charge de capitaine, ceux que lui-même voulut.
LXXII. Ainsi se partit-il à la fin avec une flotte de
cent galères, et s'en alla premièrement descendre en l'île
cl'Andros, là où il défit en bataille les habitants de l'île,
et quelques Lacédémoniens qui y étaient aussi; mais il ne
prit pas la ville, qui fut l'une des premières charges et
imputations que ses malveillants lui mirent sus depuis.
Car s'il y eut jamais homme ruiné par la propre répu­
tation que l'on avait de sa suffisance et valeur, certaine­
ment ç'a été Alcibiade, parce que les belles et grandes
choses qu'il avait faites l'avaient mis en telle estime de
bon sens et de hardiesse, que là où il faillait à faire
quelque chose, il en était soupçonné, et jugeait-on que
ce n'était pas pour n'avoir pu, mais pour n'avoir voulu
le faire, et que là où il se voulait évertuer, rien ne lui
pouvait échapper. Au moyen de quoi le peuple s'était
promis qu'incontinent après son partement il entendrait
dire que l'île de Chio serait prise avec tout le pays d'Ionie,
et se courrouçaient parce qu'ils n'en entendaient point
de nouvelles aussi soudainement comme l'imaginait leur
désir, sans mettre en considération la faute d'argent qu'il
souffrait, mêmement ayant la guerre contre des ennemis
qui avaient le grand roi de Perse qui leur en fournissait;
ALCIBIA D E

et que pour cette nécessité i l était bien souvent contraint


d'abandonner son camp pour s'en aller çà et là chercher
de l'argent dont il pût nourrir, soudoyer et entretenir
ses gens; car qu'il soit ainsi, la dernière charge que l'on
lui mit sus fut pour une telle cause. Lysandre, envoyé par
les Lacédémoniens pour amiral et capitaine général de
leur armée de mer, fit tant envers Cyrus, frère du roi de
Perse, qu'il en tira une bonne et grosse somme de deniers,
moyennant lesquels il donna aux mariniers quatre oboles
de solde ordinaire par jour, au lieu qu'ils n'en soulaient
avoir que trois; encore avait Alcibiade beaucoup
d'affaire à leur en fournir trois seulement. A raison de
quoi, pour recouvrer argent, il s'en alla faire une course
jusques en la Carie.
LXXIII. Mais ce endant, celui qu'il avait laissé son
f
lieutenant, et à qui i avait baillé la surintendance sur les
vaisseaux en son absence nommé Antiochus, qui était
bien bon pilote30 , mais au demeurant homme écervelé,
de peu de sens et de mauvais jugement, ayant exprès com­
mandement d'Alcibiade de ne combattre point en façon
quelconque, encore que les ennemis lui vinssent pré­
senter la bataille, fut si téméraire, et fit si peu de compte
de ce qui lui avait été tant et si expressément ordonné,
qu'il arma sa galère, dont il était capitaine, et encore une
autre, et s'en alla vers la ville d'Éphèse passer tout le
long des proues des galères ennemies, en faisant et
disant plusieurs vilenies et plusieurs outrages à ceux qui
étaient dessus. De quoi Lysandre étant irrité, lui sortit à
l'encontre avec peu de vaisseaux du commencement. Les
autres particuliers, capitaines des galères d'Athènes,
voyant Antiochus en danger, y allèrent au secours à la
file, et adonc Lysandre aussi de son côté se jeta en pleine
mer contre eux avec toute sa flotte entièrement, et fit en
sorte qu'il les rompit. Antiochus même y mourut, et y
eut plusieurs galères et plusieurs personnes prises, dont
Lysandre dressa un trophée pour marque de sa viél:oire.
LXXIV. Alcibiade, cette nouvelle ouïe, s'en retourna
incontinent tout court en toute diligence à Samos; et
arrivé qu'il y fut, alla avec le demeurant de sa flotte pré­
senter la bataille à Lysandre, lequel, se contentant de sa
première viél:oire, ne lui sortit point à l'encontre, et tout
aussitôt y eut un Thrasybule, fils de Thrason, ennemi
d'Alcibiade, qui se partit du camp de Samos, et s'en alla
ALCIBIADE

droit à Athènes pour l'accuser envers l e peuple, donnant


à entendre qu'il gâtait tout et qu'il avait déjà perdu plu­
sieurs vaisseaux pour dédaigner sa charge et en faire trop
peu de compte, en commettant en son lieu des gens qui
avaient crédit autour de lui parce qu'ils étaient bons
compagnons et qu'ils lui faisaient passer le temps à ivro­
gner et à dire mots de gaudisserie que les gens de
marine disent entre eux, pendant qu'il allait à son plaisir
çà et là amasser de l'argent et se donner du bon temps
à faire banquets avec les courtisanes abydéniennes et
ioniennes, mêmement en temps que l'armée des ennemis
était si près de la leur. On le chargea aussi qu'il faisait for­
tifier quelque château au pays de Thrace, près la ville de
Byzanthe, pour s'y retirer, comme ne pouvant, ou plutôt,
ne voulant plus vivre en son pays. Auxquelles imputa­
tions les Athéniens ajoutant foi, élurent incontinent
d'autres capitaines pour montrer le courroux et le mal­
contentement qu'ils avaient encontre lui.
LXXV. Ce qu'entendant Alcibiade, et craignant qu'on
ne lui fît pis, se retira de tout point hors du camp des
Athéniens, et assemblant quel9.ue nombre de soudards
étrangers, alla en son nom faire la guerre à quelques
peuples thraciens qui n'étaient point sous la puissance
d'aucun seigneur, là où il amassa bonne somme d'argent
de ce qu'il y gagna, et, par même moyen, assura les
Grecs, habitant en cette marche, des courses et invasions
des Barbares. Depuis, étant les capitaines athéniens Tydée,
Ménandre et Adimante, avec toutes les galères que la
ville d'Athènes avait pour lors en la côte que l'on appelle
communément la rivière de la Chèvre, là où tous les
matins par plusieurs jours de rang ils se jetaient en haute
mer, et allaient présenter la bataille à Lysandre, qui était
à l'ancre devant la ville de Lampsaque avec toute l'armée
de mer des Lacédémoniens, puis s'en retournaient au lieu
dont ils étaient partis en bien mauvais ordre, sans faire
guet ni soi tenir autrement sur leurs gardes, comme gens
qui méprisaient leurs ennemis. Alcibiade étant en terre
ferme, non guères loin de là, ne mit point à nonchaloir
cette faute qu'ils faisaient, mais s'en alla devers eux à
cheval, et leur remontra qu'ils s'étaient mal posés en une
côte où ils n'avaient nuls abris et point de villes, et où
il leur fallait aller quérir leurs vivres bien loin jusques en
la ville de Seslos, et qu'ils souffraient leurs gens de
A LCIBIA D E

marine sortir hors des vaisseaux, quand ils étaient à la


côte, et s'écarter çà et là en terre, comme chacun voulait,
là où ils avaient tout devant eux une grosse armée
d'ennemis accoutumés d'obéir promptement aux com­
mandements d'un seul chef ; et pourtant leur disait et
conseillait qu'ils s'ôtassent de là, et s'en allassent poser
l'ancre devant la ville de Sestos. A quoi les capitaines
ne voulurent point entendre ; mais, qui pis est, l'un d'eux,
Tydée, lui commanda superbement qu'il eût à se retirer
incontinent, et que ce n'était point lui, mais d'autres, qui
avaient charge de l'armée.
LXXVI. Parquoi, Alcibiade, se doutant qu'il y eût
encore quelque trahison là-dessous, se retira; et, en s'en
allant, dit à quelques-uns de sa connaissance qui lui
firent compagnie à s'en retourner du camp, que si les
capitaines athéniens ne l'eussent ainsi fièrement rabroué,
dans peu de jours il eût contraint les Lacédémoniens de
venir à la bataille contre eux en dépit qu'ils en eussent,
ou bien de quitter et abandonner leurs vaisseaux ; ce
que aucuns estimèrent être une vaine vanterie ; les autres
jugèrent qu'il y avait apparence en ce qu'il disait, parce
qu'il eût pu amener du côté de la terre grand nombre de
Thraciens, gens de trait et de cheval, avec lesquels il eût
couru sus aux Lacédémoniens et mis leur camp en grand
trouble ; mais au demeurant, qu'il eût sagement prévu
les fautes que faisaient ces capitaines athéniens, l'évé­
nement qui en ensuivit incontinent après le témoigna
évidemment, parce que Lysandre les alla un jour charger
au dépourvu si roidement, que de tous les vaisseaux qui
étaient en leur flotte, il ne se sauva que huit galères seu­
lement, avec lesquelles Conon s'enfuit ; et les autres, qui
n'étaient pas guères moins de deux cents, furent toutes
prises et emmenées captives, avec trois mille prisonniers
que Lysandre fit tous mourir. Et, peu de temps après,
prit aussi la ville même d'Athènes31, où il brûla tout le
reste de leurs vaisseaux et fit démolir et abattre leurs
longues murailles.
LXXVII. Après lequel grand exploit, Alcibiade
redoutant les Lacédémoniens, qui, lors, sans contredit,
étaient demeurés seigneurs de la mer et de la terre, passa
au pays de la Bithynie, faisant conduire après lui grande
quantité de biens, et portant bonne somme d'argent
quant et lui, sans d'autres encore davantage qu'il laissait
A LCI B IA D E

dans les châteaux de la Thrace où il se tenait; mais il


en perdit beaucoup en la Bithynie que lui ôtèrent et
dérobèrent quelques Thraciens habitant au pays. Si
délibéra de se retirer devers le roi Artaxerce, espérant
que quand ce roi l'aurait une fois essayé, il ne le trou­
verait point homme de moindre service que auparavant
Thémistocle avait été trouvé, outre ce, que l'occasion
de son aller serait encore trouvée plus juste, à cause
qu'il n'y allait pas pour faire la guerre à ses citoyens ni
à son pays, comme faisait Thémistocle, mais au contraire
en intention de requérir le roi qu'il lui plût les secourir;
et pensant que Pharnabaze, plutôt que nul autre, lui don­
nerait moyen de pouvoir aller sûrement jusques à la
cour du roi, il dressa son chemin de devers lui au pays
de la Phrygie, où il demeura quelque temps à lui faire la
cour, étant aussi réciproquement honoré et caressé
par lui.
LXXVIII. Cependant les Athéniens se trouvaient
bien désolés de voir leur empire perdu; mais quand
encore Lysandre, après leur avoir ôté la liberté, mit leur
ville entre les mains de trente gouverneurs, alors voyant
que tout était entièrement perdu, là où ils eussent encore
pu se résoudre s'ils eussent été sages32 , ils se mirent à
regretter et déplorer ensemble leurs misères et malheurs,
en remémorant les erreurs et les fautes qu'ils avaient
faites, entre lesquelles ils comptaient pour la plus grande
la seconde fois qu'ils s'étaient courroucés contre Alci­
biade; car ils le chassèrent et rejetèrent sans qu'il eût,
quant à lui, rien offensé ni forfait, ayant dépit seulement
de ce que l'un de ses ministres leur avait, en son absence,
perdu honteusement quelque petit nombre de vaisseaux,
et eux-mêmes plus honteusement ôtèrent à leur ville
le plus vaillant et le mieux entendu capitaine qu'ils
eussent. Et néanmoins encore avaient-ils quelque débile
espérance que leurs affaires n'étaient pas de tout point
dérlorées tant comme Alcibiade serait vivant, parce
qu auparavant, étant fugitif et banni, il ne s'était point
contenté de vivre en repos sans rien faire; et maintenant,
disaient-ils, s'il a aucun moyen, encore ne supportera-t-il
jamais l'orgueil et l'insolence des Lacédémoniens, ni
les cruautés et outrages de ces trente tyrans33 •
LXXIX. Si n'était point hors de raison que le
commun peuple eût de telles imaginations en son enten-
ALCIBI A D E

dement, attendu que les trente gouverneurs mêmes firent


tout devoir de rechercher et diligemment enquérir ce
qu'il faisait, et ce qu'il prétendait faire, jusques à ce que
finalement Critias remontra à Lysandre que, n'étant
plus la ville d'Athènes sous l'autorité et le gouverne­
ment du peuple, les Lacédémoniens se pouvaient bien
tenir et dire assurés seigneurs de toute la Grècest ; mais
encore que le peuple d'Athènes de soi-même s'accom­
modât à souffrir patiemment la sujétion d'être sous un
petit nombre de gouverneurs, jamais Alcibiade, tant
qu'il aurait vie, ne les laisserait vivre en paix, mais essaie­
rait toujours d'y susciter et émouvoir quelques nouvel­
letés. Toutefois Lysandre ne se laissa point du tout aller
à ses suasions, que premièrement ne lui eût été envoyé
un mandement spécial par les magistrats de Lacédémone,
auquel il lui était expressément commandé qu'il ôtât,
par quelque moyen que ce fût, Alcibiade hors de ce
monde, soit, ou que véritablement ils redoutassent la
subtilité de son esprit et la grandeur de son courage à
entreprendre toutes choses hautes et hasardeuses, ou
qu'ils voulussent en cela gratifier au roi Agis. Ayant
donc Lysandre reçu ce commandement, il envoya, pour
avoir moyen de l'exécuter, devers Pharnabaze, lequel
en bailla la commission à son frère nommé Magxus et
à Susamithre son oncle.
LXXX. Or était pour lors Alcibiade en un certain
bourg de la Phrygie, ayant avec lui une sienne concubine
qui s'appelait Timandra. Si lui fut avis une nuit, en
dormant, qu'il avait vêtu la robe de cette sienne concu­
bine, et qu'elle, le tenant entre ses bras, lui accoutrait
la tête, le peignait, et lui fardait le visage, comme s'il
eût été femme. Les autres disent qu'il lui fut avis que
Magreus lui coupait la tête et faisait brûler son corps; et
dit-on que ce fut bien peu de temps avant sa mort qu'il
eut cette vision. Ceux qui y furent envoyés pour le tuer
n'eurent pas la hardiesse d'entrer dans la maison où il
était, mais mirent le feu tout à l'entour, et lui, soudain
qu'il en ouït le bruit, assembla ce qu'il put de vêtements,
de tapisseries et autres draps, qu'il jeta dessus le feu pour
le cuider étouffer; et, entortillant son manteau à l'entour
de son bras gauche, prit son épée nue en la main droite,
et se jeta hors la maison sans que le feu lui fît aucun mal,
sinon qu'il lui brûla un peu ses habillements. Les Bar-
47° AL CI B I A D E

bares sitôt qu'ils l'aperçurent se tirèrent arrière et s'écar­


tèrent, et n'y en eut pas un qui l'osât attendre ni le
joindre de près pour le combattre; mais de loin lui
tirèrent tant de coups de dard et de trait, qu'ils le tuèrent
en la place. Puis quand ils se furent retirés, Timandra
alla prendre le corps, qu'elle enveloppa et ensevelit des
meilleurs draps qu'elle eût, et lui donna sépulture le
plus honorablement qu'il lui fut possible de ce qu'elle
put faire et recouvrer. L'on dit que Laïs, cette tant
renommée courtisane que l'on appelle Corinthienne,
encore qu'elle fût native d'une petite ville de la Sicile,
qui se nomme Hyccare, où elle fut prise, était sa fille35 •
LXXXI. Toutefois, quant à la mort d'Alcibiade, il
y en a aucuns qui accordent bien tout le demeurant de
ce que j'en ai écrit, excepté qu'ils disent, que ce ne furent
ni Pharnabaze, ni Lysandre, ni les Lacédémoniens qui
le firent tuer; mais que tenant avec lui une jeune femme
de noble maison qu'il avait débauchée et séduite, les
frères d'elle, ne pouvant supporter cette injure, allèrent
mettre le feu dedans la maison où il se tenait, et qu'ils
le tuèrent comme nous avons dit, ainsi qu'il cuidait
sauter et se jeter hors du feu36 •
VIE DE CORIOLAN

1. Origine de la famille l\farcia. Il. Enfance de Caïus Marcius. Sa


fermeté et son humeur hautaine. III. Son goût pour les armes.
IV. Ses premiers exploits. VI. Q!!erelle de la noblesse et du
peuple dans Rome. X. Guerre des Volsques. Siège et prise de
Corioles. Surnom de Coriolan donné à Marcius. XV. Remarque
sur les surnoms. XVI. Nouvelles semences de discorde entre
la noblesse et le peuple. XVII. La ville de Vélitres se donne aux
Romains. XVIII. Coriolan soutient le parti de la noblesse.
XIX. Il demande le consulat. XX. Sa demande e§t rejetée par
le peuple. XXI. Courroux de Coriolan. XXII. Il harangue
contre le peuple et contre les largesses publiques. XXIII. Les
tribuns le somment de comparaître. XXV. Un tribun prononce
contre lui la peine de mort. XXVI. Débats entre les patriciens
et les tribuns du peuple. XXX. La cause de Coriolan portée
devant le peuple. XXXI. Il e§t banni. XXXII. Tri§tesse du sénat.
XXXIII. Fermeté de Coriolan. Il se retire à Antium chez les
Volsques. XXXIV. Il leur propose la guerre contre les Romains.
XXXVII. Les troubles augmentent dans Rome. XLII. Les
Volsques déclarent la guerre. Coriolan à leur tête. XLIII. Les
villes se soumettent ou sont emportées. XLV. Le peuple romain
demande le rappel de Coriolan. Le sénat s'y oppose. XLVI.
Coriolan irrité vient camper près de Rome. XL VII . Le sénat
lui députe ses amis pour le fléchir. Il redemande tout ce qui a été
enlevé aux Volsques, et accorde trente jours pour délibérer.
XLIX. Après le terme expiré, nouvelle députation de Rome.
Ob§tination plus forte de Coriolan. LIil. Les dames romaines
se chargent d'aller le supplier. LV. Discours de sa mère. LVII .
Il cède, e t retourne à Antium. Tullus forme u n parti contre lui,
et le fait égorger. LXIII. Maje§té du peuple romain. Les dames
romaines portent le deuil de Coriolan pendant dix mois. LXIV.
Mauvais état des affaires des Volsques. Ils sont obligés de se
soumettre.
Depuu environ l'an 228 }tllques vers l'an 266 de Rome : 488 ans avant
Jùm-Chrifl.

I. La maison des Marciens1 , à Rome, était du nombre


des patriciennes, et en sont sortis plusieurs grands per­
sonnages, entre lesquels fut Ancus Marcius, fils de la
47 2 CORIOLA N

fille du roi Numa, qui fut roi de Rome après Tullus


Hostilius; aussi en furent Publius et �intus, qui ont
fait conduire dans Rome la plus grosse et la meilleure
eau qui y soit; et Censorinus, ainsi surnommé parce que
le peuple romain l'élut censeur par deux fois, et puis à
sa persuasion fit l'ordonnance et la loi que de là en avant
nul ne p ourrait plus demander ni tenir ce magistrat-là
deux f01s. Mais Caïus Marcius, celui duquel nous enten­
dons écrire présentement, étant demeuré orphelin de
son père, fut nourri sous sa mère veuve, et fit voir par
expérience que l'orphelinat apporte bien d'autres
incommodités à un enfant, mais qu'il ne l'empêche point
d'être homme de bien et de vertu excellente par-dessus
le commun, et que c'est à tort que quelques-uns de lâche
nature le blâment et l'accusent, comme étant cause de
leur corruption, à faute que l'on n'a pas eu soin d'eux
et de leurs mœurs en leur jeunesse.
II. Aussi a ce même personnage témoigné ce qu'aucuns
estiment, qu'une nature forte et vigoureuse, quand elle
est destituée de bonne nourriture, produit beaucoup
de maux et de biens tout ensemble, ni plus ni moins
qu'une bonne terre grasse produit beaucoup de bonnes
et de mauvaises herbes, si elle n'est bien cultivée; parce
que la naturelle force, constance et persévérance de sa
volonté, en ce qu'il avait une fois entrepris, le poussait
bien à attenter et exécuter plusieurs belles et grandes
choses; mais aussi de l'autre côté sa colère, qui était
impatiente, et son obstination inflexible de ne vouloir
jamais céder à personne, le rendaient mal accointable
et mal propre pour vivre et converser entre les hommes,
lesquels avaient bien en admiration sa fermeté impas­
sible de ne se laisser jamais vaincre ni au labeur, ni à
la volupté, ni à l'avarice, et la nommaient bien force,
tempérance et justice; mais au demeurant ils ne s'en
pouvaient approcher ni le fréquenter familièrement,
comme il se fait entre citoyens d'une même chose
publique, tant ses façons de faire leur étaient mal agréables
et odieuses, par une certaine gravité qui leur semblait
trop seigneuriale. Aussi, à dire la vérité, le plus grand
fruit que les hommes rapportent de la douceur et béni­
gnité des Muses, c'est-à-dire de la connaissance des
bonnes lettres, c'est qu'ils en domptent et adoucissent
leur nature, qui était auparavant sauvage et farouche,
CORIOLA N 473

trouvant avec le compas de la raison2 le moyen, et


rejetant le trop.
III. Or était en ce temps-là la prouesse honorée et
prisée à Rome universellement par-dessus toutes les
autres vertus; de quoi fait foi ce que l'on la nommait
virtm, du nom même de la vertu, en attribuant le nom du
commun genre à une espèce l?articulière; tellement que
vertu en latin était autant à dire comme vaillance. Mais
Marcius, étant encore plus enclin aux armes que nul
autre de son temps, commença incontinent dès son
enfance à les prendre en main et à les manier. Et davan­
tage, estimant que les armures du dehors et les artifi­
cielles ne servent de guères à ceux qui ne sont bien munis
et bien pourvus des naturelles qui naissent avec nous,
il exercita tellement sa personne à toute sorte de travail
et de combat, qu'il en devint vite à courir, roide à
lutter, et si ferme à la prise, qu'il ne se trouvait homme
qui le pût forcer; au moyen de quoi ceux qui conten­
daient à l'encontre de lui en prouesse et bonté de cou­
rage, quand ils se trouvaient surmontés, alléguaient que
cela ne procédait que de sa force corporelle et de la
dureté cfe sa personne, qui ne se rendait jamais pour
labeur ni pour travail quelconque.
IV. La première guerre où il se trouva, étant encore
fort jeune, fut quand Tarquin, surnommé le Superbe,
qui avait été roi de Rome, et depuis en avait été renvoyé
pour son arrogance, après avoir essayé d'y rentrer par
plusieurs batailles, où il avait toujours été défait, fina­
lement fit tout son dernier effort, étant secouru des
Latins et de plusieurs autres peuples de l'Italie qui, avec
une grosse et puissante armée, avaient entrepris de le
remettre en son état, non tant pour lui faire plaisir,
comme pour diminuer et ravaler les forces des Romains,
lesquels ils craignaient, et portaient envie à leur accrois­
sement. En cette bataille donc, laquelle eut plusieurs
ébranlements en l'une et en l'autre partie, Marcius,
combattant vaillamment à la vue du diB:ateur même,
vit un Romain qui fut porté par terre assez près de lui;
il ne l'abandonna point, mais se jeta au-devant pour le
couvrir, et occit de sa main l'ennemi qui lui courait sus;
à l'occasion de quoi, après que la bataille fut gagnée,
le diétateur ne mit pas un si bel aB:e en oubli, mais le
couronna tout le premier d'un chapeau de branche de
474 CORIOLA N

chêne3 , parce que c'est la coutume des Romains, que


celui qui sauve la vie à un sien citoyen est honoré d'une
telle couronne, soit ou que la loi fît cet honneur au
chêne en faveur des Arcadiens, lesquels furent jadis
appelés mangeurs de gland par l'oracle d'Apollon, ou
parce que facilement et partout les gens de guerre
peuvent recouvrer des branches de chêne, ou parce que
l'on estima être convenable de donner, par honneur, à
celui qui aurait sauvé la vie à un citoyen, la couronne de
l'arbre proprement dédié et consacré à Jupiter, sauveur
et proteél:eur des cités; outre ce que le chêne, entre les
arbres sauvages, est celui qui porte le plus beau fruit , et
entre les cultivés et domestiques est le plus fort. Davan­
tage les hommes au commencement en prenaient le
gland pour leur pain, et le miel pour leur breuvage; et,
qui plus est, il leur donnait pour pitance une bonne
partie des bêtes et des oiseaux, en portant le gui de
chêne, dont on fait la glu pour les prendre. On dit qu'en
cette bataille apparurent Castor et Pollux, et que soudai­
nement après le combat on les vit à Rome sur la place,
avec leurs chevaux tout trempés de sueur, qui les pre­
miers dirent les nouvelles de la viél:oire, à l'endroit où
il y a maintenant un temple édifié en leur honneur,
auprès de la fontaine; et de là vient que le jour de cette
viél:oire, qui fut le quinzième de juillet, est encore
aujourd'hui consacré à Castor et Pollux.
V. Au reste, l'on voit coutumièrement advenir que,
quand l'honneur et la réputation viennent avant le temps
à jeunes gens qui n'ont pas la nature trop élevée, cela
éteint et rassasie incontinent leur soif et convoitise de
gloire trop facile à assouvir; là où au contraire les pre­
miers honneurs ne font qu'aiguiser l'appétit à ceux qui
ont les cœurs fermes et véritablement grands, et sont
comme des vents qui les poussent à entreprendre et à
vouloir faire toutes choses hautes et louables, parce
qu'ils n'estiment pas recevoir loyer de ce qu'ils ont bien
fait par le passé, mais plutôt leur semble qu'ils donnent
gage et arrêt de faire encore mieux à l'avenir, et ont
honte d'abandonner leur gloire, et de ne l'aller pas tou­
jours augmentant de plus en plus par mêmes exploits
de vertu. Cette affeél:ion étant en Marcius, il s'efforçait de
se vaincre soi-même en bien faisant; et, voulant faire
voir tous les jours quelque nouvelle preuve de sa valeur,
C ORIO LAN 47S

allait ajoutant prouesses sur prouesses, et amassant


dépouilles sur dépouilles. Au moyen de quoi les capi­
taines suivants faisaient aussi, à l'envi des précédents,
à qui plus l'honorerait, et à qui porterait plus honorable
témoignage de sa vertu; de manière que les Romains,
ayant eu en ce temps-là plusieurs guerres et plusieurs
batailles, il se trouva à toutes, et n'y en eut pas une dont
il retournât sans quelque prix d'honneur. Et comme aux
autres la fin qui leur faisait aimer la vertu était la gloire,
aussi à lui, la fin qui lui faisait aimer la gloire, était la
joie qu'il voyait que sa mère en recevait; car il estimait
n'y avoir rien qui le rendît plus heureux, ni plus honoré
que de faire que sa mère l'ouït priser et louer de tout
le monde, et le vît retourner toujours couronné, et
qu'elle l'embrassât à son retour, ayant les larmes aux
yeux empreintes de joie; laquelle affeB:ion l'on dit que
Epaminondas avoua et confessa semblablement être en
lui, réputant son principal et plus grand heur être, que
son père et sa mère vivants avaient vu la viél:oire qu'il
gagna en la plaine de Leuél:res. Or, quant à Épami­
nondas, il eut ce bien-là d'avoir ses père et mère vivants,
participant à sa joie et à sa prospérité; mais Marcius,
estimant devoir à sa mère ce qu'il eût encore dû à son
père, s'il eût été vivant ne se contenta pas de la réjouir
et honorer seulement, mais, à son instance et prière, il
prit femme, de laquelle il eut des enfants, sans toutefois
se départir jamais d'avec sa mère.
VI. Étant donc déjà parvenu à grande autorité et
grande réputation à Rome par sa vertu, il advint que le
sénat, soutenant les riches, entra en grande dissension
avec le menu peuple, lequel se sentait trop durement
traité et oppressé par les usuriers, qui leur avaient prêté
quelque argent, parce que ceux qui avaient quelque peu
de quoi en étaient privés par les créanciers, qui leur
faisaient saisir ce peu de biens qu'ils avaient, à faute de
payer les usures, et puis conséquemment décréter et
vendre au plus offrant pour être payés; et ceux qui
n'avaient du tout rien étaient eux-mêmes saisis au corps,
et leurs personnes détenues en servitude, encore qu'ils
montrassent les cicatrices des blessures qu'ils avaient
reçues en plusieurs batailles, où ils s'étaient trouvés pour
le service et pour la défense de la chose publique, des­
quels la dernière avait été contre les Sabins, qu'ils
CORIO L A N

avaient combattus sous l a promesse que les riches leur


avaient faite de les traiter à l'avenir plus doucement,
et aussi que par l'autorité du conseil le prince du sénat,
Marcus Valérius, leur en avait répondu. Mais, après
qu'ils eurent si bien fait leur devoir encore cette dernière
fois, qu'ils défirent leurs ennemis, et qu'ils virent que
l'on ne les en traitait de rien mieux ni plus humainement,
et que le sénat faisait l'oreille sourde, montrant ne se
point souvenir des promesses qu'il leur avait faites,
mais les laissait emmener comme esclaves en servitude
par leurs créanciers, et souffrait qu'ils fussent dépouillés
de tous leurs biens, adonc commencèrent-ils à se mutiner
ouvertement, et à émouvoir de mauvaises et dangereuses
séditions dans la ville.
VII. De quoi les ennemis étant avertis, entrèrent à
main armée dans le territoire de Rome, brûlant et pillant
tout par où ils passaient; pour à quoi remédier, les
magistrats firent incontinent crier à son de trompe que
tous ceux qui se trouveraient en âge de porter armes
se vinssent faire enrôler pour aller à la guerre; mais
personne n'obéit à leur commandement. A l'occasion
de quoi les opinions des principaux hommes, et qui
avaient autorité au gouvernement des affaires, se divi­
sèrent aussi, parce que les uns furent d'avis qu'il était
raisonnable que l'on chalât et cédât un petit à ce que
les pauvres requéraient, et que l'on relâchât un peu la
trop roide sévérité des lois; les autres maintinrent le
contraire, entre lesquels fut Marcius, alléguant que le pis
qui fût en cela n'était pas la perte d'argent que vien­
draient à souffrir ceux qui en avaient prêté; mais que
c'était un commencement de désobéissance, et un essai
de l'insolence et audace d'une commune, qui voulait
abolir les lois, et mettre tout en confusion; pourtant que
le sénat, s'il était sage, devait pourvoir à l'éteindre de
bonne heure, et amortir dès son commencement.
VIII. Le sénat fut en peu de jours assemblé par plu­
sieurs fois là-dessus, sans que toutefois il y eût réso­
lution quelconque; ce que voyant les pauvres et menus
gens, se bandèrent un jour ensemble, et s'entredonnant
courage les uns aux autres, abandonnèrent la ville, et
s'allèrent planter dessus une motte qui s'appelle aujour­
d'hui le Mont sacré, le long de la rivière du Tévéron,
sans faire violence quelconque, ni autre démonstration
CORIOLA N 477

de mutinement, sinon qu'ils allaient criant que de longue


main aussi bien les riches les avaient chassés de la ville,
et que par toute l'Italie ils trouveraient de l'air et de
l'eau, et lieu pour se faire enterrer; et qu'aussi bien
demeurant à Rome ils n'avaient rien davantage, sinon
qu'ils étaient blessés et tués en continuelles guerres et
batailles, qu'ils soutenaient pour défendre l'opulence
des riches. Le sénat eut peur de ce département, et
envoya devers eux les plus gracieux et les plus popu­
laires vieillards qui fussent en toute leur compagnie,
entre lesquels Menenius Agrippa fut celui qui porta la
parole, et après plusieurs raisons franchement remon­
trées, et plusieurs prières doucement exposées à ce
peuple de la part du sénat, finalement il termina sa
harangue par une fable assez notoire, leur disant : « Q!!e
» tous les membres du corps humain se mutinèrent un
» jour contre le ventre, en l'accusant et se plaignant de
» ce que lui seul demeurait assis au milieu du corps
» sans rien faire, ni contribuer de son labeur à l'entre­
» tènement commun, là où toutes les autres parties
» soutenaient de grands travaux, et faisaient de labo­
» rieux services pour fournir à ses appétits; mais que
» le ventre se moqua de leur folie, parce qu'il est bien
» vrai, disait-il que je reçois le premier toutes les
» viandes et toute la nourriture qui fait besoin au corps
» de l'homme, mais je la leur renvoie, et distribue puis
» après entre eux. Ainsi, dit-il, seigneurs citoyens
» romains, pareille raison y a-t-il du sénat envers vous;
» car les affaires qui y sont bien digérées, et les conseils
» bien examinés sur ce qui est utile et expédient pour
» la chose publique, sont cause des profits et des biens
» qui en viennent à un chacun de vous. »
IX. Ces remontrances les adoucirent, moyennant
que le sénat leur oéhoya que par chacun an s'éliraient
cinq magistrats, que l'on appelle maintenant les tri­
buns du peuple, lesquels auraient charge de soutenir
et défendre les pauvres que l'on voudrait fouler et
opprimer. Si furent élus les premiers tribuns ceux qui
avaient été auteurs et conduél:eurs de cette sédition,
Junius Brutus, et Sicinius Vellutus; et aussitôt que la
ville fut ainsi retournée en union et concorde, le peuple
incontinent reprit les armes, montrant avoir bonne
envie de mieux faire que jamais, et d'obéir aux magis-
CORI OLAN

trats affeél:ueusement en ce qu'ils leur commanderaient


pour la guerre. Et Marcius, encore qu'il ne fût pas guères
content de voir la puissance du peuple augmentée,
attendu que c'était au préjudice et à la diminution de
la noblesse, et qu'il en vît les autres nobles et patriciens
passionnés de même que lui, toutefois il les admone:lta
« de ne se montrer pas moins affeél:ionnés à prendre les
» armes, et à combattre pour la chose publique, que
» faisait le menu populaire, mais leur faire connaître
» par effet qu'ils ne les surmontaient pas tant en richesse
» et puissance, comme ils faisaient en prouesse et
» vaillance ».
X. Or y avait-il au pays des Volsques, contre lesquels
les Romains avaient la guerre pour lors, une ville capitale
et de principale autorité qui s'appelait Corioles, devant
laquelle le consul Cominius alla mettre le siège. Parquai
tous les autres Volsques, craignant qu'elle ne vînt à être
prise d'assaut, s'assemblèrent de tous côtés pour l'aller
secourir, en intention de donner la bataille aux Romains
devant la ville même, afin de les · assaillir par deux
endroits. Ce qu'entendant, le consul Cominius divisa
pareillement son armée en deux, et avec une partie s'en
alla en personne au-devant de ceux qui venaient de
dehors, et laissa en son camp l'autre partie pour faire
tête à ceux qui voudraient sortir de la ville, sous la charge
de Titus Lartius, l'un des plus vaillants hommes qui
fussent pour lors entre les Romains. Parquoi les Corio­
lans, faisant peu de compte de ceux qui étaient demeurés
au siège devant leur ville, firent une saillie sur eux, en
laquelle pour le commencement ils eurent du meilleur,
tellement qu'ils rembarrèrent les Romains jusques dans
le fort de leur camp, là où se trouva Marcius, lequel, se
jetant dehors avec peu de gens, mit en pièces les premiers
des ennemis, auxquels il s'adressa, et arrêta tout court
les autres, en ralliant et rappelant au corp.bat à haute voix
les Romains qui avaient tourné le dos, parce qu'il était
tel que Caton voulait que fût l'homme de guerre, non
seulement rude et âpre aux coups de main, mais aussi
effroyable au son de la voix, et au regard terrible à
l'ennemi. Si y eut incontinent bonne troupe de Romains
qui se rallièrent ensemble autour de lui, dont les ennemis
s'épouvantèrent si fort qu'ils reculèrent arrière; mais
Marcius, non content de cela, les poursuivit et les chassa
CORIOL A N 47 9
fuyant à val de route jusques dans leurs portes ; et là,
voyant que les Romains tiraient le pied arrière pour le
grand nombre de traits et de flèches qu'on leur tirait de
dessus les murailles, et qu'il n'y en avait un seul entre
eux qui eût la hardiesse de F enser seulement à se lancer
pêle-mêle avec les fuyants dans la ville, parce qu'elle
était pleine de gens de guerre, tous bien armés, il les
encouragea de fait et de parole, en leur criant que la
fortune avait ouvert les portes plus pour les poursui­
vants que pour les fuyants ; toutefois il n'y en eut guère
qui prissent pour cela cœur de le suivre ; mais lui-même
à travers la presse des ennemis, se jeta et poussa jusques
sur la porte, et entra dans la ville parmi les fuyants, sans
que personne de dedans osât de prime face tourner
visage, ni s'arrêter pour lui faire tête ; mais lui, regardant
autour de lui qu'il était entré peu de ses gens avec lui
pour le secourir, et se voyant de tous côtés enveloppé
d'ennemis qui se ralliaient pour lui courir sus, il fit donc,
comme l'on écrit, des prouesses qui ne sont pas croyables,
tant de coups de main que d'agilité et disposition de
personne et de hardiesse de courage, rompant et ren­
versant tous ceux sur lesquels il se ruait, de manière qu'il
en fit fuir les uns jusques aux plus reculés quartiers de la
ville ; les autres de frayeur se rendirent et jetèrent leurs
armes en terre devant lui, et par ce moyen donnèrent tout
loisir à Lartius, qui était dehors, d'amener à sûreté les
Romains au-dedans.
XI. Ainsi, étant la ville prise, la plupart des soudards se
mirent incontinent à piller, et à emporter et serrer le butin
qu'ils avaient gagné ; mais Marcius s'en courrouça bien
aigrement, et cria qu'il n'y avait point de propos qu'eux
entendissent au pillage, et allassent çà et là cherchant de
quoi s'enrichir, pendant que le consul et leurs citoyens
étaient à l'aventure attachés à combattre contre leurs
ennemis, et que, sous couleur de gagner quelque butin,
ils cherchassent moyen de se tirer loin de l'affaire et du
danger ; toutefois, quelques raisons qu'il sût alléguer, il
y en eut bien peu qui lui prêtassent l'oreille. Parquoi,
prenant avec lui ceux qui volontairement s'offrirent à le
suivre, il sortit de la ville, et prit son chemin vers le quar­
tier où il entendit que le surplus de l'armée était allé,
admonestant et priant souvent par le chemin ceux qui le
suivaient de n'avoir point le cœur failli, et souvent ten-
CORIOLAN

dant les mains au ciel, en priant les dieux de lui faire la


grâce qu'il se pût trouver à temps pour être à la bataille,
et arriver à point pour hasarder sa vie en défense de ses
citoyens. Or était adonc la coutume entre les Romains,
quand ils étaient rangés en bataille, et qu'ils étaient prêts
à prendre leurs pavois sur leurs bras, et à se ceindre par­
dessus leurs robes, de faire aussi quant et quant leur
testament sans rien en mettre par écrit, en nommant
celui qu'ils voulaient faire leur héritier en présence de
trois ou de quatre témoins. Marcius arriva justement
sur le point que les soudards étaient après à le faire de
cette sorte, étant déjà les ennemis si près qu'ils s'entre­
voyaient les uns les autres. �and on l'aperçut ainsi qu'il
était tout souillé de sang et trempé de sueur, avec petite
suite de gens, cela de prime face en troubla et étonna
quelques-uns; mais tantôt après, quand ils le virent
courir avec une chère gaie vers le consul, et lui toucher
en la main, en lui récitant comment la ville de Corioles
avait été prise, et que l'on vit aussi que Cominius, le
consul, le baisa et l'embrassa; adonc n'y eut-il celui qui
ne reprît courage, les uns �our avoir ouï de point en
point compter le succès de cet heureux exploit, et les
autres pour le conjeéturer à voir leurs gestes de loin. Si
se prirent tous à crier au consul qu'il fît marcher sans
plus attendre, et commencer la charge.
XII. Marcius lui demanda comment était ordonnée
la bataille des ennemis, et en quel endroit étaient leurs
meilleurs combattants; le consul lui 6t réponse qu'il pen­
sait que les bandes qui étaient au front de leur bataille
étaient celles des Antiates, que l'on tenait pour les plus
belliqueux, et qui ne cédaient en hardiesse à nuls autres
de l'ost des ennemis. « Je te prie donc, lui répliqua
» Marcius, et te requiers que tu me mettes droit à
» l'encontre de ceux-là. » Le consul lui oétroya, louant
grandement sa bonne volonté; et adonc Marcius, quand
les deux armées furent prêtes à s'entrechoquer, se jeta
assez loin devant sa troupe, et alla charger si furieusement
ceux qu'il rencontra de front, qu'ils ne lui purent longue­
ment faire tête; car il fendit incontinent et entr'ouvrit
l'endroit de la bataille des ennemis où il donna; mais ceux
des deux côtés se tournèrent aussitôt les uns devers les
autres, pour l'envelopper et inserrer entre eux; ce que
le consul craignant, envoya soudain en cette part les meil-
CORIOLA N

leurs combattants qu'il eût autour de sa personne. Si y


eut adonc une fort âpre mêlée à l'entour de Marcius, et
en peu d'heures y eut beaucoup d'hommes tués sur la
place. Mais à la fin les Romains y firent si grand effort,
qu'ils forcèrent et rompirent les ennemis, et, les ayant
rompus, se mirent à les chasser, priant Marcius qu'il se
voulût retirer au camp, parce qu'il n'en pouvait plus,
tant il était las du travail qu'il avait enduré et des bles­
sures qu'il avait reçues; mais il leur répondit : « O!!e ce
» n'était point aux viaorieux à se rendre, ni à avoir le
» cœur failli », et courut lui-même après les fuyants,
jusques à ce que l'armée des ennemis fût entièrement
toute déconfite, avec grand nombre de morts et grand
nombre de prisonniers aussi.
XIII. Le lendemain au matin, Marcius s'en alla devers
le consul, et les autres Romains semblablement. Et là
le consul, montant dessus un tribunal, présent tout son
exercite, rendit grâces convenables aux dieux pour une
si grande et si glorieuse prospérité; puis tourna sa parole
à Marcius, duquel premièrement il loua et exalta la vertu
à merveilles, tant pour ce qu'il, lui-même, lui avait
vu faire, que pour ce que Marcius4 lui avait raconté; et
enfin lui dit que de tous les chevaux prisonniers, et autres
biens qui avaient été pris et gagnés en grande quantité,
il en choisît dix de chaque sorte à sa volonté, avant que
rien en fût distribué ni départi aux autres. Et outre cela
encore, pour témoigner que ce jour-là il avait emporté
le prix de prouesse sur tous les autres, lui donna de
plus un beau et bon cheval avec tout son harnais et tout
son équipage; ce que tous les assistants louèrent et
approuvèrent grandement. Mais Marcius, se tirant en
avant, déclara : « O!!'il recevait bien le présent du cheval,
» et était très aise que son capitaine se contentât si ample­
» ment de lui, et le louât si hautement, mais que, du
» demeurant, qui était plutôt comme un loyer merce­
» naire, que récompense d'honneur, il n'en voulait point,
» mais se contentait d'avoir seulement sa part égale aux
» autres; sinon, dit-il, que je te demande une grâce de
» plus, et te prie de me la concéder, c'est que j'ai entre
» les Volsques un hôte et ancien ami, homme de bien et
» d'honneur, qui maintenant est prisonnier, et au lieu
» qu'il soulait être riche et opulent en sa maison, se
» trouve maintenant pauvre captif entre les mains de ses
CORIOLAN
» ennemis ; mais de tous les maux et malheurs qui de
» présent l'environnent, il me suffit de le pouvoir
» exempter d'un seul, c'est de le garder qu'il ne soit
» point vendu comme esclave ».
XIV. Ces paroles de Marcius ouïes, il se leva une
clameur grande de toute l'assistance, et y en eut plus de
ceux qui admirèrent son abstinence, en le voyant si peu
mû d'avarice, que de ceux qui haut louèrent sa vaillance ;
car ceux mêmes qui avaient quelque peu d'envie et de
jalousie à l'encontre de lui, pour le voir ainsi honorer et
louer extraordinairement, l'estimèrent de tant plus digne
qu'on lui donnât encore plus grand loyer de sa valeur,
que moins il en acceptait ; et aimèrent plus en lui la vertu
qui lui faisait mépriser tant de biens, que celle pour
laquelle, comme à personne digne, on les lui déférait.
Car plus fait à louer le savoir bien user des biens que
des armes ; et plus encore fait à révérer le non les appéter
que le bien en user. Mais après que le bruit et la clameur
de l'assemblée furent un peu apaisés, le consul Cominius
se prit à dire : « Nous ne saurions, seigneurs, contraindre
» Marcius d'accepter les présents que nous lui offrons,
» s'il ne lui plaît les recevoir ; mais donnons-lui-en un
» si convenable au bel exploit qu'il a fait, qu'il ne le
» puisse pas refuser, et ordonnons que désormais il soit
» surnommé Coriolan, si ce n'est que l'exploit même le
» lui ait donné avant nous. »
XV. Depuis ce jour-là, il porta toujours ce troisième
nom-là de Coriolan ; par où il appert que le premier des
noms que portaient les Romains, comme Caïus, était leur
propre ; le second, comme Marcius, était le nom de la
famille et maison ; et le troisième était un surnom, qui se
donnait, ou pour quelque aél:e, ou quelque aventure
notable, ou pour quelque marque de la face et forme du
corps, ou pour quelque vertu ; ni plus ni moins que les
Grecs anciennement imposaient aussi des surnoms aux
princes, tirés ou de quelque aél:e mémorable, comme
quand ils en ont nommé quelqu'un Soter et Callinicos,
c'est-à-dire sauveur et viél:orieux ; ou de quelque marque
apparente au visage ou en la personne, comme Physcon
et Grypos, c'est-à-dire ventru ou qui a le ventre grand,
et le nez aquilin ; ou de quelque vertu, comme Évergète
et Philadelphos, c'est-à-dire bienfaiteur et aimant ses
frères ; ou de la félicité, comme Eudémon, c'est-à-dire
C O RI O L A N

l'heureux; car ainsi fut surnommé le second des Battus5 •


Et y a eu des rois à qui est demeuré pour surnom le
brocard de quelque moquerie, comme à l'un des Anti­
gones, qui fut surnommé Doson, c'est-à-dire qui donnera,
parce qu'il promettait toujours et jamais ne donnait;
et l'un des Ptolomées, qui fut appelé Lamyros, c'est-à­
dire, plaisanteur et babillard.
Et de cette façon d'imposer les noms, pris de quelque
trait de moquerie, les Romains en ont plus usé que nuls
autres, comme il y eut un Métellus qui fut surnommé
Diadematus, c'est-à-dire le bandé, parce qu'il porta lon­
guement un bandeau à l'entour de sa tête, à cause d'un
ulcère qu'il avait au front; et en eut un autre de la même
famille qui fut appelé Celer, c'est-à-dire prompt, à cause
qu'en bien peu de jours, après la mort de son père, il fit
voir au peuple des coml:: ats de gladiateurs, c'est-à-dire
d'escrimeurs à outrance, dont on trouva l'appareil, pour
la brièveté du temps, admirable. Les autres ont eu des
surnoms tirés de quelque accident de leur naissance,
comme encore, jusques aujourd'hui, ils appellent Pro­
culeius6 celui qui naît, son père étant absent en voyage
lointain, et Posthumius7 celui qui naît après la mort de
son père; et quand, de deux frères jumeaux, l'un meurt
et l'autre survit, le survivant s'appelle Vopiscus. Aussi
imposent-ils bien souvent des surnoms pris de quelque
marque et accident du corps, comme Sylla, c'est-à-dire
couperosé; Niger, noir; Rufus, roux; C:ecus, aveugle;
Claudius, boiteux; faisant en cela sagement, d'accou­
tumer les hommes à n'estimer point que la perte de la
vue, ni autres tels accidents fortuits qui peuvent advenir
aux personnes, soient choses reprochables ni honteuses,
mais à y ré;iondre franchement, comme à leurs vrais et
propres noms, quand on les nomme par telles appella­
tions; mais plus ample discours sur cette matière serait
mieux convenable à un autre traité qu'à celui-ci.
XVI. Au demeurant, cette guerre achevée, les flatteurs
du commun populaire suscitèrent de rechef une autre
sédition, sans qu'ils en eussent aucune nouvelle occasion,
ni matière de se plaindre qui fût juste; car ils fondèrent
leur seconde mutination à l'encontre des nobles et patri­
ciens, sur les maux et malheurs qui étaient nécessaire­
ment ensuivis de leurs divisions et séditions passées,
parce que la plupart du territoire de Rome était demeuré
CORIOLAN

sans cultiver ni ensemencer, et si n'avait-on pas eu temps


ni moyen de faire venir des blés d'ailleurs, à cause des
guerres; au moyen de quoi la cherté y était très grande.
Ainsi voyant ces harangueurs qui allaient gagnant la
bonne grâce du menu peuple, par telles flatteries, qu'il y
avait faute de blé en la ville, et, quand bien il y en eût
eu, que le commun peuple n'avait point d'argent pour
en acheter, ils commencèrent à semer des bruits faux
et propos calomnieux à l'encontre des nobles, que, pour
se venger du pauvre peuple, ils avaient expressément
procuré et moyenné que cette grande cherté advînt.
XVII. Davantage, sur ces entrefaites arrivèrent des
ambassadeurs de la ville de Vélitres, lesquels offrirent
leur ville au peuple romain, et prièrent que l'on y
envoyât de nouveaux habitants pour la repeupler, parce
que la pesl:ilence y avait été si cruelle, et y avait fait
mourir tant de gens, qu'il n'y était pas demeuré la
dixième partie du peuple qui avait accoutumé d'y être.
Si pensèrent les plus sages que cette nécessité de ceux
de V élitres venait bien à propos, esl:imant être néces­
saire, en si grande faute de vivres, de décharger un peu
la ville de Rome du grand nombre des habitants qui y
étaient; et si pensaient bien amortir par même moyen
cette nouvelle sédition, en nettoyant la ville des plus
séditieux et plus mutins, ni plus ni moins que d'une
superfluité de mauvaises humeurs qui causaient cette
maladie. Parquoi les consuls firent un rôle de ceux qu'ils
entendaient envoyer à Vélitres pour y habiter par forme
de colonie, et firent aussi tout ensemble une levée des
autres qui demeuraient à Rome, pour aller contre les
Volsques, espérant apaiser, par le moyen de la guerre
au-dehors, les séditions et dissensions du dedans, et
cuidant que quand ils se trouveraient en armes dans un
même camp, en mêmes affaires et en mêmes dangers,
les pauvres parmi les riches, et les roturiers parmi les
nobles, ils en vivraient plus paisiblement et plus amia­
blement les uns avec les autres. Mais Sicinius et Brutus,
deux populaires harangueurs, s'opposèrent à l'un et à
l'autre, criant que les nobles, en ce faisant, couvraient
la plus inhumaine cruauté du monde sous le doux et
gracieux nom de colonie, parce qu'ils envoyaient leurs
pauvres citoyens en une ville infeB:e de mauvais air
et pesl:ilent, pleine de corps morts non enterrés, pour
CORI O L A N

demeurer en la garde d'un dieu étran�er qui s i cruelle­


ment avait persécuté les siens8 ; ce qui était tout autant
que s'ils les allaient précipiter en un abîme de malé­
diél:ion; et puis, comme s'il ne leur suffisait pas de faire
mourir aucuns de leurs pauvres citoyens de faim, et
jeter les autres à l'abandon de la peste, encore leur sus­
citaient-ils une guerre volontaire, afin qu'il n'y eût
espèce de misère et de mal dont le pauvre peuple romain
ne fût affligé, parce qu'il se lassait de servir aux riches9 •
XVIII. Le commun peuple, étant abreuvé de tels
langages, ne voulait point comparoir quand on l'appe­
lait de la part des consuls pour faire les rôles de ceux
qui auraient à aller à la guerre, et était aussi fort dégoûté
de cette nouvelle colonie, tellement que le sénat ne
savait où il en était. Mais Coriolan, qui avait déjà acquis
réputation grande, et était homme de cœur, avec ce
qu'il était estimé et honoré de tous les plus gros de la
ville, se mit à faire tête et à résister ouvertement à ces
flatteurs de la commune ; et quant au repeuplement de
la ville de Vélitres, encore le firent-ils, en contraignant
de partir, sous grosses peines à qui désobéirait, ceux
auxquels il était déchu par le sort d'y devoir aller ; mais
quant à la guerre, le peuple n'y voulait aucunement
entendre. Parquoi Coriolan, prenant avec lui ses dépen­
dants, et ceux qu'il put induire par bonnes paroles à le
suivre, alla courir tout le territoire des Antiates, où il
trouva force blés, et y gagna une grande quantité de
butin, tant de bétail que de personnes prisonnières, qu'il
en emmena, sans qu'il en retînt chose quelconque pour
soi; et puis ramena sains et saufs à Rome ceux qui
étaient allés avec lui tous riches et chargés de pillage,
dont les autres, qui étaient demeurés à Rome, se repen­
tirent bien de ce qu'ils ne l'avaient suivi ; et, portant
envie à ceux qui y avaient si bien fait leurs besognes,
en voulaient aussi mal à Coriolan, ayant grand dépit
de voir sa réputation et son crédit aller ainsi tous les
jours de plus en plus en avant, à cause qu'ils estimaient
que c'était au préjudice de la puissance du peuple.
XIX. Peu de temps après, il vint à demander le
consulat, et fléchissait déjà la commune à sa requête,
ayant aucunement honte de rebuter et éconduire un
personnage en noblesse de sang, et en prouesse de sa
personne, le premier de toute la ville, et mêmement qui
CO R I OLAN
leur avait fait tant et de si grands services; car la cou­
tume était lors à Rome que ceux qui poursuivaient aucun
magistrat et office public, quelques jours durant se
trouvassent sur la place, ayant seulement une robe
simple sur eux, sans saye dessous, pour prier et requérir
leurs citoyens de les avoir pour recommandés, quand
ce viendrait au jour de l'éleél:ion, soit qu'ils le fissent ou
pour émouvoir le peuple davantage, le priant en si
humble habit, ou pour pouvoir montrer les cicatrices
des coups qu'ils avaient reçus dans les guerres pour la
chose publique, comme marques certaines et témoi­
gnages de leur prouesse. Car il ne faut penser que ce fût
pour crainte et soupçon du menu populaire qu'il ne se
laissât corrompre aux poursuivants par distribution
d'argent, que l'on faisait ainsi venir les poursuivants sur
la place en robe simple tous déceints, et sans saye des­
sous, pour faire leur brigue : car ç'a été bien tard et fort
longtemps depuis, que le vendre et l'acheter sont entre­
venus aux éleél:ions des magistrats, et que les voix et
suffrages des élisants se sont achetés à prix d'argent.
Mais aussi depuis que cette corruption a une fois com­
mencé aux éleél:ions des offices, elle est passée de main
en main jusques aux sentences des juges et jusques aux
gens de guerre; tant qu'à la fin elle a été cause de réduire
la chose publique en monarchie, en asservant et assu­
jétissant les armes mêmes à l'argent. Pourtant me semble­
t-il, que celui-là ne parla point sans raison, qui dit que :
« �i premier fit des banquets et donna de l'argent au
» menu peuple, fut celui qui lui ôta son autorité et ruina
» la chose publique ». Mais ce mal-là se coula peu à peu,
et gagna secrètement sans être de longtemps connu à
Rome; car l'on ne sait pas qui fut le premier qui y acheta
et corrompit les voix du peuple par argent, ni les sen­
tences des juges; mais à Athènes on tient que celui qui
premier donna de l'argent aux juges pour les corrompre
fut Anytus, fils d'Anthernion, environ la fin de la guerre
péloponésiaque, étant accusé de trahison pour la red­
dition du fort de Pyle, lorsque l'âge doré, impollu et
entier régnait encore dans les jugements à Rome10 •
XX. Coriolan donc, suivant cette coutume, montrait
plusieurs cicatrices sur sa personne des blessures reçues
en plusieurs batailles par l'espace de dix-sept ans11 qu'il
avait continuellement toujours été le premier à la guerre;
CORIOL A N

tellement qu'il n'y avait celui du peuple qui n'eût en toi­


même honte de refuser un si vertueux homme, et s'ensre­
disaient les uns aux autres qu'il fallait, comment que
ce fût, l'élire consul. Mais quand ce vint au jour de
l'éleél:ion, que Coriolan descendit en grande magnifi­
cence sur la place, accompagné de tout le sénat, et ayant
tous les plus nobles de la ville à l'entour de lui, qui pour­
suivaient de le faire élire consul, avec plus chaude ins­
tance que chose qu'ils eussent oncques attentée, adonc
l'amour et la bienveillance de la commune commença
à se tourner en envie et en haine, avec ce qu'ils crai­
gnaient de mettre ce magistrat de souveraine puissance
entre les mains d'un personnage si partial pour la
noblesse, et qui avait tant de crédit et d'autorité entre
les patriciens, de peur qu'il ne voulût ôter au peuple
entièrement toute sa liberté; pour lesquelles considé­
rations ils refusèrent à la fin Coriolan, et furent deux
autres poursuivants déclarés consuls; de quoi le sénat
fut fort déplaisant, et estima la honte de ce refus lui
être plutôt faite que non pas à Coriolan; lequel la prit
encore plus aigrement, et la porta plus impatiemment,
parce qu'il se laissait le plus souvent aller à la colère et
à une obstinée opiniâtreté, comme si c'eût été grandeur
de courage et magnanimité, n'ayant pas cette gravité,
cette froideur et douceur tempérée par le jugement de
bonne doél:rine et de raison, qui est nécessairement
requise à un gouverneur d'état politique, et n'entendant
pas que la chose de ce monde que plus doit éviter un
homme qui se veut mêler du gouvernement d'une chose
publique, et conserver entre les hommes est l'opiniâ­
treté, laquelle, comme dit Platon, demeure avec la
solitude, c'est-à-dire que ceux qui se heurtent obstiné­
ment à leurs opinions, et ne se veulent jamais accom­
moder à autrui, demeurent à la fin tout seuls; car il
faut que qui veut vivre au monde se rende amateur de
patience, de laquelle aucuns mal avisés se moquent.
XXI. Aussi Coriolan étant homme ouvert de sa
nature et entier, et qui ne fléchissait jamais, comme
celui qui estimait que vaincre toujours et venir au-dessus
de toutes choses fût aél:e de magnanimité, non pas
d'imbécillité et de faiblesse, laquelle pousse hors de la
plus débile et plus passionnée partie de l'âme le cour­
roux, ni plus ni moins que la matière d'une apostume,
CORI OLA N

il se retira en sa maison plein d'ire, de dépit et d'amer­


tume de colère, à l'encontre du peuple, là où tous les
jeunes gentilshommes, mêmement ceux qui étaient les
plus courageux, et qui avaient les esprits et les cœurs
plus élevés par la noblesse de leurs maisons, le sui­
virent, ayant bien accoutumé de tout temps de l'accom­
pagner et honorer; mais encore plus alors ils se rangèrent
autour de lui, et, lui faisant compagnie mal à propos,
lui aigrirent et enflammèrent sa colère encore davan­
tage, en se plaignant et se doulant avec lui du tort qu'on
lui avait fait, parce que c'était leur capitaine et leur
maître qui les conduisait à la guerre, et leur enseignait
tout ce qui appartient à la discipline militaire, allumant
tout doucement une contention d'honneur et jalousie
de vertu entre eux, sans envie, en louant ceux qui fai­
saient bien.
XXII. En ces entrefaites arriva grande quantité de
blés à Rome, qui avaient été partie achetés en Italie, et
partie envoyés de la Sicile, en don par Gélon, le tyran
de Syracuse, tellement que plusieurs en conçurent bonne
espérance, s'attendant que, avec la cherté des vivres, dût
aussi cesser la sédition civile. Si fut incontinent le sénat
assemblé, et le menu peuple tout aussitôt épandu à
l'entour du palais où le conseil se tenait, attendant la
résolution de ce qui s'y conclurait, se promettant que ce
qui aurait été acheté se vendrait à fort bon marché, et
que ce qui aurait été donné, se distribuerait aussi par
tête sans en rien faire payer, mêmement parce qu'il y
avait aucuns des sénateurs qui étaient à ce conseil qui
suadaient d'ainsi le faire. Mais Coriolan, se dressant en
pied, reprit adonc aigrement ceux qui, en cela, voulaient
gratifier à la commune, « Les appelant flatteurs du peuple
» et traîtres à la noblesse, et disant qu'ils nourrissaient et
» couvaient à l'encontre d'eux-mêmes, de mauvaises
» semences d'audace et d'insolence, qui déjà avaient été
» jetés parmi le peuple, lesquelles ils devaient plutôt
» avoir étouffées et suffoquées à leur naissance, s'ils
» eussent été bien conseillés, non pas endurer que le
» peuple se fortifiât à leur préjudice, par un magistrat de
» si grande puissance et autorité, que celui qu'on leur
» avait concédé, attendu qu'il leur était déjà redoutable,
» parce qu'il obtenait tout ce qu'il voulait, et ne faisait
» rien s'il ne lui plaisait, et n'obéissait plus aux consuls,
CORIOLAN
» mais vivait en toute licence, sans reconnaître aucun
» supérieur qui lui commandât, sinon les chefs mêmes
» et auteurs de leurs partialités, qu'il appelait ses magis­
» trats. Pourtant disait-il que ceux qui conseillaient et
» étaient d'avis que l'on fit des données publiques et dis­
» tributions gratuites de blés à la commune, ainsi comme
» l'on faisait dans les cités grecques, où le peuple avait
» plus absolue puissance, ne faisaient autre chose que
» nourrir la désobéissance du commun populaire,
» laquelle en fin de compte, se terminerait à la ruine totale
» de la chose publique; car déjà ne penseront-ils pas que
» ce soit en récompense de leurs services, vu qu'ils
» savent bien que tant de fois ils ont refusé d'aller à la
» guerre quand il leur a été commandé; ni de leurs muti­
» neries, quand ils s'en sont allés d'avec nous, en quoi
» faisant, ils ont trahi et abandonné leur pays; ni des
» calomnies que leurs flatteurs leur ont mis en avant, et
» que eux ont approuvées et reçues à l'encontre du sénat;
» mais ne faudront pas d'estimer que nous leur donnons
» et concédons cela en chalant la voile, parce que nous
» les craignons, et que nous les flattons, de manière
» que leur désobéissance en ira toujours augmentant de
» pis en pis, et ne cesseront jamais de susciter nouveaux
» mutinements et nouvelles séditions. Pourtant serait-ce
» à nous une trop grande folie d'ainsi le faire; mais au
» contraire, si nous sommes sages, nous leur devons ôter
» leur tribunat, qui est tout évidemment la destruB:ion
» du consulat et la division de cette ville, laquelle, par ce
» moyen, n'est plus une, comme elle soulait être; mais
» vient à être démembrée en deux partialités, qui entre­
» tiendront toujours discorde et dissension entre nous,
» et jamais ne permettront que nous retournions en
» union d'un même corps. »
XXIII. En déduisant ces raisons, et plusieurs autres
semblables, Coriolan échauffa merveilleusement en son
opinion tous les jeunes hommes et presque tous les
riches, de manière qu'ils criaient qu'il était seul en toute
la ville qui ne fléchissait ni ne flattait point le menu popu­
laire. Seulement y en avait-il quelques-uns des vieux
qui lui contredisaient, se doutant bien qu'il en pourrait
advenir quelque inconvénient, comme il n'en advint
aussi rien de bon; parce que les tribuns du peuple, qui
étaient présents à cette consultation du sénat, quand ils
49° C O RIOLA N

virent que l'opinion de Coriolan, à la pluralité des voix,


l'emportait, se jetèrent hors du sénat, emmi la tourbe
de la commune, criant au peuple à l'aide, et que l'on
s'assemblât pour les secourir. Si se fit incontinent une
tumultueuse assemblée de peuple, en laquelle publique­
ment furent récités les propos que Coriolan avait tenus
au sénat; dont la commune se mutina si fort qu'il s'en
fallut bien peu que, sur l'heure même, elle n'allât en
fureur courir sus à tout le sénat; mais les tribuns jetèrent
toute la charge sur Coriolan seulement, et quant et
quant l'envoyèrent sommer par leurs sergents qu'il eût
à comparoir tout promptement en personne devant le
peuple, pour y répondre des paroles qu'il avait dites au
sénat.
XXIV. Coriolan rechassa fièrement les officiers qui
lui firent cette sommation; et adonc eux-mêmes r
allèrent en personne, accompagnés des édiles, pou·r
l'amener par force, et de fait mirent les mains sur lui ;
mais les nobles patriciens, se bandant à l'entour de lui,
repoussèrent les tribuns arrière, et battirent à bon escient
les édiles; et pour lors la nuit, qui survint là-dessus,
apaisa le tumulte. Mais le lendemain au matin les consuls,
voyant le peuple mutiné accourir de toutes parts en la
place, eurent peur que toute la ville n'en tombât en
combustion, et, assemblant le sénat à grande hâte,
remontrèrent qu'il fallait aviser d'apaiser le peuple par
douces paroles, et ]',adoucir par quelques gracieux
décrets en sa faveur; et que, s'ils étaient sages, ils devaient
penser qu'il n'était pas lors saison de s'opiniâtrer, ni de
contester et combattre pour l'honneur à l'encontre
d'une commune, parce qu'ils étaient tombés en un point
de temps fort dangereux, et où ils avaient besoin de se
gouverner discrètement, en y donnant quelque provi­
sion amiable, et promptement. La plus grande partie
des sénateurs qui assistèrent à ce conseil trouva cette
opinion la plus saine, et s'y accorda ; au moyen de quoi,
les consuls, sortant hors du sénat, allèrent parler au
peuple le plus doucement et le plus gracieusement qu'ils
purent, et adoucirent la fureur de son courroux, en
justifiant le sénat des calomnies que l'on lui mettait sus
à tort, et usant de modération grande à leur remontrer
et les reprendre des fautes qu'ils avaient faites. Au
demeurant, quant à la vente des blés, ils leur promirent
C O RI O L A N 491

que pour le prix ils n'auraient point de différend avec


eux.
XXV. Ainsi, étant la plupart du peuple apaisée, et
donnant à connaître, par le bon silence qu'il faisait et
la paisible audience qu'il donnait, qu'il se rendait et
avait agréable ce que les consuls disaient, les tribuns du
peuple se levèrent adonc, qui dirent que, puisque le
sénat se rangeait à la raison, le peuple, aussi de son côté,
en tant que besoin serait, réciproquement lui céderait;
mais nonobstant qu'il fallait que Coriolan vînt en per­
sonne répondre sur ces articles : « S'il n'avait pas sus­
» cité et sollicité le sénat de changer l'état présent de la
» chose publique, et ôter au peuple l'autorité souve­
» raine; si, ayant été appelé en justice de par eux, il
» n'avait pas, par contumace, désobéi; si finalement il
» n'avait pas battu et outragé les édiles sur la place
» même, devant tout le monde, et si, en se faisant, il
» n'avait pas, tant qu'en lui était, suscité une guerre
» civile, et induit ses citoyens à prendre les armes les
» uns contre les autres ». Ce qu'ils disaient à l'une de
ces deux fins, ou que Coriolan, contre son naturel, fût
contraint de s'humilier, et abaisser la hautaineté et la
fierté de son cœur; ou bien, s'il persévérait en son
naturel, qu'il irritât si âprement la fureur du peuple
encontre lui, qu'il n'y eût jamais plus moyen de le récon­
cilier; ce qu'ils espéraient devoir plutôt advenir qu'autre­
ment, et ne fallaient point à bien deviner, vu le naturel
du personnage.
XXVI. Car il se présenta comme pour répondre à
ce qu'on lui mettait sus, et le peuple se tut et lui donna
coie audience pour ouïr ses raisons; mais au lieu qu'il
s'attendait d'ouïr des paroles humbles et suppliantes, il
commença non seulement à user d'une franchise de
parler qui de soi-même est odieuse, et qui sentait plus
son accusation que sa libre défense, mais avec un ton
de voix forte et un visage rébarbatif, montra une assu­
rance approchant de mépris et de contemnement; dont
le peuple s'aigrit et irrita fort âprement contre lui,
montrant bien qu'il avait grand dépit de l'ouïr ainsi
bravement parler, et qu'il ne le pouvait plus souffrir.
Et lors Sicinius, le plus violent et le plus audacieux des
tribuns du peuple, après avoir un peu conféré tout bas
avec ses autres compagnons, prononça tout haut en
49 z CORIOL A N

public que Coriolan était condamné par les tribuns à


mourir; et, à l'instant même, commanda aux édiles qu'ils
le saisissent au corps, et le menassent tout promptement
au château sur la roche Tarpéienne, pour de là le pré­
cipiter du haut en bas.
XXVII. �and les édiles vinrent à mettre les mains
sur Coriolan pour exécuter le commandement qui leur
était fait, il y eut plusieurs du peuple même à qui le fait
sembla trop violent et cruel; mais les nobles, ne se pou­
vant plus contenir, et étant par colère transportés hors
d'eux-mêmes, accoururent cette part avec grands cris
pour le secourir, et, repoussant ceux qui le voulaient
saisir au corps, l'enfermèrent au milieu d'eux, et y en
eut quelques-uns d'entre eux qui tendirent les mains
jointes à la multitude du peuple, en les suppliant de ne
vouloir pas procéder si rigoureusement; mais les paroles
ni les cris ne servaient de rien, tant le tumulte et le
désordre étaient grands, jusques à ce que les parents et
amis des tribuns ayant avisé entre eux qu'il serait impos­
sible d'emmener Coriolan, pour le punir comme il avait
été condamné, sans grand meurtre et grande occision
des nobles, leur remontrèrent et persuadèrent qu'ils ne
procédassent point à cette exécution ainsi extraordinai­
rement et violemment, en faisant mourir un tel person­
nage, sans lui faire préalablement son procès et y garder
forme de justice, et qu'ils en remissent le jugement aux
voix et suffrages du peuple.
XXVIII. Adonc Sicinius, s'arrêtant un peu sur soi,
demanda aux patriciens pour quelle raison ils ôtaient
Coriolan d'entre les mains du peuple qui en voulait faire
la punition; et au contraire les patriciens lui demandèrent
pour quelle raison ils voulaient eux-mêmes faire mourir
ainsi cruellement et méchamment l'un des plus hommes
de bien et des plus vertueux de la ville, sans y garder
forme de justice, ni qu'il eût été judiciellement ouï et
condamné. « Or bien, dit alors Sicinius, s'il ne tient qu'à
» cela, ne prenez point là-dessus occasion ni couleur de
» querelle et de sédition civile à l'encontre du peuple;
» car il vous oél:roie ce que vous demandez, que son
» procès lui soit fait judiciellement. Pour tant, nous te
» donnons assignation, dit-il, en adressant la parole à
» Coriolan, à comparoir devant le peuple au troisième
» jour de marché prochainement venant, pour te justi-
CORI OLAN 493

» fier et prouver que tu n'as point forfait; sur quoi le


» peuple, par ses voix, donnera la sentence. » Les nobles
se contentèrent pour lors de cet appointement, et leur
suffit de pouvoir emmener Coriolan à sauveté.
XXIX. Cependant, en l'espace de temps qu'il y avait
jusques au troisième jour de marché prochain après,
parce que le marché se tient à Rome de neuf en neuf
Jours, et l'aJ?pelle-t-on pour cette cause, en latin, Nun­
dinte 12, survint la guerre contre les Antiates, laquelle
leur donna espérance de faire aller en fumée cette assi­
gnation, pensant que cette guerre dût si lon�uement
durer, que l'ire du peuple en serait beaucoup diminuée,
ou du tout amortie, pour les affaires et empêchements
de la guerre. Mais au contraire, l'appointement fut incon­
tinent fait avec les Antiates, et s'en retourna le peuple
à Rome, là où les patriciens s'assemblèrent et tinrent
conseil par plusieurs fois entre eux pour aviser comment
ils feraient pour n'abandonner point Coriolan, et ne
donner point aussi d'occasion une autre fois aux tribuns
de mutiner et soulever le peuple. Là, Appius Claudius,
qui était tenu pour l'un des plus âpres adversaires de la
part populaire, leur prédit et prote�a qu'ils ruineraient
l'autorité du sénat et perdraient la chose publique, s'ils
enduraient que le peuple eût loi et autorité de pouvoir
juger les nobles à la pluralité de ses voix. Au contraire,
les plus vieux et plus populaires d'entre les nobles disaient
que le peuple, lorsqu'il se verrait la puissance et l'auto­
rité souveraine de mort et de vie en main, ne serait
point sévère ni cruel, mais plutôt doux et humain, et
que ce n'était point parce qu'il méprisât les nobles ni
le sénat, mais parce qu'il pensait être lui-même méprisé,
qu'il voulait avoir, comme par un réconfort et une pré­
rogative d'honneur, cette puissance de juger, de manière
qu'au même in�ant que l'on céderait l'autorité de juger
par leurs voix, ils poseraient toute ire et toute envie de
condamner.
XXX. Voyant donc Coriolan le sénat en peine de
se résoudre d'un côté, pour la bonne affeétion que les
nobles lui portaient, et de l'autre côté pour la crainte
qu'ils avaient du peuple, il demanda tout haut aux tri­
buns de quoi ils entendaient le charger et accuser. Les
tribuns lui répondirent qu'ils voulaient montrer comme
il aspirait à la tyrannie, et qu'ils prouveraient comme ses
494 CORIOLAN

aétions tendaient à usurper domination tyrannique à


Rome. Coriolan donc, se levant en pieds, dit : « QE'il
» s'en allait tout de ce pas présenter volontairement au
» peuple pour se justifier de cette imputation, et, s'il
» était trouvé qu'il y eût seulement pensé, qu'il ne refu­
» sait aucune sorte de punition, moyennant, dit-il, que
» vous ne me chargiez que de cela, et que vous ne déce­
» viez point le sénat ». Ils promirent qu'aussi ne feraient­
ils; et sous ces conditions fut le jugement accordé, et
le peuple assemblé; là où tout premièrement les tribuns
voulurent à toute force, comment qu'il en fût, que le
peuple procédât à donner ses voix par les lignées, et
non par les centènes 13 , parce qu'en cette manière la
multitude des pauvres disetteux, et toute telle canaille
qui n'a que perdre, et qui n'a regard quelconque de
l'honnêteté devant les yeux, venaient à avoir plus de
force (à cause que les voix se comptaient par tête) que
n'avaient les gens de bien et d'honneur, qui allaient à
la guerre, et qui de leurs biens soutenaient les charges
de la chose publique; et puis, laissant le crime de la
tyrannie affeété, qu'ils n'eussent su prouver, ils com­
mencèrent de rechef à mettre sus les propos que Corio­
lan avait tenus au sénat, empêchant que l'on ne distri­
buât du blé à vil prix au menu peuple, et suadant au
contraire de leur ôter le tribunat ; et pour le tiers le
chargèrent encore d'un nouveau crime, c'est qu'il n'avait
pas rapporté en commun le butin qu'il avait gagné à
courir les terres des Antiates, mais l'avait de son auto­
rité propre distribué entre ceux qui avaient été avec lui
en cette course14 •
XXXI. Ce fut, à ce que l'on dit, ce de quoi Coriolan
se trouva le plus étonné, parce qu'il n'eût jamais estimé
que l'on l\ü eût dû imputer cela comme crime; au moyen
de quoi il ne trouva point sur-le-champ de défense à
propos pour s'en justifier, mais se mit à louer ceux qui
avaient été avec lui en cette course; mais ceux qui n'y
avaient point été, se trouvant en bien plus grand nombre,
crièrent tant, et firent tant de bruit, qu'il ne put être ouï.
Finalement, quand ce vint à recueillir les voix et suffrages
des lignées, il s'en trouva trois de plus, qui le condam­
nèrent, et fut la peine de leur condamnation, bannisse­
ment perpétuel ; de laquelle sentence, après qu'elle fut
prononcée, le peuple eut si grande joie, que jamais, pour
CORI O L A N 495

bataille qu'il eût gagnée sur ses ennemis, il n'avait été


si aise, ni n'en avait eu le cœur si élevé, tant il s'en alla
de cette assemblée satisfait et réjoui.
XXXII. Mais au contraire le sénat en demeura fort
déplaisant et fort triste, se repentant infiniment, et se
passionnant de ce que plutôt il ne s'était résolu de faire
et souffrir toutes choses, que d'endurer que ce menu
peuple abusât ainsi superbement et outrageusement de
son autorité. Si n'était point besoin de différence de
vêtements, ni d'autres marques extérieures, pour dis­
cerner un populaire d'avec un patricien, car on le
connaissait assez au visage ; parce que celui qui avait chère
joyeuse était de la part du peuple, et celui qui l'avait
triste et mélancolique était de la part de la noblesse ;
excepté Coriolan seul, lequel ni en sa contenance, ni en
son marcher, ni en son visage, ne se montra onques
étonné ni ravalé de courage, mais entre tous les autres
gentilshommes, qui se tourmentaient de sa fortune, lui
seul montrait au-dehors n'en sentir passion aucune, ni
avoir compassion quelconque de soi-même ; non que
ce fût par discours de raison, ou par tranquillité de
mœurs qu'il supportât patiemment et modérément son
infortune, mais par une véhémence de dépit et d'un
appétit de vengeance, qui le transportait si fort, qu'il
semblait ne sentir pas son mal ; ce que le commun estime
n'être pas douleur, combien que ce le soit pourtant ; car
quand cette douleur s'enflamme par manière de dire,
alors elle se tourne en dépit, et perd adonc cette bassesse
lâche et langoureuse qui lui est naturelle ; et voilà pour­
quoi celui qui est coléré semble remuant et aél:if, ni plus
ni moins que celui qui a la fièvre semble chaleureux,
comme si l'âme, quand l'homme est en telle disposition,
s'enflait, se grossissait et s'étendait.
XXXIII. Et qu'il soit vrai que Coriolan fût ainsi lors
affeél:ionné, il le montra bien tantôt après évidemment
par ses effets ; car, retourné qu'il fut en sa maison, après
avoir dit adieu à sa mère et à sa femme, qu'il trouva
pleurantes et lamentantes à hauts cris, et les avoir un
peu réconfortées et admonestées de porter patiemment
son inconvénient, il s'en alla incontinent droit à la porte
de la ville, accompagné d'un grand nombre de patriciens
qui le suivirent jusques-là ; et de là, sans prendre chose
quelconque, et sans requérir personne de rien qui soit,
CORIOLAN

s'en alla avec trois ou quatre de ses adhérents seulement,


et fut quelques jours en ses maisons aux champs agité
çà et là de divers pensements, tels que sa colère les lui
pouvaient subministrer. A la fin, ne se pouvant résoudre
à rien qui lui fût honorable ni profitable, mais seulement
à se venger des Romains, il proposa de leur susciter
quelque grosse et lourde guerre de leurs plus proches
voisins; et pensa que le meilleur serait de tenter premiè­
rement et solliciter les Volsques, sachant qu'ils étaient
encore puissants et d'hommes et de biens, et que dans
les pertes qu'ils avaient naguères reçues, ils n'avaient
pas tant diminué de leurs forces, comme ils avaient
augmenté leur rancune et leur envie de se venger des
Romains.
XXXIV. Or y avait-il en ville d'Antium un per­
sonnage nommé Tullus Aufidius, lequel, tant pour ses
biens que pour sa prouesse et pour la noblesse de sa
maison, était honoré comme un roi entre les Volsques,
et savait bien Coriolan qu'il lui voulait plus de mal qu'à
nul autre des Romains, parce que souventefois aux
rencontres où ils s'étaient trouvés, ils s'étaient menacés
et défiés l'un l'autre, et comme deux jeunes hommes
courageux, qui avaient une jalousie et émulation d'hon­
neur entre eux, avaient fait plusieurs bravades l'un à
l'autre, de manière que, outre la querelle publique, ils
avaient encore chargé une haine particulière l'un contre
l'autre. Ce néanmoins, considérant que ce Tullus était
homme de grand cœur, et qui désirait plus que nul autre
des Volsques trouver quelque moyen de rendre aux
Romains la pareille des maux et dommages qu'ils leur
avaient faits, il fit un aél:e qui témoigne bien ce que dit
un poète ancien être véritable :
Difficile e§t à l'ire rési§ter,
Car si elle a de quelque chose envie,
Elle osera hardiment l'acheter
De son sang propre au péril de sa vie".

Aussi fit-il; car il se déguisa d'une robe, et prit un accou­


trement auquel il pensa que l'on ne le connaîtrait jamais
pour celui qu'il était, quand on le verrait en cet habit, et,
comme dit Homère d'Ulysse,
Ainsi entra en ville d'ennemis".
CORIOLAN 497
XXXV. Il était déjà sur le soir quand il arriva, et y
eut plusieurs gens qui le rencontrèrent par les rues, mais
personne ne le reconnut. Ainsi il s'en alla droit à la
maison de Tullus, là où de primesaut il entra jusques au
foyer, et illec s'assit sans dire mot à personne, ayant le
visage couvert et la tête affublée; de quoi ceux de la
maison furent bien ébahis, et néanmoins ne l'osèrent
faire lever; car, encore qu'il se cachât, si reconnaissait-on
ne sais quoi de dignité en sa contenance et en son silence,
et s'en allèrent dire à Tullus, qui soupait, cette étrange
façon de faire. Tullus se leva incontinent de table, et,
s'en allant devers lui, lui demanda qui il était, et quelle
chose il demandait. Alors Coriolan se déboucha, et
après avoir demeuré un peu de temps sans répondre, lui
dit : « Si tu ne me connais point encore, Tullus, et ne
» crois point, à me voir, que je sois celui que je suis, il est
» force que je me décèle et me découvre moi-même. Je
» suis Caïus Coriolan qui ai fait, et à toi en particulier
» et à tous les Volsques en général, beaucoup de maux,
» lesquels je ne puis nier pour le surnom de Coriolan
» que j'en porte; car je n'ai recueilli autre fruit, ni autre
» récompense de tant de travaux que j'ai endurés, ni de
» tant de dangers auxquels je me suis exposé, que ce
» surnom, lequel témoigne la malveillance que vous
» devez avoir encontre moi; il ne m'est demeuré que
» cela seulement; tout le reste m'a été ôté par l'envie et
» l'outrage du peuple romain, et par la lâcheté de la
» noblesse et des magistrats qui m'ont abandonné, et
» m'ont souffert déchasser en exil, de manière que j'ai
» été contraint de recourir comme humble suppliant à
» ton foyer, non déjà pour sauver et assurer ma vie; car
» je ne me fusse point hasardé de venir ici, si j'eusse eu
» peur de mourir; mais pour le désir que j'ai de me
» venger de ceux qui m'ont ainsi chassé, ce que je corn­
» mence déjà à faire, en mettant ma personne entre tes
» mains. Parquoi, si tu as cœur de te ressentir jamais des
» dommages que t'ont fait tes ennemis, sers-toi main­
» tenant, je te prie, de mes calamités, et fais en sorte
» que mon adversité soit la commune prospérité de tous
» les Volsques, en t'assurant que je ferai la guerre
» encore mieux pour vous, que je ne l'ai jusques ici
» faite contre vous, d'autant que mieux la peuvent faire
» ceux qui connaissent les affaires des ennemis, que ceux
CORIOLAN
» qui n'y connaissent rien. Mais s i d'aventure tu te
» rends, et es las de plus tenter la fortune, aussi suis-je
» quant à moi, las de plus vivre; et ne serait point sage­
» ment fait à toi de sauver la vie à un qui jadis t'était
» mortel ennemi, et qui maintenant ne te saurait plus de
» rien profiter ni servir17 • »
XXXVI. Tullus, ayant ouï ces propos, en fut mer­
veilleusement aise, et lui touchant en la main, lui dit :
« Lève-toi, Coriolan, et aie bon courage; car tu nous
» apportes un grand bien en te donnant à nous; au
» moyen de quoi tu dois espérer de plus grandes choses
» de la communauté des Volsques18 • » Si le fêtoya pour
lors, et lui fit bonne chère, sans autrement parler d'af­
faires : mais aux jours suivants, puis après, ils commen­
cèrent à consulter entre eux des moyens de faire la guerre.
XXXVII. De l'autre côté, la ville de Rome était en
grande combustion, pour l'inimitié d'entre les nobles et
la commune, mêmement depuis la condamnation de
Coriolan, et venaient tous les jours les prêtres, les devins,
et jusques aux personnes privées, dénoncer au conseil
des signes et prodiges célestes, qui méritaient bien que
l'on y pensât, et que l'on y pourvût soigneusement,
entre lesquels il en advint un tel : Il y avait un citoyen
romain, nommé Titus Latinus, personnage de petite
qualité, mais au demeurant, homme de bien, vivant dou­
cement, sans superstition quelconque et moins encore
de vanité et de mensonge. Il eut une vision en dormant,
par laquelle il lui fut avis que Jupiter s'apparut à lui, et
lui commanda d'aller signifier au sénat que l'on avait
fait marcher devant sa procession un très mauvais et
très déplaisant danseur, et disait que, pour la première
fois que cette vision s'était représentée à sa fantaisie, il
n'en avait pas fait compte, et lui étant encore retournée,
il ne s'en était pas guère plus soucié; mais qu'à la fin il
avait vu mourir devant ses yeux un sien fils bien condi­
tionné, et que soudainement il lui était pris un relâche­
ment de tous ses membres, de manière qu'il en était
demeuré tout impotent et perclus; et de fait il récita
toute cette histoire en plein sénat, dessus un petit grabat
sur lequel il s'était fait porter à bras, et ne l'eut plus
tôt achevé de compter, qu'il sentit incontinent son corps
avoir recouvré son accoutumée vigueur, de manière
qu'il se leva à l'heure même sur ses jambes, et s'en
CORIOLAN 499

retourna de son pied, sans que personne lui aidât, en


sa maison.
XXXVIII. Le sénat, étonné de cette merveille, fit
diligente inquisition du fait, et trouva que c'était une
telle chose. Il y avait eu quelqu'un qui avait livré entre
les mains d'autres esclaves un sien serf qui l'avait offensé,
et leur avait commandé de le passer à travers la place en
le fouettant toujours, et puis après le faire mourir; et
ainsi comme ils étaient après, et qu'ils déchiraient le
pauvre homme à coups de fouet, il se tournait, remuait et
démenait étrangement pour la douleur qu'il sentait. La
procession, par cas d'aventure, survint là-dessus, et y
eut plusieurs des assistants qui en furent scandalisés et
marris, disant que ce speB:acle-là n'était point plaisant à
voir, ni tels gestes honnêtes à rencontrer; mais pour
cela on n'en fit autre chose que blâmer et maudire celui
qui faisait ainsi cruellement punir un sien esclave. Car
les Romains usaient alors de grande équité envers leurs
esclaves, pour autant que eux-mêmes travaillaient de
leurs propres mains, et vivaient avec eux, et de même
eux, ce qui était cause qu'ils les en traitaient plus humai­
nement et plus familièrement; car l'une des plus grandes
peines qu'ils fissent endurer à un esclave, quand il avait
failli, était qu'ils lui faisaient porter sur ses épaules un
bois fourchu que l'on met sous le limon d'un chariot
pour le soutenir, et le faisaient ainsi passer par-devant
tous leurs voisins. Celui qui avait une fois souffert cela,
et que l'on avait vu en cet état, était décrié en tout le
voisinage et toute la contrée, de manière que l'on ne se
fiait plus en lui, et l'appelait-on Furcifer, à cause que les
Latins appellent ce bois-là qui soutient le limon d'un
chariot, furca, c'est-à-dire fourche19 •
XXXIX. �and donc Latinus eut fait au sénat le
récit de la vision qui lui était advenue, on fut en doute
qui pouvait être ce mauvais et mal plaisant danseur, qui
aurait marché devant la procession, et lors il souvint à
quelques-uns des assistants de ce pauvre esclave que
l'on avait ainsi passé fouettant à travers la place, et que
puis après on avait fait mourir; et ce qui leur en fit sou­
venir, fut l'étrange et non accoutumée manière de sa
punition. Si furent là-dessus les prêtres requis, qui, tous
d'un accord, furent d'avis que c'était celui-là, et en fut
le maître de l'esclave puni, et recommença-t-on de nou-
:1 00 CORIOLAN

veau l a procession e t tous les autres speél:acles en l'hon­


neur de Jupiter.
XL. En quoi l'on veut voir que le roi Numa institua
sagement toutes autres choses appartenant au service·
des dieux, et mêmement cette coutume qu'il établit,
pour rendre ses citoyens attentifs aux cérémonies de la
religion; car toutefois et quantes que les magistrats, les
prêtres et ministres de la religion font quelque chose
appartenant au service divin et à l'honneur des dieux, il
y a toujours un héraut qui marche devant, criant à haute
voix : Hoc age, qui vaut autant à dire comme : fais ceci,
et leur est un commandement de vaquer attentivement
aux choses divines, sans y entremêler parmi autre aél:ion
quelconque, ni entendre ce pendant à autre occupation,
comme sachant bien que la plupart de ce que les hommes
font, c'est par une manière de force et de contrainte.
Mais les Romains ont bien accoutumé de recommencer
de nouveau les sacrifices, les processions, jeux et autres
speél:acles qui se font en l'honneur des dieux, non seule­
ment pour telle occasion, mais pour autres aussi encore
beaucoup plus légères, comme parce qu'en une pro­
cession où l'on traînait par la ville des images des dieux
et autres telles reliques sacrées sur des brancards, qui
s'appellent thensœ 20 en latin, l'un des chevaux qui les
tiraient faillit à tirer, et que, d'autre part, le charretier
prit les rênes de la bride avec la main gauche, ils ordon­
nèrent que toute la procession serait de nouveau recom­
mencée : et depuis encore, de plus fraîche mémoire, ils
refirent par trente fois un même sacrifice, parce qu'il
leur sembla qu'il y était toujours survenu quelque défaut
ou quelque erreur et empêchement, tant étaient les
Romains religieux et dévots envers les dieux.
XLI. Au demeurant, Tullus et Coriolan parlèrent
l'un devant l'autre, secrètement, aux principaux hommes
de la ville d' Antium, leur remontrant que l'occasion se
présentait de rompre la guerre contre les Romains,
cependant qu'ils étaient en dissension les uns contre les
autres. Ils répondirent qu'ils auraient honte de la rompre,
attendu qu'il y avait trêves jurées entre eux pour l'espace
de deux ans; mais en ces entrefaites, les Romains firent
un aél:e qui leur en donna bien grande occasion; car, un
jour de fête, en laquelle il se faisait à Rome des jeux
publics, pour quelque suspicion ou calomnieuse impu-
CORIO LAN 501

tation, ils firent, à son de trompe, commandement aux


Volsques, qu'ils eussent à vider de la ville de Rome,
avant que le soleil fût couché. Aucuns disent que ce fut
par une ruse et tromperie de Coriolan, qui envoya à
Rome, devers les magistrats, un faux accusateur attitré,
qui leur donna à entendre que les Volsques avaient
conspiré de leur courir sus, pendant qu'ils seraient à
voir les jeux, et aussi de mettre le feu dans la ville. Ce
cri public rendit tous les Volsques universellement
encore plus indignés à l'encontre des Romains, qu'ils
n'étaient auparavant, et Tullus, faisant la chose plus
griève, les irrita tellement, qu'à la fin, ils envoyèrent à
Rome leurs ambassadeurs sommer les Romains de leur
rendre toutes les terres et toutes les villes qu'ils leurs
avaient ôtées par le passé. Les Romains, cette sommation
ouïe, s'en courroucèrent, et ne répondirent autre chose,
sinon que, si les Volsques prenaient les armes les pre­
miers, les Romains les poseraient les derniers.
XLII. Incontinent que les ambassadeurs furent de
retour, et eurent fait leur rapport de cette réponse,
Tullus fit tenir une assemblée générale de toute la com­
munauté des Volsques, en laquelle la guerre fut arrêtée
et conclue contre les Romains. �oi fait, Tullus leur
conseilla qu'ils appelassent Coriolan à leur service, sans
avoir défiance de lui pour la souvenance du passé, et
qu'ils se fiassent hardiment en lui, parce qu'il leur ferait
plus de profit en combattant pour eux, qu'il ne leur
avait fait de dommage en combattant contre eux. Ainsi
fut Coriolan appelé, qui parla si bien devant toute l'assis­
tance, qu'il en fut estimé non moins éloquent que belli­
queux et vaillant, et homme qui entendait très bien le
fait de la guerre, ayant la hardiesse conjointe avec le
bon sens et le bon entendement. Si furent lui et Tullus
créés capitaines généraux de la communauté des Volsques,
avec puissance et autorité souveraine en la conduite de
cette guerre; et, craignant que la longueur du temps
qu'il fallait pour mettre sus l'armée entière et tout
l'équipage des Volsques, ne lui ôtât le moyen d'exécuter
ce qu'il avait délibéré, il laissa commission aux autres
magistrats et principaux personnages de la ville, qu'ils
assemblassent le demeurant des forces, et donnassent
ordre aux provisions nécessaires pour le camp, et lui,
avec les plus délibérés qui s'accordèrent de le suivre
502 CORIOLAN

promptement, sans faire montre quelconque, entra sou­


dainement, à main armée, dans les terres des Romains,
avant que l'on s'en doutât à Rome, tellement que les
Volsques trouvèrent aux champs tant de butin qu'ils
ne pouvaient pas fournir, et étaient las d'en serrer,
emmener et dépenser tant en leur camp; toutefois, le
moindre effet de cette course fut le gain du pillage et le
dégât et dommage fait aux terres des Romains. Car le
but principal où il visait était d'augmenter toujours de
plus en plus l'inimitié et la dissension qui était entre les
nobles et le peuple, au moyen de quoi, en faisant détruire,
gâter et ruiner tout le demeurant, il fit soigneusement
contregarder les terres et possessions des nobles, ne per­
mettant pas que l'on y fît aucun dommage, ni que l'on y
prît chose quelconque ; qui fut cause qu'ils entrèrent en
querelles et séditions, les uns contre les autres, plus
grandes que jamais, reprochant les nobles aux popu­
laires qu'ils avaient injustement déchassé un si puissant
homme, et les populaires accusant les nobles de l'avoir
sollicité à leur venir faire la guerre pour se venger d'eux,
afin d'avoir ce contentement de voir piller et brûler
leurs biens devant leurs yeux, pendant qu'eux seraient
oisifs speél:ateurs de leurs pertes et malheurs en toute
sûreté, attendu que cette guerre ne se faisait pas contre
eux, et qu'ils avaient au-dehors l'ennemi même qui leur
gardait leurs biens.
XLIII. Ayant donc Coriolan fait ce premier exploit,
qui servait grandement aux Volsques pour les assurer,
et leur faire moins redouter les Romains, il les ramena à
sauveté sans rien perdre en leurs maisons ; puis, quand
toute leur puissance, ·qui se trouva très grande et en
bonne dévotion de bien faire, fut assemblée en un camp,
ils avisèrent d'en laisser une partie au pays pour la
garde d'icelui, et, avec l'autre partie, aller faire la guerre
aux Romains. Si donna Coriolan le choix à Tullus de
prendre de ces deux charges celle qui lui plairait le plus.
Tullus fit réponse qu'il avait connu, par expérience, que
Coriolan n'était en vaillance de rien moindre que lui,
mais qu'en toutes batailles et rencontres il avait toujours
eu meilleure fortune que lui; et, pour ce, que son avis
était qu'il prît la charge de conduire ceux qui iraient
faire la guerre hors du pays, et que, cependant, lui
demeurerait à la maison, pour pourvoir à la sûreté des
CORIO L A N

villes de leur pays, e t aussi pour fournir a u camp cc qui


leur ferait besoin.
XLIV. Mais Coriolan, étant plus fort que devant,
tira premièrement vers la ville de Circées peuplée par
les Romains, laquelle se rendit volontairement, et, pour
cc, ne souffrit aucun dommage; et de là entra sur les
terres des Latins, espérant que cc serait là où les Romains
le viendraient combattre pour défendre les Latins, qui
étaient leurs alliés, et qui, par plusieurs fois, leur avaient
envoyé demander du secours21 • Mais, d'un côté, le
peuple était mal affcél:ionné à y aller; et d'autre côté, les
consuls, n'ayant plus guèrcs à être en leur office, ne se
voulaient pas hasarder pour si peu de temps; de manière
que les ambassadeurs des Latins s'en retournèrent sans
rien faire. Parquoi Coriolan adonc s'adressa aux villes,
et ayant pris à force celles des Tolériniens, Vicaniens,
Pédaniens et Bolanicns, qui se voulurent défendre, il
pilla les biens, et prit les personnes prisonnières; et au
contraire, ceux qui volontairement se rangèrent de son
côté, il employa toute la diligence qui lui fut possible,
à pourvoir qu'ils ne pussent être aucunement endom­
magés non pas à son déçu même, en éloignant son camp,
le plus qu'il pouvait de leurs terres. Mais, ayant pris
d'assaut la ville de Boles, qui n'est qu'à six lieues de
Rome, il y gagna une infinie quantité de butin, et fit
mettre à l'épée tous les hommes qui étaient en âge de
porter armes; quoi entendant les autres Volsques, qui
avaient été ordonnés pour demeurer à la défense du pays,
ne se purent plus contenir, mais s'en coururent avec
leurs armes au camp de Coriolan, disant qu'ils ne recon­
naissaient aucun supérieur ni autre capitaine que lui; au
moyen de quoi sa renommée s'allait épandant par toute
l'Italie, et lui donnait-on partout la louange et la gloire
de très excellent capitaine, attendu que sa vertu, par la
transposition cl'une seule personne des uns aux autres,
avait apporté un si étrange et si soudain changement
aux affaires.
XLV. Cependant les choses à Rome allaient en grande
confusion; car de sortir pour combattre l'ennemi, ils
n'en voulaient ouïr parler, mais étaient tous les jours
bandés en pique les uns contre les autres, et n'oyait-on
que séditieuses paroles des nobles contre le peuple, et
du peuple contre les nobles, jusques à ce que les nou-
CORIOLAN

velles vinrent que les ennemis avaient mis le siège devant


la ville de Lavinium, en laquelle étaient les temples et
images de leurs dieux tutélaires, et de là où ils étaient
anciennement issus, parce que ce fut la première ville
qu'Énée à son arrivée fonda en Italie. Si prit adonc
soudainement au peuple une merveilleuse mutation de
volonté, et encore plus étrange et plus extraordinaire
aux nobles, parce que le peuple voulut que l'on abolît
et cassât la condamnation de Coriolan, et que l'on le
rappelât ; sur quoi le sénat étant assemblé, fut de contraire
opinion, et empêcha qu'il ne se fît, soit ou par une
opiniâtreté de se vouloir formaliser contre tout ce que
le peuple désirait, ou parce qu'il ne voulut point que ce
personnage retournât par la grâce et le bénéfice du
peuple, ou bien parce que déjà ils fussent à bon escient
indignés et courroucés contre lui, à cause que, n'ayant
pas été offensé de tous, il courait néanmoins sus à tous,
et se montrait par effet ennemi tout outré de son pays,
combien que la meilleure et plus saine partie d'icelui
fût bien déplaisante et marrie du tort qu'on lui avait
fait, et s'en tînt pour outragée comme lui.
XLVI. Cette résolution du sénat étant publiée, le
peuple se trouva lié, parce qu'il ne pouvait rien autoriser
ni confirmer par ses voix, qui n'eût été premièrement
proposé et digéré au sénat. Mais Coriolan, en ayant
entendu la nouvelle, fut encore bien plus irrité et plus
indigné qu'auparavant, tellement qu'il leva incontinent
son siège de devant la ville de Lavinium, et tirant droit
à celle de Rome, en alla loger à deux lieues et demie
près, en un lieu qui s'appelle les Fosses Chléliennes. Ces
approches de si près mirent la ville de Rome en grand
trouble et en grand effroi ; mais toutefois elles apaisèrent
aussi pour lors les séditions et dissensions qui étaient
entre les parties; car il n'y eut plus personne, ni de magis­
trats, ni du sénat, qui osât contredire à l'opinion du
peuple touchant le rappel de Coriolan ; mais voyant les
femmes effrayées courir çà et là par la ville, les temples
des dieux pleins de vieilles gens qui pleuraient à chaudes
larmes, en faisant leurs prières et oraisons, et bref qu'il
n'y avait en toute la ville celui qui eût le sens rassis, ni
la hardiesse de pourvoir à chose aucune salutaire, alors
ils furent tous d'avis que le peuple avait bonne raison
de vouloir rappeler et raccointcr Coriolan, et que le
CORIOLAN

sénat a u contraire faisait une grande faute d'entrer en


courroux et en colère contre lui, alors qu'il était plutôt
saison d'en sortir. Ainsi furent-ils tous unanimement
d'avis que l'on envoyât ambassadeurs devers lui, pour
lui faire entendre comme ses citoyens le rappelaient et
le restituaient en ses biens, et le suppliaient de les déli­
vrer de cette guerre.
XL VII. Ceux qui y furent envoyés de la part du sénat
étaient familiers amis de Coriolan, lesquels s'attendaient
bien d'avoir, pour le moins à leur arrivée, un doux et
gracieux accueil de lui, comme de leur parent et familier
ami; mais ils n'y trouvèrent rien de semblable, et furent
menés à travers le camp jusques au lieu où il était assis
dans sa chaire, avec une grandeur et une gravité insup­
portable, ayant les principaux hommes des Volsques
autour de soi; si leur commanda de dire tout haut la
cause de leur venue; ce qu'ils firent en plus honnêtes et
plus gracieuses paroles qu'il leur fut possible, avec le
geste et la contenance de même22 • Puis quand ils eurent
achevé de parler, il leur répondit aigrement et en colère,
quant à ce qui touchait au tort que l'on lui avait fait ;
et comme capitaine général des Volsques, leur dit qu'ils
eussent à rendre et restituer aux Volsques toutes les
villes et les terres qui leur avaient été ôtées dans les
guerres précédentes, et au demeurant, leur décerner
pareil honneur et droit de bourgeoisie à Rome, comme
ils l'avaient oél:royé aux Latins; parce qu'il n'y avait
autre moyen assuré pour sortir de la guerre tout à fait,
sinon avec conditions égales et raisonnables, et leur
donna terme pour en délibérer, et s'en résoudre, l'espace
de trente jours.
XL VIII. Les ambassadeurs s'en retournèrent avec
cette réponse; et lui tout aussitôt retira son armée, hors
du territoire de Rome. Ce qui fut la première charge
que lui mirent sus ceux d'entre les Volsques qui por­
taient envie à sa gloire, et ne pouvaient supporter son
autorité; entre lesquels Tullus même en fut un, non
qu'il eût particulièrement reçu aucun tort ni déplaisir
de Coriolan, mais seulement étant piqué de cette passion
humaine, qu'il lui déplaisait de voir sa réputation de
tout point obscurcie par celle de Coriolan, et de se voir
en moins de compte envers les Volsques qu'il n'avait
été auparavant, attendu qu'ils avaient en si grande
CORIOLAN

estime Coriolan, qu'ils pensaient en lui seul avoir tout,


et voulaient que les autres gouverneurs et capitaines se
contentassent du crédit et de l'autorité qu'il lui plairait
leur départir. De là donc commencèrent à sourdre les
premières murmurations et accusations secrètes à l'en­
contre de lui ; parce que les autres particuliers capitaines,
se bandant ensemble contre lui, s'en courrouçaient et
allaient disant que ce délogement était une vraie trahison,
non point de ville, de places, ni d'armées, mais du temps
et de l'occasion, qui était perte de plus grande consé­
quence, parce que c'était ordinairement ce qui faisait ou
perdre ou conserver cela et toute autre chose23 •
XLIX. Ayant donné trente jours de surséance
d'armes à l'ennemi, expressément parce que la guerre
n'a point accoutumé de prendre grandes mutations, en
moindre espace de temps que celui-là, toutefois Coriolan
ne laissa pas couler ce temps-là sans rien faire, mais alla
cependant gâter et détruire les terres des alliés des enne­
mis, où il prit sept villes grandes et bien peuplées, sans
que les Romains osassent jamais se mettre aux champs
pour les aller secourir ; tant étaient leurs cœurs épris de
défiance, et mal affeB:ionnés à la guerre; de manière qu'ils
ressemblaient proprement aux corps qui sont demeurés
perclus de leurs memhres, et qui par q uelque paralysie
ont perdu tout mouvement et tout sentiment.
L. Parquoi, le temps de la trêve expiré, Coriolan étant
retourné sur leurs terres avec toute sa puissance, ils
renvoyèrent de rechef u ne autre ambassade vers lui, le
supplier de vouloir apaiser son courroux et emmener les
Volsques hors de leurs terres, pour, puis après à loisir,
mettre en avant tels partis qu'il verrait être expédients
pour les uns et pour les autres; à cause que les Romains
n'étaient pas pour jamais céder ni fléchir par crainte;
mais, s'il lui semblait que les Volsques eussent raison
de leur demander quelques articles et conditions hon­
nêtes, que tout ce qu'ils demanderaient de raisonnable
leur serait concédé par les Romains, qui, d'eux-mêmes,
se soumettaient à la raison, moyennant que premier ils
posassent leurs armes . A cela répondit Coriolan que,
comme capitaine général des Volsques, il ne leur répli­
quait rien, mais que, comme encore citoyen romain, il
leur conseillait de rahaisser leur orgueil, et se soumettre
à la raison s'ils étaient sages, et que, dans trois jours, ils
CORIOLAN

retournassent avec les articles accordés qu'il leur avait


la première fois proposés, autrement, qu'il ne leur don­
nait plus sauf-conduit ni sûreté de retourner une autre
fois en son camp, avec paroles inutiles et vaines.
LI. �and les ambassadeurs furent de retour à Rome,
le sénat, ayant ouï leur rapport, jeta l'ancre sacrée, ainsi
que l'on dit en commun proverbe 2' , comme étant la
chose publique en extrême péril de tourmente; car il
ordonna que tous, tant qu'il y avait de prêtres, religieux,
ministres des dieux et gardes des choses sacrées, et tous
les devins qui, par l'observation du vol des oiseaux,
prédisent les choses à advenir, qui est une sorte de pro­
phétie et de divination propre de toute ancienneté aux
Romains, allassent devers Coriolan, étant revêtus tout
en la sorte qu'ils voulaient être quand ils faisaient leurs
sacrifices, pour le prier qu'il fît premièrement cesser la
guerre, et puis après qu'il parlât à ses citoyens de faire
appointement avec les Volsques. Coriolan les laissa bien
entrer dans son camp; mais pour cela, ne leur concéda­
t-il rien davantage, et ne leur fit ni ne leur dit rien plus
graciemement qu'il avait fait aux premiers, mais seule­
ment qu'ils avisassent l'un des deux, ou qu'ils accep­
tassent la paix sous les conditions qu'il avait première­
ment proposées, ou qu'ils reçussent la guerre. �and
ces gens de religion fu rent de retour, il fut arrêté au
conseil que l'on ne sortirait point de la ville, et que l'on
entendrait seulement à défendre les murailles et repousser
les ennemis, s'ils les venaient assaillir, en remettant toute
leur espérance au temps et aux accidents inopinés de
la fortune, parce que, d'eux-mêmes, ils ne savaient par
quel bout commencer pour faire chose qui leur fût
salutaire; mais était toute la ville pleine de confusion,
de frayeur et de mauvaise opinion de l'avenir, jusques à
cc qu'il se fît un cas semblable à ce que dit Homère en
plusieurs lieux, que peu de gens néanmoins veulent
croire; car, en choses grandes, étranges et hors de
l'usage commun, il dit et exclame souvent de tels propos :
Pallas, déesse aux beaux yeux, immortelle
Lui mit au cœur une pensée telle.
Et en un autre passage,
Mais quelque d ieu de cc les retira,
Q!!i d'un tel bruit la commune inspira.
�08 CORIOLAN

Et en un autre lieu,
Il s'en était de lui-même avisé,
Ou quelque dieu lui avait devisé ...
LII. Plusieurs y en a qui méprisent ces passages
d'Homère, comme si son intention fût d'attribuer au
discours de la raison humaine, et à l'éleB:ion de l'arbitre
d'un chacun, des choses impossibles, et des fables où
il n'y a point de vérisimilitude; ce qu'il ne fait pas ;
mais fait dépendre de notre libéral arbitre les choses
vraisemblables, et qui ordinairement adviennent par
discours de raison; car il dit bien souvent de telles
paroles,
Je l'ai pensé en mon cœur magnanime.
Et en un autre lieu,
L'ayant oui Achilles ainsi dire,
En eut le cœur d'âpre douleur et d'ire
En son velu e�omac tout brûlant,
Et entre deux di\'ers \'Ouloirs branlant.
Et de rechef en un autre endroit,
Elle ne sut mouvoir par son langage
Bellérophon, tant fut honnête et sage".
Mais aux choses étranges et extraordinaires, où il y a
besoin de quelque inspiration et instigation divine,
encore ne fait-il pas que Dieu ôte le franc arbitre à
l'homme; mais, plutôt qu'il l'incite, non pas qu'il
engendre en nous la volonté, mais bien quelque imagi­
nation qui tire et pousse la volonté; ainsi ne rend-il pas
cette imagination, qu'il offre à la volonté, l'opération
non volontaire ni forcée, mais plutôt donne commen­
cement à la volonté, et lui ajoute l'assurance et la bonne
espérance. Car ou il faut dire totalement que les dieux
n'ont part quelconque aux causes mouvantes et aux
principes des opérations humaines, ou confesser qu'il
n'y a autre moyen par lequel ils puissent aider aux
hommes, ni coopérer avec eux; car il est bien certain
qu'ils ne manient pas nos corps, ni ne remuent pas nos
mains et nos pieds, ainsi que le besoin le requiert, à
chaque fois qu'il faut besogner, mais excitent la partie
aB:ive de notre âme et notre libéral arbitre, ou, au
CORI OLAN
contraire, le détournent et le retiennent par quelques
imaginations et appréhensions qu'ils nous inspirent.
LIII. Or allaient lors les dames romaines par tous
les temples des dieux, faire leurs prières et oraisons;
mais la plus grande partie et les plus notables étaient
continuellement à l'entour de l'autel de Jupiter Capi­
tolin, entre lesquelles nommément se trouva Valérie,
sœur de Publicola, celui qui fit tant de services aux
Romains et en paix et en guerre; il était déjà mort, quant
à lui, quelque temps auparavant, ainsi comme nous
avons écrit en sa vie; mais Valérie sa sœur était grande­
ment honorée et estimée dans Rome, se gouvernant si
sagement, qu'elle ne faisait point de honte à la maison
dont elle était issue; si lui prit soudainement une émo­
tion de volonté pareille à celles dont nous parlions
naguères, et s'avisa, non sans quelque inspiration divine,
comme je crois, d'un bon expédient; car, elle se leva,
et fit aussi lever les autres dames, et s'en alla avec elles
droit à la maison de V olumnie mère de Coriolan, où
elle entra dedans, et la trouva avec la femme de son fils,
assise, et tenant en son giron les petits enfants de Corio­
lan. S'étant donc toutes ces dames arrangées en rond à
l'entour d'elles, Valérie commença la première à parler
en cette manière : « Nous venons devers vous, ô Volum­
» nie et Virgilie, dames vers autres dames, sans ordon­
» nance du sénat, ni commandement d'aucun magistrat,
» mais par inspiration, à mon avis, de quelque dieu,
» lequel, ayant regardé en pitié nos prières, nous a
» incitées à nous en venir devers vous, pour vous
» requérir de faire une chose qui sera salutaire à nous
» et à tous les autres citoyens de cette ville, mais à vous,
» si vous me voulez croire, apportera une gloire plus
» grande et plus illustre que celle que les filles des
» Sabins acquirent jadis, quand, au lieu de guerre mor­
» telle, elles mirent la paix entre leurs pères et leurs
» maris. Venez-vous-en donc avec nous toutes ensemble
» devers Coriolan, pour le supplier qu'il ait pitié de
» nous, et aussi pour lui porter témoignage de vérité,
» comme vous devez en faveur de vos citoyens, que
» combien qu'ils aient souffert beaucoup de maux et de
» dommages par lui, jamais toutefois ne vous en ont
» fait, ni pensé de vous en faire par vengeance, pire
» traitement, mais vous rendent saines et sauves entre
5 10 C ORIOLA N
» ses mains, encore qu'ils n'en dussent avoir en récom­
» pense, de rien plus gracieuse composition de lui27 • »
LIV. Ces paroles de Valérie furent approuvées et
accompagnées par une commune clameur de toutes les
autres dames, et adonc Volumnie lui répondit : « Dames,
» nous avons part, comme vous, aux publiques misères
» et calamités de notre pays, et outre cela, sommes
» encore surchargées de ce malheur propre, que nous
» avons perdu la gloire et la vertu de Coriolan, voyant
» maintenant sa personne environnée des armes de nos
» ennemis, plutôt pour s'assurer de lui que pour le
» garder; mais encore le plus grief de nos malheurs
» nous est de voir notre pays réduit à tels termes, que
» toute son espérance gise et consiste en nous; pour
» autant que je ne sais quel compte il fera de nous, puis­
» qu'il n'en fait aucun de sa chose publique et de son
» pays, qu'il a, par ci-devant, toujours eu plus cher que
» sa mère, sa femme, ni ses enfants. Ce néanmoins,
» servez-vous de nous en tout ce que vous voudrez,
» et nous menez à lui; car, si nous ne pouvons faire
» autre chose, à tout le moins pouvons-nous bien mourir
» et rendre l'esprit en le suppliant pour le bien de notre
» pays. » Cela dit, elle prit sa belle-fi.lie et ses enfants
avec elle, et, avec toutes les autres dames romaines, s'en
alla droit au camp des Volsques, lesquels eurent eux­
mêmes une compassion mêlée de révérence quand ils
la virent, de manière qu'il n'y eut personne d'eux qui
lui osât rien dire.
LV. Or était lors Coriolan assis en son tribunal avec
les marques de souverain capitaine, et, de tout loin qu'il
aperçut venir des femmes, s'émerveilla que ce pouvait
être. Mais peu après, reconnaissant sa femme 28 , qui
marchait la première, il voulut du commencement per­
sévérer en son obstinée et inflexible rigueur; mais à la
fi.n, vaincu de l'alfeél:ion naturel le, et étant tout ému de
les voir, il ne put avoir le cœur si dur que de les attendre
en son siège, mais en descendant plus vite que le pas,
leur alla au-devant, et baisa sa mère la première, et la
tint assez longuement embrassée, puis sa femme et ses
petits enfants, ne se pouvant plus tenir que les chaudes
larmes ne lui vinssent aux yeux, ni se garder de leur
faire caresses, mais se laissant aller à l'alfeél:ion du sang,
ni plus ni moins qu'à la force d'un impétueux torrent.
CORIO L A N

Mais après qu'il leur eut assez fait d'amiable accueil, et


qu'il aperçut que sa mère Volumnie voulait commencer
à lui parler, il appela les principaux du conseil des
Volsques, pour ouïr cc qu'elle proposerait, puis elle
parla en cette manière : « Tu peux assez connaître de
» toi-même, mon fils, encore que nous ne t'en disions
» rien, à voir nos accoutrements et l'état auquel sont
» nos pauvres corps, quelle a été notre vie en la maison
» depuis que tu en es dehors ; mais considère encore
» maintenant combien plus malheureuses et plus infor­
» tunées nous sommes ici venues que toutes les femmes
» du monde, attendu que ce qui est à toutes les autres
» le plus doux à voir, la fortune nous l'a rendu le plus
» effroyable, faisant voir à moi mon fils, et à celle-ci son
» mari assiégeant les murailles de son propre pays ; tel­
» lement que ce qui est à toutes les autres le souverain
» réconfort en leurs adversités, de prier et invoquer les
» dieux à leur secours, c'est ce qui nous met en plus
» grande perplexité, parce que nous ne leur saurions
» demander en nos prières vié.t:oi re à notre pays et pré­
» servation de ta vie tout ensemble, mais toutes les
» plus grièves malédié.t:ions que saurait imaginer contre
» nous un ennemi, sont nécessairement encloses en nos
» oraisons, parce qu'il est force à ta femme et à tes
» enfants qu'ils soient privés de l'un des deux, ou de
» toi, ou de leur pays; car, quant à moi, je ne suis pas
» délibérée d'attendre que la fortune, moi vivante,
» décide l'issue de cette guerre ; car, si je ne te puis per­
» suader que tu veuilles plutôt bien faire à toutes les
» deux parties, que d'en ruiner et détruire l'une, en
» préférant amitié et concorde aux misères et calamités
» de la guerre, je veux bien que tu saches, et le tiennes
» pour tout assuré, que tu n'! :as jamais assaillir ni corn­
» battre ton pays, que premterement tu ne passes par­
» dessus le corps de celle qui t'a mis en ce monde, et ne
» doit point différer jusques à voir le jour, ou que mon
» fils, prisonnier, soit mené en triomphe par ses citoyens,
» ou que lui-même triomphe de son pays. Or, si ainsi
» était que je te requisse de sauver ton pays en détrui­
» sant les Volsques, ce te serait certainement une déli­
» bération trop malaisée à résoudre; car, comme il n'est
» point licite de ruiner son pays, aussi n'est-il point
» juste de trahi r ceux qui se sont fiés en toi. Mais ce que
jlZ CORIOLAN
» j e te demande est une délivrance de maux, laquelle
» est également profitable et salutaire à l'un et à l'autre
» peuple, mais plus honorable aux Volsques, parce
» qu'il semblera qu'ayant la viB:oire en la main, ils
» nous auront de grâce donné deux souverains biens,
» la paix et l'amitié, encore qu'ils n'en prennent pas
» moins pour eux, duquel bien tu seras principal auteur
» s'il se fait, et, s'il ne se fait, tu en auras seul le reproche
» et le blâme total envers l'une et l'autre des parties;
» ainsi, étant l'issue de la guerre incertaine, cela néan­
» moins est bien tout certain que, si tu en demeures
» vainqueur, il t'en restera ce profit, que tu en seras
» estimé la peste et la ruine de ton pays ; et, si tu es
» vaincu, on dira que, pour un appétit de venger tes
» propres injures, tu auras été cause de très grièves cala­
» mités à ceux qui t'avaient humainement et amiable­
» ment recueilli29 • »
LVI. Coriolan écouta ces paroles de Volumnie, sa
mère, sans l'interrompre; et après qu'elle eut achevé de
dire, demeura longtemps tout piqué, sans lui rien
répondre. Parquoi elle reprit la parole, et recommença
à lui dire : « �e ne me réponds-tu, mon fils ? estimes-tu
» qu'il soit licite de concéder tout à son ire et à son
» appétit de vengeance, et non honnête de condescendre
» et incliner aux prières de sa mère en si grandes choses ?
» Et cuides-tu qu'il soit convenable à un grand person­
» nage se souvenir des torts qu'on lui a faits et des
» injures passées, et que cc ne soit point aB:e d'homme
» de bien et de grand cœur reconnaître les bienfaits que
» reçoivent les enfants de leurs pères et mères, en leur
» portant honneur et révérence ? Si n'y a-t-il homme en
» ce monde qui dût mieux observer tous les points de
» gratitude que toi, vu que tu poursuis si âprement une
» ingratitude; et si y a davantage, que tu as déjà fait
» payer à ton pays de grandes amendes pour les torts
» que l'on t'y a faits, et n'as encore fait aucune recon­
» naissance à ta mère. Pourtant serait-il plus que honnête
» que, sans autre contrainte, j'impétrasse de toi une
» requête si juste et si raisonnable; mais, puisque par
» raison je ne te le puis persuader, à quel besoin épargné­
» je plus et différé-je la dernière espérance ? » En disant
ces paroles, elle se jeta elle-même, avec sa femme et ses
enfants, à ses pieds. Ce que Coriolan ne pouvant sup-
CORIOLAN
porter, la releva tout aussitôt e n s'écriant : « 0 mère,
» que m'as-tu fait ? » et, en lui serrant étroitement la
mam droite : « Ah ! dit-il, mère, tu as vaincu une vie­
» toire heureuse pour ton pays, mais bien malheureuse
» et mortelle pour ton fils ; car je m'en revais vaincu
» par toi seule30 • »
LVII. Ces paroles dites en public, il parla un peu à
part à sa mère et à sa femme, et puis les laissa retourner
en la ville, car ainsi l'en prièrent-elles ; et sitôt que la
nuit fut passée, le lendemain au matin ramena les
Volsques en leurs maisons, n'étant pas tous d'une même
opinion ni d'une même affeB:ion. Car les uns le blâ­
maient et lui et ce qu'il avait fait ; les autres, qui étaient
bien contents que l'on fît appointement, disaient que
ni l'un ni l'autre ne méritait d'être blâmé ni repris ; les
autres, encore qu'ils fussent mal contents de ce qu'il
avait fait, ne l'en estimaient pas néanmoins méchant
pour cela, mais allaient disant qu'il méritait qu'on lui
pardonnât, s'il avait fléchi à une si violente contrainte ;
tant y a que personne ne contredit au département, mais
suivirent tous son commandement, plus pour la révé­
rence de sa vertu que pour la crainte de son autorité.
LVIII. Mais le peuple de Rome donna bien incon­
tinent à connaître en quelle crainte et en quel danger
de cette guerre il avait été, quand il en fut délivré, car
sitôt que ceux qui étaient sur les murailles de la ville
aperçurent les Volsques déloger, il n'y eut temple en
toute la ville qui ne fût soudainement ouvert et plein
d'hommes portant des chapeaux de fleurs sur leurs
têtes et sacrifiant aux dieux ni plus ni moins que l'on
faisait à la nouvelle de quelque grande viél:oire gagnée,
et se démontra encore plus clairement cette réjouissance
publique par les caresses et l'honneur que le sénat et
tout le peuple ensemble fit aux dames ; car il n'y avait
celui qui ne dît haut et clair, et qui ne crût fermement
qu'elles seules étaient cause du salut et délivrance de
la ville à l'occasion de quoi le sénat ordonna aux magis­
trats qu'ils eussent à leur oél:royer et concéder tout ce
qu'elles leur requerraient, pour leur gratifier et les
honorer ; et elles ne demandèrent autre chose sinon que
l'on fît édifier un temple à la Fortune féminine31 , pour
l'édification duquel encore offrirent-elles de contribuer
l'argent qu'il coûterait, pourvu que la chose publique
CORI O L A N

prît sur soi l a charge des sacrifices, cérémonies et autres


services qui appartiennent à l'honneur des dieux ; tou­
tefois le sénat, louant leur bonne volonté, ordonna que
le temple et l'image fussent faits aux dépens du public.
Ce nonobstant, encore contribuèrent-elles de l'argent•,
duquel fut faite une seconde image de la Fortune,
laquelle les Romains disent avoir parlé, ainsi comme
l'on la dédiait au temple et que l'on la posait en sa place,
et si affirment qu'elle prononça de semblables paroles :
« Dames, vous m'avez dévotement donnée », et, qui
plus est, qu'elle les prononça deux fois, nous voulant
faire croire des choses qui ne furent jamais, ou, pour le
moins, qui sont bien difficiles à croire ; car de voir des
images qui semblent suer, ou pleurer, ou rendre quelque
humeur teinte comme sang, ce n'est pas chose impos­
sible, parce que le bois et la pierre ordinairement
reçoivent une certaine moiteur dont il s'engendre de
l'humeur, et si rendent d'eux-mêmes ou bien prennent
de l'air plusieurs sortes de teintures et de couleurs ; par
lesquels signes il n'est pas inconvénient que les dieux
n'avertissent aucunefois les hommes de ce qui est à
advenir ; et si est bien possible que ces images et statues
jettent aucunefois quelque son semblable à un soupir
ou à un gémissement, quand au profond du dedans il se
fait quelque rupture ou séparation violente des parties
continues ; mais que ce soit une voix articulée ni une
parole exprimée et exquisement formée en un corps qui
n'a point d'âme, il est du tout impossible, attendu que
l'âme ni Dieu même ne sauraient distinél:ement parler ni
deviser sans un corps accommodé des outils et organes,
et des parties nécessaires à former et exprimer la parole.
Mais là où l'histoire nous force d'en croire quelque chose
ear le récit de plusieurs graves témoins, dignes de foi,
il faut dire que c'est quelque passion différente des cinq
sens de nature, laquelle, engendrée en la partie imagi­
native de l'entendement, tire à soi l'opinion, ni plus ni
moins qu'en dormant bien souvent il nous semble que
nous oyons ce que nous n'oyons pas, et que nous voyons
ce que nous ne voyons pas.
LIX. Toutefois ceux qui, par une véhémence d'amour
et de dévotion envers les dieux, sont outre mesure affec­
tionnés et heurtés à cela, de sorte qu'ils ne peuvent rien
refuser ni rejeter de ce qui se dit touchant telles choses,
CORIO L A N

ils ont u n grand argument pour se confirmer e n cette


créance, c'est la puissance de Dieu, qui est admirable,
et n'a aucune semblance ni proportion à la nôtre, mais
est en tout différente, et quant à la nature, quant au
mouvement, quant à l'artifice, et quant à la force ; et
pourtant s'il fait aucune chose qui nous soit impos­
sible, ou qu'il en produise et invente qui transcendent
l'entendement des hommes, il ne le faut pourtant
trouver étrange; car s'il est dans les autres choses diffé­
rent de nous, il est encore plus éloigné et plus divers en
ses œuvres qu'en tout le demeurant ; mais la plupart
des faits de Dieu, comme dit Héraclite, à faute de foi,
demeurent inconnus.
LX. Au demeurant, Coriolan étant retourné de son
voyage en la ville d'Antium, Tullus, qui le haïssait, et
ne le pouvait plus endurer pour la crainte qu'il avait
de son autorité, chercha les moyens de le faire mourir,
pensant que s'il y faillait à cette fois, il ne recouvrerait
jamais une pareille occasion. Parquai ayant attiré et
suscité plusieurs autres conjurés avec lui, il requit que
Coriolan eût à se déposer de son état, pour rendre
compte à la communauté des Volsques de son gouver­
nement et administration. Coriolan, craignant de se
trouver homme privé sous Tullus étant capitaine général,
outre ce que, sans cela, il avait plus grande autorité
que nul autre entre les siens, il répondit qu'il se démet­
trait volontiers de la charge, et la remettrait entre les
mains des seigneurs volsques, si tous le lui comman­
daient, comme par le commandement de tous il l'avait
acceptée; et au reste, qu'il ne refusait point de rendre
compte et raison de son gouvernement, dès l'heure
même à ceux de la ville qui voudraient assister et l'ouïr.
LXI . Le peuple fut rassemblé là-dessus en conseil, en
laquelle assemblée il y eut quelques orateurs apostés,
qui irritèrent et mutinèrent la commune à l'encontre de
lui, et, quand ils eurent achevé de parler, Coriolan se
leva pour leur répondre; et, combien que la commune
mutinée menât un fort grand bruit, toutefois, quand elle
le vit, pour la révérence qu'elle portait à sa vertu, elle
s'apaisa, et lui donna paisible audience, pour, à loisir,
déduire ses justifications, et les plus gens de bien des
Antiates, et qui plus s'éjouissaient de la paix, montraient,
à leur contenance, qu'ils l'çcouteraient volontiers et
CORIOLAN

jugeraient selon leur conscience; à l'occasion de quoi


Tullus eut peur, s'il le laissait parler, qu'il ne prouvât
au peuple son innocence, parce qu'il était entre autres
choses homme très éloquent, avec ce que les premiers
bons services qu'il avait faits à la communauté des
Volsques lui apportaient plus de faveur que les dernières
imputations ne lui causaient de défaveur; et, qui plus
e§t, cela même que l'on lui tournait à crime, était témoi­
gnage de la grâce qu'ils lui devaient, parce qu'ils
n'eussent point e§timé qu'il leur eût fait tort en ce qu'ils
n'avaient pas pris la ville de Rome, s'ils n'eussent été
bien près de la prendre par le moyen de sa conduite.
LXII. Pour ces raisons, estima Tullus qu'il ne fallait
plus dilayer son entreprise, ni s'amuser à mutiner et
susciter la commune contre lui, mais se prirent les plus
mutins des conjurés à crier qu'il ne le fallait point ouïr,
ni permettre qu'un traître usurpât ainsi domination
tyrannique sur la ligue des Volsques, ne se voulant pas
démettre de son état et autorité; et, en disant telles
paroles, se ruèrent tous à un coup sur lui, et le tuèrent
sur la place, sans que personne des assistants s'entremît
de le secourir. Mais toutefois que ce meurtre n'ait point
été fait du su et consentement de la plus grande partie
des Volsques, il appert parce que, de toutes les villes
des Volsques, accoururent gens pour honorer le corps,
lequel ils inhumèrent magnifiquement, et ornèrent sa
sépulture de force harnais et force dépouilles, comme
celle d'un vaillant homme et d'un grand cap itaine.
LXIII. Les Romains, sa mort ouïe, n'en firent autre
démonstration ni d'honneur ni de courroux, sinon qu'ils
permirent aux dames ce qu'elles leur requirent, de pou­
voir porter le deuil de sa mort l'espace de dix mois,
autant comme elles avaient accoutumé de le porter pour
la mort de leurs pères, de leurs frères et de leurs maris,
parce que c'était le plus long terme de porter deuil que
le roi Numa Pompilius eût déterminé, ainsi comme nous
avons écrit en sa vie.
LXIV. Au demeurant, les affaires des Volsques, tantôt
après le décès de Coriolan, firent fort regretter sa pré­
sençe; car premièrement ils entrèrent en débat contre
les Eques, qui étaient leurs alliés et confédérés, touchant
la précédence; et procéda ce différend entre eux, jusques
à s'entrebattre et se tuer les uns les autres; et puis ils
CORIOLAN

furent défaits par les Romains en une grosse bataille81,


en laquelle Tullus demeura mort sur le champ, et la
fleur de toute leur puissance fut aussi mise à l'épée, de
manière qu'ils furent contraints d'accepter de très hon­
teuses conditions de paix, en se rendant sujets aux vain­
queurs, et promettant faire tout ce qu'ils leur comman­
deraient33.
COMPARAIS ON
D' ALCIBIADE AVEC CORIOLAN

1. Or, ayant exposé les faits de l'un et de l'autre, au


moins ceux qui nous ont semblé plus dignes d'être mis
par mémoire, maintenant pouvons-nous voir que, quant
aux armes, l'un n'a pas eu fort grand avantage sur
l'autre; car tous deux en leurs charges ont également
fait preuve non seulement de hardiesse et de prouesse
de leurs personnes, mais aussi de bon sens, de ruse et de
finesse; si ce n'est que l'on veuille dire qu'Alcibiade a
été plus grand et plus excellent capitaine, d'autant qu'il
a plus de fois combattu ses ennemis et par mer et par
terre, et toujours vaincu. Car, au demeurant, ils ont bien
cela de semblable, que, là où ils ont été tous deux pré­
sents, et qu'ils ont eu loi et autorité de commander, ils
ont notoirement toujours fait prospérer les affaires de
ceux de leur parti, et plus évidemment encore les ont
fait empirer, quand ils se sont tournés du parti contraire.
II. Mais, quant au fait de gouvernement, les gens de
bien et d'honneur haïssaient la manière de procéder dont
usait Alcibiade au maniement des affaires de la chose
publique, comme étant pleine d'afféterie, de dissolu­
tion et de flatterie, parce qu'il ne visait qu'à gagner,
par toutes voies, la grâce et la bienveillance du menu
populaire; aussi de l'autre côté le peuple romain avait
en haine celle de Coriolan comme trop arrogante, trop
superbe et tyrannique, de sorte que ni l'une ni l'autre
ne fait à louer. Toutefois encore est moins répréhensible
celui qui cherche à gratifier et complaire au peuple, que
celui qui le mé rise, l'outrage et l'inj urie, de peur qu'il
r
r:e semble qu'i le veuille flatter pour en acquérir plus
d'autorité; car il est bien mal séant de flatter le commun
peuple pour venir en crédit ; mais aussi, acquérir auto­
rité et crédit par se faire craindre, par endommager et
forcer autrui, outre ce qu'il n'est pas honnête, il est
ALCIBIA D E E T CORIOLAN

injuste. Bien est-il certain que Coriolan a toujours été


tenu pour homme rond de sa nature, simple, sans fard
ni artifice quelconque; et Alcibiade, au contraire, fin,
affété et peu véritable. Mais ce que l'on blâme le plus
en lui, quant à cela, fut la malice et tromperie par laquelle
il abusa les ambassadeurs des Lacédémoniens, et empêcha
que la paix ne se fît, ainsi que Thucydide l'a écrit; toute­
fois cet aéle, encore que . promptement il ait rejeté la
ville d'Athènes en guerre, au moins la rendit-il plus
puissante et plus redoutable à ses ennemis, par l'adjonc­
tion de l'alliance des Mantiniens et des Argiens, qui,
par l'entremise d' Alcibiade, s'allièrent et entrèrent en
ligue avec les Athéniens.
III. Et quant à Coriolan, l'historien Dionysius a aussi
écrit 1 que ce fut par dol et tromperie qu'il jeta les Romains
en guerre contre les Volsques, ayant malicieusement et
à tort fait soupçonner et calomnier les Volsques, qui
étaient allés à Rome pour y voir l'ébattement des jeux.
Mais la cause pour laquelle il le fit, rend l'aéte encore
plus mauvais; car ce ne fut point par une dissension
civile, ni par une jalousie et contention en matière de
gouvernement, comme fit Alcibiade, mais seulement
pour servir à une passion colérique, à laquelle, comme
dit Dion2 , il n'y a rien qui sache gré, qu'il mit en com­
bustion et en trouble plusieurs contrées de l'Italie, et,
pour le courroux qu'il avait contre son pays, ruina plu­
sieurs autres villes qui n'en pouvaient mais..
IV. Il est bien vrai qu'Alcibiade aussi, par son ire
et son dépit, fut cause de beaucoup de maux, de misères
et de calamités à ceux de son pays; mais, soudain qu'il
aperçut qu'ils se repentaient du tort qu'ils lui avaient
fait, il se revint aussi; et depuis, ayant une autre fois
été déchassé, il ne voulut pas néanmoins favoriser aux
erreurs que faisaient les capitaines athéniens, ni ne les
voulut point laisser perdre en suivant le mauvais conseil
qu'ils prenaient, ni les abandonner au péril où ils se
mettaient, mais fit tout de même ce que jadis avait fait
Aristide envers Thémistocle, dont il a été et est encore
tant loué ; car il s'en alla devers les capitaines, qui lors
avaient la charge de l'armée des Athéniens, encore qu'ils
ne fussent pas ses amis, et leur remontra en quoi ils
faillaient, et ce qu'ils avaient à faire; là où Coriolan,
au contraire, faisait premièrement dommage à toute
p .o ALC I B I A D E E T C O R I O LAN

Rome entièrement, encore qu'il n'eût pas été offensé par


tous ceux de dedans universellement, et que la meilleure
et plus saine partie de la ville eût été offensée avec lui,
et en eût regret et déplaisir comme lui. Davantage les
Romains essayèrent d'apaiser un seul déplaisir, et un
seul dépit qu'ils lui avaient fait par plusieurs ambassades,
et plusieurs supplications et prières, auxquelles il ne
voulut onques fléchir ni amollir son dur cœur; et, par
ce, montra qu'il avait entrepris cette guerre si âpre, et où
il ne voulait point ouïr parler d'appointement, en inten­
tion de détruire et ruiner entièrement son pays, non pas
pour le recouvrer, ni pour y retourner. Il est vrai qu'il
y a cette différence, qu' Alcibiade, étant épié et aguetté
par les Lacédémoniens, pour la haine qu'ils lui portaient,
et la crainte qu'ils avaient de lui, fut contraint de se
retourner devers les Athéniens; là où Coriolan, ayant
été si bien accueilli et si bien traité par les Volsques,
ne pouvait honnêtement les abandonner, attendu qu'ils
lui avaient fait tant d'honneur que de l'élire leur capi­
taine général, et s'étaient tant fiés en lui qu'ils avaient
mis toutes leurs forces et toute leur puissance en sa
main, non pas comme l'autre, duquel les Lacédémo­
niens abusèrent plutôt qu'ils n'en usèrent, en le laissant
aller et venir parmi leur ville, et depuis parmi leur camp,
sans honneur quelconque, tellement qu'il fut à la fi.n
contraint de se jeter entre les bras de Tissapherne; si
l'on ne veut dire qu'il alla volontairement lui faire la
cour, en intention de préserver la cité d'Athènes, qu'elle
ne fût entièrement détruite, pour le désir qu'il avait
d'y retourner.
V. Au reste, l'on trouve par écrit qu'Alcibiade pre­
nait souvent des présents peu honnêtement, et se laissait
corrompre par argent, lequel il dépensait puis après
encore plus vilainement en voluptés désordonnées et
en toute dissolution; là où, au contraire, Coriolan ne
voulut pas seulement accepter les présents que ses
capitaines lui faisaient légitimement pour honorer sa
vertu, et était pour quoi le menu populaire lui voulait
encore plus de mal, au différend que le peuple eut contre
les nobles, touchant l'abolition des dettes, à cause que
les pauvres et menues gens connaissaient bien que ce
n'était point pour gain ni profit qu'il y eût qu'il leur
était si fort contraire en cela, et semblait qu'il le fît par
ALC I B I A D E E T CORI OLAN 521

dépit d'eux tant seulement, et pour leur déplaire expres­


sément. Ainsi n'dt-ce pas sans occasion qu'Antipater,
en une sienne épître, parlant de la mort du philosophe
Aristote, entre les autres bonnes parties qu'il dit avoir
été en lui, fait grand cas de celle-là, qu'il savait bien
gagner et attraire les cœurs des hommes. Car les bonnes
œuvres et les vertus de Coriolan, pour n'avoir pas été
accompagnées de cette grâce-là, devenaient odieuses à
ceux mêmes qui en recevaient du profit, lesquels ne
pouvaient supporter sa gravité et son opiniâtreté,
laquelle, comme dit Platon3 , demeure avec solitude,
c'est-à-dire qui fait que les hommes sont peu suivis, ou
du tout abandonnés.
VI. Et, au contraire, pour autant qu'Alcibiade savait
bien s'entretenir de bonne grâce, et se comporter comme
il fallait avec toutes gens, il ne se faut pas émerveiller si,
quand il faisait bien, sa gloire en était hautement exaltée,
et lui honoré, aimé et bien voulu du commun, vu que
même quelques-unes de ses fautes étaient souvent prises
en jeu, et en parlait-on comme de gentillesses faites de
bonne grâce et à plaisir; dont procédait qu'encore qu'il
fît et souvent et de grands dommages à la chose publique,
il était néanmoins souvent élu capitaine, et lui commet­
tait-on souvent les principales charges de la ville; là où
Coriolan, poursuivant une magistrature qui lui était due,
à cause de plusieurs grands services qu'il avait faits à
la chose publique, en fut néanmoins débouté. Par ainsi
voit-on que ceux mêmes à qui l'un faisait mal, ne le
pouvaient haïr; et l'autre ne pouvait tant faire, qu'il fût
aimé de ceux dont il était bien estimé. Aussi, ne fit
jamais Coriolan aucun grand exploit, étant capitaine des
siens, mais les fit étant capitatne des ennemis contre
son propre pays; là où Alcibiade, étant homme privé, et
étant capitaine, fit plusieurs bons services aux Athé­
niens. Au moyen de quoi, tant qu'il fut présent, il vint
toujours au-dessus de ses calomniateurs autant qu'il
voulut, et n'eurent leurs calomnies aucun effet encontre
lui, sinon pendant qu'il fut absent; là où Coriolan, en
sa présence, fut condamné par les Romains, et en sa
personne meurtri et occis par les Volsques. Non que je
veuille dire qu'ils aient en cela bien fait ni justement,
mais au moins leur donna-t-il lui-même quelque couleur
de ce faire, quand il refusa publiquement la paix aux
A LCI B I A D E E T CORI O L A N

ambassadeurs romains, qu'il accorda tantôt après parti­


culièrement à l'in:fiance et prière des femmes. En quoi
faisant, il n'ôtait pas l'inimitié qui était entre les deux
peuples, mais, laissant la guerre en son entier, il faisait
perdre à ceux de qui il avait charge l'occasion de bien
exploiter; là où il fallait que, du consentement et par
le conseil de ceux qui s'étaient tant fiés en lui, que de le
faire leur capitaine général, il retirât son armée, s'il eût
voulu faire tel compte co�me il devait de l'obligation
dont il leur était tenu; ou s'il ne se souciait point des
Volsques en l'entreprise de cette guerre, mais l'avait
suscitée seulement en intention de se venger, pour puis
après s'en déporter quand il aurait assouvi son courroux,
il ne fallait pas que, pour l'amour de sa mère, il pardonnât
à son pays, mais fallait qu'en pardonnant à son pays,
il épargnât aussi sa mère, parce que sa mère et sa femme
faisaient partie du corps de son pays et de la ville qu'il
tenait assiégée. Car, d'avoir inhumainement rejeté toutes
publiques supplications, prières d'ambassadeurs et orai­
sons de prêtres et gens de religion, pour gratifier de
sa retraite aux prières de sa mère, cela n'était pas tant
honorer sa mère, que déshonorer son pays, lequel fut
préservé par pitié, et moyennant l'intercession d'une
femme, et non pas pour l'amour de soi-même, comme
s'il n'en eût pas été digne. Ainsi fut cette retraite une
grâce à la vérité fort odieuse, cruelle, et de laquelle ni
les uns ni les autres ne surent gré à celui qui la fit, parce
qu'il se retira, non point à la requête de ceux à qui
il faisait la guerre, ni du consentement de ceux aux
dépens desquels il la faisait; de tous lesquels accidents
fut cause la seule au:fiérité de sa nature, et sa trop pré­
somptueuse, hautaine et fière opiniâtreté, laquelle étant
de soi-même odieuse à tout le monde, quand elle est
jointe à l'ambition, alors devient encore plus sauvage,
plus farouche et plus intolérable; car les hommes qui
ont ce vice-là de nature ne veulent point faire la cour
au peuple, comme voulant montrer qu'ils n'ont que
faire d'honneur populaire; et puis quand on ne leur en
fait, ils s'en courroucent, et en sont marris.
VII. Car un Métellus, un Ari:fiide et un Épaminondas
avaient bien cette manière de faire, de ne vouloir point
flatter la commune, ni rechercher la honne grâce du
menu populaire par caresses et paroles flattcresscs ; mais
A L C I B I A D E E T C ORI O L A N 523

c'était parce que véritablement ils méprisaient ce que


le peuple pouvait ou donner ou ôter; pourtant ne se
cour rouçaient-ils point à leurs citoyens quand ils les
condamnaient à quelques amendes, ou qu'ils les bannis­
saient, ou qu'ils leur faisaient endurer quelque rebut,
mais les aimaient comme devant tout aussitôt qu'ils
montraient se repentir du tort qu'ils leur avaient fait
et se réconciliaient facilement avec eux incontinent
qu'ils étaient rappelés; car celui qui dédaigne de caresser
le peuple, pour en avoir faveur, doit aussi moins que
tout autre chercher à s'en venger s'il en est rebuté;
parce que prendre ainsi aigrement à cœur un rebut et
un refus de quelque honneur ne procède d'autre chose
que de l'avoir trop ardemment désiré.
VIII. Pourtant, Alcibiade ne dissimulait point qu'il
ne fût bien aise de se voir honoré, et marri de se voir
méprisé et rebuté de quelque honneur; mais aussi cher­
chait-il les moyens de se rendre agréable et bien voulu
de ceux avec lesquels il vivait; là où la fierté et hautai­
neté de Coriolan l'empêchait de caresser ceux qui le
pouvaient honorer et avancer, et néanmoins son ambi­
tion faisait qu'il se dépitait, courrouçait et désolait,
quand il se sentait méprisé. C'est tout ce que l'on pour­
rait avec raison reprendre en lui; car, au demeurant,
toutes autres bonnes et louables qualités étaient en lui
fort apparentes; car, en tempérance et netteté de mains,
pour ne se laisser point corrompre par argent, il se peut
accomparer aux plus vertueux, plus nets et plus entiers
des Grecs, non pas à Alcibiade, qui en cela certainement
a toujours été trop licencieux et trop dissolu, et a eu
peu d'égard au devoir de l'honnêteté.
VIE DE TIMOLÉON

I. État des affaires de la Sicile. II. Les Carthaginois veulent s'en


rendre maîtres. Elle demande du secours à Corinthe. III. Timo­
léon e§t chargé de le conduire. IV. Naissance et noblesse de
Timoléon. Sa valeur. V. Sages conseils qu'il donne à Timophane,
son frère. VI. Il sacrifie l'amour fraternel à l'amour de la patrie.
Mort de Timophane. VII. Retraite de Timoléon. IX. Il accepte
le commandement de la guerre de Sicile. X. Son départ. XIl.
Il aborde à Rhège. XIV. Il trompe les Carthaginois, et s'empate
de Tauromenium. XVII. La ville d'Adrane lui ouvre ses portes,
et il reçoit l'hommage de plusieurs autres villes. XVIII. Denys
le tyran se rend à Timoléon, et lui remet le château de Syracuse.
XX. Denys envoyé à Corinthe. Sa vie privée. XXIV. Siège du
château de Syracuse par Icétès et par les Carthaginois. XXVIII.
Timoléon s'empare de Messine. XXX. Fuite de Magon, général
carthaginois. XXXI. Timoléon emporte Syracuse d'assaut.
XXXII. Il en détruit le château, et ruine tout ce qui avait appar­
tenu aux tyrans. XXXIII. La liberté rétablie en Sicile. XXXIV.
Les Carthaginois font une nouvelle tentative sur cette île.
XXXV. Timoléon les défait. XXXIX. Il envoie leurs dépouilles
à Corinthe. XLIII. Icétès pris et mis à mort. XLIV. Cc qui
rdtait de tyrans dans la Sicile e§t obligé de se soumettre. XLVII.
Timoléon y fixe son séjour. XLIX. Il perd la vue. L. Honneurs
qu'on lui rend dans Syracuse. Sa mort. Ses obsèques. LII. Monu­
ment de Timoléontium.
A11anl la I OJ" olympiade j111qu'à la �• année de la 1 1 0• ; JJ7 anr
a11anl J.-C.

1. Les affaires des Syracusains, avant que Timoléon


fût envoyé en la Sicile, étaient en tel état : Après que
Dion eut chassé le tyran Denys\ il fut incontinent lui­
même occis en trahison, et se divisèrent les uns contre
les autres ceux qui lui avaient aidé à remettre les Syra­
cusains en liberté; au moyen de quoi, la cité de Syracuse,
changeant continuellement de nouveaux tyrans, fut si
fort travaillée de toutes sortes de maux, que peu s'en
fallut qu'elle ne devînt toute dépeuplée et déserte1 . Le
TIMOLÉON

demeurant d e l a Sicile, a u cas pareil, était entièrement


détruit, et n'y avait presque plus de villes en pied, pour
le long temps que les guerres y avaient duré, et, si peu
qu'il y en avait de demeurées, étaient pour la plupart
occupées par soudards barbares, étrangers, gens ramassés
de toutes pièces, qui n'avaient solde de personne, étant
les seigneuries d'icelles faciles à usurper, et pareillement
aussi aisées à changer de seigneur; tellement que Denys
le tyran, dix ans après qu'il eut été chassé par Dion,
ayant mis ensemble quelque nombre de gens de guerre,
et à leur aide ayant débouté Nypséus, qui pour lors
dominait à Syracuse, recouvra son état, et s'en fit de
rechef seigneur; de manière que, s'il avait été chassé étran­
gement, par une bien petite puissance, hors de la plus
puissante tyrannie qui fût onques au monde, il y rentra
encore plus étrangement, étant banni et pauvre, et se
fit de rechef seigneur de ceux qui l'avaient déchassé.
Ainsi ceux qui étaient demeurés dans la ville furent
contraints de servir à ce tyran; lequel, outre ce que de
sa nature il n'avait jamais été guères humain, était
encore lors devenu plus cruel et plus farouche, par les
maux et malheurs qu'il avait endurés. Mais les plus gens
de bien et de plus d'apparence se retirèrent devers Icétas,
qui pour lors tenait comme seigneur la ville des Léon­
tins, et l'élurent pour leur capitaine à la conduite de
cette guerre, non qu'il fût de rien meilleur que ceux qui
tout ouvertement exercent tyrannie, mais ils n'avaient
où recourir ailleurs, et se fiaient plus en lui, d'autant
qu'il était né comme eux dans la ville de Syracuse, et
si avait autour de lui assez de gens de guerre pour faire
tête à ce tyran.
II. Mais, en ces entrefaites, les Carthaginois descen­
dirent avec grosse puissance en la Sicile, et se mirent
incontinent à pratiquer et essayer tous moyens d'y faire
leurs besognes; ce que les Syracusains craignant, déli­
bérèrent d'envoyer ambassadeurs en la Grèce devers les
Corinthiens, pour leur demander aide contre les Bar­
bares, se confiant en eux plus qu'à nuls autres Grecs,
non seulement parce qu'ils étaient extraits et descendus
d'eux3 , ni parce qu'ils avaient déjà reçu plusieurs autres
bienfaits d'eux, mais aussi pour autant qu'ils savaient
que c'était une cité qui de tout temps avait toujours
aimé la liberté, et haï les tyrans, et qui avait toujours
526 T I M OLÉO N

entrepris toutes ou la plupart de ses plus grandes guerres,


non pour ambition de principauté, ni pour convoitise
de conquérir et de dominer, mais seulement pour
défendre et maintenir la liberté des Grecs. Au contraire
Icétas, qui s'était proposé pour le but et fin principale
de sa charge de capitaine la tyrannie de Syracuse, et
non pas la liberté des Syracusains, en avait déjà secrè­
tement parlé avec les Carthaginois, et néanmoins en
public louait de paroles le conseil et la délibération des
Syracusains, et envoya de sa part des ambassadeurs au
Péloponèse avec les leurs, non qu'il voulût qu'il leur
vînt du secours de ce quartier-là, mais parce qu'il avait
espérance, si les Corinthiens refusaient de leur en envoyer,
comme il était vraisemblable qu'ils feraient, pour les
troubles et tumultes de guerres qui étaient en la Grèce\
que plus facilement il ferait tourner les affaires du côté
des Carthaginois, lesquels pour cet office lui seraient
amis, et l'aideraient à l'encontre des Syracusains ou du
tyran Denys; et que cela fut son dessein, il fut décou­
vert et avéré bientôt après.
III. Étant donc ces ambassadeurs arrivés à Corinthe,
et ayant exposé leur charge, les Corinthiens, qui avaient
bien accoutumé de tout temps de prendre soigneuse­
ment la proteél:ion des villes extraites et dérivées de la
leur, mêmement de celle de Syracuse, arrêtèrent bien
volontiers en conseil qu'ils leur enverraient du secours,
de tant plus mêmement, que pour lors ils ne se trouvaient
empêchés de guerre quelconque contre les Grecs, mais
étaient en pleine paix et en grand repos. Si n'était plus
question que de trouver un capitaine pour conduire ce
secours; et comme les magistrats et officiers de la ville
proposassent et nommassent quelques-uns de leurs
citoyens, qui avaient envie de se faire valoir et se pousser
en avant, il y eut un homme de basse condition qui, se
dressant en pied, nomma Timoléon, fils de Timodème,
lequel ne s'entremettait plus des affaires publiques, ni
n'avait plus d'espérance ni de volonté de ce faire; telle­
ment que l'on peut avec grande raison croire que ce fut
quelque dieu qui inspira en l'entendement de ce petit
personnage la pensée de le nommer, tant lui fut incon­
tinent la fortune favorable à son éleél:ion, et tant il eut
toujours depuis en tous ses faits d'heur et de prospérité,
qui accompagnèrent et ornèrent sa vertu.
T I M O LÉON

I V. Or était-il né d'un père et d'une mère très nobles


en sa cité, l'un nommé Timodème, et l'autre Démarète6 ,
et de sa nature aimait fort le bien public de son pays, et
se portait doucement et humainement envers tous, sinon
qu'il haïssait extrêmement les tyrans et les méchants.
Au demeurant, il avait un naturel si bien tempéré, et
si également composé de toutes les parties requises en
un homme de guerre, qu'en sa jeunesse il montra tou­
jours en tous ses faits avoir fort bon sens, et en sa vieil­
lesse non moins de cœur et de hardiesse. Il eut un frère
ainsi nommé Timophane, qui ne lui ressemblait de qua­
lité quelconque; car c'était un homme écervelé et furieu­
sement épris et perdu de convoitise de régner, que lui
avait mise en la tête une troupe de gens de basse condi­
tion, qui se disaient ses amis, et de soudards ramassés
qu'il avait toujours autour de lui; et parce qu'il était
impétueux et aventureux à la guerre, ses citoyens l'en
estimaient capitaine belliqueux et homme d'exécution,
et à cette cause lui donnaient souvent charge de gens; à
quoi Timoléon lui aidait en couvrant du tout les fautes
qu'il y faisait, ou les faisant apparoir moindres et plus
légères qu'elles n'étaient, et en augmentant et embellis­
sant ce peu de bon que sa nature produisait. Comme en
une bataille que les Corinthiens eurent contre les Argiens
et les Cléoniens, Timoléon était comme privé soudard
entre les gens de pied, et Timophane, son frère, menant
les gens de cheval, tomba en un très grand danger, et où
il lui fut bon besoin d'être promptement secouru; car
son cheval, ayant été blessé, le jeta par terre au milieu
des ennemis; de quoi une partie de ceux qu'il avait
autour de lui s'effraya et s'écarta çà et là, et ceux qui
demeurèrent, étant en fort petit nombre, et ayant à
combattre contre beaucoup, soutenaient à grande peine
l'effort des ennemis; mais Timoléon, l'ayant aperçu de
loin, y accourut vitement, et, couvrant de son pavois
son frère, qui était renversé par terre, reçut tant en son
corps que sur ses armes plusieurs coups de trait et de
main, et avec grand travail et grand danger fit à la fin
retirer les ennemis, et sauva la vie à son frère6 •
V. Et comme les Corinthiens, craignant qu'il ne leur
advînt une autre fois ce qui déjà leur était advenu, de
perdre leur ville par la faute de leurs alliés, eussent arrêté
en leur conseil d'entretenir continuellement à leur solde
5 28 TIM OLÉON

quatre cents hommes de guerre étrangers, ils en don­


nèrent la charge à Timophane, lequel, mettant en oubli
tout devoir et toute justice, essaya incontinent et exécuta
tous les moyens par lesquels il pensa pouvoir parvenir
à se faire entièrement seigneur de la ville; et, ayant fait
mourir plusieurs des principaux bourgeois, sans y garder
aucune forme de justice ni de procès, se déclara finale­
ment tout à découvert tyran. De quoi Timoléon fut
fort déplaisant en son cœur, réputant la méchanceté de
son frère être malheur et infortune pour lui; si tâcha
premièrement à le réduire par bonnes paroles, en le
priant et admonestant qu'il ôtât et laissât ce furieux
appétit de dominer, et cette malheureuse convoitise
de régner qu'il avait, et qu'il cherchât les moyens
de rhabiller et amender les fautes qu'il avait faites à
l'encontre de ses citoyens.
VI. Timophane rejeta bien arrière ces remontrances,
et n'en fit aucun compte; parquoi Timoléon s'accom­
pagna adonc de l'un de ses alliés qui avait nom Eschyle,
et était propre frère de la femme de Timophane, et d'un
devin que l'historien Théopompe appelle Satyrus; Épho­
rus et Timée le nomment Orthagoras, avec lesquels,
quelques jours après, il s'en retourna une autre fois
devers son frère, et, se mettant tous trois après lui, le
supplièrent à grande instance de vouloir à tout le moins
lors encore croire bon conseil, et se déporter de la
tyrannie. Timophane du commencement ne fit que se
rire et moquer de leurs remontrances; mais puis après,
il monta en colère, et se courrouça à bon escient à eux.
�oi voyant, Timoléon se retira un peu à l'écart, et,
se couvrant le visage, se prit à pleurer, et cependant les
deux autres , dégainant leurs épées, occirent Timophane
en la place. Si fut le cas incontinent divulgué par la
ville, dont les plus gens de bien louèrent grandement
la magnanimité et haine des méchants qui était en Timo­
léon, attendu qu'étant homme doux et bénin de sa
nature, et qui aimait cordialement les siens, il avait
néanmoins préféré le bien public de son pays à l'amour
de son sang, et mis le devoir et la justice au-devant de
l'utilité, ayant sauvé la vie à son frère lorsqu'il combat­
tait pour le bien et pour la défense de son pays, et l'ayant
aussi fait mourir lorsqu'il épiait les moyens de l'asservir,
et s'en faire absolu seigneur.
TIM O L É O N 5 29

VII. Mais ceux qui ne pouvaient vivre en état de


liberté populaire, et qui avaient, de tout temps, accou­
tumé de se ranger à l'entour des seigneurs, et leur faire
la cour, firent semblant d'être bien aises de la mort du
tyran; toutefois, en reprochant continuellement à Timo­
léon qu'il avait commis un parricide exécrable et abo­
minable aux dieux et aux hommes, firent tant qu'ils lui
en imprimèrent au cœur un regret de l'avoir fait; et
davantage, étant averti que sa mère même le portait
fort impatiemment, et qu'elle en jetait contre lui des
paroles effroyables à ouïr, et des malédiébons horribles,
il s'en alla vers elle pour la cuider réconforter; mais elle
ne le voulut jamais voir, et lui fit fermer sa porte. Adonc,
étant outré de douleur et troublé en son entendement,
il lui prit soudainement volonté de se faire mourir en
s'abstenant de manger; mais ses amis ne l'abandonnèrent
point en ce désespoir, et le pressèrent tant, et par remon­
trances et par prières, qu'ils le contraignirent de manger.
Parquoi il prit alors résolution de vivre désormais aux
champs en solitude, et quitter de tout point l'entremise
du gouvernement des affaires publiques; de manière
qu'au commencement il ne venait pas seulement en la
ville, mais, évitant toutes compagnies, se tenait dans
les plus solitaires et plus égarés endroits des champs, où
il ne faisait autre chose que vaguer tantôt ci tantôt là,
et se consumer de mélancolie.
VIII. Voilà comment le sens et l'entendement de
l'homme, s'il n'est bien confirmé et fortifié par la raison
et par l'étude de philosophie, en l'exécution de quelque
grande entreprise, vacille facilement, et est poussé hors
des discours sur lesquels il s'était premièrement fondé,
par blâmes ou louanges fort légères bien souvent7 ; là
où il faut non seulement que l'aél:e soit bon et honnête
en soi, mais aussi que la résolution dont il part soit
ferme et non sujette à changement, afin que nous ne
fassions chose que nous n'ayons premièrement bien
pensée et approuvée, et qu'il ne nous advienne comme il
fait aux friands, qui bien souvent désirent avec très
ardent appétit une viande, puis, quand ils s'en sont une
fois bien remplis, ils s'en fâchent incontinent; aussi nous
pareillement, après avoir achevé une chose, nous nous
en repentons tout soudainement pour la débilité de
l'imagination et appréhension d'honnêteté qui nous
TIMOLÉON

avait mus à l a faire. Car l a repentance rend l'aéte mau­


vais qui, de soi-même, était bon ; mais l'éleétion, qui
est fondée sur certaine science et ferme discours de
raison, ne se change jamais, encore que la chose entre­
prise ne succède pas toujours à bonne fin. Pourtant
Phocion l' Athénien, ayant résisté tant qu'il avait pu, à
quelques choses que le capitaine Léosthène faisait, les­
quelles toutefois, contre son opinion, vinrent à bonne
fin, et voyant que les Athéniens sacrifiaient aux dieux
publiquement pour leur en rendre grâces, et se glori­
fiaient de la viétoire qu'ils avaient eue, « Je serais, dit-il,
» bien content d'avoir fait ceci ; mais je ne voudrais pas
» n'avoir conseillé cela. » A ce même propos aussi, mais
plus violemment, répondit Aristide le Locrien, qui était
l'un des familiers et amis de Platon, à Denys l'aîné, tyran
de Syracuse, qui lui demandait l'une de ses filles en
mariage : « Je verrais plus volontiers ma fille morte, que
» mariée à un tyran. » Et quelque temps après le tyran
lui fit mourir ses enfants, puis lui demanda, par une
manière de reproche, pour lui faire plus grand crève­
cœur, s'il avait encore alors la même fantaisie qu'il avait
eue auparavant, touchant le mariage de ses filles. « Je
» suis, répondit-il, bien déplaisant de ce que tu en as
» fait ; mais de ce que j'ai d1t, je ne m'en repens point. »
Cela donc procède à l'aventure d'une plus grande et
plus parfaite vertu.
IX. Mais pour retourner à Timoléon, soit que ce
fût le regret qu'il sentait en son cœur de la mort de son
frère, ou la honte qu'il avait de se trouver devant sa
mère, quoi que ce fût, cela lui rompit et abattit tellement
le cœur, que vingt ans depuis il ne se mêla d'affaire
quelconque, honorable ni publique. Comme donc il eut
été lors nommé pour capitaine du secours que l'on
voulait envoyer en Sicile, l'ayant le peuple accepté et
élu très volontiers, Téléclide, qui était celui qui pour
lors avait plus d'autorité et de crédit dans les affaires
de Corinthe, se dressant en pieds devant tout le peuple,
fit un prêchement à Timoléon, par lequel il l'exhorta
de se porter en homme de bien et vaillant capitaine en
cette charge. « Car si tu t'y portes bien, dit-il, nous ferons
» jugement de toi, que tu auras occis un tyran ; et si tu
» t'y portes mal, nous jugerons que tu auras tué ton
» frère. » Mais ainsi comme Timoléon était après à lever
TIMOLÉON

gens et à dresser son équipage, o n apporta aux Corin­


thiens des lettres d'lcétas, par lesquelles il apparaissait
clairement qu'il avait tourné sa robe, et qu'il était
traître; car il n'eut pas plus tôt dépêché ses ambas­
sadeurs, qu'il se rangea du côté des Carthaginois, et
faisait tout ouvertement pour eux, en intention de chas­
ser Denys, et se faire lui-même tyran de Syracuse. Mais,
craignant qu'il ne vînt un capitaine avec secours de
Corinthe, avant qu'il eût exécuté son dessein, il écrivit
des lettres aux Corinthiens, par lesquelles il leur mandait
qu'il n'était déjà besoin qu'ils se missent en dépense ni
en danger pour venir en la Sicile, mêmement parce
que les Carthaginois en étaient mal contents, et qu'ils
guettaient leurs armes au passage avec une grosse
flotte de vaisseaux; et que de lui, voyant qu'ils demeu­
raient trop à venir, il avait fait ligue et alliance avec
eux à l'encontre du tyran Denys. Ces lettres lues firent
que, si auparavant il y avait eu aucun des Corinthiens
froidement affeél:ionné à l'entreprise de ce voyage, ils y
furent adonc tous échauffés par le courroux qu'ils con­
çurent à l'encontre d'Icétas, tellement qu'ils oél:royèrent
très volontiers à Timoléon tout ce qu'il voulut, et lui
aidèrent à mettre sus son équipage pour faire voile.
X. Q!!and les vaisseaux furent prêts, et que les sou­
dards eurent tout ce qui leur faisait besoin pour partir,
les prêtresses de la déesse Proserpine dirent avoir eu
une vision, la nuit, en dormant, par laquelle les déesses
Cérès et Proserpine leur étaient apparues, accoutrées
comme pour voyager, et leur dirent qu'elles voulaient
aller avec Timoléon en la Sicile. A cette cause les Corin­
thiens équipèrent une galère, laquelle ils appelèrent la
galère de Cérès et de Proserpine; et Timoléon lui-même,
avant que monter en mer, s'en alla en la ville de Delphes,
où il fit un sacrifice à Apollon; et ainsi comme il entrait
dans le sanél:uaire où se rendent les réponses de l'oracle,
il lui advint un signe miraculeux; car d'entre les vœux et
offrandes qui sont pendues aux voûtes et parois du
sanétuaire, il coula un bandeau, sur lequel y avait des
couronnes et des viél:oires empreintes et portraites de
broderie, qui tomba droitement sur la tête de Timoléon,
de manière qu'il semblait proprement qu'Apollon
l'envoyât à cette expédition déjà tout couronné, avant
qu'il eût commencé de mettre la main à l'œuvre. Si
TIM O L É O N

s'embarqua et fit voile avec sept galères de Corinthe,


deux de Corfou, et une dixième que les Leucadiens
fournirent8.
XL �and il fut au large en pleine mer, ayant le
vent en poupe, la nuit il lui fut avis que le ciel soudai­
nement se fendit, et que de cette ouverture il s'épandit
en l'air au-dessus de son navire une grande quantité de
feu fort clair et fort apparent à voir, duquel il se fit
comme une torche ardente, semblable à celles dont on
use aux cérémonies des mystères. Cette torche les accom­
pagna et guida tout au long du voyage, et à la fin alla
fondre et disparaître au propre endroit de la côte d'Italie,
où les pilotes avaient délibéré d'arriver8 • Les devins,
enquis sur la signification de ce présage, répondirent
que cette apparition miraculeuse témoignait ce que les
religieuses de Cérès avaient songé, et que les déesses,
favorisant à l'entreprise, avaient montré le chemin par
cette lumière envoyée du ciel; pour autant que l'île de
la Sicile est sacrée et dédiée à la dêesse Proserpine, même­
ment que l'on conte que le ravissement d'elle y fut fait,
et que la seigneurie lui en fut baillée en don nuptial au
j our de ses noces10 •
XII. Ainsi donc les signes célestes des dieux don­
nèrent assurance et bonne espérance à ceux qui furent
en ce voyage, lesquels se hâtèrent à la meilleure diligence
qu'il leur fut possible, jusques à ce qu'ayant traversé la
mer, ils furent arrivés au long de la côte de l'Italie ;
mais quand ils furent là, les nouvelles qu'ils entendirent
de la Sicile jetèrent Timoléon en grande perplexité, et
découragèrent fort les gens de guerre qu'il avait amenés
quant et lui, pour autant qu'lcétas, ayant défait en
bataille le tyran Denys, et occupé la plus grande partie
de la ville de Syracuse, le tenait assiégé dans le château,
et dans le quartier de la ville qui s'appelle l'Ile, où il
l'avait rangé, et le tenait enfermé de murailles tout à
l'entour ; et cependant avait prié les Carthaginois qu'ils
eussent soin d'empêcher que Timoléon ne pût des­
cendre et prendre terre en la Sicile, afin que, quand ce
secours-là en serait exclu, ils pussent à leur aise départir
entre eux toute la Sicile, sans que personne leur y donnât
aucun empêchement. Suivant laquelle requête, les Car­
thaginois envoyèrent à Rhège vingt de leurs galères,
sur lesquelles y avait des ambassadeurs qu'lcétas envoyait
533
à Timoléon, avec créance répondant à ses faits; car
c'étaient belles paroles et bien fardées pour couvrir la
mauvaise intention qu'il avait en son cœur; car ils dirent
à Timoléon qu'il s'en vînt lui tout seul, si bon lui sem­
blait, devers lcétas, pour le conseiller et l'accompagner
en toutes affaires, qui étaient déjà si bien acheminées,
qu'il les tenait pour achevées; et, au demeurant, qu'il
renvoyât ses vaisseaux et ses soudards à Corinthe,
attendu qu'il s'en fallait bien peu que la guerre ne fût
de tout point achevée, et que les Carthaginois ne vou­
laient en aucune manière que ses gens passassent en la
Sicile, et qu'ils étaient délibérés de les combattre, si
autrement ils s'efforçaient d'y entrer.
XIII. Ainsi les Corinthiens, à leur arrivée en la ville
de Rhège, ayant trouvé ces ambassadeurs, et voyant
aussi la flotte des vaisseaux carthaginois qui était à
l'ancre non guères loin d'eux, furent d'un côté bien
dépités de se voir en cette sorte abusés et moqués par
Icétas; et n'y avait celui en la troupe qui n'en fût fort
indigné contre lui, et qui n'eût grande peur pour les
pauvres Siciliens, voyant tout évidemment qu'ils
demeuraient en proie à lcétas pour loyer de sa trahi­
son, et aux Carthaginois pour récompense de la tyran­
nie qu'ils lui permettaient établir; mais d'autre part
aussi leur semblait-il bien impossible qu'ils pussent
forcer les vaisseaux des Carthaginois, qui les guettaient
au passage assez près d'eux, attendu qu'ils en avaient
deux fois autant qu'eux, ni aussi l'armée qui était entre
les mains d'lcétas en la Sicile, vu qu'ils n'étaient venus
que pour la dresser et conduire en cette guerre seule­
ment. Ce nonobstant, Timoléon parla gracieusement
à ces ambassadeurs et aux capitaines des vaisseaux car­
thaginois, leur donnant à entendre qu'il ferait tout ce
qu'ils voulaient, parce que aussi bien, quant il voudrait
faire autrement, il n'y gagnerait rien; toutefois qu'il
désirerait, pour sa décharge, qu'en présence du peuple
de Rhège, qui était ville grecque, amie commune des
deux parties, ils lui proposassent en public ce qu'ils
avaient dit à part en secret, et que aussi lui de sa part
leur ferait la même réponse que déjà il leur avait faite,
et puis s'en retournerait tout court, alléguant que cela
faisait grandement pour la sûreté de sa décharge, et
aussi que eux-mêmes tiendraient et garderaient plus
' 34 TIMOLÉON

inviolablement c e qu'ils lui promettaient touchant les


Syracusains, quant ils l'auraient accordé et promis
devant tout le peuple de Rhège, qui en demeurait témoin.
XIV. Or était-ce une ruse qu'il leur brassait pour
couvrir son passage, à quoi le secondaient et favori­
saient tous les capitaines et gouverneurs de Rhège,
pour autant qu'ils désiraient que les affaires de la Sicile
tombassent entre les mains des Corinthiens, et crai­
gnaient d'avoir les Barbares pour voisins ; à cette cause
commandèrent-ils une assemblée générale du peuple,
durant laquelle ils firent fermer les portes de la ville,
donnant à entendre que c'était afin que leurs bour­
geois ne se divertissent point cependant à autres affaires.
Puis, quant tout le peuple fut assemblé, ils commen­
cèrent à faire de longues harangues sans rien conclure,
laissant toujours l'un à l'autre un même sujet de par­
ler, afin de �agner temps, jusques à ce que les galères
des Corinthiens fussent parties, et amusant ainsi les
Carthaginois en cette assemblée, sans qu'ils se dou­
tassent de rien, pour autant qu'ils voyaient Timoléon
présent, qui tenait contenance de se vouloir bientôt
lever pour parler aussi ; mais cependant quelqu'un
l'alla secrètement avertir que les autres galères avaient
déjà fait voile, et qu'il n'était demeuré que la sienne
seule qui l'attendait au port ; et adonc il se coula secrè­
tement parmi la presse, avec l'aide que lui firent les
Rhé�iens qui étaient à l'entour de la tribune d'où se
faisaient les harangues ; et, descendant sur le port,
s'embarqua incontinent et se mit aussitôt à la voile,
et, ayant atteint sa flotte, allèrent tous ensemble de
conserve prendre terre en la ville de Tauroménion, qui
e� en la Sicile, où ils furent bien accueillis par Andro­
machus, qui piéça les y avait appelés ; car il gouver­
nait cette ville comme s'il en eût été seigneur. C'était
le père de Timée, l'hi�orien, le plus homme de bien
de tous ceux qui pour lors avaient domination en toute
la Sicile ; car il régissait ses citoyens en toute justice
et toute équité, et se montrait toujours ouvertement
ennemi des tyrans ; suivant laquelle affea:ion il prêta
lors sa ville à Timoléon pour y faire son amas, et
persuada à ses citoyens d'entrer en ligue avec les Corin­
thiens, et leur aider à délivrer de servitude et affranchir
la Sicile.
TIM O L É O N

XV. Mais les capitaines carthaginois qui étaient à


Rhège, quand ils surent que Timoléon avait fait voile,
après que l'assemblée du conseil fut achevée, en furent
fort courroucés et dépités de se voir ainsi affinés ; et
en eurent ceux de Rhège leur passe-temps, de voir
que les Phéniciens ne prissent pas plaisir que l'on leur
eût joué un tour de finesse et de tromperie. Toutefois
ils se résolurent à la fin d'envoyer sur l'une de leurs
galères un ambassadeur à Tauroménion. Cet ambassa­
deur parla fort audacieusement et fort barbaresque­
ment à Andromachus en colère; et finalement lui mon­
tra premier le dedans, et puis après le dehors de la main,
et le menaça que sa ville serait ainsi renversée sens­
dessus-dessous, si promptement il n'en jetait hors les
Corinthiens. Andromachus ne s'en fit que rire, et, lui
tendant l'endroit de la main, et puis tout-à-coup lui
montrant l'envers, lui dit qu'il eût soudainement à se
partir de la ville, s'il ne voulait pas que sa galère lui
fût ainsi renversée.
XVI. Au demeurant, Icétas, averti du passage de
Timoléon, et en ayant peur, envoya querir bon nombre
de galères carthaginoises; et adonc perdirent entière­
ment les Syracusains toute espérance de salut, voyant
que leur port était saisi par les galères des Carthagi­
nois, la meilleure partie de leur ville occupée par Icétas,
et le château par le tyran Denys, et Timoléon n'était
encore qu'attaché, par manière de dire, à une petite
lisière de la Sicile, n'y tenant encore que la petite ville
de Tauroménion avec bien peu de puissance, et encore
moindre espérance, à cause qu'il n'avait pour tout
moyen de faire la guerre que mille hommes de P.ied,
et de provision de vivres et d'argent autant qu'il en
fallait pour les entretenir et nourrir seulement; outre
ce que les autres villes de la Sicile ne se fiaient point
en lui, mais, pour les violences et extorsions qu'elles
avaient endurées de fraîche mémoire, voulaient mal
de mort à tous chefs et conduB:eurs de gens de guerre,
mêmement pour la déloyauté de Callippus et de Pharax,
dont l'un avait été Athénien et l'autre Lacédémonien,
tous deux disant être venus pour affranchir la Sicile, et
en déchasser les tyrans, et néanmoins y avaient fait tant
de maux aux pauvres Siciliens, que les misères et calamités
qu'ils avaient endurées sous les tyrans leur semblaient
T I M OLÉON

tout or, au prix de celles que ces capitaines leur avaient


fait souffrir ; et réputaient plus heureux ceux qui, volon­
tairement, s'étaient rangés et soumis au joug de servi­
tude, que ceux qui se voyaient remis et restitués en
liberté ; et pourtant, ne pouvant croire que ce Corinthien
dût être meilleur que les autres, mais pensant que ce
fussent les mêmes ruses et les mêmes amorces de bonne
espérance et de belles paroles, qu'on leur avait présentées
auparavant, pour les attraire à vouloir accepter de nou­
veaux tyrans, ils avaient pour suspeél:es et rejetaient
toutes les semonces et sollicitations des Corinthiens,
excepté · les Adranitains, lesquels, ayant leur petite ville
dédiée et consacrée au dieu Adranus, fort honoré et
révéré par toute la Sicile, étaient lors en dissension les
uns contre les autres, et appelait l'une des parties Icétas
et les Carthaginois, et l'autre avait envoyé devers Timo­
léon ; si se rencontra, par cas d'aventure, que les uns
et les autres, se hâtant pour y arriver les premiers, ils
y arrivèrent tous deux presqu'en un même temps;
mais lcétas avait jusques au nombre de cinq mille com­
battants, et Timoléon n'en avait en tout que douze
cents, avec lesquels il se partit pour s'en aller vers la
ville d'Adrane, distante de Tauroménion environ de
vingt lieues et demie 11 ; et, pour la première journée,
il ne fit pas grand chemin, et se logea de bonne heure.
Mais le lendemain, il marcha bien plus hâtivement,
et par un pays âpre. �and ce vint sur le soir, que
le jour commençait déjà à faillir, il eut nouvelles
qu'lcétas ne faisait guères qu'arriver à l'heure devant
Adrane, et qu'il se campait. �oi entendu, les parti­
culiers, capitaines et chefs des bandes firent arrêter
ceux qui marchaient les premiers pour repaître et repo­
ser un petit, afin qu'ils en fussent plus dispos et mieux
délibérés pour combattre ; mais Timoléon s'avança
d'aller vers eux, et les pria de ne point faire ainsi, mais
de tirer outre à la plus grande diligence qu'ils pour­
raient, afin qu'ils pussent surprendre leurs ennemis
en désarroi, comme il était vraisemblable qu'ils les
trouveraient, ne faisant que d'arriver, et étant empê­
chés à faire leur logis et appareiller à souper ; mais,
tout en leur disant ces raisons, il prit son pavois dessus
son bras, et se mit à marcher devant, tout le premier,
aussi gaîment comme s'il eût été assuré d'aller à une
TIM OLÉON H7
viél:oire toute certaine. �oi voyant, les autres le sui­
virent en pareille assurance. Or leur restait-il encore
à faire environ deux petites lieues 12 de chemin, les­
quelles achevées, ils chargèrent incontinent leurs enne­
mis, qu'ils trouvèrent tout désarroyés, et qui se mirent
à fuir aussitôt qu'ils les sentirent approcher, de sorte
qu'il ne fut pas tué plus de trois cents hommes, et deux
fois autant qui furent faits prisonniers, et leur camp
pris.
XVII. Adonc les Adranitains, ouvrant leurs portes,
se rendirent à Timoléon, lui racontant avec grande
frayeur et grande merveille comme, à l'instant même
et sur le point de la charge, les portes du temple de
leur dieu s'étaient ouvertes d'elles-mêmes, et que la
javeline que son image tenait en la main avait branlé,
mêmement au bout où était le fer, et toute sa face s'était
vue trempée de sueur; ce qui ne signifiait pas, à mon
avis, la viél:oire qu'il gagna lors seulement, mais aussi
les beaux exploits qu'il fit depuis, auxquels cette pre­
mière rencontre-là donna heureux commencement,
parce que, incontinent après, plusieurs villes envoyèrent
devant Timoléon pour se joindre et entrer en ligue avec
lui; et Mamercus, le tyran de Catane, homme de guerre
et puissant en argent, rechercha son alliance; mais,
qui plus est, Denys, le tyran de Syracuse, étant las
de suivre plus espérance, et se trouvant bien près d'être
forcé par longueur de siège, ne fit plus compte d'lcétas,
quand il sut comme il avait été rompu ainsi honteu­
sement; et au contraire, estimant beaucoup la valeur
de Timoléon, envoya devers lui, lui faire entendre qu'il
se contentait de rendre sa personne et son château entre
les mains des Corinthiens.
XVIII. Timoléon, bien joyeux de cette prospérité
non espérée, envoya pour se saisir du château Euclide
et Télémaque, deux capitaines corinthiens, avec quatre
cents hommes, non pas tous à la fois ni à la découverte,
car il était impossible, étant les ennemis au guet dans
le port; mais, par petites troupes et à la dérobée, il fit
tant qu'il les y coula tous dedans. Ainsi se saisirent les
soudards de la place et du palais du tyran, avec tout le
meuble et toutes les provisions nécessaires pour la
guerre, qu'il y avait dedans; car il y avait bon nombre
de chevaux de service, grande quantité de bâtons13 et
TIM O L É O N

d'armes offensives de toutes sortes, e t d'engins de batte­


rie à tirer au loin, et d'autres armes de défense, qui y
avaient été assemblées de longue main, pour armer
bien soixante et dix mille hommes, et si y avait encore
outre tout cela bien deux mille hommes éle guerre, les­
quels, avec tout le demeurant, Denys livra entre les
mains de Timoléon; et lui, avec son argent et quelques­
uns de ses amis, sortit par la mer sans qu'Icétas en
aperçût rien, et s'en alla rendre au camp de Timoléon.
XIX. Ce fut là où premier on le vit homme privé,
en bas et petit état; encore fut-il de là à peu de jours
envoyé dessus un navire avec peu d'argent à Corinthe,
lui qui était né et avait été nourri en la plus grande et
plus renommée tyrannie et principauté conquise par
force qui fût onques au monde, et qui l'avait lui-même
tenue l'espace de dix ans depuis la mort de son père,
et avait été, depuis que Dion l'en avait chassé, diverse­
ment travaillé en �uerre l'espace de douze ans, durant les­
quels, s'il avait fatt beaucoup de maux, encore en avait-il
souffert davantage; car il vit la mort de ses enfants, qui
étaient déjà grands et en âge de porter armes; il vit for­
cer et violer ses filles, étant encore à marier, et sa propre
sœur, qui était aussi sa femme 14, premièrement honnie
et outragée en sa personne des plus vilaines et plus
infâmes dissolutions dont ses ennemis se purent aviser,
et puis après meurtrie cruellement avec ses enfants, et
leurs corps à la fin jetés dans la mer, ainsi comme nous
avons écrit plus au long en la vie de Dion.
XX. Mais, arrivé que fut Denys en la ville de
Corinthe, il n'y eut homme en toute la Grèce qui n'eût
envie d'y aller pour le voir et parler à lui; et y allaient
les uns bien aises de son malheur, comme s'ils eussent
foulé aux pieds celui que la fortune avait abattu, tant
ils le haïssaient âprement; les autres, amollis en leurs
cœurs de voir une si grande mutation, le regardaient
avec ne sais quoi de compassion, considérant la puis­
sance grande qu'ont les causes occultes et divines sur
l'imbécillité des hommes, et sur les choses qui passent
tous les jours devant nos yeux; car ce siècle-là ne pro­
duisit onques chef-d'œuvre, ni de nature ni de main
d'homme, si merveilleux comme fut celui-là de la fortune,
laquelle fit voir un homme qui peu devant avait été sei­
gneur de toute la Sicile presque, dans la ville de Corinthe
T I M O LÉO N 5 39

s'arrêter ordinairement à entretenir une vivandière, ou


demeurer tout un jour assis en la boutique d'un parfu­
meur ou boire le plus souvent en plein cabaret, ou bien
tancer et débattre au beau milieu d'une rue devant tout
le monde, avec des femmes faisant publiquement mar­
chandise de leurs corps, ou enseigner des ménestrières
en plein carrefour, et disputer avec elles, du meilleur
sens qu'il eût, sur l'harmonie de quelques chansons que
l'on chantait par les théâtres. Ce que les uns disent qu'il
faisait ne sachant autrement à quoi passer son temps,
parce que de sa nature il était homme de lâche cœur, et
qui aimait toutes voluptés peu honnêtes; les autres sont
d'avis qu'il le faisait pour en être plus méprisé, de peur
que les Corinthiens n'entrassent en quelque soupçon et
quelque défiance de lui, ayant opinion qu'il regrettât le
changement de sa vie, et qu'il eût encore intention quel­
quefois de tâcher à recouvrer son état, et que pour cette
cause il fit et feignit expressément beaucoup de choses
contre sa nature, montrant être un grand niais, à voir ce
à quoi il s'amusait.
XXI. Ce néanmoins encore a-t-on recueilli et mis
par mémoire quelques siennes réponses, qui semblent
témoigner que ce n'était point par lâcheté de cœur ni par
bêtise qu'il faisait toutes ces choses, mais pour s'accom­
moder à sa fortune présente; car, étant arrivé à Leucade,
qui est ville anciennement fondée par les Corinthiens,
comme celle de Syracuse, il dit aux habitants d'icelle,
« �'il se trouvait tout ainsi que les jeunes garçons quand
» ils ont failli; car, comme ils fuient la présence de leurs
» pères ayant honte de se trouver devant eux, et sont plus
» aises de se tenir avec leurs frères, aussi, dit-il, serais-je
» plus content de demeurer ici avec vous, non point
» aller me présenter à Corinthe, qui est notre cité
» métropolitaine ». Une autre fois, ainsi qu'il était à
Corinthe, il y eut un étranger qui se moqua assez
importunément de lui, et mêmement de ce qu'étant en
sa seigneurie, il prenait plaisir à voir des gens de lettres
et des philosophes autour de lui, jusques à lui demander à
la fin de quoi lui avait servi le savoir et la sagesse de Pla­
ton. Il lui répondit : « Te semble-t-il qu'elle ne m'ait rien
» profité, à voir comme je supporte le changement de
» ma fortune ? » Et au musicien Aristoxène, et quelques
autres qui lui demandaient quel débat il y avait eu entre
TIMOLÉO N
Platon et lui, et dont il était procédé, il répondit, « Q!e
» la condition des tyrans était véritablement malheu­
» reuse, et leur état plein de beaucoup de maux; mais
» qu'il n'y en avait pas un si grand comme celui-ci, que
» nul de ceux que l'on appelle leurs mignons, et qui les
» gouvernent, n'ose franchement parler à eux, ni leur
» dire librement leur vérité; et que ç'avait été par leur
» faute qu'il s'était privé de la compagnie de Platon 15 ».
XXII. Une autre fois il y eut quelqu'un qui, pensant
faire du plaisant, et se moquer avec bonne grâce de lui,
en entrant dans sa chambre secoua sa robe, comme l'on
fait quand on entre chez les tyrans, pour montrer que
l'on n'a point d'armes cachées dessous; mais Denys lui
rendit son change plaisamment; car il lui dit : « Fais cela
» quand tu sortiras de céans, pour voir si tu y auras rien
» dérobé. » Et comme Philippe, roi de Macédoine, un
jour à table fut tombé en propos des chansons, poésies
et tragédies que Denys le père avait composées, et fei­
gnit s'émerveiller quand ni comment il avait eu loisir de
vaquer à faire semblables compositions, il lui répondit
assez à propos : « C'était, dit-il, aux heures que toi et moi,
» et tous autres seigneurs que l'on répute grands et heu­
» reux, employions à folâtrer et à ivrogner. » Or quant à
Platon, il ne vit jamais Denys à Corinthe 16 ; mais Dio­
gène le Sinopien, la première fois qu'il le rencontra en
son chemin, lui dit : « Tu es bien maintenant en état
» indigne de toi. » Denys s'arrêta tout court, et lui dit :
« Vraiment, Diogène, je te sais bon gré de ce que tu as
» compassion de ma misérable fortune. - Comment ?
» lui répliqua Diogène, cuides-tu que j'aie compassion
» de toi ? j'en ai plutôt dépit, de voir un esclave tel que
» toi, digne de vieillir et mourir au malheureux état de
» tyran, comme a fait ton père, se jouer ainsi en sûreté,
» et passer son temps parmi nous. » Q!!and je viens à
conférer ces paroles de Diogène avec les propos qu'écrit
l'historien Pniliste, en déplorant la fortune des filles de
Leptines, disant qu'elles étaient réduites de la hautesse
de tous biens et tous honneurs mondains, en quoi
abonde l'état de la seigneurie tyrannique, à une vie
basse et privée, il me semble proprement que ce sont les
regrets de quelque femmelette, qui regrette la perte des
boîtes où étaient ses fards, ou ses helles robes de pourpre,
ou ses bagues et ses petits aftilJUC'ts d'or. Si m'a semblé
T I M OLÉO N 541

que cet entremets de ce que nous avons écrit du tyran


Denys ne serait point trop impertinent ni hors de propos
d'être inséré en ces vies, et qu'il ne sera point trouvé
fâcheux ni inutile aux auditeurs, pourvu qu'ils n'aient
point trop de hâte, ou qu'ils ne soient empêchés ailleurs 17 •
XXIII. Mais au demeurant, si la défortune de ce tyran
Denys semble étrange, la prospérité de Timoléon ne fut
pas moins émerveillable; car dans cinquante jours après
qu'il eut mis le pied en la Sicile, il eut entre ses mains le
château de Syracuse, et envoya Denys confiné à Corinthe;
ce qui donna si bon courage aux Corinthiens, qu'ils lui
envoyèrent de renfort deux mille hommes de pied et deux
cents chevaux, lesquels allèrent prendre terre en Italie,
au pays des Thuriens 18 ; mais, voyant qu'il leur était
impossible de passer de là en Sicile, parce que les Cartha­
ginois tenaient la mer avec grosse flotte de vaisseaux, et à
cette cause étant contraints d'attendre quelque occasion,
ils employèrent cependant leur loisir à un très bel et très
digne exploit : parce que les Thuriens, qui pour lors
avaient la guerre contre les Brutiens, mirent leur ville
entre leurs mains, laquelle ils gardèrent aussi loyale­
ment et aussi fidèlement comme si c'eût été leur propre
pays.
XXIV. Cependant Icétas tenait toujours le château
de Syracuse assiégé, empêchant le plus qu'il lui était pos­
sible qu'il ne vînt par mer du blé aux Corinthiens qui
étaient dedans, et avait attitré deux soudards étrangers
qu'il envoya en la ville d'Adrane pour occire en trahison
Timoléon, lequel n'avait point autrement. de gardes à
l'entour de sa personne, et était de séjour parmi les Adra­
nitains, ne se défiant de chose du monde pour l'assu­
rance qu'il avait de la sauvegarde du dieu des Adranitains.
Ces soudards envoyés pour faire cet assassinement furent
d'aventure avertis que Timoléon devait un jour sacrifier
à ce dieu; si entrèrent dans le temple portant des dagues
dessous leurs robes, et firent tant que petit à petit ils
approchèrent, passant à travers la presse, jusques au plus
près de l'autel; mais à l'instant même qu'ils s'entredon­
naient courage l'un à l'autre pour exécuter leur entre­
prise, il y eut un tiers qui donna si grand coup d'épée sur
la tête de l'un de ces deux, qu'il en tomba par terre. Celui
qui avait fait le coup s'enfuit incontinent, tenant tou­
jours son épée nue au poing, et s'en alla gagner une haute
5 42 TIMOLÉON

roche, et l'autre soudard, qui était venu avec l e blessé, se


saisit d'un coin de l'autel, et demanda pardon à Timoléon ,
à la charge qu'il lui découvrirait l'embûche qui était dres­
sée contre lui. Timoléon le lui oétroya, et adonc il lui
déclara comme lui et son compagnon mort avaient été
envoyés pour le tuer. Cependant on amena aussi celui
qui s'en était fui sur le rocher, lequel criait à haute voix
qu'il n'avait rien fait qu'il n'eût dû faire, parce qu'il
avait occis celui qui avait tué son père en la ville des Léon­
tins; à quoi vérifier lui servirent aucuns des assistants,
qui témoignèrent qu'il disait vérité, et s'émerveillèrent
grandement de l'artifice dont use la fortune, comment
elle conduit une menée par le moyen d'une autre, et ras­
semble toutes choses, quelque loin qu'elles soient l'une
de l'autre, et les enclave et enchaîne ensemble, encore
qu'elles semblent être si différentes les unes des autres
qu'elles n'aient rien de commun entre elles, faisant que
la fin de l'une vient à être le commencement de l'autre.
Les Corinthiens donc, cette chose entendue, donnèrent
à celui qui bailla le coup d'épée une couronne de la valeur
d'environ cent écus d'or 19 , pour autant qu'il avait prêté
la passion de son juste courroux au bon génie qui avait
engardé Timoléon20 • Et au reste, cette bonne encontre
ne servit pas seulement pour le présent; mais fut aussi
utile à l'avenir, parce que ceux qui la virent en conçurent
bonne espérance, et en eurent en plus grande révérence
et plus grand soin la personne de Timoléon, comme étant
homme saint, aimé des dieux, et envoyé expressément
pour délivrer la Sicile de captivité.
XXV. Mais Icétas, ayant failli à ce premier essai, et
voyant que tous les jours plusieurs se rangeaient du côté
de Timoléon, se blâma lui-même de ce qu'ayant une si
grosse puissance des Carthaginois toute prête sur les
lieux, à son commandement, il ne s'en servait que par
petites parcelles, comme s'il en eût eu honte, et allait
usant de leur alliance à la dérobée. Si envoya quérir leur
général Magon avec toute sa flotte. Magon, à sa requête,
y amena une armée effroyable à voir de cent cinquante
voiles, dont il occupa et couvrit tout le port; puis mit
en terre soixante mille combattants, qu'il logea dans la
ville même de Syracuse, de manière que tout le monde
estimait que le temps, dont on avait parlé anciennement,
et dont on menaçait la Sicile de si longue main, qu'elle
TI M O L É O N 543

serait un jour toute habitée et possedée par les Barbares,


était adonc venu, parce l1u'en tant de guerres que les Car­
thaginois avaient eues auparavant en la Sicile, jamais ne
leur était advenu de prendre la ville de Syracuse, et lors,
par la trahison d'Icétas, qui les y avait reçus, on les y
voyait campés.
XXVI. De l'autre côté, les Corinthiens qui étaient dans
le château se trouvaient en grande peine et en grand dan­
ger, parce que les vivres l eur appetissaient fort, et com­
mençaient à en avoir faute, à cause que les ports étaient
bien étroitement gardés, et si fallait qu'ils fussent conti­
nuellement en armes pour défendre leurs murailles, que
l'on battait et assaillait en plusieurs endroits, avec toutes
sortes d'engins de batterie, et toutes sortes d'inventions
à prendre villes ; au moyen de quoi ils étaient aussi
contraints de se départir en plusieurs troupes. Toutefois
Timoléon par-dehors leur faisait tout le secours qui lui
était possible, leur envoyant de Catane du blé, sur de
petits bateaux de pêcheurs et autres petites barques, les­
quelles se coulaient dans le château le plus souvent en
tourmente, passant à travers les galères des Barbares, qui
s'écartaient les unes des autres, à cause du vent et de l'agi­
tation des ondes de la mer ; de quoi Magon et Icétas
s'étant aperçus, résolurent d'aller prendre la ville de
Catane, de laquelle venaient ainsi vivres aux assiégés ; et,
prenant avec eux les meilleurs combattants de toute
l'armée, et partant de Syracuse, cinglèrent vers Catane.
Mais cependant Léon Corinthien, capitaine de ceux qui
étaient à la garde du château, voyant du dedans que les
ennemis faisaient mauvais guet, et ne se tenaient point
sur leurs gardes, fit soudainement une saillie sur eux, et,
les surprenant, en tua de prime saut une partie, et chassa
l'autre, tellement qu'il se saisit du quartier de la ville
que l'on appelle l' Achradyne, qui était la meilleure partie
de la ville, et qui moins avait été endommagée ; car la ville
de Syracuse semble être composée de plusieurs villes
jointes ensemble 21 , et y ayant trouvé quantité de blés et
d'or et d'argent, ne voulut point abandonner ce quartier
ni retourner dans le château ; mais, remparant en dili­
gence l'enceinte d'icelui, et le conjoignant au château
avec quelques fortifications qu'il fit à la hâte, se délibéra
de tenir et garder l'un et l'autre.
XXVI I . Or étaient Magon et Icétas bien près de Catane
S 44 TI M OLÉO N

quand i l arriva devers eux u n chevaucheur parti de Syra­


cuse, qui leur apporta cette nouvelle, que l' Achradyne
était prise; de quoi tous deux furent bien étonnés, et s'en
retournèrent tout court à grande diligence, ayant failli à
prendre ce qu'ils prétendaient, et à garder ce qu'ils
tenaient. Et quand à cela, il est encore douteux s'il se doit
attribuer à prudence et à vaillance, ou bien à faveur de
la fortune; mais ce que je dirai maintenant se doit, à mon
avis, attribuer totalement à la grâce de fortune. C'est que
les deux mille soudards corinthiens qui s'étaient arrêtés
en la ville des Thuriens, partie pour la crainte des galères
carthaginoises qui les guettaient au passage sous la
conduite de Hannon, et partie aussi à cause que la mer,
par plusieurs jours, se tint fort haute, et fut toujours fort
courroucée, à la fin prirent le hasard de passer à travers
le pays des Brutiens, et, moitié de gré, moitié par force,
firent tant qu'ils gagnèrent la ville de Rhège, étant encore
la mer fort irritée. Au moyen de quoi, l'amiral des Car­
thaginois Hannon, ne s'attendant plus qu'ils dussent
passer, mais se persuadant qu'ils demeureraient toujours
là à ne rien faire et perdre temps, se mit en la tête qu'il
avait inventé une bonne ruse et une subtile finesse pour
abuser les ennemis; si commanda à tous ses gens de
mettre sur leurs têtes des chapeaux de triomphe, et en
même temps fit parer et accoutrer ses galères de bou­
cliers, de cottes d'armes et de harnais à la grecque, et en
cet équipage s'en retourna cinglant devers Syracuse, et
alla passer à force de rames tout le long du château, avec
grands ris et battements de mains, faisant crier à ceux de
dedans qu'il avait défait le secours qui leur venait de
Corinthe, ainsi comme ils cuidaient passer de la côte
d'Italie en la Sicile, s'étant promis que cela découragerait
grandement ceux qui étaient assiégés.
XXVIII. Mais pendant qu'il s'amusait à cette sottise
et cette habile tromperie, les Corinthiens, üant arrivés
par le travers du pays des Brutiens en la ville de Rhège,
voyant que personne ne gardait plus le passage de la mer,
et que la tourmente, comme par miracle, s'était tout
expressément apaisée, et était demeurée la mer fort calme
et tranquille, ils s'embarquèrent soudainement sur des
barques de passage et bateaux de pêcheurs, avec lesquels
ils passèrent en la Sicile si sûrement et en bonace si grande,
qu'ils tiraient leurs chevaux après eux par les rênes,
TIMOLÉON 545

nageant au long de leurs bateaux. Q!!and ils furent tous


passés, Timoléon, les ayant recueillis, alla incontinent
se saisir de Messine, et de là, marchant en bataille, prit
son chemin droit à Syracuse, se confiant plus à la bonne
fortune qui le conduisait, qu'à la force qu'il menait,
parce qu'il n'avait pas en tout avec lui plus de quatre
mille combattants ; toutefois Magon, entendant sa venue,
s'en effraya et troubla grandement, et si entra encore en
plus grand soupçon pour une telle occasion.
XXIX. A l'entour de Syracuse y a des marais qui
reçoivent grande quantité d'eau douce, tant des fontaines
que des ruisseaux, lacs et rivières qui se vont par là
déchargeant en la mer, et à cette cause s'y engendre et
nourrit une quantité grande d'anguilles, et s'y en fait en
tout temps une pêcherie merveilleuse, exposée à qui en
veut prendre; parquoi les Grecs, qui étaient à la solde des
uns et des autres, quand ils avaient loisir, et qu'il y avait
surséance d'armes, s'amusaient à en pêcher; et comme
gens d'une même langue qui n'avaient nulle cause de par­
ticulières inimitiés les uns contre les autres, ainsi comme
quand il était saison de combattre, ils en faisaient leur
devoir, aussi en temps de trêves ils s'entrehantaient et
parlaient familièrement les uns avec les autres, même­
ment en vaquant à cette pêcherie d'anguilles, et disaient
qu'ils s'émerveillaient de l'assiette des beaux lieux qu'il y
avait là au long, et comme ils avaient la mer bien à pro­
pos. Si y eut entre eux quelqu'un de ceux qui prenaient
soude des Corinthiens, qui se prit à dire : « Est-il bien
•> possible que vous autres, qui êtes Grecs de nation, et
•> qui avez une si belle et si grande ville, douée de tant de
•> bonnes commodités, la vouliez rendre barbare, en y
•> logeant auprès de nous ces méchants Carthaginois, qui
•> sont les plus cruels meurtriers qui soient au monde ? là
•> où vous dussiez plutôt désirer qu'il y eût plusieurs
•> Siciles entre eux et la Grèce. Seriez-vous bien si peu
•> avisés de croire qu'ils aient assemblé une armée de
» toute l'Afrique, jusques aux colonnes d'Hercule, et
•> jusques à l'océan Atlantique, afin de venir ici corn­
•> battre pour établir la tyrannie d'Icétas, lequel, s'il eût
•> eu le sens et le jugement de bon capitaine, n'eût pas
» rejeté ceux qui sont ses ancêtres et ses fondateurs, pour
» introduire et mettre en son pays les anciens ennemis
» d'icelui; mais y eût eu autant d'honneur et d'autorité,
TIM OLÉO N

» que raisonnablement il en eût pu désirer du gré et


» consentement des Corinthiens et de Timoléon22 • »
XXX. Les soudards, qui avaient été à ce devis,
semèrent ces propos en leur camp, et donnèrent occasion
à Magon de soupçonner quelque trahison, avec ce qu'il
ne demandait que quelque couleur pour s'en aller ; et
pourtant, quoique lcétas le priât de demeurer, en lui
remontrant de combien ils étaient plus forts que les enne­
mis, ce néanmoins estimant qu'il cédait plus en vertu et
faveur de fortune à Timoléon, qu'il ne le surmontait en
nombre de gens, il mit voiles au vent, et s'en retourna
honteusement en Afrique, laissant échapper de ses mains,
sans aucun discours de raison humaine, la conquête de
toute la Sicile. Le lendemain qu'il fut parti, Timoléon
s'alla présenter en bataille devant la ville, et quand les
Grecs et lui entendirent comme les Carthaginois s'en
étaient fuis, et que de fait ils virent le port tout vide de
vaisseaux, ils se prirent à rire et à se moquer de la l âcheté
de Magon, et par dérision firent crier par la ville que l'on
donnerait un bon présent à celui qui dirait nouvelles où
s'était fuie l'armée des Carthaginois.
XXXI. Ce nonobstant, Icétas encore s'opiniâtra à
vouloir combattre, ne voulant point lâcher la prise qu'il
tenait, mais défendre jusques au bout les quartiers de la
ville qu'il avait occupés, se confiant en ce qu'ils étaient
forts d'assiette et malaisés à approcher; quoi voyant,
Timoléon départit son armée, et lui, avec l'une des
troupes, donna à l'endroit qui était le plus difficile, du
côté que passe la rivière d'Anapus, et ordonna une autre
troupe pour assaillir aussi au même temps du côté de
l'Achradyne sous la conduite d'Isias Corinthien, et une
troisième troupe du dernier renfort qui était venu de
Corinthe, que menaient Dinarchus et Démarate, pour
assaillir le quartier qui s'appelle Épipole. Ainsi l'assaut
étant donné de tous côtés, et tout en un même temps,
les gens d'Icétas furent incontinent rompus, et s'en­
fuirent. Si est bien raisonnable d'attribuer à la prouesse
des combattants et à la prudence et sagesse du capitaine,
ce que la ville fut ainsi emportée d'assaut, et que si sou­
dainement elle vint à être entre les mains de Timoléon,
s'en étant les ennemis fuis; mais q u'il n'y ait eu en cet
assaut pas un Corinthien ni tué nt blessé, il m'est bien
avis que cela proprement est œuvre et effet de la fortune,
T I M OLÉO N 5 47

qui avait pris à favoriser Timoléon, comme voulant étri­


ver et faire à l'envi de sa vertu, afin que ceux qui orraient
parler de ses faits eussent plus d'occasion de l'admirer
pour heureux, que de le louer pour vertueux ; car la
renommée de ce grand exploit ne courut pas seulement
en peu de jours par toute l'Italie, mais aussi par toute la
Grèce; de manière que les Corinthiens, qui ne pouvaient
encore croire que leurs gens fussent passés à sauveté en
la Sicile, entendirent tout ensemble qu'ils étaient arrivés
à port de salut, et avaient eu la viB:oire sur leurs ennemis,
tant les affaires succédèrent heureusement, et tant la for­
tune ajouta de soudaineté et de vitesse à la beauté de ses
faits.
XXXII. Ayant donc Timoléon le château et la forte­
resse de Syracuse entre ses mains, ne fit pas comme Dion :
car il ne l'épargna pas pour la beauté et magnificence de
la fabrique; mais, évitant la suspicion qui avait premiè­
rement fait calomnier Dion, et à la fin avait été cause de le
faire tuer, il fit crier à son de trompe que quiconque vou­
drait des Syracusains s'en vînt avec quelque ferrement
pour aider à démolir et ruiner la forteresse des tyrans.
Il n'y eut un homme en toute la ville de Syracuse qui n'y
montât incontinent, et qui ne réputât ce cri et cette jour­
née être certain commencement du recouvrement de leur
liberté. Si ruinèrent non seulement la forteresse du châ­
teau, mais aussi les palais, les sépultures et généralement
tout ce qui pouvait servir de mémoire des tyrans ; et
ayant la place en peu de jours été nettoyée et aplanie,
Timoléon y fit édifier des salles et auditoires à tenir la
justice, à la requête de ceux de la ville, et y établit par ce
moyen l'état de liberté populaire, en supprimant la
domination tyrannique. Mais, voyant qu'il avait recou­
vré une cité où il n'y avait point d'habitants, parce que
les uns étaient morts dans les guerres et dissensions
civiles, les autres s'en étaient fuis de peur d'avoir à vivre
sous des tyrans, tellement qu'en la grande place de Syra­
cuse l'herbe était crue si haute et si forte que les chevaux
y paissaient, et les palefreniers y couchaient ; les autres
villes, bien peu exceptées, étaient pleines de cerfs et de
sangliers; et bien souvent ceux qui étaient de loisir trou­
vaient à chasser dans les faubourgs et fossés au plus près
des murailles, et n'y avait personne de ceux qui habitaient
dans les châteaux et places fortes des champs, qui en
TIM O L É O N

voulût sortir pour retourner habiter dans les villes, tant


ils étaient tous effarouchés, et tant ils avaient en haine et
en horreur les assemblées de conseil, les harangues et
l'entremise du gouvernement, dont leur étaient issus tant
de tyrans; voyant donc Timoléon cette désolation, et
aussi ce peu de Syracusains naturels qui étaient échap­
pés, ils furent d'avis d'écrire aux Corinthiens qu'ils
envoyassent des habitants de la Grèce pour repeupler la
ville de Syracuse, parce qu'autrement les terres demeu­
reraient inutiles sans être cultivées, avec ce qu'ils atten­
daient une grosse guerre de l'Afrique, étant avertis
comme les Carthaginois avaient fait pendre en croix le
corps de leur capitaine général Magon, qui s'était lui­
même tué à cause de ses mauvais déportements en cette
charge, et qu'ils remettaient sus une autre puissance
armée pour repasser et retourner l'année suivante faire
la guerre en la Sicile23 •
XXXIII. Ces lettres de Timoléon étant portées à
Corinthe, et en même temps y étant arrivés les ambassa­
deurs de Syracuse, qui suppliaient le peuple de vouloir
prendre le soin et la proteB:ion de leur pauvre ville, et
d'en vouloir être de rechef fondateur, les Corinthiens
ne furent point tentés d'avarice ni de convoitise de se
faire seigneurs d'une si belle et si grosse cité; mais
envoyèrent premièrement par toutes les assemblées de
fêtes solennelles et jeux publics de la Grèce, faire savoir
à son de trompe que les Corinthiens, ayant défait la
tyrannie qui était en la ville de Syracuse, et en ayant
chassé les tyrans, rappelaient les Syracusains fugitifs de
leurs pays, et tous autres Siciliens qui y voudraient
retourner habiter en toute franchise et pleine liberté, avec
promesse de leur départir les terres justement et égale­
ment, autant aux uns qu'aux autres; puis envoyèrent
aussi messagers en Asie et par toutes les îles, là où ils
entendaient que plusieurs bannis de Syracuse s'étaient
retirés, les admonester et semondre de s'en venir à
Corinthe, et que les Corinthiens leur donneraient vais­
seaux, capitaines et moyen pour sûrement les conduire
jusques dans Syracuse à leurs propres coûts et dépens; en
récompense de quoi la ville de Corinthe recevait une très
glorieuse louange et bénissement d'un chacun de délivrer
ainsi la Sicile de servitude des tyrans, de la préserver
qu'elle ne tombât sous la main des Barbares, et de remettre
TIM OLÉO N 5 49

les naturels citoyens en leurs pays et leurs maisons;


toutefois ceux de la Sicile qui, à la semonce de ces publiques
criées, s'assemblèrent à Corinthe, ne se trouvant pas en
nombre suffisant, prièrent les Corinthiens de recevoir
avec eux encore d'autres habitants, tant de Corinthe
même que de tout le demeurant de la Grèce. Ce qui fut
fait ; et en assembla-t-on jusques à dix mille, qui tous
ensemble s'embarquèrent pour aller à Syracuse, où il y
en avait déjà un autre grand nombre qui s'était retiré
devers Timoléon, tant de la Sicile même que de toute
l'Italie, de sorte que tous ensemble faisaient jusques au
nombre de soixante mille, ainsi comme Athanis l'écrit24 ,
entre lesquels il départit tout le territoire, et leur vendit
des maisons de la ville, jusques à la valeur de six cent
mille écus25 , en laissant faculté aux naturels citoyens
de retirer les leurs, et faisant par ce moyen que le peuple,
qui était extrêmement pauvre, eût de l'argent en commun
pour subvenir tant aux affaires et nécessités publiques,
qu'aux frais de la guerre. Les statues mêmes furent ven­
dues, et donna le peuple sa sentence à la pluralité de ses
voix sur chacune d'icelles; car elles furent mises en
justice et accusées, tout ni plus ni moins que si c'eussent
été hommes vivants que l'on eût examinés et syndiqués
en justice. Et dit-on que les Syracusains réservèrent
alors la statue de Gélon, ancien tyran de leur ville, hono­
rant sa mémoire, à cause d'une grande viétoire qu'il
avait gagnée auprès de la ville de Himéra sur les Car­
thaginois, et condamnèrent toutes les autres à être ôtées
des lieux publics, et être vendues26 •
XXXIV. Ainsi commençait la ville de Syracuse à se
remplir et à se revenir petit à petit, y accourant de tous
côtés gens pour y habiter; au moyen de quoi Timoléon
pensa d'affranchir aussi les autres villes, et de tout point
exterminer et déraciner les tyrannies de la Sicile; et,
pour y parvenir, leur alla faire la guerre jusques chez
eux. Le premier auquel il s'adressa fut lcétas, qu'il
contraignit d'abandonner l'alliance des Carthaginois, et
de promettre qu'il démolirait les forteresses qu'il tenait,
et vivrait en homme privé dans la ville des Léontins.
Leptine aussi semblablement, qui était tyran de la ville
d'Apollonie, et de plusieurs autres petites villettes
d'alentour, se voyant en danger d'être pris par force, se
rendit ; en quoi faisant, Timoléon lui sauva la vie, et
TIM OLÉON

l'envoya à Corinthe, estimant que ce serait chose hono­


rable à son pays, que les autres Grecs vissent en la cité
métropolitaine les tyrans de la Sicile vivant petitement
et bassement comme bannis.
Cela fait, il s'en retourna à Syracuse pour y vaquer et
entendre à l'établissement de la chose publique et de la
police, en assistant à Céphale et à Denys deux grands
personnages, que l'on avait envoyés de Corinthe pour
réformer les lois, et leur aider à établir les principales et
plus belles ordonnances de leur chose publique. Et cepen­
dant, parce que les soudards voulaient gagner quelque
chose sur les ennemis, et ne demeurer pas oisifs, il les
envoya, sous la conduite de Dinarche et Démarate, au
pays qui était sous l'obéissance des Carthaginois, là où
ils firent rebeller contre les Barbares plusieurs petites
villes, et non seulement vécurent en affluence plantu­
reuse de tous biens, mais encore amassèrent-ils de l'argent
pour l'entretènement de la guerre. Mais en ces entre­
faites les Carthaginois descendirent à Lilybée, avec une
armée de soixante et dix mille combattants, deux cents
galères, et mille autres vaisseaux qui portaient les engins
de batterie, les chariots, vivres et autres provisions et
munitions nécessaires pour un camp, en intention de ne
faire plus ainsi la guerre par le menu, mais de chasser
tout à un coup les Grecs de toute la Sicile entièrement ;
car aussi était-ce une puissance suffisante pour prendre
et subjuguer tous les Siciliens, encore qu'ils n'eussent
point été divisés, mais bien unis les uns avec les autres.
Parquoi, étant avertis que l'on courait leurs terres et
pays, ils y coururent incontinent en chaude chole 27 sous
la conduite d'Asdrubal et d'Amilcar, les deux chefs de
leur armée.
XXXV. Cette nouvelle fut tantôt portée jusques
à Syracuse, dont les habitants furent si effrayés, oyant
parler d'une si grosse puissance, que, de si grand nombre
qu'ils étaient, à peine y en eut-il trois mille qui eussent
la hardiesse de prendre les armes et sortir en campagne
avec Timoléon. �ant aux étrangers soudoyés et entre­
tenus, ils n'étaient pas plus de quatre mille en tout, des­
quels encore y en eut-il mille qui par lâcheté de cœur
s'en retournèrent demi-chemin tout court, disant que
Timoléon était hors de son bon sens, et plus téméraire
que son âge ne portait, de vouloir aller, avec cinq mille
TIM O LÉO N 5P

combattants à pied, e t mille chevaux, se p résenter devant


soixante et dix mille, en éloignant de bien huit grandes
journées de Syracuse ce peu de forces qu'il avait pour
la pouvoir défendre, tellement que, s'il advenait qu'ils
fussent contraints de fuir, ils n'auraient lieu quelconque
où ils se pussent retraire ni sauver, ni personne qui prît
le soin de les ensevelir et enterrer quand ils auraient été
tués. Toutefois, Timoléon estima être avantage pour lui
que ceux-là se fussent déclarés tels comme ils étaient,
de bonne heure avant la bataille. Et au demeurant, ayant
prêché et encouragé les autres, les fit tous marcher en
diligence vers la rivière de Grimèse, là où il était averti
qu'il trouverait les Carthaginois28 ; et ainsi comme il mon­
tait un petit coteau, de dessus lequel on voyait le camp
des ennemis de l'autre côté, il arriva par cas d'aventure
en son ost quelques mulets chargés de l'herbe qui s'ap­
pelle ache, dont les soudards se fâchèrent de prime face,
cuidant que ce fût un mauvais présage, parce que nous
avons accoutumé de couronner les sépultures des morts
avec cette herbe; dont est venu le proverbe commun,
que nous disons quand quelqu'un est bien malade et en
grand danger de sa vie, qu'il ne lui faut plus que l'ache,
c'est-à-dire la sépulture. Mais Timoléon, voulant les
retirer de cette superstition, et leur ôter ce décourage­
ment, fit arrêter l'armée, et, après leur avoir fait d'autres
remontrances selon le temps, le loisir et l'occasion, leur
dit que la couronne se présentait d'elle-même entre leurs
mains avant la viB:oire, parce que les Corinthiens cou­
ronnent ceux qui emportent le prix aux jeux Isthmiques,
qui se célèbrent en leur terre, avec des chapeaux d'ache,
et était encore lors le prix de la viB:oire aux jeux solennels
Isthmiques la couronne d'ache, comme jusques ici l'est­
elle aux jeux de Némée, et n'y a pas longtemps que dans
les jeux Isthmiques on a commencé à user des branches
de pin.
XXXVI. Timoléon donc, ayant ainsi parlé à ses gens,
comme nous avons dit, prit lui-même de cette ache le
premier, dont il fit un chapeau, qu'il se mit sur la tête,
et après lui les autres particuliers capitaines, et jusques
aux privés soudards; qui plus est, à l'instant même, les
devins aperçurent deux aigles volant vers eux, dont
l'une tenait entre ses griffes un serpent, qu'elle perçait
d'outre en outre avec ses ongles, et l'autre en volant
T I M O LÉON

jetait un cri ferme, et donnant assurance; si les mon­


trèrent toutes deux aux soudards, lesquels adonc tous
d'une voix se prirent à invoquer les dieux en leur aide.
Or était-ce sur le commencement de l'été, environ la
fin du mois de mai 29 , approchant déjà le soleil du solstice
d'été, et se leva de la rivière un gros brouillard, de sorte
que toute la campagne était couverte de brouée, et ne
voyait-on rien du camp des ennemis, seulement enten­
dait-on un grand bruit de voix confuses, comme venant
d'une si grosse armée, et montant contremont jusques
à la cime du coteau; mais quand les Corinthiens eurent
achevé de monter cette côte, ils mirent leurs targes et
pavois en terre pour reprendre un peu d'haleine; et, le
soleil ayant tiré et enlevé les vapeurs du brouillard jus­
ques à la cime des coteaux, l'air commença à s'y épaissir
et s'y grossir, de manière que les croupes des montagnes
furent toutes couvertes de nuées; et au contraire, la
plaine au-dessous demeurant toute nette et purifiée, on
découvrit adonc tout clairement la rivière de Crimèse,
et vit-on les ennemis qui la passaient en telle ordonnance :
premièrement ils avaient mis au-devant les chariots de
guerre armés et équipés fort épouvantablement, derrière
lesquels suivaient dix mille hommes de pied, armés avec
boucliers blancs sur leurs bras, et conjeéturait-on, à les
voir de loin si bien équipés, à leur grave démarche et à
leur bonne ordonnance, que c'étaient naturels carthagi­
nois; après lesquels suivaient les autres nations pêle-mêle
et passaient en foule avec grand désarroi.
XXXVII. Et là, Timoléon, considérant que la rivière
lui donnait commodité de les prendre à demi passés, et
en choisir à part tel nombre qu'il voulait, après avoir
montré au doigt à ses gens comme la bataille des ennemis
était mi-partie en deux par la rivière, parce que les uns
étaient déjà passés et les autres non, il commanda à
Démarate que, prenant les gens de cheval, il allât com­
mencer à charger les premiers, pour engarder qu'ils ne
se pussent ranger en bataille, et en même temps, descen­
dant avec les gens de pied en la plaine, donna aux autres
Siciliens les deux pointes de son bataillon , \' mêlant
parmi eux quelque nombre des soudards étrangers , et au
milieu, où il était en personne, retint autour de soi les
naturels syracusains, avec la fleur des étrangers, et
n'arrêta guères à choquer, voyant le peu d'exploit lj llC
TIMOLÉON 5 53

faisaient ses gens de cheval; car il apercevait qu'ils ne


pouvaient advenir à charger à bon escient le bataillon des
naturels carthaginois, à cause qu'ils étaient couverts des
chariots armés qui couraient çà et là au-devant d'eux, à
l'occasion de quoi ils étaient contraints de tournoyer
continuellement, s'ils ne se voulaient mettre en danger
d'être rompus tout à plat, et faire en se retournant des
saillies et des courses par boutées sur les ennemis. Par­
quai, prenant adonc son pavois sur son bras, il cria à
haute voix à ses gens de pied qu'ils le suivissent hardi­
ment, et qu'ils ne doutassent de rien. Ceux qui l'ouïrent
trouvèrent sa voix plus que naturelle, comme étant trop
plus forte et plus puissante qu'elle n'avait accoutumé
d'être, soit ou que l'ardeur et véhémente affeB:ion de com­
battre lui enforçât ainsi la voix, ou que quelque dieu,
comme sur l'heure il fut avis à plusieurs, lui aidât à crier.
Ses gens soudain lui répondirent de même, et le prièrent
de les mener sans plus différer. Se fit adonc entendre à
ceux de cheval qu'ils se tirassent à côté hors de devant les
chariots, et qu'ils allassent charger les Carthaginois par
les flancs; puis fit serrer de près, écu contre écu, et pavois
contre pavois, ceux qui étaient aux premiers rangs de son
bataillon, commandant à même instant aux trompettes de
sonner; et ainsi alla de grande roideur choquer les enne­
mis, lesquels soutinrent ce premier choc vaillamment,
ayant les corps armés de bons corselets de fer, et les têtes
de morions de cuivre, et si portaient devant eux de
grands pavois, avec lesquels ils soutenaient et rebou­
taient facilement les coups de javelines et de piques.
XXXVIII. Mais quand ce vint à combattre à coups
d'épée, où il n'est pas moins besoin d'adresse et d'art que
de force, incontinent il se leva des montagnes une tem­
pête de tonnerres effroyables et d'éclairs ardents parmi;
puis les nues épaisses et obscures, qui s'étaient amassées
autour des cimes des coteaux et collines, se vinrent en
même temps à décharger en la plaine sur laquelle se don­
nait la bataille, avec un orage de pluie impétueuse, vents
violents et grêle mêlée parmi; toute laquelle tempête
donnait aux Grecs par-derrière, et aux Barbares par­
devant, leur battant les visages, et leur éblouissant les
yeux, étant continuellement férus d'une pluie poussée
par le vent, et d'éclairs si souvent recoupés, que l'un
n'attendait pas l'autre. Cela leur apportait beaucoup
TIM O LÉON

d'empêchements, mêmement à ceux qui n'étaient pas


aguerris, principalement le tonnerre, et le bruit que fai­
sait le vent impétueux et la grêle, en donnant sur leurs
harnais; car cela engardait qu'ils ne pussent ouïr les
commandements de leurs capitaines. Davantage la fange
faisait aussi grande nuisance aux Carthaginois, parce
qu'ils n'étaient pas délivrés en leur harnais, mais pesam­
ment armés, comme nous avons dit; puis, quand les plis
de leurs hoquetons furent abreuvés d'eau, il les char­
gèrent encore plus, et les empêchaient de combattre à
leur aise; et, au contraire, cela servait aux Grecs à les
renverser plus facilement en terre, et quand ils étaient
une fois tombés en la fange avec leurs esantes armes,
ils ne se pouvaient jamais plus relever. I r y avait davan­
tage, que la rivière de Crimèse étant fort enflée, tant par
ce grand ravage de pluies que par la multitude du monde
qui la traversait, se débordait et regorgeait en la plaine
d'alentour, laquelle, étant au-dessous de plusieurs fon­
ceaux, vallées et cavains, fut incontinent toute noyée et
remplie de force ruisseaux et torrents, qui couraient à
travers la campagne, sans aucun lit ni canal certain; entre
lesquelles eaux les Carthaginois se trouvant enveloppés,
malaisément s'en pouvaient dépêtrer, si que finalement,
étant pressés de la tourmente qui les battait toujours de
plus en plus, et davantage leur ayant été tués d'arrivée
par les Grecs quatre cents des meilleurs hommes qu'ils
eussent, qui faisaient le premier front de leur bataille,
tout le demeurant de l'armée se tourna incontinent en
fuite, à val de route, dont les uns, étant suivis de près,
furent mis à l'épée emmi la plaine même; les autres,
s'embarrassant parmi ceux qui passaient encore la rivière,
furent emportés à val, et noyés par l'impétuosité de la
rivière; mais le plus grand nombre, cuidant gagner de
vitesse les coteaux d'alenviron, fut atteint rar les armés
à la légère, et le tout passé au tranchant de l épée.
L'on dit que de dix mille hommes qui demeurèrent
morts en cette bataille, les trois mille étaient naturels
bourgeois de Carthage, qui fut un grand deuil et une
grande perte pour cette cité; car il n'y en avait point en
toute la ville de plus nobles, de plus riches ni de plus
gentils compagnons et plus vaillants hommes que ceux­
là, et ne trouve-t-on pomt par mémoire que jamais dans
les guerres précédentes il soit mort en un jour de bataille
T I M OL É O N

tant de naturels carthaginois qu'il e n mourut cette fois-là,


parce qu'ils avaient accoutumé de se servir en leurs
guerres de Libyens, Espagnols et Nomades30 , et par ce
moyen recevaient les défaites et pertes des batailles aux
dépens et dommages d'autrui; aussi connut-on bien
l'état et la qualité des morts à leurs dépouilles, parce que
ceux qui les dépouillèrent ne s'amusaient point à recueillir
et serrer du cuivre ni du fer, à cause qu'ils trouvaient
assez or et argent; car, la bataille gagnée, les Grecs pas­
sèrent la rivière, et prirent tout le camp des Barbares avec
leurs sommiers et tout leur bagage. �ant aux prison­
niers, les soudards en dérobèrent et détournèrent beau­
coup; mais encore de ceux qui vinrent en évidence au
butin commun, y en eut-il cinq mille, et y eut deux cents
chariots de guerre pris.
XXXIX. Si fut adonc une très belle et très magni­
fique chose à voir, que la tente du capitaine général
Timoléon, que l'on environna tout à l'entour de mon­
ceaux de dépouilles de toutes sortes, entre lesquels se
trouvèrent mille corselets de beauté et de manufaB:ure
non pareilles, et avec cela furent apportés dix mille bou­
cliers. Et, étant les vainqueurs en petit nombre à dépouil­
ler les morts et vaincus qui étaient en grand nombre, ils
trouvèrent bien de quoi s'enrichir; mais aussi furent-ils
trois jours; et à la fin, au troisième jour après la bataille,
ils dressèrent un trophée de leur viB:oire, et Timoléon
envoya à Corinthe, avec la nouvelle de cette défaite, les
plus beaux et les meilleurs harnais qui furent trouvés au
pillage, afin de rendre son pays et la ville de sa naissance
la plus louée et plus bénie par tout le monde qui fût en
toute la Grèce, attendu qu'elle était seule, entre toutes
les cités grecques, où l'on voyait les principaux temples
ornés et décorés, non de dépouilles de peuples grecs, ni
d'offrandes conquises par meurtre et effusion du sang
de ceux qui étaient de leur même langue et même nation,
qui, à la vérité, sont de mal plaisantes mémoires, mais des
armes ôtées aux Barbares, avec inscriptions qui témoi­
gnaient la vaillance et la justice ensemble de ceux qui les
avaient viB:orieusement conquises; c'est à savoir que les
Corinthiens et leur capitaine Timoléon, ayant délivré les
Grecs habitant en la Sicile de la servitude des Cartha­
ginois, en avaient donné ces offrandes aux dieux pour
leur rendre grâces de la viB:oire.
TIMOLÉON

XL. Cela fait, Timoléon, laissant les étrangers qu'il


avait à sa solde sur le pays de l'obéissance des Cartha­
ginois pour y piller, gâter et ruiner tout, s'en retourna
avec le demeurant de son armée à Syracuse, là où tout
premièrement il bannit de la Sicile les mille soudards qui
l'avaient abandonné, avec bien exprès commandement
qu'ils eussent à sortir de la ville avant que le soleil fût
couché. Ainsi passèrent ces mille déloyaux mutins en
Italie, là où ils furent, sous promesse de paix, tous mal­
heureusement et méchamment mis en pièces par les
Bru tiens; telle fut la peine que les dieux leur firent payer
de leur trahison31 •
XLI. Depuis, Mamercus, tyran de Catane, et Icétas,
soit ou pour envie qu'ils portassent à la gloire des beaux
faits de Timoléon, ou pour crainte qu'ils eussent de lui,
voyant que les tyrans ne pouvaient avoir fiance de paix
ni d'accord avec lui, firent alliance avec les Carthaginois,
et leur écrivirent qu'ils envoyassent une autre armée et
un capitaine promptement, s'ils ne voulaient être déchas­
sés de toute la Sicile entièrement. Les Carthaginois y
envoyèrent Giscon avec soixante et dix voiles, lequel
à son arrivée retira à sa solde quelque nombre de sou­
dards grecs, qui furent les premiers que ceux de Car­
thage eussent onques eus à leur service; car ils ne s'en
étaient jamais servis jusques alors qu'ils les estimèrent
hommes invincibles, et les meilleurs combattants de tout
le monde. Davantage les habitants du territoire de Mes­
sine, ayant fait une secrète conspiration, occirent quatre
cents hommes que Timoléon leur avait envoyés; et dans
les terres de l'obéissance des Carthaginois, auprès d'un
lieu qui s'appelle Hières, y eut une autre embûche dres­
sée à Euthymus, Leucadien, en laquelle lui et tous ses
soudards furent taillés en pièces. La défaite desquels
rendit encore la prospérité et bonne fortune de Timoléon
plus renommée, parce qu'ils étaient encore de ceux qui
avaient occupé par force le temple d'Apollon en la ville
de Delphes avec Philodème le Phocien, et avec Onomar­
chus, ayant participé à leur sacrilège; et, étant haïs de tout
le monde, et fuis comme gens excommuniés et maudits,
allaient errant çà et là par le pays de la Morée32 , quand
Timoléon à son partement les recueillit à faute d'autres ;
et, étant arrivés en la Sicile, ils avaient toujours vaincu
en toutes les batailles et rencontres où ils s'étaient trou-
T I M OLÉON 557

vés avec lui; mais à la fin, après que le principal de la


guerre fut parachevé, étant envoyés par lui à quelques
corvées pour secourir quelques-uns, ils y périrent tous,
et encore non point ensemble, mais à diverses fois, telle­
ment qu'il semble proprement que la justice divine en
faveur de Timoléon les tria d'avec les autres, quand elle
leur voulut faire payer la peine due à leur méchanceté,
de peur que les bons ne souffrissent aucun dommage de
la punition des méchants. Ainsi était la bienveillance
des dieux envers Timoléon admirable, non moins aux
choses qui passaient à son désavantage, qu'en celles qui
succédaient bien pour lui. Mais toutefois la commune de
Syracuse supportait mal patiemment quelques traits de
moquerie que leur en faisaient et disaient les tyrans ; car
Mamercus entre autres, estimant beaucoup de soi, parce
qu'il savait faire des vers, et composait quelques tragé­
dies, ayant eu en quelques rencontres avantage sur les
étrangers que les Syracusains entretenaient à leur solde,
en faisait grande gloire, et, en dédiant les boucliers qu'il
avait gagnés sur eux aux temples des dieux, y ajouta ces
vers piquants en mépris et moquerie des vaincus :
Ces beaux pavois de pourpre colorés,
D'ivoire et d'or richement labourés,
Nous les avons gagnés par force, et pris
Avec boucliers de bien fort petit pris".

XLII. Ces choses faites, Timoléon mena son armée


devant la ville de Calauria, et cependant Icétas, entrant
à main armée sur les terres des Syracusains, courut tout
le plat pays, où il gagna grande quantité de butin. Et,
après y avoir fait beaucoup de dégât et de dommage,
s'en retourna, passant tout au long de Calauria pour faire
dépit à Timoléon, sachant bien qu'il avait lors peu de
gens avec lui. Timoléon le laissa passer, et puis alla après
avec sa chevalerie et ses gens de pied armés à la légère,
de quoi Icétas averti traversa la rivière qui se nomme
Damirias, puis s'arrêta sur l'autre bord comme pour
combattre, se confiant en la roideur du cours de la rivière
et en la hauteur de ses rives tant d'un côté que d'autre ;
mais il se mit donc un débat et une contention merveil­
leuse entre les chefs des bandes de Timoléon, qui fut
cause de retarder un peu le combat ; car il n'y en eut pas
un qui voulût passer derrière son compagnon, mais vou-
TIMOLÉON

laient tous être les premiers pour avoir l'honneur de


commencer la charge, de manière qu'il n'y avait point
d'ordre à ce passage, tant ils s'entrepoussaient et tâchaient
à gagner chacun le devant de son compagnon. Parquai
Timoléon, voulant tirer au sort ceux qui auraient à pas­
ser les premiers, prit de chacun d'eux un anneau, et les
jeta tous ensemble dans le repli de son manteau; et, les
ayant mêlés ensemble, en tira par cas d'aventure un le
premier où il y avait la figure d'un trophée engravée;
quoi voyant, ces jeunes capitaines s'écrièrent tous de
joie, et, sans plus attendre d'autre sort, se mirent à passer
la rivière le plus vitement que chacun put, et aussitôt à
charger les ennemis, lesquels ne purent soutenir leur
effort, mais se mirent à fuir, et furent tous entièrement
dépouillés de leurs armes; mais il y en eut mille qui
demeurèrent morts sur le champ.
XLIII. Et peu de jours après, Timoléon, menant son
armée devant la ville des Léontins34, y prit Icétas vif,
avec son fils Eupolémus et Euthydémus le général de sa
chevalerie, qui lui furent livrés entre ses mains par ses
soudards mêmes. Si furent Icétas et son fils punis de mort
comme traîtres et tyrans, et Euthydémus, quoiqu'il fût
vaillant homme et hardi à la guerre, ne trouva non plus
de miséricorde, pour quelque injurieuse parole que l'on
le chargea d'avoir dite contre les Corinthiens. Car l'on
dit que quand ils vinrent premièrement de leur pays en
la Sicile, pour y faire la guerre aux tyrans, en une
harangue qu'il fit devant les Léontins, il dit entre autres
choses qu'il ne se fallait point étonner ni effrayer si
Dehors étaient femmes corinthiennes".
Voilà comment la plupart des hommes bien souvent
s'offensent plus pour de mauvaises paroles que pour de
mauvais effets, et portent plus patiemment un dommage
qu'ils ne font une injure, et p ardonne-t-on aux ennemis
quand ils se revengent de fait, comme ne pouvant faire
de moins; mais les paroles injurieuses semblent procé­
der d'une haine et d'une malignité trop excessive.
XLIV. Au demeurant, retourné que fut Timoléon à
Syracuse, les Syracusains mirent en justice les femmes
d'lcétas et de son fils et leurs filles, lesquelles, leur pro­
cès fait, furent par sentence du peuple condamnées à la
mort. C'est de tous les aaes de Timoléon celui qui me
TIMOLÉON 559

semble le plus désagréable ; car s'il eût voulu, i l eût bien


pu empêcher que ces pauvres femmes ne fussent point
mortes ; mais il ne s'en soucia point, et les abandonna
au courroux de leurs citoyens, qui voulurent venger sur
elles les torts que l'on avait faits à Dion, après qu'il eut
chassé le tyran Denys ; car ce fut Icétas qui fit noyer dans
la mer Arète, femme de Dion, sa sœur Aristomaque et
son fils, qui était encore petit enfant, comme nous avons
écrit ailleurs en la vie de Dion. Cela fait, il alla contre
Mamercus, à Catane, qui l'attendit près de la rivière
d'Abolus, où il fut défait en bataille, et y moururent
plus de deux mille hommes, dont la plupart étaient des
Carthaginois, que Giscon avait envoyés à son secours ;
et depuis il oB:roya paix aux Carthaginois à leur grande
poursuite et requête, sous condition qu'ils tiendraient
ce qui est delà la rivière de Lycus, et néanmoins qu'il
serait loisible aux habitants qui en voudraient sortir pour
aller demeurer au territoire des Syracusains de le pouvoir
faire, et transporter avec eux leurs biens, leurs femmes
et leurs enfants ; et outre cela que de lors en avant les
Carthaginois renonceraient à toute confédération et toute
alliance des tyrans. A raison de quoi Mamercus, ayant
mauvaise espérance de son fait, s'en voulut aller en Italie
pour tâcher à émouvoir les Lucaniens contre Timoléon
et contre les Syracusains ; mais ceux qui étaient en sa com­
pagnie retournèrent avec leurs galères demi-chemin, et,
sitôt qu'ils furent de retour en Sicile, livrèrent la ville de
Catane entre les mains de Timoléon, tellement que
Mamercus fut contraint de se sauver et s'enfuir à Messine
devers Hippon, qui en était tyran ; mais Timoléon l'y
poursuivit, et assiégea la ville par mer et par terre ; de
quoi Hippon eut peur, et s'en cuida fuir sur un navire ;
mais il fut pris à la sortie, et les Messéniens, l'ayant entre
leurs mains, firent venir les enfants de l'école au théâtre,
pour y voir un des plus beaux speB:acles qu'ils eussent
su voir, c'est à savoir la punition du tyran, lequel fut
fouetté publiquement, et puis exécuté à mort.
XLV. O!:!ant à Mamercus, il se rendit lui-même à
Timoléon pour être jugé par les Syracusains, pourvu que
Timoléon ne fût point son accusateur. Si fut mené à
Syracuse, là où il essaya de prononcer devant le peuple
une harangue qu'il avait de longue main propensée et
composée ; mais voyant que le peuple criait et faisait
TIMOLÉO N

un grand bruit pour ne le point ouïr, et qu'il n'y avait


point d'apparence qu'il fût pour lui pardonner, il se prit
à courir à travers le théâtre, et alla donner de la tête, tant
qu'il put, contre un des degrés où l'on se sied au théâtre,
cuidant se froisser toute la tête pour mourir prompte­
ment; mais il n'eut pas l'heur de pouvoir ainsi mourir;
car il fut pris étant encore vif, et puni de la même peine
que l'on punissait les brigands et les larrons36 •
XL VI. Voilà comment Timoléon allait coupant et
arrachant les tyrannies de la Sicile, et y abolissant toutes
guerres; car, au lieu qu'il avait trouvé l'île tout effarou­
chée, sauvage et haïe par les naturels habitants mêmes,
pour les maux et misères extrêmes qu'ils y enduraient, il
la rendit si douce et si désirée des étrangers qu'ils y
venaient de loin pour habiter, au lieu que les naturels
habitants s'enfuyaient auparavant; témoins Agrigente et
Géla, deux grandes cités qui, depuis la guerre des Athé­
niens, avaient été entièrement désolées et détruites par les
Carthaginois, et furent alors repeuplées, l'une par Mégel­
lus et Phérislus, deux capitaines qui vinrent d'Élée, et
l'autre par Gorgos, qui vint de l'île de Géo, et rassem­
blèrent le plus qu'ils purent des premiers citoyens et anciens
bourgeois desdites villes, auxquels Timoléon donna non
seulement sûreté, paix et tranquillité pour s'y pouvoir
loger et établir à leur aise et loisir, mais leur aida affec­
tueusement de toutes autres choses, selon le pouvoir et le
moyen qu'il en avait, dont il était aimé et honoré de tous,
comme leur père et leur fondateur. Cette affeétion était
commune à tous autres peuples siciliens, de manière qu'il
n'y avait en toute la Sicile m appointement de guerres, ni
établissement de lois, ni département de terres, ou insti­
tution de police et de gouvernement qui semblât être bien
si Timoléon n'y avait mis la main, comme maître prin­
cipal de l'œuvre, qui lui ajoutait une grâce qui la faisait
aimer des dieux, et plaire universellement à tous hommes.
XL VII. Car environ ce temps-là, il y eut bien d'autres
grands personnages en la Grèce qui firent de grandes
choses, entre lesquels furent Timothée, Agésilas, Pélo­
pidas et Épaminondas, auquel Timoléon tâchait plus à
se conformer et à lui ressembler qu'à nul autre; mais en
tous les faits de ces autres grands capitaines-là, y a tou­
jours une splendeur mêlée avec violence, p eine et labeur,
tellement qu'aucuns d'iceux ont été suivis de répréhen-
TIMOLÉON

sion, et les autres de repentance ; et au contraire dans les


faits de Timoléon, excepté seulement ce qu'il fut contraint
de faire en la personne de son frère, il n'y a rien où l'on
ne puisse avec vérité exclamer, comme dit Timée, la
sentence de ces vers-ci de Sophocle :
Q!!elle Vénus quel Cupidon humain
(0 dieux du ciel) ont mis ici la main" ?
Et tout ainsi que la poésie d' Antimachus et la peinture
de Denys38 , tous deux Colophoniens, sont bien pleines
de nerf et vigueur, mais on voit incontinent que ce
sont choses travaillées et faites avec peine et labeur ; et
à l'opposite dans les tableaux de Nicomaque, et dans les
vers d'Homère, outre les autres grâces et perfeél:ions qui
y sont, encore y a-t-il celle-là, que l'on aperçoit à la pre­
mière rencontre qu'ils ont été aisément faits, et sans
grande peine39 • Aussi qui voudra comparer les guerres
et les batailles laborieuses et sanglantes d'Épaminondas
et d'Agésilas avec celles de Timoléon, dans lesquelles,
outre la justice et l'équité, y a une grande aisance et faci­
lité, il trouvera, en pesant les choses à la balance du droit
et de la raison, que ce n'ont point été aél:es de fortune
simplement, mais de vertu heureuse et bien fortunée,
combien que lui-même attribuât le total à la faveur de
fortune ; car, et en ses missives familières qu'il écrivait
à ses amis à Corinthe, et en quelques harangues qu'il fit
devant le ? euple de Syracuse, il dit par plusieurs fois
qu'il rendait grâces à Dieu40 de ce que, ayant voulu sau­
ver et délivrer de servitude la Sicile, il lui avait plu se
servir de lui, et en donner le titre à son nom. Et, ayant
fait bâtir dans sa maison un temple, il le dédia à la for­
tune, et lui sacrifia ; et, qui plus est, consacra et dédia toute
sa maison à la sacrée fortune41 , car il habitait en une mai­
son que les Syracusains lui réservèrent et donnèrent en
récompense des bons et grands services qu'il leur avait
faits en leurs guerres, avec une très belle et très plaisante
possession aux champs, là où il se tenait quand il était de
loisir la plupart du temps ; car il ne retourna onques puis
à Corinthe, mais en fit venir sa femme et ses enfants, et
ne s'entremêla point des troubles qui depuis sourdirent
entre les Grecs, ni ne s'exposa point à l'envie de ses
citoyens, à laquelle la plupart des gouverneurs et capi­
taines vont donner la tête ordinairement par une trop
T I M OLÉON

grande et insatiable convoitise d'honneur et d'autorité;


mais se tint le reste de ses jours en la Sicile, jouissant des
biens que lui-même avait produits, desquels le princi­
pal et le plus grand était de voir tant de villes et tant
de milliers d'hommes heureux par son moyen.
XL VIII. Mais, parce qu'il est, par manière de dire,
nécessaire que non seulement toutes alouettes aient la
houppe sur la tête, comme dit Simonide, mais aussi qu'en
toutes villes régies par police populaire il y ait des calom­
niateurs, il s'en trouva deux à Syracuse de ceux qui avaient
accoutumé de haranguer devant le peuple, qui s'atta­
chèrent à Timoléon; dont l'un s'appelait Laphystius, et
l'autre Déménétus, desquels comme Laphystius lui don­
nait assignation à certain jour, pour venir répondre devant
le peuple à quelque cas dont il prétendait le convaincre,
ses citoyens se mutinèrent, et ne voulurent point que cet
ajournement eût lieu; mais lui les apaisa en leur remon­
trant qu'il avait pris tant de peines et de travaux, et s'était
exposé à tant de dangers, afin que quiconque voudrait
des Syracusains, pût librement user de la franchise et
liberté des lois. Et une autre fois, Déménétus, en pleine
assemblée du peuple, ayant repris et blâmé plusieurs
choses par lui faites pendant qu'il était capitaine, Timo­
léon ne répondit rien à cela, mais seulement dit au peuple
qu'il rendait grâces aux dieux de ce qu'ils lui avaient
concédé ce qu'il leur avait souventefois requis et
demandé en ses prières, c'est qu'il pût une fois voir les
Syracusains en pleine franchise et liberté de pouvoir
dire tout ce que bon leur semblerait.
XLIX. Timoléon donc, à l'opinion de tout le monde,
ayant fait de plus belles et de plus grandes choses que nul
autre capitaine grec de son temps, et ayant seul emporté
le prix de ces glorieuses entreprises auxquelles les rhéto­
riciens avaient accoutumé d'inciter un chacun des Grecs,
par leurs belles harangues qu'ils prononçaient dans les
assemblées des fêtes et jeux publics de la Grèce, hors de
laquelle il fut transporté pur et net par la fortune avant
les troubles des guerres civiles entre les Grecs, qui y sur­
vinrent tantôt après; et ayant fait preuve de sa suffisance
au métier de la guerre, et de sa vaillance aussi contre les
Barbares et contre les tyrans et envers ses amis, et géné­
ralement envers tous les Grecs, s'étant montré homme
droiturier et clément; et, qui plus est, ayant gagné la plu-
TIMOLÉON

part de ses viB:oires et de ses trophées sans que les siens


en jetassent larme d'œil, ni en portassent robe de deuil;
et ayant rendu la Sicile en l'espace de huit ans, encore
non tout entiers, vide et libre des misères et calamités
qui y régnaient de si longtemps, étant déjà bien avant
sur son âge, la vue lui commença premièrement à baisser,
et un peu après il la perdit du tout, non qu'il eût fait
aucune chose par la<;i uelle il eût donné occasion à cette
maladie de lui advenir, ni que la fortune l'eût ainsi casuel­
lement outragé, mais fut, à mon avis, un accident de
maladie héréditaire à sa race, qui, avec le temps, le vint
assaillir; car on dit que plusieurs de ses parents avaient
semblablement perdu la vue, qui, peu à peu avec l'âge,
leur alla ainsi défaillant. Toutefois l'historien Athanis
écrit4 2 que, durant encore la guerre qu'il avait contre
Mamercus et Hippon, ainsi qu'il était en son camp à
Myles, il lui vint une taie sur les yeux qui lui éblouit la
vue, de sorte que chacun aperçût que bientôt il la per­
drait du tout, mais que pour cela il n'en leva point son
siège, mais continua son entreprise jusques à ce que
finalement il prit les deux tyrans, et que, aussitôt qu'il
fut de retour à Syracuse, il se déposa lui-m �me de la
charge de capitaine général, priant les citoyens de se
contenter de ce qu'il avait fait jusques alors, attendu
mêmement que les affaires étaient conduites à fin telle
qu'ils eussent pu désirer.
L. Or que lui ait supporté si patiemment cette sienne
afHiB:ion d'avoir entièrement perdu la vue, à l'aventure
n'est-ce pas chose dont l'on se doive grandement émer­
veiller ; mais bien fait à louer grandement et à priser la
démonstration d'honneur et de reconnaissance des bien­
faits que lui firent les Syracusains après qu'il fut ainsi
devenu aveugle, en l'allant eux-mêmes souvent visiter,
et y menant les étrangers passants jusques en sa maison
de la ville, et jusques à la possession qu'il avait aux champs,
pour leur faire voir leur bienfaiteur, s'éjouissant et tenant
à grand heur ce qu'il avait choisi d'achever le demeu­
rant de ses jours avec eux, et, pour ce faire, avait méprisé
le glorieux retour qui lui était préparé en la Grèce pour
les grandes et heureuses viB:oires qu'il avait gagnées
en la Sicile. Mais entre plusieurs autres choses que les
Syracusains firent et ordonnèrent à son honneur, celle-là
me semble une des principales, qu'ils décrétèrent par
TIMOLÉON

édit perpétuel que, toutefois et quantes qu'ils auraient


guerre contre peuples qui ne seraient de leur même
nation, ils se serviraient d'un capitaine corinthien.
LI. C'était aussi une chose belle à voir qu'ils faisaient
pour l'honorer en leurs assemblées de conseil. Car, s'il
était question de quelque affaire de peu de conséquence,
ils la jugeaient et dépêchaient eux-mêmes tout seuls; mais
si c'était quelque matière qui requît plus grande délibéra­
tion, ils le faisaient appeler, et lui s'en allait dans sa litière
à travers la place, jusques au théâtre où se tenait l'assem­
blée du peuple, et y entrait tout ainsi qu'il était assis dans
sa litière, et là, le peuple tout d'une voix le saluait, et lui
leur rendait aussi leur salut; et après avoir donné quelque
espace de temps à ouïr les louanges et bénédiél:ions que
toute l'assemblée lui donnait, on lui proposait l'affaire
dont il était question, et lui en disait son avis, lequel
étant passé par les voix et suffrages du peuple, ses servi­
teurs le ramenaient de rechef en sa litière à travers le
théâtre, et les citoyens le reconvoyaient quelque temps
avec acclamations de joie et battements de mains, puis
se remettaient comme devant à dépêcher le reste des
affaires publiques par eux-mêmes.
LII. Et étant sa vieillesse maintenue en tel honneur
avec l'amour et bienveillance d'un chacun, comme d'un
père commun, à la fin il lui survint quelque léger acci­
dent de maladie, dont il mourut:43 • Si furent donnés aux
Syracusains quelques jours pour faire les apprêts de ses
funérailles, et aux voisins d'alentour pour y pouvoir
venir; au moyen de quoi le convoi de son enterrement
en fut de tant plus magnifique en toutes choses, et même­
ment en ce que par ordonnance du peuple furent choisis
les plus honnêtes jeunes gentilshommes de la ville, qui
portèrent sur leurs épaules le lit bien paré et richement
accoutré dans lequel était le corps, et le passèrent à tra­
vers la place où avait été le palais et le château du tyran
Denys, qui lors était démoli, et l'accompagnèrent plu­
sieurs milliers de personnes toutes couronnées de cha­
peaux de fleurs, et vêtues de leurs belles robes, de manière
qu'il semblait que ce fût la procession de quelque fête
solennelle, et étaient tous leurs propos, louanges et bénis­
sements du trépassé, avec chaudes larmes aux yeux,
lesquelles témoignaient que ce n'était point par une
manière d'acquit qu'ils lui faisaient cet honneur, ni
TIMOLÉON

parce qu'il eût été ainsi ordonné, mais par le juste regret
qu'ils avaient de sa mort, et pour une libérale affeaion
de vrai amour et bienveillance qu'ils lui portaient.
LIII. Finalement, le lit étant posé sur le bûcher où il
devait être brûlé, Démétrius, l'un des hérauts, qui avait
la plus forte voix et la plus hautaine, prononça le décret
lequel avait été ordonné par le peuple, dont la substance
était telle : « Le peuple de Syracuse a ordonné que ce pré­
» sent corps de TIMOLÉON, Corinthien, fils de Timodé­
» mus, serait inhumé aux dépens de la chose publique,
» jusques à la somme de deux mille écus", et a honoré
» sa mémoire de jeux, de prix de musique, de courses de
» chevaux, et d'exercice de corps, lesquels se célébreront
» annuellement au jour de son trépas, à toujours et à
» jamais ; et ce, pour avoir chassé les tyrans de la Sicile,
» défait les Barbares, repeuplé plusieurs grandes cités,
» qui étaient demeurées désertes et désolées par les
» guerres, et finalement pour avoir restitué aux Siciliens
» la franchise et liberté ae vivre à leurs lois. » Depuis,
sa sépulture fut édifiée sur la place, à l'entour de laquelle
on édifia quelque temps après des cloîtres et portiques
à exerciter la jeunesse aux exercices de la personne, et en
fut le parc et pourpris appelé Timoléontium ; et tant
qu'ils observèrent les lois et la police qu'il leur avait
établies, ils vécurent longuement en grande et conti­
nuelle prospérité46 •
VIE DE PAUL-ÉMILE

I. Préambule. III. Ancienneté de la famille Émilia. IV. Naissance


de Paul-Émile. V. Ses premiers emplois. VI. Ses talents mili­
taires. VII. Ses mariages. I X . Son premier consulat. Sa guerre
dans la Ligurie. X. Son goût pour les sciences et les arts. XI.
Guerre contre Persée de Macédoine. Origine de ces guerres.
Second consulat de Paul-Émile. XI X . Avarice de Persée.
XX. Habileté de Paul-Émile. XXI. Il tire des eaux du mont
Olympe. XXIV. Il fait pénétrer son armée dans la Macédoine.
Hardiesse de Scipion Nasica. Frayeur de Persée. XXVIII . Paul­
Émile reconnaît l'armée de l'ennemi. XXIX. Il fait les dispo­
sitions pour la bataille. XXX. Scipion Nasica engage le combat.
XXXI. Intrépidité de Paul-Émile. XXXII. Persée se retire de
la bataille. XXXIII. Belle ordonnance de l'armée macédonienne.
XXXV. Aétion courageuse de Caton, fils du censeur. Viétoire.
XXXVII. Fuite de Persée. XXXVIII. Il se réfugie dans l'île
de Samothrace. XXXIX. Toute la Macédoine se soumet en
deux jours à Paul-Émile. XLII. Prise de Persée. XLIII. Hon­
neurs que lui rend Paul-Émile. XLIV. Conduite basse de Persée.
XLV. Remontrances de Paul-Émile à son armée sur l'in§tabi­
lité des choses humaines. XL VII. Ses règlements pour la Macé­
doine. Il lui donne la liberté. XLVIII. Sa libéralité, sa grandeur
d'âme. XLIX. Il entre dans [ 'Épire avec l'ordre du sénat d'aban­
donner les villes au pillage. L. Il repasse en Italie. LI. Ser­
vius Galba veut lui enlever les honneurs du triomphe. LIII.
Servilius le venge de cet outrage. LV. On lui décerne les hon­
neurs du triomphe. LVII. Deuil dans la maison de Paul-Émile
par la mort de ses deux fils . LVIII. Sa con§tance et sa modération
LIX. Mort de Persée. L X . L 'impôt aboli à Rome depuis la
conquête de la Macédoine. LXI. Paul-Émile e§t nommé censeur.
LXII. Sa mort. Honneurs qu'on lui rend.
De l 'an f 2 6 à l 'an 1 88 de Rome ; 1 66 ans ar,anl }éms-Chri.11.

1. �and je me mis à écrire ces vies, ce fut au com­


mencement pour profiter aux autres ; mais depuis j'y ai
persévéré et continué pour profiter à moi-même, regar­
dant en cette histoire comme dans un miroir, et tâchant
à raccoutrer aucunement ma vie, et la former au moule
P A U L -ÉMIL E

des vertus de ces grands personnages. Car cette façon de


rechercher leurs mœurs, et écrire leurs vies, me semble
proprement un hanter familièrement et fréquenter avec
eux, et m'est avis que je les loge tous chez moi les uns
après les autres, quand je viens à contempler en leurs
histoires, et à considérer quelles qualités ils avaient, et
ce qui était de grand en chacun d'eux, en élisant et pre­
nant ce qui fait principalement à noter, et qui e§t plus
digne d'être su et connu en leurs dits et leurs faits :
0 dieux ! plus grand plaisir pourrait-il être au monde,

ni qui eût plus de force à faire que l'homme veuille


corriger et amender les vices de ses mœurs ? Le philo­
sophe Démocrite écrit 1 que nous devons prier qu'il se
présente à nous des images heureuses en l'air, et que les
bonnes qui sont propres et convenables à notre nature
s'adressent plutôt à nous que les mauvaises et malen­
contreuses, présupposant une opinion et doéhine fausse
en la philosophie, et qui induit les hommes en supersti­
tions infinies, qu'il y ait des images bonnes et mauvaises
qui discourent par l'air, et qu'elles donnent aux hommes
impression de bien ou de mal, en les inclinant à vice ou
à vertu.
Il. Mais quant à moi, par la continuation de lire les
anciennes histoires, et d'en extraire ces vies que je rédige
par écrit, en recevant toujours en mon entendement les
choses dignes de mémoire des plus gens de bien, et des
plus vertueux hommes du temps passé, je m'instruis
moi-même, et me prépare à rejeter arrière de moi et
repousser toute mauvaise, lâche, déshonnête ou maligne
condition, si d'aventure la fréquentation et conversation
de ceux avec qui il faut que je hante nécessairement m'en
attache et m'en imprime, par contagion aucune. Ce que
je fais en détournant ma pensée tranquille, et non agitée
de passion quelconque, à la considération de tant de
beaux exemples ; comme maintenant je vous présente en
ce traité les vies de Timoléon Corinthien, et de Paul­
Émile Romain, lesquels n'ont pas seulement eu l'inten­
tion bonne et la volonté droite, mais aussi la fortune
heureuse et prospère dans les affaires qu'ils ont tous deux
maniées ; de manière qu'il vous sera malaisé à juger et
décider quand vous aurez lu leurs vies, si ç'a été plus par
PA U L -ÉM I L E

prudence, o u par heur qu'ils sont venus à chef des plus


beaux et plus grands de leur� faits.
III. Or que la maison des Emiliens à Rome ait toujours
été des nobles, que l'on appelle patriciennes, et des plus
anciennes, les historiens pour la plupart en sont bien
d'accord2 ; mais que le premier de cette race, qui a donné
ce nom à toute la postérité, ait été un Mamercus, fils du
sage Pythagore, lequel fut surnommé Émile pour la dou­
ceur et bonne grâce de son langage, il y en a aucuns qui
l'ont écrit3 , mêmement ceux qui ont dit que le roi Numa
était disciple de Pythagore. Comment que ce soit, la
plupart de ceux de cette maison qui ont acquis honneur
et réputation pour avoir suivi la vertu, ont eu aussi la
fortune favorable, excepté Lucius Paulus, qui mourut
en la bataille de Cannes'; mais la défortune de celui-là
porte témoignage de sa prudence et de sa vaillance tout
ensemble, parce que, n'ayant pu détourner la témérité
de celui qui était son compagnon au consulat5 de l'envie
de combattre, il fut malgré lui participant du combat,
mais non pas de la fuite comme l'autre, qui, ayant été
cause d'attaquer la bataille, s'enfuit; là où lui, qui l'avait
empêchée à son pouvoir, demeura ferme, et y mourut
en combattant vaillamment jusques au dernier sour.ir.
IV. Celui-là donc laissa une fille nommée Émilie,
laquelle fut mariée au grand Scipion; et un fils, Paul-Émile,
qui est celui dont nous écrivons présentement, la jeu­
nesse duquel se rencontra en un temps florissant en gloire
et en honneur, par la vertu de plusieurs grands et illustres
personnages qui vivaient alors, entre lesquels il fit reluire
son nom, et si ne fut point par les mêmes arts que sui­
vaient, ni par le même chemin que tenaient les jeunes
hommes bien estimés de ce temps-là : car il ne s'exercita
point à plaider les causes des particuliers en jugement,
ni ne se voulut onques adonner à saluer, embrasser et
caresser les hommes pour mendier leur faveur, encore
que par telle sollicitude, et par telles brigues, plusieurs
vinssent à gagner la bonne grâce du commun peuple; et
si ne laissait pas à le faire parce que sa nature ne fût bien
propre à l'un et à l'autre, s'il eût voulu s'en mêler, mais
il aima mieux acquérir la réputation d'homme de bien,
vaillant, entier et droiturier, comme étant cette voie
meilleure que les deux autres, et aussi en peu de temps
y surmonta-t-il tous ceux qui étaient de son âge.
PA UL-ÉM ILE

V. La première magi�rature honorable qu'il demanda


fut l'édilité, en laquelle poursuite il fut préféré à douze
autres concurrents qui la demandaient aussi, et si n'étaient
pas hommes de petite qualité, car chacun d'iceux parvint
depuis au consulat6 • Et ayant été semblablement élu du
nombre des prêtres que les Romains appellent augures,
qui ont la charge et la surintendance des divinations qui
se font par le vol des oiseaux et par les signes et présages
de l'air et du ciel7 , il mit tant d'étude à apprendre les us
et coutumes romaines en cela, et rechercha si diligem­
ment l'observance de la religion et la diligence des
anciens Romains dans les choses divines, que de cette
prêtrise, qui auparavant n'était e�imée qu'un titre d'hon­
neur, et n'était désirée que )? Our en avoir le nom seule­
ment, il en fit l'une des pnncipales et des plus hautes
sciences qui fussent en honneur à Rome8 ; en quoi faisant,
il témoigna et confirma être véritable ce que tiennent
aucuns philosophes, que la religion e� la science de ser­
vir Dieu. Car quand il faisait aucune chose appartenant
à l'office de cette prêtrise, il la faisait avec grande expé­
rience, grand soin et grande diligence, sans penser à
autre chose, et sans y rien omettre des anciennes cérémo­
nies, ni aussi en ajouter de nouvelles, conte�ant bien
souvent pour des choses qui semblaient fort légères et
petites, à l'encontre de ses compagnons, en leur remon­
trant qu'encore que l'on présuppose que les dieux soient
faciles à contenter, et qu'ils pardonnent aisément les
fautes faites par seule négligence, toutefois quand il n'y
aurait autre chose que le regard de l'entretènement de
la chose publique, on ne devrait pas facilement dissimu­
ler ni passer en nonchaloir les omissions et fautes faites
en ces affaires-là, parce, disait-il, que l'on ne commence
jamais à remuer et changer l'état d'une chose publique,
en commettant d'entrée quelque notable contravention
aux lois ; mais aussi faut-il e�imer que l'on abandonne
la garde des principaux fondements d'un état politique,
quand on dédaigne le soin de faire observer diligemment
les in�itutions d'icelui, pour petites et menues qu'elles
soient.
VI. Aussi se montra-t-il pareillement sévère obser­
vateur et roide exaB:eur de la discipline militaire, ne
cherchant pas d'acquérir l'amour des soudards par leur
complaire, quand il avait charge en un camp, comme plu-
5 70 PAUL-ÉMILE

sieurs faisaient en ce temps-là, ni ne briguant pas d'avoir


une seconde charge par se montrer doux et gracieux
en la première à ceux qui étaient dessous lui, mais leur
montrant lui-même, de point en point, ce que portaient
les ordonnances de la guerre, ni plus ni moins que ferait
un prêtre qui déclarerait et nommerait les cérémonies
de quelque saint sacrifice où il y aurait danger de faillir
d'un seul point; et en se déclarant austère et terrible à
ceux qui désobéissaient et qui transgressaient les lois
militaires, il maintenait la chose publique en son entier,
estimant que vaincre les ennemis par armes n'était qu'un
accessoire, par manière de dire, au prix de bien dresser
et aguerrir ses citoyens par bonne discipline. Comme
donc les Romains eussent la guerre en Levant contre le
roi Antiochus, qui fut surnommé le Grand, y étant
employés tous les principaux capitaines de Rome, il leur
en sourdit une autre en Occident, du côté des Espagnes,
où il se leva de grands mouvements, et y fut envoyé
Émile préteur, non point avec six haches, comme avaient
les autres préteurs, que l'on portait devant eux, mais avec
douze, de manière que, sous le nom de préteur, il eut
autorité et dignité consulaires; si y défit par deux fois
les Barbares en bataille rangée, et en tua bien jusques au
nombre de trente mille, et fit ce grand exploit par avoir
bien et sagement su choisir l'avantage du lieu et du
temps pour combattre ses ennemis ainsi comme ils pas­
saient une rivière, ce qui facilita grandement la viétoire
à ses gens; et davantage il y conquit deux cent cinquante
villes, qui le reçurent volontairement. Et ainsi, laissant
toute la province pacifique, et ayant reçu le serment de
fidélité qu'elle fit de nouveau entre ses mains, il s'en
retourna à Rome, sans s'être en tout ce voyage enrichi
d'une seule drachme d'argent; car il était partout ailleurs
assez peu soigneux de son p rofit, et dépensait libérale­
ment sans épargner son bien, qui n'était pas grand,
comme il apparut quand il fut décédé, parce qu'à peine
put-il suffire à payer le douaire qui était dû à sa femme.
VII. En premières noces il épousa Papyria, fille d'un
personnage consulaire, Papyrius Mnason, et, après avoir
longtemps été avec elle, il la répudia, combien qu'il en eût
de très beaux enfants : car ce fut elle qui lui porta le tant
renommé Scipion second, et Fabius Maximus. Et, quant
à la cause de ce divorce, la connaissance n'en est point
PA UL-É M I L E
venue par écrit jusques à nous; mais il me semble bien
qu'un propos, que l'on conte en matière de séparation
de manage, est véritable : c'est à savoir que quelquefois
un Romain ayant répudié sa femme, ses amis l'en tan­
cèrent, en lui demandant : « �e trouves-tu à redire en
» elle ? n'est-elle pas femme de bien de son corps ? n'est­
» elle pas belle ? ne porte-t-elle pas de beaux enfants ? »
Et lui, étendant son pied, leur montra son soulier, et
leur répondit : « Ce soulier n'est-il pas beau ? n'est-il pas
» bien fait ? n'est-il pas tout neuf ? toutefois, il n'y a per­
» sonne de vous qui sache où il me blesse le pied. » Car,
à la vérité, les grandes fautes évidemment découvertes
sont bien cause ordinairement de faire aux maris répu­
dier leurs femmes; mais il y a quelquefois de petites
hargnes et riottes souvent répétées, procédant de quel­
ques fâcheuses conditions, ou de quelque dissimilitude
ou incompatibilité de nature, que les étrangers ne
connaissent pas, lesquelles, par succession de temps,
engendrent de si grandes aliénations de volontés entre
des personnes, qu'elles ne peuvent plus vivre ni habiter
ensemble.
VIII. Ainsi Émile, ayant répudié sa première femme
Papyria, en épousa une autre, qui lui porta deux enfants
mâles, qu'il retint pour lui en sa maison, et donna ses
deux premiers à adopter en deux très nobles, très riches
et très puissantes maisons; l'aîné en celle de Fabius
Maximus, celui qui fut par cinq fois consul, et le puîné,
en celle des Cornéliens, et l'adopta le fils du grand Sei­
pion l'Africain, étant son cousin germain, et le nomma
Scipion. �ant aux filles, le fils de Caton en épousa l'une,
et l'autre Elius Tubero, qui fut un grand homme de bien,
et qui se maintint plus magnanimement en sa pauvreté
que nul autre Romain; car, ils étaient seize proches
parents, tous du nom et de la race des Éliens, qui
n'avaient qu'une petite maison en la ville, et une petite
possession aux champs, dont ils s'entretenaient, et
vivaient tous ensemble, en une même maison, avec leurs
femmes et force petits enfants. Entre lesquelles femmes,
fut l'une des filles de Paul-Émile, après qu'il eut été par
deux fois consul, et qu'il eut triomphé par deux fois,
n'ayant point de honte de la pauvreté de son mari, mais
ayant en admiration sa vertu, pour laquelle il était pauvre;
là où les frères et parents de maintenant, s'ils ne sont éloi-
PAUL-ÉMILE

gnés les uns des autres par distances de climats tout


entiers, et qu'il n'y ait des rivières qui les séparent les uns
des autres, ou des murailles qui divisent et bornent leurs
héritages, et qu'il n'y ait de grands espaces vides entre
deux, ils ne cessent d'avoir guerres et procès les uns contre
les autres. Ce sont les beaux exemples que l'histoire met
devant les yeux à ceux qui les veulent peser et considérer,
pour en tirer instruél:ion de bien vivre et se bien gouverner.
IX. Au demeurant, Émile, étant élu consul9 , alla faire
la guerre aux Lyguriens, qui habitent le long des Alpes,
et que l'on appelle autrement Lygustins10 • Ce sont
hommes hardis, courageux et belliqueux, et qui lors
étaient bien aguerris pour la continuation de combattre
ordinairement à l'encontre des Romains, dont ils étaient
voisins : car ils tenaient l'extrémité de l'Italie, qui va abou­
tissant aux grandes Alpes, et cette rangée même des
Al? es, dont le pied est baigné de la mer de Toscane, et
qut regarde devers la côte de l'Afrique, et sont mêlés
avec les Gaulois et les Espagnols, voisins de cette lisière
de marine, et pour lors, écumant toute la mer Méditer­
ranée, jusques au détroit des colonnes d'Hercule, avec
petits vaisseaux légers de corsaires, empêchaient tout le
trafic et entrecours de la marchandise. Émile donc les
étant allé chercher jusques en leur pays, ils l'attendirent
avec une armée de quarante mille combattants, et néan­
moins, ne laissa de les charger, encore qu'il n'en eût pas
huit mille en tout, et qu'eux fussent presque cinq contre
un, et les rompit et chassa jusques dans leurs villes, puis
leur fit porter paroles d'accord et d'appointement, parce
que les Romains ne voulaient pas, de tout point, exter­
miner ni détruire cette nation des Lyguriens, à cause
qu'elle leur était comme un rempart ou un boulevard
contre les mouvements des Gaulois, qui n'épiaient autre
chose que le moyen et l'occasion d'envahir l'Italie ; par­
quoi ces Lyguriens se rendirent à lui, et lui mirent entre
ses mains leurs places fortes et leurs vaisseaux. Émile
leur rendit leurs places, sans y faire autre dommage que
d'en abattre les murailles et fortifications; mais il leur
ôta tous leurs vaisseaux, sans leur en laisser pas un
plus grand que des bateaux à trois rames seulement11 ,
et délivra tous ceux qu'ils avaient pris prisonniers tant
par mer que par terre, qui se trouvèrent en grand
nombre tant Romains qu'autres.
PA U L-ÉMI LE

X. Ce sont les choses plus dignes de mémoire qu'il fit


en l'an de son premier consulat; depuis, il montra par
plusieurs fois avoir envie d'être de rechef consul, et de fait
se présenta une fois à la poursuite, et, en ayant été écon­
duit, de là en avant ne le demanda plus, mais vaqua seu­
lement aux choses de la religion, et à bien instruire ses
enfants, non seulement en la discipline romaine, comme
lui avait été nourri, mais aussi un peu trop curieusement
en la grecque; car il ne tenait pas seulement des maîtres
de grammaire, de rhétorique et de dialeéHque, mais aussi
des peintres, des imagers, des piqueurs et dompteurs de
chevaux, et des veneurs grecs à l'entour de ses enfants;
et lui-même, s'il n'avait autre affaire pour la chose
publique qui l'empêchât, était toujours après tant qu'ils
apprenaient, ou qu'ils s'exercitaient; car il aimait ses
enfants autant ou plus que nul autre Romain.
XI. Or, quant aux affaires publiques, les Romains
avaient déjà la guerre contre le roi Persée1 2, et blâmait-on
fort les capitaines qui, jusques là, y avaient été envoyés,
de ce que, par faute de suffisance et de hardiesse, ils s'y
étaient si lâchement et si honteusement portés, qu'ils se
faisaient moquer d'eux, et recevaient plus de dommage
qu'ils n'en faisaient à ce roi. Car, peu devant, ils avaient
rangé le roi Antiochus au-delà du mont Taurus, lui
ayant fait quitter tout le demeurant de l'Asie, et l'avaient
renfermé au-dedans des bornes de la Syrie; encore avait-il
été bien aise d'acheter cette paix avec quinze mille talents,
qu'il paya pour l'amende. Et peu devant avaient aussi
vaincu le roi de Macédoine, Philippe, en la Thessalie, et
avaient délivré les Grecs de la servitude des Macédo­
niens; et, qui plus est, ayant défait Annibal, auquel nul
prince ni roi qui fût au monde n'était comparable, ni
quant à la puissance, ni quant à la hardiesse, ils estimaient
que ce leur était une trop grande honte, que cette guerre
qu'ils avaient contre Persée durât si longuement de pair
à pair, comme si c'eût été un adversaire égal au peuple de
Rome, attendu mêmement qu'il ne combattait contre eux
qu'avec les reliques de la défaite de son père seulement,
ne sachant pas que Philippe avait laissé son armée beau­
coup plus forte et mieux aguerrie par la défaite qu'il
avait reçue, qu'elle ne l'était auparavant13 • De quoi il ne
sera point impertinent que nous écrivions sommaire­
ment, en reprenant l'histoire un peu de plus haut.
5 74 P A UL-ÉM ILE

XII. Antigone, celui des capitaines et successeurs


d'Alexandre-le-Grand qui eut le plus de puissance, ayant
acquis pour lui et pour les siens le titre de roi, eut un fils
nommé Démétrius, duquel naquit un second Antigone,
qui fut surnommé Gonatas, et eut un fils qui fut aussi
nommé Démétrius, lequel ne régna pas longtemps, mais
mourut laissant un fils appelé Philippe en fort bas âge;
à l'occasion de quoi les princes et seigneurs de la Macé­
doine, craignant que le royaume ne demeurât sans chef,
avancèrent un Antigone, qui était cousin du roi dernier
mort, et lui firent épouser la mère du petit Philippe, en
lui donnant du commencement le nom de tuteur du roi
et de capitaine général tant seulement; mais depuis,
l'ayant trouvé bon prince et sage, et utile aux affaires
du royaume, ils lui donnèrent absolument le nom de roi,
qui fut surnommé Doson, c'est-à-dire, qui donnera,
parce qu'il promettait assez, et donnait peu.
XIII. Après lui régna Philippe, lequel en sa première
jeunesse donna plus grande espérance de soi que nul
autre des rois; de manière que l'on estimait qu'il serait
pour remettre un jour la Macédoine en sa gloire ancienne,
et que lui seul serait pour réprimer la puissance des
Romains qui se levait contre tout le monde; mais, ayant
été rompu en une grosse bataille par Titus �intius
Flaminius, près la ville de Scotuse, pour lors il plia sous
le joug, et se remit de toutes choses à la merci des
Romains; et pensa en être échappé à bon marché, pour
quelque légère amende que les Romains lui firent payer;
mais depuis il s'en mécontenta fort, estimant que régner
par la merci des Romains était à faire à un esclave cher­
chant de vivre en délices à son aise, non !? as à un prince
vaillant et magnanime; au moyen de quoi il tourna tout
son entendement, et employa toute son étude à la guerre,
faisant ses préparatifs le plus secrètement et le plus fine­
ment qu'il lui était possible. Car il laissait les villes qui
étaient le long de la marine et sur les grands chemins,
sans y fortifier chose quelconque, et à demi désertes et
dépeuplées, afin que l'on n'eût point d'occasion de se
douter et défier de lui; et cependant dans les hautes
contrées de son royaume, arrière des chemins passants,
il assemblait force gens de guerre, et emplissait 1es villes
et places fortes, qui étaient à l'écart, d'armes, d'argent
et de bons combattants, se pourvoyant et préparant
PA U L - É M I L E 515

pour la guerre, laquelle il tenait couverte e t cachée le


plus qu'il pouvait; car il avait en réserve provision de
harnais pour armer trente mille combattants, et bien
huit millions de mines de blé, retiré et serré dans les
fortes places, et d'argent comptant ce qu'il en fallait
pour entretenir l'espace de dix ans durant dix mille étran­
gers pour défendre le plat pays; mais avant qu'il p ût
exécuter et mettre en effet ce qu'il avait projeté de faire,
il mourut de douleur et de regret, après avoir connu qu'il
avait injustement fait mourir le meilleur de ses enfants,
Démétrius, par la calomnie et fausse accusation du pire,
qui était Persée, lequel, succédant à son père au royaume,
lui succéda aussi en la haine qu'il avait à l'encontre des
Romains; mais il n'avait pas épaules pour soutenir un
si pesant fardeau, mêmement étant de si vile, si lâche et
si méchante nature comme il était : car entre plusieurs
autres vices et mauvaises conditions qu'il avait, il était
extrêmement avaricieux; et si dit-on qu'il n'était pas 1
légitime, parce que la femme de Philippe l'avait pris
d'une couturière native d'Argos, laquelle s'appelait
Gnathainia, incontinent qu'il fut né, et se l'était supposé;
et tient-on que ce fut la principale cause pour laquelle
il chercha les moyens de faire mourir Démétrius,
craignant que le fils légitime ne fût occasion de faire
rechercher et avérer sa bâtardise; toutefois, quelque
lâche qu'il fût, et de vile et basse nature, il trouva les
forces de son royaume si grandes, qu'il se laissa aller à
entreprendre la guerre contre les Romains, laquelle il
soutint assez longuement, et fit tête à des capitaines
consulaires, et repoussa de grosses armées tant par mer
que par terre, et si en battit aucuns, comme entre autres
Publius Licinius, lequel, étant entré le premier dans la
Macédoine, il rompit en une rencontre de gens de che­
val, où il lui tua deux mille cinq cents bons hommes, et
en prit six cents prisonniers; et étant l'armée de mer à
l'ancre devant la ville de Orée, il leur alla faire une
charge au dépourvu, où il prit vingt gros navires de
charge, avec tout ce qui était dedans, et mit les autres à
fond qui étaient chargés de blés; et si prit davantage
cinquante et quatre tant esquifs que galiotes de cin­
quante rames. Le second des capitaines consulaires aux­
quels il combattit fut Hostilius, lequel il repoussa, ainsi
comme il essayait d'entrer à force ouverte dans la Macé-
PA UL-ÉMIL E

doine par le pas de la ville d'Élimie; et une autre fois


qu'il y était entré à la dérobée par la côte de la Thessalie,
il lui alla présenter la bataille, que l'autre n'osa accepter.
Et comme si cette guerre lui eût donné peu d'affaire, et
qu'il se fût peu soucié des Romains, encore fit-il cepen­
dant un voyage contre les Dardaniens, où il défit et mit
en pièces dix mille des Barbares, et en amena très grande
quantité de butin. �i plus est, il sollicitait une nation
gauloise habitant le long de la rivière du Danube, que
l'on nomme les Basternes, hommes belliqueux et bons
combattants à cheval, et semblablement aussi pratiquait
les Esclavons par le moyen de leur roi Genthius, pour
les faire entrer avec lui en cette guerre, de sorte qu'il
courut un bruit qu'il avait tant fait par argent envers ces
Barbares, qu'ils devaient descendre en Italie par le bas de
la Gaule, tout le long de la mer Adriatique.
XIV. Parquoi les Romains, entendant toutes ces nou­
velles, pensèrent qu'il n'était plus temps de s'amuser à
donner les charges de la guerre par grâce et par faveur à
ceux qui les briguaient, mais au contraire qu'il fallait que
eux-mêmes y appelassent quelque homme d'honneur,
bon capitaine et sage, qui sût comme il fallait gouverner
et manier de grandes choses, semblable à Paul-Émile14,
lequel était déjà fort avant en son âge, car il avait soixante
ans; mais il était encore homme vigoureux et robuste ;
fortifié de gendres et d'enfants jeunes et dispos, et de
grand nombre de parents et d'amis tous gens d'autorité,
lesquels tous ensemble, d'une voix, lui conseillèrent qu'il
obéît au peuple, qui l'appelait au consulat. Il est vrai que
du commencement il fit un peu le long envers le peuple
qui l'en sollicitait, et détournait l'instance qu'on lui en
faisait, disant que ce n'était plus à lui à désirer ni accepter
telles charges. Mais à la fin, voyant que la commune
venait tous les jours à sa porte le semondre à hautes voix
qu'il s'en vînt sur la place, et qu'ils criaient à l'encontre de
lui de ce qu'il l'allait refusant, il se laissa persuader. Et,
s'étant montré entre ceux qui poursuivaient le consulat,
il fut incontinent avis au peuple qu'il ne se présentait
pas tant pour accepter cette magistrature, comme il leur
apportait la viél:oire toute certaine, et assurance d'heu­
reuse issue de cette guerre, tant il fut volontiers vu de
ses citoyens, et avec bonne espérance élu consul pour la
seconde fois. Parquoi, sitôt qu'il eut été élu, ils ne vou-
PA U L - É M I L E H7

lurent pas que l'on tirât au sort15, suivant la coutume,


auquel des deux consuls écherrait la province de la Macé­
doine, mais lui décernèrent incontinent, par leurs suf­
frages, la charge entière de toute la guerre macédonique,
et, ayant ainsi été élu consul et député, pour aller faire la
guerre au roi Persée, il fut honorablement accompagné et
convoyé par tout le peuple romain jusques en sa maison,
où il trouva une sienne petite-fille, nommée Tertia,
étant encore en sa première enfance, qui était toute éplo­
rée; si lui demanda, en la caressant, ce qu'elle avait à
pleurer. Elle lui répondit, en l'accolant et le baisant : « Ne
» savez-vous pas, mon père, que notre Persée est mort ? »
Ce qu'elle entendait d'un petit chien ainsi appelé, qui
avait été nourri avec elle. « A la bonne heure, ma fjlle,
» lui répliqua adonc Émile, j'accepte le présage. » Ainsi
le récite l'orateur Cicéron au livre qu'il a écrit de la
Divination16 •
XV. Or était-ce lors la coutume de ceux qui étaient
élus consuls, après qu'on les avait déclarés tels, de faire
une harangue au peuple, pour le remercier de la grâce et
de l'honneur qu'il leur avait fait. Suivant laquelle usance,
s'étant le peuple romain assemblé pour écouter Émile, il
leur dit qu'il avait demandé son premier consulat pour
l'amour et pour le regard de soi-même, ayant eu lors
besoin de tel honneur; mais qu'il s'était présenté au
second pour l'amour d'eux, qui avaient besoin d'un capi­
taine, au moyen de quoi il ne s'en sentait point obligé ni
tenu à eux; et que, s'ils pensaient que cette guerre se pût
mieux conduire par un autre que par lui, volontiers il lui
en cédait et quittait dès lors toute la charge; et aussi, s'ils
avaient telle fiance de lui, qu'il fût bien pour la faire, qu'ils
ne se mêlassent donc point de parler, ni d'entreprendre
chose quelconque qui appartînt à l'office et au devoir du
capitaine, mais seulement s'empêchassent de faire, sans
mot dire, ce qui leur serait ordonné de sa part, et qui
ferait besoin pour la conduite de cette guerre, parce que si
chacun se voulait encore mêler de commander, comme
l'on avait fait auparavant, à ceux qui doivent et à qui il
appartient de commander, ils se feraient encore moquer
d'eux plus que jamais en la conduite de leurs affaires.
XVI. Ces paroles firent que les Romains lui rendirent
grande obéissance, et conçurent bonne espérance de l'ave­
nir, étant tous bien aises d'avoir éconduit ceux qui, par
PAUL-ÉM I L E

ambitieuses flatteries, aspiraient à cette charge, et d'y


avoir commis un personnage qui eût cœur de leur dire
franchement et librement leur vérité. Voilà comment le
peuple romain, par se rendre sujet à la raison et à la
vertu, vint à commander aux autres, et à se faire le plus
grand et le plus puissa�t de tout le monde.
XVII. Or que Paul-Emile, partant pour aller à cette
guerre, ait eu le vent à gré, et qu'il ait aisément fait le
voyage, je l'attribue bien à la faveur de fortune, laquelle
lui fit cette grâce, qu'il arriva si promptement et si sûre­
ment en son camp; mais au demeurant des exploits qu'il
fit en toute cette guerre, en voyant une partie faite par
la promptitude de sa hardiesse, une autre par son bon
sens et bon conseil, une autre par le devoir que firent ses
amis, qui le servirent de grande affeél:ion, et une autre
par sa constance résolue et assurée au plus fort du péril,
et par avoir su prendre et choisir le parti qu'il fallait sur
le fait, je n'en puis attribuer aucun aél:e insigne ni notable
à cette sienne bonne fortune, de laquelle on parle tant,
comme l'on peut faire dans les faits d'aucuns autres capi­
taines; si d'aventure l'on ne veut dire que l'avarice de
Persée ait été la bonne fortune d'Émile; car, pour crainte
de dépenser de l'argent, elle fut cause de ruiner totale­
ment les affaires de Macédoine, qui étaient en très bons
termes et en bien grande espérance de prospérer.
XVIII. Car il était descendu, à sa requête, en la Macé­
doine, dix mille Basternes combattant à cheval, et autres
dix mille qui les côtoyaient toujours dans les batailles à
pied, tous gens vivant de la solde de la guerre, comme
ceux qui ne savaient ni labourer la terre, ni trafiquer sur
mer, ni nourrir du bétail pour vivre, ni bref exercer autre
métier, ni marchandise, que faire la guerre, combattre et
vaincre ceux qui se présentaient en bataille devant eux ;
qui plus est, s'étant venus camper et loger en la Médique,
près des Macédoniens, qui les voyaient ainsi beaux et
grands hommes, et si bien exercités et appris à manier
toutes sortes d'armes, si braves et si audacieux en paroles
et menaces contre les ennemis, cela leur avait donné
grand cœur; de sorte qu'ils se tenaient tous assurés que
les Romains ne les attendraient jamais, mais s'étonne­
raient à les regarder aux visages et à voir seulement
leur démarche, tant elle était terrible et épouvantable ;
mais Persée, après avoir ainsi assuré les cœurs de ses
PA UL-ÉM ILE 5 79
gens et les avoir emp lis de telle espérance, quand ce vint
que les Barbares lui demandèrent mille écus comptant
pour chaque capitaine, il fut si ébloui et si troublé de son
entendement, quand il vint à compter la somme à quoi
cela montait, par son avarice et sa chicheté, qu'il ren­
voya ce renfort des Barbares, et refusa leur service,
comme s'il eût voulu ménager et épargner pour les
Romains, et non pas leur faire la guerre à toute outrance,
et, comme s'il eût dû rendre compte à toute rigueur de
l'argent qu'il dépenserait en cette guerre à ceux à qui il
la faisait, combien que eux-mêmes lui enseignassent ce
qu'il devait faire, attendu qu'outre tout le reste de leur
équipage et appareil de guerre, ils n'avaient pas moins
de cent mille personnes toutes assemblées, et prêtes à
faire ce qui serait de besoin; et lui entreprenant de résis­
ter à une si grosse puissance, et de soutenir une guerre
pour laquelle ses ennemis faisaient une si extraordinaire
dépense, d'entretenir tant de gens plus qu'il n'était néces­
saire, allait dramant17 son or et son argent, et le tenant
sûrement enfermé, comme s'il eût eu peur d'y toucher,
et qu'il n'eût pas été sien, et le faisait, lui qui n'était point
extrait de ces rois de Lydie et de Phénicie, qui se glori­
fiaient pour avoir de grands trésors, mais qui, par com­
munication de sang, se disait tenir quelque chose de la
vertu de Philippe et d'Alexandre, lesquels, pour avoir
estimé que les viél:oires se devaient acheter avec l'argent
et non pas l'argent par les viél:oires, sont venus au-des­
sus de toutes leurs entreprises, et ont battu tout le monde.
Et c'est pourquoi l'on disait que ce n'était pas Philippe,
mais son or et son argent qui prenaient les villes de la
Grèce ; et Alexandre, voulant aller à la conquête des
Indes, et voyant que les Macédoniens traînaient après
eux l'avoir et l'opulence persienne, qui rendait son camp
lourd et pesant, il fut le premier qui mit le feu au chariage
royal, où l'on traînait son bagage, et suada aux autres
d'en faire autant, afin qu'ils allassent plus légers et plus
délivrés à ce voyage.
XIX. Mais au contraire Persée ne voulut pas, pour
sauver sa propre personne, ses enfants et son royaume,
dépenser un peu de sa chevance, mais aima mieux être
mené prisonnier en triomphe avec grande finance, pour
montrer aux Romains combien il leur avait épargné. Car
non seulement il renvoya les Gaulois18 sans les prendre
PAUL-ÉMILE

à s a solde, ainsi qu'il leur avait promis, mais, qui plus


est, ayant induit Genthius, le roi d'Esclavonie, à entrer
avec lui en cette guerre, moyennant la somme de trois
cents talents qu'il lui promettait fournir, il présenta bien
l'argent à compter et ensacher à ceux que Genthius
envoya pour le recevoir. Au moyen de quoi Genthius,
cuidant déjà tenir ce qu'il avait demandé, commit un cas
méchant et malheureux; car il arrêta et fit mettre en pri­
son aux fers des ambassadeurs que les Romains lui
envoyèrent; ce qu'entendant Persée, pensa qu'il n'était
plus besoin de lui bailler argent pour le rendre ennemi
des Romains, attendu que lui-même le premier lui avait
baillé telles arrhes de leur être ennemi, qu'il ne s'en pou­
vait plus retirer ni repentir, et s'était lui-même jeté en
guerre toute certaine par cette méchanceté; et ainsi
défrauda le malheureux, et le frustra des trois cents talents
qu'il lui avait promis; et, qui pis est, peu de temps après
le laissa prendre et enlever lui, sa femme et ses enfants
hors de son royaume, comme de son nid, par Lucius Ani­
cius, préteur romain, qui y fut envoyé avec une armée.
XX. Étant donc Émile arrivé en Macédoine pour
faire la guerre à un tel ennemi, il le méprisa bien quant à
sa personne, mais il fit cas de son appareil et des forces
qu'il avait; car il avait dans un camp quatre mille hommes
de cheval, et de pied non guère moins de quarante mille,
avec toute laquelle puissance il s'était planté le long de la
marine au pied du mont Olympe, en lieu dont on ne
pouvait nullement approcher, tant il en avait bien rem­
paré et fortifié toutes les avenues, avec clôtures et for­
tifications de bois, tellement qu'il y pensait être en toute
sûreté, et y espérait miner Émile, et Ie consumer par lon­
gueur de temps et grandeur de dépense. Cependant
Emile ne chômait pas de son entendement, et ne laissait
à tenter et essayer expédient quelconque pour tâcher à
faire quelque chose; mais, voyant que ses soudards, pour
la dissolue licence en laquelle on les avait laissés vivre
par le passé, se fâchaient de tant attendre, et entrepre­
naient sur l'office du capitaine général, s'ingérant de dire
que l'on devrait faire telle et telle chose que l'on ne fai­
sait pas, il les en reprit bien aigrement, et leur défendit
de ne plus s'entremettre curieusement des choses qui ne
leur appartenaient point, et qu'ils ne souciassent d'autre
chose, sinon de se tenir prêts et leurs armes bien en point,
PA U L -ÉM ILE

pour vaillamment en servir, et user de l'épée à la romaine,


quand leur capitaine leur en donnerait le temps et le
moyen; et, pour les rendre plus vigilants, il voulut que
ceux qui seraient du guet y allassent sans armes de long
bois19, afin qu'ils en fussent plus soigneux et plus atten­
tifs à résister au sommeil, quand ils n'auraient de quoi
repousser de loin l'ennemi, s'il les venait assaillir.
XXI . Or ce qui plus travaillait son armée, c'était la
faute d'eau douce, parce qu'il en sourdait bien peu et de
bien mauvaise au long du rivage de la mer. Mais Émile,
considérant qu'ils étaient au pied du mont Olympe, qui
est grand et haut, et tout couvert de bois, il conjeél:ura, à
voir les arbres si frais et si verts, qu'il devait y avoir
au-dedans quelques sources d'eaux vives, qui couraient
par-dessous la terre. Si fit ouvrir et caver plusieurs trous
et plusieurs puits au long de la montagne, lesquels furent
incontinent tous remplis d'eau pure et nette qui aupara­
vant, étant retenue et serrée, coula sitôt qu'elle eut des
conduits ouverts et lieux vides où s'amasser.
XXII. Et toutefois il y en a qui nient qu'il y ait au­
dedans de la terre des amas d'eaux assemblées dans les
endroits dont les fontaines sourdent, et disent que la
saillie qu'elles font hors des veines de la terre n'est point
par une manière de découverture ni de violente éruption
d'eau, étant déjà de longue main tout assemblée, mais
qu'elle engendre et se concrée au lieu et à l'heure même
qu'elle coule, se tournant la matière en eau, et en est la
matière une vapeur humide, laquelle s'épaissit et se
refroidit par la froideur du dedans de la terre, tant qu'elle
en devient fluide, et coule contre bas ni plus ni moins,
disent-ils, que les mamelles des femmes ne sont pas
pleines de lait tout prêt, comme seraient des vases où
l'on en aurait mis en réserve, mais convertissent dans
soi-même la nourriture que prennent les femmes en lait,
que puis après elles rendent par les bouts; aussi les fon­
tainiers et lieux frais de la terre, dont sourdent les fon­
taines, n'ont pas des amas d'eaux cachées, ni des récep­
tacles et concavités si capables qu'elles puissent fournir
d'eaux toutes prêtes, comme qui les tirerait d'une con­
serve, à tant de gros ruisseaux et tant de profondes
rivières; mais, par leur naturelle froideur et moiteur, ils
épaississent et épreignent la vapeur et l'air si fort qu'ils la
convertissent en eau. Voilà pourquoi les lieux où l'on
PA U L -ÉMIL E

cave et où l'on ouvre la terre rendent et jettent plus d'eau


par cet attouchement, ni plus ni moins que les mamelles
des femmes rendent plus de lait, quand plus elles sont
tirées et tetées, parce qu'ils pétrissent mieux, par manière
de dire, la vapeur qui est dedans, de sorte qu'ils la conver­
tissent en humeur coulante; là où, au contraire, les
endroits de terre où l'on ne fouille point, à faute d'être
débouchés et remués, demeurent inhabiles et non
idoines à engendrer eau, n'ayant pas cette agitation et cet
écoulement qui est cause de procréer la liqueur.
XXIII. Toutefois ceux qui tiennent cette opinion
donnent occasion à ceux qui aiment les disputes, de leur
opposer au contraire qu'il faudrait donc semblablement
dire que, dans les corps des animaux il n'y ait point de
sang fait de longue main, et qu'il s'engendre tout sou­
dain, quand ils sont blessés, par la transmutation de
quelque esprit ou de quelque chair qui se tourne promp­
tement en liqueur coulante; et davantage ils sont réfutés
par l'expérience ordinaire de ceux qui fouillent dans les
mines des métaux, ou qui minent sous terre pour prendre
des laces fortes, lesquels, quand ils ont cavé bien pro­
fonJ., rencontrent souventesfois dans les entrailles de la
terre des rivières courantes, l'eau desquelles ne s'en­
gendre pas petit à petit, comme il faudrait qu'elle f ît s'il
était vrai que par la présente ouverture de la terre l'hu­
meur se concréât, mais se débonde tout à un coup, et
voit-on bien souvent qu'en coupant une montagne ou
fendant une roche, il en sort tout soudain une grande
quantité d'eau.
XXIV. Mais à tant, est-ce assez parlé de cette matière;
et pour retourner à notre histoire, Émile fut quelques
jours là sans bouger, et dit-on que l'on ne vit jamais deux
si grosses armées si près l'une de l'autre en si grand repos ;
toutefois, à la fin, en recherchant et essayant toutes
choses, il fut averti qu'il y avait encore une entrée pour
pénétrer au-dedans de la Macédoine, par la contrée de
la Perrhébie, à l'endroit du temple nommé Pythion, et
du roc sur lequel il est fondé, où il n'y avait point de
gardes, ayant plus d'espérance d'y pouvoir passer parce
que le pas n'était point gardé, que de défiance pour
l'âpreté et malaisance du chemin; si proposa la matière
au conseil, là où Scipion surnommé Nasica, gendre du
grand Scipion l'Africain, qui, depuis, fut un grand
P A U L -ÉM I L E

personnage, et eut la première et principale autorité


au sénat, fut le premier qui se présenta et offrit pour
conduire ceux que l'on voudrait envoyer faire le tour et
assaillir les ennemis par-d<; rrière; le second fut Fabius
Maximus, le fils aîné d'Emile, qui était encore bien
jeune, et néa_nmoins se leva et se présenta fort délibéré­
ment, dont Emile fut bien joyeux, et leur bailla non tant
de gens comme Polybe en met, mais autant que Nasica
lui-même dit en une sienne missive qu'il écrit à un roi, où
il récite toute l'histoire de cet exploit20 • Il y avait trois
mille Italiens des peuples alliés de l'Italie qui n'étaient
point des lé gions romaines, et en la pointe senestre envi­
ron cinq mille combattants, outre lesquels Nasica prit
encore six vingts hommes d'armes, et environ deux
cents Candiots et Thraciens mêlés ensemble, de ceux
qu'Harpalus avait envoyés, avec lequel nombre de gens
Nasica se partit du camp, et prit son chemin devers la
marine, et s'en alla loger au temple d'Hercule, comme
s'il eût délibéré de faire le tour par la mer pour aller
environner le camp des ennemis par-derrière; mais quand
les soudards eurent soupé, et qu'il fut nuit toute noire, il
découvrit aux particuliers capitaines des bandes la vérité
de son entreprise, et les mena toute la nuit au contraire
du chemin de la marine, tant qu'il arriva au-dessous du
temple de Pythion, là où il se logea pour reposer ses gens,
qui étaient travaillés du chemin.
XXV, En cet endroit-là le mont Olympe a de hau­
teur plus de dix stades, qui font demi-lieue et demi quart,
ainsi qu'il appert par un écriteau qu'y a mis celui qui l'a
mesuré, en ces vers :

Le mont Olympe, à l'endroit où l'église


De Pythius Apollon eft assise,
A de hauteur, à droit plomb mesurée,
Jusques au bout de sa cime aérée
Depuis le rez de la plaine d'à-bas,
Mille deux cents et soixante dix pas,
Comme jadis Xenagoras trouva
Fils d'Eumelus, et ici l'engrava,
Prenant congé, sire Apollon de toi,
Et te priant le préserver d'émoi21 •

Toutefois les géométriens tiennent qu'il n'y a ni mon­


tagne plus haute, ni mer plus profonde que la longueur
PA UL-ÉMILE

de dix stades : si est-ce que ce Xenagoras, à mon avis, ne


prit pas cette mesure à la volée, ni par estime seulement,
mais selon les règles de l'art, et avec les instruments de
géométrie.
XXVI. Nasica donc passa la nuit en cet endroit-là;
et cependant le roi Persée, voyant qu'Émile ne se remuait
point du lieu où il était, ne se doutait point aussi de la
venue qu'on lui brassait, jusques à ce qu'il y eut un traître
Candiot qui, se dérobant de la troupe par le chemin, lui
alla découvrir le tour et circuit que faisaient les Romains,
dont il se trouva fort étonné; et toutefois ne remua point
encore son camp de là où il était, mais dépêcha seule­
ment un de ses capitaines, nommé Milon, avec dix mille
étrangers et deux mille Macédoniens, lui enjoignant très
expressément de faire la plus extrême diligence qu'il lui
serait possible, pour saisir le premier le haut de la mon­
tagne. Si dit Polybe que les Romains les allèrent charger,
qu'ils dormaient encore; mais Nasica écrit qu'il y eut
une fort âpre et douteuse rencontre à la cime de la mon­
tagne, et dit notamment qu'un soudard thracien s'adressa
à lui, auquel il donna un coup de javeline dans l'estomac,
dont il le porta mort par terre, et que finalement, les
ennemis étant forcés, et le capitaine même Milon s'étant
honteusement mis à fuir en sayon sans armes, il le suivit
sans plus de danger, et descendit avec toute sa troupe en
la plaine à sauveté.
XXVII. Cela étant ainsi advenu, Persée se délogea à
grande hâte du lieu où il était, et se retira arrière tout
effrayé, voyant son espérance confuse, et ne sachant où il
en était; toutefois si fallait-il nécessairement ou qu'il
s'arrêtât là devant la ville de Pydne, pour y prendre le
hasard de la bataille, ou bien qu'il départît son armée par
les villes et fortes places, en recevant la guerre dans son
pays, laquelle, y étant une fois entrée, n'en pouvait plus
sortir sans grand meurtre et grande effusion de sang; à
l'occasion de quoi, ses amis lui conseillaient qu'il choisît
plutôt le hasard de la bataille, en lui alléguant qu'il était
plus fort de nombre d'hommes, et que les Macédoniens
s'évertueraient de faire tout l'effort qu'ils pourraient,
attendu qu'ils auraient à combattre pour sauver leurs
femmes et leurs enfants, et qu'ils auraient leur roi présent,
et voyant le devoir que chacun d'eux ferait, et combat­
tant lui-même en personne pour eux. Le roi, mû de ces
PA U L-ÉMILE

remontrances, se résolut et préi: ara pour essayer la for­


tune du combat; si planta son camp, considéra l'assiette
des lieux à l'environ, et départit les charges entre ses
capitaines, en délibération d'aller tout chaudement char­
ger les ennemis ainsi qu'ils arriveraient. Or était le lieu
et le pays tel qu'il y avait de la plaine pour y dresser un
bataillon22 de gens de pied armés, qui demande la cam­
pagne rase et unie; et si y avait des mottes et coteaux
tenant les uns aux autres, qui étaient propres pour gens
de traits, nus ou armés à la légère, pour se retirer quand
ils se sentiraient pressés, et pour aller environner à cou­
vert les ennemis par-derrière; et si y avait deux petites
rivières, Éson et Leucus, qui couraient à travers; les­
quelles, encore que pour lors elles ne fussent pas guères
profondes, à cause que c'était sur la fin de l'été, étaient
néanmoins pour donner encore quelque empêchement
aux Romains.
XXVIII. Et quant à Émile, sitôt qu'il se fut rejoint
avec Nasica, il tira droit marchant en bataille contre ses
ennemis : mais il aperçut de loin la bonne ordonnance
de leur bataille et le grand nombre des combattants qu'il
y avait. Dont il s'émerveilla, et fit arrêter son armée tout
court, pensant un petit en soi-même à ce qu'il avait à
faire; et adonc les jeunes hommes ayant charge sous
lui, désirant que l'on combattît vitement, s'en vinrent
devers lui le prier qu'il ne dilayât point; même Nasica,
entre autres, se confiant en la prospérité qu'il avait eue
à la première rencontre. Émile lui répondit en riant : « Je
» le ferais ainsi si j'étais en ton âge; mais plusieurs
» viB:oires que j'ai gagnées par le passé, m'ayant enseigné
» les fautes que commettent les vaincus, me défendent
» d'aller ainsi chaudement sans reposer mes gens, qui ne
» font qu'arriver, assaillir une armée toute rangée et
» ordonnée en bataille. »
Ayant fait cette réponse, il commanda que les pre­
mières bandes, qui étaient déjà en vue des ennemis, se
rangeassent en bataille, montrant à l'ennemi contenance
de vouloir combattre; et que cependant ceux qui étaient
derrière se logeassent et fortifiassent le camp. Ainsi se
retournant toujours de main en main ceux qui étaient
les plus prochains des derniers, les uns après les autres, on
ne se donna garde qu'il eût peu à peu défait sa bataille, et
logé tous ses gens dans son camp fortifié, sans bruit ni
PAUL-ÉMILE

tumulte quelconque, et sans que les ennemis s'en aper­


çussent. Mais la nuit venue, quand chacun eut soupé,
ainsi que l'on se voulait mettre à dormir et reposer, la
lune, qui était au plein, et déjà haute élevée, se commença
à obscurcir et noircir, et à changer de toutes sortes de
couleurs en perdant sa lumière, jusques à ce qu'elle dis­
parut et éclipsa entièrement23 • Si commencèrent adonc
les Romains à faire bruire des bassins et autres vaisseaux
de cuivre, comme est leur façon de faire en tel accident,
cuidant par ce son la rappeler, et faire revenir sa lumière,
en haussant en même temps vers le ciel force flambeaux
ardents, et force tisons de feu. Mais les Macédoniens,
au contraire, ne firent rien de semblable dans leur camp,
et furent tous épris d'une frayeur et horreur; et courut
incontinent un bruit sourd parmi le peuple, que ce signe
céleste signifiait l'éclipse du roi. �ant à Émile, encore
qu'il ne fût pas du tout ignorant des différences des
éclipses, et qu'il eût bien ouï dire qu'elles se font parce
que la lune, en faisant son cours ordinaire à l'entour du
monde, après certaines révolutions de temps vient à
entrer en l'ombre du rond de la terre, dans laquelle elle
demeure cachée, jusques à ce qu'ayant passé la région
obscurcie par cette ombre, elle vient à recouvrer sa
clarté, qu'elle prend du soleil, ce néanmoins étant
homme religieux et dévot envers les dieux, sitôt qu'il
aperçut la lune retournée en sa clarté pure et nette pre­
mière, il lui sacrifia onze veaux, et le lendemain au point
du jour faisant sacrifice de bœufs à Hercule, il ne put
onques avoir en vingt bœufs qu'il immola signes aucuns
qui lui promissent rien de bon; mais au vingt et unième
il en eut qui lui promirent la viél:oire, en défendant.
XXIX. Parquoi, après avoir voué un solennel sacri­
fice de cent bœufs à Hercule, avec des jeux de combats
publics, il ordonna à ses capitaines qu'ils tinssent leurs
gens tout prêts en ordre pour combattre; et allait ainsi
gagnant le temps pour attendre que le soleil déclinât
après midi, afin que les Romains, qui étaient tournés
vers l'Orient, ne l'eussent, en combattant, au visage.
Cependant il se reposait dans sa tente, laquelle était tout
arrière ouverte du côté qui regardait en la plaine, où était
le camp des ennemis. �and ce vint sur le soir, pour
faire que les ennemis commençassent à assaillir, les uns
disent qu'il usa d'une telle ruse : qu'il fit chasser vers
PA U L -ÉMILE

eux un cheval débridé, et qu'il y eut quelques-uns des


Romains qui coururent après, comme pour le reprendre,
et que cela fut cause d'attacher l'escarmouche; les autres
disent, que les soudards thraces étant sous la charge du
capitaine Alexandre, chargèrent quelques fourrageurs
des Romains qui portaient du fourrage au camp, duquel
il sortit environ sept cents Lyguriens qui coururent vite­
ment à la rescousse, et que, survenant toujours renfort
aux uns et aux autres, finalement la bataille entière s'en
ensuivit. Parquoi Émile, comme sage pilote, prévoyant
par l'ébranlement de cette escarmouche et l'émeute des
deux camps, quelle serait la tourmente de la bataille, sortit
adonc hors de sa tente, et, passant au long des bandes, les
allait enhortant et prêchant de bien faire leur devoir.
XXX. Cependant Nasica, piquant jusques au lieu où
se faisait l'escarmouche, aperçut l'armée des ennemis
marchant en bataille tout prêts à choquer. Les premiers
qui marchaient étaient les Thraces, qui lui semblèrent, à
ce qu'il écrit lui-même, fort effroyables à voir; car
c'étaient de grands et puissants hommes, qui portaient
devant eux des écus cfe fer bien fourbi et luisant, les
jambes armées de grèves et de cuissarts, vêtus de hoque­
tons noirs, et branlant sur leurs épaules droites de
pesantes et massives hallebardes. A côté de ces Thraces
marchaient puis après les autres étrangers prenant solde
du roi, accoutrés et armés diversement, parce que c'était
gens ramassés de toutes pièces, et parmi eux y avait des
Péoniens mêlés. Le troisième escadron était des naturels
Macédoniens : tous hommes choisis, tant en fleur d'âge
qu'en preuve de hardiesse, armés de beaux harnais
dorés, et par-dessus de beaux hoquetons de pourpre
tout neufs; au dos desquels venaient puis après à se
montrer hors du camp les vieilles bandes aux écus de
cuivre, qui remplirent toute la plaine d'un éclair d'acier
et d'une lueur de cuivre; et toutes les montagnes et les
coteaux d'alenviron retentirent du bruit et de la clameur
de tant de combattants, qui s'entredonnaient courage les
uns aux autres; et en cette ordonnance marchèrent si
fièrement, de si grande ardeur, et avec telle vitesse, que
les premiers qui furent tués en la rencontre tombèrent
morts à demi-quart de lieue seulement du camp des
Romains.
XXXI. Étant donc déjà la charge et mêlée commen-
PA U L -ÉMILE

cée, Émile, qui accourut au front de sa bataille, trouva


que les capitaines macédoniens, qui étaient aux premiers
rangs, avaient déjà planté les fers de leurs piques dans
les targes et pavois des Romains, de manière que les
Romains ne les pouvaient atteindre avec leurs épées ; et
aperçut aussi que les autres Macédoniens, ayant tiré
devant eux leurs boucliers qu'ils portaient derrière eux
sur leurs épaules, baissèrent semblablement les piques
tout à un coup, et en donnèrent dans les grandes targes
des Romains; et considérant de quelle force était cette
haie de pavois rangés de si près, qu'ils se touchaient les
uns les autres, et l'horreur que faisait à voir un front de
bataille dont il sortait tant de fers de piques et si drues,
il s'en trouva plus étonné et plus effrayé que de chose
qu'il eût onques vue; ce que depuis il raconta par plu­
sieurs fois et en plusieurs lieux, confessant la frayeur
qu'il en avait eu, et ce qu'il y avait vu; mais toutefois il
la sut bien dissimuler à l'heure ; et, passant au long des
compagnies à cheval, sans corps de cuirasse ni armet en
tête, montra une chère gaie et délibérée à ceux qui
combattaient.
XXXII. Mais au contraire le roi de Macédoine, ainsi
qu'écrit Polybe24, aussitôt que la bataille fut commencée,
se retira dans la ville de Pydne, sous couleur de s'en aller
faire un sacrifice à Hercule, lequel n'a point agréables les
lâches sacrifices des couards, ni n'exauce point leurs
prières, attendu qu'elles sont déraisonnables ; car il n'e:ft
point raisonnable que celui qui ne tire point atteigne au
blanc, ni que celui qui ne demeure point ferme en bataille
emporte la viél:oire, ni que celui qui ne fait rien ait du
bien, ni que le méchant soit heureux et prospère. C'était
aux prières d'Émile que les dieux favorisaient, parce qu'il
leur demandait la viél:oire en tenant les armes au poing, et
en combattant les invoquait à son secours. Toutefois il y
a un Posidonius qui se dit avoir été de ce temps-là, et,
qui plus est, s'être trouvé sur le fait, et a écrit une his­
toire contenant plusieurs livres des faits et gestes du roi
Persée, là où il dit que ce ne fut pas par lâcheté de cœur,


ni sous couleur d'aller sacrifier à Hercule, que Persée s'en
alla de la bataille, mais parce que le our de devant il avait
reçu un coup de pied de cheval en a cuisse, et qu'encore
qu'il ne se pût pas bien aider, et que tous ses amis
essayassent de le détourner qu'il ne se trouvât au corn-
PAUL-ÉMILE

bat, il se fit néanmoins amener un cheval de ceux qu'il


chevauchait en allant par les champs, sur lequel il monta,
et se trouva en la bataille tout désarmé, où il lui fut tiré
un nombre infini de traits de toutes sortes par les deux
flancs ; entre lesquels il y eut un coup de javelot qui l'as­
sena, mais ce fut de travers, non pas de la pointe, et lui
donna au côté gauche, en glissant par telle roideur tou­
tefois, qu'il lui froissa tout son saye, et meurtrit la chair
au-dessous, de manière que la marque y demeura bien
longuement depuis. Voilà que dit ce Posidonius à la
défense et décharge de Persée.
XXXIII. Étant donc les Romains arrêtés tout court
par la bataille macédonique26 , sans qu'ils la pussent
aucunement forcer, il y eut un capitaine des Péligniens,
nommé Salius, qui prit l'enseigne de sa bande, et la jeta
dans la foule des ennemis ; et adonc ces Péligniens se
ruèrent tous ensemble de grande impétuosité en cet
endroit, parce que tous Italiens estiment être une trop
grande honte et un grand crime à gens de guerre de
perdre ou abandonner leur enseigne; si y eut d'une part
et d'autre des efforts merveilleux en ce lieu-là ; car les
Péligniens tâchaient à couper avec leurs épées les piques
des Macédoniens, ou à les repousser arrière avec leurs
grands écus, ou bien à les détourner et entr'ouvrir, en
les prenant avec les mains. Mais les Macédoniens au
contraire, tenant leurs piques fermes à deux mains, en
perçaient <l'outre en outre ceux qui s'approchaient trop
d'eux, sans que la targe ni le halecret pussent résister
à la violence et faussée du coup de pique, et portaient
par terre les pieds contremont ces Péligniens et Terraci­
niens26 qui, sans raison quelconque, comme bêtes effa­
rouchées, s'allaient eux-mêmes enferrer, et se jetaient
la tête baissée à la mort toute certaine, de manière que leur
premier rang y fut entièrement défait; à l'occasion de
quoi ceux de derrière reculèrent un petit, non qu'ils
fuissent les dos tournés à val de route, mais se retirèrent
en reculant vers le mont qui se nomme Olocrus. Ce que
voyant Émile, ainsi comme écrit Posidonius, déchira de
courroux sa cotte d'armes, à cause que de ses gens les
uns reculaient, les autres n'osaient affronter ce bataillon
de Macédoniens, lequel était si bien serré de tous côtés,
et si bien remparé d'une cloison de piques, qui présen­
taient les fers en tous sens qu'on l'eût su prendre, qu'il
P A UL-ÉM ILE

était entièrement impossible de pouvoir entrer dedans, ni


en approcher seulement; toutefois parce que la campagne
n'était pas bien partout plaine ni unie, le bataillon, qui
était large de front, ne put pas bien toujours entretenir
cette haie continuée de boucliers joignant l'un à l'autre,
mais fut force qu'elle se rompît et entr'ouvrit en plu­
sieurs endroits, comme il advint en toutes grandes
batailles, selon les divers efforts des combattants, qu'en
un endroit elles se poussent en avant, et en �n autre elles
s'enfoncent et reculent en arrière; parquai Emile, saisis­
sant soudain cette occasion, départit ses gens par petites
troupes, et leur enjoignit qu'ils se jetassent habilement
dans les entre-deux, et qu'ils occupassent les espaces qu'ils
apercevraient vides au front du bataillon des ennemis, et
qu'ils s'attachassent ainsi à eux, non point par une charge
continue d'un tenant partout, mais çà et là par diverses
troupes et en plusieurs endroits.
XXXIV. Émile donna cet avertissement aux parti­
culiers capitaines et chefs des bandes, et les capitaines de
main en main à leurs soudards, qui le surent bien exécuter
car ils se coulèrent incontinent dans les endroits où ils
virent places vides, et, y étant une fois entrés, assaillirent
les Macédoniens les uns par les flancs, où ils étaient nus et
désarmés, et les autres par-derrière, de sorte que la force
de tout le corps du bataillon, qui consiste à se tenir bien
joint et choquer tout ensemble, quand il fut ainsi entr'ou­
vert, se perdit incontinent. Et au demeurant, quand ce
vint à combattre d'homme à homme ou de petite troupe
contre autre petite troupe, les Macédoniens avec leurs
petites épées courtes venaient à frapper sur les grandes
targes des Romains, qui étaient fortes, et qui les cou­
vraient tout le corps jusques aux pieds; et au contraire il
fallait qu'ils soutinssent avec leurs boucliers, qui étaient
petits et faibles, les coups des épées fortes et massives
des Romains, tellement que, tant pour leur pesanteur que
pour la force dont elles étaient ramenées, il n'y avait
bouclier ni harnais qu'elles ne faussassent, et pénétraient
jusques au vif; au moyen de quoi ils ne purent pas lon­
guement résister, mais se tournèrent incontinent en fuite.
XXXV. Mais quand ce vint à l'escadron des vieux
routiers macédoniens, là fut le plus fort de la mêlée, où
l'on dit que Marcus Caton, fils du grand Caton et gendre
d'Émile, en faisant toutes les preuves de sa personne qu'il
PAUL-ÉMILE 591
est possible à un vaillant homme de faire, y perdit son
épée qui lui tomba du poing, et comme jeune homme de
grand cœur, qui avait été bien nourri en bonne discipline,
et qui, pour ressembler à son père, si excellent person­
nage que chacun sait, avait à montrer de grands aB:es et
exemples de vertu, il pensa qu'il valait mieux mourir que
de souffrir que, lui vivant, les ennemis eussent aucune
dépouille de lui. Si courut incontinent parmi l'armée
romaine, pour y trouver aucuns de ses amis, auxquels il
compta le cas qui lui était advenu, et les pria de lui aider
à recouvrer son épée, ce qu'ils firent; et étant bonne
troupe de hardis et vaillants hommes, se ruèrent sur l'en­
droit des ennemis où il les conduisit, par tel effort et
d'une telle impétuosité qu'ils fendirent la presse, et avec
grand meurtre et grande effusion de sang firent tant qu'ils
éclaircirent la place; puis, quand elle fut toute vide, se
mirent à chercher l'épée, laquelle ils retrouvèrent à la fin,
à grande peine, sous des monceaux d'autres armes et de
corps morts, dont ils démenèrent grande joie. Et, en
chantant un chant de viB:oire, allèrent de rechef, plus
furieusement que devant, charger sur ceux des ennemis
qui faisaient encore tête, j usques à ce que finalement les
trois mille Macédoniens d'élite, combattant vaillamment
jusques au dernier soupir, sans jamais abandonner leurs
rangs, furent tous mis en pièces; après la défaite des­
quels fut aussi faite une grande boucherie des autres qui
fuyaient, tellement que toute cette plaine, et le pied des
montagnes d'alenviron, en furent tout couverts de morts,
et le lendemain de la bataille, quand les Romains pas­
sèrent la rivière de Leucus, ils la trouvèrent encore toute
teinte de sang; car on dit qu'il mourut en cette bataille
plus de vingt-cinq mille hommes, et n'y en eut du côté
des Romains que cent tués, comme dit Posidonius, ou
comme l'écrit Nasica, que quatre-vingts seulement; et,
pour une si grande défaite, elle fut merveilleusement tôt
décidée et promptement exécutée; car ils commencèrent
à combattre environ les trois heures après midi, et eurent
gagné la viB:oire devant quatre, et tout le reste du jour ne
firent que chasser les fuyants jusques à bien sept lieues et
demie27 loin du lieu où avait été la rencontre, de manière
qu'il fut bien avant en la nuit devant qu'ils fussent de
retour en leur camp.
XXXVI. Si furent tous les autres recueillis et reçus
PA UL-ÉMILE

à grande fête et grande joie par leurs serviteurs, qui leur


allèrent au-devant avec torches et flambeaux allumés, et
les menèrent en leurs tentes toutes luisantes de feux de
joie, et couronnées de festons et de chapeaux de lierre et
de laurier, excepté le capitaine général, qui était en grand
émoi, parce que de ses deux fils qu'il avait amenés avec
lui en cette guerre, le plus jeune ne se trouvait point, qui
était celui qu'il aimait le mieux, parce qu'il le voyait
de plus excellente nature que nul autre de ses frères; car
il était déjà courageux et convoiteux d'honneur à mer­
veilles, encore qu'il i:ie fît guères que sortir lors de son
enfance. Si le tenait Emile déjà pour tout perdu, cuidant
qu'à faute d'expérience de la guerre, et par une ardeur
de jeunesse, il se serait jeté trop avant en la presse des
ennemis combattants. Si fut incontinent tout le camp
averti du deuil qu'en menait Émile, et de la détresse en
laquelle il en était. Au moyen de quoi, les Romains qui
s'étaient mis à souper se levèrent tous de table, et s'en
coururent à la clarté des torches, les uns vers la tente
d'Émile, les autres hors du camp pour chercher entre les
morts s'ils l'y reconnaîtraient point; et était tout le camp
triste et morne, et la plaine et coteaux d'alenviron reten­
tissaient des cris de ceux qui appelaient à haute voix
Scipion; car il avait, dès ce commencement, un naturel
doué et composé de toutes les bonnes et grandes parties
qui sont requises en un capitaine et sage gouverneur
de chose publique, autant et plus que nul autre jeune
homme de son temps. A la fin, comme l'on n'avait déjà
presque plus d'espérance qu'il revint, il retourna de la
chasse des ennemis avec deux ou trois de ses familiers
seulement, souillé de sang tout frais, comme un gentil
lévrier acharné après la bête, s'étant laissé porter au loin
à l'aise de la viéî:oire. C'est ce Scipion qui, depuis, ruina
les deux cités de Carthage et de Numance, et qui fut
le plus grand homme de guerre et le plus vaillant capi­
taine des Romains en son temps, et qui eut plus d'auto­
rité et de réputation.
XXXVII. Ainsi la fortune, dilayant jusques à un autre
temps l'exécution de l'envie qu'elle porta à un si noble
exploit, souffrit pour lors Émile jouir entièrement du
plaisir de sa viéî:oire; et quant à Persée, il s'enfuit premiè­
rement de la ville de Pydne en celle de Pella, avec sa che­
valerie, qui s'était presque toute sauvée; à l'occasion de
PA UL-ÉMILE 5 93

quoi les gens de pied qui étaient échappés de vitesse, les


rencontrant par les chemins, les appelaient traîtres, lâches
et méchants, et, qui pis est, en abattaient quekJ,ues-uns de
dessus leurs chevaux en terre, et les battaient à bon
escient; quoi voyant Persée, et craignant que cette muti­
nerie ne se tournât contre lui-même, il détourna son che­
val du grand chemin, et dépouilla sa cotte d'armes de
pourpre qu'il porta devant lui, et prit son bandeau royal
en sa main, de peur qu'il ne fût connu à ces enseignes;
puis, afin qu'il pût plus aisément parler à ses amis par le
chemin, il descendit à pied, et mena son cheval par la
bride, mais, de ceux qui étaient demeurés autour de lui,
l'un faisait semblant de relier la courroie de son soulier
qui était déliée, l'autre de vouloir guéer son cheval,
l'autre boire, tant qu'ils demeurèrent tous derrière les
uns après les autres, et s'enfuirent, ne redoutant pas tant
la fureur des ennemis, que la cruauté de leur roi, lequel,
étant troublé de ses malheurs, cherchait à rejeter la coulpe
de sa défaite sur tous les autres que sur lui. Étant donc
entré la nuit dans la ville de Pella, il y eut deux de ses
trésoriers et surintendants de ses finances, EuB:us et
Eudeus, qui lui vinrent au-devant, et en parlant libre­
ment à lui hors de saison, prirent la hardiesse de lui dire
qu'il avait fait de grandes fautes, et à lui conseiller ce
qu'il avait à faire, dont il se courrouça si aigrement, qu'il
les tua tous deux à coups de poignard, de sa propre main;
ce qui fut cause que tout le reste de ses serviteurs et amis
l'abandonna, et ne demeura plus autour de lui qu'Évandre
Candiot, Archidame Étolien, et Néon Béotien. Et, quand
aux simples soudards, il n'y eut que les Candiots qui le
suivirent, encore ne fût-ce pas pour amitié qu'ils lui
portassent, mais pour l'amour de son or et de son argent,
ni plus ni moins que les abeilles demeurent en leurs
ruches, à cause de la cire et du miel qui y sont; car il
traînait après lui une grande chevance, et leur abandonna
à piller quelque vaisselle et meubles d'or et d'argent,
jusques à la valeur de bien trente mille écus28 •
XXXVIII. Mais, arrivé qu'il fut en la ville d'Amphi­
polis premièrement, et puis en celle d' Alepse, après que
sa frayeur fut un peu rassise, il retomba de rechef en la
maladie qu'il avait de longue main enracinée et née avec
lui : c'était l'avarice et la chicheté; car il se plaignit à ceux
qu'il avait autour de lui, de ce qu'il avait abandonné à
5 94 PAUL-ÉMILE

piller sans y penser, à ces soudards candiots quelques


vases d'or qui avaient anciennement été à Alexandre-le­
Grand, et pria très instamment, les larmes aux yeux,
ceux qui les avaient, qu'ils les voulussent échanger avec
de l'argent comptant. Or ceux qui connaissaient bien
sa nature, jugèrent bien incontinent que c'était une ruse
et menterie candiote29 , dont il cuidait affiner des Can­
diots; mais ceux qui le crurent, et qui lui rendirent ce
qu'ils avaient de vaisselle, la perdirent; car il ne leur en
paya jamais depuis rien; et ainsi gagna sur ses amis la
valeur de dix-huit mille écus, que ses ennemis bientôt
après lui devaient ôter et prendre. Et avec cela passa
en l'île de Samothrace, là où il s'alla rendre en la fran­
chise et sauvegarde du temple de Castor et de Pollux.
XXXIX. L'on dit que de toute ancienneté, les Macé­
doniens ont aimé naturellement leurs rois; mais lors,
voyant que tout leur appui était brisé et rompu, le cœur
leur faillit aussi tout à un coup; car ils se rendirent tous à
Émile, et le firent seigneur de toute la Macédoine, entiè­
rement en deux jours, ce qui semble confirmer le dire de
ceux qui attribuent les faits et gestes d'Émile à la faveur
de fortune. A quoi s'accorde et se conforme aussi un
accident qui lui advint en la ville d'Amphipolis, que l'on
ne saurait référer ailleurs qu'à la faveur des dieux; car,
ainsi qu'il sacrifiait, étant tout le sacrifice commencé, la
foudre tomba du ciel, qui alluma le bois étant sur l'autel,
et sanél:ifia tout le sacrifice. Mais encore fait plus à émer­
veiller le miracle de la renommée : car quatre jours après
la défaite de Persée, et la prise de la ville de Pella, ainsi
comme le peuple de Rome était aux lices à regarder les
jeux de la course des chevaux, il se leva soudainement
un bruit à l'entrée des lices où se faisait l'ébattement,
qu'Émile avait défait en une grosse bataille le roi Persée,
et avait conquis, pris et subjugué toute la Macédoine.
Cette nouvelle fut incontinent épandue parmi tout le
peuple, dont il s'ensuivit une fête et réjouissance
publique, avec cris de joie et battements de mains, qui
durèrent tout ce jour-là par toute la ville de Rome.
Depuis on rechercha soigneusement d'où était procédé
ce bruit, et n'en trouva-t-on P.oint de certain auteur, mais
disait également chacun qu'il l'avait ouï dire, tellement
que, pour lors, ce bruit s'en alla en fumée; mais peu de
jours après ils en eurent lettres et nouvelles certaines, qui
PAUL-ÉMILE

les firent ébahir plus que jamais, d'où pouvait être venu
cet avant-coureur messager qui avait semé cette nouvelle,
laquelle ne pouvait être lors naturellement que controu­
vée, et néanmoins depuis, était apparu qu'elle contenait
vérité.
XL. Il se lit aussi semblablement d'une bataille qui
fut donnée en Italie près de la rivière de Sagra30, que le
même jour la nouvelle en fut sue au Péloponèse; et que
d'une autre, au cas pareil, qui fut donnée en Asie contre
les Médois devant la ville de Mycale, la nouvelle en vint
le même jour au camp des Grecs étant devant la ville de
Platée. Et en cette grande journée où les Romains défirent
les Tarquins et l'armée des Latins, incontinent après le
fait on vit deux beaux grands jeunes hommes venant tout
fraîchement du camp, qui apportèrent la nouvelle de la
viél:oire à Rome, et estima-t-on que ce fussent Castor et
Pollux. Le premier qui parla à eux sur la place, devant la
fontaine, là où ils rafraîchissaient leurs chevaux tout
trempés de sueur, leur dit qu'il s'émerveillait comment
ils pouvaient avoir sitôt apporté cette nouvelle, et eux en
riant lui manièrent tout doucement la barbe avec les
deux mains, et sur-le-champ le poil, qui devant en était
noir, lui devint blond. Ce miracle fit que l'on ajouta foi
au rapport qu'en fit ce personnage, qui depuis en fut
surnommé Enobarbus, c'est-à-dire ayant barbe blonde
comme cuivre.
XLI. Un autre pareil cas advenu de notre temps rend
toutes telles nouvelles croyables : car quand Antoine se
rebella contre l'empereur Domitien3 1, la ville de Rome
en fut en grand trouble, parce que l'on y attendait une
grosse guerre du côté de l'Allemagne; mais en cet effroi,
il se leva soudainement de soi-même un bruit de viél:oire
parmi le peuple, et courut la nouvelle par toute Rome
qu'Antoine lui-même avait été tué, et son armée telle­
ment défaite qu'il n'en était du tout rien demeuré. Si en
fut le bruit si grand que plusieurs des principaux de la
ville y ajoutèrent foi, et en sacrifièrent aux dieux, en leur
rendant grâces de la viél:oire; mais quand on vint à enqué­
rir qui en avait été le premier auteur, il ne s'en trouva
point, parce que l'un !'allait toujours rejetant à l'autre,
tant qu'à la fin elle s'allait perdre en la multitude infinie
du peuple, comme en une mer vaste où il n'y a ni fond
ni rive, et n'y trouva-t-on jamais commencement ni fon-
PA U L -ÉMIL E

dement assuré ; parquoi le bruit s'en écoula aussitôt hors


de Rome, comme incertainement il y était entré ; mais
toutefois s'étant Domitien mis en chemin pour aller à
cette guerre, il rencontra lettres et messagers qui lui
apportaient nouvelles certaines de la viél:oire, et trouva­
t-on qu'elle avait été gagnée le même jour que le bruit
s'en était levé à Rome, combien que les lieux soient dis­
tants l'un de l'autre de plus de deux cent cinquante lieues.
Il n'y a personne de notre temps qui ne sache cela.
XLII. Mais, pour retourner à notre histoire, Cneus
Oél:ave, lieutenant d'Émile en l'armée de mer, alla poser
l'ancre en l'île de Samothrace, là où il ne voulut point
tirer par force Persée hors de la franchise où il était, pour
la révérence des dieux Castor et Pollux, mais l'assiégea
tellement, qu'il n'eût su échafper ni s'enfuir par mer hors
de l'île ; toutefois si avait-i trouvé moyen de gagner
secrètement un Candiot, nommé Oroande, qui avait un
brigantin, et fit marché avec lui qu'il l'enlèverait une
nuit avec son argent ; mais le Candiot lui joua un tour de
ruse candiote ; car, ayant une nuit reçu dans son vaisseau
le meuble précieux et l'or et l'argent de ce roi, il lui manda
qu'il ne faillît pas de se rendre la nuit suivante sur le port
à l'endroit du temple de Cérès, avec sa femme, ses enfants
et les serviteurs dont il ne se pourrait passer seulement,
mais sitôt que le soir du lendemain fut venu, il se mit à la
voile. Si fut chose pitoyable que ce qu'il convint alors
faire et souffrir à Persée : car il se dévala la nuit avec des
cordes par une petite fenêtre étroite le long de la muraille,
et non seulement lui, mais aussi sa femme et ses petits
enfants, qui n'avaient jamais essayé ce que c'est que fuite
ni de travail quelconque, et jeta un soupir encore plus
pitoyable quand quelqu'un qui avait vu Oroande le Can­
diot déjà cinglant en haute mer, lui dit, ainsi qu'il se pro­
menait le long du port, qu'il avait fait voile; car le jour
commençait déjà à poindre, et, se voyant destitué de
toute autre espérance d'échapper, se prit à fuir devers la
muraille, et regagner la franchise avec sa femme, premier
que les Romains qui l'aperçurent le pussent atteindre à
la course.
XLIII. O!!ant à ses enfants, il les avait lui-même
baillés en garde à un nommé Ion, dont il avait autrefois
été amoureux, qui lui fit lors une grande trahison ; car il
les livra aux Romains. Et en ce faisant fut l'une des prin-
PA UL-ÉMILE 597

cipales causes qui le contraignit, ainsi comme une bête à


qui l'on a ôté ses petits, de se rendre, et mettre aussi sa
personne propre entre les mains de ceux qui les avaient.
Or se fiait-il principalement en Nasica, et pour ce le
demanda quand il se voulut rendre; mais on lui répondit
qu'il n'était pas là, dont il se prit à lamenter sa misérable
fortune en toute chose; et à la fin, après avoir considéré
la nécessité qui le contraignait, il se rendit entre les mains
de Cncus OB:ave, là où il donna clairement à connaître
qu'il avait en lui un autre vice encore plus lâche et plus
vil que l'avarice, c'était faute de cœur et crainte de mou­
rir, par laquelle il se priva lui-même de la compassion et
commisération des autres, qui est le seul point que la for­
tune ne peut ôter aux affligés quand ils ont le cœur bon;
car il requit qu'on le menât au capitaine général Émile,
lequel se leva de son siège quand il le vit venir, et lui alla
au-devant avec ses amis, ayant les larmes aux yeux,
comme au-devant d'un grand personnage tombé, par
fortune de guerre et par la volonté des dieux, en une
pitoyable calamité.
XLIV. Mais lui à l'opposite se porta fort honteuse­
ment et lâchement; car il s'alla prosterner à ses pieds en
terre le visage contre bas, et lui embrassant les genoux, se
laissa échapper de la bouche des paroles si lâches et de si
viles prières, que Émile même ne les put endurer ni ouïr,
mais, le regardant d'un visage malcontent et marri, lui
dit : « Pauvre homme que tu es, comment vas-tu ainsi
» déchargeant la fortune de ce dont tu la pouvais charger
» et accuser à ta décharge, en faisant des choses pour les­
» quelles on estimera que tu aies bien mérité le malheur
» où tu es maintenant, et indigne de l'honneur et du bien
» que tu avais par ci-devant ! Et pourquoi vas-tu ainsi
» ravalant ma viB:oire, et diminuant la gloire de mes faits,
» en te montrant homme de si lâche cœur que ce ne me
» sera pas grand honneur de t'avoir vaincu, attendu que
» tu n'étais pas digne adversaire des Romains ? La
» magnanimité en quelque ennemi qu'elle soit est tou­
» jours révérée des Romains; mais la lâcheté, quoiqu'elle
» prospère et soit heureuse, est toujours et de tous mépri­
» sée. » Ce néanmoins encore le releva-t-il; et, le prenant
par la main, le bailla en garde à Tubéro, puis se retira dans
sa tente, là où il mena avec lui ses enfants, ses gendres et
autres personnes de qualité, mêmement les jeunes32 •
PA UL-ÉM ILE
XLV. Et, s'étant assis, demeura longuement pensif en
lui-même bien profondément sans mot dire, de manière
que tous les assistants s'en ébahissaient; mais à la fin il
commença à entrer en propos, et à leur discourir de la
fortune et de l'incertitude des choses humaines, en disant :
« Y a-t-il donc homme maintenant, mes amis, qui, ayant
» la fortune à gré, se doive enorgueillir et glorifier de la
» prospérité de ses affaires, pour avoir conquis et sub­
» jugué une province, une ville ou un royaume, et non
» plutôt redouter l'instabilité de la fortune, qui, nous
» mettant ores devant les yeux à nous, et à tous ceux qui
» manient les armes, un si notable exemple de la corn­
» mune imbécillité des hommes, nous enseigne à penser
» qu'il n'y a rien de ferme ni de perdurable en ce monde.
» Car en quel temps se doivent les hommes assurer, vu
» que quand ils sont venus au-dessus des autres, c'e:lt
» lorsqu'ils sont contraints de plus redouter la fortune,
» et mêler du doute et de la défiance parmi la joie de la
» viél:oire, s'ils veulent sagement considérer le cours
» ordinaire de la fatale destinée qui tourne continuelle­
» ment, donnant faveur tantôt à l'un et tantôt à l'autre ?
» Vous voyez comme en un moment d'heure nous avons
» abattu et mis sous nos pieds la maison d'Alexandre-le­
» Grand, qui a été le plus puissant et le plus redouté
» prince du monde; vous voyez un roi qui naguère était
» suivi et accompagné de tant de milliers de combattants
» à pied et à cheval, maintenant réduit à telle extrémité
» de misère, qu'il faut qu'il reçoive jour à jour son boire
» et son manger par les mains de ses ennemis. Devons­
» nous donc, nous autres, avoir plus de fiance qu'elle
» nous doive non plus demeurer toujours favorable en
» nos affaires ? certes nenni. Pourtant, ce bien considéré
» vous devez, vous autres jeunes gens, vous humilier, et
» refréner cette folle fierté et superbe insolence que vous
» avez prise pour avoir gagné cette viél:oire, pensant
» toujours à l'avenir, et attendant à quelle fin et à quelle
» issue la fortune conduira l'envie de la prospérité
» présente33 • »
XLVI. Ainsi leur parla, comme l'on dit, Émile, refré­
nant avec ces remontrances et autres semblables, la bra­
verie insolente de la jeunesse, ni plus ni moins qu'avec
le mors et la bride de la raison. Puis, cela fait, logea son
armée dans les garnisons pour la rafraîchir et refaire; et
PA U L -ÉMILE

cependant lui s'en alla visiter la Grèce en se donnant une


récréation honorable, et semblablement humaine et libé­
rale : car, en passant par les villes, il soulageait le peuple,
il réformait ce gouvernement de la chose publique, et
leur faisait toujours quelque présent, donnant aux uns
des blés de ceux que le roi Persée avait amassés pour la
guerre, aux autres des huiles; car il s'en trouva si grande
provision que plus tôt y eut faute de gens à qui en donner
et qui en voulussent recevoir, que de quoi donner, tant
il y en avait. Et en passant par la ville de Delphes, il y vit
un grand pilier carré de pierres blanches, que l'on avait
bâti four y mettre dessus l'image du roi Persée d'or mas­
sif; i commanda que l'on y mît la sienne, disant « OE'il
» était raisonnable que les vaincus cédassent et quit­
» tassent la place aux vainqueurs »; et en la ville d'Olympe,
en visitant le temple de Jupiter Olympien, il dit et
proféra tout haut cette parole, qui depuis a tant été
célébrée : « OEe véritablement Phidias avait formé
» Jupiter, tel comme Homère l'avait écrit34 ».
XL VII. Depuis, quand les dix commissaires envoyés
et députés pour avec lui ordonner des affaires de la Macé­
doine furent arrivés, il remit et rendit aux Macédoniens
leur pays et leurs villes, pour y demeurer francs et y vivre
à leurs lois, en payant seulement de tribut annuel aux
Romains cent talents; là où ils en soulaient payer à leurs
rois plus du double; et fit célébrer des jeux de toutes
sortes et de somptueux sacrifices aux dieux, où il tint
cour plénière à tous venants, et fit de magnifiques festins,
dont la dépense se faisait bien des trésors que Persée avait
amassés, sans que rien y fût épargné; mais l'ordre et
l'honnêteté de recueillir courtoisement un chacun, et
leur donner lieu à la table selon la dignité de leur état, en
leur faisant honneur et caresse selon leur qualité, était
par sa prévoyance si soigneusement et si curieusement
observé, que les Grecs s'ébahissaient comment en choses
de plaisir et de jeu il employait encore sa sollicitude, et
comment, en maniant et ordonnant de si grandes choses,
encore voulait-il avoir soin et prendre lui-même la peine
que les petites allassent aussi comme elles devaient; mais
ce lui était une grande joie et singulier contentement de
voir que, entre tant de belles choses si magnifiquement
apprêtées et ordonnées pour donner plaisir aux conviés,
il n'y eût rien qui leur semblât si plaisant à regarder, ni
600 PAUL-ÉMILE

s i doux à jouir que s a compagnie e t s a personne propre.


Si disait à ceux qui montraient de s'émerveiller de sa dili­
gence et sollicitude en telles choses : « �'il fallait une
« même prudence à bien ordonner un festin, qu'à bien
» dresser une bataille, afin de rendre l'une plus épouvan­
» table aux ennemis, et l'autre plus agréable aux amis ».
XL VIII. Mais l'une des qualités plus estimées et plus
louées qui fussent en lui était la libéralité et la magnani­
mité : car il ne voulut pas seulement voir l'or et l'argent
qui se trouva en extrême abondance dans les trésors du
roi; mais les fit seulement livrer par compte et consigner
entre les mains des questeurs et trésoriers, pour les porter
aux coffres de l'épargne à Rome; seulement permit-il à
ses enfants, qui aimaient l'étude et les lettres, de prendre
les livres de la librairie du roi; et en distribuant des pré­
sents et prix d'honneur à ceux qui s'étaient bien portés
en la bataille, il donna à son gendre Élius Tubéro une
coupe du poids de cinq livres d'argent; c'est celui
duquel nous avons dit auparavant qu'il se tenait et vivait
avec autres seize siens proches parents en une même
maison, et du revenu d'une même petite terre et posses­
sion qu'ils avaient aux champs. Et dit-on que ce fut le
premier meuble d'argent qui entra en la maison des
Ëliens, encore y entra-t-il par la voie d'honneur et de
vertu; mais auparavant, ni eux, ni leurs femmes n'avaient
onques voulu avoir ni or ni argent.
XLIX. Après donc avoir ainsi bien ordonné et dis­
posé toutes choses, finalement il prit congé des Grecs, et
admonéta les Macédoniens de se souvenir de la liberté
que les Romains leur avaient donnée, afin qu'ils missent
peine de la conserver par bon gouvernement et par bonne
union, paix et concorde les uns avec les autres; puis se
partit pour aller au pays de l'Épire, ayant reçu un man­
dement du sénat de Rome, par lequel il lui était mandé
qu'il abandonnât à piller les villes de ce pays-là aux gens
de guerre qui avaient été à la défaite du roi Persée.
Parquoi, voulant les surprendre au dépourvu toutes
ensemble, sans que personne s'en doutât, il manda à
toutes les villes qu'elles eussent à envoyer devers lui, à un
certain jour qu'il leur assigna, dix des principaux hommes
de chaque ville, auxci.uels, quand ils furent venus, ils enjoi­
gnit de lui aller quer1r et apporter, à certain jour qu'il leur
assigna, tout tant d'or et d'argent qui était dans leurs
PA U L -ÉMILE 601

villes, tant dans les maisons privées, comme dans les


temples et églises, et leur bailla à chacun un capitaine et
garnison de gens de guerre, comme si c'eût été pour
chercher et recevoir l'or et l'argent qu'il demandait;
mais quand le jour assigné fut échu, les soudards en
divers lieux tout en un même temps se mirent à courir sus
et à piller et rançonner leurs ennemis, de manière que par
ce moyen il y eut en un même jour et une seule heure
cent cinquante mille personnes prises et faites esclaves, et
soixante et dix villes toutes pillées et saccagées; et toute­
fois quand ce vint puis après à distribuer par tête le butin
de cette générale destruB:ion de tout un pays, il n'en
revint pas à chaque soudard plus de onze drachmes
d'argent36 ; ce qui étonna bien tout le monde, et leur fit
avoir frayeur de l'issue de la guerre, en voyant l'avoir
et le vaillant de toute une grande province revenir à si
peu de profit et si peu de gain par tête.
L. Émile donc, ayant exécuté ce seul exploit contre sa
nature, qui était douce et humaine, descendit vers la ville
d'Orique, là où il s'embarqua sur mer lui et son armée,
pour repasser en Italie, et, arrivé qu'il y fut, rebroussa la
rivière du Tibre dans la galère capitainesse du roi Persée,
laquelle était de seize rames par banc, accoutrée magni­
fiquement des armes captives, riches draps de pourpre, et
autres telles dépouilles des ennemis, tellement que les
Romains, courant à grande foule hors de la ville au­
devant de cette galère, et marchant côte à côte d'elle à
mesure qu'on la voguait tout bellement, eurent le plaisir
d'une assemblée de fête publique, et, par manière de dire,
d'un triomphe avant qu'il se fît à bon escient. Mais les
soudards qui s'étaient promis qu'on leur distribuerait
l'or et l'argent des trésors du roi, quand ils virent qu'on
leur en avait baillé beaucoup moins qu'ils n'avaient
espéré, ils en furent bien mal contents, et en voulurent
grand mal en eux-mêmes à Émile; toutefois, ne l'osant
pas dire tout ouvertement, ils l'allaient accusant qu'il leur
avait été trop rude et trop austère en toute cette guerre,
et pour cette cause ne se montraient pas fort échauffés ni
affeB:ionnés à lui procurer l'honneur du triomphe.
LI. Ce que sentant Servius Galba, qui de longtemps
lui était ennemi, encore qu'il eût eu charge de mille
hommes en cette guerre sous lui, en prit la hardiesse de
dire publiquement haut et clair qu'il n'avait point mérité
602 PA UL-ÉMILE

qu'on lui oél:royât l'honneur du triomphe, en semant


parmi les gens de guerre plusieurs calomnieuses paroles
encontre lui, pour toujours plus enflammer leur cour­
roux, et irriter la malveillance qu'ils lui portaient, jusques
à demander aux tribuns du peuple une autre journée, pour
pouvoir à loisir déduire tout du long les charges qu'il
entendait proposer à l'encontre de lui, disant que celle-là
ne suffirait pas, à cause qu'il n'y avait plus que quatre
heures de soleil36 • Les tribuns du peuple lui firent réponse
qu'il parlât à l'heure même, s'il avait aucune chose à
alléguer contre lui, et qu'il n'aurait point d'autre audience.
A l'occasion de quoi, il commença à prononcer une
harangue diffamatoire pleine de toutes sortes d'injures,
si longue qu'il consuma tout le reste du jour à parler;
puis quand la nuit toute noire fut venue, les tribuns rom­
pirent l'assemblée, et le lendemain au matin les soudards,
devenus plus audacieux après avoir ouï la harangue de
Galba, et ayant conspiré ensemble, ne faillirent pas de se
ranger à l'entour de Galba au mont du Capitole, là où les
tribuns avaient prédit qu'ils tiendraient l'assemblée.
Lli. Sitôt donc que le jour fut clair, la matière tou­
chant le triomphe d'Émile fut mise à la décision de la
pluralité des voix du peuple, où la première tribu lui
refusa tout à plat le triomphe, de quoi le sénat et le reste
du peuple étant incontinent avertis, furent fort marris de
voir que l'on fît un tel tort et une telle injure à Émile; et
quant à la commune, elle ne faisait autre chose, que dire
seulement qu'elle en était bien déplaisante, sans y don­
ner autre provision; mais les plus notables personnages
du sénat, criant que c'était une grande honte, s'entr'­
exhortaient l'un l'autre de refréner l'audace et l'insolence
de ces gens de guerre, laquelle viendrait à la fin à être si
effrénée, qu'il n'y aurait rien tant inique ni si violent
qu'ils n'attentassent de faire, si de bonne heure on
n'allait au-devant, vu que déjà ils s'efforçaient de priver
leur capitaine des honneurs dus à sa viél:oire37 • Ainsi,
montant tous en bonne troupe au Capitole, prièrent les
tribuns du peuple qu'ils fissent un peu surseoir le recueil
des voix et suffrages du peuple, jusques à ce qu'ils
eussent fait entendre à l'assistance du peuple aucunes
choses nécessaires qu'ils avaient à lui remontrer ; ce qui
fut fait, et leur donna-t-on bonne et paisible audience.
Lill. Et adonc Marcus Servilius, personnage consu-
PAUL-ÉMILE

!aire, qui avait combattu vingt-trois fois e n champ clos,


et tué autant d'ennemis qui l'avaient défié au combat
d'homme à homme, se tira en avant, et parla en cette
manière : « Je connais, dit-il, maintenant mieux que
» jamais, combien grand et digne capitaine est Paul­
» Emile, d'avoir fait de si belles et si glorieuses choses
» avec une armée tant pleine de dissolution et de déso­
» béissance; et m'ébahis fort comment le peuple naguère
» s'éjouissait, et faisait cas des viél:oires et triomphes
» gagnés sur les Esclavons et sur les nations de l'Afri­
» que38 , et que maintenant il porte lui-même envie à sa
» gloire, en empêchant que l'on ne mène en triomphe un
» roi de Macédoine vif, et que l'on ne montre publique­
» ment la grandeur et la gloire des rois Philippe et
» Alexandre-le-Grand prisonnières et captives sous les
» armes romaines. Car quelle raison y a-t-il, attendu que
» n'y a pas longtemps, étant venu une nouvelle incer­
» taine que nous avions gagné la bataille contre Persée,
» vous en sacrifiâtes incontinent à grande joie aux dieux,
» en leur priant que bientôt vous en puissiez voir la vérité
» à l'œil; et maintenant que le capitaine à qui vous en
» aviez commis la charge est venu en personne, vous
» apportant la viél:oire toute certaine et tout assurée,
» vous frustriez les dieux de remercîments solennels, et
» des honneurs qui leur en sont dus, et vous-mêmes de la
» réjouissance publique accoutumée en tel cas ? comme
» si vous craigniez de voir à l'œil la grandeur de votre
» prospérité, ou que vous voulussiez pardonner à ce roi
» votre esclave et prisonnier; et toutefois encore vau­
» drait-il mieux que ce fût par compassion de lui que par
» envie de votre capitaine, que vous empêchassiez le
» triomphe. Mais la malignité des mauvais par votre
» patience est devenue si audacieuse, si licencieuse et si
» insolente, qu'il se trouve ici des hommes qui ne
» reçurent jamais coup ni buffe à la guerre, mais sont
» gras et refaits, et ont le teint frais [comme pucelles]
» pour avoir toujours été à leur aise à couvert; et néan­
» moins, sont si téméraires, que de venir ici à prêcher
» devant vous du devoir et de l'office d'un chef d'armée,
» et du mérite du triomphe, devant vous qui avez appris
» par tant de blessures, qu'avez reçues sur vos personnes
» à la guerre, à discerner un bon et vaillant, d'avec un
» lâche et mauvais capitaine. »
P A U L-ÉMIL E
LIV. Et, en disant ces paroles, il ouvrit sa robe par
devant, et montra à découvert à toute l'assistance les
cicatrices d'infinies plaies qu'il avait reçues en l'estomac,
puis se tournant, montra aussi à nu, par mégarde, des
parties qui ne sont pas fort honnêtes à découvrir en pré­
sence de gens; et après, se retournant devers Galba, lui
dit : « Tu te ris et te moques de ce que je montre, mais
» je m'en glorifie devant mes citoyens; car ç'a été pour le
» service de la chose publique, que, montant à cheval
» continuellement, autant de nuit que de jour, j'ai reçu
» tant de meurtrissures39 ; et pourtant, va maintenant
» achever de recueillir les voix de chacun, et j'irai après
» regardant et remarquant qui seront les ingrats et
» méchants citoyens qui veulent être flattés, et non pas
» roidement commandés, comme il est nécessaire que
» fasse un bon capitaine à la guerre. »
LV. Ces paroles refrénèrent et rangèrent si bien à la
raison les gens de guerre, que toutes les autres tribus,
d'un accord, oéhoyèrent depuis à Émile le triomphe,
duquel l'ordre et la manière fut telle : premièrement, le
peuple ayant dressé force échafauds, tant dans les lices
où se font les jeux des courses de chariots et chevaux,
que les Latins appellent cirques, comme à l'entour de la
place, et autres endroits de la ville, par où l'appareil du
triomphe avait à passer, tous se trouvèrent avec leurs
belles robes, pour en voir la magnificence. Si étaient tous
les temples des dieux ouverts et pleins de festons et de
parfums; et y avait par tous les quartiers de la ville des
sergents et autres officiers tenant des bâtons en leurs
mains pour faire retirer la presse et serrer ceux qui se
jetaient à la foule trop en avant par les carrefours, et qui
iraient et viendraient par la ville, afin que toutes les rues
fussent vides et nettes. Au demeurant, la montre de
tout le triomphe fut départie en trois jours, dont le pre­
mier à peine put suffire à voir passer les images, tableaux,
et peintures, et statues d'excessive grandeur, le tout pris
et gagné sur les ennemis et traîné à cette montre sur
deux cent cinquante chariots. Le second jour, furent aussi
portées sur grand nombre de charriage toutes les plus
belles et plus riches armes des Macédoniens, tant de
cuivre que de fer et acier, toutes reluisantes pour avoir été
fraîchement fourbies, et arrangées par artifice, en manière
toutefois qu'il semblait qu'elles eussent été jetées pêle-
P A UL-ÉMILE

mêle à monceaux, sans autrement prendre garde à les dis­


poser, des armets sur des boucliers, des halecrets et corps
de cuirasse sur des grèves, des pavois candiots et targes
thraciennes, des carquois et trousses de flèches parmi des
mors et brides de cheval, des épées nues, dont les pointes
sortaient au-dehors entrelacées parmi des piques, étant
toutes ces armes entassées et liées les unes sur les autres,
si à propos, pour n'être ni trop ni peu serrées, qu'en se
froissant les unes les autres, ainsi qu'on les charriait par
la ville, elles rendaient un son qui donnait quelque
frayeur à l'ouïr, de manière que la vue seulement des
dépouilles captives des vaincus donnait encore quelque
effroi à les regarder.
Après les chariots où étaient toutes ces armures, sui­
vaient trois mille hommes, qui portaient l'argent mon­
nayé en sept cent cinquante vases, qui pesaient environ
trois talents chacun, et étaient portés par quatre hommes,
et y en avait d'autres qui portaient des coupes d'argent,
des tasses et gobelets faits en forme de cornes d'abon­
dance40, et autres pots à boire, tous forts beaux à voir,
tant pour leur grandeur que pour la singularité et gros­
seur de l'entaillure et des ouvrages relevés en bosse qui
étaient à l'entour.
LVI. Le troisième jour, au plus matin, commencèrent
à marcher les trompettes sonnant un son, non point tel
que l'on le sonne pour marcher par les champs41, ni pour
faire une montre, mais celui propre que l'on sonne à une
alarme ou un assaut, pour donner courage aux soudards
quand on est sur le point de combattre. Après lesquels
suivaient six vingts bœufs gras et refaits, ayant tous les
cornes dorées et les têtes couronnées de festons et de
chapeaux de fleurs; et y avait de jeunes hommes ceints à
travers le fond du corps de beaux devanteaux ouvrés à
l'aiguille, qui les conduisaient au sacrifice; et de jeunes
garçons avec eux, qui portaient de beaux vases d'or et
d'argent pour faire les aspergements et effusions qui se
font aux sacrifices; après lesquels suivaient ceux qui por­
taient l'or monnayé départi par vases pesant chacun trois
talents, comme ceux où l'on portait l'argent; et y avait de
ces vases jusques au nombre de soixante et dix-sept; puis
marchaient ceux qui portaient la grande coupe sacrée
qu'Émile avait fait faire d'or massif, enrichie de pierres
précieuses, pesant le poids de dix talents, pour en faire
606 PAUL-ÉMILE

une offrande aux dieux ; joignant lesquels, marchaient


d'autres qui portaient certains vases faits et ouvrés à
l'antique, et coupes magnifiques des anciens rois de Macé­
doine, comme celles que l'on appelait les antigonides, les
séleucides, les théricléennes42 , et généralement tout le
buffet et toute la vaisselle d'or du roi Persée ; auxquels
joignait tout d'un tenant son chariot d'armes, dans lequel
était tout son harnais et son bandeau royal, que l'on
appelle diadème, dessus ses armes. Puis, bien peu d'inter­
valle après, les enfants du roi, que l'on menait prison­
niers avec la suite de leurs gouverneurs, leurs maîtres
d'école et officiers, tous éplorés, qui tendaient les mains
au peuple regardant, et enseignaient aux petits enfants à
faire le semblable pour requérir et demander grâce au
peuple. Il y avait deux fils et une fille, qui n'avaient pas
grand sentiment ni guères de connaissance de leur cala­
mité pour le bas âge auquel ils étaient ; ce qui faisait que
les regardants en avaient tant plus de pitié, en voyant ces
pauvres petits enfants qui ne connaissaient pas le change­
ment de leur fortune, tellement que, pour la compassion
que l'on avait d'eux, on laissait presque passer le père sans
le regarder ; et y en eut plusieurs à qui de pitié les larmes
en vinrent aux yeux, et fut à tous les regardants un
speétacle mêlé de plaisir et de douleur tout ensemble,
jusques à ce qu'ils fussent bien loin de la vue. Persée le
père suivait après ses enfants et leur famille, et était vêtu
d'une robe noire, ayant des pantoufles aux pieds à la
guise de son pays, et montrait bien à sa contenance qu'il
était tout éperdu et troublé de sens et d'entendement,
pour la pesanteur des maux et malheurs dont il se sentait
accablé. Il était suivi de ceux de sa maison, ses amis
familiers, officiers et serviteurs dome§tiques, tous ayant
les visages décolorés et défaits, donnant assez à connaître,
parce qu'ils avaient toujours les yeux fichés sur leur
maître, en larmoyant fort chaudement, qu'ils lamen­
taient et déploraient principalement sa malheureuse for­
tune, faisant peu de compte de la leur. L'on dit bien que
Persée envoya devers Émile le re9.uérir et supplier qu'il
ne fût point ainsi mené par la ville, en la montre du
triomphe ; mais Émile, se moquant, comme il méritait, de
sa lâcheté et faiblesse de cœur, répondit : « Cela aupara­
» vant était, et encore est en sa puissance, s'il veut », lui
donnant assez à entendre qu'il devait plutôt choisir la
PAUL-ÉMILE

mort, que de souffrir, lui vivant, une telle ignominie ;


mais il n'eut onques le cœur de ce faire, tant il était lâche,
mais, attendri par je ne sais quelle espérance, aima mieux
être lui-même partie de ses propres dépouilles.
LVII. Après tout cela, suivaient quatre cents cou­
ronnes d'or, que les villes et cités de la Grèce avaient
envoyées par ambassadeurs exprès à Émile pour honorer
sa vitl:oire; et puis tout d'une suite, lui-même venait après,
monté dessus son char triomphant, lequel était accoutré
et orné très magnifiquement. Si était chose très belle à
voir; car, outre ce que de lui-même il était très digne
d'être regardé, quand il n'y eût eu que sa seule personne,
sans toute cette grande pompe, et tant de magnificence,
il était vêtu d'une robe de pourpre rayée d'or, et portait
en sa main droite un rameau de laurier, comme aussi fai­
sait toute son armée, laquelle, départie par bandes et
compagnies, suivait le chariot triomphal de son capitaine,
où aucuns des soudards allaient chantant quelques chan­
sons de vitl:oire que les Romains ont accoutumé de chan­
ter en tel cas, mêlant parmi quelques brocards et traits
de risée [ sur leur capitaine]; et les autres disaient des
chants de triomphe à l'exaltation et louange des faits vic­
torieux d'Émile, lequel était publiquement loué, béni et
honoré de tout le monde, et de nul homme de bien haï
ni envié, si ce n'e� qu'il y ait quelque dieu duquel le
propre office soit d'ôter toujours et retrancher quelque
chose des trop grandes et excessives prospérités
humaines, en mêlant et diversifiant la vie de l'homme du
sentiment de bien et de mal, afin qu'il n'y en ait pas un
qui la passe entièrement pure et nette de tout malheur,
mais que, comme dit Homère43 , ceux-là soient réputés
bienheureux, auxquels la fortune a contrepesé le bien avec
le mal. Ce que je dis, pour autant qu'Émile avait quatre
fils, deux qu'il avait donnés à adopter en autres familles
et maisons, Scipion et Fabius, comme nous avons déjà
dit ailleurs auparavant; et deux autres qu'il avait eus
d'une seconde femme, lesquels il retenait pour lui en sa
maison, et étaient encore tous deux fort jeunes, dont l'un
mourut en l'âge de quatorze ans, cinq jours avant le
triomphe de son père, et l'autre mourut aussi trois jours
après la pompe du triomphe, en l'âge de douze ans, tel­
lement qu'il n'y eut si dur cœur en toute la ville de Rome,
à qui ce grand accident ne fît pitié, et à qui cette cruauté
608 PAUL- É MILE
de la fortune ne fît frayeur et horreur, ayant été si impor­
tune que de mettre en une maison triomphale, pleine
d'honneur et de gloire, de sacrifices et de liesse, un si
piteux deuil, et mêler des regrets et des lamentations de
mort parmi des cantiques de triomphe et de viétoire.
LVIII. Ce néanmoins, Émile, prenant les choses au
droit point de la raison, estima qu'il ne fallait pas user de
la constance et magnanimité contre les épées et les piques
des ennemis seulement, mais aussi contre toute adversité
et hostilité de la fortune également. Si compensa et
contrepesa si sagement le mélange de ses aventures pré­
sentes avec les prospérités passées, que, trouvant le mal
effacé par le bien, et le privé par le public, il n'abaissa point
la grandeur ni ne macula point la dignité de son triomphe
et de sa viétoire; car, ayant enseveli le premier de ses
enfants, il ne laissa pas pour cela de faire sa triomphale
entrée, comme nous avons écrit; et, le second étant aussi
décédé après son triomphe, il fit assembler le peuple
romain, et, en pleine assemblée de toute la ville, fit une
harangue, non point d'homme qui eût besoin d'être
consolé ni réconforté, mais plutôt qui réconfortait ses
citoyens, passionnés et dolents pour le malheur qui lui
était advenu. Car il leur dit : « <2!:!e des choses pures
» humaines, il n'en avait jamais craint pas une; mais des
» divines, qu'il avait toujours fort redouté la fortune,
» comme celle où il y avait bien peu de fiance, à cause de
» son inconstance et de sa muable variété, mêmement en
» cette dernière guerre, en laquelle, l'ayant continuelle­
» ment eue favorable, comme quand on a le vent en
» poupe, il attendait toujours quelque reflux, par manière
» de parler, et quelque mutation de sa faveur. Car je tra­
» versai, dit-il, en allant, le gouffre de la mer Adriatique44
» depuis Brindes jusqu'à Corfou, en un seul jour, et de
» là, en cinq jours, me trouvai en la ville de Delphes, où
» je sacrifiai à Apollon; dans cinq autres jours, j'arrivai
» en mon camp, où je trouvai mon armée en la Macé­
» doine; et, après avoir fait les sacrifices et cérémonies
» ordinaires pour la purification d'icelle, je commençai
» incontinent à mettre la main à l'œuvre, si bien qu'en
» quinze autres jours suivants, je mis fin très honorable
» à toute cette guerre. Mais, me défiant toujours de la
» fortune, voyant une si grande prospérité en tout le
» cours de mes affaires, et considérant qu'il n'y avait plus
P A U L-ÉMILE 609

» d'ennemis ni d'autres périls par-delà que je dusse


» craindre, je craignais fort qu'elle ne se changeât à mon
» retour, quand je serais sur la mer en ramenant une si
» belle armée viB:orieuse, avec tant de dépouilles et tant
» de princes et de rois prisonniers ; et néanmoins, étant
» arrivé à port de salut, et voyant toute cette ville à mon
» retour pleine de réjouissance, de fêtes et de sacrifices,
» j'avais encore toujours la fortune suspeB:e, sachant très
» bien qu'elle n'a point accoutumé de gratifier si libérale­
» ment aux hommes, ni leur oB:royer choses si grandes
» nettement, sans qu'il y ait ne sais quoi d'envie, mêlé
» parmi ; ni jamais mon esprit, étant toujours en transe
» aux écoutes de l'avenir pour le regard du bien public,
» n'a jeté cette crainte arrière de soi, que je ne me sois vu
» tombé en ce malheur et calamité domestique, qu'il m'a
» fallu aux jours sacrés de mon triomphe, ensevelir coup
» sur coup de mes propres mains mes deux jeunes
» enfants, que j'avais seuls retenus pour la succession de
» mon nom et de ma maison. Pourtant me semble-t-il
» maintenant que je suis hors de tout danger, au moins
» quant au regard de ce qui m'est le principal, et corn­
» mence à m'assurer et me confirmer en cette espérance,
» que cette bonne fortune nous demeurera ferme désor­
» mais, sans crainte d'aucun sinistre accident, parce qu'elle
» a assez contrepesé la faveur de la viB:oire qu'elle vous a
» donnée, par l'envie du malheur dont elle a affligé moi et
» les miens, en rendant le vainqueur et triomphateur non
» moins notable exemple de la misère et de l'imbécillité
» humaines, que le vaincu qui a été mené en triomphe,
» excepté que Persée, tout vaincu qu'il est, à tout le
» moins a ce réconfort de voir encore ses enfants, et le
» vainqueur Émile a perdu les siens'5 • »
LIX. Tel fut le sommaire de la harangue généreuse
et procédante d'_une vraie et non feinte magnanimité, que
prononça lors Emile devant le peuple romain. Et com­
bien qu'il eût compassion en son cœur de voir l'étrange
changement de la fortune du roi Persée, et qu'il désirât
fort lui pouvoir aider, il ne put onques faire autre chose
pour lui, que de le faire transporter de la prison publique,
que les Romains appellent Carcer, en une maison plus
nette et plus douce et gracieuse demeure ; là où, étant
étroitement gardé, il se fit lui-même mourir en s'abste­
nant de manger, ainsi comme la plupart des historiens
610 PAUL-ÉMILE

l'écrit. Toutefois il y en a quelques-uns qui écrivent une


bien nouvelle et étrange sorte de sa mort ; car ils disent
que les soudards qui le gardaient, ayant conçu quelque
dépit et quelque haine à l'encontre de lui, et voyant qu'ils
ne lui pouvaient faire autre mal ni autre déplaisir, l'em­
pêchèrent de dormir, prenant soigneusement garde
quand le sommeil lui venait, et le gardant de pouvoir
clore l'œil, en le contraignaqt par toute voie et tout
moyen de veiller et demeurer sans dormir, jusques à ce
que, ne pouvant plus durer en tel état, il y mourut. Aussi
moururent deux de ses enfants ; mais le troisième, nommé
Alexandre, devint bon ouvrier à besogner du tour et de
menuiserie, et apprit les lettres et la langue romaine,
laquelle il sut si bien écrire, que depuis il servit de scribe
et de greffier aux magistrats de Rome, et se porta fort
sagement et dextrement en cet office.
LX. Au demeurant, on ajoute à cette belle conquête
du royaume de la Macédoine, que conquit Émile, une
autre grâce qui le rendit fort agréable au commun peuple ;
c'est qu'il apporta tant d'or et d'argent au trésor de
l'épargne à Rome46, qu'il ne fut onques depuis besoin
que le peuple contribuât rien jusques au temps et à
l'année que Hirtius et Pansa furent consuls, qui fut envi­
ron le commencement de la r.remière guerre d'Auguste
et d'Antoine47 • Et davantage tl y a encore cela de propre
et de singulier en Émile, que, combien qu'il fût grande­
ment aimé, révéré et honoré du commun peuple, il
demeura toujours néanmoins du parti du sénat et de la
noblesse, et ne dit ni ne fit onques chose populaire pour
acquérir la grâce de la commune, mais se rangea toujours
du côté des gens de bien et des nobles en tout ce qui
concerna le gouvernement de la chose publique ; ce que
depuis Appius reprocha à son fils Scipion l'Africain ; car,
étant les deux premiers hommes de leur temps, et pour­
suivant tous deux ensemble l'office de censeur, Appius
avait autour de lui, pour favoriser sa poursuite, tout le
sénat et toute la noblesse, comme de toute ancienneté la
famille des Appiens avait aussi toujours tenu ce parti-là.
Et Scipion l'Africain, encore qu'il fût grand de soi-même,
avait néanmoins été de tout temps fort aimé, porté et
favorisé du commun peuple ; à raison de quoi, quand
Appius le vit entrer en la place, suivi et accompagné de
gens de petite qualité et basse condition, comme ceux qui
PA UL-ÉM I L E 61 1

autrefois avaient été serfs, mais qui, au demeurant, enten­


daient très bien comment il fallait conduire telles bri� ues,
faire amas de commune, et par importunités de crteries
et de voies de fait, si métier était, obtenir ce qu'ils vou­
laient aux �ssemblées de ville, il se prit à écrier tout haut :
« 0 Paul-Emile ! tu as bien maintenant cause de soupirer
» et de gémir sous la terre où tu es, voyant comme un
» sergent Émilius, et un séditieux criard Licinius'8 ,
» conduisent ton fils à la dignité de censeur. »
LXI. Et, quant à Scipion, il fut ainsi bien voulu du com­
mun peuple, parce qu'il lui favorisa toujours en toutes
choses; mais Emile, encore qu'il tînt toujours le parti de
la noblesse, ne fut pas pourtant moins aimé du commun
populaire que ceux qui le flattaient, et qui disaient et fai­
saient toutes choses pour lui agréer et complaire. Ce que
le peuple témoigna, tant par autres honneurs et offices
qu'il lui conféra, que par cette dignité de censeur qu'il
lui donna; car c'était lors le plus saint magistrat, et qui
avait plus de puissance et d'autorité que nul autre, même­
ment quant à l'inquisition et réformation des mœurs d'un
chacun; parce qu'il était loisible aux censeurs de dégra­
der et ôter du sénat un sénateur qui se gouvernait indi­
gnement et autrement qu'il ne convenait à la dignité de
l'État, et de nommer et déclarer prince du sénat celui
qu'ils jugeaient le plus homme de bien. Davantage ils
avaient pouvoir de priver les jeunes hommes qui vivaient
dissolument, du cheval qu'ils avaient, entretenu aux
dépens de la chose publique. �i plus est, ce sont ceux
qui font la prisée des biens d'un chacun citoyen, et le
dénombrement du peuple, tenant registres du nombre
des personnes qui se trouvent à chaque description. Si
furent nombrés par la description et l'enrôlement qu'Émile
lors en fit, trois cent trente sept mille quatre cent cin­
quante-deux hommes, et nomma prince du sénat Marcus
Emilius Lépide qui déjà par quatre fois avait eu cet
honneur-là, et ôta du sénat trois personnages qui n'étaient
pas de grande qualité; et gardèrent semblablement
pareille modération, lui et son compagnon Martius
Philippe, à la revue et montre des chevaliers romains.
LXII. Puis, après avoir ordonné et disposé des plus
grandes et principales charges de son état, il tomba en
une maladie, laquelle du commencement sembla bien
dangereuse, mais à la fin il n'y eut autre péril, sinon
612 P A UL -ÉM I L E

qu'elle fut longue et malaisée à guérir ; et lui ayant les


médecins conseillé qu'il se retirât en une ville d'Italie qui
se nomme Vélia, il s'embarqua sur mer et y alla, où il
demeura longuement, faisant sa résidence en des mai­
sons de plaisance le long de la marine, en grand repos et
hors de tout bruit. Mais pendant ce temps de son absence
les Romains le regrettèrent souvent, et, étant assemblés
aux théâtres pour voir l'ébattement des jeux, jetèrent par
plusieurs fois des cris, par lesquels ils montraient avoir
grand désir de le revoir. Parquoi étant le temps échu
auquel il fallait nécessairement faire un certain sacrifice
annuel, avec ce qu'il lui semblait qu'il se trouvait déjà
assez bien de sa personne, il s'en retourna à Rome, où il
fit le sacrifice avec les autres prêtres, ayant le peuple
romain épandu tout à l'entour de lui, faisant grande et
évidente démonstration de joie pour son retour, et le
lendemain il fit un autre sacrifice particulier pour rendre
grâces aux dieux du recouvrement de sa santé ; puis, le
sacrifice achevé, il s'en retourna en sa maison, où il se
mit à table, et, sans que l'on eût aperçu auparavant ni
qu'on se fût douté d'aucune altération ni changement en
sa personne, il lui prit tout soudain une rêverie et un
desvoiement_ d'entendement, auquel il mourut trois jours
après, n'ayant besoin ni défaut de chose quelconque,
qu'on estime nécessaire à rendre les hommes heureux en
ce monde ; car il ne fut pas jusques au convoi de ses funé­
railles qui ne fût très honorable, et y fut sa vertu décorée
de très beaux et très glorieux ornements, qui n'étaient
point or, argent, ni ivoire, ni toute autre telle somptuo­
sité et magnificence d'appareil ; mais l'amour et bienveil­
lance et reconnaissance de ses bienfaits, que montraient
avoir envers sa mémoire non seulement ses citoyens,
mais aussi les ennemis ; car tous ceux qui par cas d'aven­
ture se rencontrèrent lors à Rome, venus ou de l'Es­
pagne, ou du pays des Génois48 , ou de la Macédoine, les
uns, jeunes et forts, se mirent volontairement d'eux­
mêmes sous le lit où était le corps, pour aider à le porter,
et les vieux allèrent après suivant le convoi, en appelant
Émile le bienfaiteur, le sauveur et le père de leur pays ;
parce que non seulement il les avait traités doucement
et gracieusement lorsqu'il les avait subjugués et con quis ;
mais aussi tout le reste de sa vie avait toujours continué
à leur faire quelque plaisir, et à épouser leurs affaires, ni
P A U L -É M I L E

plus ni moins que si c'eussent été ses alliés ou ses proches


parents. Tout son bien après sa mort monta à peine
jusques à la somme de trois cent soixante et dix mille
drachmes d'argent, dont furent héritiers ses deux fils 50 ;
mais le plus jeune, qui était Scipion, laissa le tout à son
frère aîné Fabius , parce qu'il était adopté en une maison
trop plus riche, qui était celle du grand Scipion l'Afri­
cain. Telles ont été la vie et les mœurs de Paul-Émile51 •
COMPARAISON
DE TIMOLÉON AVEC PAUL-ÉMILE

I. Ayant donc ces deux personnages été tels, selon que


l'on trouve par les histoires, il est tout évident qu'en les
conférant l'un avec l'autre, l'on n'y trouvera pas beau­
coup de différences ni de dissimilitudes entre eux; car
premièrement les guerres qu'ils ont conduites ont été
contre grands et renommés adversaires, l'un contre
les Macédoniens, et l'autre contre les Carthaginois; et
leurs viél:oires fort notables; car l'un conquit le royaume
de Macédoine, qu'il ôta au septième roi, qui le tenait par
succession de père en fils depuis le grand Antigone; et
l'autre chassa tous les tyrans de la Sicile, et remit en
liberté toutes les villes et toute l'île entièrement. Si
d'aventure quelqu'un ne voulait dire qu'il y eût entre
eux cette différence qu'Émile combattit à l'encontre de
Persée lorsqu'il avait toutes ses forces entières, et qu'il
avait auparavant battu les Romains en plusieurs ren­
contres, là où Timoléon s'attacha à Denys, lorsqu'il
était de tout point désespéré, rompu et ruiné; et à
l'opposite aussi pourrait-on dire, à l'avantage de Timo­
léon, qu'il défit plusieurs tyrans et une très grosse
puissance des Carthaginois, avec une bien petite troupe
de gens, et encore tels quels, non pas, comme Émile,
avec une grosse armée de combattants bien aguerris,
adroits aux armes, et exercités en la discipline militaire,
mais avec gens ramassés de toutes pièces, combattant
pour la solde, dissolus, et ayant accoutumé de ne faire
à la guerre sinon cc qui leur plaisait; car là où les exf loits
et beaux faits sont pareils, et les moyens inégaux, i faut
confesser que la louange en est due au capitaine.
Il. L'un et l'autre garda ses mains pures et nettes dans
les charges qu'ils manièrent; mais il semble qu'Émile y
vint ainsi préparé et formé par les lois et par la bonne
police et discipline de son pays ; et que Timoléon se ren-
T I M OLÉON E T PAU L-ÉMIL E 61 5

dit et forma de soi-même tel; ce qui se peut prouver,


parce que tous les Romains en ce temps-là étaient ainsi
bien conditionnés et incorrompables, gardant tous les
ordonnances de leur pays, et craignant leurs lois et leurs
citoyens; là où, au contraire, des capitaines grecs qui
vinrent lors ou furent envoyés en la Sicile, il n'y en eut
pas un qui ne devînt incontinent corrompu, aussitôt
qu'il y eut mis le pied, excepté Dion seulement, et encore
soupçonnait-on qu'il aspirait et prétendait à ne sais quelle
seigneurie et principauté, et qu'il projetait en son enten­
dement d'établir à Syracuse ne sais quel royaume sem­
blable à celui de Lacédémone. Et écrit l'historien Timée
que les Syracusains renvoyèrent Gylippe honteusement
et ignominieusement en sa maison pour son insatiable
avarice, et pour les grands larcins qu'il avait commis en
sa charge; plusieurs autres semblablement ont écrit les
grandes déloyautés et méchancetés que commirent Pha­
rax, Spartiate, et Callipe, Athénien, prétendant tous
deux et tâchant à se faire seigneurs de Syracuse; et tou­
tefois quels personnages étaient-ils, et quels moyens
avaient-ils pour lesquels ils eussent dû mettre en leurs
fantaisies de telles espérances et telles entreprises ? attendu
que l'un suivit et servit Denys après qu'il eut été chassé
et déjeté de Syracuse, et l'autre était capitaine d'une
compagnie de gens de pied seulement, de ceux qui vin­
rent avec Dion. Et, au contraire, Timoléon fut envoyé
pour être capitaine général des Syracusains, à leur ins­
tance grande et urgente poursuite; et, n'ayant point
besoin de pourchasser et chercher, mais seulement de
retenir la puissance que volontairement on lui mettait
entre les mains, il quitta de son bon gré franchement
son état, sa charge et son autorité, aussitôt qu'il eut
défait et ruiné eux qui voulaient injustement dominer.
III. Bien est-ce chose qui fait grandement à louer et
magnifier en Paul-Émile, que, pour avoir conquis un si
grand et si opulent royaume, jamais il n'en augmenta son
bien de la valeur d'une seule drachme d'argent, ni n'en
vit ni mania denier quelconque, combien qu'il en donnât
et départît largement aux autres; non que je veuille par
cela dire que Timoléon mérite d'être repris de ce qu'il
accepta une belle maison que les Syracusains lui don­
nèrent en leur ville, et une belle possession aux champs;
car en telles choses il n'est point déshonnête de recevoir,
616 T I M O L É O N E T PA UL-ÉMILE

mais encore est-il plus honnête de ne point prendre; et


est une excellence de vertu, qui montre qu'elle ne veut
rien recevoir, prendre, ni accepter, encore là où juste-·
ment elle le peut faire. Et s'il est ainsi que, comme le
corps est plus fort et mieux composé qui supporte mieux
les mutations de l'ardeur du chaud et de la rigueur du
froid, aussi l'âme est bien plus ferme et plus forte qui
ne s'élève ni ne s'enorgueillit point pour aucune prospé­
rité, ni aussi ne s'abaisse point pour quelconque adver­
sité ; il semble qu'Émile en cela a été plus parfait, qu'il
ne se montra pas de cœur moins grand ni moins grave
et constant en la patience qu'il eut de supporter ver­
tueusement le dur inconvénient qu'il lui advint, quand
il perdit coup à coup ses deux enfants, qu'il avait fait
en ses plus heureuses prospérités ; là où Timoléon, au
contraire, ayant fait un aél:e généreux encontre son propre
frère, ne f ut pas avec la force de la raison vaincre la pas­
sion qu'i en sentit ; mais, abattu de regret et de repen­
tance qu'il en eut, demeura depuis l'espace de vingt ans
durant, sans oser soi trouver seulement sur la place, ni
s'entremettre aucunement des affaires de la chose
publique. Or faut-il bien soigneusement se garder et
avoir honte des choses laides, deshonnêtes et mal faites ;
mais aussi avoir crainte de toute sorte de reproche, et
de toute mauvaise opinion du monde, est bien signe
d'une nature simple, douce et débonnaire, mais qui a
faute de magnanimité.
VIE DE PÉLOPIDAS

I. De la témérité et du mépris de la mort. VI. Naissance et noblesse


de Pélopidas. Sa libéralité. VII. Son mariage. VIII. Caraaères
de Pélopidas et d' Épaminondas. IX. Leurs liaisons et leur amitié.
X. L'autorité usurpée dans Thèbes. Pélopidas dt banni. XII. Il
s'occupe dans Athènes d'affranchir sa patrie. XIII. Complot qu'il
forme. XXIV. Son succès. Pélopidas et les principaux conjurés
nommés capitaines de la bande sacrée, et gouverneurs de la
Béotie. XXV. Leur exploit comparé avec celui de Thrasybule,
qui délivra Athènes. XXVI. Les Lacédémoniens portent la
guerre en Béotie. Les Athéniens abandonnent les Thébains.
XXVII. Politique de Pélopidas. X XIX. Les Thébains ont l'avan­
tage sur les Lacédémoniens. Bataille de Tégyre. XXXIII. Origine
de la bande sacrée. XXXVII. Bataille de Leuares. XL. Viaoire
d' Épaminondas et de Pélopidas. XLI. Ils entrent dans le Pélo­
ponèse, et vont attaquer Sparte. XLIII. Accusation intentée
contre É paminondas et Pélopidas, pour avoir gardé le gouver­
nement. XLIV. Inju�ice de l'orateur Ménéclides. Pélopidas le
fait condamner. XL VII. Thèbes envoie Pélopidas au secours de
la Thessalie. XLVIII. Il passe dans la Macédoine pour pacifier
des différends entre Ptolémée et Alexandre, roi de Macédoine.
XLIX. Il e� envoyé en qualité d'ambassadeur dans la Thessalie,
pour de nouvelles difficultés qui s'étaient élevées. L. Alexandre,
tyran de Phères, l'arrête prisonnier. LIII.Thèbes fait redemander
inutilement Pélopidas. É paminondas marche pour le délivrer
et le ramène. LIV. Il e� envoyé en ambassade à Artaxerce, roi de
Perse. LV. Son succès. LVII. La Thessalie le redemande pour
l'opposer aux vexations du tyran de Phères. LVIII. Il arrive à
Pharsale. LIX . Bataille où Pélopidas clt tué. LXI. Deuil de
l'armée. LXII. Pompe des funérailles. LXIV. Les Thébains font
marcher une armée contre le tyran de Phères, qui e� obligé de
recevoir la loi. LXV. Il e� égorgé dans une conspiration formée
par sa femme.
r
De la année de la 99• olympiade à la 1 re de la 1 04• ; J64 ans avanJ
]ésm-Chrif/.

1. L'ancien Caton répondit un jour à quelques-uns qui


haut louaient un personnage hasardeux outre mesure, et
hardi sans discrétion dans les périls de la guerre, qu'il y
PÉL O PI D AS

avait grande différence entre estimer beaucoup la vertu,


et peu sa vie; ce qui fut sagement dit à lui1 . Et à ce
propos on raconte que le roi Antigone avait à son service
un soudard, entre autres, fort aventureux, mais, au
demeurant, mal sain de sa personne, et gâté dans le
corps. Le roi lui demanda un jour d'où procédait qu'il
était ainsi pâle, et avait si mauvaise couleur. Le soudard
lui confessa que c'était pour une maladie secrète, qu'il ne
lui osait bonnement déclarer. �oi entendu, le roi com­
manda expressément à ses médecins et chirurgiens qu'ils
avisassent que c'était, et, s'il y avait aucun moyen de le
guérir, qu'ils y employassent toute la diligence qu'il leur
serait possible à le bien panser; comme ils firent; telle­
ment que le soudard recouvra sa santé; mais, guéri qu'il
fut, il ne se montra plus si gentil compagnon, ni si aven­
tureux aux dangers de la guerre, comme il faisait aupa­
ravant; de manière qu'Antigone même, s'en étant aperçu,
l'en reprit un jour, en lui disant qu'il s'émerveillait fort
de voir un si grand changement en lui; dont le soudard
ne lui cela point l'occasion, mais lui dit : « Vous m'avez,
» sire, vous-même rendu moins hardi que je n'étais, en
» me faisant panser et guérir des maux pour lesquels je
» ne tenais compte de ma vie2 • »
Il. A quoi se rapporte aussi le dire d'un Sybaritain
touchant la manière de vivre des Lacédémoniens : « �e
» ce n'était pas de merveille s'ils avaient si grande envie
» de mourir à la guerre, pour se racheter de tant de tra­
» vaux, et se délivrer d'une si âpre et si austère façon de
» vie qu'était la leur. » Mais il ne se faut pas ébahir si les
Sybaritains, hommes efféminés et fondus en délices et
voluptés, estimaient 9ue ceux qui ne craignaient point
la mort, pour le désir qu'ils avaient de bien faire, et
l'affeél:ion qu'ils portaient à leur devoir, eussent en haine
la vie; ce qui était faux des Lacédémoniens, car ils réfé­
raient le vivre et le mourir volontiers à l'exercice de
vertu, ainsi comme le témoigne ce blason funéral :
Ces morts ici n'eurent one cette foi,
�c le mourir ni le vivre de soi
Fùt hcau ni bon , mais bien le savoir faire
Et l'un et l 'autre à droit en bonne affaire'.

III. Aussi, à la vérité, fuir la mort n'est point de soi


répréhensible, moyennant que ce soit sans lâcheté de
PÉL O PIDAS

cœur; ni l'attendre louable, si c'est avec un nonchaloir


et mépris de la vie. Voilà pourquoi Homère décrit tou­
jours les plus vaillants et les plus hardis hommes les
mieux armés, quand il est temps de combattre. Et ceux
qui ont fait et établi les lois des Grecs punissent celui qui
jette et abandonne son bouclier, non pas son épée ni sa
lance4 ; parce que l'on doit premièrement penser de soi
défendre que d'offenser son ennemi, mêmement ceux
qui ont en main le gouvernement de tout un État ou de
toute une armée. Car si la comparaison que faisait le
capitaine athénien Iphicrate est vraie, quand il disait
qu'en un exercite les avant-coureurs armés à la légère
ressemblent aux mains, la gendarmerie5 aux pieds, le
bataillon des gens de pied à l'estomac et à la poitrine, et
le capitaine à la tête du corps humain, il semble que le
capitaine qui se hasarde trop, et se jette en danger sans
propos, n'est pas nonchalant de sa vie seulement, mais
aussi de tous ceux dont le salut dépend de lui; et sem­
blablement au contraire, qu'en ayant soin de la sûreté de
sa personne, il a soin aussi de tous ceux qui sont sous lui.
IV. Parquai Callicratidas, capitaine lacédémonien,
encore qu'au demeurant il fût un grand personnage, ne
répondit pas sagement au devin qui lui dénonça et prédit
qu'il se donnât de garde, parce que les signes et présages
des sacrifices le menaçaient de mort : « Sparte, dit-il, ne
» dépend pas d'un homme seul. » Car il est vrai que, pour
combattre de la main par mer ou par terre, Callicratidas
n'était rien plus qu'un seul homme voirement; mais,
comme capitaine, il avait toute la force et puissance
entière de son armée unie et assemblée en soi; ainsi
n'était-il pas un homme seul, puisque tant d'autres péris­
saient avec lui. Mais au contraire le vieil Antigone, étant
sur le point de donner une bataille navale près l'île
d'Andros, répondit bien mieux à un qui lui disait que les
ennemis avaient beaucoup plus de vaisseaux que lui. « Et
» moi, dit-il, pour combien de vaisseaux me comptes-tu ? »
car il faisait très bien de mettre en grand compte la
dignité du capitaine, mêmement quand elle est conjointe
avec prouesse et expérience, dont le premier chef-d'œuvre
est sauver celui qui doit sauver tous les autres. Pourtant
Timothée, ainsi comme Charès montrait un jour publi­
quement aux Athéniens les cicatrices de plusieurs bles­
sures qu'il avait reçues en sa personne, et son pavois aussi
620 PÉLOPIDAS

faussé et percé de plusieurs coups de pique. « J e suis,


» dit-il, tout au contraire; car lorsque je tenais la ville de
» Samos assiégée, j'eus grande honte de ce qu'un coup de
» trait, tiré des murailles de la ville, vint tomber tout
» auprès de moi, parce que je m'étais trop avancé en
» jeune homme, et hasardé plus témérairement qu'il ne
» convenait au chef d'une si grosse armée. » Car, quand
il sert de beaucoup pour tout le demeurant, et qu'il est
de grande importance que le chef de l'armée s'expose au
péril, alors doit-il la tête baissée employer sa main et sa
personne sans point s'épargner, et ne s'arrêter point aux
paroles de ceux qui vont disant qu'un bon et sage capi­
taine doit mourir de vieillesse, ou pour le moins vieux;
mais là où il n'en peut advenir que peu d'avantage s'il lui
succède bien, et au contraire perte universelle du total s'il
lui échet mal, jamais homme sage ne requerra ni ne sera
d'avis qu'il fasse aél:e de soudard privé qui porte avec
soi péril de perdre un capitaine en chef.
V. Si m'a semblé bienséant faire cette préface devant
les vies de Pélopidas et de Marcellus, qui tous deux ont
été grands personnages, et tous deux sont morts autre­
ment qu'ils ne devaient; car, ayant tous deux été très
vaillants hommes les armes au poing, et tous deux ayant
honoré leur pays de très glorieuses viél:oires, et, qui plus
est, contre de très redoutés ennemis; parce que l'un fut
le premier, à ce que l'on dit, qui rompit Annibal, lequel,
jusques à ce jour-là, s'était toujours maintenu invincible;
et l'autre défit en bataille rangée les Lacédémoniens, qui
pour lors commandaient en toute la Grèce, tant par mer
que par terre; et tous deux perdirent leurs vies sans
propos, pour s'être trop témérairement hasardés, lorsque
leurs pays avaient plus grand besoin de tels hommes et
de tels capitaines comme eux. C'est la cause pour laquelle
nous, suivant les similitudes qui ont été entre eux, avons
assorti et comparé leurs vies l'une avec l'autre.
VI . Pélopidas donc, fils d'Hippoclus, était de l'une
des plus nobles maisons de la ville de Thèbes, comme
Épaminondas, et, ayant été nourri en grande opulence,
vint à être héritier de sa maison, qui était riche et puis­
sante dès sa première jeunesse. Si montra incontinent
avoir volonté de secourir du sien ceux qui en avaient
besoin, et qui en étaient dignes, pou r donner à connaître
qu'il était véritablement maître et seigneur, non point
PÉLOPIDAS

serviteur de ses biens ; à cause que d e l a plupart des


hommes riches, les uns n'usent point de leurs richesses,
parce qu'ils sont avaricieux, comme dit Aristote, et les
autres en abusent, parce qu'ils sont abandonnés à leurs
plaisirs; ainsi sont-ils serfs toute leur vie, les uns des
voluptés, et les autres des négoces et du gain. Ce que
connaissant tous ses autres amis, en le remerciant, usèrent
franchement de sa bénignité et libéralité envers eux,
excepté Épaminondas, auquel seul il ne put jamais faire
rien prendre de ses biens, mais, au contraire, Pélopidas
lui-même reçut de lui la volonté d'imiter sa pauvreté, en
ce qu'il prit plaisir et fit gloire de se vêtir simplement,
manger sobrement, travailler volontiers, et faire la guerre
ouvertement, étant tel comme le poète Euripide décrit
Capanée, quand il dit de lui :

Il était riche et en biens opulent;


Mais pour cela de rien plus insolent•.

Car il eût eu honte si le plus pauvre homme de la ville de


Thèbes se fût passé à moins que lui pour sa personne.
VII. Or, quant à Épaminondas, la pauvreté lui était
toute familière et héréditaire de père en fils ; il est bien
vrai qu'il se la rendit encore plus légère et plus aisée à
supporter par l'étude de la philosophie, à laquelle il
s'adonna, et parce que dès son jeune âge il choisit une
vie simple sans superfluité quelconque ; là où Pélopidas
prit femme de grande maison, de laquelle il eut des
enfants, et néanmoins ne fut pour cela de rien plus
attentif à conserver ou augmenter son bien, mais se
donna du tout à servir à la chose publique tant qu'il
vécut, de manière que ses facultés s'en diminuèrent, dont
ses plus familiers amis le reprenaient, en lui remontrant
qu'il avait grand tort de ne tenir autrement compte d'une
chose qui était si nécessaire, comme d'avoir des biens ;
et il leur répondit : « Nécessaire est-elle voirement, mais
» c'est à un tel que ce Nicodème », en leur montrant un
pauvre homme boiteux et aveugle? .
VIII. Si étaient tous deux également nés à toute vertu,
excepté que Pélopidas prenait plus de plaisir à exercer le
corps, et Épaminondas à exercer l'esprit et apprendre, de
manière que leur passe-temps, quand ils étaient de loisir,
à l'un était lutter, aller à la chasse, et faire tous tels exer-
622 PÉLO PI D A S

cices de la personne; e t à l'autre, ouïr, étudier et


apprendre toujours quelque chose de lettres et de philo­
sophie. Mais entre plusieurs belles et bonnes parties qui
leur ont apporté tant d'honneur et de gloire à tous deux,
les hommes de bon jugement ne trouvent rien de si
grand ni si louable, que d'avoir maintenu tout le long de
leur vie leur amitié et bienveillance inviolée depuis le
commencement jusques à la fin, parmi tant de combats,
tant de guerres, tant de charges d'armées, et tant d'affaires
de gouvernement qu'ils ont eues à démêler ensemble.
Car si l'on regarde les déportements d'Aristide et de
Thémistocle, de Cimon et de Périclès, de Nicias et d' Alci­
biade, en l'administration de la chose publique, comment
ils ont été pleins de dissensions, d'envies et de jalousies
des uns contre les autres; et puis, à l'opposite, que l'on
considère l'amour et l'honneur que se sont toujours
continuellement portés l'un à l'autre Pélopidas et Épami­
nondas, on trouvera sans point de doute que ceux-ci sont
bien plus di�nes d'être nommés frères d'armes, par
manière de dire, et compagnons de charges publiques,
que nuls de ces autres-là, lesquels ont toujours plus
étudié et plus travaillé à vaincre l'un l'autre, qu'à vaincre
leurs ennemis; duquel effet la cause véritable était la
seule vertu; parce que par leurs faits ils n'allaient point
cherchant ni gloire, ni richesse pour eux, à la convoitise
desquelles toujours est attachée la querelleuse et sédi­
tieuse envie; mais, s'étant tous deux enamourés, dès le
commencement, d'un amour, affeB:ion et charité divine,
qui était de voir leur pays très puissant et très florissant
par leur moyen et en leur temps, ils réputaient tous les
bons exploits l'un de l'autre servant à cet effet comme
leurs propres.
IX. Toutefois, la plupart des historiens estiment que
cette grande et véhémente amitié qu'ils se portaient l'un
à l'autre commença et procéda d'un voyage où ils furent
ensemble à Mantinée au secours des Lacédémoniens, qui
pour lors étaient encore alliés et confédérés des Thébains ;
car, étant rangés en bataille l'un auprès de l'autre entre
les gens de pied, contre les Arcadiens, qu'ils avaient en
front, il advint que la pointe de la bataille des Lacédé­
moniens en laquelle ils étaient recula, et y en eut p lu­
sieurs qui fuirent à val de route, mais eux, aimant mieux
mourir que fuir, se serrèrent ensemble, et firent tête à
PÉL O PIDAS

ceux qui les pressaient, jusques à ce que Pélopidas, étant


blessé en sept endroits tous par-devant, tomba finalement
dessus un monceau de morts, tant de leurs gens que des
ennemis, les uns parmi les autres; et lors Epaminondas,
encore qu'il le tînt pour mort, se jeta néanmoins au­
devant pour défendre le corps et les armes, et soutint
lui seul le combat contre plusieurs, aimant mieux mourir
que d'abandonner Pélopidas gisant entre les morts,
jusques à ce que lui-même, étant blessé d'un coup de
pique en l'estomac, et d'un coup d'épée au bras, n'en
pouvait presque plus, quand Agésipolis, le roi des Lacé­
démoniens, y survint de l'autre pointe de la bataille tout
à temps, qui les sauva tous deux hors de toute espérance.
X. Or, depuis cette bataille, les Lacédémoniens, de
paroles et en apparence, traitèrent bien les Thébains
comme leurs alliés, amis et confédérés; mais en effet et
à la vérité, ils commencèrent à avoir suspeB:e la puissance
et la grandeur de courage de cette cité, mêmement pour
une bande et compagnie qu'avaient mis sus Isménias et
Androclidas, de laquelle était aussi Pélopidas; parce qu'il
leur semblait que c'était chose trop populaire, et qui sen­
tait trop son désir de pleine liberté. Au moyen de quoi
il y eut trois personnages de la ville de Thèbes, Archias,
Léontidas et Philippe, hommes riches et puissants, qui,
ne se contentant pas d'être égaux aux autres citoyens,
persuadèrent à Phébidas, capitaine lacédémonien, qu'en
allant et venant par le pays de la Béotie avec armée, il se
saisît un jour du château de Thèbes qui s'appelait la
Cadmée, et que, chassant de la ville ceux qui lui vou­
draient contrarier, il mît le gouvernement des affaires
entre les mains d'un petit nombre des plus nobles, les­
quels feraient toutes choses à la dévotion et au plaisir des
seigneurs lacédémoniens. Ce que Phébidas fit, et exécuta
cette entreprise sans que les Thébains se doutassent de
rien, le jour de la fête que l'on appelle Thesmophoria8 ;
et, s'étant saisi de la forteresse, fit aussi prendre au corps
Isménias, et le mener à Lacédémone, là où peu de jours
après on le fit mourir; et Pélopidas, Phérénicus et Andro­
clidas, avec plusieurs autres, s'étant sauvés de vitesse,
furent bannis de Thèbes à son de trompe ; quant à Epa­
minondas, il demeura en la ville sans qu'on lui demandât
rien, parce qu'on le méprisait, comme personne de nul
effet, à cause qu'il était tant adonné à l'étude, et que,
PÉLOPIDAS

quand bien i l eût e u volonté d'attenter quelque chose,


il n'eût pu l'exécuter pour sa pauvreté.
XI. Les Lacédémoniens, cette surprise entendue, dépo­
sèrent bien Phébidas de sa charge, et le condamnèrent
en dix mille écus d'amende' ; mais néanmoins ils retinrent
toujours avec bonne garnison la forteresse de Cadmée en
leurs mains ; ce que toutes les autres villes et peuples
grecs trouvèrent fort étrange, qu'ils approuvassent le
fait, et néanmoins punissent celui qui l'avait fait. Ainsi
les Thébains, ayant perdu leur ancienne liberté, et étant
asservis par ces deux, Archias et Léontidas, de telle sorte
qu'ils n'avaient plus d'espérance de pouvoir jamais sortir
de cette tyrannie, ni de la ruiner, voyant qu'elle était
maintenue et défendue par les Lacédémoniens, si tout
ensemble on ne leur ôtait la seigneurie et domination
qu'ils avaient en toute la Grèce, tant par mer que par
terre ; toutefois Léontidas et ses adhérents, entendant
comme les bannis de Thèbes étaient à Athènes bienvenus
et vus de bon œil par la commune, et honorés de tous les
gens de bien, essaya de les faire secrètement occire par
aguet ; et, pour ce faire, envoyèrent à Athènes quelques
hommes inconnus, lesquels occirent en trahison Andro­
clidas, mais ils faillirent à tuer aussi les autres ; qui plus
e�, les Lacédémoniens écrivirent à ceux d'Athènes,
qu'ils n'eussent à recevoir les bannis de Thèbes ni à les
solliciter, mais plutôt à les détourner et chasser, comme
ceux qui, par leurs alliés, étaient juridiquement déclarés
ennemis communs.
XII. Ce nonoMtant, les Athéniens, outre ce que
l'humanité et bonté de tous temps leur a été comme natu­
relle, propre et née avec eux, voulant encore rendre la
pareilfe aux Thébains, qui avaient été principaux auteurs
ou moyéneurs de faire retourner et remettre sus l'auto­
rité du gouvernement populaire à Athènes, attendu qu'ils
avaient ordonné, par édit public, que si aucun Athénien
allait et venait par le pays de la Béotie portant armes
contre les trente gouverneurs tyrans qui tenaient la
liberté d'Athènes oppressée, il n'y eût aucun Béotien qui
fît semblant d'en rien voir ni rien ouïr, ni voulurent
faire aucun tort ni déJ? laisi r aux Thébains. Et cependant
Pélopidas, encore qu'il fût des plus jeunes, allait toujours
sollicitant chaque banni en particulier, et en commun fit
une harangue à tous en leur remontrant, que ce ne serait
PÉL O P I D A S
pas seulement lâcheté, mais méchanceté e t crime d e lèse­
majesté divine à eux, s'ils enduraient que leur pays
demeurât en telle servitude, et que des étrangers y
tinssent garnison pour les faire ployer sous le joug,
pendant qu'eux, se contentant de sauver leurs personnes,
et mettre leurs vies en sûreté, demeureraient oisifs à
Athènes, attendant ce qu'il plairait aux Athéniens ordon­
ner d'eux, et faisant la cour aux orateurs et à ceux qui,
par leur éloquence, savaient persuader ce qu'ils vou­
laient à la commune; et pourtant qu'il fallait tout hasarder
pour chose de si grande conséquence, à l'exemple de la
prouesse et hardiesse de Thrasybule, afin que, comme
lui, partant de Thèbes, chassa les tyrans qui oppressaient
Athènes, aussi eux, partant d'Athènes, délivrassent
Thèbes de servitude; et, après les avoir par ces remon­
trances tirés à son opinion, ils envoyèrent secrètement
devers leurs amis qui étaient demeurés à Thèbes, leur
faire entendre leur délibération, laquelle ils trouvèrent
bonne, tellement que Charon, qui était le plus apparent
de tous, promit bailler sa maison pour faire l'assemblée;
et Philidas trouva moyen de se faire greffier et secrétaire
de Philippe et d'Archias, qui lors étaient gouverneurs et
capitaines de la ville10 •
XIII. D'autre côté Épaminondas, sans faire semblant
de rien, avait de longue main conduit la pratique de lever
le courage aux jeunes hommes thébains; car, quand ils
passaient leur temps aux exercices du corps, il trouvait
moyen de les faire toujours coupler à la lutte aux Lacé­
démoniens; puis, quand il les voyait tous fiers de les
avoir portés par terre, et d'être les plus forts, il venait à
les tancer en leur disant qu'ils devraient avoir grande
honte de souffrir, à faute de cœur, que ceux-là leur
tinssent le pied sur la gorge, qui n'étaient pas à beaucoup
près si forts, si roides ni si robustes qu'eux. Si y eut un
jour préfix entre ceux de l'intelligence pour exécuter
l'entreprise, et fut avisé que Phérénicus avec les autres
bannis demeurerait attendant au bourg de Thriasium, et
que quelques-uns des plus jeunes et plus dispos pren­
draient le hasard d'aller devant pour entrer dans la villle,
à la charge que, si d'aventure ils étaient surpris par les
ennemis, tous les autres conjurés ensemble seraient tenus
de donner ordre que leurs pères et mères et leurs enfants
n'eussent faute de chose aucune qui leur fût nécessaire.
626 PÉLOPIDAS

XIV. Pélopidas fu t le premier qui se présenta à cette


corvée, et après lui Mélon, Démoclide et Théopompe,
tous hommes des premières maisons de Thèbes, qui
s'entr'aimaient bien les uns les autres, et qui pour rien
n'eussent fait l'un à l'autre un tour de déloyauté, encore
que de tout temps, il y eût entre eux une jalousie de gloire
et une contention d'honneur à qui emporterait le prix de
prouesse. Si furent douze en tout, lesquels, prenant congé
des autres, envoyèrent devant un messager à Charon,
pour l'avertir de leur venue, et se mirent en chemin ayant
de petits manteaux courts sur leurs dos, et menant des
chiens de chasse, et portant en leurs mains des étançons
à tendre les pans de rets, afin que ceux qui les rencon­
treraient par le chemin ne se doutassent point de leur
entreprise, et cuidassent qu'ils s'allaient ainsi promenant
par les champs, et chassant pour leur plaisir. �and le
messager qu'ils avaient envoyé devant fut arrivé en la
ville, et qu'il eut dit à Charon comme ils étaient par le
chemin, il ne fléchit point quant à lui, quoiqu'il appro­
chât du danger, mais en homme de bien persista en
l'offre qu'il avait faite, et dit qu'ils seraient les bienvenus
en sa maison; mais un autre, nommé Hipposthenidas,
qui n'était pas autrement mauvais homme, mais aimait
le bien et l'honneur de son pays, et si était ami des bannis,
mais il avait faute de cœur et de hardiesse, au moins telle
comme le point de l'occasion et de l'affaire qui lors se
présentait le requérait, tellement que la tête lui tourna,
par manière de dire, et le nez lui saigna quand il vint à
considérer et regarder de près la grandeur du péril où
il lui fallait promptement entrer, n'ayant jamais aupa­
ravant discouru à part soi en son entendement, qu'ils
ébranlaient en ce faisant tout l'empire des Lacédémo­
niens, et bâtissaient le fondement de la ruine de toute
leur p uissance sur la confiance d'un petit nombre de
banms, qui avaient bien peu de moyen. Parquoi retour­
nant en sa maison, il envoya soudainement l'un de ses
familiers vers Mélon et Pélopidas, leur dire qu'ils diffé­
rassent leur entreprise jusques à une autre meilleure occa­
sion, et que pour lors ils s'en retournassent à Athènes.
Celui qu'il y envoya se nommait Chlidon, lequel s'en
alla incontinent en grande h âte chez soi, et tirant son
cheval hors de l'étable, dit à sa fe mme qu'elle lui apportât
vitement la bride ; sa femme ne la pouvant trouver
P É L O PI D A S

promptement lui dit qu'elle l'avait prêtée à l'un de leurs


voisins; si se prirent à tancer du commencement l'un à
l'autre, et puis à s'entredire des injures, jusques à tant
que sa femme, le maudissant, pria aux dieux que malheu­
reux voyage pût-il faire pour lui et pour ceux qui l'y
envoyaient; tellement que ce Chlidon, ayant consumé
bonne partie de la journée à tancer et quereller avec sa
femme en colère, et aussi parce qu'il prenait à mauvais
présage les malédiél:ions et imprécations que sa femme
avait faites contre lui, il résolut en soi-même de n'y aller
du tout point, et se mit à faire quelque autre chose; tant
peu s'en fallut que l'entreprise d'un si digne et si glorieux
exploit ne fût rompue avant que commencée.
XV. Mais ceux qui étaient en la compagnie de Pélo­
pidas, prenant des robes de paysans, afin de n'être point
connus, se départirent pour n'entrer pas tous ensemble,
mais par diverses portes, dans la ville, qu'il était encore
jour. Or faisait-il d'aventure assez grand vent, et neigeait,
de manière que, pour autant que le temps commençait à
se troubler, la plupart du monde s'était retirée au-dedans
des maisons, ce qui servit beaucoup à ce qu'ils ne fussent
point découverts en entrant; et ceux qui étaient de leur
intelligence les recueillirent à mesure qu'ils arrivaient, et
les menèrent en la maison de Charon, où ils se trouvèrent
avec les bannis quarante et huit hommes seulement.
XVI. Au reste, quant aux tyrans, voici comment il
en allait; Philidas, le secrétaire, était de la conjuration,
comme nous avons dit, et savait toute la menée; au
moyen de quoi longtemps auparavant, il avait expressé­
ment convié Archias et sa compagnie à venir ce jour-là
souper et faire bonne chère en sa maison, leur ayant
promis qu'il ferait provision de femmes de plaisir, afin
que quand ils seraient bien ivres et bien plongés en leurs
voluptés, les conjurés en fissent plus aisément tout ce
qu'ils voudraient. Ainsi, étant le banquet commencé,
avant qu'ils eussent encore trop bu, on leur vint à
découvrir la vérité de la conjuration, non pas de point
en point comme tout en allait, ni comme chose certaine,
mais seulement qu'il était bruit que les bannis étaient
dans la ville, cachés en la maison de Charon. Philidas
voulut détourner ce propos; mais toutefois Archias
envoya l'un de ses archers à Charon, lui faire comman­
dement qu'il eût à s'en venir promptement devers lui.
628 PÉLOPIDAS

XVII. O r était-il déjà soir, e t s e préparaient Pélopidas


et sa compagnie pour aller exécuter leur entreprise, étant
tous armés, et ayant déjà pris leurs épées, quand tout
soudain on entendit battre fort à la porte, et accourut
quelqu'un de la maison, qui vint dire, tout effrayé, que
c'était un des satellites d' Archias, qui venait faire com­
mandement à Charon de s'en aller promptement devers
les gouverneurs. Si pensèrent incontinent que toute leur
entreprise fût découverte, et conséquemment eux perdus
avant que de pouvoir faire aucune preuve de leur vertu ;
toutefois ils furent tous d'avis que Charon obéît à ce
commandement, et qu'il se représentât devant les gou­
verneurs pour leur ôter tout soupçon. Si était bien
Charon autrement homme hardi, constant et assuré au
péril, quant à son regard ; mais toutefois il se trouva lors
étonné et fâché, craignant qu'il ne fût aucunement soup­
çonné d'avoir fait tour de trahison, s'il advenait que tant
de gens de bien et de si grands citoyens, auxquels il avait
prêté sa maison, fussent perdus. Parquoi, avant que sortir
de sa maison, il alla prendre en la chambre de sa femme
son fils, qui était encore enfant, mais beau et fort, plus
que nul autre de son âge, et le mit entre les mains de
Pélopidas, en le priant que, s'il connaissait qu'il leur eût
fait quelque trahison ou aucun tour de malengin, ils
fissent de cet enfant comme d'un ennemi, sans en avoir
aucunement pitié.
XVIII. Les larmes vinrent aux yeux de plusieurs des
conjurés, quand ils virent ce bon zèle et cette magnani­
mité de Charon, et le tancèrent tous de ce qu'il estimait
aucun d'eux si failli de cœur, et si épouvanté pour
quelque danger qui se présentât, qu'ils le soupçonnassent
ou accusassent de rien; et le prièrent en même temps de
ne laisser point cet enfant parmi eux, mais le faire retirer
quelque part hors du danger des tyrans, où il pût être
nourri, pour un jour faire la vengeance du tort qu'ils
auraient fait à eux et à leur pays. Charon leur répondit
qu'il ne l'ôterait point, et qu'il ne voyait point de vie ni
de salut plus heureux pour lui que de mourir sans infamie
avec son père et avec tant de gens de bien ses amis. Ainsi,
après avoir fait prière aux dieux de leur vouloir être en
aide, et avoir embrassé et réconforté tous les conjurés les
uns après les autres, il s'en alla, et par le chemin s'étudia
de composer tellement son visage, sa contenance et sa
P :É. L O P I D A S

parole, qu'il semblât penser plutôt à toute autre chose


qu'à celle qu'il avait en pensée de faire.
XIX. Q!and il fut à la porte du logis où se faisait le
festin, Archias et Philidas lui vinrent au-devant, qui lui
dirent : « Charon, qui sont ceux que l'on dit être entrés
» secrètement en cette ville, et qui sont cachés en quelque
» maison, ayant des bourgeois qui s'entendent avec eux ? »
Charon se troubla un peu du commencement, et leur
demanda : « Et quels gens sont-ce ? Q!i sont ceux qui
» les recèlent en cette ville ? » Mais, quand il vit que
Archias ne lui en savait rien déclarer de certain, il pensa
bien que la découverture lui en devait avoir été faite
par homme qui ne savait pas bien toute la trame de
l'entreprise. Si leur dit : « Gardez que ce ne soit quelque
» fausse alarme que l'on vous ait donnée pour vous
» étonner ; toutefois je m'en enquerrai; car, à toute aven­
» ture, c'est toujours le plus sûr de ne mettre rien en
» telles choses à nonchaloir. » Philidas répondit qu'il
disait vrai, et à tant ramena Archias en la salle, où il le fit
boire encore mieux que devant, entretenant toujours la
compagnie de l'espérance de ces femmes qui devaient
venir, et Charon, retournant en sa maison, trouva les
conjurés tous prêts et appareillés de mettre la main à
l'œuvre, non comme gens qui espérassent de sauver leurs
vies, ni de venir au-dessus de leurs ennemis, mais qui
étaient bien résolus de mourir vaillamment, et de vendre
leur mort bien chèrement ; si dit la vérité tout ainsi qu'elle
était à Pélopidas seul, et donna à entendre aux autres
qu'Archias l'avait envoyé quérir pour lui dire quelque
autre chose 1 1 •
XX. A peine était le danger de cette première tou r­
mente passé, que la fortune leur en envoya un autre ; car
il arriva, incontinent après, un messager venant d'Athènes
qui apporta à ce même Archias une lettre que lui écrivait
le grand pontife d'Athènes, qui s'appelait Archias comme
lui, et était son hôte et son ancien ami, dans laquelle il
lui écrivait, non une conjeB:ure simple, ni une suspicion
imaginée seulement, mais la conspiration de point en
point toute telle comme on la vit depuis. Si fut le mes­
sager conduit à Archias, qui était déjà ivre, et, en lui
donnant la lettre, lui dit : « Celui qui t'envoie cette mis­
» sive m'a expressément commandé de te dire que tu
» lises incontinent ce qu'il y a dedans, parce que c'est
P É L O PI D A S

» chose d e grande conséquence. » Archias, e n s e riant, lui


répondit : « A demain matin les affaires » ; et, prenant la
lettre, la mit dessous son chevet, puis retourna à conti­
nuer le propos qu'il avait commencé avec Philidas ; mais
depuis, cette parole est demeurée en usage entre les
Grecs, comme un proverbe commun : A demain matin
les affaires 12 •
XXI. �and donc il leur sembla être temps de com­
mencer à exécuter leur entreprise, ils se départirent en
deux bandes, et s'en allèrent les uns avec Pélopidas et
Damoclidas, pour assaillir Léootidas et Hypatus, à cause
qu'ils se tenaient l'un auprès de l'autre ; et les autres avec
Charon et Mélon allèrent contre Archias et Philippe,
étant déguisés de robes de femmes qu'ils avaient vêtues
par-dessus leurs armes, et portant sur leurs têtes des cha­
peaux de branches de pin et de sapin qui leur couvraient
tout le visage. Au moyen de quoi, quand ils vinrent à se
présenter à la porte de la salle où se faisait le banquet,
ceux de dedans, pensant de prime face que ce fussent les
femmes qu'ils attendaient, s'en écrièrent, et en firent un
bruit de joie ; mais, après qu'ils eurent jeté leurs yeux par
toute la salle, pour reconnaître tous ceux qui étaient à ce
banquet, et que, les épées dégainées, ils se ruèrent à tra­
vers les tables dessus Archias et dessus Philippe, adonc
donnèrent-ils bien à connaître qui ils étaient. Et lors
Philidas dit à ceux qu'il avait conviés avec eux, qu'ils ne
bougeassent et qu'ils n'auraient nul mal, ce qu'aucuns
d'eux firent ; mais les autres, en plus grand nombre, se
voulurent mettre en devoir de défendre les gouverneurs,
et se levèrent sur leurs P. ieds avec eux ; toutefois, parce
qu'ils étaient si ivres qu'ils ne savaient qu'ils faisaient, ils
furent tous facilement tués avec eux.
XXII. Mais l'exécution ne fut pas si facile à la bande
que menait Pélopidas ; car ils allaient contre Léontidas,
qui était personne soigneuse et sobre, et aussi homme à
la main, et trouvèrent qu'il était déjà couché, et la porte
de sa maison fermée, à laquelle ils battirent longuement,
sans que personne leur ouvrît ; à la fin toutefois il y eut
à toute peine un valet qui les ouït ainsi frapper, et vint
à la porte pour leur ouvri r ; sitôt qu'il eut tiré les verrous,
et que la porte commença à s'entr'ouvrir, ils la poussèrent
si rudement, en se jetant à la foule tous ensemble dedans,
qu'ils renversèrent le serviteur p ar terre, et montèrent
PÉ L O PI D A S

droit à la chambre. Léontidas, entendant le bruit de ceux


qui montaient à si grande hâte, se douta incontinent que
c'était, et, se jetant hors du lit, prit une épée en sa main,
mais il oublia d'éteindre les lampes qui ardaient la nuit en
sa chambre, car ils se fussent par ce moyen entrefrappés
et entreheurtés les uns et les autres en ténèbres; mais au
contraire, étant facile à voir en une si grande clarté de
lampes, il leur alla au-devant jusques à !'huis de sa
chambre, et donna à Céphisodore qui s'était jeté le pre­
mier dedans, un si grand coup d'épée, qu'il l'abattit tout
roide mort à ses pieds. Ce premier étant tombé, il
s'attacha à celui qui venait après, qui était Pélopidas.
Si fut le combat malaisé, tant parce que !'huis de la
chambre était étroit, comme aussi parce que le corps de
Céphisodore, mort étendu en la place, les empêchait;
toutefois à la fin Pélopidas en vint à bout, et, ayant occis
Léontidas alla incontinent avec sa compagnie au logis
d'Hypatus, là où ils entrèrent ni plus ni moins que chez
Léontidas, mais Hypatus connut incontinent que c'était,
et se cuida sauver dans les maisons de ses voisins; mais
les conjurés le poursuivirent de si près, qu'il fut tué
avant que de les pouvoir gagner.
XXIII . Cela fait, ils se rassemblèrent avec l'autre bande
de Mélon et envoyèrent incontinent en diligence à
Athènes devers les autres bannis, et commencèrent à
crier par la ville : Liberté ! Liberté ! armant ceux des
bourgeois qui se venaient rendre et allier à eux des armes
et dépouilles des ennemis, qui étaient attachées et pen­
dues aux portiques publics et aux boutiques des armuriers
et fournisseurs à l'entour de la maison de Charon, les­
quelles ils rompaient ou faisaient 01;1vrir à force. D'autre
côté, vinrent aussi à leur secours Epaminondas et Gor­
gidas bien armés, avec une troupe de jeunes hommes,
et de vieillards aussi des plus gens de bien qu'ils avaient
assemblés. Si fut incontinent toute la ville sens dessus
dessous pour l'effroi, pleine de tumulte et de bruit, et y
avait déjà des lumières par toutes les maisons, courant
les uns chez les autres pour savoir que c'était; toutefois
le peuple ne s'était point encore assemblé; mais, étant
tout étonné pour ne savoir à la vérité que c'était, atten­
dait que le jour fût venu pour s'assembler en conseil. Au
moyen de quoi il me semble que les capitaines de la gar­
nison des Lacédémoniens firent en cela une grande faute,
63 2 PÉLOPI D A S

qu'ils ne leur coururent sus de bonne heure, et ne les


chargèrent incontinent, attendu qu'ils étaient mille cinq
cents hommes de guerre, sans un grand nombre de ceux
de la ville qui s'en allaient à la file joindre à eux; mais ils
eurent peur du grand bruit qu'ils oïaient, des feux qu'ils
voyaient par toutes les maisons, et du peuple qui allait
et venait de tous côtés en grand nombre, à l'occasion de
quoi ils ne bougèrent, mais gardèrent seulement la for­
teresse de la Cadmée.
XXIV. Le lendemain au point du jour arrivèrent de
l'Attique les autres bannis bien armés, et_ s'assembla tout
le peuple de Thèbes en conseil, auquel Epaminondas et
Gorgidas amenèrent devant le peuple Pélopidas et ses
consorts, environnés de prêtres et gens de religion de la
ville, qui leur tendaient des couronnes pour mettre sur
leurs têtes, et priaient l'assemblée des citoyens qu'ils
voulussent secourir leurs dieux et leur pays. Toute l'assis­
tance du peuple se leva en pieds aussitôt qu'elle les vit,
et avec grandes clameurs et battements de mains, les reçut
comme ses bienfaiteurs, qui les avaient délivrés de servi­
tude et remis en leur liberté ; et tout sur-le-champ furent
élus capitaines et gouverneurs de la Béotie par les voix du
peuple Pélopidas, Mélon et Charon. Si fit incontinent
Pélopidas ceindre de tranchées et de cloison de bois le
château de la Cadmée, .et lui fit donner assaut de tous
côtés, employant tout son effort à tâcher de le prendre,
et en chasser les Lacédémoniens, premier qu'il vînt de
Sparte une armée pour les secourir; ce qu'il fit, et les
prévint de si peu de temps, que ceux de la garnison, étant
sortis du château par composition, en s'en retournant à
Lacédémone, trouvèrent sur les terres de Mégare Cléom­
brote, le roi de Sparte, qui les allait secourir avec une
grosse et puissante armée. Mais, de trois capitaines qu'il
y avait en cette garnison de Thèbes, les Spartiates en con­
damnèrent les deux Hermippidas et Arcyssus à mourir,
qui furent de fait exécutés; et le troisième, Dysaoridas,
étant aussi condamné en une grosse somme de deniers
pour l'amende, s'en alla hors du Péloponèse 13 •
XXV. Cet exploit ayant été entrepris et exécuté avec
même hardiesse, même éril et même trav.iil que celui
f
de Thrasybule, quand i délivra la ville d'Athènes des
trente gouverneurs tyrans 1 ' , et, qui plus est, ayant été
conduit à même fin par la fortune, en a été appelé par les
P ÉLO PIDAS

Grecs son frère germain; car aussi serait-il bien malaisé


d'en alléguer d'autres que ces deux-là qui, avec si peu de
gens, soient venus au-dessus de leurs adversaires, qui
étaient en si grand nombre plus qu'eux, ni qui, avec si
peu de moyen, aient vaincu ceux qui étaient très puis­
sants, ni qui, étant venus à bout de leur entreprise, par
le moyen de leur hardiesse seule et de leur sage conduite,
aient été cause de plus grands biens à leurs pays. Ce qui a
rendu l'entreprise encore plus honorable et plus glorieuse
pour eux, attendu le changement des affaires qui en
suivit puis après; car la guerre, qui abattit la dignité de
Sparte, et qui ôta aux Lacédémoniens la principauté de
la terre et de la mer, commença cette nuit que Pélopidas,
sans avoir surpris ni ville, ni château, ni place forte,
entrant lui douzième en une maison privée, coupa et
trancha, par manière de dire, et pour mieux exprimer la
vérité par cette figure de parler, les chaînes qui mainte­
naient ferme la seigneurie et principauté que les Lacédé­
moniens avaient en toute la Grèce, et lesquelles on avait
jusques à ce temps-là estimé être si fortes, qu'il serait
impossible !=1e les briser, rompre ni délier.
XXVI. Etant donc, quelque temps après, les Lacédé­
moniens entrés à grosse puissance dans le pays de la
Béotie, les Athéniens, effrayés d'une si grande force,
renoncèrent très bien à l'alliance et ligue défensive qu'ils
avaient avec les Thébains; et, qui plus est, mirent en
justice, et firent le procès à ceux qui furent accusés de
tenir le parti des Béotiens, dont les uns furent exécutés à
mort, les autres bannis de l' Attique, les autres condamnés
en grosses amendes. De fait, la commune opinion était
que les affaires des Thébains s'en devraient très mal
porter, attendu qu'ils n'étaient secourus ni favorisés de
personne du monde. Or étaient cette année capitaines
généraux de la Béotie Pélopidas et Gorgidas, lesquels,
épiant les moyens de mettre de rechef les Athéniens en
pique et inimitié contre les Lacédémoniens, tramèrent
une telle ruse : il y avait un capitaine lacédémonien, qui
se nommait Sphodrias, bien vaillant homme de sa per­
sonne, mais, au demeurant étourdi et léger, et qui mettait
facilement en sa tête de vaines espérances et une folle
ambition d'avoir fait en sa vie quelque beau trait. Or
avait-il été laissé avec bon nombre de gens de guerre en
la ville de Thespies, pour recueillir et favoriser ceux de la
PÉLOPIDAS
Béotie qui s e voudraient rebeller contre les Thébains.
XXVII. Pélopidas, de son autorité privée, envoya
devers lui un marchand, son familier et ami, qui lui porta
de l'argent, et des paroles qui l'émurent encore plus que
l'argent, en lui mettant en avant qu'il devait attenter de
plus grandes choses, et aller surprendre le port de Pirée,
comme il pourrait aisément faire, s'il l'assaillait au
dépourvu, lorsque les Athéniens ne se doutaient de rien,
et ne le tenaient point en sûre garde, et qu'il se devait tenir
pour tout assuré que les seigneurs lacédémoniens n'au­
raient rien si cher ni tant agréable que de tenir la ville
d'Athènes en leur puissance; et que les Thébains, qui leur
voulaient mal de mort, parce qu'ils les avaient trahis et
abandonnés au besoin, ne les secourraient en façon quel­
conque. Sphodrias, mû de ces persuasions, prit ce qu'il
avait de gens de guerre avec lui, et, se partant une nuit,
entra dans le pays de l' Attique, où il pénétra jusques à la
ville d'Éleusine ; mais quand il fut là, ses gens eurent
peur, et ne voulurent point passer outre. Ainsi, étant
découvert, il fut contraint de s'en retourner à Thespies,
ayant suscité aux Lacédémoniens une guerre qui ne leur
fut pas de petite conséquence, ni facile à démêler; car
depuis cela les Athéniens recherchèrent de rechef l'alliance
des Thébains, et les secoururent fort affeél:ueusement; et,
qui p lus est, se remettant à la marine, allèrent çà et là,
pratiquant et retirant à leur ligue ceux qui avaient envie
de se rebeller contre les Lacédémoniens; et cependant
les Thébains s'attachaient souvent en petites rencontres
dans le pays de la Béotie aux Lacédémoniens. Il est vrai
que ce n'étaient pas grosses ha tailles; mais toutefois si
leur était-cc un grand apprentissage de la guerre, et un
exercice qui leur élevait toujours le cœu r de plus en plus
et rendait leurs personnes plus robustes, de manière que
par telles escarmouches ils en devinrent plus hardis, plus
aguerris et mieux duits aux armes qu'ils n'étaient
auparavant.
XXVIII. Pourtant trouve-t-on par écrit qu'Antalcidas,
Spartiate, dit un jour au roi Agésilas, qui retournait à la
Béotie tout blessé : « Certai nement tu as reçu des Thé­
» bai ns le salaire que tu as mérité, pou r leu r avoir
» enseigné malgré eux à fa.i re la gue rre et à combattre. »
Toutefois à la vérité Agési las ne fut pas le maître qu i leur
montra à bien faire la guerre; mais furent les bons et
PÉL O PI D A S

sages capitaines qui les surent bien en temps et lieu


mettre devant leurs ennemis, comme de bons lévriers
lâchés à propos, et puis les retirer sûrement après les
avoir acharnés en leur faisant un peu goûter l'aise et le
fruit de la vitl:oire, entre lesquels Pélopidas est celui qui
plus en a mérité d'honneur et de gloire, parce que depuis
la première fois qu'ils lui donnèrent charge de gens de
guerre, ils ne faillirent jamais de l'élire continuellement
par chacun an, ou capitaine de la bande sacrée, ou gou­
verneur de la Béotie, tant comme il vécut, de sorte que
ce fut lui qui fit la plupart de tout ce qui fut fait en cette
guerre.
XXIX. Or y eut-il plusieurs défaites et déroutes des
Lacédémoniens auprès des villes de Platée et de Thespies,
là où Phœbidas même, celui qui avait surpris le château
de la Cadmée, fut occis entre autres; aussi Pélopidas en
défit-il une autre grosse troupe près la ville de Tanagre,
là où celui qui en était gouverneur, Panthoïdas, fut tué;
mais toutes ces rencontres-là, comme elles servirent bien
à assurer les vainqueurs, et à leur élever le cœur, aussi ne
matèrent-elles pas entièrement les vaincus; car ce ne fut
point en bataille rangée, ni en journée assignée avec
toute leur puissance entière, qu'ils y furent battus, mais
furent des courses faites à propos et des escarmouches, là
où, tantôt en fuyant, tantôt en chassant, ils s'attachèrent
à eux, et les battirent. Mais la bataille de Tégyre, qui fut
comme un essai de la journée de LeuB:res, mit Pélo­
pidas en grande réputation : parce qu'il n'y eut point de
compagnon qui lui mît en dispute, ni qui partageât avec
lui la gloire de la viB:oire, ni ne laissa aux ennemis excuse
aucune de laquelle ils pussent couvrir leur défaite ; car il
épiait toujours l'occasion comment il pourrait surprendre
la ville d'Orchomène, laquelle avait pris le parti des Lacé­
démoniens, et avait reçu deux enseignes de gens de pied 16
pour la garder. Et un jour, étant averti que la garnison
d'icelle était allée faire une course au pays de la Locride,
espérant qu'il trouverait la ville d'Orchomène toute vide,
il s'y en alla avec la bande sacrée et quelque nombre de
gens de cheval ; mais ainsi qu'il fut près de la ville, il
entendit qu'il venait de Sparte une autre garnison au lieu
de celle qui était sortie, et à cette cause s'en retourna
arrière par la ville de Tégyre, parce qu'il n'eût su retour­
ner par autre chemin qu'en tournoyant au long du pied
PÉL O PIDAS

de la montagne, à cause que toute la plaine qui est entre


deux est noyée des regorgements du fleuve Mélas, lequel,
dès le lieu dont il sourd, s'épand et fait des marais navi­
gables, de sorte qu'il est impossible de le guéyer.
XXX. Un peu au-dessous de ces marais y a un temple
d'Apollon surnommé Tégyrien, où il soulait avoir ancien­
nement un oracle qui aujourd'hui est délaissé, et ne fleurit
jamais longuement, mais seulement jusques �u temps
de la guerre des Médois, en ayant pour lors Echécrate
la surintendance. Et veulent aucuns dire que c'est le lieu
propre où Apollon naquit, parce que l'on appelle la mon­
tagne prochaine Délos, au pied de laquelle se terminent
les marais du fleuve Mélas, et derrière le temple sourdent
deux fontaines qui jettent de l'eau en grande quantité,
bonne et fraîche à merveilles, dont l'une s'appelle encore
jusques aujourd'hui la Palme, et l'autre !'Olive. Et veut-on
dire que ce ne fut pas entre deux arbres, mais entre ces
deux ruisseaux que la déesse Latone accoucha; car même
[la montagne de] Ptoum est là auprès, de laquelle sortit
soudainement le sanglier qui l'effraya et semblablement
ce que l'on conte du serpent Python et du géant Tityus,
se conforme à prouver que c'est là proprement le lieu de
la naissance d'Apollon. Je laisse plusieurs autres indices
qui se rapportent à cela, parce que nous ne tenons pas
en notre pays qu'Apollon soit du nombre de ceux qui,
par transmutation, aient été faits d'hommes mortels
dieux immortels, comme sont Hercule et Bacchus, qui,
par l'excellence de leur vertu, dépouillèrent cc qu'il y
avait de mortel et de passible en eux ; mais le croyons
être de ceux qui éternellement ont été sans principe de
génération, au moins si nous devons ajouter foi à ce que
les plus savants et les plus anciens ont laissé par écrit
touchant choses si g-randes et si saintes.
XXXI. Les Thébains donc, retournant d'Orchomène,
et les Lacédémoniens de l'autre côté, retournant sem­
blablement de la Locride en un même temps, se rencon­
trèrent les uns devant les autres auprès de la ville de
Tégyre. Et sitôt que l'on eut découvert les Lacédémo­
niens passant le détroit, il y eut quclqu 'un de la troupe
des Thébains qui accourut à Pélopidas vitement, et lui
vint dire : « Nous sommes tombés entre les mains des
» Lacédémoniens. � Pourquoi, lui répondit-il soudai­
» nement, plutôt qu'eux entre les nôtres ? » Et, ayant dit
PÉLOPIDA S

cela, commanda aux gens de cheval qui étaient à la queue


de toute la troupe, qu'ils passassent devant, comme pour
commencer la cha rge les premiers; et cependant lui
rangea en un petit bataillon bien serré ce qu'il avait de
gens de pied, qui n'étaient que trois cents, espérant bien
que là où il donnerait avec cet escadron, il forcerait et
fendrait les ennemis qui étaient en plus grand nombre ;
car il y avait deux compagnies de Lacédémoniens, et
chaque compagnie, ainsi comme écrit Éphorus, était de
cinq cents hommes, et Callisthène dit de sept cents;
encore y en a-t-il d'autres qui disent de neuf cents, entre
lesquels est Polybe. Si marchèrent les capitaines des
Lacédémoniens Théopompe et Gorgoléon de grande
hardiesse contre les Thébains, et se rencontra d'aventure
que la première charge commença aux endroits où étaient
les chefs tant d'une part que d'autre, avec une fureur et
une impétuosité très grande; de sorte que les premiers
qui y moururent furent tous les deux capitaines des
Lacédémoniens, qui s'étaient ensemble rués sur Pélo­
pidas; et après eux ceux qu'ils avaient autour de leurs
personnes y étant aussi fort blessés ou tués sur-le-champ,
le reste de l'armée s'en trouva si effrayé, qu'elle se fendit
en deux, et se tira çà et là à côté, donnant passage aux
Thébains pour pouvoir tirer outre s'ils eussent voulu;
mais quand ils virent que Pélopidas, ne s'amusant point
à passer outre par l'ouverture qu'on lui faisait, menait ses
gens contre ceux qui étaient encore en bataille, et allait
toujours tuant ceux qui lui faisaient tête, alors ils se
mirent tous à fuir à val de route; toutefois les Thébains
ne les chassèrent pas fort loin, parce qu'ils craignaient
les Orchoméniens, qui n'étaient guères loin de là, et
davantage la nouvelle garnison, qui naguère y était
arrivée de Lacédémone. Cela fut cause qu'ils se conten­
tèrent de les avoir rompus à vive force, et avoir en dépit
d'eux passé à travers toute leur armée malmenée et
battue.
XXXII. Parquai, après avoir dressé un trophée, et
dépouillé les morts, s'en retournèrent en leurs maisons
bien joyeux, et ayant les cœurs fort élevés, parce qu'en
tant de guerres que les Lacédémoniens avaient eues par
le passé, tant contre les Grecs que contre les Barbares,
il n'était point de mémoire que jamais ils eussent été
battus par un moindre nombre d'ennemis que le leur, ni
PÉLOPIDAS

encore par un nombre égal en bataille rangée ; au moyen


de quoi ils étaient si fiers et si terribles, que personne ne
les osait attendre ; car leur réputation seule étonnait tel­
lement les adversaires qui avaient à combattre contre eux,
qu'ils ne pensaient pas avec une égale puissance devoir
autant faire comme eux. Mais cette bataille de Tégyre fit
la première connaître et à eux et aux autres Grecs, que
ce n'est point la rivière d'Eurotas seule, ni le lieu qui
est entre les ruisseaux de Cnacion et de Babyce, qui porte
de belliqueux hommes et hardis combattants ; mais que
c'est partout où l'on apprend aux jeunes hommes à avoir
honte des choses déshonnêtes et vilaines, et à hasarder
leurs vies pour les honnêtes, en craignant plus le reproche
et le déshonneur que le péril. Ce sont ceux-là qui sont
toujou� s les plus redoutables et les plus terribles à leurs
ennemis.
XXXIII. Or, quant à la bande sacrée dont nous avons
fait mention par ci-devant, on dit que ce fut un nommé
Gorgidas qui la mit sus le premier ; elle était de trois
cents hommes choisis, qui étaient soudoyés et entretenus
aux dépens de la chose publique, et logeaient dans le
château de la Cadmée, et l'appelait-on ordinairement la
bande de la ville, à cause que lors on appelait, même­
ment en ce quartier de la Grèce, les châteaux et forte­
resses des grosses cités, les villes. Les autres veulent dire
que c'était une compagnie de gens de pied composée
d'hommes amoureux les uns des autres18 , et à ce r ropos
raconte-t-on un dit notable de Pammène, leque en se
jouant disait que Nestor n'entendait rien à ordonner une
armée en bataille, attendu qu'en l'Iliade d'Homère il
conseille aux Grecs qu'ils se rangent en bataille par
nations et par lignées
A fin que plus on ait d'affefüon
De secourir chacun sa nation".
Car il fallait, ce disait-il, plutôt ranger un amant auprès
de celui qu'il aime, parce que les hommes se soucient
ordinairement bien peu de ceux qui sont de leur nation
ni de leur lignée en un danger ; mais un bataillon qui
serait composé d'hommes amoureux les uns des autres
ne se pourrait jamais ni rompre, ni forcer, à cause que
les amants, pour l'affeél:ion véhémente qu'ils porteraient
à leurs aimés, ne les abanJonneraient jamais ; et les aimés,
P ÉLO P I DAS

ayant honte de faire chose aucune lâche ni déshonnête


devant leurs amants, tiendraient, les uns pour l'amour
des autres, jusques au bout.
XXXIV. Ce qui n'est pas hors de propos, s'il est vrai
que les amoureux révèrent plus leurs amours, encore
qu'ils soient absents, qu'ils ne font les autres présents ;
ainsi que l'on peut connaître par l'exemple de celui qui,
étant abattu par terre, ainsi que son ennemi haussait
l'épée pour le tuer, le pria qu'il lui donnât le coup de la
mort par-devant, de peur que son aimé voyant son corps
mort blessé au dos n'en rougît de honte. Aussi dit-on,
que Iolas, étant aimé de Hercule, le secourut et accom­
pagna en tous ses combats et labeurs ; à l'occasion de
quoi Aristote écrit que jusques à son temps les amants se
donnaient la foi, et juraient loyauté l'un à l'autre dessus
la sépulture d'Iolas18 • Parquoi il me semblerait vraisem­
blable de dire que cette bande eût premièrement été
nommée la bande sacrée, pour la même raison que
Platon appelle un amant ami divin ou inspiré de Dieu19 •
Et trouve-t-on par écrit que jamais elle n'avait été
rompue ni défaite jusques à la bataille de Chéronée, après
laquelle Philippe, regardant la déconfiture des morts,
s'arrêta à l'endroit où étaient les trois cents hommes de
cette compagnie gisant en terre, encore couverts de leurs
armes, et serrés les uns près des autres, tous percés de
grands coups de piques à travers l'estomac, dont il
s'émerveilla grandement ; et, entendant que c'était la
bande des amants, il s'en prit à larmoyer de pitié, en
disant : « �e mal puisse-t-il prendre à ceux qui soup­
» çonnent que telles gens fissent ou souffrissent rien de
» déshonnête ». En somme l'inconvénient de Laïus, qui
fut occis par son propre fils Œdipe, n'a point été la cause
primitive de cette coutume que les Thébains avaient
d'être amoureux les uns des autres, ainsi comme disent
les poètes20 ; mais ont été ceux qui leur ont premièrement
établi leurs lois ; lesquels, voyant que c'était une nation
courageuse et violente de sa nature, la voulurent un peu
amollir et adoucir dès l'âge d'enfance, et à cette inten­
tion mêlèrent parmi tous leurs aél:es, et de plaisir, et
d'affaires de conséquence, le jeu de la flûte ordinairement,
le mettant en honneur et en réputation. Semblablement
aussi, parmi les ébattements de la jeunesse aux exercices
de la personne, introduisirent l'usance de faire l'amour,
PÉLO P I D AS

pour tempérer et adoucir les mœurs et le naturel de leurs


jeunes hommes. Et pour cette cause a-t-on bien attribué
aux Thébains avec bon jugement, et suivant ce propos,
pour tutrice et patronne de leur cité, la déesse Harmonie,
laquelle on dit avoir été engendrée de Mars et de Vénus;
car cela donne à entendre que là où la force et hardiesse
militaire est unie et conjointe avec la grâce d'attraire et
de persuader, toutes choses sont réduites par cette
accordée union à un très beau, très bon et très parfait
gouvernement.
XXXV. Or, pour retourner au propos de cette bande
sacrée des Thébains, Gorgidas, la départant aux pre­
miers rangs, et l'étendant le long du front de toute la
bataille des gens de pied, ne fit point connaître ni venir en
évidence combien elle valait à part, parce qu'il ne la
rangea pas en un corps, de sorte ue l'on peut voir l'effet
1
commun qui procédait de toute a compagnie ensemble,
attendu qu'elle venait à être divisée et mêlée parmi beau­
coup d'autres qui valaient moins. Mais Pélopidas, qui
avait clairement vu à l'œil combien ils valaient ensemble,
parce qu'ils avaient combattu seuls à l'entour de lui à
Tégyre, ne les voulut plus de là en avant diviser ni
séparer les uns des autres, mais s'en servit comme d'un
corps entier ayant tous ses membres, avec lequel il com­
mença toujours depuis à charger en toutes ses plus
grandes et plus hasardeuses batailles; car tout ainsi que
nous voyons aux jeux des courses de chariots, que les
chevaux v étant attelés plusieurs ensemble, tout d'un
front, courent plus roide et plus fort qu'ils ne font quand
ils sont déliés, et qu'on les pique tout seuls; non que ce
soit parce qu'en s'élançant plusieurs ensemble ils fendent
mieux l'air, mais parce que cette contention et envie
qu'ils ont les uns contre les autres, à qui courra le plus
vite, et qui passera son compagnon, leur échauffe le cou­
rage ; ainsi estimait-il que les vaillants hommes, se don­
dant les uns aux autres un zèle et une jalousie de bien
faire, auraient plus de courage, et feraient plus grand
effort quand ils combattraient ensemble à la vue les uns
des autres.
XXXVI. Mais depuis, les Lacédémoniens, ayant fait
paix et accord avec tous les autres Grecs, dénoncèrent la
guerre aux Thébains seuls, et leur alla le roi Cléombrote
courir sus avec une armée de dix mille hommes de pied et
PÉL O PIDAS

mille chevaux. Si n'étaient plus les Thébains en pareil


danger qu'ils avaient été auparavant de perdre leur
liberté seulement, mais les menaçaient les Lacédémoniens
tout publiquement, et leur dénonçaient ouvertement
qu'ils les détruiraient et extermineraient entièrement, de
manière que tout le pays de la Béotie était en plus grand
effroi qu'il n'avait onques été; et un jour ainsi, comme
Pélopidas sortait de sa maison pour aller à la guerre, sa
femme, qui le convoyait jusques hors de la porte, lui dit
en pleurant qu'elle le priait d'avoir soin de sauver sa per­
sonne, et il lui répondit : « C'est aux privés et particuliers
» soudards, ma mie, à qui il faut recorder cela ; mais aux
» capitaines, il leur faut ramener en mémoire qu'ils aient
» l'œil à sauver la vie aux autres. » Et arrivé qu'il fut au
camp, il trouva les capitaines généraux et chefs de l'armée
en diver�es opinions, et fut le premier qui s'accorda à
celle d'Epaminondas, qui était d'avis que l'on devait
donner la bataille aux ennemis.
XXXVII . Pélopidas n'était pour lors ni gouverneur
de la Béotie ni capitaine général de l'armée, mais seule­
ment de la bande sacrée; et toutefois on se fiait en lui, et
lui donnait-on crédit et autorité au conseil des affaires,
telle comme il appartenait à un personnage qui avait
donné de si grandes arrhes de l'affeél:ion qu'il portait à
son pays. Ainsi, ayant été résolu au conseil que l'on don­
nerait la bataille aux ennemis21, ils se trouvèrent les uns
devant les autres en la plaine de Leuél:res, là où il eut la
nuit en dormant une vision qui le troubla fort : il y a en
cette campagne des sépultures des filles d'un Scedasus,
que l'on appelle, à cause du lieu, les Leuél:rides, parce
qu'elles y furent enterrées, après avoir été violées et for­
cées par des hôtes spartiates passants ; cet aél:e étant si
malheureux et si méchant, le père néanmoins n'en put
avoir réparation ni vengeance en Lacédémone, et pour­
tant, après avoir maudit les Lacédémoniens des plus hor­
ribles et plus exécrables malédiél:ions et imprécations
dont il se put aviser, il se tua lui-même sur les tombeaux
de ses filles, et avaient les Lacédémoniens eu plusieurs
oracles et plusieurs prophéties et prédiél:ions des dieux,
qui les admonestaient qu'ils se donnassent bien garde du
courroux leuél:rique ; mais le commun n'entendait pas ce
que voulait signifier cet avertissement, mais s'amusait à
l'équivocation du nom, parce qu'il y avait dans le pays
PÉLOPIDAS

de la Laconie, sur le bord de la mer, une petite villette,


qui s'appelait Leuél:rum, et semblablement aussi en
Arcadie près de la ville de Mégalipolis, y avait une autre
qui s'appelait du même nom. Or cet accident était advenu
bien longtemps auparavant la bataille de LeuB:res; mais
lors Pélopidas, dormant en sa tente, eut une vision qu'il
pensa voir ces filles de Scedasus pleurant à l'entour de
leurs sépultures, et maudissant les Lacédémoniens; et lui
fut avis qu'il vit aussi leur père, qui lui commandait de
sacrifier à ses filles une vierge rousse, s'ils voulaient avoir
la viB:oire. Ce commandement lui sembla de prime face
cruel et inique; parquoi sitôt qu'il fut levé, il l'alla com­
muniquer aux devins et aux chefs de l'armée, dont les
uns dirent que ce n'était pas chose que l'on dût omettre
ni passer en nonchaloir, alléguant des exemples de cas
semblables, comme de Ménécée, fils de Créon au temps
jadis, et de Macarie, fille d'Hercule; et de plus fraiche
mémoire, le sage Phérécyde, que les Lacédémoniens
occirent, et duquel leurs rois gardent encore la peau par
le commandement d'un oracle22 ; et Léonidas, qui, sui­
vant une divine prophétie, s'immola par manière de dire
lui-même pour le salut de la Grèce ; et davantage les
jeunes garçons que Thémistocle, avant la journée de Sala­
mine, sacrifia à Bacchus surnommé Omestès, c'est-à-dire
mangeant chair crue ; tous lesquels sacrifices furent
approuvés et acceptés par les dieux, comme témoi­
gnèrent les viB:oires qui en sont ensuivies.
X XXVIII. Au contraire, le roi Agésilas, partant des
mêmes lieux qu'était anciennement parti le roi Aga­
memnon du temps de la guerre de Troie, et allant contre
mêmes ennemis, vit pareillement une nuit, en dormant,
la déesse Diane en la ville d'Aulide, qui lui demandait le
sacrifice et oblation de sa fille, ce qu'il ne voulut pas faire
par a voir eu le cœur trop tendre ; aussi fut-il contraint de
rompre son voyage avant qu'avoir exécuté son entre­
prise, et en rapporta peu de gloire. Les autres à l'oppo­
site maintenaient qu'il n'en fallait du tout rien faire, parce
qu'un si cruel, si abominable et si barbare sacrifice ne
pourrait être agréable à pas un des dieux, ni à aucune
essence meilleure ni plus puissante que la nôtre, attendu
que cc ne sont ni Tvphons ni géants qui ont la domina­
tion du monde, mais le Tout- Puissant, qui est père des
dieux et des hommes. Et de croire qu'il y ait des dieux
PÉ L O PID A S

ou demi-dieux qui se déleél:ent d e meurtre et d'effusion


de sang humain, à l'aventure est-ce une folie; mais quand
bien il en serait, il n'en faudrait tenir aucun compte,
comme de ceux qui n'auraient aucune puissance, parce
que c'est signe d'une lâche et méchante âme, quand il s'y
imprime de si malheureux et si étranges appétits, et qu'ils
y demeurent. _
XXXIX. Etant donc les principaux de l'armée des
Thébains en ce débat d'opinions, et Pélopidas se trouvant
pour leur irrésolution en plus grand doute que jamais,
il y eut une jeune poultre qui, s'en étant fuie du haras,
et ayant pris sa course tout à travers du camp, se vint
arrêter et planter tout droit devant eux. Si ne firent les
autres que prendre garde seulement qu'elle avait le
poil et les crins rouges fort luisants, et comme elle était
vive et gaie, à ouïr son clair et fier hennissement; mais
le divin Théocrite, qui était en la compagnie, ayant
incontinent entendu que c'était, s'écria soudainement
tout haut : « 0 gentil Pélopidas, voici l'hostie que tu
» demandes, ne cherche plus d'autre vierge à immoler,
» mais reçois et emploie celle que Dieu même t'envoie. »
Ces paroles dites, ils saisirent aussitôt la poultre, et la
menèrent sur le tombeau des filles de Scédasus, là où ils
la couronnèrent de festons et de chapeaux de fleurs,
comme l'on fait les hosties; puis, après avoir fait leurs
prières et invocations aux dieux, la sacrifièrent à grande
joie, et allèrent semer par tout le camp la nouvelle de la
vision que Pélopidas avait eue la nuit en dormant, et du
sacrifice qu'ils avaient fait suivant l'avertissement d'icelle.
XL. Au demeurant, quand ce vint au jour de la bataille,
Épaminondas, qui était capitaine général, tira toute son
armée en biaisant sur le côté gauche, afin que la pointe
droite de celle des ennemis, où étaient les naturels spar­
tiates, s'éloignât de tant plus des autres Grecs leurs adhé­
rents, qui étaient en l'autre pointe de leur bataille, et que,
venant ainsi à charger avec toutes ses forces ensemble,
Cléombrote leur roi en un coin, il le pût enfoncer et
forcer. Les ennemis, ayant incontinent entendu pourquoi
il le faisait, commencèrent à changer leur ordonnance,
et voulurent élargir et étendre leur pointe droite pour
envelopper Épaminondas, avec le grand nombre de gens
qu'ils étaient ; mais Pélopidas cependant les prévint de
vitesse, et, courant de grande roideur avec l'escadron de
PÉL O PID A S

ses trois cents hommes, alla charger Cléombrote avant


qu'il pût déployer et élargir la pointe droite de sa bataille,
et la rejoindre de rechef en un tenant, de sorte qu'il trouva
les Lacédémoniens non encore plantés en leurs rangs, et
les choqua en ce désarroi qu'ils étaient encore pêle-mêle
les uns parmi les autres, combien, que les Lacédémoniens,
étant souverains maîtres et ouvriers de tout ce qui appar­
tient à l'art et discipline militaire, ne s'accoutumassent et
exercitassent à rien plus qu'à ne se troubler et confondre
point, quand on remuait l'ordonnance de leurs rangs;
car ils voulaient que leurs gens fissent tête et flanc en tous
sens, selon que l'affaire et le besoin s'en présenteraient,
et qu'ils se rangeassent �t combattissent à tous endroits
également. Ainsi donc Epaminondas, les allant assaillir
eux seuls avec toute la force de sa bataille ensemble, sans
s'arrêter aux autres, et semblablement Pélopidas, avec
une vitesse et hardiesse incroyable, se présentant soudain
en armes devant eux, les effrayèrent tellement qu'ils leur
firent oublier toute leur escrime, et perdre leur magna­
nimité accoutumée; car ils fuirent à val de route, et fut
faite une boucherie des naturels spartiates plus grande
qu'il n'avait jamais été jusques à cette journée-là en
bataille quelconque.
XLI. Pourtant Pélopidas, qui n'était alors ni gouver­
neur de la Béotie ni capitaine général de toute l'armée,
mais seulement chef de la bande sacrée, emporta néan­
moins autant d'honneur et de gloire de cette viétoire,
comme fit Épaminondas, qui était gouverneur de la
Béotie, et capitaine général de l'armée. Vrai est que,
depuis, ils furent tous deux gouverneurs de la Béotie
ensemble, quand ils entrèrent dans le Péloponèse, là où
ils firent rebeller contre les Lacédémoniens, et tourner
de leur côté la plupart des villes et des peuples, comme
les Éliens, les Argiens, toute l'Arcadie et la plus grande
partie de la Laconie même, combien que ce fût au cœur
d'hiver, environ les plus courts jours de l'an, et à la fin
du dernier mois de leur année, dont il ne leur restait plus
que bien peu de jours, et fallait qu'incontincnt, à l'entrée
du mois suivant, ils quittassent leurs charges, et que
d'autres y entrassent, sous peine de perdre la vie s'ils
faisaient refus de céder leur charge et autorité aux nou­
veaux officiers. A l'occasion de quoi, leurs autres com­
pagnons en l'état de gouverneurs de la Béotie, tant pour
PÉLOPIDAS

crainte d'encourir l a peine de l a loi, comme aussi pour


fuir le travail de tenir camp en la plus âpre rigueur de
l'hiver, les pressaient et sollicitaient de remener l'armée
à la maison ; mais Pélopidas fut le premier qui s'accorda
à l'opinion d'Épaminondas, et y attira aussi les autres
Thébains, à vouloir aller sous leur conduite présenter
l'assaut à la ville même de Sparte. Si passèrent à leur
persuasion la rivière d'Eurotas, et prirent plusieurs
petites villes sur les Lacédémoniens, pillèrent et gâtèrent
tout le plat pays jusques à la mer, conduisant sous leurs
enseignes une armée de soixante et dix mille combattants
tous Grecs, dont les Thébains ne faisaient pas la dou­
zième partie ; mais la gloire et réputation grande de ces
deux personnages faisaient que, sans autre résolution de
conseil ou ordonnance publique, les autres alliés et
confédérés suivaient sans dire mot à l'encontre, et mar­
chaient volontairement sous leur conduite.
XLII. Aussi est-ce la première et souveraine loi de
nature, à mon avis, qui veut que celui qui de soi-même
ne se peut garder et défendre, se soumettre à celui qui
peut et a moyen de ce faire ; ni plus ni moins que sur la
mer, ceux qui sont dans un navire, encore qu'en beau
temps, durant que la mer est calme, ou pendant qu'ils
sont à l'ancre en quelque bonne rade, ils se portent fiè­
rement et audacieusement envers les pilotes ; incontinent
toutefois que la tourmente se lève, et qu'ils se voient en
danger, ils jettent les yeux sur eux, et n'ont espérance de
salut qu'en eux. Au cas pareil aussi les Éliens et Argiens,
encore qu'aux assemblées de conseil ils querellassent et
débattissent à l'encontre des Thébains pour la supériorité
et l'honneur de présider en l'armée, toutefois, quand ce
venait à donner bataille, et là où ils connaissaient qu'il
y avait du péril, ils se rangeaient et soumettaient volon­
tairement à la conduite de leurs capitaines.
XLIII. En ce voyage-là ils allièrent et joignirent en
une ligue toutes les villes de la province d'Arcadie, et
ôtèrent aux Lacédémoniens toute la contrée de Messénie,
dont ils jouissaient paisiblement, et rappelèrent les
anciens naturels habitants, auxquels ils la rendirent, et
repeuplèrent la ville d'Ithome ; puis, en retournant en
leur pays par la ville de Cenchrées, ils battirent les Athé­
niens, qui les allèrent harceler dans le détroit de l'entrée
du Péloponèse, pour les cuider engarder de passer. Si
PÉL O PI D A S

était la vertu d e ces deux personnages aimée et honorée


de tout le monde, pour tant de beaux et de bons exploits,
et leur prospérité grandement estimée ; mais à mesure que
leur gloire croissait, l'envie de ceux de leur pays et de
leurs citoyens s'augmentait aussi, qui leur brassa à leur
retour un accueil qui n'était beau ni honnête, ni conve­
nable aux services qu'ils venaient de faire ; car tous deux
à leur arrivée furent appelés en justice, et accusés de
crime capital, parce qu'il y avait à Thèbes une loi qui
commandait expressément que ceux qui seraient gou­
verneurs de la Béotie cédassent incontinent l'office à ceux
qui seraient nouvellement élus, dès l'entrée du premier
mois de l'an que l'on appelle en la Béotie Boucation, et
ils l'avaient retenu davantage que le terme qui leur était
préfix, quatre mois tout entiers, durant lesquels ils
avaient exécuté tout ce que nous avons dit, tant en la
province de Messénie et d'Arcadie qu'en la Laconie.
XLIV. Le premier à qui on fit le procès fut Pélopidas,
qui, pour cette cause, en fut en tant plus grand danger ;
toutefois à la fin ils furent tous deux absous ; et quant à
Épaminondas, il supporta doucement cette calomnie et
cet essai de leurs malveillants, par lequel ils avaient tâché
à les ruiner, estimant que la patience à ceux qui s'entre­
mettent des affaires d'un gouvernement est une grande
partie de force et de magnanimité ; mais Pélopidas, étant
de sa nature plus colère, et davantage étant encore poussé
et irrité par quelques-uns de ses amis, prit une telle occa­
sion pour s'en venger : Ménéclide, l'orateur, était un de
ceux qui se rendirent dans le logis de Charon avec
Pélopidas et Mélon ; mais toutefois les Thébains ne lui
firent pas autant d'honneur comme aux autres ; de quoi
ayant dépit, et étant homme très éloquent, mais vicieux
au demeurant, et de maligne et mauvaise nature, il abusa
de son éloquence à calomnier et faussement charger et
accuser ceux qui valaient mieux que lui ; et, ne se conten­
tant pas de cette première accusation, il fit tant par ses
menées, qu'il débouta une année Épaminondas de l'office
de gouverneur de la Béotie qu'il poursui,·ait, et lui
contraria longuement en tout cc qu'il essaya de faire au
gouvernement de la chose publique.
XL V. Mais, quant à Pélopidas, il ne le put onques
mettre en la male grâce du peuple , et, pour cette cause,
tâcha à le mettre en pique et en q uerelle avec Charo n ;
PÉ L O PIDAS

car c'est le commun réconfort des envieux, quand ils ne


peuvent faire que l'on les estime aussi gens de bien que
ceux à qui ils portent envie, de tâcher à montrer que
ceux-là ne sont point si gens de bien que quelques
autres qu'ils mettent en avant. Si ne faisait autre chose
que haut louer ordinairement en toutes ses harangues
devant le peuple les faits et gestes de Charon, et magni­
fier ses vitl:oires, mêmement celle que les Thébains
gagnèrent devant la journée de Leuél:res en une ren­
contre de gens de cheval, qui fut près de la ville de Platée,
sous sa conduite, de laquelle Ménéclide voulut laisser une
telle mémoire : Androcyde, peintre cyzicénien, avait fait
marché avec ceux de la ville de leur peindre en un tableau
quelque autre bataille, et faisait cette besogne dans la
ville même de Thèbes; mais, ainsi qu'il était après, sur­
vint la rébellion des Thébains contre les Lacédémoniens,
et conséquemment la guerre, pour laquelle le peintre se
retira de Thèbes, laissant son œuvre à peu près achevée
et parfaite. Les Thébains retinrent le tableau rières eux,
et ce Ménéclide mit en avant au peuple que l'on l'atta­
chât, en quelque temple ou autre lieu public, avec une
inscription qui dît que c'était la viél:oire de Charon, cui­
dai:it par là obscurcir et effacer la gloire de Pélopidas et
d'Epaminondas. C'était une vaine et sotte ambition de
vouloir mettre à l'encontre de tant de combats et de tant
de batailles une seule rencontre de Charon, en laquelle
mourut Gérandas, l'un des moins renommés gentils­
hommes de Sparte, et quarante autres avec lui seulement
sans autre chose.
XL VI. Pélopidas accusa ce décret que Ménéclide pro­
posa, maintenant qu'il était direél:ement contre les lois
de Thèbes, lesquelles défendaient expressément que
l'on honorât aucun particulier du titre d'une viél:oire
publique, mais voulaient que l'on attribuât, et que l'on en
donnât la gloire à toute la communauté du peuple. Il est
vrai que, par toutes les harangues qui se firent en ce
procès, Pélopidas loua et exalta toujours grandement
Charon; mais il prouva que Ménéclide était un envieux
malin, et un méchant et mauvais homme, demandant
souvent aux Thébains s'ils n'avaient eux rien fait de beau
ni de bon; si que finalement il fit condamner Ménéclide
en une somme de deniers pour l'amende, laquelle lui ne
pouvant payer, parce qu'elle était trop grosse, il attenta
PÉL O PI D AS

depuis de remuer et changer entièrement tout l'état et le


gouvernement de la chose publique. J'ai bien voulu
réciter cela un peu au long, parce qu'il me semble qu'il
donne aucunement à connaître quelles étaient les mœurs
et la nature de Pélopidas.
XL VII. Au reste, environ ce temps-là, Alexandre, le
tyran de Phères, faisait ouvertement la guerre à plusieurs
peuples de la Thessalie; et au demeurant épiait les
moyens comment il les pourrait asservir tous univer­
sellement à soi. A raison de quoi les villes franches
envoyèrent leurs ambassadeurs à Thèbes requérir que
l'on leur envoyât un capitaine avec une ar�ée pour les
secourir. Parquoi Pélopidas, voyant qu'Epaminondas
était occupé à ordonner les affaires du Péloponèse, se
présenta de lui-même, et se donna à ceux de la Thessalie,
ne voulant point que sa force et sa suffisance au métier
de la guerre demeurât oisive ni inutile, et estimant qu'en
la part où était Épaminondas il n'y avait pas besoin
d'autre capitaine. Etant donc arrivé avec une armée en la
Thessalie, la ville de Larisse se mit incontinent entre ses
mains, là où le tyran Alexandre le vint trouver, et prier de
moyenner accord entre lui et les Thessaliens; ce qu'il
essaya de faire, en tâchant de le rendre, au lieu de tyran,
doux, juste et légitime gouverneur de la Thessalie; mais
quand il vit que, quelques remontrances qu'on lui fît, il
était incurable, et si farouche qu'il ne se voulait aucune­
ment ranger à la raison, davantage que l'on se plaignait
de grandes cruautés qu'il faisait, et l'accusait-on d'être
homme dissolu et désordonné en tous ses appétits, et
extrêmement avaricieux, il commença adonc à lui parler
rudement et à se courroucer à bon escient à lui.
XL VIII. A l'occasion de quoi, le tyran se déroba
secrètement, et s'enfuit avec ses satellites et soudards de
sa garde; et Pélopidas, laissant les Thessaliens hors de
toute crainte et danger du tyran, et au demeurant en
bonne paix, union et concorde les uns avec les autres,
s'en alla en la Macédoine, là où Ptolémée faisait la
guerre 23 à Alexandre, qui pour lors tenait le royaume de
Macédoine, et l'avaient tous deux envoyé quérir pour
connaître, composer et pacifier leurs différends, et aussi
pour aider à celui qui aurait le droit, à l'encontre de celui
qui aurait tort. Arrivé qu'il y fut, il appointa toutes leurs
querelles, et remit les bannis d'une part et d'autre en
PÉLOPIDAS

leurs maisons et e n leurs biens, pour la sûreté duquel


appointemcnt il prit en otage le frère du roi, qui avait
nom Philippe, et trente autres enfants des plus nobles
maisons de la Macédoine, lesquels il mena tous à Thèbes,
faisant voir aux Grecs combien s'étendait loin la répu­
tation des forces des Thébains et la renommée de leur
légalité et justice. C'est ce Philippe qui depuis fit la
guerre aux Grecs, pour leur ôter leur liberté; mais pour
lors, étant jeune enfant, il fut nourri à Thèbes en la
maison de Pammène; c'est pourquoi aucuns ont estimé
que ledit Philippe ait été imitateur d'Épaminondas, et
pourrait bien être qu'il aurait à l'aventure appris de lui
à être ainsi prompt et de soudaine exécution à la guerre,
comme il a ét�, ce qui n'était qu'une bien petite partie
de la vertu d'Epaminondas; mais de sa continence, jus­
tice, magnanimité et clémence, qui étaient les parties qui
le rendaient véritablement grand, Philippe, ni par nature
ni par nourriture ou étude, n'en tint onques rien.
XLI X . Depuis, les Thessaliens ayant une autre fois
envoyé à Thèbes faire leurs plaintes contre Alexandre, le
tyran de Phères, parce qu'il troublait et travaillait les
villes franches de la Thessalie, Pélopidas fut dépêché
pour y aller comme ambassadeur avec Isménias, et y alla
sans mener aucunes forces de Thèbes, ne pensant point
qu'il y dût avoir de guerre, à raison de quoi il fut
contraint de se servir des gens du pays même en l'affaire
urgente qui se présenta. Au même temps aussi se trou­
blèrent les affaires de la Macédoine, parce que Ptolémée
y occit le roi, et usurpa le royaume, et les serviteurs et
amis du roi mort appelaient à leur secours Pélopidas,
lequel, désirant y arriver sur le fait, et n'ayant point
amené avec lui de gens de guerre de son pays, en leva
soudainement quelques-uns au lieu même où il était, avec
lesquels il se mit incontinent en chemin pour aller
trouver ce Ptolémée. Lequel, quand ils s'approchèrent
l'un de l'autre, trouva moyen de gagner et corrompre
par argent ces soudards que Pélopidas avait amenés, et
les faire tourner de son côté; mais nonobstant cela,
redoutant encore le nom seulement et la grande réputa­
tion de Pélopidas, il lui alla au-devant comme à un per­
sonnage plus grand que lui, et, usant de toutes caresses
et prières, promit et jura qu'il garderait le royaume aux
frères du roi défunt, et qu'il tiendrait pour ses amis et
PÉLOPIDA S

pour ses ennemis ceux-mêmes que les Thébains auraient ;


pour sûreté de laquelle promesse, il donna en otage son
fils Philoxène et cinquante de ses amis, lesquels Pélopidas
envoya tous à Thèbes. Mais cependant, se sentant griève­
ment outragé par les soudards qui lui avaient fait une
telle trahison, et entendant que la plupart de leurs biens,
leurs femmes et leurs enfants étaient en la ville de Phar­
sale, il pensa que, s'il s'en pouvait saisir, ce lui serait un
bon moyen de prendre telle vengeance qu'il voudrait du
mauvais tour qu'ils lui avaient fait; si assembla quelque
nombre de Thessaliens, et s'y en alla; mais il n'y fut pas
plus tôt arrivé, que le tyran Alexandre y survint aussi
avec son armée.
L. Pélopidas, cuidant qu'il vînt pour se justifier et
décharger des plaintes que les Thessaliens proposaient
contre lui, s'en alla devers lui, encore qu'il sût très bien
que c'était un méchant homme, et qui facilement souil­
lait ses mains de meurtre et de sang; mais il se confiait
que pour l'autorité de la seigneurie de Thèbes, par
laquelle il était illec envoyé, et aussi pour la dignité de sa
personne, et pour sa réputation, il ne lui oserait faire
aucun déplaisir; toutefois le tyran, le voyant mal accom­
pagné et sans armes, l'arrêta prisonnier et à même ins­
tant se saisit de la ville de Pharsale. Ce qui donna une
grande frayeur et terreur à tous ses sujets, lesquels pen­
sèrent bien que, puisqu'il avait pris la hardiesse de com­
mettre une telle injustice, il n'épargnerait plus personne,
et qu'il ferait de toutes choses et de toutes personnes qui
tomberaient entre ses mains, comme un homme déses­
péré, et se tenant pour tout perdu. �and ceux de Thèbes
eurent ces nouvelles, ils en furent fort grièvement marris,
et promptement y envoyèrent une armée sous la conduite
d'autres capitaines, et non d'Épaminondas, à cause de
quelque mécontentement qu'ils avaient de lui24 •
LI. Or cependant le tyran, ayant mené Pélopidas à
Phères, permit du commencement à qui voulait de l'aller
voir et parler à lui, cuidant que sa calamité lui aurait
abaissé le cœur et l'aurait humilié; mais yuand il entendit
au contraire qu'il réconfortait les habitants de Phères, et
les exhortait d'avoir bon courage, en leur disant que
l'heure était venue que le tyran serait à un coup puni de
toutes ses méchancetés, et qu'il lui envoya dir e à lui­
même à son visage qu'il n'y avait point de propos que
PÉL O PI D AS 6p

tous les jours il géhennât et fît mourir en tourments ses


pauvres citoyens qui ne l'avaient point offensé, et qu'il ne
lui fît rien à lui, vu qu'il savait bien que, si jamais il
échappait de ses mains, il se vengerait bien de lui. Le
tyran, s'émerveillant de cette grandeur de courage, et de
cette constance de ne craindre rien, demanda pourquoi
c'était qu'il avait si grande hâte et si grande envie de
mourir. Ce qu'ayant entendu, Pélopidas lui répondit :
« C'est, dit-il, afin que tu en périsses plus tôt, en étant
» haï et des dieux et des hommes, encore plus que tu
» n'es maintenant. »
LII. Depuis cette parole le tyran ne voulut plus que
personne du dehors parlât à lui; mais Thébé, qui était
fille du défunt tyran Jason, et femme d'Alexandre, enten­
dant la constance, fermeté de courage et magnanimité
de Pélopidas, par le rapport de ceux qui l'avaient en
garde, eut envie de le voir et de parler à lui ; et, l'étant
allée un jour voir, elle ne connut pas de prime face,
comme femme, la grandeur de son courage et l'excel­
lence cachée de sa valeur, le voyant en telle captivité ;
mais, conjeB:urant à ce qu'elle le voyait par-dehors ainsi
simplement vêtu, les cheveux et la barbe longue, pau­
vrement servi et mal traité, jugea qu'il y avait pitié en
son fait, et qu'il n'était pas en état convenable à la gloire
de son nom, dont elle se prit à pleurer de compassion.
Pélopidas, qui ne savait qui elle était, s'en émerveilla du
commencement; mais puis après, quand on lui eut dit
qui elle était, adonc il la salua pour l'honneur de Jason,
son père, duquel, en son vivant, il avait été autrefois
familier et ami. Et elle se prit à lui dire : « J'ai grande
» pitié de ta pauvre femme, seigneur Pélopidas. - Aussi
» ai-je moi de toi, lui répondit-il, vu que, n'étant point
» prisonnière, tu puisses endurer un si méchant homme
» que Alexandre. » Cette parole toucha au vif Thébé,
laquelle supportait fort impatiemment la cruauté, l'ou­
trage et vilenie de ce tyran, son mari, qui, outre les autres
infamies de sa vie désordonnée, abusait charnellement
du plus jeune des frères d'elle ; parquoi, retournant sou­
ventefois devers Pélopidas, et lui contant librement ses
doléances, et les torts et outrages que lui faisait son mari,
par les propos que Pélopidas lui tenait, elle s'allait petit
à petit emplissant de hardiesse, de haine, de rancune, et
d'envie de soi venger de lui.
652 PÉLO PID A S

LIII. Au surplus, les capitaines thébains, que l'on avait


envoyés pour délivrer Pélopidas, étant entrés avec leur
armée dans la Thessalie, soit par leur ignorance ou par
malheur, s'en retournèrent honteusement sans rien faire.
A raison de quoi ceux de Thèbes, à leur retour, les
condamnèrent chacun en amende de dix mille écus25 , et
y renvoyèrent Épaminondas avec une autre armée; à la
venue duquel toute la Thessalie se souleva incontinent
pour la réputation d'un si grand capitaine, et fallait bien
peu pousser à la roue, pour faire trébucher le tyran en
totale ruine, tant ses amis et capitaines se trouvèrent
effrayés, et ses sujets bien délibérés de se rebeller, et bien
joyeux pour l'espérance qu'ils avaient de voir bientôt le
tyran payer la peine tout à un coup de tant de malheu­
retés et méchancetés qu'il avait commises par le passé.
Toutefois Épaminondas, mettant la considération de son
honneur et de sa gloire derrière la délivrance et le salut
de Pélopidas, et craignant que Alexandre, quand il ver­
rait ses affaires en branle de ruine totale, ne tournât son
désespoir, comme une bête sauvage effarouchée, encontre
lui, alla entretenant cette guerre en longueur, tour­
noyant tout à l'entour, sans donner dedans à bon
escient, sous couleur de faire ses préparatifs, et différant
toujours, afin de préparer et modérer le cœur de ce tyran
par tel contrepoids, que ni il ne lâchât trop la bride à son
arrogance et effrénée outrecuidance, ni aussi il n'irritât
au danger de Pélopidas l'âpreté et inhumanité de son
courroux; sachant très bien comme il était homme cruel,
et qui ne se souciait de raison ni de justice en façon quel­
conque, attendu qu'il faisait enterrer des hommes tout
vifs, et en faisait couvrir d'autres de peaux d'ours et de
sangliers, et puis lâcher des lévriers d'attache sur eux,
qui les déchiraient en pièces, ou bien lui-même par
manière de passe-temps les tuait à coups de dards et de
traits. Et dans les villes de Mélibée et de Scotuse, qui
toutes deux étaient en paix et amitié avec lui, il épia que
les habitants fussent un jour assemblés en conseil de ville
et les fit soudain enclore par ses satellites et passer tous
au fil de l'épée, jusques aux enfants; et ayant consacré et
couronné de festons de fleurs la lance dont il avait occis
Polyphron, son propre oncle, il lui sacrifiait comme si
c'eût été un dieu, et l'appelait Tychon, comme qui dirait
heureuse à bien assener. Et quelquefois, étant en un
Pf: L O PID A S
théâtre oü l'on jouait la tragédie des Troade.r d' Euripide,
il sortit du théâtre, et envoya néanmoins dire aux joueurs
qu'ils ne laissassent pas de jouer tout aussi diligemment
que s'il fût demeuré, et qu'il n'était point sorti parce
qu'il s'y fâchât, ou qu'il ne trouvât pas leur jeu bon,
mais parce qu'il avait honte que ses citoyens le vissent
pleurer pour ouïr jouer les malheurs d'Hécube et d' An­
dromaque, vu qu'il n'avait jamais eu pitié de pas un de
tant d'hommes qu'il avait fait tuer. Ce tyran donc étant
tel, s'effraya du nom seulement et de la réputation d'Épa­
minondas ; et, comme l'on dit en un commun proverbe,
li baissa l 'aile ainsi comme le coq
Qyi va fuyant de la joute le choc••.
Si envoya incc;mtinent devers lui pour s'excuser et se
justifier ; mais Epaminondas ne voulut point que par son
entremise les Thébains traitassent paix ni alliance avec
un si méchant homme, mais seulement fit une surséance
d'armes pour trente jours, en retirant de ses mains
Pélopidas et Isménias, avec lesquels il s'en retourna à
Thèbes.
LIV. Au demeurant les Thébains, étant avertis comme
les Lacédémoniens et les Athéniens envoyaient ambas­
sadeurs devers le grand roi de Perse pour avoir son
alliance, y envoyèrent aussi de leur part Pélopidas; qui
fut sagement avisé à eux, d'y envoyer un tel personnage,
pour la grande gloire de son nom. Car premièrement il
passa par les pays et provinces qui étaient en l'obéissance
du roi, où il était si fort renommé que l'on ne parlait
que de lui, parce que la renommée des batailles qu'il
avait gagnées contre les Lacédémoniens n'avait pas
pénétré peu avant, ni passé seulement aux prochaines
régions de l'Asie ; mais, depuis que la première nouvelle
de la journée de Leuél:rcs y fut portée, ayant toujours
depuis ajouté prouesses sur prouesses, sa gloire en accrut
tellement qu'elle s'épandit partout, jusques aux plus
hautes et plus lointaines provinces de l'Orient. Et puis,
quand il fut arrivé à la cour de Perse, les seigneurs,
princes et capitaines persiens qui le virent l'eurent en
très grande admiration, disant : « Voici celui qui a ôté aux
» Lacédémoniens la domination de la terre et de la mer,
» et qui a rangé jusques au-delà de la rivière d'Eurotas
» et de la montagne de Taygète l es Spartiates, lesquels
PÉL O PI D A S
» naguère faisaient la guerre a u grand roi de Perse, sous
» la conduite de leur roi Agésilas, jusques au milieu de
» l'Asie, pour les royaumes de Suse et d'Ecbatane. »
LV. Si était le roi même Artaxerce très joyeux de sa
venue, et le loua plus hautement, et le mit encore en plus
grande estime et plus grande réputation que jamais,
pour les honneurs et caresses qu'il lui fit, voulant que
cette gloire retournât sur lui, que l'on pensât que les plus
vertueux et les plus excellents personnages du monde lui
vinssent faire la cour, parce qu'ils estimaient sa grandeur
et sa hautesse souverainement heureuses; mais, outre
cela, quand il l'eut vu au visage, et qu'il eut ouï ses
propos, qu'il trouva plus graves que ceux des Athéniens
et plus ronds que ceux des Lacédémoniens, il l'en aima
encore davantage, et prit une affeél:ion véritablement
royale envers lui, tellement que, sans rien dissimuler, il
l'honora et le favorisa par-dessus tous les autres ambas­
sadeurs, lesquels s'aperçurent bien qu'il faisait plus de
compte de lui que de nul autre. Combien qu'il semblât
avoir fait plus grande faveur à Antalcidas, Lacédémonien,
qu'à pas un autre des Grecs, pour autant qu'un jour,
étant à table, il s'ôta de dessus sa tête le chapeau de fleurs
qu'il y avait, et, le trempant lui-même dans une liqueur
de parfum, le lui envoya. Il est bien vrai qu'il ne fit pas
à Pélopidas des caresses de si grande privauté; mais il
lui envoya des présents les plus beaux et les plus riches
qu'il eût su envoyer, et si lui oél:roya toutes ses demandes
entièrement, qui furent, « O!:!e tous les peuples grecs
» demeurassent francs et libres, que la ville et contrée de
» Messène fussent repeuplées, que les Thébains fussent
» nommés les anciens amis héréditaires des rois de Perse ».
LVI. Et ayant eu ces réponses, il s'en retourna sans
accepter ni prendre chose qui soit de tant de présents
qu'on lui avait offerts de la part du roi, que ce qui pou­
vait être pris comme gage de faveur et de bienveillance ;
ce qui fut cause que les autres ambassadeurs grecs furent
malvenus en leurs cités. Car, entre les autres, les Athé­
niens firent le procès au leur, qui se nommait Timagoras,
par lequel il fut condamné et exécuté à mort. Et s'ils le
firent pour avoir pris et accepté trop de présents du roi,
ils firent bien et justement; car il ne prit pas seulement de
l'or et de l'argent autant qu'on lui en voulut donner,
mais aussi accepta un lit fort riche, et des valets de
P ÉL O P I D A S

chambre persiens, pour l e lui accoutrer, comme si les


serviteurs grecs ne l'eussent su faire; davantage il reçut
aussi quatre-vingts vaches à lait, et des vachers pour les
gouverner, ayant besoin de lait de vache à la guérison de
quelque maladie qui lui survint; et se fit porter depuis la
cour du roi jusques à la côte de la mer Méditerranée dans
une litière à bras, et fut donné de par le roi à ceux qui le
portèrent deux mille quatre cents écus27 pour leur
salaire. Toutefois il semble que ce ne furent pas les dons
qu'il avait pris qui plus irritèrent les Athéniens, attendu
qu'Épicrate le p ortefaix28 non seulement confessa en
public avoir pris des présents du roi de Perse, mais
davantage dit qu'il voulait proposer et mettre en avant
un décret, qu'au lieu que l'on élisait tous les ans neuf
officiers qui avaient tout le gouvernement de la ville29,
on élût neuf ambassadeurs des plus pauvres et plus souf­
freteux qui fussent entre le menu peuple, pour les envoyer
ambassadeurs devers le roi, afin qu'ils s'en retournassent
riches des dons qu'il leur donnerait. Le peuple ne s'en
fit que rire ; mais ils furent marris de ce que les Thébains
avaient obtenu tout ce qu'ils avaient demandé, ne met­
tant pas en considération combien l'estime et réputation
de Pélopidas avait plus d'efficace et de force que n'avaient
toutes les harangues que les autres eussent su faire
mêmement envers un prince qui cherchait toujours d'en­
tretenir ceux des Grecs qui étaient les plus puissants en
armes. Cette ambassade donc augmenta grandement
l'amour et bienveillance que tout le monde portait à
Pélopidas, à cause du rétablissement et repeuplement de
Messène, et l'affranchissement de tous les autres Grecs.
LVII. Mais Alexandre, le tyran de Phères, étant de
rechef retourné à son naturel, et ayant détruit plusieurs
villes de la Thessalie, et mis garnisons par tout le pays
des Phthiotes, Achéiens et Magnésiens, sitôt que les villes
entendirent que Pélopidas était de retour, elles dépê­
chèrent incontinent leurs ambassadeurs à Thèbes, pour
requérir que l'on leur envoyât une armée et Pélopidas
notamment capitaine, pour les délivrer de la servitude
du tyran; ce que les Thébains leur accordèrent bien
volontiers, et furent toutes choses prêtes en bien peu de
temps. Mais sur le point que Pélopidas voulut partir, le
soleil soudainement éclipsa, et en plein jour fut toute la
ville de Thèbes obscurcie de ténèbres30 ; parquoi Pélo-
PÉLO P I D A S

pidas, voyant tout le monde effrayé pour ce si$ne et pré­


sage céleste, ne voulut pas contraindre ses citoyens de
partir en cette frayeur, ni avec si mauvaise espérance
mettre à l'aventure sept mille bourgeois thébains qui
étaient enrôlés pour aller à ce voyage; mais se donna lui
seul aux Thessaliens avec trois cents chevaux étrangers
qui le suivirent de bonne volonté, en la compagnie des­
quels il se mit en chemin contre la défense des devins,
et outre le bon gré de ses citoyens mêmes, auxquels il
semblait que ce signe du ciel menaçait quelque grand
personnage comme lui. Mais avec ce qu'il était plus
ardent et plus âpre à l'encontre d'Alexandre, pour l'envie
qu'il avait de se venger de l'injure qu'il lui avait faite,
encore espérait-il davantage qu'il trouverait sa maison
sens dessus dessous, pour le propos qu'il avait eu avec
sa femme Thébé ; toutefois la beauté de l'aB:e en soi était
ce qui plus le sollicitait et l'aiguillonnait, pour ce qu'il
désirait et s'efforçait de faire voir aux Grecs, au même
temps que les Lacédémoniens envoyaient à Denys, tyran
de la Sicile, des gouverneurs et capitaines p our le servir,
et que les Athéniens comme mercenaires prenaient
argent et solde d'Alexandre, le tyran de Phères, en l'hon­
neur duquel ils avaient fait dresser dans leur ville une
statue de cuivre, comme à leur bienfaiteur, que les
Thébains seuls prenaient au contraire les armes pour
délivrer ceux qui étaient opprimés par les tyrans, et
combattaient pour exterminer et ôter les usurpateurs de
violente et inique domination d'entre les Grecs.
LVIII. Étant donc arrivé en la ville de Pharsale, sitôt
qu'il y eut assemblé son armée, il se mit incontinent aux
cbamps pour aller trouver le tyran ; lequel, voyant que
Pélopidas avait bien peu de Thébains autour de soi, et
que lui se trouvait deux fois plus de gens qu'il n'avait de
Thessaliens, il lui alla au-devant jusques au temple de
Thétis, là où il y eut quelqu'un qui dit à Pélopidas
qu'Alexandre lui venait à l'encontre avec grand nombre
de gens, et Pélopidas lui répondit soudain : « Tant mieux,
» car nous en déferons tant plus. » Or y a-t-il au milieu
de cette plaine des mottes toutes rondes, assez haut éle­
vées, que l'on appelle communément les Têtes de chien ;
et tâchaient les uns et les autres à les saisir les premiers
avec leurs gens de pied. Pélopidas, qui avait grand
nombre de chevalerie et de bons hommes d'armes, les y
PÉLOPI D A S

envoya devant rompre ceux des ennemis qui cui­


daient gagner ce logis, et, les ayant rompus, se mirent à
les poursuivre à travers la plaine; mais cependant
Alexandre, ayant ses �ens de pied près de là, marcha en
avant, et occupa lesdites mottes, parce que les Thessa­
liens, qui en étaient plus loin, y arrivèrent trop tard ;
toutefois, arrivés qu'ils y furent, ils s'efforcèrent de gravir
contremont les pentes de ces mottes, qui étaient hautes
et droites; mais Alexandre, venant à les charger d'en haut
à son avantage, en tua ceux qui s'avancèrent les premiers,
et les autres se tirèrent arrière blessés, sans y rien faire.
LIX. Ce que voyant, Pélopidas fit incontinent rap­
peler ses gens de cheval qui chassaient ceux qu'ils avaient
rompus, et leur commanda qu'ils allassent choquer les
gens de pied des ennemis qui étaient en bataille, et cepen­
dant lui-même s'en alla courant soutenir ceux qui com­
battaient pour gagner les mottes. Si prit un pavois sur
son bras, et, passant à travers ceux de derrière, fit tant
qu'il pénétra jusques aux premiers, auxquels sa présence
redoubla tellement la force et le courage, que les ennemis
cuidèrent que ce fussent autres combattants tous frais
et de cœur et de corps, qui les vinssent de nouveau
recharger; et néanmoins encore soutinrent-ils deux ou
trois charges; mais à la fin, voyant que ceux-là pous­
saient toujours vigoureusement en avant contremont, et
davantage que leurs gens de cheval étaient retournés de
la chasse, ils leur quittèrent la place, et se retirèrent en
reculant pas à pas en arrière.
LX. Ainsi Pélopidas, ayant gagné les mottes, s'arrêta
sur la cime, regardant l'armée des ennemis, laquelle
n'était point encore tournée en fuite à val de route, mais
branlait déjà, et était en grand désarroi. Si jeta sa vue çà
et là tout à l'entour pour voir s'il apercevrait point
Alexandre, et finalement il le choisit parmi les autres en
la pointe droite de sa bataille, qui tâchait à rallier et
assurer ses gens; et, l'ayant aperçu, il ne put avec la raison
maîtriser sa colère ; mais, s'étant son courroux enflammé
pour l'avoir vu, il abandonna et sa personne et la
conduite de son entreprise à son ire, se jetant bien loin
devant tous ses gens en criant et appelant à haute voix le
tyran au combat. Le tyran ne l'attendit pas, ni ne se pré­
senta pas pour le combattre, mais s'enfuit cacher en la
troupe de ses gardes; et quant à ses soudards, les pre-
PÉL O PID A S

miers qui cuidèrent faire tête à Pélopidas furent par lui


mis en pièces, et en demeurèrent plusieurs morts sur-le­
champ; mais les autres, se ralliant en troupe serrée, et
lui donnant de loin de grands coups de piques, lui faus­
sèrent son corps de cuirasse, et le blessèrent en l'estomac,
jusques à ce que les Thessaliens, ayant pitié de le voir
ainsi malmener, accoururent de dessus les mottes en cette
part pour le secourir; mais il était déjà tombé par terre
quand ils y arrivèrent; et adonc eux avec les gens de
cheval ensemble firent un si grand effort, qu'ils tournèrent
toute la bataille des ennemis en fuite, et, les poursuivant
jusques bien loin de là, couvrirent toute la plaine de
morts; car ils en tuèrent plus de trois mille31 •
LXI. Or n'est-ce pas grande merveille si les Thébains
qui se trouvèrent à cette mort de Pélopidas en furent fort
déplaisants et en démenèrent grand deuil, l'appelant leur
père, leur sauveur et leur maître, comme celui qui leur
avait enseigné les plus belles et les plus honorables choses
que les hommes sauraient apprendre. Mais les Thessa­
liens et autres alliés et confédérés de Thèbes, outre ce
qu'ils surpassèrent par leurs édits et décrets publics,
qu'ils firent à la louange de sa mémoire, tout l'honneur
qui pourrait être dû à la plus excellente vertu humaine,
démontrèrent encore plus leur amour et affeélion envers
lui par les regrets qu'ils en firent et le grand deuil qu'ils
en menèrent; car on dit que ceux qui se trouvèrent à cette
bataille ne dépouillèrent leurs armes, ne débridèrent leurs
chevaux, ni ne firent panser leurs plaies, quand ils ouïrent
la nouvelle de sa mort, qu'ils ne fussent premièrement
allés auprès du corps, encore tout chaud qu'il était du
combat, amassant à l'entour à grands monceaux les
dépouilles des ennemis, comme s'il en eût eu quelque
sentiment, et qu'ils n'eussent en signe de deuil tondu et
eux et leurs chevaux, et si y en eut encore plusieurs qui,
après qu'ils se furent retirés en leurs tentes et pavillons,
ne voulurent allumer feu ni boire ni manger, et y eut par
tout le camp un triste et morne silence, comme s'ils
n'eussent pas gagné une très belle et très glorieuse vic­
toire, mais eussent été défaits et asservis par le tvran.
Puis, quand la nouvelle de cette mort fut épandue par le
pays, les officiers de chaque ville par où le corps avait
à passer avec les jeunes hommes, les enfants et les prêtres
allèrent au-devant, pour le recevoir honorablement, en
PÉL O PIDAS

portant des représentations de trophées, des couronnes


et des armes de fin or.
LXII. Et quand ce vint aux funérailles, qu'il fallut
enlever le corps, les plus anciens et plus notables person­
nages d'entre les Thessaliens s'adressèrent aux Thébains,
et les prièrent de leur permettre qu'ils le pussent eux­
mêmes inhumer, et y en eut un d'entre eux qui porta la
parole en cette manière : « Seigneurs Thébains, nos bons
» amis et alliés, nous vous requérons une grâce, qui nous
» tournera à honneur, et ensemble nous réconfortera
» aucunement en une calamité si grande, car nous ne
» pouvons plus jamais accompagner Pélopidas vivant,
» ni lui payer les honneurs qu'il a mérités de nous en
» façon qu'il les sente; mais si vous nous faites ce bien de
» nous permettre que nous puissions manier son corps
» avec nos propres mains, l'ensevelir et accoutrer nous­
» mêmes à ses obsèques, au moins nous sera-t-il avis que
» vous croirez ce que fermement nous croyons, que la
» perte est plus griève et plus grande pour les Thessaliens
» qu'elle n'est pour les Thébains; car vous y avez perdu
» un bon capitaine, et nous n'y avons pas perdu un bon
» capitaine seulement, mais aussi l'espérance du recou­
» vrement de notre liberté; car comment vous oserons­
» nous plus envoyer demander autre capitaine, quand
» nous ne pourrons vous rendre Pélopidas ? »
LXIII. Ces prières ouïes, les Thébains leur oétroyèrent
ce qu'ils demandaient; et me semble qu'il ne saurait être
de plus honorables ni plus magnifiques funérailles que
furent celles-là, au moins à ceux qui mesurent la dignité,
la splendeur et magnificence, non aux ornements d'ivoire
ni de pourpre, comme fait Philiste, qui tant exalte et
magnifie l'enterrement de Denys, le tyran de Syracuse,
qui fut l'issue de sa tyrannie, comme la conclusion pom­
peuse d'une grande tragédie. Et Alexandre-le-Grand, à
la mort d'Éphestion, fit tondre non seulement les crins
des chevaux et des mulets, mais aussi fit raser les créneaux
des murailles des villes, afin qu'il semblât que les
murailles mêmes portassent le deuil de cette mort, en pre­
nant, au lieu de leur forme première, comme un habit de
deuil, et une rasure portant indice de douleur et de regret.
Mais toutes telles choses sont commandements de sei­
gneurs faits par force et par contrainte, lesquels n'en­
gendrent qu'envie contre la mémoire de ceux pour qui
660 PÉL O PI D A S

elles se font, et haine de ceux qui sont contraints malgré


eux à les faire, et ne portent point témoignage d'honneur
ni de bienveillance, mais plutôt sont montre d'une pompe,
arrogance et vanité barbaresque, qui emploie son auto­
rité et la superfluité de ses biens en choses frivoles, et qui
ne sont aucunement à désirer ; là où un simple homme
privé, mort en pays étranger, où il n'avait ni femme, ni
parents, ni enfants, étant à ses funérailles convoyé, porté
et couronné par tant de peuples et de villes, faisant à
l'envi l'un de l'autre à qui plus honorerait sa mémoire,
sans que personne les en requît, et encore moins les y
contraignît, à bon droit semble avoir atteint à la cime de
l'heur et de la vraie félicité humaine ; car la mort des
hommes heureux n'est point très griève, comme disait
Ésope, mais est très heureuse, attendu qu'elle met en
sûreté les prospérités et les beaux aél:es des gens de bien,
laissant la fortune varier et se changer à son plaisir. Et
pourtant parla mieux, à mon jugement, un Lacédémonien
qui, caressant un bon vieillard, Diagoras, lequel avait
lui-même emporté autrefois le prix des jeux Olympiques,
et avait vu couronner, comme vié1:orieux auxdits jeux,
ses enfants et les enfants de ses enfants, tant de ses fils
que de ses filles, lui dit : « Meurs-toi maintenant, Dia­
» goras, car déjà ne monteras-tu pas au ciel. » Mais les
viél:oires de ces jeux Olympiques et Pythiques, qui les
mettrait toutes ensemble, ne sont pas à comparer à l'une
seule de tant de batailles que Pélopidas a combattues et
gagnées, ayant usé la plupart de ses jours en honneur et
en dignité, et finalement les ayant achevés étant gou­
verneur de la Béotie pour la treizième fois, qui était l'hon­
neur suprême de son pays, ayant occis parmi cela les
tyrans qui opprimaient la liberté des Thébains, et étant
mort en combattant vaillamment pour le recouvrement
de celle des Thessaliens.
LXIV. Mais si sa mort fut déplaisante aux alliés de
Thèbes, elle leur fut encore plus profitable; car, incon­
tinent que les Thébains en curent la nouvelle, ils n'en
dilayèrent aucunement la vengeance, mais dépêchèrent
incontinent une armée de sept mille hommes de pied, et
de sept cents chevaux sous la conduite de Malcitas et de
Diogiton, lesquels trouvant Alexandre battu, et ayant
perdu la plupart de ses forces, le contraignirent de rendre
aux Thessaliens les villes qu'il tenait d'eux, et de laisser
PÉLO P I D AS 661

les Magnésiens, Phthiotes et Achéiens en leur liberté,


retirant et ôtant les garnisons qu'il avait mises dans les
fortes places, et en même temps de promettre et jurer que
de lors en avant il marcherait sous les Thébains, contre
tel ennemi qu'ils le voudraient mener, ou contre qui ils
lui commanderaient d'aller.
LXV. Et quant aux Thébains, ils se contentèrent de
ces conditions-là; mais je veux davantage réciter la peine
que les dieux tantôt après lui firent payer pour la mort de
Pélopidas, lequel, comme nous avons touché ci-dessus,
avait premièrement instruit Thébé sa femme qu'elle ne
devait point craindre l'apparence extérieure, ni la puis­
sance de la tyrannie, encore qu'elle fût entre des satellites
armés, et parmi des bannis, que le tyran entretenait pour
sa garde; d'autre côté elle, craignant sa déloyauté et haïs­
sant sa cruauté, conspira sa mort avec ses frères, qui
étaient trois, Tisiphonus, Pytholas et Lycophron, et exé­
cuta sa conspiration en cette manière. Tout le demeurant
du palais où se tenait le tyran était plein de gardes et de
soudards, qui faisaient le guet toute la nuit auprès de sa
personne; mais la chambre où ils avaient accoutumé de
coucher était au plus haut étage; à la porte de laquelle y
avait un chien attaché, qui faisait le guet et était terrible
à tout le monde, ne connaissant personne qu'eux deux
tout seuls, et un valet qui lui donnait à manger. O!!and
donc elle voulut mettre la main à l'œuvre pour mettre à
exécution son dessein, elle tint tout un jour ses frères
enfermés dans une chambre assez près de la leur, et puis,
la nuit venue, s'en alla seule, comme elle avait accoutumé,
en la chambre d'Alexandre, qui dormait déjà, et bientôt
après en sortit, commandant au valet qu'il emmenât le
chien quelque part arrière de là, parce que son mari vou­
lait reposer à son aise et sans bruit. Or montait-on en
cette chambre par une échelle seulement, laquelle elle
leur dévala; et de peur que ses frères en montant ne
fissent bruit, elle la couvrit et fourra de laine, premier
que de la dévaler. Les ayant ainsi tirés amont avec leurs
épées, et mis devant la porte, elle rentra en la chambre
la première, et ôta l'épée du tyran, qui était attachée
au-dessus de son chevet, qu'elle leur montra, ayant pris
ce signe avec eux, pour leur donner à entendre quand il
serait épris de sommeil, et qu'il dormirait.
LXVI. Les jeunes hommes se trouvèrent étonnés, et
66z PÉ L O PI D A S

rétivèrent un petit quand ce vint au fait et au prendre,


dont elle se courrouça aigrement à eux, en les appelant
hommes lâches, attendu que le cœur leur faillait ainsi au
besoin; et en même temps leur jura en colère qu'elle­
même irait éveiller le tyran, et lui découvrirait toute la
conjuration; tellement que, partie de honte, et partie de
crainte, elle les contraignit d'entrer et approcher du lit,
tenant elle-même la lampe pour leur éclairer; et adonc
l'un d'eux le prit par les pieds, qui les lui serra étroite­
ment; l'autre lui renversa la tête en arrière, en le tenant
par les cheveux; et le troisième le tua à coups d'épée.
Ainsi mourut-il plus soudainement, à l'aventure, et plus
promptement qu'il ne devait; mais au demeurant, pour
la manière dont il fut tué, ainsi comme ses méchancetés
et malheuretés avaient mérité : car ç'a été le premier tyran
occis par la conspiration de sa propre femme; et aussi
pour les outrages que l'on fit à son corps après sa mort;
car les habitants de Phères, après l'avoir bien traîné par
toute la ville, et foulé aux pieds, le jetèrent à la fin, et
l'abandonnèrent à manger aux chiens32 •
VIE DE MARCELLUS

I . Mœurs douces et guerrières de Marcellus. I I . S a bravoure, ses


premiers emplois. Vertu de son fils. III. Guerre des Gaulois.
V. Attention des Romains aux cérémonies religieuses. VI . Mar­
cellus va attaquer les Gaulois. VIII. Il combat contre le roi, et
le tue. X. Le sénat lui décerne l'honneur du triomphe. XI. Il
présente à Jupiter les dépouilles opimes. XII. Coupe d'or envoyée
à Delphes. XIII. Annibal en Italie. Marcellus va en Sicile. Après
la bataille de Cannes, Fabius et Marcellus sont les appuis de
Rome. XV. Avantages remportés par Marcellus sur Annibal.
XVIII. Troisième consulat de Marcellus. XIX. Il emporte d'as­
saut la ville des Léontins. XX. Il met le siège devant Syracuse.
XXI. Archimède. XXIII. Effet de ses machines. XXVIII. Mar­
cellus escalade une des tours de Syracuse, et s'empare de la ville.
XXI X . Mort d'Archimède. Regrets de Marcellus. XXX. Sa
clémence, son humanité. XXXI. Il pardonne à la ville d'Engyum.
XXXIII. Il transporte à Rome les peintures et les §tatues de
Syracuse. XXXIV. Effets de ces monuments de l'art sur l'es­
prit des Romains. XXXV. Marcellus reçoit les honneurs de l 'ova­
tion. X XXVI. Différents sentiments de Sparte de de Rome sur
le mérite des viétoires. XXXVII. Q!iatrième consulat de Marcel­
lus. Accusation intentée contre lui par les Syracusains. Sa géné­
rosité. XXXIX. Il va attaquer Annibal. XLII . Il reçoit un échec
près de Canusium. XLIV. Il bat Annibal. XLV. Nouvelle
accusation contre Marcellus. Il se ju§tifie. XLVI. Son cinquième
consulat. XLVII. Il se remet en marche contre Annibal. XLIX.
Il donne dans une embuscade, où il e§t tué. L. Honneurs que lui
rend Annibal . LI. Monuments con§truits et dédiés par Marcellus.
Sa po§térité jusques au fils d'Oétavie.
De l 'an de Rome 49 6 à l 'an J46, 2 0 8 ans avant J.-C.

I. Marcus Claudius, celui qui fut cinq fois consul à


Rome, était fils d'un autre Marcus, à ce que l'on dit ; mais
il fut le premier de sa maison surnommé Marcellus, qui
vaut autant à dire, comme martial et belliqueux, ainsi
comme écrit Posidonius1 , parce qu'il était adroit aux
armes, expérimenté au fait de la guerre, fort et dispos
de sa personne, prompt à la main, et aimant de sa nature
M A R C ELL U S

à combattre; mais il ne montrait cette âpreté et ardeur


de combattre qu'à la guerre, contre l'ennemi seulement;
car, au demeurant, ses mœurs étaient fort douces et fort
atrempées. Il aima les disciplines et lettres grecques
jusques à honorer et estimer seulement ceux qui en
savaient; car au reste les affaires l'engardèrent d'y pou­
voir vaquer, et de s'y exerciter autant comme il eût bien
désiré : parce que s'il y eut onques hommes auxquels
Dieu, ainsi que dit Homère, fit
User en guerre et en sanglants étours
Leurs jeunes ans jusques à leurs vieux jours•,
ce furent les nobles et les principaux hommes romains
de ce siècle-là, qui en leur jeunesse eurent à combattre
contre les Carthaginois en la Sicile, en leur fleur d'âge
contre les Gaulois, pour empêcher qu'ils n'occupassent
toute l'Italie, et en leur vieillesse contre Annibal et contre
les Carthaginois encore une autre fois; car ils ne jouirent
point du privilège de l'âge, qui les dispensait d'aller à la
guerre comme les autres communs citoyens pour leur
vieillesse3 ; mais furent contraints, tant pour leur noblesse
que pour leur expérience et vaillance, d'accepter les
charges et conduites des armées que le sénat et le peuple
leur commirent.
Il. Or, quant à Marcellus, il n'y avait sorte de combat
à laquelle il reculât, ni à laquelle Il fût peu exercité; mais
encore était-il plus assuré au combat d'homme à homme
en champ clos, qu'il n'était en nul autre; au moyen de
quoi il ne refusa jamais ennemi qui le défiât, mais occit
sur-le-champ tous ceux qui le provoquèrent. En la Sicile
il sauva la vie à son frère Otacilius, qui en une rencontre
avait été porté par terre : car il le couvrit de son écu, et
tua ceux qui lui couraient sus pour l'achever d'occire; à
raison desquelles prouesses, étant encore jeune, il eut, des
capitaines sous lesquels il allait à la guerre, plusieurs cou­
ronnes et autres prix d'honneur qui se donnent aux vail­
lants hommes. Et, comme il continua à montrer sa valeur
toujours de plus en plus, le peuple l'élut édile du nombre
de ceux qui sont les plus dignes et plus honorables', et
les prêtres le créèrent augure, qui est à Rome une sorte
de prêtrise, à laquelle la loi donne l'autorité d'observer
et considérer le vol des oiseaux, pour en deviner et pro­
nostiquer les choses à advenir. Mais en l'année de cette
MA RCELLU S

sienne édilité, il fut contraint d'appeler en justice et


accuser malgré lui un sien compagnon en cet office,
nommé Capitolinus, lequel, étant homme téméraire, dis­
solu et désordonné en sa vie, devint amoureux du fils de
Marcellus, qui avait nom comme son père, et le pria de
son déshonneur sur le point qu'il était en la fleur de son
adolescence, non moins regardé, prisé et estimé de tout
le monde pour être honnête et bien af pris, que pour être
beau fils. Or, pour la première fois, i rejeta à part soi les
prières et poursuites de cc Capitolinus, sans en parler à
personne; mais, quand il vit qu'il y retournait encore une
autre fois, il le dit et déclara à son père, lequel, en étant
grièvement indigné, comme le cas le méritait, l'en déféra
et accusa devant le sénat. Capitolinus du commencement
allégua plusieurs exceptions et subterfuges pour ne point
comparoir, et à la fin en appela devant les tribuns du
peuple, lesquels déclarèrent qu'ils ne recevaient point
son appel, et ne voulaient point prendre connaissance du
fait. Ainsi, étant à la fin contraint de répondre devant le
sénat, il nia le fait tout à plat, parce qu'il n'y avait point
de témoins qui eussent ouï les paroles; à l'occasion de
quoi le sénat fut d'avis de faire venir en personne le jeune
garçon, lequel, s'étant représenté devant le sénat, se prit
à rougir et à pleurer tout ensemble. Le sénat, voyant en
lui une vergogne mêlée avec des larmes, et un dépit qui
ne se pouvait apaiser, sans plus outre chercher d'autre
preuve, tint le cas pour tout avéré, et condamna sur-le­
champ Capitolinus en une somme d'argent pour l'amende,
des deniers de laquelle Marcellus fit faire des vases
d'argent, pour servir aux sacrifices, lesquels il dédia et
consacra au service des dieux.
III. Or, étant la première guerre que les Romains
eurent contre les Carthaginois achevée au bout de vingt­
deux ans qu'elle avait duré, incontinent après leur
recommença de nouveau une autre guerre contre les Gau­
lois ; car les Insubriens, peuple venu de la Gaule et habi­
tant au pied des monts des Alpes du côté de l'Italie,
combien qu'ils fussent forts et puissants d'eux-mêmes,
appelaient néanmoins encore à leur aide les autres Gau­
lois qui habitaient delà les monts, et en faisaient venir
de grosses armées de ceux mêmement qui ont accoutumé
d'aller à la solde de qui plus leur donne, que l'on appelle
Gessates. Si me semble que ce fut chose merveilleuse et
666 MARCELL U S

de grand heur pour les Romains, que cette guerre gau­


loise ne vînt point à se rompre du temps que celle des
Carthaginois durait encore, et que les Gaulois, comme
si, par manière de dire, ils eussent juré de combattre à
leur tour contre celui des deux peuples qui demeurerait
vainqueur, attendirent loyalement, et de bonne foi, sans
se bouger, jusques à ce qu'ils eussent achevé, pendant
que les Romains et les Carthaginois se battaient ensemble,
et puis s'allèrent attacher aux vainqueurs, quand ils
n'eurent plus à faire à d'autres. Ce néanmoins, l'assiette
de leur pays faisait grand effroi aux Romains, pour être
de si près leurs voisins, parce qu'ils avaient la guerre à
leurs portes, à propos parler; aussi faisait l'ancienne
réputation des Gaulois, que les Romains ont, ce semble,
plus redoutés et plus craints qu'autre nation quelconque,
parce que ce furent eux qui anciennement prirent la
ville de Rome5 , depuis laquelle prise il fut fait une ordon­
nance, que de lors en avant les prêtres et gens de religion
seraient dispensés et exempts d'aller à la guerre, excepté
quand les Gaulois s'élèveraient. Les préparatifs aussi
qu'ils firent alors pour cette guerre, témoignèrent assez
la crainte qu'ils en eurent : car on tient que jamais aupa­
ravant ni onques depuis, il n'y eut tant de milliers de
Romains naturels en armes tout à un coup, qu'il y eut
cette fois-là6 • Davantage la nouvelle cruauté dont ils
usèrent en leurs sacrificés en fait foi aussi; car auparavant
ils n'avaient jamais accoutumé d'y faire rien qui fût
étrange, ni qui tînt du barbare, mais avaient les opinions
fort douces et humaines quant aux cérémonies de la reli­
gion, et conformes à celles des Grecs, touchant le service
des dieux, mais lors ils furent contraints d'obéir à
quelques oracles et prophéties anciennes, qu'ils trou­
vèrent écrites dans les livres de la Sibylle, et enterrèrent
tout vifs dans le marché aux bœufs deux Grecs, un
homme et une femme, et semblablement aussi deux Gau­
lois, auxquels jusques aujourd'hui ils font encore au
mois de novembre quelques secrets anniversaires qu'il
n'est pas loisible de voir à tout le monde.
IV. Or, dans les premières rencontres de cette guerre,
il y eut de grandes vié.t:oires et de grandes pertes aussi
pour les Romains; mais pour cela n'en fut point la guerre
assoupie, ni réduite à une fin assurée. Et l'année que
Flaminius et Furius furent consuls7 , et dépêchés avec
M A RCELL U S

grosses et puissantes armées pour aller faire la guerre aux


Insubriens, qui sont les Milanais, il vint nouvelles à Rome
que l'on avait vu une rivière de la Romagne toute rouge
de sang, et que l'on avait aussi vu tout à un coup en la
ville de Rimini trois lunes; joint que les prêtres et devins
qui avaient observé et considéré les présages des oiseaux,
au jour que ces deux avaient été élus consuls, affirmaient
qu'il y avait eu faute en leur création, et qu'ils avaient
été indûment élus contre les signes et pronostics des
oiseaux. Parquoi le sénat leur écrivit incontinent au camp,
et les rappela afin qu'ils se vinssent eux-mêmes déposer
du consulat, avant qu'ils attentassent de faire aucune
chose comme consuls, à l'encontre des ennemis. Le
consul Flaminius reçut bien les lettres à temps; mais,
parce qu'il était sur le point de donner une bataille, il ne
les voulut point ouvrir qu'il n'eût premièrement défait
les ennemis et couru leur pays, comme il fit; mais aussi,
quand il retourna à Rome, encore que ce fût avec quan­
tité grande de butin, le peuple ne voulut point aller au­
devant de lui, parce qu'il n'avait pas promptement obéi
aux lettres qu'on lui avait écrites, ni ne s'en était incon­
tinent retourné, ainsi qu'on lui avait mandé, mais en
avait fait audacieusement à sa fantaisie sans point s'en
soucier, de manière qu'il s'en fallut bien peu que l'on ne
lui refusât totalement l'honneur du triomphe : car, tout
aussitôt que son triomphe fut achevé, on le contraignit
de renoncer son consulat, et le rendit-on homme privé
avec son compagnon; tant les Romains étaient en cela
religieux, qu'ils voulaient que toutes choses se réfé­
rassent à la grâce et au bon plaisir des dieux, ne per­
mettant point que l'on méprisât les observations et
prédiél:ions des devins, ni les us et coutumes anciennes,
quelque félicité et prospérité qui en dût advenir; parce
qu'ils estimaient être plus expédient pour le bien de leur
chose publique, que leurs officiers et magistrats eussent
en révérence les cérémonies du service des dieux, que
qu'ils vainquissent en bataille leurs ennemis.
V. Et pourtant Tibérius Sempronius, personnage qui
fut autant honoré et estimé des Romains, tant pour sa
bonté que pour sa prouesse, que nul autre de son temps,
étant une année consul, en nomma et déclara deux autres
pour l'année suivante, Scipion Nasica et Caïus Martius,
lesquels, en ayant p ris possession, et étant déjà allés dans
668 M A RCELLUS

les provinces qui leur étaient échues par le sort, Sem­


pronius, par cas d'aventure, prit en main quelques petits
livres où étaient sommairement écrites les règles appar­
tenant aux cérémonies des sacrifices publics, et en les
lisant y trouva une observance dont il n'avait jamais ouï
parler. L'observance était que, quand un magistrat s'était
assis hors de la ville en quelque tente ou maison louée,
pour y contempler et observer les présages des oiseaux,
et que, par quelque occasion survenante, il était contraint
de soi retirer dans la ville, avant que les oiseaux eussent
donné aucuns signes certains, il fallait à la seconde fois,
quand il retournait pour achever ses observations, qu'il
laissât la tente ou maison premièrement louée, et qu'il en
prît une autre pour recommencer de nouveau à y faire
ses contemplations. Tibérius n'ayant pas su cela, s'était
par deux fois servi d'une même maison, et avait là-dessus
nommé et déclaré ces deux consuls successeurs; mais
depuis, ayant connu sa faute, il la fit entendre au sénat,
lequel ne voulut point mettre à nonchaloir une si légère
omission, mais en écrivit aux nouveaux consuls, lesquels
incontinent quittèrent leurs provinces, et s'en retour­
nèrent à Rome promptement, où ils se déposèrent de
leurs états. Cela fut quelque temps depuis; mais environ
ce même temps duquel nous écrivons présentement, il y
eut deux prêtres de bien nobles maisons, et bien notables
personnages, qui tous deux furent privés de leur prêtrise,
à savoir Cornélius Céthégus, pour avoir failli à bailler les
entrailles de l'hostie immolée, par ordre ainsi qu'il devait,
et �intus Sulpitius, parce qu'en sacrifiant, le chapeau
sacerdotal, que portent ceux que l'on appelle Flamines,
lui tomba de dessus la tête. Et, comme Minutius, dic­
tateur, eut nommé pour maître de la chevalerie Caïus
Flaminius, ils les destituèrent tous deux, et mirent
d'autres en leur place8 , pour autant qu'en l'in�ant que
le diétateur le nomma, on ouït le bruit d'une souris. Et,
combien qu'ils fussent ainsi soigneux de garder étroi­
tement une si exquise diligence, mêmement en choses si
légères, cc n'était point parce qu'il y eût de la superstition
mêlée parmi, mais était afin que l'on ne transgressât
aucun point de toutes les anciennes institutions et céré­
monies de leur pays.
Vl. Mais, pour retourner à notre histoire, quand Fla­
minius se fut lui-même déposé de son consulat, Marcellus
M A RCELLUS

fut substitué en son lieu par ceux que l'on appelle entre­
rois9; et, entré qu'il en fut en possession, on lui donna
pour son compagnon Cnéus Cornélius 10 , là où l'on dit
que les Gaulois, inclinant à vouloir faire appointement,
et le sénat romain même étant bien content d'entendre
à la paix, Marcellus irrita le peuple, et le disposa à vouloir
plutôt la guerre. Ce nonobstant, la paix fut bien faite pour
lors; mais, incontinent après, les Gaulois Gessates renou­
velèrent la guerre; car ils passèrent les monts des Alpes
en nombre de bien trente mille combattants, et se vinrent
joindre aux Insubriens, qui étaient plusieurs fois autant;
et au moyen de quoi, le cœur leur étant crû, ils allèrent
incontinent mettre le siège devant la ville d'Acerres, qui
est assise sur la rivière du Pô, durant lequel siège le roi
Briomate, prenant dix mille Gessates, alla courir et piller
le plat pays d'alentour du Pô.
VII. Ce qu'entendant, Marcellus laissa son compagnon
avec tous les gens de pied armés, et le tiers de la cheva­
lerie au camp, près d' Acerres, et lui, avec le reste des gens
de cheval et six cents hommes de pied des plus légère­
ment armés, se mit en chemin pour aller trouver les
ennemis, sans reposer ni jour ni nuit, jusques à ce qu'il
eut atteint ces dix mille Gessates auprès d'un bourg de la
Gaule de deçà les monts, qui se nomme Clastidion, qui
de naguère était en l'obéissance des Romains. Si n'eut
pas loisir de reposer ni refaire un peu ses gens, parce que
les Barbares surent incontinent sa venue, et le tinrent
pour déjà tout déconfit, à cause qu'il avait bien peu de
gens de pied; et quant à sa chevalerie, les Gaulois ne la
mettaient en aucun compte; car, outre qu'ils sont fort
bons hommes d'armes, et qu'ils valent plus en cela qu'en
nulle autre sorte de combat, encore passaient-ils de beau­
coup lors en nombre ceux de Marcellus; et pour ce mar­
chèrent incontinent droit à lui d'une grande fureur et
avec terribles menaces, comme si d'arrivée ils eussent dû
foudroyer tout. Leur roi marchait le premier devant
toutes ses troupes.
VIII. Et Marcellus, craignant qu'ils ne l'envelop­
passent et ne l'environnassent par-derrière, parce qu'il
était en si petit nombre, étendit le plus qu'il put les ailes
de sa gendarmerie, pour embrasser plus de pays, de
manière que les deux pointes venaient à être fort grêles,
jusques à ce qu'il fût bien près des ennemis. Et comme
MARCELL U S
déjà il était prêt à se mettre au galop pour aller choquer,
il advint que son cheval, effrayé du bruit de la braverie
des ennemis, se tourna, et emporta Marcellus en arrière
en dépit qu'il en eut; mais lui, craignant que les Romains
ne prissent superstitieusement cela à mauvais présage, et
n'en entrassent en quelque frayeur qui leur troublât l'en­
tendement, tirant la bride à main gauche, lui fit soudai­
nement retourner la tête devers l'ennemi, et à même ins­
tant adora le soleil, comme si ce n'eût pas été par accident
qu'il eût tournoyé, mais expressément pour cet effet, à
cause que les Romains ont accoutumé de faire ainsi un
tour quand ils saluent et adorent les dieux; et sur le point
que la mêlée commença, il fit vœu à Jupiter Férétrien de
lui offrir les plus belles armes que les ennemis eussent,
s'il demeurait vainqueur. Et à l'heure même le roi des
Gaulois 1 1 , l'ayant aperçu, se douta bien, à voir les
marques et enseignes qu'il avait, que ce devait être le chef
des ennemis; si lança son cheval bien loin devant sa
troupe, droit à lui, en lui criant un cri de défiance, que
c'était à lui qu'il en voulait, et branlant une grosse jave­
line de barde qu'il portait en la main. C'était le plus bel
homme et le plus grand de tous les Gaulois, et si avait
son harnais tout doré et argenté, et tant enrichi de toutes
sortes d'ouvrages et de couleurs, qu'il en reluisait comme
l'éclair; parquoi Marcellus, ayant jeté sa vue sur toute la
bataille des ennemis, et, n'y ayant point aperçu de plus
belles armes que celles de ce roi, jugea incontinent que
c'était donc celui contre lequel il avait fait sa prière et
son vœu à Jupiter. Si piqua droit à lui, et lui donna un
tel coup de javeline, aidant la force et la roideur de la
course du cheval, qu'il lui faussa sa cuirasse, et le porta
par terre, non encore mort pourtant, mais il redoubla
soudain deux ou trois coups, dont il l'acheva de tuer;
puis se jeta aussitôt à bas de dessus son cheval, et, en tou­
chant les armes du mort, leva les yeux au ciel en disant :
« 0 Jupiter Férétrien, qui regardes du ciel et diriges les
» hauts faits d'armes et les prouesses des capitaines, je
» t'appelle à témoin comme re suis le troisième capitaine
» romain qui, étant chef d'armée, ai défait et occis de ma
» propre main le roi et chef de l'armée des ennemis, et
» te promets offrir et dédier les plus belles et les plus
» riches dépouilles des ennemis; toi, daigne nous donner
» pareille fortune au demeurant de cette guerre. »
M A RCELLUS

IX. Cela fait et dit, les hommes d'armes romains com­


mencèrent à se mêler parmi les Gaulois, gens de cheval
et gens de pied pêle-mêle; car ils n'étaient point séparés
à part les uns des autres, et firent en sorte qu'ils y
gagnèrent une viB:oire singulière, pour la façon qui en
fut étrange et merveilleuse, parce qu'il ne fut jamais vu,
ni auparavant ni depuis, que si peu de gens de cheval
défissent si grand nombre d'hommes d'armes et de
pied mêlés ensemble; et, après en avoir occis la plus
grande partie, et avoir gagné leurs dépouilles et leur
entière détrousse, il s'en retourna devers son compagnon,
qu'il trouva faisant la guerre aux Gaulois assez malheu­
reusement, devant la plus grande ville et la plus peuplée
qu'ils eussent, que l'on nomme Milan, et que les Gaulois
de deçà les monts tiennent pour leur cité métropolitaine,
c'est-à-dire capitale, et dont toutes les autres ont été déri­
vées et fondées; à l'occasion de quoi ils faisaient tout le
devoir à eux possible pour la défendre, et tenaient le
consul Cornélius autant assiégé comme lui eux. Mais
sitôt que Marcellus fut de retour, les Gessates, qui enten­
dirent comme leur roi Briomate avait été tué en bataille,
s'en retournèrent en leur pays, et la ville de Milan fut
prise; après laquelle toutes les autres se rendirent sans
se faire battre, et les Gaulois se soumirent entièrement,
eux et leurs biens, à la discrétion des Romains, qui leur
oél:royèrent la paix sous équitables et raisonnables
conditions.
X. Pour lesquelles conquêtes le sénat décerna l'hon­
neur du triomphe à Marcellus seul, et fut ce triomphe,
en richesse, en multitude de dépouilles, en nombre de
beaux et grands hommes prisonniers, et en toute autre
somptuosité et magnificence aussi admirable et aussi
digne de voir que autre qui eût onques été; mais ce qui
y fut le plus agréable à regarder pour la nouveauté, fut
Marcellus portant lui-même à Jupiter sur ses épaules la
dépouille entière du roi barbare qu'il avait occis : car il
avait fait couper un chêneau de montage haut et droit,
qu'il accoutra en forme de trophée, en y attachant et
pendant à l'entour par ordre toutes les pièces du harnais
qu'il avait conquis; puis, quand toute la montre de son
triomphe fut acheminée, lui-même chargea le chêneau sur
ses épaules, et monta dessus son chariot triomphal, et
alla ainsi par toute la ville, portant ce trophée en triomphe,
M ARCELLUS

qui fut la plus belle représentation, et le plus honorable


speétacle qui comparût en toute cette montre. Son
armée suivait après le chariot, chantant les hymnes et
chants de viétoire à la louange des dieux et de leur capi­
taine; puis, quand il eut traversé toute la ville jusques
au temple de Jupiter surnommé Férétrien, il y planta
et dédia son trophée.
XI. C'est le troisième et le dernier des capitaines
romains jusques à notre âge à qui cet honneur soit échu.
Car le premier qui ait ainsi fait offrande à Jupiter des
armes du chef des ennemis fut le roi Romulus, qui gagna
celles cl'Acron, le roi des Céniniens; le second fut Cor­
nélius Cossus, qui défit Tolumnius, capitaine général des
Toscans; et le troisième, Marcellus, qui occit de sa propre
main Briomate, roi des Gaulois, et depuis lui n'est advenu
cet heur à nul autre. Le dieu auquel se consacre et se
dédie cette sorte de dépouille s'appelle Jupiter Férétrien,
ainsi surnommé, comme écrivent aucuns, parce qu'on lui
porte ce trophée, suivant la dérivation de cette parole
grecque, FERIN, qui signifie porter, parce qu'en ces pre­
miers temps-là il y avait encore beaucoup de diétions
grecques mêlées parmi le langage latin. Les autres
veulent dire que c'est un des surnoms de Jupiter, qui
signifie autant comme foudroyant, parce que FERIRE en
langage latin signifie frapper; et y en a qui disent que
c'est proprement blesser à coup de main en la guerre; car
encore aujourd'hui les Romains, quand ils chargent leurs
ennemis en bataille, ou qu'ils les poursuivent fuyant, ils
crient l'un à l'autre, pour s'entredonner courage, FERI,
FERI, qui vaut autant à dire comme TUE, TUE ; et les
dépouilles que l'on ôte aux ennemis s'appellent géné­
ralement SPOLI A ; mais celles que les capitaines ôtent aux
capitaines des ennemis, après les avoir occis, s'appellent
particulièrement SPOLI A OPI M A 1 2 . Toutefois il y en a qui
disent que le roi Numa Pompilius, en ses commentaires,
fait mention de dépouilles opimes premières, secondes
et tierces, commandant que les premières gagnées soient
consacrées à Jupiter Férétrien, les secondes à Mars, et
les tierces à �irinus, et que celui qui aurait gagné les
premières eût pour sa récompense trois cents as ; le
second, deux cents, et le troisième, cent ; mais néanmoins
la commune opinion et la plus reçue est que les dépouilles
opimes sont les premières gagnées, là où il y a bataille
MARCELLUS

rangée, et que c'est le chef de l'armée qui les ôte au chef


des ennemis, après l'avoir occis de sa propre main; mais
à tant avons-nous suffisamment parlé de ce propos.
XII. Au demeurant, les Romains furent si joyeux de
cette viél:oire et de l'issue de cette guerre, qu'ils firent
forger, du butin que l'on y avait gagné, une coupe d'or
massif, du poids de cent marcs 13, qu'ils envoyèrent en
offrande au temple d'Apollon Pythien, en la ville de
Delphes, pour lui en rendre grâces, et firent aussi libé­
ralement part des dépouilles à leurs alliés, jusques à en
envoyer grande quantité à Hiéron, roi de Syracuse, qui
était leur ami et confédéré.
XIII. �elque temps 14 après, étant Annibal entré en
Italie, Marcellus fut envoyé avec une armée de mer en la
Sicile; et depuis, étant advenue la déconfiture de Cannes,
en laquelle il mourut tant de milliers de Romains, et s'en
sauva bien peu de vitesse, qui s'enfuirent en la ville de
Cannusium, on s'attendait bien qu'Annibal, ayant défait
la fleur de la force des Romains, ne faudrait pas de tirer
droit à Rome. Marcellus envoya premièrement de dessus
ses vaisseaux mille cinq cents hommes pour aider à
garder la ville; et depuis, ayant reçu un mandement du
sénat, s'en vint à Cannusium, là où il prit ceux qui
s'étaient illec sauvés et ralliés après la bataille perdue, et
les tira hors des places en la campagne pour la défendre.
Or avaient lors été les meilleurs capitaines qu'eussent les
Romains pour la plupart tués en diverses batailles, et de
ceux qui leur étaient demeurés, Fabius Maximus était
celui que l'on tenait pour le plus homme de bien et le
plus sage; mais encore se plaignait-on qu'il n'était pas
homme d'exécution, et qu'il avait faute de hardiesse,
parce qu'il pesait trop toutes choses, pour ne rien perdre
et ne mettre rien en hasard; et disait-on qu'il était bien
bon capitaine pour défendre, mais non pas pour assaillir.
Au moyen de quoi on eut recours à Marcellus, et jugea­
t-on qu'il fallait mêler sa hardiesse et sa vivacité aél:ive
avec la craintive prévoyance et sagesse de l'autre; et à
cette cause les élisait-on quelques années tous deux
ensemble consuls, ou bien les envoyait-on l'un consul, et
l'autre proconsul, chacun à son tour, en la part où étaient
les affaires; et, suivant ce propos, Posidonius écrit que
les Romains appelaient alors Fabius Maximus leur bou­
clier, et Marcellus leur épée. Et Annibal même disait qu'il
M A RCEL L U S

craignait Fabius Maximus comme son gouverneur, et


Marcellus comme son adversaire, parce que l'un le
gardait de mal faire aux autres, et l'autre lui en faisait
à lui-même.
XIV. Tout premièrement donc, après cette grande vic­
toire de Cannes, les gens d' Annibal étant devenus si
audacieux et si débauchés et dissolus que, sans plus
craindre rien, ils tenaient les champs et s'écartaient bien
loin de leur camp, Marcellus, courant sus à ceux qui
s'éloignaient ainsi, les mettait tous en pièces, et allait de
tant plus diminuant toujours les forces de son ennemi.
Et puis il secourut les villes de Naples et de Nole, là où
il confirma les Napolitains, qui étaient d'eux-mêmes bien
affeél:ionnés aux Romains, en la bonne dévotion qu'ils
avaient; et, entrant dans Nole, il y trouva une sédition
entre le sénat et le peuple, parce q ue le sénat ne pouvait
venir à bout de la commune, qut à toute force voulait
tenir le parti d' Annibal, à cause qu'il y avait en la ville
un gentilhomme nommé Bandius, très noble entre les
siens, et fort vaillant homme de sa personne, lequel, ayant
très bien fait son devoir en la bataille de Cannes, après
avoir occis plusieurs Carthaginois, fut à la fin lui-même
abattu par terre, et trouvé entre les morts tout détaillé de
coups; à raison de quoi, Annibal, e�imant grandement
sa prouesse, non seulement le laissa aller sans payer
rançon, mais davantage lui donna de beaux présents, et
le fit son hôte et son ami. Parquoi Bandius, étant de
retour en sa maison, pour lui rendre la pareille, ne faillit
pas à être l'un de ceux qui lus affeélueusement favori­
saient aux affaires d' Anniba f., et qui plus exhortaient le
peuple de Nole à se tourner de son côté; toutefois Mar­
cellus e�ima que ce serait péché contre les dieux de faire
mourir un personnage qui aurait donné si notable preuve
de sa vaillance, et qui aurait couru la fortune des Romains
en leurs plus grandes affaires et leurs plus grands dan­
gers; avec ce qu'il était de douce et humaine nature,
encore avait-il une grâce de savoir attraire et gagner les
cœurs des personnes par courtoisie. Au mo)·en de quoi,
l'étant ce Bandius un jour allé voir et saluer, Marcellus
lui demanda qui il était, combien que de longtemps il le
connût assez, pour seulement avoir occasion d'entrer en
propos avec lui. L'autre lui répondit qu'il était Lucius
Bandius. Et adonc Marcellus montrant d 'en être tout
M A R C E LL U S

éjoui et ébahi, « Comment ? dit-il, et es-tu donc ce Ban­


» dius duquel on parle tant à Rome, et que l'on dit qu'il
» fit si bien son devoir en la journée d� Cannes, et qu'il
» n'abandonna jamais le consul Paul-Emile, mais reçut
» sur son propre corps plusieurs coups qui étaient
» adressés à lui ? » Bandius répondit que c'était lui voire­
ment, et lui montra sur sa personne plusieurs cicatrices
des coups qu'il avait reçus. Et Marcellus lui répliqua :
« Da, vu que tu avais de si évidentes et si notables
» marques de la bonne volonté et amitié que tu nous
» portes, comment ne t'en venais-tu incontinent vers
» nous ? penses-tu que nous soyons si lâches et si ingrats
» gue nous ne veuillions dignement rémunérer la vertu
» de nos amis, laquelle est honorée même des ennemis ? »
Après lui avoir usé de ces gracieuses paroles, et l'avoir
embrassé et caressé, il lui fit présent d'un bon cheval de
service pour la guerre, et lui donna cinq cents drachmes
d'argent; et, depuis ce jour-là, jamais ce Bandius n'aban­
donna les côtés de Marcellus, mais lui fit toujours par­
tout très loyale et fidèle compagnie, se montrant très âpre
à rechercher, découvrir et accuser ceux qui en sa ville
tenaient parti contraire, lesquels étaient en grand nombre
et avaient conspiré entre eux que, le premier jour que les
Romains sortiraient aux champs pour aller faire quelque
course sur les ennemis, ils leur cloraient la porte à la
queue, et saccageraient tout leur bagage.
XV. �oi entendu, Marcellus ordonna ses gens en
bataille au-dedans de la ville près des portes, et à leur
queue rangea aussi les sommiers qui portaient leur
bagage; et au demeurant, à son de trompe fit faire
défense sur peine de la vie à ceux de la ville, que nul ne
fût si osé ni si hardi que d'approcher des murailles. Cela
fut cause qu'Annibal s'en tira près, quand il vit qu'il ne
comparaissait personne dessus les murailles en armes,
et s'approcha en assez mauvais ordre, parce qu'il cuida
qu'il se fût ému quelque mutinerie au-dedans entre le
peuple et la noblesse; mais cependant Marcellus fit
ouvrir la porte près de laquelle il était, et, sortant sou­
dain avec les meilleurs hommes d'armes qu'il eût, !'alla
charger de front; et incontinent après sortirent aussi les
gens de pied par une autre porte, courant droit à lui avec
grands cris et grand bruit; pour auxquels faire tête,
Annibal fut contraint de départir sa troupe en deux;
MARC ELLUS

mais, ainsi qu'il les départait, fut soudainement ouverte


une troisième porte, par laquelle sortit le demeurant des
Romains, qui s'allèrent ruer de tous côtés sur les Cartha­
ginois, déjà tout étonnés et effrayés pour cette nouvelle
saillie dont ils ne se doutaient point, de sorte que, déjà
à male peine pouvant soutenir ceux qu'ils avaient sur les
bras, quand ils virent ce nouveau renfort et cette der­
nière surcharge, ils furent contraints de se retirer.
XVI. Ce fut la première fois que les gens d'Annibal
commencèrent à céder aux Romains, qui les rembar­
rèrent avec grand nombre de morts et de blessés jusques
dans leur camp; car aucuns écrivent qu'il en demeura
bien cinq mille morts sur le champ, et qu'il n'en mourut
pas plus de cinq cents de la part des Romains; toutefois
Tite-Live n'affirme pas que la déconfiture fût si grosse15 ;
mais il dit bien que cette rencontre apporta grande gloire
à Marcellus et un merveilleux courage aux Romains,
après tant de pertes qu'ils avaient faites les unes sur les
autres; parce qu'ils commencèrent lors à croire qu'ils
n'avaient point affaire à un ennemi totalement invincible
et impassible, mais qu'il pouvait bien aussi quelquefois
souffrir perte et recevoir dommage.
XVII. A raison de quoi, étant environ ce temps-là
décédé l'un des consuls 18 , le peuple fit appeler Marcellus
absent pour le substituer en son lieu, et malgré les autres
magistrats différa la subrogation, jusques à ce qu'il fût venu
du camp; et ne fut pas plus tôt arrivé qu'il fut élu au lieu
du défunt par toutes les voix et suffrages du peuple. Tou­
tefois ainsi que l'on procédait à cette éleB:ion, il tonna
à bon escient ; ce que les prêtres et devins jugèrent être
sinistre présage. Ce néanmoins, ils n'osaient pas l'empê­
cher ouvertement ni s'opposer à son éleél:ion, parce qu'ils
craignaient le peuple; mais lui-même se déposa volon­
tairement, et quitta le consulat, et pour cela toutefois ne
fut point exempt de la guerre, mais fut créé proconsul, et
convoyé au camp à Nole, là où il se mit à châtier et
endommager ceux qui tenaient le parti d'Annibal; lequel,
en étant averti, y accourut en toute diligence pour les
secourir, et d'arrivée lui présenta la bataille, que Mar­
cellus ne voulut pas lors accepter; mais il épia son occa­
sion, qu'Annibal avait envoyé une bonne partie de son
armée fourrager, ne s'attendant plus d'avoir de bataille,
et adonc lui alla courir sus, ayant distribué à ses gens de
MARCELL U S
pied de longues javelines, dont on use dans les combats
de marine, et leur ayant enseigné à en frapper de loin, sans
les lâcher de la main, les Carthaginois, qui ne savaient
point jeter ni darder les leurs, mais combattaient de jave­
lots courts à coups de main seulement. Cela fut cause que
tous ceux qu'ils chargèrent alors furent contraints de
montrer le dos aux Romains, et qu'ils fuirent à val de
route, de manière qu'il en demeura cinq mille de morts
sur le champ, et y eut quatre éléphants tués aussi, et deux
pris vifs; et, qui plus est, trois jours après cette bataille,
il y eut bien environ trois cents hommes de cheval, partie
Espagnols et partie Numidiens, qui se vinrent rendre aux
Romains. Ce qui n'était point encore advenu à Annibal;
mais avait continuellement par si long temps entretenu
en bonne union et loyale concorde une armée barba­
resque, composée de tant de diverses et différentes
nations; mais ces trois cents demeurèrent toujours depuis
fidèles jusques au bout à Marcellus et aux autres capi­
taines qui après lui eurent charge des armées romaines.
XVIII. �elque temps après, Marcellus, ayant été élu
consul pour la troisième f01s, s'en alla en la Sicile, parce
que les viaoires et prospérités d' Annibal avaient donné
cœur aux Carthaginois de vouloir reconquérir de rechef
cette île; mêmement parce qu'après la mort du tyran
Hiéronime, il s'était ému quelque tumulte à Syracuse17 , à
l'occasion de quoi les Romains dès auparavant y avaient
aussi envoyé une armée et un préteur nommé Appius,
des mains duquel Marcellus ayant reçu l'exercite, il y eut
un grand nombre de bourgeois romains qui le vinrent
supplier de leur vouloir être en aide en leur calamité,
laquelle était telle. De ceux qui échappèrent à la bataille
de Cannes, les uns se sauvèrent de vitesse, les autres
furent faits prisonniers, en si grand nombre qu'il sem­
blait qu'il n'en fût pas demeuré assez pour garder les
murailles de Rome seulement; et néanmoins ce peu de
ceux qui étaient demeurés eurent le cœur si bon et si
grand, qu'ils ne voulurent onques racheter les prison­
niers qu'Annibal leur abandonnait à bien petite rançon,
mais firent un décret, qu'ils ne seraient point rachetés, et
souffrirent que les uns fussent tués, les autres vendus
esclaves hors de l'Italie; et, qui plus est, ils envoyèrent
ceux qui s'étaient sauvés à fuir, en la Sicile, avec défense
qu'ils n'eussent à mettre le pied en Italie, durant le temps
M AR C E L L U S

qu'ils y auraient la guerre contre Annibal. Ceux-là se


vinrent tous ensemble jeter aux pieds de Marcellus, sitôt
qu'il fut arrivé, et se prosterner en terre devant lui, en le
suppliant de leur donner lieu honnête, et loi de combattre
pour la chose publique, en lui promettant avec cris,
pleurs et larmes, qu'ils feraient voir par effet que la
déroute qu'ils avaient endurée à Cannes, était advenue
plutôt par malheur que par faute de cœur. Parquoi
Marcellus, ayant pitié d'eux, écrivit au sénat en leur
faveur, priant qu'on lui permît de remplir les bandes de
son armée, à mesure qu'elles viendraient à se dégarnir,
de ces pauvres hommes-là. li y eut plusieurs raisons allé­
guées pour et contre cette requête; mais finalement il fut
conclu et résolu par le sénat, que la chose publique n'avait
que faire du service d'hommes lâches comme femmes ;
toutefois si d'aventure Marcellus s'en voulait servir, qu'il
ne lui fût loisible de donner à aucun d'eux, quelque acte
de prouesse qu'ils fissent, des couronnes ou autre prix
d'honneur, que les capitaines ont accoutumé de donner
aux gens de bien, et qui font bien leur devoir.
XIX. Ce décret du sénat déplut fort à Marcellus lequel,
à son retour de la Sicile, en fit ses plaintes et doléances en
plein sénat, remontrant qu'on lui avait fait tort de ne lui
permettre pas cette grâce, que, pour tant de bons et
grands services faits à la chose publique, il pût restituer
l'honneur à tant de leurs pauvres citoyens. Mais pour
lors, étant en la Sicile, il reçut quelques torts et injures
d'Hippocrate, capitaine général des Syracusains, lequel,
pour gratifier aux Carthaginois, et par leur moyen se faire
seigneur absolu de Syracuse, fit mourir plusieurs citoyens
romains 18 • • • à l'occasion de quoi Marcellus alla mettre le
siège devant la ville des Léontins, et, l'ayant emportée
d'assaut, ne fit aucun déplaisir aux naturels habitants et
bourgeois de la ville; mais quant aux traîtres qu'il y
trouva, qui s'en étaient fuis de son camp pour se rendre
aux ennemis, il les fit tous fouetter et pendre puis après.
Ce néanmoins Hippocrate fit premièrement courir le
bruit à Syracuse, lJUe Marcellus avait fait mettre à l'épée
tous les Léontins indifféremment jusques aux enfants, et
puis, survenant là-dessus en l'effroi et tumulte de cette
fausse alarme, il se saisit facilement de toute la ville.
XX. <.b:!oi entendant, Marcellus se partit des Léontins
avec toute son armée, et alla planter son camp tout au
M A RC E L L U S

plus près de Syracuse, dans laquelle il envoya de ses


ambassadeurs pour remontrer à la vérité aux habitants ce
qui avait été fait en la ville des Léontins, au contraire de
ce qu'on leur avait donné à entendre; mais tout cela ne
servit de rien, parce qu'ils ne le crurent pas, à cause
qu'Hifpocrate, y étant le plus fort, les avait gagnés. Par­
quoi i commença adonc à faire approcher et assaillir la
ville de tout côté, tant par terre que par mer. Appius
conduisait ceux qui assaillaient par terre; et lui, avec
soixante galères à cinq rangs19 par banc, bien armées et
pleines de toutes sortes de traits et d'armes de jet, assail­
lait du côté de la mer, et voguait contre la muraille, ayant
fait dresser, sur une liaison de huit galères jointes
ensemble, une grosse machine et engin de batterie, pour
rompre la muraille, se confiant en la grande multitude de
ses engins de batterie, et de toute autre provision néces­
saire à la guerre qu'il avait, et aussi en sa réputation.
XXI. Mais Archimède ne se souciait point de tout
cela, comme aussi n'était-ce rien auprès des engins qu'il
avait inventés, non que lui en fît autrement cas ni compte,
ni qu'il les eût faits comme des chefs-d'œuvre pour
montrer son esprit; car c'étaient pour la plupart jeux de
la géométrie, qu'il avait faits en s'ébattant par manière
de passe-temps, à l'instance du roi Hiéron, lequel l'avait
prié de révoquer un petit la géométrie de la spéculation
des choses intelleB:ives à l'afüon des corporelles et sen­
sibles, et faire que la raison démonstrative fût un peu plus
évidente et plus facile à comprendre au commun peuple,
en la mêlant par expérience matérielle à l'utilité de l'usage.
Car cet art d'inventer et dresser instruments et engins,
qui s'appelle la mécanique ou organique, tant aimée et
prisée de toutes sortes de gens, fut premièrement mise
en avant par Architas et par Eudoxe, en partie pour
réjouir et embellir un peu la science de la géométrie par
cette gentillesse, et en partie aussi pour étayer et fortifier,
par exemples d'instruments matériels et sensibles,
aucunes propositions géométriques, dont on ne peut
trouver les démonstrations intelleB:ives par raisons indu­
bitables et nécessaires, comme est la proposition qui
enseigne à trouver deux lignes moyennes proportion­
nelles, laquelle ne se peut prouver par raison démons­
trative, et néanmoins est un principe et fondement néces­
saire à beaucoup de choses qui se mettent en portraiture.
680 MA RCELLUS

L'un et l'autre l'a réduite à la manufaéture de quelques


instruments qui s'appellent mésolabes ou mésographes,
qui servent à trouver ces lignes moyennes proportion­
nelles, en tirant certaines lignes courbes et seétions tra­
versantes et obliques. Mais depuis, s'étant Platon cour­
roucé à eux, en leur maintenant qu'ils corrompaient et
gâtaient la dignité et ce qu'il y avait d'excellent en la
géométrie, en la faisant descendre des choses intellec­
tives et incorporelles aux choses sensibles et matérielles,
et lui faisant user de matière corporelle, où il faut trop
vilement et trop bassement employer l'œuvre de la main ;
depuis ce temps-là, dis-je, la mécanique ou art des ingé­
nieurs vint à être séparée de la géométrie, et, étant lon­
guement tenue en mépris par les philosophes, devint
l'un des arts militaires20 •
XXII. Mais Archimède, ayant un jour proposé au roi
Hiéron, duquel il était parent et familier ami, qu'il était
possible de remuer avec tant et si peu de force que l'on
voudrait tel poids et tel fardeau que l'on présenterait ; et
s'étant vanté, à ce que l'on dit, sur la confiance de la force
des raisons dont il prouvait cette proposition, que s'il y
eût eu une autre terre, il eût pu remuer celle-ci en passant
en l'autre; le roi Hiéron s'en émerveillant, le pria de
vouloir mettre en fait cette proposition, et lui en faire
voir quelque expérience, en lui montrant quelque grosse
masse et lourd fardeau remué par une débile force. Si
accrocha l'une des grosses carraques du roi, pour laquelle
tirer en terre hors de l'eau il fallut beaucoup d'hommes ;
encore y eurent-ils bien de l'affaire, et y fit mettre dedans
grand nombre de personnes outre sa charge ordinaire,
et lui seul de loin, étant assis à son aise, sans s'efforcer
aucunement, en tirant tout bellement avec la main, le
bout d'un engin à plusieurs roues et plusieurs poulies, la
fit approcher de soi, coulant aussi doucement et aussi
uniment, comme si elle eût été flotté et couru sur la mer.
De quoi le roi s'ébahissant, et connaissant par cette
preuve la grande force de son art, le pria de lui faire
quelque quantité d'engins, tant pour assaillir que pour
défendre en toutes façons de sièges et d'assauts; ce
qu'Archimède lui fit ; toutefois le roi Hiéron ne s'en servit
onques, parce qu'il passa la plup art de son règne sans
guerre, en paix ; mais cette provision et munition d'en­
gins se trouva lors tout à propos pour les Syracusains, et
M A RCELLU S 681

non seulement la provision des engins tout faits, mais


aussi l'ingénieur même qui les avait inventés.
XXIII. �and donc ceux de Syracuse virent les
Romains venir des deux côtés à l'assaut, ils se trouvèrent
bien étonnés, et n'y avait celui qui dît un tout seul mot,
tant ils étaient épris de frayeur, ne cuidant pas qu'il fût
possible de résister à l'effort d'une si grosse puissance;
mais quand Archimède vint à délâcher ses engins, tout
à un coup infinis traits de toutes sortes, et des pierres
grosses à merveilles volèrent en l'air, avec un bruit et
une roideur incroyable, contre les gens de pied, qui
venaient du côté de la terre à l'assaut, renversant et bri­
sant tous ceux qui se trouvaient au-devant ou à l'endroit
auquel elles tombaient, sans qu'il y eût corps d'homme
qui pût résister à si grande impétuosité, ni soutenir un
si grand fait, de manière que tous leurs rangs en étaient
troublés. Et quand aux vaisseaux qui assaillaient du côté
de la mer, les uns étaient mis à fond par de longues
pièces de bois, comme sont les verges où l'on attache les
voiles des navires, qui étaient soudainement jetées en
avant de dessus la muraille avec des machines, et puis à
force de peser enfondraient les galères au fond de la
mer; les autres enlevées tout debout par les proues avec
des mains de fer et des crochets faits en mamère de becs
de grue, plongeaient des poupes en la mer; les autres,
saisies par-dedans, avec engins tendus au contraire l'un
de l'autre, qui leur faisaient faire la pirouette en l'air,
venaient à se briser et froisser contre les rochers étant au
pied de la muraille, non sans grande perte et meurtre des
personnes qui étaient dessus, et bien souvent y en avait
de tout point enlevées hors de l'eau, qui faisaient horreur
à les regarder seulement ainsi suspendues et tournoyantes
en l'air, jusques à ce que, les hommes de dedans étant
jetés et lancés çà et là par le tournoiement, à la fin elles
venaient toutes vides à se briser contre les murailles, ou
bien à retomber en la mer quand la prise des engins se
lâchait.
XXIV. Or, quant à la machine que Marcellus faisait
approcher sur une liaison de galères jointes ensemble,
elle s'appelait sambuque21, pour la semblance de forme
qu'elle a avec l'instrument de musique du même nom,
qui est une harpe; et, comme elle était encore assez loin,
il saillit de dessus la muraille une grosse pierre du poids
68z MARCELLU S

de dix quintaux22 , puis une seconde après, et puis une


troisième coup sur coup, lesquelles, venant à donner
dans cette·machine avec un tonnerre et une tempête mer­
veilleuse, en froissèrent toute la base, et démembrèrent
et dépecèrent la liaison des galères qui la soutenaient,
tellement que Marcellus, ne sachant où il en était, fut
contraint de se retirer lui-même vitement en arrière, et
envoyer aussi commander la retraite à ceux qui assail­
laient du côté de la terre.
XXV. Si fut tenu conseil pour aviser ce qui était à
faire, et fut arrêté que le lendemain matin, avant qu'il
fût jour, on approcherait, s'il était possible, de la muraille,
parce que les engins d'Archimède, qui étaient roides et
fort tendus, enverraient par ce moyen les coups de leurs
pierres et de leurs traits par-dessus leurs têtes, et de près
lui deviendraient de tout point inutiles, pour n'avoir pas
l'espace et la di�ance de la portée qui leur fallait; mais
Archimède s'était de longue main préparé à cela, ayant
fait provision d'engins, dont la portée était propor­
tionnée à toutes di�ances, les traits courts, les coches
non guères longues, force. trous et archères près l'une de
l'autre en la muraille, où il y avait force arbalètes de
courte chasse, pour assener de près, assises en lieux que
les ennemis ne les pouvaient voir de dehors. Parquoi,
quand ils se cuidèrent approcher, pensant être à couvert
et que l'on ne les vît point, ils furent tous ébahis qu'ils
se trouvèrent de rechef accueillis d'infinis coups de trait,
et accablés de pierres qui leur tombaient à plomb dessus
les têtes; car il n'y avait endroit de la muraille dont on ne
leur en tirât; à raison de quoi il leur fut force de soi
retirer de rechef arrière de la muraille; mais, quand encore
ils en furent éloignés, les flèches, pierres et traits, qui
volaient de tous côtés, les allaient trouver et assener
jusques là où ils étaient écartés au loin; de manière qu'il
y en eut beaucoup affolés, et beaucoup de leurs vaisseaux
concassés et froissés, sans qu'ils pussent en revanche
aucunement endommager leurs ennemis, à cause qu'Ar­
chimède avait dressé la plupart de ces eng-ins à couvert,
et derrière, non pas dessus la muraille ; tellement qu'il
semblait que les Romains fussent combattus par quelques
dieux, tant ils recevaient de dommage et de maux, et si
ne voyait-on point d'où ni par qui.
XXVI. Toutefois Marcellus en échappa à sauveté, et,
M AR C E L L U S

se moquant de ses ouvriers et des maîtres ingénieurs


qu'il avait en son camp, leur disait : « Ne voulons-nous
» point cesser de faire la guerre à ce Briarée géométrien
» ici, qui, en se jouant, a plongé et enfondré nos navires
» en la mer, a rechassé honteusement nos sambuques, et
» a surpassé tous les géants à cent mains dont les fables
» des poètes font mention, tant il nous a délâché de
» traits, de pierres et de flèches tout à un coup23 • » Car,
à la vérité aussi, tous les autres Syracusains étaient
comme le corps et les membres de tout l'équipage d'Ar­
chimède, et lui seul en était l'âme qui mouvait et remuait
le total, étant lors toutes autres armes à repos, et les
siennes seules employées tant pour assaillir que pour
défendre. Finalement Marcellus, voyant ses gens si
effrayés que, si seulement ils apercevaient le bout d'une
corde, ou de quelque pièce de bois qui s e montrât sur
la muraille, ils s'enfuyaient courant, et criant que c'était
Archimède qui voulait délâcher quelque machine contre
eux, il se déporta de plus approcher, ni de faire plus
donner d'assauts à la muraille, se délibérant de tâcher à
l'avoir par longueur de siège.
XXVII. Et néanmoins Archimède a eu le cœur si haut,
et l'entendement si profond, et où il y avait un trésor
caché de tant d'inventions géométriques, qu'il ne daigna
jamais laisser par écrit aucune œuvre de la manière de
dresser toutes ces machines de guerre, pour lesquelles il
acquit lors gloire et renommée, non de science humaine,
mais plutôt de divine sapience ; et, réputant toute cette
science d'inventer et composer machines, et générale­
ment tout art qui apporte quelque utilité à le mettre en
usage vil, bas et mercenaire, il employa son esprit et son
étude à écrire seulement choses dont la beauté et sub­
tilité ne fût aucunement mêlée avec nécessité. Car ce
qu'il a écrit sont propositions géométriques, qui ne
reçoivent point de comparaison à autres quelles qu'elles
soient, parce que le sujet qu'elles traitent combat avec
la démonstration, leur donnant le sujet, la beauté et la
grandeur, et la démonstration, la preuve si exquise qu'il
n'y a que redire, avec une force et facilité merveilleuse ;
car on ne saurait trouver en toute la géométrie de plus
difficiles ni plus profondes matières écrites en plus
si mples et plus clai rs termes, et par plus faciles principes,
que sont cel les qu'il a inventées. Ce que les uns attribuent
M A RCEL L U S

à l a vivacité e t dextérité de son entendement, qui de


nature était ainsi aisé; les autres le réfèrent à un travail
extrême, avec lequel il facilitait tant ces choses, qu'il sem­
blait qu'elles ne lui eussent rien coûté à faire; car il n'y a
homme qui de soi-même pût inventer la démonstration
de ses propositions, quelque peine qu'il employât à la
chercher; et néanmoins, soudain que l'on l'a entendue
et comprise, chacun prend cette opinion de soi-même,
qu'il l'eût bien trouvée, tant il conduit aisément, et par
une voie plane et unie, ce qu'il prend à démontrer.
Pourtant me semble fort vraisemblable ce que l'on
dit de lui, qu'il était si fort épris et ravi de la douceur et
des attraits de cette Sirène, laquelle était, par manière de
dire, logée chez lui, qu'il en oubliait le boire et le manger
et le reste du traitement de sa personne, de sorte que bien
souvent ses serviteurs le traînaient par force au bain pour
le laver, oindre et étuver, là où encore dans les cendres
du foyer il traçait quelques figures géométriques. Et,
pendant que l'on l'oignait d'huiles de senteurs, il tirait
avec le doigt des lignes dessus son corps nu ; tant il était
transporté hors de soi en extase du plaisir qu'il prenait à
l'étude de la géométrie, et véritablement ravi de l'amour
des Muses. Mais, entre plusieurs belles choses qu'il a
inventées, il semble qu'il estimait le plus la démonstration
de la proportion qu'il y a entre le cylindre, c'est-à-dire la
colonne ronde, et la sphère ou boule dedans contenue,
parce qu'il pria ses parents et amis que, quand il serait
mort, ils fissent mettre dessus sa sépulture un cylindre
contenant une sphère massive, avec une inscription de la
proportion, dont le contenant excède le contenu 2' . Étant
donc tel Archimède, il conserva, tant qu'en lui était, soi
et sa ville invincible.
XXVIII. Mais, our retourner à Marcellus, durant le
siège de Syracuse, ifprit la ville de Mégare en Sicile, l'une
des plus anciennes qui soit en toute l'île; et si prit davan­
tage le camp d'Hippocrate auprès d'Aciles, où il tua plus
de huit mille hommes, les surprenant ainsi comme ils
étaient après à se loger et à fortifier leur camp ; puis il
courut une bonne partie de tout le plat pays de la Sicile.
faisant rebeller les villes qui tenaient le parti des Cartha­
ginois, et en toutes rencontres qu'il eût, défit toujours
ceux qui s'osèrent présenter en bataille devant lui. Depuis
il advint qu'il surprit un capitaine ladécémonien, nommé
M A RCELLUS 68j

Damippus, ainsi qu'il sortait de Syracuse par mer ; les


Syracusains, le désirant racheter, l'envoyèrent requérir de
le mettre à rançon; sur laquelle rançon il fut parlementé
par plusieurs fois, et étendit-on expressément cette pra­
tique en plusieurs assignations, tant qu'il eut bien
considéré une certaine tour25 , laquelle n'était pas guères
soigneusement gardée, et dans laquelle on pouvait secrè­
tement mettre quelque nombre de gens, parce que la
muraille de la ville en cet endroit-là n'était pas guères dif­
fici le à monter. Parquoi, après qu'il eut bien conjeB:uré
la hauteur de ladite tour, par en être souvent approché,
et avoir par plusieurs fois parlementé tout auprès, il fit
provision d'échelles, et prit l'occasion d'une fête que les
S yracusains célébraient en l'honneur de Diane, et n'en­
tendaient ce jour-là qu'à boire, jouer et faire grande chère;
de sorte que non seulement il se saisit de la tour, mais
emplit toute l'enceinte des murailles de ses soudards
armés avant qu'il fût jour, et fit abattre le portail de la
ville, que l'on nomme Hexapyle. Et, ainsi que les Syra­
cusains, ayant senti la surprise, commençaient déjà à
s'émouvoir, il fit de tous côtés sonner les trompettes ; ce
qui effraya si fort les Syracusains, qu'ils se prirent tous à
fuir, cuidant que toute la ville entièrement fût déjà prise,
là où il y avait encore le plus beau, le plus grand et le
plus fort quartier de la ville, nommé l' Achradine, qui ne
l'était point, parce qu'il est emmuré, et se ferme contre
le reste de la ville, qui est divisé en deux autres parties,
dont l'une s'appelle la Ville Neuve, l'autre s'appelle la
Fortune. Lesquelles deux parties étant gagnées, Marcellus
au point du jour y entra par le portail d'Hexapyle ; et,
comme ses capitaines lui disaient qu'il était bienheureux
d'avoir ainsi facilement pris une si belle ville, l'on dit que
lui, regardant et considérant la grandeur et beauté d'icelle
se prit à larmoyer, pour la compassion qu'il eut de ce
qu'il prévoyait en devoir advenir, pensant en soi-même
comment elle changerait bientôt de forme, quand elle
serait toute pillée et saccagée par son armée ; car il n'y
avait capitaine qui eût osé dire non aux soudards qui en
demandaient le pillage. Encore y en avait-il plusieurs qui
voulaient à toute force que l'on la brûlât et rasât entiè­
rement; mais Marcellus n'en voulut pas seulement ouïr
parler; car encore leur concéda-t-il bien envis et contre
sa volonté qu'ils pussent faire leur profit des biens et des
686 MARCELLU S

esclaves, leur défendant au demeurant de toucher aucu­


nement aux personnes libres, et de n'occire, outrager,
violer, ni prendre esclave aucun des Syracusains. En quoi
combien qu'il se portât si modérément et si doucement,
si est-ce qu'il lui faisait encore mal de voir une tant belle
ville réduite à si malheureux terme, et ne se pouvait tenir
de montrer, parmi la joie qu'il sentait de la viél:oire, la
pitié et compassion qu'il avait de ce qu'il s'attendait bien
de voir en un instant tant de biens et une si plantureuse
opulence dissipée et réduite à néant. Car on dit que la
richesse qui fut lors enlevée au sac de Syracuse n'était
pas moindre que celle de Carthage, qui, depuis non
guères longtemps après, fut saccagée, pour ce que ce qui
restait à prendre de la ville, fut aussi semblablement
pris par trahison bientôt après et pillé par les soudards,
bon gré mal gré que l'on en eût, excepté les biens et les
finances des rois, qui furent mises à part, pour être
portées au trésor public à Rome.
XXIX. Mais il n'y eut rien en cette prise de Syracuse
qui tant déplût à Marcellus comme f-it l'inconvénient
d'Archimède, lequel était d'aventure en son étude, là où
il cherchait en lui-même la démonstration de quelque
proposition géométrique, dont il en avait tiré le portrait,
et y ayant du tout fiché non seulement sa pensée, mais
aussi sa vue et ses yeux, il n'avait point entendu le bruit
des ennemis qui couraient par la ville, et moins encore
la surprise d'icelle. Si fut tout ébahi qu'il vit auprès de
lui un soudard qui lui dit qu'il s'en vînt parler à Marcellus.
Archimède lui répondit qu'il attendît jusques à ce qu'il
eût achevé sa proposition, et réduite en démonstration ;
de quoi le soudard se courrouçant, dégaina son épée, et
le tua. Les autres disent que le soudan'.! romain d'arrivée
lui présenta la pointe de l'épée pour le tuer, et qu'Archi­
mède, l'ayant soudain aperçu, le requit qu'il voulût
attendre un petit, afin que ce qu'il cherchait ne demeurât
point imparfait et sans démonstration ; le soudard ne se
soucia point de sa spéculation, et le tua. Encore y en
a-t-il qui le content en une troisième manière, disant que
quelques soudards le rencontrèrent par les rues, ainsi
qu'il allait porter à Marcellus quelques instruments de
mathématique dans une caisse, comme sont horloges au
soleil, sphères, angles 28 , avec lesquels on mesure à la vue
la grandeur du corps du soleil, et, cuidant que ce fût or
MA RCELL U S

ou argent, ou quelque autre précieux meuble qu'il portât


en cette caisse, le tuèrent. Mais bien est-il certain que
Marcellus en fut fort déplaisant, et qu'il eut en horreur
et ne voulut jamais voir le meurtrier qui le tua, comme
un homme maudit et excommunié, et que, ayant trouvé
de ses parents, il les caressa et honora pour l'amour de
lui.
XXX. Or étaient bien pour lors les Romains estimés
des autres nations, hommes entendant comme il fallait
conduire une guerre, et étaient bien tenus pour bons
combattants et dangereux à rencontrer; mais d'équité, de
clémence et d'humanité, et, à bref parler, de toute autre
vertu civile et pacifique, ils n'avaient encore fait voir
aucuns exemples aux nations étrangères jusques à Mar­
cellus, qui lors montra par effet aux Grecs que les
Romains étaient plus justes qu'eux : car il traita si humai­
nement ceux qut eurent lors affaire à lui, et fit tant de
grâces aux particuliers et aux villes entières, que, si
d'aventure il y eut adonc quelque chose moins qu'humai­
nement faite en la ville d'Enna ou à Mégare, ou contre
les Syracusains, ce fut plutôt par la coulpe de ceux mêmes
qui en souffrirent le dommage, que par ceux qui le leur
firent; et pour en faire foi j'en réciterai un seul exemple
entre plusieurs.
XXXI. Il y a une ville en la Sicile qui se nomme
Engyum; elle n'est pas grande, mais' fort ancienne et
bien renommée pour l'apport qu'il y a, à cause de l'appa­
rition de certaines déesses qui y sont réclamées, et que
l'on appelle les Mères27 • L'on dit que les Candiots ont pre­
mièrement fondé et édifié le temple qui y est, et y montre­
t-on des lances et des armets de cuivre, sur lesquels il y a
le nom de Mériones, et sur d'autres celui d'Ulysse en
écrit, qui y sont consacrés aux déesses. Cette ville favo­
risait fort opini âtrement aux Carthaginois; et Nicias, le
premier homme d'icelle, faisait tout ce qu'il pouvait au
contraire pour les en divertir, et les faire tourner du côté
des Romains, parlant franchement et à la découverte en
toutes les assemblées de conseil, en remontrant par vives
raisons, que ses adversaires qui conseillaient le contraire
faillaient bien lourdement au préj udice de la chose
publique; au moyen de quoi ses adversaires, craignant
son autorité et sa puissance, conspirèrent entre eux de le
saisir au corps, et le livrer entre les mains des Cartha-
688 MARCELLUS

ginois; dont Nicias ayant senti quelque vent, et aper­


cevant bien que l'on l'épiait pour le prendre, usa d'une
telle fourbe pour s'en sauver. C'est qu'il sema en public
quelques propos fâcheux, et fit plusieurs choses contre
l'honneur et contre l'apparition, que l'on croyait pour
chose toute certaine, de ces déesses, disant que c'était
tout abus, et qu'il n'y fallait point ajouter de foi. Ses
ennemis furent bien aises de ces propos, estimant que
la commune incontinent jugerait, et que lui-même se
serait procuré les maux qu'ils prétendaient lui faire souf­
frir. Un jour donc qu'ils avaient assigné entre eux pour
le saisir au corps, il advint que l'on tint assemblée de
ville, en laquelle Nicias harangua devant le peuple,
conseillant et suadant quelque chose; mais ainsi qu'il fut
au milieu de son propos, il se laissa tomber tout de son
long contre la terre; de quoi l'assistance se trouva bien
ébahie, comme l'on peut penser; toutefois personne ne
bougea, et quelque espace de temps après, il leva un peu
la tête, et la tourna çà et là avec une voix faible et trem­
blante, qu'il allait peu à peu renforçant et haussant,
jusques à ce qu'il vit toute l'assistance du peuple éprise
de frayeur et d'horreur, sans que personne osât dire mot ;
et adonc, jetant sa robe et déchirant son saie, il se leva
sur ses pieds à demi nu, et s'en courut vers la porte du
théâtre, en criant que les déesses mères le tourmentaient ;
personne n e lui osa toucher ni se mettre au-devant de lui,
pour la superstitieuse fraveur qu'ils avaient, pensant
que ce fût une punition divine; au moyen de quoi, il
lui fut aisé de gagner la porte de la ville, et s'enfuir, et
onques puis ne fit geste, ni ne dit parole d'homme qui
semblât forcené ni possédé de malin esprit. Sa femme,
qui s'entendait avec lui, et lui aidait à conduire sa trame,
s'alla premièrement prosterner aux pieds des déesses
mères en leur temple, comme leur suppliante; et depuis,
feignant vouloir aller chercher son mari, qui, comme
homme hors de bon sens, courait les champs, elle sortit
de la ville avec ses petits enfants, sans que personne lui
donnât empêchement; ainsi se retirèrent-ils tous ensemble
sans danger devers Marcellus à Syracuse.
XXXII. Depuis les Engyénicns firent tant d'insolences
et tant de folies, qu'à la h n Marcellus y alla, qui les fit
tous prendre et lier comme pour en faire la punition
puis après; mais Nicias s'en vint devers lui, qui, en lui
MARCELLUS

embrassant les genoux, et lui baisant les mains, avec les


grosses larmes aux yeux, le supplia de vouloir avoir pitié
de ses pauvres citoyens, commençant à ceux qui étaient
ses plus grands ennemis. Cette bonté de Nicias attendrit
le cœur à Marcellus, de sorte qu'il leur pardonna à tous,
sans faire aucun dommage à la ville, et donna à Nicias
plusieurs terres, outre plusieurs autres beaux et riches
dons qu'il lui fit. Posidonius le philosophe l'écrit ainsi
en son histoire.
XXXIII. Au demeurant Marcellus, étant rappelé par
les Romains, pour la guerre qu'ils avaient dans leur pays
et à leurs portes, s'en retourna emportant avec lui la plus
grande partie des plus beaux tableaux, peintures, statues
et autres tels ornements qui fussent à Syracuse, en inten­
tion d'en embellir son triomphe, et puis après en parer et
orner la ville de Rome, laquelle auparavant n'avait ni ne
connaissait rien d'exquis ni de singulier en tels ouvrages;
car cette polissure et cette grâce et gentillesse d'orne­
ments de peinture et de sculpture n'y était point encore
entrée, mais était seulement pleine d'armes barbaresques,
de harnais et de dépouilles toutes souillées de sang, et
couronnée de trophées et de monuments des viétoires et
triomphes gagnés sur divers ennemis, qui n'étaient point
speétacles plaisants, mais plutôt effroyables à voir, ni
propres pour speétateurs tendres et délicats; mais plutôt,
comme Epaminondas appelait la plaine de la Béotie,
l'échafaud 9ù Mars jouait ses jeux; et Xénophon appelait
la ville d'Ephèse, la boutique de la guerre; aussi me
semble-t-il que l'on eût pu lors appeler la ville de Rome,
le temple de Mars guerroyant, ainsi que dit Pindare 28 •
XXXIV. Et pourtant en acquit Marcellus encore de
tant plus la bonne grâce et la faveur du commun popu­
laire, pour avoir ainsi embelli et égayé la ville de Rome
des ingénieuses délices et élégantes voluptés des Grecs;
mais, à l'opposite, Fabius Maximus fut plus agréable aux
vieux, pour n'avoir rien emporté de semblable hors de la
ville de Tarente, quand il la prit; car il est bien vrai qu'il
en emporta l'or et l'argent comptant, et toute autre
richesse utile; mais quant aux images et tableaux, il les
laissa en leurs places en disant une parole qui depuis a
été bien recueillie et bien notée : « Laissons aux Tarentins
» leurs dieux qui leur sont courroucés. » Et au contraire
les gens d'honneur reprenaient Marcellus, premièrement
M A RC E L L U S

parce qu'ils disaient qu'en ce faisant il avait suscité une


grande haine et envie contre la ville de Rome, en laquelle
non seulement les hommes, mais aussi les dieux étaient
détenus prisonniers et menés en triomphe ; et puis parce
qu'il avait empli le commun populaire de curiosité oisive
et de babil, attendu qu'il ne faisait plus autre chose, la
plupart du jour, que s'amuser à causer et deviser de
l'excellence des ouvriers et de leurs arts et ouvrages, là
où auparavant ils n'avaient accoutumé que de labourer
ou de faire la guerre, sans savoir que c'était de délices rù
d'oisive superfluité, comme dit Euripide, en parlant
d'Hercule :
Simple il était, grassement atourné,
Mais des vertus principales orné".
XXXV. Toutefois Marcellus s'en glorifiait entre les
Grecs mêmes, disant qu'il avait enseigné aux Romains
à priser et estimer les beaux et admirables ouvrages de
la Grèce, ce qu'ils ne savaient pas auparavant ; mais à son
retour de la Sicile ses malveillants s'opposèrent à ce que
l'honneur du triomphe lui fût décerné; et lui, sachant
qu'il avait laissé encore quelque chose à faire en la
Sicile, et que la guerre n'y était pas de tout point achevée,
avec ce qu'il craignait qu'un troisième triomphe ne lui
suscitât trop d'envie, se contenta de son bon gré d'avoir
l'honneur du grand triomJ?.he en la montagne d'Alba seu­
lement, et du petit en la ville de Rome. Cette manière du
moindre triomphe s'appelle en grec E1 1an, et les Romains
la nomment Ovatio ; et y a cette différence que, en l'ova­
tion, celui à qui elle est adjugée n'entre pas dans la ville
dessus un chariot triomphal, trainé par quatre chevaux,
ni ne porte point sur sa tête du laurier en chapeau de
triomphe, ni n'a point les trompettes et clairons sonnant
autour de lui; mais marche à pied avec des pantoufles au
son des flûtes et hautbois, portant sur sa tête un chapeau
de myrte; de façon que cette manière d'entrée ne sent
point la guerre aucunement, et en est la vue plut<Ît plai­
sante que effroyable. Ce qui m'est un grand argument
pour croire que ces deux sortes d'entrées , que l'on décer­
nait aux capitaines qui retournaient viltorieux, ont été
anciennement distinguées plut()t par la manière que par
la grandeur de leurs faits ; car ceux qui, avec grand
meurtre et effusion de sang humain, étaient venus au-
M A RCE L L U S

dessus de leurs ennemis, entraient en la magnificence du


triomphe, qui était tout martial et terrible, suivis de leurs
soudards tous armés et couronnés de chapeaux de laurier,
ni plus ni moins que quand ils faisaient la revue et la
purification de leur camp en la guerre. Mais ceux qui,
sans exploiter les armes, par amiable voie de remon­
trances ou par éloquence, venaient à bout de leurs entre­
prises, la loi leur concédait l'honneur de l'autre façon
d'entrée pacifique, pleine de fête et de joie, parce que la
flûte est un passe-temps qui appartient à la paix, et le
myrte est un arbre consacré à Vénus, laquelle, plus que
autre dieu ni déesse, hait la force, la violence et la guerre.
Et a cette seconde sorte d'entrée été appelée Ovatio, non,
comme plusieurs des Grecs ont cuidé, de ce terme Evan
qui est une voix et un chant de joie, encore que l'on ait
accoutumé de convoyer et accompagner le capitaine ainsi
entrant, en criant et chantant Evan ; mais ce ont été
quelques Grecs qui ont voulu tirer la dérivation de ce
mot d'une coutume qui leur est ordinaire, avec ce qu'ils
ont estimé que quelque partie de cet honneur appartînt
au dieu Bacchus, lequel nous surnommons Evita et quel­
quefois Thriambus ; mais ce n'est pas la vraie dérivation
du nom; mais est parce qu'à l'entrée triomphale le capi­
taine triomphateur et viB:orieux par les anciennes cou­
tumes de Rome, immolait un ou plusieurs bœufs, et en
l'ovation il immolait seulement une brebis, que les
Romains appellent Ovem, dont l'entrée a été nommée
Ovation30 •
XXXVI. En quoi fait à considérer la différence qu'il y
a entre celui qui établit les lois et coutumes des Romains,
et celui qui fit celles des Lacédémoniens, comment ils
ordonnèrent les sacrifices pour la viB:oire à l'opposite
l'un de l'autre; parce qu'à Sparte le capitaine qui, par
astuce ou par amiable voie, a fait ce qu'il a voulu, sacrifie
aux dieux un bœuf, et celui qui l'a fait par bataille et
force d'armes sacrifie un coq; car, encore qu'ils fussent
gens fort belliqueux, si est-ce qu'ils estimaient plus grand
exploit et plus convenable à l'homme celui qui est
conduit par remontrance, par bon sens et par raison, que
celui qui est exécuté avec hardiesse et force d'armes.
Ainsi peut-on considérer lequel des deux en cela a le
mieux ordonné.
XXXVII. Au demeurant, étant Marcellus élu consul
MARCEL L U S

pour la quatrième fois, ses ennemis et malveillants susci­


tèrent les Syracusains, et leur suadèrent de se venir
plaindre au sénat et crier contre lui, en l'accusant qu'il les
aurait cruellement et inhumainement traités contre les
alliances et conféd�rations qu'ils avaient de longtemps
avec les Romains. Etant donc un jour Marcellus au Capi­
tole, où il faisait quelque sacrifice, ainsi que le sénat se
tenait, les députés de Syracuse y entrèrent, et, se jetant
à genoux, requirent que l'on leur donnât audience, et
qu'on leur f ît justice. L'autre consul, qui était présent, les
rabroua, étant marri de ce qu'ils avaient ainsi malicieu­
sement épié l'occasion que Marcellus ne fût pas en la
compagnie. Mais aussitôt que Marcellus en fut averti,
toutes choses laissées, il s'v en alla incontinent, et s'assit
premièrement en la chaire consulaire, où il donna
audience, et dépêcha quelques affaires comme consul;
puis, quand il eut achevé, il descendit de la chaire à bas,
et s'alla mettre comme personne privée en la place d'où
soulaient répondre ceux que l'on accusait de quelque
crime, donnant permission aux Syracusains de dire et
alléguer ce qu'ils voudraient à l'encontre de lui. Si furent
les Syracusams bien étonnés, quand ils virent la gravité
de ce personnage et son assurée contenance en toute
chose; et si auparavant ils l'avaient ér. rouvé non soute­
nable en armes, encore le trouvèrent-ils lors plus redou­
table en sa robe longue consulaire, de manière qu'ils ne
l'osaient pas seulement regarder entre deux yeux. Ce
néanmoins, à l'instigation des adversaires de Marcellus,
ils s'assurèrent à la fin, et commencèrent leur accusation
mêlée de plainte et de lamentation, dont la substance en
sommaire était que, étant amis et alliés des Romains, ils
avaient souffert des choses que les autres capitaines bien
souvent remettaient et ne faisaient pas souffrir aux
ennemis. A quoi Marcellus promptement répondit au
contraire que, pour plusieurs maux et plusieurs torts que
les Romains avaient reçus d'eux, ils n'avaient rien souf­
fert, sinon ce qu'il est impossible que ne souffrent ceux
qui résistent jus9ues à être pris par force d'armes, de
laquelle prise eux-mèmes avaient été cause, n'ayant pas
voulu obéir ni consentir aux raisonnables conditions de
paix qu'il leur avait par plusieurs fois proposées ; et si ne
pouvaient dire pour leur décharge que c'eussent été les
tyrans qui les eussent forcés de soutenir cette g uerre, car
M A R C E LL U S

au contraire, pour y pouvoir entrer, ils avaient été


contents de se soumettre à une tyrannie.
XXXVIII. Après que les uns et les autres eurent
déduit leurs raisons, les Syracusains, comme la coutume
est, sortirent hors la salle du sénat, et aussi fit Marcellus,
laissant présider son compagnon au consulat, et attendit
à la porte le jugement du sénat, sans rien changer de son
visage ni de sa contenance accoutumée, ni pour crainte
de la sentence ni pour colère à l'encontre des Syracusains,
mais attendant doucement et attrempement l'issue du
jugement. Après que les voix des sénateurs eurent été
recueillies, et que par la pluralité d'icelles Marcellus eut
été absous à pur et à plein, les Syracusains en pleurant
se jetèrent à ses pieds, et le supplièrent de ne vouloir
tenir son cœur, ni exercer son ire à l'encontre d'eux, qui
étaient là présents; et au demeurant d'avoir pitié du reste
de la ville, laquelle était bien souvenante des grâces
qu'elle avait reçues de lui, et s'en tiendrait redevable à
toujours-mais à lui. Marcellus, ému à pitié par leurs
prières, leur pardonna, et toujours depuis fit tous les plai­
sirs qui lui furent possibles aux autres Syracusains; car,
à son instance et requête, le sénat autorisa et confirma ce
qu'il leur avait oél:royé, qu'ils pussent vivre en pleine
liberté sous leurs lois, et jouir paisiblement des biens qui
leur étaient demeurés; en récompense de quoi ceux de
Syracuse lui firent plusieurs grands honneurs, et entre
autres firent une ordonnance, que de lors en avant toutes
et quantes fois que Marcellus ou aucun de ses descen­
dants mettraient le pied en la Sicile, les Syracusains en
feraient fête publique, portant chapeaux de fleurs sur
leurs têtes, et faisant sacrifices aux dieux.
XXXIX. Cela fait, Marcellus commença à se tourner
contre Annibal; et, là où tous les autres consuls presque
et tous les autres capitaines, depuis la défaite de Cannes,
avaient usé de cette seule ruse encontre lui, de fuir la
lice, et jamais ne s'attacher à combattre à lui, il prit un
chemin du tout opposite, estimant que la longueur du
temps, lequel on estimait devoir miner et consommer les
forces d'Annibal, aurait plutôt achevé de ruiner et
détruire toute l'Italie ; et que Fabius Maximus, qui regar­
dait trop à la sûreté, n'était pas bien à propos pour
remédier à la maladie présente de la chose publique
romaine, attendant que cette guerre se terminât par la
M A RCEL L U S

défaillance des forces de Rome, et faisant la faute que


commettent les craintifs médecins, à faute d'oser à bon
escient remédier à la maladie pendant qu'il en est temps,
estimant que la consomption des forces fût diminution
de la maladie. Si s'en alla premièrement contre les villes
des Samnites grandes et puissantes, qui s'étaient sous­
traites de l'obéissance des Romains, et les reprit avec
bonne provision de blés et de deniers qu'il trouva dedans,
outre trois mille hommes de guerre qu' Annibal y avait
laissés pour les garder, qu'il prit aussi.
XL. Puis, ayant Annibal occis en la Pouille le vice­
consul Cneus Fulvius avec onze colonels31 de dix mille
hommes de pied chacun, et ayant aussi mis en pièces la
plus grande partie de son armée, Marcellus écrivit des
lettres à Rome, par lesquelles il tâchait à réconforter le
sénat et le peuple, disant qu'il s'en allait cette part, et
qu'ils s'assurassent qu'il en chasserait Annibal. Ces lettres
lues ne réconfortèrent point les Romains, ainsi qu'écrit
Tite-Live32 , mais augmentèrent leur crainte et leur souci,
parce qu'ils estimèrent le danger à venir plus grand que
la perte passée, d'autant qu'ils tenaient Marcellus pour
plus grand et meilleur capitaine que n'avait été Fulvius;
toutefois Marcellus, suivant ce qu'il avait écrit à Rome,
chassa Annibal hors de la Pouille, et le fit retirer en la
Lucanie, auquel pays l'ayant trouvé près d'une ville
nommée Numistron, où il s'était logé sur les coteaux en
lieux forts et avantageux, Marcellus se campa tout auprès
emmi la plaine, et le lendemain fut le premier qui présenta
la bataille à son ennemi. Annibal de l'autre côté descendit
aussi en la plaine, de sorte qu'il y eut bataille, laquelle ne
fut point décidée, encore qu'elle fût fort âpre, et qu'elle
durât bien longuement; car, ayant commencé à com­
battre environ les neuf heures du matin, à peine se
démêlèrent-ils qu'il était déjà nuit toute noire; et le len­
demain au point du jour, il rangea de rcchcf ses gens en
bataille parmi la déconfiture des morts, et défia Annibal
à venir une autre fois éprouver à qui demeurerait la
viél:oirc ; cc qu'il ne voulut pas faire, mais se partit de là;
au moyen de quoi Marcellus eut heau loisir de dépouiller
à son aise les corps morts de ses ennemis, et de donner
sépulture aux siens. �oi fait, il se remit incontinent à
poursuivre son ennemi à la trace, lequel lui dressa plu­
sieurs aguets et embûches ; mais jamais il ne donna dedans
M A RCELLUS

pas une ; et, en toutes les rencontres et escarmouches


où ils s'attaquèrent, eut toujours l'avantage dont il acquit
grande e�ime et grande réputation.
XLI. A l'occasion de quoi, étant prochain le temps
qu'il fallait élire de nouveaux consuls, le sénat fut d'avis
d'envoyer plutôt querir l'autre consul, qui était en la
Sicile, que de remuer Marcellus qui était attaché à
Annibal. Parquoi, arrivé que fut l'autre consul, le sénat
lui commanda de nommer diél:ateur �intus Fulvius,
parce que le diél:ateur ne s'élit point, ni par le peuple ni
par le sénat; mais l'un des consuls ou des préteurs, en
pleine assemblée du peuple, nomme tel qu'il lui plaît pour
diél:ateur; et semble que ce nom de diél:ateur ait été
imposé de là, à cause que dicere, en langage romain,
signifie nommer; toutefois les autres veulent dire qu'il a
ainsi été appelé, parce qu'il ne met point les affaires en
délibération du sénat, ni à la pluralité des voix et suf­
frages du peuple; mais commande de sa propre autorité
ce que bon lui semble, sans en parler ni demander à per­
sonne; ce qui a bien quelque apparence, parce qu'ils
appellent les commandements des magi�rats Editla, que
nous autres Grecs appelons Diatagmata33 • Étant donc
venu de la Sicile le compagnon de Marcellus au consulat,
il voulut nommer diél:ateur un autre que celui 9ue le sénat
lui présentait; et, pour n'être contraint de faire ce qu'il
n'eût pas voulu, il se partit une nuit, et s'en retourna
en la Sicile. Ainsi le peuple désigna et nomma pour dic­
tateur �intus Fulvius, et le sénat écrivit à Marcellus
qu'il le confirmât; ce qu'il fit, et autorisa la nomination
du peuple, et lui fut de rechef élu proconsul pour l'année
suivante, en laquelle, ayant conféré avec Fabius Maximus
des affaires de la guerre, ils arrêtèrent ensemble que
Fabius irait essayer de reprendre la ville de Tarente, et
que cependant Marcellus ferait la guerre à Annibal, pour
le divertir et engarder qu'il ne la pût aller secourir.
XLII. Ce conseil pris entre eux, Marcellus l'alla
trouver près la ville de Cannusium, là où comme Annibal
changeait souvent de logis, pour n'être point contraint
de venir à la bataille malgré lui, il trouvait néanmoins
toujours Marcellus devant lui, jusques à ce qu'un jour,
s'étant arrêté en un logis, il le harcela tant par conti­
nuelles alarmes et escarmouches qu'il l'attira à la bataille,
laquelle fut débattue tout le long du jour jusques à la nuit,
M A RCE L L U S

qui les contraignit tous deux de soi retirer; et l e lende­


main dès l'aube du jour Marcellus comparut encore en
campagne avec son armée rangée en bataille; de quoi
Annibal s'étant ennuyé, assembla les Carthaginois, et leur
fit une harangue, par laquelle il les pria de vouloir encore
combattre cette fois-là, si jamais ils avaient par le passé
combattu pour l'amour de lui : « Car vous voyez, dit-il,
» comment, après avoir tant de fois vaincu et gagné tant
» de batailles, nous n'avons pas loisir de reprendre
» haleine à notre aise, et ne pouvons avoir repos, quelque
» vitl:orieux que nous soyons, si nous ne chassons cet
» homme ici. » Après les avoir ainsi prêchés, il les mena
à la bataille, en laquelle Marcellus hors de propos et de
saison voulut user d'une ruse de guerre qui lui fit avoir
du pire; car, voyant la pointe droite de son armée fort
pressée, il fit marcher l'une des légions qui était derrière
en ordonnance au front de la bataille, pour soutenir ceux
qui en avaient besoin; mais ce remuement troubla ceux
qui combattaient, et donna la vitl:oire aux ennemis, qui
occirent bien ce jour-là deux mille sept cents hommes
romains.
XLIII. Mais, retourné que fut Marcellus en son camp,
il fit incontinent assembler ses gens, auxquels il com­
mença à dire qu'il voyait bien assez d'armes et de corps
d'hommes, mais de Romains qu'il n'en voyait point; quoi
ouï, les soudards lui requirent pardon de la faute qu'ils
avaient faite, et il leur répondit qu'il ne leur donnerait
point tant qu'ils seraient vaincus, mais que oui bien
quand ils auraient vaincu, et que le lendemain il les
ramènerait en bataille contre l'ennemi, afin que ceux qui
étaient à Rome sussent plus tôt la nouvelle de leur vic­
toire que de leur fuite. Cela dit, il ordonna que l'on
baillât de l'orge au lieu de froment aux bandes qui avaient
tourné le dos les premières34 , tellement que, combien
qu'il y en eût beaucoup en danger de leurs personnes,
pour les grands coups qu'ils avaient reçus en la bataille,
si n'y en eut-il pas un à qui les paroles de Marcellus ne
cuisissent plus que ses propres blessures.
XLI V. Le lendemain au plus matin fut mise hors, sur
la tente du capitaine, la cotte d'armes teinte en écarlate,
qui est le signe ordinaire quand il y doit avoir bataille, et
furent les compagnies qui le jour de devant avaient été
déshonorées mises à leur requête au front de toute la
MARCE L L U S

bataille, et les particuliers capitaines, tirant semblable­


ment aux champs les autres bandes qui n'avaient point
été rompues, les rangèrent après. Ce qu'entendant,
Annibal s'écria : « 0 dieux ! quel homme est-ce ci, qui
» ne se saurait contenir ni en bonne ni en mauvaise for­
» tune ! car il est seul qui ne donne jamais repos à son
» ennemi quand il l'a vaincu, ni n'en prend quand il est
» battu. Nous n'aurons jamais fait à lui, à ce que je vois,
» puisque, après une viét:oire, la confiance, et, après une
» déroute, la honte lui est toujours un aiguillon de plus
» oser et de plus entreprendre. » Après ces remontrances
d'une part et d'autre, commencèrent les deux armées à
marcher et s'entrechoquer; là, où étant les hommes aussi
forts d'un côté que d'autre, Annibal commanda que l'on
fît marcher en avant, jusques au front de sa bataille, ses
éléphants, et que l'on les chassât jusques dans les enne­
mis; comme il fut fait; et fut cela cause de troubler un peu
et faire branler les premiers rangs, jusques à ce que
Flavius, colonel de mille hommes de pied35 , ptit une
enseigne en sa main, et marcha au-devant de ces bêtes, à
la première desquelles il donna si rudement de la hante
de l'enseigne, qu'il la fit tourner arrière. Ce premier-là,
s'étant ainsi tourné, alla heurter le second qui le suivait,
et le détourna; et celui-là conséquemment les autres qui
venaient après de main en main. Ce que voyant, Marcel­
lus commanda à ses gens de cheval qu'ils donnassent de
tout leur effort en cet endroit-là, où il voyait les ennemis
déjà un peu troublés par ces bêtes qui retournaient contre
eux, et faire qu'ils s'embarrassent encore davantage;
comme ils firent et chargèrent si âprement les Carthagi­
nois, qu'ils leur firent tourner le dos à val de route, et les
menèrent battant jusques dans leur camp, là où fut le
plus grand meurtre à cause des éléphants, qui là furent
tués, et tombèrent dans la porte du camp; car on dit qu'il
fut tué en cette défaite-là plus de huit mille hommes, et
du côté des Romains bien trois mille, et tous les autres
presque blessés. Ce qui donna moyen à Annibal de se
partir de là où il était à son aise la nuit, et de s'écarter bien
loin de là, parce que Marcellus ne le put suivre prompte­
ment, à cause du grand nombre des blessés qu'il avait
en son camp, et se retira à petites journées en la Cam­
panie, là où il passa l'été à séjour en la ville de Vénuse,
pour faire panser et guérir ses malades. Ainsi Annibal,
MARCELLUS
s'étant à la fin dépêtré de Marcellus, et ayant son armée
délivrée pour s'en servir à ce que bon lui semblait, alla
brûlant, gâtant et détruisant l'Italie de tous côtés, sans
craindre plus rien.
XLV. Cela donna mauvais bruit à Marcellus dans
Rome, et ne faillirent pas ses ennemis à se servir de cette
occasion; car ils suscitèrent incontinent un des tribuns
du peuple, Publius Bibulus, homme violent et téméraire,
mais éloquent, et qui disait bien ce qu'il voulait pour
l'accuser. Si fit assembler en conseil le peuple par plu­
sieurs fois, où il mit en avant qu'il fallait rappeler Mar­
cellus, et donner la charge de son armée à quelque autre :
« Car, quant à lui, disait-il, pour avoir seulement fait
» un peu de guerre à Annibal, comme par manière de
» dire, pour s'être un petit échauffé à la lutte, il s'est
» retiré aux bains chauds36 pour se traiter à son aise. »
Q}!oi entendant, Marcellus laissa ses lieutenants en son
camp, et s'en alla en personne à Rome, pour répondre
aux calomnies qu'on lui mettait sus, et trouva que sur ces
calomnies-là on se préparait à lui faire son procès. Si y
eut jour assigné pour ouïr les parties, et s'assembla le
peuple dans le grand parc des lices, que l'on appelle
Cirque de Flaminius, pour en donner sa sentence. Et là
le tribun Publius Bibulus, montant en chaire, déduisit
bien au long son accusation; et Marcellus, après, lui
répondit sobrement et en peu de paroles pour se justifier
seulement; mais les principaux et plus notables person­
nages de la ville prirent la parole pour lui, qui remon­
trèrent franchement et librement au peuple qu'il ne devait
pas pirement juger de la vertu de Marcellus, en le
condamnant d'aucune lâcheté que faisait leur ennemi
même, attendu que c'était celui de tous leurs capitaines
qu'Annibal fuyait, et faisait tout ce qu'il pouvait pour
n'avoir point à combattre contre lui, là où il cherchait
à combattre tous les autres.
XLVI. Ces remontrances ouïes, tant s'en fallut que
l'issue du procès fût telle comme l'accusateur espérait,
que au contraire Marcellus non seulement fut absous à
pur et à plein, mais davantage fut élu consul pour la
cinquième fois, et, entré qu'il fut en sa nouvelle magis­
trature, s'en alla premièrement en la Toscane, là où,
visitant toutes les bonnes villes les unes après les autres,
et les apaisant, il assoupit un grand mouvement de tout
M A RCE L L U S

le pays, qui était en branle de soi rebeller. Puis à son


retour, il voulut dédier le temple d'Honneur et de Vertu,
qu'il avait fait édifier du butin gagné en la guerre de
Sicile ; mais les prêtres s'y opposèrent, disant que deux
dieux ne pouvaient être contenus en un seul temple; au
moyen de quoi il commença à en édifier un autre tout
joignant le premier, étant toutefois fort mal content de
l'opposition et empêchement de ces prêtres, et la prenant
en mauvais présage, avec ce mêmement qu'il y avait plu­
sieurs autres signes et présages célestes, qui d'ailleurs le
tenaient en peine : car il y eut tout à un coup plusieurs
temples atteints et touchés de la foudre, et les rats et
souris rongèrent de l'or qui était en la chapelle de Jupiter
Capitolin37 • Et disait-on qu'un bœuf avait parlé; qu'il
était né un enfant avec une tête d'éléphant, et que l'enfant
était encore vivant. Qgi plus est, les prêtres et devins,
sacrifiant aux dieux pour divertir et détourner le malheur
de ces sinistres présages, jamais ne purent avoir signes
favorables des sacrifices. Au moyen de quoi ils tâchaient
de le retenir à Rome, là où il ardait et brûlait de désir qu'il
avait de s'en aller vitement à la guerre, parce que jamais
homme ne désira si ardemment chose quelle qu'elle soit,
comme lui désirait se trouver en bataille contre Annibal;
car il ne songeait d'autre chose la nuit en dormant, et
ne parlait d'autre chose le jour avec ses amis et compa­
gnons en veillant, ne requérant autre chose aux dieux en
ses prières et oraisons, sinon qu'il pût trouver Annibal
en champ de bataille; et crois qu'il eût encore plus volon­
tiers combattu dans le pourpris d'une même muraille de
ville, ou d'une même clôture de camp. Et si n'eût été
qu'il était déjà comblé de gloire, et que, par plusieurs
preuves, il n'eût fait connaître qu'il était autant mûr,
autant sage et prudent que nul autre capitaine de son
temps, j'eusse dit que c'était une passion et affeB:ion de
jeunesse qui le transportait, et un désir plus ambitieux
que ne portait l'âge auquel il se trouvait alors; car il
avait plus de soixante ans, quand il fut élu consul pour
la cinquième fois.
XLVII. Ce néanmoins, après avoir fait les sacrifices
propitiatoires et les purifications telles que les devins les
ordonnèrent, il se partit de Rome avec son compagnon
pour aller à la guerre, où il trouva Annibal de séjour entre
les villes de Baucie et de Vénuse, et tâcha par tous
MARCELLUS

moyens à le tirer à la bataille ; ce qu'il ne voulut onques


faire ; mais, étant averti, par ses espions, que les consuls
romains envoyaient une armée_ pour assiéger la ville des
Locriens, que l'on surnomme Epizéphyriens [c'est-à-dire
Occidentaux, à la différence dè ceux de la Grèce, qui,
à comparaison de ceux d'Italie, sont Orientaux ) 38 , il
dressa embûche à ceux qui y allaient au-dessous de la
motte de Pétélie, qui était sur leur chemin, où il tua bien
environ deux mille cinq cents hommes. Cela enflamma
encore plus le courage de Marcellus du désir de venir à
la bataille, de sorte qu'il se délogea de là où il était, pour
s'approcher encore plus près de son ennemi. Or y avait-il
entre leurs deux camps une butte forte d'assiette et cou­
verte de bocages à l'entour, et y avait des échauguettes
hautes, dont on pouvait découvrir de loin vers l'un et
vers l'autre camp, et au bas couraient force fontaines et
ruisseaux, de manière que les Romains s'ébahissaient
comment Annibal, qui était arrivé le premier, ne s'en
était saisi, et l'avait ainsi abandonné à ses ennemis ; mais
c'était parce que, si le lieu était commode pour loger un
camp, encore lui semblait-il plus à propos pour y dresser
embûche, auquel effet il aima mieux s'en servir. Si emplit
les bois, les fonceaux et vallées d'alentour de bon nombre
de gens de trait et d'autres combattants avec armes de
long bois, s'assurant que le lieu de soi-même y attirerait
assez les Romains ; en quoi il ne fut pas déçu de son espé­
rance ; car incontinent il courut un bruit, parmi le camp
des Romains, qu'il fallait occuper ce logis-là, et n'y avait
celui qui ne se mêlât de discourir, comme bien entendu
au fait de la guerre, combien d'avantage ils auraient sur
leurs ennemis, principalement s'ils s'y allaient loger, ou
à tout le moins s'ils y bâtissaient un fort.
XLVIII. Parquoi Marcellus fut d'avis d'y aller lui­
même en personne, avec quelque peu de gens de cheval,
pour reconnaître et visiter le lieu ; mais avant que partir
il appela son devin pour sacrifier aux dieux ; et, la pre­
mière hostie immolée, le devin lui en montra le foie, qui
n'avait point de tête ; mais à la seconde qu'il immola se
trouva une belle et grosse tête de foie39 , et toutes les
autres parties entières et fraîches à merveille, de sorte
qu'il semblait qu'elles effaçassent toute la crainte des
mauvais signes et présages de la première hostie ; tou­
tefois au contraire les devins disaient que cela les trou-
MARCELLUS

blait et épouvantait davantage, parce que ces présages


de sacrifices, si beaux et si propices tout à coup, après
d'autres si laids et si tristes, leur étaient suspeéts, à cause
d'une si étrange et si soudaine mutation ; mais, comme
dit le poète Pindare,
Il n'est feu brûlant toujours,
Mur d'acier, ni chose née,
Q9i peut arrêter le cours
De fatale destinée••.
XLIX. Si monta Marcellus à cheval, et, qui plus est,
mena avec lui son compagnon au consulat, QBintus
Crispinus, et son fils aussi, qui était capitaine de mille
hommes de pied, avec deux cent vingt hommes de cheval
seulement, dont encore n'y en avait-il pas un naturel
Romain ; mais étaient tous Toscans, excepté quarante
Frégellaniens, qui s'étaient dès le commencement de
cette guerre toujours montrés fort fidèles et fort affec­
tionnés envers Marcellus ; mais, étant, comme nous avons
dit, la butte couverte d'arbres et de broussailles, les
ennemis avaient mis un homme sur la plus haute guette
qui y fût, pour faire le guet et les avertir s'il verrait rien
venir. Les Romains ne l'eussent su apercevoir, et lui au
contraire découvrait 1·usques dans leur camp tout ce qui
s'y faisait, comme ors il avisa ceux qui étaient en
embûche de la venue de Marcellus ; et eux le laissèrent
approcher jusques à ce qu'il fût tout contre eux ; puis
tout soudain se levèrent ensemble, et, enveloppant Mar­
cellus, commencèrent à lui tirer coups de trait et coups
de main, les uns poursuivant ceux qui fuyaient, et les
autres combattant ceux qui faisaient tête, qui étaient les
quarante Frégellaniens, lesquels, encore que les autres
Toscans eussent pris la fuite au premier cri qu'ils ouïrent,
se serrèrent ensemble, pour défendre les personnes des
deux consuls, jusques à ce que Crispinus, ayant reçu sur
son corps deux coups de javeline, tourna son cheval pour
fuir ; mais il y eut un des ennemis qui donna à Marcellus
un coup de lance ayant le fer plat à travers les flancs, dont
il le perça de part en part ; ce que voyant, ceux des Fré­
gellaniens qui étaient encore demeurés en vie en bien
petit nombre, le laissèrent tombé en terre, et prirent son
fils, qui était blessé aussi, avec lequel ils se sauvèrent à
course de cheval dans leur camp. Il n'y eut, en cette
7 0 2. MARCELLUS
rencontre, guères plus de quarante hommes tués, et de
prisonniers y eut cinq des sergents qui portaient les
haches devant les consuls, et vingt autres hommes de
cheval ; l'autre consul Crispinus mourut aussi des bles­
sures qu'il y reçut, peu de jours après, qui fut un incon­
vénient non jamais advenu auparavant aux Romains, que
tous les deux consuls mourussent en une même ren­
contre41.
L. Or, quant à Annibal, il ne fit pas grand compte des
autres qui demeurèrent pris ou morts en cette rencontre;
mais quand il entendit que Marcellus y était demeuré sur
le champ, il s'y encourut incontinent lui-même, et, regar­
dant curieusement son corps de près et longuement, en
considérant la force de la taille dont il était, et le trait de
son visage, après qu'il eut le tout bien contemplé, il ne
se laissa échapper de la bouche pas une parole insolente,
ni ne montra à sa face une chère joyeuse, comme eût fait
quelque autre qui fût venu à bout d'un si âpre et si dan­
gereux ennemi ; mais, s'ébahissant comment il était venu
là mourir ainsi étrangement, lui ôta du doigt son anneau,
dont il cachetait ses lettresn , et, faisant ensevelir son
corps ainsi qu'il lui appartenait, le fit brûler honora­
blement, puis en fit mettre les os et les cendres dans une
urne d'argent, sur laquelle il posa lui-même une cou­
ronne d'or, et l'envoya à son fils ; mais il y eut quelques
chevau-légers numidiens, qui par le chemin rencon­
trèrent ceux qui portaient cette urne, et la leur voulurent
ôter ; les autres se mirent en devoir de la retenir, de
manière qu'il fallut que les Numidiens usassent de force
pour l'avoir; et ainsi en tirant et combattant à qui l'aurait,
les os et les cendres furent semés et dispersés çà et là. Ce
qu'entendant Annibal dit à ceux qui se trouvèrent lors
autour de lui : « Voyez comment il n'est pas possible de
» faire aucune chose, si elle ne plaît à Dieu. » Si fit bien
châtier les Numidiens ; mais, au demeurant, il ne se
soucia plus de faire chercher ni recueillir les ossements
de Marcellus, ayant opinion que c'était quelque dieu qui
avait voulu qu'il mourût ainsi étrangement, et que davan­
tage son corps demeurât sans sé1;rnlture. Ainsi l'écrivent
Cornélius Népos et Valère-Maxime ; mais Tite-Live et
Auguste César disent que l'urne fut portée à son fils, et
inhumée magnifiquement:48 •
LI. Il y a en plusieurs lieux des ouvrages et édifices
MARCEL L U S

publics, qui ont été faits e t dédiés par Marcellus, outre


ceux qui sont à Rome, comme à Catane en la Sicile, un
parc à exercer les jeunes gens, et en l'île de Samothrace,
au temple des dieux que l'on appelle Cabires, plusieurs
images et plusieurs tableaux qu'il y fit porter de Syracuse,
et à Linde, au temple de Minerve, où il y a entre autres
une sienne statue, sous laquelle est engravée cette épi­
gramme, ainsi que l'écrit [le philosophe] Posidonius :
Ami passant, tu vois ici l'image
De Claudius Marcellus ; le lignage
Duquel étant à Rome très illu§tre
E§t éclairci encore par son !u§tre,
Parce qu'il fut comme une étoile claire
En son pays, où le lieu consulaire
Il tint sept fois, et à chacune fit
Des ennemis grand meurtre qu'il défit".

Celui qui a composé cette épigramme, compte les deux


fois qu'il fut vice-consul pour deux consulats entiers;
mais sa postérité a continué toujours en grand honneur,
jusques à Marcellus, fils de la sœur d'Auguste César,
OB:avie, et de Caïus Marcellus. Il mourut jeune étant
édile de Rome, et ayant épousé Julie, fille d'Auguste,
avec laquelle il ne vécut pas longuement; mais, pour
honorer sa mémoire, OB:avie sa mère dédia la librairie
et Auguste César le théâtre, qui sont encore appelés
jusques aujourd'hui le théâtre et la librairie de Mar­
cellus45 .
COMPARAISON
DE PÉLOPIDAS AVEC MARCELLUS

1. Ce sont les choses qui m'ont semblé plus dignes de


mémoire dans les faits et gestes de Pélopidas et de Mar­
cellus ; mais, étant leurs mœurs et leurs natures au demeu­
rant pareilles et semblables, parce qu'ils ont été tous deux
vaillants, laborieux, magnanimes et courageux, il y pour­
rait avoir cette seule différence, que Marcellus, en plu­
sieurs villes qu'il prit d'assaut, fit de gran_ds meurtres,
et épandit beaucoup de sang humain, là où Epaminondas
et Pélopidas jamais ne tuèrent homme qu'ils eussent
vaincu, ni n'asservirent ville quelconque qu'ils eussent
prise ; et a-t-on opinion que les Thébains n'eussent pas
si cruellement traité les Orchoméniens, comme ils firent,
si l'un d'eux ou tous deux y eussent été présents,
II. Mais, quant aux faits, ce fut à Marcellus un grand
et admirable exploit de défaire une si grosse troupe de
Gaulois à pied et à cheval, avec si peu de chevalerie qu'il
mena quant et lui, ce que l'on ne trouvera pas avoir
onques été fait par autre capitaine que par lui, mêmement
qui ait avec sa propre main occis sur le champ le chef des
ennemis ; à quoi Pélopidas ne put advenir ; car, tâchant
à tuer le tyran de Phères, il fut tué lui-même le premier
et souffrit ce qu'il avait envie de faire. Toutefois l'on
peut opposer à cet aB:e-là les batailles de LeuB:res et de
Tégyre, qui furent deux très mémorables et très glorieux
combats ; mais en récompense aussi ne saurait-on alléguer
exploit aucun de Marcellus fait d'emblée, qui mérite
d'être comparé à ce que fit Pélopidas à son retour d'exil,
quand il occit les tyrans qui détenaient Thèbes en ser­
vitude ; car ce fut un aB:e de ruse, de surprise et d'emblée,
le plus grand et le plus digne de mémoire qui fut onques.
Il est bien vrai que Marcellus avait affaire à Annibal, qui
était un très dangereux et très redoutable ennemi ; mais
aussi avaient lors les Thébains affaire aux Lacédémoniens,
PÉLO PIDAS ET MARCELLUS 70 5

lesquels pour certain cédèrent à Pélopidas en la bataille


de Tégyre et en celle de Leuél:res; là où Marcellus ne
vainquit jamais Annibal une seule fois, ainsi comme écrit
Polybe, mais demeura toujours invincible jusques à la
journée que Scipion le défit en bataille.
III. Toutefois nous ajoutons plus de foi à ce qu'en ont
écrit César, Tite-Live, Cornélius Népos, et entre les
Grecs le roi Juba, que Marcellus ait bien rompu et défait
quelquefois aucunes troupes d'Annibal; mais ce ne
furent jamais déroutes de grande conséquence, et semble
que ç'ait été plutôt quelque tromperie de cet Africain-là
qu'autrement; ce qui néanmoins fut méritoirement et à
bonne raison grandement loué, prisé et estimé, d'avoir
tellement remis le cœur aux Romains, qu'ils osassent
attendre et faire tête à ce Carthaginois, après tant de
défaites d'armées romaines, tant de chefs d'exercites
occis en bataille, et un si dangereux ébranlement de tout
l'Empire romain. Car celui qui, au lieu de la longue
crainte et d'une frayeur éperdue déjà par longueur de
temps envieillie, fit renaître dans les courages des sou­
dards romains une envie et une ardeur de se trouver
aux prises et aux mains encontre l'ennemi, et qui les
assura et encouragea jusques à ne céder pas facilement la
viB:oire, mais aussi à la débattre et quereller vertueuse­
ment, ce fut Marcellus seul; parce qu'au lieu qu'ils
étaient déjà tous accoutumés, pour la longue durée de
leurs pertes et malheurs, de se réputer bienheureux quand
ils se pouvaient sauver de vitesse et échapper des mains
d' Annibal, il leur enseigna à avoir honte de se sauver en
route, à ne vouloir point confesser d'avoir été en branle
de reculer, et à être marris quand ils se retiraient sans
avoir vaincu et battu leurs ennemis; et pour autant que
Pélopidas ne fut jamais rompu en bataille, où il fut capi­
taine en chef, et que Marcellus en gagna plus que nul
autre capitaine de son temps, il pourrait sembler que le
grand nombre des viél:oires de l'un viendrait à s'égaler
et compenser avec le non avoir jamais été vaincu de
l'autre.
IV. Il est vrai que Marcellus prit la ville de Syracuse,
et Pélopidas faillit à prendre celle de Sparte; mais je
pense que ce soit plus grande prouesse à lui d'avoir
approché si près de Sparte, comme il fit, et avoir passé
le premier la rivière d'Eurotas en armes, ce que jamais
706 P É L O P I D A S ET M A R C E LL U S

ennemi auparavant lui n'avait fait, que c e n'était à l'autre


de prendre toute la Sicile; si ce n'est que quelqu'un
veuille opposer à l'encontre que ce fait appartienne à
Épaminondas, et non point à Pélopidas, comme aussi
fait encore la viétoire de Leuétres; là où il n'y a personne
qui puisse prétendre part à la gloire des faits de Marcellus,
car il prit Syracuse étant seul capitaine en chef, et défit
les Gaulois sans son compagnon, et fit tête à Annibal sans
que personne le secondât ni secourût en cela; car au
contraire tous les autres l'en détournaient, et lui fut le
premier qui, changeant le style de faire la guerre dont
les capitaines romains usaient en ce temps-là, enseigna
le premier aux siens à oser montrer visage à l'ennemi.
V . �ant à leur mort, je ne loue celle de l'un ni de
l'autre, et suis en mon cœur déplaisant et marri de
l'étrange façon dont ils moururent tous deux, m'émer­
veillant à l'opposite comment est-il possible qu'Annibal,
en tant de batailles où il s'est trouvé, qu'il serait malaisé
de les nombrer seulement, n'y ait jamais été blessé, et
loue singulièrement un fait de Chrysante, que Xénophon
récite au livre de l'institution de Cyrus, disant que, ayant
déjà haussé l'épée pour en férir un des ennemis, quand
il ouït la trompette sonnant la retraite, il se retira tout
doucement et modestement sans lui mal faire. Toutefois
il semble que Pélopidas soit plus excusable; car, outre ce
qu'il était chaud de l'ardeur de la bataille, il avait un jmlte
et magnanime courroux qui l'incitait à chercher de se
venger; car, comme dit le poète Euripide,
Le meilleur e§l qu'un chef d'o§l pour sa gloire
Ayant vaincu survive à sa viél:oire,
Ou bien, s'il e§l mort en terre abattu,
Qli'il meure au moins en homme de vertu•.

Car ainsi la mort de celui qui meurt en cette sorte ne se


peut nommer accident ni inconvénient, mais aéte de
vertu; mais, outre le juste courroux qui tirait Pélopidas,
encore y avait-il une autre chose qui le poussait, non sans
grande raison, à faire ce qu'il fit; c'est qu'il voyait la
consommation de sa viétoire en la mort du tyran ; car
il eût été bien malaisé de trouver ailleurs autre occasion
aussi digne et aussi glorieuse pour employer et montrer
sa prouesse comme celle-là; et au contraire Marcellus,
sans aucune nécessité urgente, sans cette fureur et ardeur
P É L O P I D A S ET M A R C E L L U S 707

qui surprend quelquefois les hommes vaillants au milieu


du combat, et les transporte hors de leur entende­
ment, s'alla lui-même inconsidérément précipiter au
milieu du danger, où il mourut non en capitaine, mais
en chevau-léger et en av�nt-c oureur, abandonnant ses
trois triomphes, ses cinq consulats, ses dép ouilles et
tropr.ées qu'il avait de sa propre main conquis et gagnés
sur des rois, à des aventuriers espagnols et numidiens,
qui pour la solde vendaient leur sang et leur vie aux
Carthaginois, de sorte que je crois qu'ils s'en portèrent
envie à eux-mêmes, par manière de dire, pour un si
grand et si heureux exploit, d'avoir fait mourir entre des
avant-coureurs et découvreurs frégellaniens le plus grand
personnage et le plus vaillant homme et plus estimé
des Romains.
VI. Toutefois je ne voudrais pas que l'on pensât que
je dis cela pour blâmer ni accuser la mémoire de ces deux
grands personnages ; mais le faut prendre comme une
plainte d'eux, et une franche remontrance faite à eux­
mêmes et à leur propre vaillance, pour laquelle employer
et montrer ils ont fait périr toutes leurs autres vertus, en
abandonnant, sans qu'il en fût besoin, trop indiscrète­
ment, leurs personnes et leurs vies, comme s'ils eussent
voulu et dû mourir pour eux, non pas pour leur pays
plutôt et pour leurs amis et alliés. Mais encore après leur
mort Pélopidas fut inhumé par les alliés et confédérés de
Thèbes, pour lesquels il était mort, et Marcellus le fut
par les ennemis mêmes qui l'avaient tué. Si est bien l'un
chose heureuse et désirable en tel cas ; mais l'autre a bien
plus du grand et de l'admirable, que l'ennemi même
révère et honore la vertu qui lui nuisait, que non pas
l'ami rende l'office d'amitié qu'il devait ; parce que
l'ennemi n'a rien qui le convie à honorer son ennemi
mort, sinon l'admiration de sa vertu ; et l'ami bien sou­
vent le fait plus pour le profit et l'utilité qu'il en a reçu,
qu'il ne fait pour affeaion qu'il porte à sa vertu.
VIE D'ARI STIDE

I . Origine d'Aristide. I V . Son amitié pour Clisthène; son estime


pour Lycurgue. Causes de ses différends avec Thémistocle.
VII. Équité d'Aristide. X. Son intégrité dans le maniement des
finances. XI. Sa déférence pour Miltiade. XII. Sa conduite à la
bataille de Marathon. XV. On lui donne le surnom de Juste.
XVI. Il est banni par les menées de Thémistocle. XVII. Durée de
l'ostracisme à Athènes. XXI. Rappel d'Aristide. Sa générosité
à l'égard de Thémistocle. XXIII . Bataille de Salamine. XXVIII.
Bataille de Platée. LI . Aristide fait établir des jeux dans la ville
de Platée. LII . Fête funèbre en l'honneur de ceux qui étaient
morts pour la liberté. LIii. Forme du gouvernement à Athènes
après la bataille de Platée. LIV. Projet de Thémistocle pour
accroître la puissance d'Athènes, communiqué à Aristide, et
rejeté parce qu'il est injuste. LV. La justice d'Aristide et la dou­
ceur de Cimon font perdre à Lacédémone sa principauté sur la
Grèce. LVIII. Taxe imposée par Aristide sur toutes les villes de
la Grèce d'un consentement unanime. Augmentation de la taxe
sous Périclès. LIX . Nouvelles altercations entre Thémistocle
et Aristide. LX. Serment d'alliance des peuples de la Grèce.
Aristide le prononce au nom des Athéniens. LXI. Sa pauvreté.
LXIV. Sa modération dans la disgrâce de Thémistocle. LXV.
Mort d'Aristide. LX VI. Ses funérailles et le mariage de ses filles aux
dépens du public. LXVII. Aétes d'humanité de la , ,ille d'Athènes.
De la 6J' olympiade, à la 2• année de la 7 8• ; 467 ans avant Jésra-Chrifl.

1. Aristide, fils de Lysimaque, était pour certain de la


lignée Antiochide, du bourg d'Alopèce; mais quant à ses
biens, et à ses facultés, on en a écrit en diverses manières,
parce que les uns disent qu'il vécut toute sa vie en très
étroite pauvreté, et qu'il laissa deux filles, lesquelles après
la mort de leur père demeurèrent longtemps sans être
mariées à cause de leur pauvreté; et, combien que la
plupart des anciennes histoires s'accorde à cela1 , néan­
moins Démétrius de Phalère, en un livre qu'il a intitulé
Socrate2 , écrit au contraire qu'il avait une possession au
bourg de Phalerée, que l'on appelait encore la terre et
possession d'Aristide, en laquelle son corps est enterré.
ARI S T I D E
E t outre cela, pour montrer qu'il avait bien d e quoi, et
que sa maison était opulente et riche, il en allègue de tels
indices : premièrement qu'il fut un an prévôt annuel de la
ville d'Athènes, que l'on appelait archonte éponyme3,
parce que l'année prenait sa dénomination du nom de
celui qui l'était par chacun an, et dit qu'il l'obtint par le
sort des fèves, selon l'ancien usage des Athéniens, et
selon la manière qu'ils avaient de procéder à l'éleétion
dudit office, en laquelle éleétion n'étaient admis à tirer au
sort des fèves que ceux qui étaient de la plus haute taxe
en l'estimation de leurs biens, lesquels on appelait à
Athènes pentacosiomédimnes4, c'est-à-dire qui avaient
de revenu la valeur de cinq cents minots de blé et au­
dessus. Secondement il allègue qu'il fut relégué ou banni
du ban qui s'appelle Ostracisme, duquel on n'avait point
accoutumé de bannir les pauvres, mais seulement les
nobles et les riches, auxquels le menu peuple portait
envie, à cause de leur grandeur. Tiercement et pour son
dernier argument, qu'il a laissé et donné au temple de
Bacchus des vases à trois pieds que soulaient ordinaire­
ment offrir les entrepreneurs5 qui avaient emporté le
prix aux jeux de comédies, tragédies ou autres tels ébat­
tements, dont ils avaient fait les frais, et on montre
encore lesdits vases, que l'on dit avoir été donnés par
Aristide, sur lesquels on lit une telle inscription : « La
» lignée Antiochide emporta le prix, Aristide fut le
» défrayeur des jeux, et Archestrate le poète qui fit jouer
» ses comédies6 • »
IL Ce dernier argument, combien que ce soit celui
auquel il semble avoir plus d'apparence, est néanmoins
le plus faible et le plus débile : car Épaminondas, lequel,
comme chacun sait, naquit, fut nourri et vécut toujours
en grande pauvreté, et Platon aussi le philosophe, accep­
tèrent la charge de faire les frais de jeux qui n'étaient pas
de petite dépense, ayant l'un défrayé à Thèbes les joueurs
de flûtes, et l'autre à Athènes la danse des enfants qui
ballaient en rond, à quoi faire Dion le Syracusain four­
nissait argent à Platon, et Pélopidas à Épaminondas. Car
il n'est pas dit que les hommes de vertu doivent avoir
une guerre mortelle, par manière de dire, contre les pré­
sents que leur pourraient faire leurs amis, et qu'ils ne
puissent en quelque sorte que ce soit jamais accepter ni
prendre rien d'eux; bien doivent-ils estimer ord, vil et
710 A RIS TID E

sale d'en prendre par avarice pour s'enrichir, ou pour


épargner et mettre en réserve ; mais quand il est question
de quelque entremise honorable, et de quelque magnifi­
cence publique dont il ne revient rien particulièrement
à leur profit, ils ne doivent point rejeter ni refuser les
offres que leur font leurs amis. Et quant aux vases qu'il
dit avoir été offerts et donnés au temple de Bacchus,
Panétius montre évidemment que Démétrius a été abusé
par la semblance du nom, parce que, depuis le temps des
guerres médoises jusques au commencement de la guerre
péloponésiaque, il ne se trouve aux registres des
frayeurs des jeux publics que deux vainqueurs ayant ce
nom d'Aristide, desquels ni l'un ni l'autre n'est le fils de
Lysimaque, dont nous écrivons à F résent : car l'un est
notamment inscrit fils de Xénophile, et l'autre a été
longtemps après celui dont nous parlons, ainsi que l'on
peut manifestement connaître par l'écriture et ortho­
graphe qui est selon les règles de grammaire dont on a
usé en la Grèce depuis Euclide7 ; et aussi le peut-on
connaître par le nom du poète Archestrate, qui y est
adjoint; car il n'y a personne qui fasse mention d'un
poète de ce nom-là en tout le temps des guerres médoises ;
mais, au temps de la guerre péloponésiaque, plusieurs le
mettent pour auteur et compositeur des hymnes et can­
tiques qui se chantaient aux danses publiques.
III. Toutefois quant à ces oppositions que fait Pané­
tius, il faudrait un peu plus avant et plus diligemment y
penser ; mais quant au ban de l'ostracisme, il est certain
que tous ceux qui étaient de beaucoup éminents par­
dessus les autres ou en gloire et bonne renommée, ou en
noblesse, ou en éloquence, y étaient sujets, attendu que
Damon même, précepteur de Périclès, en fut banni, seu­
lement parce qu'il sembla au commun peuple qu'il était
trop sage. �i plus est, Idoménée écrit qu'Aristide fut
prévôt annuel, non par le sort des fèves, mais i: ar les
voix des Athéniens, qui le voulurent élire; et s'il le fut
depuis la journée de Platée ainsi comme Démétrius
l'écrit8 , il est vraisemblable que l'on lui fit cet honneur
pour son excellente vertu et ses grands mérites et services
que les autres soulaient obtenir pour leurs richesses. Et
ce Démétrius ne s'efforce pas d'exempter Aristide seu­
lement de pauvreté, mais en veut aussi garantir Socrate,
comme si c'était un grand vice et un grand reproche; car
A RIS TID E 7II

il écrit qu'il avait non seulement une maison à lui, mais


davantage soixante et dix mines d'argent, que Criton lui
faisait profiter, et lui en payait usure.
IV. Pour donc retourner à l'histoire d'Aristide, il fut
familier ami de Clisthène, celui qui rétablit le gouver­
nement de la chose publique à Athènes, après que les
tyrans en eurent été déchassés•, et eut en singulière
recommandation Lycurgue, Lacédémonien, par-dessus
tous autres qui jusques à son temps s'étaient entremis
d'ordonner ou administrer le gouvernement d'une chose
publique ; ce qui fut cause qu'il aima toujours et favorisa
l'état de l'aristocratie, c'est-à-dire de la noblesse, où un
petit nombre des plus gens de bien ont entre mains
l'autorité souveraine ; mais il eut pour contrepoids Thé­
mistocle, fils de Néoclès, qui favorisa toujours l'état
populaire. Si disent aucuns que, dès le temps de leur pre­
mière enfance étant nourris et institués ensemble, ils
étaient toujours en toutes leurs aétions et en tous leurs
propos contraires l'un à l'autre, soit qu'ils se jouassent ou
qu'ils fissent à bon escient, et que dès lors on commença
à découvrir le naturel de l'un et de l'autre par cette
contrariété de volontés, parce que l'un était prompt, sou­
dain, hasardeux, fin, et qui légèrement entreprenait toutes
choses ; et l'autre au contraire était froid, reposé, cons­
tant et arrêté, qui pour rien n'eût dévoyé du droit sentier
de la justice, et n'eût usé de mensonge, d'afféterie, ni de
tromperie, non pas en jeu seulement. Toutefois Ariston,
natif de Chio, écrit10 que leur inimitié commença d'amou­
rettes premièrement, et que par trait de temps elle vint
depuis à si grand accroissement, parce, dit-il, que l'un et
l'autre devint amoureux d'un jeune garçon nommé Sté­
silée, qui était de l'île de Céos, le plus beau et le mieux
formé de tous ceux qui étaient de son âge ; et ne leur
passa pas cette affeél:ion légèrement, ni ne laissèrent pas
la jalousie qu'ils en conçurent l'un contre l'autre, aussitôt
comme la fleur de la beauté du garçon fut passée, mais
comme s'ils se fussent seulement essayés en cette pour­
suite de leur amour, ils s'allèrent depuis jeter ensemble
au gouvernement de la chose publique, pour faire à bon
escient ainsi piqués et irrités, comme ils étaient, de
jalousie l'un contre l'autre.
V. Or, quant à Thémistocle, il se mit incontinent à
gagner et pratiquer amis, par le moyen desquels il acquit
712 ARI S TI D E

e n peu d e temps autorité non petite ; e t s i pourvut d'un


fort rempart à la sûreté de sa personne ; aussi répondit-il
un jour à quelqu'un qui lui disait qu'il était bien digne
de gouverner la ville d'Athènes, et qu'il le ferait bien,
pourvu qu'il se montrât également un et commun à
tous : « A Dieu ne plaise, dit-il, que je sois jamais assis
» en siège de gouverneur, où mes amis ne trouvent non
» plus de port et de faveur que les étrangers, qui ne me
» seront rien. »
VI. Mais Aristide au contraire, cheminant, par manière
de dire, tout seul, ne se voulut jamais bander ni faire
ligue avec personne en l'administration de la chose
publique, pour autant que premièrement il ne voulait
faire tort à personne à l'appétit de ceux dont il se serait
allié, ni aussi les fâcher en leur refusant quelque chose
dont ils le pourraient requérir, et davantage pour autant
qu'il en voyait plusieurs prendre la hardiesse de faire des
choses contre tout droit et toute raison, à cause qu'ils se
sentaient forts d'amis, ayant opinion que l'homme de
bien et bon citoyen ne se doit assurer ni fortifier d'autre
rempart que de faire, de conseiller et de dire toutes
choses bonnes et honnêtes.
VII. Ce néanmoins, voyant que Thémistocle remuait
témérairement beaucoup de choses, et qu'il lui était
contraire à toutes ses entreprises, et lui rompait tous
ses desseins, il était aussi lui-même contraint de résister
aucunes fois à ce qu'il mettait en avant, et se formaliser
contre lui, quelquefois pour lui rendre la pareille, et
quelquefois aussi pour rabattre un peu son autorité et
son crédit, qui allait toujours augmentant pour la
faveur que le peuple lui faisait, estimant qu'il valait
mieux, en lui contredisant, empêcher aucunes fois quel­
que chose qui eût été au profit de la chose publique,
que le laisser en venir au-dessus, en souffrant son
crédit et sa puissance devenir trop excessifs en toutes
choses. Bref il advint une fois entre autres que, Thé­
mistocle ayant mis en avant une pratique qui était
bien utile et profitable à la chose publique, Aristide
lui résista de telle sorte, qu'il l'obtint et gagna contre
lui ; si ne se put contenir qu'il ne dît, au partir de
l'assemblée en laquelle l'entreprise de Thémistocle
avait été rejetée, qu'il était impossible que les affaires
de la chose publique d'Athènes se portassent jamais
ARISTIDE

bien, s i o n ne les jetait tous deux, Thémistocle e t lui,


dans la Barathre [qui était un abîme où l'on préci­
pitait les malfaiteurs condamnés à mort].
VIII. Une autre fois, il avait mis en avant et proposé
au peuple un avis, contre lequel il y eut plusieurs oppo­
sitions et contradiél:ions faites; mais nonobstant il l'em­
portait; et, ainsi que le magistrat qui présidait en cette
assemblée de conseil voulait demander au peuple quelle
était sa volonté là-dessus pour le faire passer, Aristide,
reconnaissant, par les raisons qui avaient été alléguées et
déduites contre son avis, que ce qu'il mettait en avant
était dommageable au public, se déporta sur-le-champ
de le vouloir faire autoriser par les voix du peuple. Il
faisait aussi souventefois mettre ses conseils en avant par
personnes interposées, de peur que Thémistocle, pour la
pique particulière qu'il avait encontre lui, ne s'opposât
à un bien public. Mais on trouvait sa gravité et sa cons­
tance grandement louables et admirables dans les divers
accidents qui adviennent à ceux qui s'entremettent du
gouvernement des affaires publiques; car jamais pour
honneur qu'on lui fît il ne s'éleva, ni pour rebut ou refus
qu'il souffrît aussi ne s'abaissa ni ne se troubla, ayant
opinion qu'un bon citoyen se doit toujours également
tenir prêt, et offrir corps et esprit à servir la chose
publique, sans espérer ou attendre aucun loyer merce­
naire ni d'argent ni d'honneur et de gloire. Et pourtant,
un jour que l'on prononçait au théâtre certains vers de
l'une des tragédies d'Eschyle, faits en la louange de
l'ancien devin Amphiaraüs, dont la substance était telle :
Il ne veut point sembler ju§le, mais l'être,
Aimant vertu en pensée profonde,
Dont nous voyons ordinairement naître
Sages conseils, où tout honneur abonde1 1 ;
tout le monde jeta incontinent les yeux sur Aristide,
comme sur celui à qui véritablement, plus qu'à nul autre,
appartenait la louange d'une si grande vertu; car il n'était
pas seulement ainsi ferme et roide pour résister à faveur
et à grâce seulement, mais aussi à ire et à haine sembla­
blement; parce que là où il était question de justice,
amitié ne lui eût su rien faire faire pour ses amis ni ini­
mitié contre ses ennemis.
IX. Auquel propos on raconte que quelquefois il avait
ARIS TID E

mis en justice un sien ennemi, et le poursuivait en juge­


ment, et que, après qu'il eut déduit toute son accusation,
les juges furent si irrités à l'encontre du criminel, que,
sans l'ouïr autrement, ils le voulaient condamner ; mais
Aristide, se levant de son siège, s'en alla jeter aux pieds
des juges avec le criminel, en les suppliant qu'il eût
audience, pour se pouvoir justifier et défendre, ainsi que
les lois le commandent. Et une autre fois qu'il était juge
entre deux particuliers qui plaidaient devant lui, il y eut
l'un des deux qui se prit à dire : « Ma partie adverse t'a
» fait beaucoup de tort et de fâcherie à toi-même,
» Aristide. » Il lui répondit promptement : « Mon ami,
» dis seulement s'il t'en a fait à toi ; car je suis ici pour te
» faire droit, et non pas à moi. »
X. Davantage, étant élu trésorier général de tout le
revenu de la seigneurie d'Athènes, il montra que tous
ceux qui avaient manié les finances de la chose publique,
non seulement de son temps, mais encore auparavant,
avaient grandement pillé et dérobé le public, mêmement
Thémistocle, lequel était bien homme avisé et de grand
sens, mais il n'avait pas les mains sûres ni nettes ; et
pourtant, quand Aristide voulut rendre ses comptes,
Thémistocle et plusieurs autres par lui suscités se ban­
dèrent à l'encontre de lui, et le chargèrent d'avoir mal­
versé et dérobé en son office, et de fait en firent telle
poursuite qu'il en fut condamné par leur menée, ainsi
que récite Idoménée. Toutefois les plus gros et plus gens
de bien de la ville, voyant le tort qu'on lui faisait, prirent
sa cause en main, et firent que non seulement l'amende en
laquelle il avait été condamné lui fut remise par le peuple,
mais lui fut de rechef baillée la même charge pour l'année
suivante ; en laquelle il fit semblant de se repentir de
s'être gouverné comme il avait fait en la précédente
année, se montrant plus traitable à ceux qui avaient
affaire à lui, et ne prenant pas les choses de si près, ni ne
les examinant pas si rigoureusement qu'il avait fait aupa­
ravant ; au moyen de quoi ceux qui dérobaient la chose
publique le louaient merveilleusement, et briguaient eux­
mêmes pour le faire encore continuer en cet office. Mais,
quand ce vint au jour de l'éleB:ion, que les Athéniens le
voulaient encore élire, lui-même les en reprit et tança,
en leur disant : « �and j'ai fidèlement et bien admi­
» nistré la charge que vous m'aviez commise, j'en ai reçu
ARIS TID E

» de vous outrage, honte et vilenie, et maintenant que


» j'ai fait semblant de ne voir point beaucoup de larcins
» et de pilleries que l'on commet en vos finances, vous
» me tenez pour homme de bien et bon citoyen ; mais ·e
J
» vous dis et vous déclare que j'ai plus de honte e
» l'honneur que vous me faites maintenant, que je n'eus
» de l'amende en laquelle vous me condamnâtes l'année
» passée; et suis marri qu'il faut que je vous dise que,
» envers vous, il est plus louable de gratifier aux
» méchants, qu'il n'est pas de garder le bien public. »
En déduisant ces remontrances, et découvrant les larcins
ordinaires que commettaient les officiers de la ville, il
ferma la bouche aux larrons qui si hautement le louaient,
et allaient témoignant au peuple qu'il était tant homme
de bien; et, au contraire, rapporta une juste et véritable
louange des gens de bien et d'honneur.
XI. Au demeurant, étant Dathis lieutenant du roi de
Perse, Darius, venu aborder avec toute sa flotte et
prendre terre au quartier de Marathon, dans le pays
d'Attique, sous couleur, comme il disait, de se vouloir
seulement venger des Athéniens qui lui avaient brûlé
la ville de Sardes, mais à la vérité en intention de sub­
juguer et conquérir toute la Grèce, et courant et pillant
tout le pays; les Athéniens élurent dix capitaines
pour la conduite de cette guerre, entre lesquels Miltiade
était bien celui qui avait plus de dignité et d'autorité ;
mais Aristide le suivait de bien près en réputation et en
crédit, d'autant mêmement qu'il servit de beaucoup à la
viél:oire, quand il s'accorda à l'opinion de Miltiade, au
conseil où il fut conclu que l'on donnerait la bataille aux
Barbares, et aussi quand il céda volontairement l'autorité
de commander souverainement en l'armée à Miltiade,
pour ce que chaque capitaine à son tour avait un jour
auquel il commandait à toute l'armée, et quand le tour
vint à lui, il remit sa prééminence de commander entre
les mains de Miltiade, enseignant à ses autres compa­
gnons que se soumettre et obéir aux plus sages, non
seulement n'est point chose reprochable, mais est salu­
taire et honorable. Ainsi, apaisant par son exemple le
débat qui eût pu s'émouvoir entre eux, et les admones­
tant de s'accorder à suivre tous le conseil et avis de celui
qui entendait mieux le fait de la guerre, il fortifia gran­
dement Miltiade, lequel se sentit bien plus assuré et plus
ARI S T I D E

ferme, quand l'autorité de commander n e fu t plus dis­


traite; car, depuis qu'Aristide lui eut une fois cédé son
autorité, chacun des autres en fit autant quand ce vint
à son tour, et se soumirent tous à lui12 •
XII. Mais, au jour de la bataille, l'endroit où les
Athéniens eurent le plus d'affaires fut le milieu, là où
étaient rangées les lignées Léontide et Antiochide; car
ce fut le lieu où les Barbares firent plus d'effort, et où
ils combattirent plus longuement, et là Thémistocle et
Aristide, combattant à côté l'un de l'autre, parce que
l'un était de la lignée Léontide, et l'autre de l'Antiochide,
firent de grandes prouesses à l'envi l'un de l'autre, tant
que finalement, les Barbares ayant été rompus et tournés
en fuite à val de route, ils les chassèrent jusques dans
leurs vaisseaux; mais, embarqués qu'ils y furent, les capi­
taines athéniens, voyant qu'ils ne prenaient pas la route
des îles, qui était pour eux en retourner en Asie, mais
étaient poussés par l'impétuosité du vent et des courants
de la mer au-dedans de l' Attique, vers la ville d'Athènes,
ils eurent peur que, la trouvant dégarnie de gens de
défense, ils ne donnassent dedans, et à cette cause y
menèrent en toute diligence neuf lignées, avec lesquelles
ils cheminèrent si hâtivement, que le jour même ils y
arrivèrent, ayant laissé au camp, à Marathon, Aristide
avec les combattants de sa lignée pour garder les pri­
sonniers et le butin que l'on avait pris et gagné sur les
Barbares.
XIII. En quoi ils ne se trouvèrent point déçus de
l'opinion qu'ils avaient de la prudhomie d'Aristide; car,
combien qu'il y eût force or et argent, force habillements,
meubles et autres bien infinis par toutes les tentes et
pavillons des Barbares, et aussi dans les vaisseaux, qui
furent pris sur eux, il n'eut jamais la convoitise d'y tou­
cher seulement, ni ne souffrit qu'aucun autre y touchât,
si ce ne fut à son déçu que quelques-uns y firent bien
leurs besognes, comme entre autres Callias, l'un des
prêtres de Cérès, surnommé Dadouchos, c'est-à-dire
porte-torche [parce que, dans les secrets sacrifices de
Cérès, son office était de tenir la torche]; car il y eut un
des Barbares qui, lui voyant la tête ceinte d'un bandeau
et les cheveux longs, pensa que ce fût quelque roi, et, se
jetant à ses pieds, lui baisa la main, et lui montra une
grande quantité d'or qu'il avait cachée et enterrée dans
A RIS TIDE

une fosse; mais Callias, se montrant le plus cruel, le plus


lâche et le plus méchant homme de dessus la terre, enleva
l'or, et tua sur-le-champ le pauvre Barbare qui le lui avait
enseigné, de peur qu'il ne le dît à d'autres. C'est pourquoi
les poètes comiques, par moquerie, appellent ceux qui
sont descendus de lui Laccoplutes, comme qui dirait
enrichis de la fosse, à cause de la fosse où Callias trouva
cette quantité d'or.
XIV. Incontinent après cette bataille, Aristide fut élu
prévôt annuel d'Athènes, quoique Démétrius de Phalère
écrive que ce fut peu de temps avant sa mort, après la
journée de Platée. Car, aux registres où sont écrits par
ordre les préteurs de chacun an, il ne s'en trouve point
qui aient nom Aristide, mais plusieurs années après un
Xantippide, en l'an duquel Mardonius, lieutenant du roi
de Perse, fut défait auprès de Platée13 ; et, au contraire,
incontinent après Phanippe, en l'an duquel fut la journée
de Marathon, '.on trouve Aristide enrôlé au rang des
autres prévôts.
XV. Mais de toutes les vertus et louables qualités qui
étaient en Aristide, la mieux connue, et celle dont le
peuple avait plus d'expérience, était sa justice, pour
autant que c'est la vertu dont l'usage et l'exercice est le
plus continuel, et du fruit de laquelle plus de gens se
sentent ordinairement; dont il advint que lui homme
pauvre, bas et simple, acquit le plus divin et le plus royal
surnom que jamais homme saurait acquérir; c'est qu'il
fut nommé par une publique voix du peuple, le Juste.
Ce surnom n'a jamais été requis ni désiré par les rois, par
les princes ni par les tyrans; mais bien ont-ils pris plaisir
de se faire surnommer les uns Poliorcètes, c'est-à-dire
farceurs de villes; les autres Cerauni, c'est-à-dire, fou­
droyants; aucuns Nicanores, c'est-à-dire viét:orieux ou
conquérants; et quelques-uns Aéti et Hiéraces, c'est-à­
dire aigles, faucons et autres tels oiseaux de proie;
aimant mieux, comme il appert par tels surnoms, la
louange et la réputation procédant de force et de puis­
sance, que celle qui procède de bonté et de vertu. Et
néanmoins la divine essence, à laquelle ils désirent tant
se conformer et égaler, précède toutes autres essences et
natures en trois choses principalement, c'est à savoir en
immortalité, puissance et bonté, desquelles trois, la
bonté est la vertu la plus vénérable, et où il y a plus de
A RIS TID E

divinité. Car d'être incorruptible et immortel, les quatre


éléments et le vide le sont aussi bien [ainsi que tiennent
les philosophes naturels]; et quant à la force et puissance,
les tremblements de terre, les foudres, les impétueux
tourbillons de vents, les torrents et inondations d'eau
l'ont très grande; mais de justice, droiture et équité, il
n'y a rien qui en puisse être participant, sinon ce qui est
divin, par le moyen de la raison et de l'entendement. Et
pourtant, comme ainsi soit que les hommes aient ordi­
nairement trois différentes affeél:ions envers les dieux :
l'une, qu'ils les estiment bienheureux; l'autre, qu'ils les
craignent ; et la tierce, qu'ils les honorent; il semble qu'ils
les réputent heureux pour l'éternité et immortalité de
leur essence ; qu'ils les craignent et redoutent à cause de
leur seigneurie et de leur toute-puissance; et qu'ils les
aiment, adorent et révèrent pour leur justice. Et néan­
moins les qualités de ces trois que plus les hommes
appètent sont l'immortalité, de laquelle nature humaine
n'est pas capable; et la puissance, dont la plus grande
partie dépend de la fortune; et cependant ils laissent la
vertu en arrière, qui est le seul bien des dieux duquel
nous pouvons être capables ; en quoi ils faillent et
s'abusent grandement, parce que justice rend la vie de
ceux qui sont colloqués en haut degré de fortune, de
puissance et d'autorité, divine et céleste; et injustice la
rend bestiale et sauvage.
XVI. Or, pour retourner à Aristide, ce surnom de
Juste du commencement lui apporta l'amour et bien­
veillance du peuple; mais depuis il lui en suscita et
engendra l'envie, par les menées de Thémistocle même­
ment, lequel allait disant et semant partout qu'Aristide
avait aboli tous les jugements, pour autant que, du gré
et consentement des parties, il était toujours élu arbitre
pour connaître et juger de tous différends, et que par ce
moyen il s'allait secrètement acquérant une souveraine
puissance de monarque, sans avoir besoin de gardes ni
de satellites. Davantage le peuple, qui était devenu haut
à la main depuis la viél:oire de Marathon, et qui voulait
que toutes choses entièrement dépendissent de lui et de
son autorité, trouvait mauvais et était marri quand quel­
qu'un des particuliers surpassait les autres en bonne
renommée et bonne réputation; à l'occasion de quoi ils
s'assemblèrent de tous les côtés du pays de !'Attique, en
ARI S TID E

la ville, et bannirent Aristide du ban qui s'appelait ostra­


cisme, déguisant l'envie qu'ils portaient à sa gloire, en
l'appelant crainte de tyrannie.
XVII. Car cette manière de bannissement qui s'appe­
lait ostracisme, exostracisme, n'était point punition
ordonnée pour aucun crime ni forfaiture ; mais disait-on,
pour lui donner honnête couverture, que c'était seule­
ment un rabais et diminution d'autorité trop grande et
d'une puissance trop excessive pour un état de chose
publique populaire ; mais à la vérité ce n'était autre chose
qu'un moyen de contenter doucement et gracieusement
l'envie que le peuple concevait à l'encontre de quelque
particulier, laquelle envie ne déployait sa malveillance
à l'encontre de celui dont la grandeur lui fâchait en aucun
mal irréparable, mais seulement en ce qu'elle le reléguait
et contraignait de s'absenter pour dix ans. Mais depuis
que par pratiques et menées on commença à soumettre
de petites personnes ou bien de mauvais hommes à ce
bannissement, comme un Hyperbole, qui en fut le der­
nier banni, on désista du tout d'en user à Athènes.
XVIII. Si ne sera point hors de propos de déclarer
en cet endroit comment et pour quelle cause cet Hyper­
bole en fut relégué. Alcibiade et Nicias étaient de leur
temps les premiers hommes d'Athènes, ayant pique l'un
contre l'autre, comme il advient ordinairement entre
pareils. Et, voyant que le peuple voulait en une assemblée
procéder à l'exécution de cet ostracisme, ils se doutèrent
bien que c'était pour en reléguer et bannir l'un d'eux ;
si en parlèrent l'un avec l'autre, et accordèrent leurs sui­
vants et adhérents ensemble, et les joignirent en une
ligue si bien, que quand ce vint à recueillir les voix du
peuple, pour voir à la pluralité des suffrages qui était
celui qui demeurait banni, on trouva que c'était Hyper­
bole ; de quoi le peuple fut si mal content, voyant la
chose ainsi avilie, moquée et deshonorée, qu'onques
puis il n'en voulut user, et en abolit l'usage entièrement.
XIX. Mais pour donner sommairement à entendre
que c'était, et comme il se faisait, il faut noter qu'à
certain jour, qui était dit et préfix, chaque citoyen appor­
tait une coquille, sur laquelle il écrivait le nom de celui
qu'il voulait être banni, et la portait dans un pourpris
renfermé tout à l'entour d'une cloison de bois que l'on
faisait sur la place ; puis quand chacun y avait porté la
720 ARIS TID E

sienne, les magistrats et officiers de la ville venaient à


compter toutes ces coquilles ensemble; car s'il y avait
moins de six mille citoyens qui eussent apporté de ces
coquilles ainsi écrites, l'ostracisme était imparfait. Cela
fait, on mettait à part chaque nom écrit en ces coquilles;
et celui qui se trouvait écrit par plus grand nombre de
citoyens était à son de trompe proclamé banni et relégué
pour dix ans, durant lesquels il jouissait néanmoins de
tous ses biens.
XX. Comme donc lors chacun écrivait sur sa coquille
le nom de celui qu'il voulait bannir, on dit qu'il y eut
un paysan si grossier et si ignorant qu'il ne savait ni lire,
ni écrire, lequel s'adressa à Aristide, parce qu'il le ren­
contra le premier, et lui bailla sa coquille, en le priant
de vouloir écrire dessus le nom d'Aristide. De quoi
Aristide s'ébahissant lui demanda si Aristide lui avait fait
quelque déplaisir : « Nenni, répondit le paysan, et qui
» plus est, je ne le connais point, mais il me fâche de
» l'ouïr ainsi partout appeler le Juste. » Aristide, ayant
ouï ces paroles, ne lui répondit rien, mais écrivit lui­
même son nom dessus la coquille, et la lui rebailla. Mais
au partir, en sortant de la ville, il leva ses deux mains
vers le ciel, et fit une prière du tout contraire à celle
d'Achille en Homère, priant aux d_ieux que jamais il
n'advînt de telles affaires aux Athéniens qu'ils fussent
contraints d'avoir souvenance d'Aristide.
XXI. Toutefois trois ans après, quand le roi de Perse
Xerxès avec son armée passa par les pays de la Thessalie
et de la Béotie, et entra jusques au fond de celui d'Attique,
les Athéniens, dérogeant à la loi de leur ostracisme, rap­
pelèrent tous ceux qu'ils avaient relégués, et ce princi­
palement pour la crainte qu'ils eurent qu'Aristide ne se
tournât du côté des Barbares, et que son exemple n'en
incitât beaucoup d'autres à faire le semblable, en quoi
ils ne connaissaient pas bien le naturel du personnage;
car, auparavant qu'il fût rappelé, il ne cessa d'aller çà et
là exhorter et encourager les Grecs à maintenir et
défendre leur liberté. Et après que le décret de son
rappel fut publié, et que Thémistocle fut élu seul capi­
taine général d'Athènes, il le secourut toujours fidèle­
ment en tout et partout, tant de sa peine que de son
conseil, et, en ce faisant, rendit son plus grand ennemi
comblé de gloire, pour autant qu'il était question du bien
A RIS TID E 721

et du salut de la chose publique; car comme Euribiade,


qui était chef de toute l'armée des Grecs, eût délibéré
d'abandonner l'île de Salamine, et que les galères des
Barbares se fussent tirées en haute mer, et eussent envi­
ronné les îles tout à l'entour, et l'issue du bras de Sala­
mine, sans que personne sût rien de cet enveloppement,
Arjstide, avec une étrange hardiesse, partant de l'île
d'Egine, alla passer à travers les vaisseaux des Barbares,
et fit tant qu'il arriva la nuit en la tente de Thémistocle,
lequel il appela dehors; et, sorti qu'il fut, lui parla en
cette manière : « Thémistocle, si nous sommes sages tous
» deux, il est désormais temps que nous laissions cette
» vaine pique et jalousie, que nous avons jusques ici eue
» l'un contre l'autre, et que nous en prenions une autre
» qui sera honorable et salutaire à l'un et à l'autre, c'est
» à savoir à qui fera meilleur devoir pour sauver la Grèce,
» toi en commandant et faisant l'office de bon capitaine,
» et moi en te conseillant et exécutant ton commande­
» ment, attendu mêmement que j 'entends que tu es seul
» maintenant qui touches le mieux au point, et qui as le
» meilleur avis, étant d'opinion et conseillant que l'on
» hasarde la bataille par mer dans ce détroit de Salamine,
» et le plus tôt qu'il sera possible; mais, si nos alliés et
» confédérés t'empêchent de mettre ce tien conseil en
» exécution, je t'avise que les ennemis t'y aident, parce
» que la mer devant et derrière, et tout à l'entour de
» nous, est déjà couverte de leurs vaisseaux, tellement
» qu'il est force que ceux qui auparavant ne le voulaient
» pas, maintenant, veuillent ou non, combattent et
» fassent devoir de gens de bien, parce qu'ils sont enclos
» de tous côtés, et n'y a passage par où ils puissent
» échapper ni fuir. »
XXII . A quoi répondit Thémistocle : « Il me déplaît,
» Aristide, qu'en ceci tu te sois montré plus homme de
» bien que moi; mais puisqu'ainsi va que l'honneur t'est
» dû d'avoir commencé et de m'avoir provoqué à une
» si honnête et si louable contention, je mettrai peine
» ci-après de te vaincre par bien continuer. » Ayant fait
cette réponse, il lui conta la ruse dont il avait proposé
d'abuser le roi barbare, et le pria de faire tant envers
Euribiade qu'il voulût condescendre à son opinion, en lui
remontrant qu'il n'y avait orare de sauver la Grèce,
sinon en combattant par mer, parce que Euribiade ajou-
722 ARIS T I D E
tait plus de foi aux paroles et remontrances d'Aristide,
qu'il ne faisait à celles de Thémistocle. Et pourtant, au
conseil où tous les capitaines furent assemblés pour déli­
bérer si on donnerait la bataille ou non, comme Cléo­
crite, Corinthien, dit à Thémistocle que son avis ne
plaisait pas à Aristide même, ainsi qu'il apparaissait
parce que, étant présent, il ne disait mot, Aristide lui
répondit soudain : « C'est au contraire; car je ne me
» tairais pas, si je ne pensais que son conseil fût bon;
» mais maintenant je ne dis mot, non point pour bien
» que je lui veuille, mais parce que je trouve son conseil
» bon et sage. »
XXIII. Pendant que les capitaines grecs étaient en ces
disputes, Aristide, voyant Psyttalée, qui est une petite
île au-devant de Salamine dans le détroit, pleine de gens
de guerre des ennemis, il embarqua dans les esquifs de
ses galères les meilleurs combattants et plus délibérés
qu'il eût de ses citoyens, avec lesquels il alla descendre
en cette île, où il défit en bataille ce qu'il y trouva de
Barbares, qui furent tous mis à l'épée, excepté les plus
apparents, qui furent pris prisonniers, entre lesquels y
avait trois fils de la sœur du roi, qui avait nom Sandace,
lesquels il envoya à Thémistocle. Ces trois seigneurs, par
le commandement du devin Euphrantidas, furent tous
trois immolés à Bacchus, surnommé Omestès, c'est-à­
dire cruel ou mangeant chair crue, suivant un oracle qui
leur avait été répondu. Cela fait, Aristide mit au guet
tout à l'entour de cette petite île des soudards armés,
pour épier ceux qui, par fortune de guerre ou de la mer,
seraient illec jetés, afin qu'il ne s'y sauvât nul des ennemis
ni ne s'y perdît aussi aucun des amis, parce que le plus
grand choc des vaisseaux et la plus âpre mêlée de toute
la bataille fut à l'entour de cette petite île; au moyen de
quoi le trophée y fut dressé.
XXIV. Après la bataille gagnée, Thémistocle, vou­
lant sonder quelle serait l'opinion d'Aristide, lui dit :
« Nous avons fait une belle œuvre; mais il en reste à
» faire encore une autre beaucoup plus belle, c'est qu'il
» nous faut prendre toute l'Asie entièrement au-dedans
» de l'Europe, ce que nous ferons facilement, pourvu que
» en toute diligence, nous cinglions vers le détroit
» de !'Hellespont, et allions rompre le pont que le roi y a
» fait faire. » Aristide adonc s'écria tout haut : « Oh ! ne
A RIS T I D E

» parle jamais d e c e propos-là ; mais plutôt, dit-il, tra­


» vaillons à chercher le moyen de chasser comment que
» ce soit ce roi barbare hors de la Grèce, de peur que si
» nous l'y enfermons avec une si grosse puissance, quand
» il verra qu'il n'aura plus moyen de fuir, il n'ait recours
» par désespoir aux armes et à vaillamment combattre. »
XXV. Ces paroles ouïes, Thémistocle envoya de rechef
secrètement l'eunuque Arnace, qui était prisonnier,
devers le roi Xerxès, l'avertir de sa part qu'il avait retenu
et détourné les Grecs, lesquels avaient délibéré d'aller
rompre le pont qu'il avait fait faire sur le détroit , de
!'Hellespont pour passer son armée, et qu'il l'en avait
bien voulu avertir, pour lui aider à mettre sa personne en
sûreté. Xerxès, effrayé de cette nouvelle, se mit inconti­
nent en chemin à grandes journées pour gagner le
détroit de !'Hellespont, et laissa en la Grèce Mardonius,
son lieutenant général, avec trois cent mille des meil­
leurs combattants qu'il eût en son exercite. Si était ce
Mardonius redoutable aux Grecs pour la puissante armée
de terre qu'il avait, et les menaçait en leur écrivant de
telles lettres : « Vous avez vaincu avec des bois de marine
» des hommes qui ont accoutumé de combattre à pied
» ferme sur la terre, et qui n'ont point appris à manier
» la rame. Mais maintenant les plaines de la Thessalie ou
» la campagne de la Béotie sont belles et larges pour gens
» de cheval et gens de pied à y faire preuve de leur
» prouesse, si vous voulez vous y trouver en champ de
bataille. » Il écrivit aussi d'autres propos aux Athéniens
par le commandement du roi son maître, en leur offrant,
de par lui, de leur faire réédifier leur ville, de leur donner
grosse pension de deniers, et outre de les faire seigneurs
de toute la Grèce, moyennant qu'ils se voulussent dépor­
ter de cette guerre ; de quoi les Lacédémoniens furent
tantôt avertis, et, craignant qu'ils ne s'y consentissent,
envoyèrent en diligence des ambassadeurs à Athènes,
pour les prier qu'ils envoyassent leurs femmes et leurs
enfants à Sparte, et leur offrir des vivres pour entretenir
et nourrir leurs vieilles gens, parce qu'il y avait une
extrême pauvreté au peuple athénien, à cause que leur
ville avait été brûlée et détruite, et tout leur plat pays
pillé et gâté par les Barbares ; mais après avoir ouï les
offres de ces ambassadeurs, les Athéniens firent une
merveilleuse réponse aux Lacédémoniens, de laquelle
ARIS T I D E

Aristide fu t auteur : « �'ils pardonnaient aux Barbares,


» s'ils estimaient toutes choses vénales à prix d'or et
» d'argent, à cause qu'ils ne connaissaient rien meilleur,
» ni n'avaient rien meilleur en ce monde que la richesse et
» l'avoir; mais, au contraire, qu'ils se mécontentaient
» fort des Lacédémoniens qui ne regardaient qu'à l'indi­
» gence et pauvreté présente des Athéniens, et oubliaient
» leur vertu et la grandeur de leur courage, les cuidant
» induire à combattre plus vertueusement pour le salut
» de la Grèce, en leur faisant offre de vivres. »
XXVI. Cette réponse ayant été approuvée et auto­
risée par le peuple, Aristide fit adonc venir les ambassa­
deurs de Sparte en l'assemblée, et leur commanda de dire
de bouche aux Lacédémoniens qu'il n'y avait ni dessus
ni dessous la terre tant d'or, que les Athéniens le vou­
lussent accepter ni recevoir pour loyer d'abandonner la
défense de la liberté de la Grèce; et, quant au héraut qui
était venu de la part de Mardonius, il lui montra le soleil,
et lui dit : « Tant que cet astre tournera à l'entour du
» monde, les Athéniens seront mortels ennemis des
» Perses, parce qu'ils leur ont détruit et gâté leur pays,
» et qu'ils ont poilu et brûlé les temples de leurs dieux. »
Outre plus il mit en avant que les prêtres, par le com­
mandement du peuple, excommuniassent, maudissent et
anathématisassent celui qui jamais serait auteur que l'on
envoyât devers les Perses pour traiter appointement avec
eux, ni qu'on abandonnât la ligue et alliance des autres
peuples grecs. A raison de quoi, quand Mardonius vint
pour la seconde fois courir le pays d'Attique, les Athé­
niens se retirèrent aussi une autre fois en l'île de Salamine,
et lors fut Aristide envoyé ambassadeur vers ceux de
Lacédémone, qui les reprit et blâma à bon escient de leur
négligence et tardiveté, en ce qu'ils avaient ainsi de rechef
abandonné en proie la ville d'Athènes aux Barbares, et
les pria de se mettre pour le moins en devoir de secourir
et sauver le demeurant de la Grèce. Les éphores, qui
étaient certains officiers qui avaient toute la surinten­
dance des affaires en la ville de Sparte, ayant ouï ces
remontrances, y donnèrent provision, combien que, en
apparence extérieure et publique, il semblât que pour
tout ce jour-là ils n'entendissent encore à autre chose
qu'à jouer et faire bonne chère, à cause qu'ils célébraient
ce jour une de leurs fêtes solennelles, qu'ils appelaient
A RIS TID E

Hyacinthia14 ; mais néanmoins, la nuit suivante, ils


mirent aux champs, et firent partir cinq mille naturels
bourgeois de Sparte, tous bons combattants et hommes
choisis, chacun desquels était accompagné de sept Ilotes,
qui sont les paysans, et comme esclaves au pays de Lacé­
démone, sans en faire rien entendre aux ambassadeurs
d'Athènes.
X XVII. A l'occasion de quoi Aristide retourna une
autre fois en leur conseil se plaindre de rechef de leur
nonchalance ; et eux s'en prirent à rire, disant qu'il
rêvait, ou qu'il se moquait, parce que leur armée qu'ils
envoyaient contre les étrangers (car ainsi appelaient-ils
les Perses) était déjà à la ville d'Orestion, qui est en
Arcadie. Cette réponse ouïe, Aristide leur répliqua qu'ils
avaient tort de se moquer ainsi d'eux, ayant fait partir
leurs gens si secrètement, qu'eux n'en avaient rien su,
et que ce n'était pas le temps qu'il se fallait amuser à
tromper ses amis, mais plutôt les ennemis. Idoménée le
récite de point en point en cette sorte. Toutefois, au
décret qu'Aristide proposa pour faire envoyer des ambas­
sadeurs à Sparte, il n'y est point nommé pour ambas­
sadeur; mais y sont désignés Cimon, Xanthippe et
Mironide.
XXVIII. Depuis, il fut élu par les voix du peuple
capitaine général de l'armée d'Athènes en cette guerre
contre les Perses, et s'en alla au camp des Grecs près la
ville de Platée avec huit mille hommes de pied tous bien
armés. Là se trouva aussi Pausanias, capitaine en chef
de toute la puissance de la Grèce, qui amena avec lui les
forces de Sparte, et y arrivait tous les jours à la file une
multitude grande de tous autres Grecs. Or, quant aux
Barbares, leur camp. était tout le long de la rivière
d'Asope; mais pour sa grande étendue, il n'était fermé
ni fortifié aucunement, sinon qu'ils avaient seulement
environné de muraille un certain pourpris carré, duquel
chaque côté avait douze cent cinquante pas de long, pour
y retirer leur bagage et leurs plus précieux meubles. Et
quant aux Grecs, le devin Tisamène, natif de la ville
d'Élide, avait prédit à Pausanias et à tous les Grecs
ensemble qu'ils auraient la viB:oire, pourvu qu'ils
n'assaillissent point, et qu'ils ne fissent que se défendre
seulement. Et Aristide, qui avait envoyé à l'oracle
d'Apollon en la ville de Delphes, au nom des Athéniens,
ARIS T I D E

eut réponse qu'ils viendraient au-dessus de leurs ennemis,


moyennant qu'ils sacrifiassent et fissent prières spéciales
à Jupiter et Junon du mont de Cithéron, à Pan et aux
nymphes Sphragitiennes15 , et qu'ils fissent aussi sacri­
fices aux demi-dieux, Androcrate, Leucon, Pisandre,
Damocrate, Hypsion, AB:éon et Polyidus; et pourvu
aussi qu'ils hasardassent la bataille dans leur territoire,
en la plaine de Cérès Éleusinienne et de Proserpine16 •
XXIX. Cet oracle mit Aristide en grande peine et
grande perplexité, pour autant que les demi-dieux aux­
quels il commandait qu'on sacrifiât étaient les ancêtres
des Platéens, et la caverne des nymphes Sphragitiennes
est en l'une des croupes du mont de Cithéron, regardant
vers l'endroit où le soleil se couche en été, et dit-on
qu'anciennement il y avait un oracle, de l'esprit duquel
plusieurs des habitants à l'environ étaient possédés, et
en devenaient insensés, dont on les appelait Nympho­
lepti, comme qui dirait, épris des nymphes; et puis de
dire que les Athéniens auraient la viB:oire pourvu qu'ils
hasardassent la bataille en la plaine de Cérès Ëleusinienne,
et au-dedans de leur territoire, c'était les renvoyer au
pays d'Attique; mais ainsi qu'il était en ce doute, Arim­
neste, capitaine des Platéens, eut une telle vision en
dormant : il lui fut avis que Jupiter Sauveur s'apparut à
lui, et lui demanda cc que les Grecs avaient proposé de
faire, et qu'il lui répondit : « Nous devons, sire, demain
» remuer notre camp au territoire d'Éleusine, et là don­
» nerons la bataille aux Barbares, suivant ce que l'oracle
» d'Apollon nous a commandé. » Jupiter lui répliqua
alors qu'ils s'abusaient grandement, parce que tout ce
qu'Apollon leur avait spécifié par son oracle était dans
le territoire des Platéens, et qu'ils le trouveraient ainsi
s'ils cherchaient bien. Arimneste, ayant eu cette vision
bien expresse et bien manifeste, le matin, aussitôt qu'il
fut éveillé, envoya querir les plus vieux et plus expéri­
mentés de ses citoyens, avec lesquels en conférant et cher­
chant où pourrait être ce lieu, il trouva qu'au pied du
mont de Cithéron, près la ville d'Hysie, y avait un ancien
temple, que l'on appelait le temple de Cérès Éleusinienne
et de sa fille Proserpine ; de quoi sitôt qu'ils se furent
avisés, il en alla avertir Aristide, et trouvèrent que c'était
un lieu merveilleusement à p ropos pour y ranger en
bataille une armée qui serait faible de gens de cheval,
ARIS TID E

pour autant que le pied du mont de Cithéron engardait


que les chevaux ne pussent aller au lieu où était le temple
bâti, et où la plaine venait à aboutir, avec ce que là
même était la chapelle d' Androcrate, qui était tout à
l'entour couverte et cachée de bois fort épais; et.afin que
rien ne leur défaillît de tout ce qui était particularisé par
l'oracle pour l'espérance de la viél:oire, les Platéens firent
un décret public, par le conseil et avis d'Arimneste, que
les bornes du territoire de la ville de Platée fussent ôtées
du côté d'Athènes, et la terre donnée en pur don aux
Athéniens, à celle fin que, comme il était mandé par
l'oracle, ils pussent combattre contre les Barbares dans
leur terre pour le salut et la défense de la Grèce.
XXX. Cette lil éralité et munificence des Platéens a
tant été renommée, que plusieurs années depuis, le roi
Alexandre-le-Grand, ayant déjà conquis l'empire de
l'Asie, fit rebâtir les murailles de la ville de Platée, et,
en ce faisant, fit proclamer par un héraut en l'assemblée
des jeux Olympiques, qu'Alexandre faisait ce bien et cet
honneur aux Platéens, en mémoire et récompense de leur
magnanimité, parce qu'en la guerre contre les Perses ils
avaient libéralement donné leur terre aux Athéniens pour
le salut des Grecs, et s'étaient montrés gens de bon cœur,
et bien affeél:ionnés à la défense de la Grèce.
XXXI. Or, quand ce vint à ordonner l'armée des
Grecs en bataille, il y eut dissension entre les Athéniens
et les Tégéates, parce que les Tégéates voulaient que,
comme on avait toujours accoutumé de faire, si les Lacé­
démoniens avaient la pointe droite de la bataille, eux en
eussent la senestre; et ils alléguaient les prouesses et
hauts faits d'armes de leurs ancêtres, dont les Athéniens
se mutinaient; mais Aristide se tira en avant, qui leur
remontra qu'il n'était pas temps de débattre contre les
Tégéates de leur noblesse ni prouesse. « Et quant à vous,
» seigneurs Spartiates, dit-il, et vous autres Grecs, nous
» vous avisons que le lieu ne donne ni n'ôte point la
» vertu, et vous assurons que, quelque lieu que vous nous
» bailliez, nous le défendrons et garderons si bien, que
» nous n'y diminuerons point l'honneur ni la réputation
» que nous avons acquise dans les batailles précédentes;
» car nous sommes ici venus, non point pour quereller ni
» débattre contre nos alliés, mais pour combattre nos
» communs ennemis; ni pour haut louer nos prédéces-
ARI S T I D E
» seurs, mais pour nous montrer nous-mêmes à l'effet
» gens de bien en la tuition et défense de la Grèce, parce
» que cette journée portera témoignage à tous les Grecs
» combien chaque ville, chaque capitaine et chaque
» homme particulier en son endroit sera à estimer. »
XXXII. Ces paroles d'Aristide ouïes, les capitaines et
tous ceux du conseil conclurent en faveur des Athéniens,
qu'ils auraient l'une des pointes de la bataille. Ainsi, était
toute la Grèce en grand branle, et mêmement l'état des
Athéniens en extrême danger, parce qu'il se trouva
quelque nombre de citoyens des plus nobles maisons de
la ville, et qui avaient eu le plus de biens avant cette
guerre, lesquels, se voyant lors réduits à pauvreté, et
qu'outre leurs biens qu'ils avaient perdus, ils se voyaient
encore privés de la prééminence et de l'autorité qu'ils
soulaient avoir au gouvernement de la chose publique,
à cause que d'autres étaient lors en crédit, et étaient
promus aux états et offices de la ville ; ils s'assemblèrent
en une maison de la ville de Platée, et là conspirèrent
ensemble de ruiner et abolir à Athènes l'autorité du
peuple, ou, s'ils ne pouvaient venir au-dessus de leur
entreprise, de plutôt perdre tout, et de trahir la chose
publique aux Barbares. Comme ces choses se menaient
au camp, étant déjà plusieurs entachés de cette conju­
ration, Aristide en sentit le vent, et en eut grande peur,
à cause du temps ; si pensa de ne mettre point à non­
chaloir une chose de si grande conséquence, et de ne la
rechercher aussi point trop au vif, ni ne la découvrir
entièrement, ne sachant quel nombre se pourrait trouver
de coupables adhérant à telle conspiration, qui la recher­
cherait jusques au bout, en regardant plutôt à ce qui était
juste qu'à ce qui selon le temps était profitable. Si en fit
prendre huit seulement d'un grand nombre qu'il y en
avait, et de ces huit, les deux à qui on voulait commencer
à faire le procès, parce qu'ils étaient les plus chargés,
Eschine, du bourg de Lampra, et Égésias, du bourg
d'Acharne, trouvèrent moyen de s'enfuir du camp et de
se sauver ; et quant aux autres, Aristide les élargit, don­
nant moyen à ceux qui pensaient n'être point découverts
de s'assurer et de se repentir de leur mauvaise volonté,
disant qu'ils auraient la bataille pour jugement, en
laquelle ils se pourraient justifier des charges qu'on leur
mettait sus, et montrer qu'ils n'avaient onques eu
A RIS TID E

autre intention que bonne et juste envers leur pays.


XXXIII. Au demeurant Mardonius, voulant sonder
quel courage auraient les Grecs, envoya toute sa cheva­
lerie, de laquelle il était plus puissant de beaucoup que
les Grecs, pour les escarmoucher. Or s'étaient-ils logés
au pied du mont de Cithéron, en lieux forts et pierreux,
excepté les Mégariens, qui étaient trois mille combattants
campés en la plaine, ce qui fut cause qu'ils furent tra­
vaillés et endommagés par les gens de cheval des Bar­
bares, qui les assaillaient de tous côtés, parce qu'ils en
pouvaient approcher de toutes parts, tant qu'à la fin,
voyant qu'ils ne pouvaient plus eux seuls soutenir si
grande multitude de Barbares, ils envoyèrent en dili­
gence devers Pausanias le prier qu'il leur envoyât promp­
tement du secours. Pausanias, oyant cette nouvelle, et
voyant à l'œil le camp des Mégariens presque tout cou­
vert de traits et de dards que leur tiraient les Barbares,
et eux contraints de se ranger et serrer en un petit coin,
ne sut ce qu'il y devait faire; car d'y aller en personne
avec les Lacédémoniens, qui étaient gens de pied pesam­
ment armés, il pensa qu'il n'y avait ordre; si essaya de
mettre quelque aiguillon de convoitise d'honneur et
quelque jalousie entre les capitaines particuliers et chefs
de bandes des autres Grecs, qui se trouvèrent lors à
l'entour de lui, pour voir s'il pourrait en échauffer quel­
qu'un à s'offrir volontairement d'aller secourir les Méga­
riens; mais tous les autres firent l'oreille sourde, fors
Aristide, lequel promit au nom des Athéniens d'y aller,
et dépêcha tout sur-le-champ Olympiodore, l'un des plus
vaillants capitaines qu'il eût sous lui, avec sa compagnie,
qui était de trois cents hommes, tous gens d'élite, et
quelques gens de trait mêlés parmi. Ces soudards furent
prêts en un moment, et marchèrent incontinent en
bataille de grand pas contre les Barbares.
XXXIV. Ce que voyant, Masistius, qui était général
de la chevalerie des Perses, homme grand, fort et beau à
merveille, tourna son cheval et piqua droit à eux. Les
Athéniens l'attendirent de pied coi, et y eut une ren­
contre fort âpre, parce que les uns et les autres voulurent
à cet essai faire un préjudice de l'issue de toute la bataille,
et tant y fut combattu que le cheval de Masistius reçut
un grand coup de trait à travers le corps, et de la douleur
qu'il en sentit jeta par terre son maître tout armé de pied
A RIS TID E

en tête comme il était. Tombé qu'il fut, il ne se put


relever, tant pour la pesanteur de son harnais, que pour
autant que les Athéniens lui coururent sus aussitôt ; et,
combien qu'ils fussent plusieurs à l'entour de lui à le
charpenter, si ne pouvaient-ils trouver moyen de le tuer,
tant il était fort armé et chargé d'or, de cuivre et de fer,
non seulement par le corps et par la tête, mais aussi par
les jambes et par les bras, jusques à ce qu'il y eut quel­
qu'un qui lui fourra le fer de sa javeline par-dedans la
visière de son armet, et le tua. �oi voyant les autres
Perses se tournèrent incontinent en fuite, et abandon­
nèrent le corps de leur général. Mais, tantôt après, on
connut bien que l'on avait beaucoup fait en cette escar­
mouche ; non pour le nombre des ennemis qui y eussent
été tués, car il n'y en avait pas beaucoup, mais pour le
grand deuil que les Barbares en démenèrent ; car ils se
tondirent eux, leurs chevaux et leurs mulets, pour le
deuil de la mort de Masistius, et emplirent toute la cam­
pagne d'alenviron de pleurs, de cris et de hurlements,
comme ceux qui avaient perdu le premier homme de
tout leur camp en vaillance et en autorité, après le lieu­
tenant du roi Mardonius.
XXXV. Depuis cette première escarmouche ils se
tinrent en leur camp les uns et les autres, sans sortir aux
champs plusieurs jours durant, parce que les devins leur
promettaient la viétoire autant aux Perses comme aux
Grecs, pourvu qu'ils ne fissent que se défendre seulement
et, au contraire, les menaçaient d'être défaits, s'ils se met­
taient à assaillir. Mais Mardonius, voyant qu'il n'avait
plus de vivres que pour bien peu de jours, et davantage
que tous les jours il venait nouveau renfort de gens aux
Grecs, tant plus il dilayait, il se résolut enfin de n'attendre
plus, mais de passer la rivière d'Asope le lendemain au
point de jour, et d'aller au dépourvu courir sus aux
Grecs ; si commanda dès le soir de devant à ses capitaines
ce qu'ils avaient à faire, afin que chacun se tînt tout prêt ;
mais environ la minuit il y eut un homme de cheval,
lequel, sans faire bruit aucun, approcha si près du camp
des Grecs, qu'il parla à ceux qui faisaient le guet, et les
avertit qu'il avait quelque chose à communiquer à Aris­
tide, capitaine des Athéniens. Aristide fut appelé sur
l'heure même, et, sorti qu'il fut, l'homme de cheval
lui dit : « Je suis Alexandre, roi de Macédoine, qui, pour
A RIS T I D E 731

» l'amour et bienveillance que je vous porte, me suis mis


» au plus grand danger que je saurais faire, de venir à
» telle heure ici, pour vous avertir que demain au matin
» Mardonius vous donnera la bataille, afin que cette sur­
» prise de vos ennemis ne vous étonne point, pour être
» assaillis au dépourvu, et ne vous garde point de vail­
» lamment combattre; car ce n'est point pour aucune
» bonne espérance ou confiance qui lui soit de nouveau
» survenue, mais pour la nécessité et disette de vivres où
» il se trouve, qui le contraint à ce faire, attendu que les
» devins, tant par les sinistres présages des sacrifices, que
» par les réponses des oracles, le divertissent tant qu'ils
» peuvent de vous donner la bataille, de manière que
» toute son armée en est en très grand effroi, et en a fort
» mauvaise espérance; mais il lui est force forcée <l'es­
» sayer la fortune, et de mettre tout à l'aventure, ou bien,
» s'il s'obstine à ne vouloir bouger d'un lieu, de mourir
» de male faim 17 • »
XXXVI. Après que le roi Alexandre lui eut fait cet
avertissement, il le pria de s'en servir à part lui, et s'en
souvenir au temps à venir, mais qu'il n'en dît rien à per­
sonne; et adonc lui répondit Aristide qu'il n'était pas
raisonnable de celer une chose de telle conséquence à
Pausanias, attendu que c'était lui qui avait la charge
principale et surintendance de toute l'armée; mais bien
lui promit-il qu'il ne le dirait à nul autre avant la bataille,
et que là où les dieux donneraient la via:oire aux Grecs,
il l'assurait qu'il n'y aurait personne qui n'eût en souve­
nance et recommandation la bonne volonté et bonne
affeél:ion qu'il aurait montrée en leur endroit. Ces paroles
dites d'une part et d'autre, le roi Alexandre s'en retourna
d'où il était venu; et Aristide, au partir de là, s'en alla
droit en la tente de Pausanias, où il lui déclara tout ce
propos. Si furent incontinent mandés les autres capi­
taines particuliers, et tint-on conseil, auquel il fut
ordonné que chacun tiendrait ses gens tout prêts à
combattre, parce que le lendemain on aurait la bataille.
XXXVII. Mais, sur ces entrefaites, Pausanias, ainsi
que récite Hérodote18, s'adressa à Aristide, et lui dit qu'il
voulait transporter les Athéniens de la pointe gauche en
la droite, afin qu'ils eussent droit en tête les naturels
Persiens, et qu'ils en combattraient plus âprement, tant
parce qu'ils étaient tous duits et accoutumés à combattre
73 2 A RIS TID E

contre eux, comme aussi parce qu'ils les avaient déjà


vaincus en la première rencontre, et qu'il voulait prendre
pour soi et pour ses gens la pointe gauche de la bataille,
à l'endroit de laquelle devaient être les Grecs, qui com­
battaient pour le parti des Perses. Ce qu'entendant, tous
les autres particuliers capitaines athéniens s'en courrou­
cèrent, disant que Pausanias avait tort, et qu'il n'y avait
point de propos de laisser tous les autres peuples grecs
-en leurs lieux où ils avaient toujours été ordonnés, et
de remuer seulement les Athéniens, ni plus ni moins que
si ce fussent esclaves, pour les mettre à son plaisir tantôt
d'un côté et tantôt d'un autre, et les jeter devant les plus
belliqueux ennemis; mais Aristide leur répondit adonc
qu'ils ne savaient eux-mêmes ce qu'ils disaient, et qu'ils
se mécomptaient grandement, parce que naguère ils
avaient contesté encontre les Tégéates, pour avoir seu­
lement la pointe gauche de la bataille, et s'étaient tenus
pour bien honorés de ce que, par sentence des capitaines,
ils avaient été préférés à eux; et maintenant que les
Lacédémoniens eux-mêmes, de leur bon gré, leur
cédaient la pointe droite, et, par manière de dire, leur
livraient entre leurs mains et leur quittaient la princi­
pauté de toute l'armée, ils n'embrassaient pas affeé.l:ueu­
sement cet honneur et ne réputaient pas à gain et a van­
tage pour eux ce qu'ils n'auraient point à combattre
contre ceux qui étaient extraits de même sang et de même
origine qu'eux, mais contre des Barbares qui étaient leurs
naturels ennemis. Après qu'Aristide leur eut fait ces
remontrances, ils furent très contents de changer de place
aux Lacédémoniens, et n'oyait-on autre chose parmi eux
que les prêchements qu'ils se faisaient les uns aux autres
d'avoir bon courage, et que les Perses, qui lors étaient
venus, n'avaient point d'autres armes ni les cœurs meil­
leurs que ceux qu'ils avaient vaincus et défaits en la plaine
de Marathon : « Car ce sont, disaient-ils, les mêmes arcs,
» les mêmes robes enrichies de broderie, les mêmes chaînes
» et carcans d'or sur des corps efféminés, et qui couvrent
» des âmes molles, lâches et couardes; là où nous avons
» bien les mêmes armes et les mêmes corps aussi ; mais
» les cœurs nous sont devenus plus grands par tant de
» viél:oires que nous avons depuis gagnées sur eux ; et si
» y a davantage que nous ne combattons pas, comme nos
» autres alliés grecs, pour notre ville et notre pays seu-
A RI S T I D E 7H
» lement, mais encore pour ne perdre point le renom de
» prouesse que nous acquîmes aux journées de Marathon
» et de Salamine, afin que l'on n'estime point que la gloire
» de ces trophées-là et de ces viB:oires soit due à Miltiade
» seul ou à la fortune, mais à la vertu des Athéniens. »
XXXVIII. Ainsi donc étaient les Grecs occupés à
changer en diligence l'ordonnance de leur bataille ; de
quoi les Thébains furent incontinent avertis par uelques
1
traîtres qui passèrent d'un camp à l'autre, et e firent
entendre à Mardonius ; lequel soudainement changea
aussi l'ordonnance de la sienne, et mit les Perses naturels
à la pointe droite vis-à-vis de la gauche des ennemis, fût
ou parce qu'il eût crainte des Athéniens, ou que, pour
plus grande gloire, il eût envie de combattre contre les
Lacédémoniens, et commanda aux Grecs qui tenaient
son parti qu'ils eussent à soutenir les Athéniens. Cette
transposition fut si apparente, que chacun la put voir ;
par quoi Pausanias remua de rechef les Lacédémoniens,
et les remit à la pointe droite, et Mardonius semblable­
ment aussi remit les Perses à la gauche, comme ils avaient
été du commencement à l'opposite des Lacédémoniens,
tellement que le jour se passa sans rien faire aux allées
et venues de ces remuements ; puis sur le soir les capi­
taines grecs tinrent conseil, auquel il fut arrêté qu'il était
besoin de remuer leur camp, et aller loger en lieu où ils
eussent l'eau plus à commandement, à cause que les
ennemis leur gâtaient et troublaient ordinairement avec
leurs chevaux les ruisseaux et fontaines qu'ils avaient à
l'entour d'eux.
XXXIX. Parquoi, la nuit venue, les capitaines vou­
lurent faire partir leurs gens, pour aller au logis qui avait
été ordonné ; mais le peuple y allait fort mal volontiers,
et avait-on beaucoup de peine à les tenir ensemble ; car
ils ne furent pas plus tôt hors des tranchées et fortifi­
cations du camp, que la plupart s'en courut vers la ville
de Platée, et y avait un grand désordre, parce qu'ils se
répandaient çà et là, et tendaient leurs pavillons là où
bon leur semblait, sans qu'on eût départi les quartiers, et
n'y eut que les Lacédémoniens qui demeurèrent seuls
derrière, encore fût-ce malgré eux, parce qu'un de leurs
capitaines, nommé Amompharète, homme courageux à
merveille, qui ne connaissait nul péril, et ne demandait
de longtemps autre chose que la bataille, étant impatient
73 4 ARIS T I D E

de tant de remises, et disant tout haut et clair que ce


remuement de camp n'était autre chose sinon une belle
fuite, jura qu'il ne bougerait de là, et qu'avec sa com­
pagnie, il attendrait Mardonius. Pausanias alla devers lui,
et lui remontra qu'il fallait faire ce que les Grecs, à la
pluralité des voix, avaient conclu et arrêté au conseil. Et
Amompharète prit à deux mains une forte grosse pierre,
et la jeta devant les pieds de Pausanias, disant : « Et voilà
» la ballote que je donne moi pour conclure à la bataille19 ,
» et ne me soucie point de toutes vos autres lâches et
» couardes conclusions. » L'opiniâtreté de cet Amom­
pharète étonna tant Pausanias qu'il ne savait où il en
était. Si envoya devers les Athéniens qui étaient déjà en
chemin les prier qu'ils le voulussent attendre, afin qu'ils
s'en allassent ensemble; et en même temps fit marcher le
reste de ses gens le chemin de Platée, pensant que par là
il contraindrait à la fin de se lever et bouger de là Amom­
pharète, s'il ne voulait demeurer tout seul.
XL. Mais en ces entrefaites le jour vint; et Mardonius,
étant bien averti que les Grecs abandonnaient leur pre­
mier logis, fit incontinent marcher son armée en bataille
pour aller courir sus aux Lacédémoniens. Si jetèrent les
Barbares de grands cris et grandes huées, pensant n'aller
pas pour combattre, mais pour seulement saccager et
dépouiller les Grecs fuyant, comme aussi de fait il ne
s'en fallut pas beaucoup. Car Pausanias, voyant la
contenance des ennemis, fit arrêter ses enseignes, et com­
manda que chacun se préparât à combattre; mais il oublia
ou pour la colère dont il était ému contre Amompharète,
ou pour l'étonnement de cette soudaine charge des
ennemis, à donner aux Grecs le mot de la bataille, dont il
s'ensuivit qu'ils ne vinrent pas promptement ni tous
ensemble au combat, mais par petites troupes, les uns
de çà, les autres de là, que la mêlée était déjà commencée.
XLI. Cependant Pausanias vaquait à faire sacrifices aux
dieux, et, voyant que ses premières hosties ne leur étaient
pas agréables, par les observations qu'en avaient les
devins, il commanda aux Spartiates qu'ils posassent leurs
pavois en terre devant leurs pieds, et qu'ils ne bou­
geassent de leurs places, mais seulement eussent l'œil à
ce qu'il leur commanderait, sans se mettre en défense
contre les ennemis. Cela fait il se prit de rechef à immoler
d'autres hosties, que déjà les gens de cheval des ennemis
ARIS T I D E 735

approchaient fort, et que les coups de flèches arrivaient


jusques à eux, tellement qu'il y eut quelques-uns des Spar­
tiates blessés, entre lesquels fut le pauvre Callicrate, le
plus bel homme et le plus grand qui fût en tout l'ost
des Grecs, lequel, étant navré à mort d'un coup de trait,
en rendant l'esprit sur-le-champ, dit : «�'il ne regrettait
» point sa mort, parce qu'aussi bien était-il venu de sa
» maison en délibération de mourir pour la défense de
» la Grèce, mais qu'il avait regret de mourir ainsi lâche­
» ment sans avoir donné un seul coup de sa main ». Cette
mort fut fort pitoyable, et la constance des Spartiates
admirable; car ils ne bougèrent jamais de leurs places,
ni ne firent semblant de se défendre contre l'ennemi, qui
leur courait sus, mais souffraient être percés à coups de
trait, et tués sur-le-champ, attendant l'heure que les dieux
leur montreraient, et que leur capitaine leur commande­
rait pour combattre. Encore disent aucuns que, comme
Pausanias était après à faire ses sacrifices, prières et orai­
sons aux dieux un peu arrière de la bataille, quelque
troupe de Lydiens lui courut sus, qui ravit et renversa
sens dessus dessous tout son sacrifice, et que Pausanias
et ceux qu'il avait autour de sa personne, ne se trouvant
à la main autres armes, les rechassèrent à coups de bâtons
et de fouets; en remembrance de quoi ils disent qu'il se
fait à tel jour une procession solennelle en Sparte, que
l'on appelle la procession des Lydiens, en laquelle les
jeunes garçons sont fessés et fouettés à l'entour de l'autel.
Si était Pausanias en grande détresse de voir que le prêtre
immolait viéümes sur viél:imes, et qu'il ne s'en trouvait
pas une agréable aux dieux; et à la fin il tourna ses yeux
1:n pleurant devers le temple de Junon, et, y tendant aussi
les mains, supplia Junon Cithéronine et tous les autres
dieux, patrons et proteél:eurs de la contrée Platéide, s'il
n'était point dans les fatales destinées que les Grecs vain­
quissent en cette bataille, à tout le moins qu'ils ne mou­
russent point sans vendre chèrement leur mort aux
vainqueurs, et sans leur faire connaître et sentir par effet
qu'ils avaient entrepris la guerre contre de vaillants
hommes, et qui savaient très bien combattre.
XLII. Pausanias n'eut pas plus tôt achevé cette prière,
que les sacrifices se trouvèrent incontinent propices, et
que les prêtres et devins lui vinrent annoncer et pro­
mettre la viél:oire; et le commandement étant aussitôt allé
A RIS T I D E

de main e n main par tous les rangs que l'on marchât


contre les ennemis, on eût dit, à voir le bataillon des
Lacédémoniens, que ce n'était qu'un corps, comme de
quelque bête courageuse qui se hérissait et se préparait
pour combattre. Si fut bien incontinent avis aux Barbares
qu'ils auraient une bien rude rencontre, et trouveraient
des gens qui combattraient jusques au dernier soupir,
pourtant se couvraient-ils de leurs grandes targes à la
persienne, et tiraient flèches et traits contre les Lacé­
démoniens, lesquels, se tenant bien joints et serrés
ensemble, et se couvrant de leurs pavois, allaient tou­
jours en avant, jusques à ce qu'ils vinrent à les choquer
si vivement, qu'ils leur firent voler leurs targes hors des
poings à grands coups de piques et de javelines, dont ils
leur donnaient à travers les visages et les poitrines par
telle violence qu'ils en portaient plusieurs par terre ; les­
quels ne mouraient point lâchement, car ils prenaient
avec les mains toutes nues les piques et javelines des
Lacédémoniens, et en brisaient plusieurs à force bras,
puis tiraient habilement leurs cimeterres et leurs haches,
dont ils combattaient à bon escient, jusques à arracher
par force les boucliers aux Lacédémoniens, et à se prendre
corps à corps avec eux, de manière qu'ils résistèrent bien
longuement.
XLIII. Or, cependant que les Lacédémoniens étaient
ainsi attachés au combat contre les Barbares, les Athé­
niens les attendaient de pied coi assez loin de là ; mais,
quand ils virent qu'ils demeuraient tant à venir, et qu'ils
ouïrent un grand bruit comme de gens qui se com­
battaient ; et davantage qu'il vint un messager qu'envoya
en diligence Pausanias les avertir de ces nouvelles, adonc
ils se mirent en chemin à la plus grande hâte qu'ils purent
pour les aller secourir ; mais, ainsi comme ils cheminaient
à grands pas, à travers la plaine, vers l'endroit dont ils
entendaient venir le bruit, les Grecs qui tenaient le parti
des Barbares, leur vinrent au-devant. Ce que voyant,
Aristide se jeta bien loin devant ses troupes, et cria pre­
mièrement à haute voix, tant qu'il put crier, qu'il conju­
rait les Grecs, au nom des d ieux proteél:eurs de la Grèce,
qu'ils eussent à se déporter de cette guerre, et à ne donner
point d'empêchement aux Athéniens, lesquels s'en
allaient secourir ceux qui mettaient leurs vies en danger
pour défendre le bien public, et le commun salut de toute
ARIS T I D E 7 37

la Grèce; mais quand il vit que, pour prières ou conju­


rations qu'il leur fît, ils ne s'en voulaient point déporter,
mais marchaient toujours les têtes baissées pour le venir
choquer, adonc il désista de vouloir aller secourir les
Lacédémoniens, et fut contraint de faire tête à ceux qui
lui couraient sus, étant bien environ cinquante mille20
combattants, desquels néanmoins la plupart se débanda
incontinent, et se retira, mêmement quand ils entendirent
que les Barbares s'étaient aussi rompus et débandés. Le
plus fort de la bataille, et la plus âpre mêlée, à ce que l'on
dit, fut à l'endroit où étaient les Thébains, parce que les
nobles et principaux hommes du pays combattaient fort
affeétueusement pour les Barbares, et le peuple non; mais
il était mené par le petit nombre de cette noblesse qui
leur commandait.
XLIV. Ainsi fut ce jour-là combattu en deux lieux,
là où les Lacédémoniens furent les premiers qui rom­
pirent et tournèrent en fuite les Barbares, et y mourut
Mardonius, le lieutenant du roi, d'un coup de pierre
qu'un Spartiate, nommé Arimneste, lui donna par la tête,
suivant ce que l'oracle d'Amphiaraüs lui avait prédit et
prophétisé; car Mardonius, avant la bataille, y avait
envoyé un Lydien, et un Carien à celui de Trophonius,
duquel le prophète rendit réponse au Carien en langue
carique; et le Lydien coucha dans le sanétuaire d'Am­
phiaraüs, là où il lui fut avis en dormant que l'un des
ministres du temple lui fit commandement qu'il eût à
sortir du lieu où il était, ce qu'il ne voulut faire, et que
lors le ministre prit une grosse pierre qu'il lui rua à la
tête, duquel coup il lui fut avis qu'il mourut; ainsi le
conte-t-on.
XLV. Mais, au demeurant, les Lacédémoniens chas­
sèrent les Perses fuyant jusques dans le pourpris qu ils
avaient remparé et fortifié de cloison de bois. Et, peu de
temps après, les Athéniens rompirent aussi les Thébains,
en ayant occis sur-le-champ trois cents des plus nobles et
des plus apparents seulement, parce qu'à l'instant que
les Thébains commencèrent à tourner le dos, il vint nou­
velles aux Athéniens comme les Barbares s'étaient enfer­
més dans ce fort de bois, là où les Lacédémoniens les
tenaient assiégés. Ainsi donnèrent-ils loisir aux Grecs
fuyants de se sauver de vitesse, et s'en allèrent aider aux
Lacédémoniens à prendre le fort des Barbares; car ils
ARISTIDE

s'y portaient assez froidement, parce qu'ils n'étaient pas


expérimentés à assaillir ni forcer une muraille, là où
incontinent que les Athéniens y furent arrivés, ils le
prirent d'assaut avec un très grand meurtre de Barbares;
car, de trois cent mille combattants qu'il y avait au camp
de Mardonius, il ne s'en sauva que quarante mille sous
la conduite d'Artabaze; et, de la part des Grecs, il en
mourut environ treize cent soixante en tout, entre les­
quels y en avait cinquante-deux Athéniens, tous de la
lignée Aiantide, laquelle se porta ce jour-là plus vail­
lamment que nulle autre, ainsi comme l'écrit Clidème.
C'est la raison pour laquelle les Aiantides faisaient un
solennel sacrifice aux nymphes Sphragitiennes aux dépens
de la chose publique, suivant ce qui leur était ordonné
par l'oracle d'Apollon, pour leur rendre grâces de cette
vill:oire ; des Lacédémoniens il y en mourut quatre­
vingt-onze; des Tégéates, seize.
XLVI. Mais je m'émerveille comment Hérodote dit21
qu'il n'y eut que ces peuples-là qui combattissent en cette
journée contre les Barbares, et nuls autres des Grecs; car
le nombre des morts et aussi les sépultures montrent et
témoignent que ce fut un exploit commun de tous les
Grecs ensemble; et, qui plus est, s'il n'y eût eu que ces
trois peuples qui eussent alors combattu, et que tous
les autres fussent demeurés sans rien faire, on n'eût point
engravé sur l'autel qui fut fondé au lieu de la bataille une
épigramme dont la substance était telle :
Les Grecs vainqueurs, par hauts exploits de guerre
Ayant chassé les Perses de leur terre,
Ce franc autel commun à toute Grèce
Ont érigé à la digne hautesse
De Jupiter, qui de leur liberté
Contre Médois proteél:eur a été".
XL VII. Cette bataille fut le quatrième jour du mois
que les Athéniens appellent Boédromion, qui est environ
le mois de septembre23 , ou, comme comptent les Béo­
tiens, le vingt-sixième du mois qu'ils appellent Panemus,
auquel jour il se fait encore une assemblée publique des
États de la Grèce en la ville de Platée, où les Platéens font
un solennel sacrifice à Jupiter, protell:eur de liberté, pour
le remercier toujours de cette vill:oire. Et ne se faut point
émerveiller de cette inégalité et discordance des mois
ni des jours, vu mêmement que aujourd'hui que l'art
ARIS T I D E 739

d'a§tronomie e§t beaucoup plus parfaitement entendu


qu'il ne l'était alors, encore commencent et achèvent les
uns leurs mois à un jour, et les autres à un autre.
XLVIII. Après cette défaite des Barbares, il s'émut
débat entre les Athéniens et les Lacédémoniens touchant
le prix et l'honneur de la viétoire, parce que les Athéniens
ne le voulaient point céder aux Lacédémoniens, ni leur
permettre qu'ils en dressassent un trophée à part, telle­
ment qu'il s'en fallut bien peu que les Grecs, pour cette
occasion, bandés et mutinés les uns contre les autres, ne
se ruinassent eux-mêmes, si Ari§tide n'eût, par remon­
trances et raisons, apaisé et retenu les autres capitaines,
ses compagnons, mêmement un Léocrate et un Myronide,
envers lesquels il fit tant, par vives persuasions et sages
paroles, qu'ils furent contents d'en remettre la totale déci­
sion à l'arbitrage et au jugement des autres peuples de la
Grèce. Si furent les Grecs assemblés au lieu même, pour
vider ce différend, et, en ce conseil, Théogiton, capitaine
des Mégariens, pour son opinion, dit qu'il était néces­
saire, afin d'éviter guerre civile qui était pour naître entre
les Grecs, de déférer le prix et l'honneur de cette viétoire
à quelque autre cité qu'à l'une des deux qui le querellaient;
après lui se leva Cléoc6te, Corinthien, que chacun pen­
sait vouloir requérir cet honneur pour la ville de Corinthe,
parce que c'était celle qui avait plus de dignité en la
Grèce, après celles de Sparte et d'Athènes; mais il fit
une harangue à la louange des Platéens, laquelle fut
trouvée merveilleusement honnête et bien prise de
chacun; car il fut d'avis que, pour ôter l'occasion de tout
ce différend, l'on donnât le prix et le loyer de cet honneur
à la ville de Platée, parce que ni l'une ni l'autre des
parties ne prendrait à dédain que ceux-là fussent honorés.
Il n'eut pas plus tôt achevé son dire, qu'Ari§tide le pre­
mier s'accorda à son avis, et le consentit au nom des
Athéniens, et après Pausanias au nom des Lacédémoniens.
XLIX. Puis, quand ils se furent ainsi accordés, devant
que partager le butin entre eux, ils mirent à part quatre­
vingts talents, qui furent donnés aux Platéens, dont ils
édifièrent un temple à Minerve, lui dédièrent une image,
et embellirent tout son temple de peintures, lesquelles
jusques aujourd'hui durent encore en leur entier; et
néanmoins les Lacédémoniens dressèrent à part leur
trophée, et les Athéniens le leur aussi à part; et ayant
A RIS T I D E

envoyé à l'oracle d'Apollon en la ville de Delphes, pour


savoir à quels dieux, et comment ils devaient sacrifier,
Apollon leur répondit, qu'ils fondassent un autel à
Jupiter, proteéteur de liberté; mais qu'ils ne fissent
dessus aucun sacrifice, que premièrement ils n'eussent
éteint tout le feu entièrement qui était en toute la
contrée, parce qu'il avait été pollu et contaminé par les
Barbares, et puis, qu'ils en allassent querir de pur et net
à l'autel commun, sur lequel on sacrifiait à Apollon
Pythien en la ville de Delphes.
L. Cette réponse ouïe, les magistrats et officiers des
Grecs allèrent çà et là par tout le pays faire éteindre tous
les feux. Et y eut lors un homme de la ville même de
Platée nommé Euchydas, lequel se vint de lui-même
offrir, et promettre qu'il apporterait du feu du temple
d'Apollon Pythien en la plus extrême diligence qu'il
serait possible; et, arrivé qu'il fut en la ville de Delphes,
après avoir aspergé et purifié son corps d'eau nette, il mit
dessus sa tête une couronne de laurier, et en tel état alla
prendre du feu sur l'autel d'Apollon, puis reprit aussitôt
son chemin tant comme il put courir vers la ville de
Platée, là où il fut de retour avant le soleil couché, et fit
par ce moyen en un jour mille stades de chemin, qui
valent environ soixante-deux lieues et demie2' ; mais,
après avoir salué ses citoyens, et leur avoir livré le feu
qu'il apportait, il tomba soudainement par terre, et rendit
l'esprit. Les Platéens l'enlevèrent tout roide mort, et le
firent enterrer dans le temple de Diane, qu'ils sur­
nomment Euclia, c'est-à-dire de bonne renommée; puis
firent engraver dessus sa sépulture une épitaphe de telle
substance
Ici fait son dernier séjour
Euchydas, qui d'ici courut
Jusqu'en Delphes, et racourut
De là ici en un seul jour".

Plusieurs estiment que cette déesse Euclia soit Diane, et


la nomment ainsi; mais il y en a qui tiennent que c'était
la fille d'Hercule et de [la nymphe] Myrto, fille de Méné­
tius et sœur de Patrocle, qui mourut vierge, et depuis fut
honorée et révérée des Béotiens et Locriens comme une
déesse; car en toutes leurs villes on trouve toujours dans
les places communes un autel et une image dédiés à elle,
A RIS TIDE 74 1

et lui sacrifient tous ceux qui se marient, autant hommes


que femmes.
LI. Depuis il fut tenu une assemblée générale de tous
les Grecs, en laquelle Aristide mit en avant que par
chacun an toutes les villes de la Grèce envoyassent à
certain jour leurs députés en la ville de Platée, pour y
faire prières et sacrifices aux dieux ; et que de cinq en
cinq ans on y célébrât des jeux publics, qui seraient
appelés les jeux de liberté ; et que, pour faire la guerre aux
Barbares, on levât sur toute la Grèce dix mille hommes
de pied, mille chevaux et une flotte de cent voiles. Item,
que les Platéens de lors en avant fussent tenus pour saints
et sacrés, sans qu'il fût loisible de les endommager aucu­
nement, et qu'ils n'eussent autre charge que de sacrifier
aux dieux pour le salut et la prospérité de la Grèce. Tous
lesquels articles furent passés et autorisés de point en
point, et s'obligèrent les Platéens de faire tous les ans des
sacrifices solennels et des anniversaires aux Grecs qui
étaient morts pour la défense de la liberté des Grecs dans
leur territoire. Ce qu'ils font encore jusques aujourd'hui
en cette manière.
LII. Le seizième jour du mois de Mémaél:érion, que les
Béotiens appellent Alalcomenos, et est environ le mois
d'oél:obre, l'on fait une procession, devant laquelle
marche une trompette qui va sonnant alarme ; après
suivent quelques chariots chargés de branches de myrte
et de festons et chapeaux de triomphe ; puis un taureau
noir et quelque nombre de jeunes enfants nobles qui
portent de grands vases à deux anses pleins de vin et de
lait, que l'on a accoutumé de répandre pour oblations
propitiatoires sur les sépultures des morts, et d'autres
jeunes garçons de libre condition qui portent des huiles
de parfums et des senteurs dans des fioles ; car il n'est pas
loisible qu'aucune personne de servile condition s'entre­
mette ni s'emploie à aucun office de ce mystère, pour
autant que ceux dont on y honore la mémoire sont morts
en combattant pour défendre la liberté de la Grèce. Après
toute cette montre suit le dernier, celui qui pour lors est
le prévôt des Platéens, auquel tout le reste de l'année il
n'est pas loisible de toucher seulement du fer, ni de vêtir
robe d'autre couleur que blanche ; mais lors il est vêtu
d'un sayon teint en pourpre, et tient en l'une de ses mains
une buye qu'il prend en la maison de la ville, et en l'autre
74 2 ARIS T I D E
une épée toute nue, et marche en cette contenance après
toute la pompe précédente à travers la ville, jusques au
cimetière où sont les sépultures de ceux qui moururent
en cette journée, là où étant arrivé, il puise de l'eau en une
fontaine qui là est, avec laquelle lui-même lave les
colonnes carrées et les images qui sont sur lesdites sépul­
tures, et les oint d'huiles de senteurs, puis immole un
taureau dessus un amas de bois qui est là tout prêt, ni
plus ni moins que quand on brûle les corps de quelques
trépassés; et, en faisant certaines prières et oraisons à
Jupiter et à Mercure terrestres26 , il convie et semond au
festin du sacrifice funéral les âmes de ces vaillants
hommes qui moururent en combattant pour la liberté
de la Grèce; puis il prend une coupe qu'il emplit de vin,
et, en le répandant sur leurs sépultures, dit ces mots tout
haut : « Je bois aux preux et vaillants hommes qui mou­
» rurent jadis en défendant la franchise de la Grèce. »
Les Platéens jusques aujourd'hui gardent encore solen­
nellement cette cérémonie anniversaire.
LIii. Au demeurant, quand les Athéniens furent
retournés en leur ville, voyant Aristide qu'ils voulaient
avoir à toute force le gouvernement de l'état populaire,
auquel l'autorité souveraine est entre les mains du peuple,
estimant que le peuple était digne, et méritait que l'on
eût égard à la prouesse et grandeur de courage qu'il avait
montrée en cette guerre, et aussi voyant qu'il serait bien
malaisé de le forcer d'accepter autre gouvernement,
attendu qu'il avait les armes en la main, et le cœur accru
par tant de belles et glorieuses viétoires qu'il avait
gagnées, il mit en avant un édit, que l'autorité du gou­
vernement fût entre les mains de tous les citoyens égale­
ment, et que de lors en avant tous bourgeois, autant
pauvres comme riches, pussent être élus par les voix du
peuple, et promus aux offices et magistratures de la ville.
LIV. Au reste, comme Thémistocle un jour eut dit,
en publique assemblée de ville, qu'il avait propensé une
chose qui était merveilleusement utile, profitable et salu­
taire à leur chose publique, mais qu'il y aurait danger à la
dire en public, le peuple lui commanda qu'il la communi­
quât donc à Aristide tout seul, et qu'il en consultât avec
lui pour résoudre s'il était expédient ou non de la faire.
Alors Thémistocle lui dit, en secret, qu'il avait avisé de
mettre le feu dans l'arsenal où étaient retirés tous les
ARIS TID E 743

vaisseaux des Grecs, alléguant que, par ce moyen, les


Athéniens demeureraient plus puissants que nuls autres
peuples de la Grèce. Cela sans plus entendu, Aristide
s'en retourna incontinent devers le peuple, et dit, en
pleine assemblée du peuple, qu'il ne pouvait être chose
plus profitable pour la chose publique d'Athènes, ni plus
injuste et plus méchante aussi que celle que Thémistocle
avait pensé de faire. Cette réponse ouïe, le peuple
ordonna à Thémistocle qu'il se déportât de cette sienne
entreprise, quelle qu'elle fût; tant était le peuple athénien
amateur de justice, et tant il avait de confiance en la léga­
lité et prudhomie d'Aristide.
LV. Lequel depuis27 fut envoyé capitaine de l'armée
d'Athènes avec Cimon, pour poursuivre et faire la guerre
aux Barbares; là où, voyant que Pausanias et les autres
capitaines lacédémoniens, qui avaient la surintendance
sur toute l'armée, étaient rudes et rigoureux aux peuples
confédérés, lui au contraire parlait doucement à eux, et
se montrait le plus familier et le plus gracieux qu'il pou­
vait envers eux, rendant semblablement son compagnon
accointable à tout le monde, et égal envers tous, non pas
foulant les uns pour soulager les autres dans les charges
de la guerre. En quoi faisant, on ne se donna garde qu'il
ôtât petit à petit aux Lacédémoniens la principauté de la
Grèce, non point par armes, par navires ni par chevaux,
mais seulement par bon sens et par sage conduite; car
si la justice et la bonté d'Aristide, et la douceur et débon­
naireté de Cimon rendaient le gouvernement des Athé­
niens agréable et désirable aux autres peuples grecs,
l'avarice, arrogance et fierté de Pausanias le faisaient
encore plus souhaitable, parce qu'il ne parlait jamais aux
autres capitaines des peuples alliés et confédérés que ce
ne fût toujours en courroux, et les rabrouait austèrement,
et, quant aux particuliers soudards, pour les moindres
fautes il les faisait fouetter outrageusement, ou bien
demeurer tout le long d'un jour debout, ayant une ancre
de fer pesante sur leurs épaules. Il n'y avait personne qui
osât aller au fourrage, ni prendre de la paille ou de la
jonchée à faire paillasses, ni qui osât mener boire ses
chevaux devant les Spartiates; car il avait ordonné des
gardes pour cela, qui rechassaient à coups de fouet ceux
qui sortaient devant eux. Et un jour qu'Aristide lui en
cuida dire et remontrer quelque chose, il fronça son
744 ARIS T I D E

visage, et lui répondit qu'il n'avait pas loisir de parler à


lui, ne le voulant point ouïr.
LVI. A l'occasion de quoi les capitaines des autres
Grecs, mêmement ceux de Chio, de Samos et de Lesbos
depuis se mirent après Aristide, pour lui persuader qu'il
entreprît la charge et l'autorité de commander aux autres
peuples grecs, et de prendre en sa sauvegarde les alliés et
confédérés, qui de longtemps ne cherchaient autre chose
que de se soustraire de l'obéissance des Lacédémoniens,
et se soumettre aux Athéniens. Aristide leur fit réponse
que non seulement ils avaient raison de faire ce qu'ils
disaient, mais qu'ils y étaient totalement contraints ; tou­
tefois que, pour donner aux Athéniens occasion de
s'assurer de leur foi et loyauté, il était besoin qu'il fissent
quelque cas notable à l'encontre des Lacédémoniens,
pour lequel leurs peuples n'osassent plus désormais se
départir d'avec les Athéniens. Q!!oi entendant, Uliade,
Samien et Antagoras, de Chio, tous deux capitaines de
galères conjurés ensemble, allèrent un jour investir l'un
d'un côté, l'autre de l'autre, la galère capitainesse de Pau­
sanias, assez près de Byzance, ainsi qu'elle voguait devant
toute la flotte. Ce que voyant, Pausanias se leva incon­
tinent en colère, et les menaça que dans peu de jours, il
leur ferait connaître qu'il eût mieux valu pour eux qu'ils
eussent assailli leur propre pays, que de lui avoir ainsi
couru sus ; mais ils lui répondirent qu'il se retirât habi­
lement s'il était sage, et qu'il remerciât hardiment la for­
tune, laquelle avait voulu que sous sa conduite les Grecs
eussent emporté la viB:oire en la journée de Platée, et
qu'il n'y avait eu autre chose que la révérence d'icelle
qui eût jusques-là retenu les Grecs, et engardé de lui
faire payer la peine que son orgueil et son arrogance
méritaient. La fin fut qu'ils se départirent d'avec les
Lacédémoniens, et se rangèrent devers les Athéniens.
LVII. En quoi se put clairement voir et connaître une
grandeur de courage et magnanimité admirable des Lacé­
démoniens ; car, quand ils s'aperçurent que leurs capi­
taines se gâtaient et se corrompaient pour la trop grande
autorité et licence qu'ils avaient, ils quittèrent volon­
tairement la supériorité qu'ils avaient dessus les autres
Grecs, et cessèrent d'envoyer de leurs capitaines, pour
avoir la surintendance sur toute l'armée des Grecs,
aimant trop mieux que leurs citoyens fussent obéissants,
ARIS TID E

et qu'ils observassent de point en point la discipline et


les ordonnances de leur pays, que qu'ils eussent eux la
présidence et supériorité sur toute la Grèce.
LVIII. Or contribuaient bien les villes et peuples de
la Grèce quelque somme d'argent, pour fournir aux frais
de la guerre contre les Barbares, dès le temps même que
les Lacédémoniens avaient la supériorité; mais, depuis
qu'elle leur eut été ôtée, les Grecs voulurent qu'il se fît
une taille, par laquelle chacune ville fût raisonnablement
cotisée, selon ses facultés, afin qu'on sût combien chacun
devrait payer; et, pour cet effet, demandèrent Aristide
aux Athéniens, auquel ils donnèrent pouvoir et mande­
ment de cotiser et taxer également chacune ville, eu égard
à la grandeur de son territoire et au revenu d'icelle, selon
qu'elle pourrait et devrait raisonnablement porter. Mais
si Aristide était pauvre, quand il entra en cette charge
et autorité si grande que, par manière de dire, la Grèce
se soumettait toute à sa discrétion, il en sortit encore
plus pauvre, et fit cette taxe et assiette de taille, non
seulement justement et nettement, mais davantage si
équitablement selon la portée de chacun, qu'il n'y eut
personne qui en demeurât mal content. Et, tout ainsi
que les anciens ont célébré et chanté la félicité de ceux
qui vécurent sous le règne de Saturne, qu'ils ont appelé
l'âge doré, aussi firent depuis les peuples alliés et confé­
dérés des Athéniens la taxe qui lors fut faite par Aristide,
en le nommant le bon et heureux temps de la Grèce, et
surtout quand peu de temps après elle doubla et puis
tripla tout soudain; car la taxe que fit Aristide monta à
environ quatre cent soixante talents; et Périclès l'aug­
menta presque d'une tierce partie, parce que Thucydide
écrit que, au commencement de la guerre péloponésiaque,
les Athéniens levaient bien six cents talents par chacun
an sur leurs alliés; et, après la mort de Périclès, les
harangueurs et entremetteurs du gouvernement de la
chose publique la haussèrent petit à petit, jusques à la
faire monter à la somme de treize cents talents, non tant
parce que cette guerre fut ainsi de grande dépense, à
cause de sa longueur et des pertes que les Athéniens y
eussent reçues, que pour autant qu'ils accoutumèrent le
peuple à faire faire des distributions d'argent manuel à
chaque citoyen, à faire jouer des jeux, et à faire faire de
belles images et édifier des temples magnifiques.
A RIS TID E

LIX. Ainsi donc était Aristide à bon droit honoré,


loué et estimé de tout le monde pour cette juste impo­
sition de taille, excepté de Thémistocle, lequel s'en
moquait, et allait disant que ce n'était point une louange
propre à un homme de bien, mais plutôt à un coffre bien
ferré, là où l'on peut mettre de l'argent sûrement; ce
qu'il disait pour avoir sa revanche, mais si ne le piquait-il
pas si aigrement, comme Aristide l'avait piqué ouverte­
ment et au vif, quand un jour, en devisant, Thémistocle
lui dit qu'il estimait la plus grande partie et plus excel­
lente vertu que saurait avoir un capitaine, être de savoir
bien découvrir et prévoir les conseils t t les entreprises
des ennemis. « Cela, répondit Aristide, est bien néces­
» saire; mais aussi est-ce chose honnête et véritablement
» digne d'un gouverneur et chef d'armée d'avoir les
» mains nettes, et ne se laisser point corrompre par
» argent. »
LX. Aristide donc fit jurer aux autres peuples grecs
qu'ils observeraient de point en point les articles de
l'alliance, et lui-même, comme capitaine général, les jura
au nom des Athéniens; et en prononçant les exécrations
et malédiél:ions à l'encontre de ceux qui fausseraient leur
serment, fit jeter des masses de fer ardent dans la mer,
comme priant aux dieux que ainsi fussent éteints et exter­
minés ceux qui violeraient leur foi; toutefois depuis,
quand les affaires contraignirent, à mon avis, ceux
d'Athènes de retenir un peu violemment leur domina­
tion, il dit aux Athéniens qu'ils rejetassent toutes les
exécrations et malédiél:ions sur lui, et qu'au demeurant
ils ne laissassent point pour crainte d'icelles de faire les
choses ainsi qu'ils verraient leur être expédient.
LXI. Bref Théophraste écrit28 que c'était un person­
nage parfaitement droit et juste dans les choses privées
d'homme à homme; mais, au gouvernement des affaires
publiques, qu'il faisait beaucoup de choses selon l'exi­
gence des temps et selon les occurrences de sa ville,
laquelle bien souvent avait besoin de grande violence et
de grande injustice, comme quand on mit en délibération
du conseil, à savoir si l'on devait enlever l'or et l'argent
qui était en dépôt et épargne dans l'île de Délos, au
temple d'Apollon, pour subvenir aux affaires de la guerre
contre les Barbares, et le transporter de là à Athènes,
suivant ce que les Samiens avaient mis en avant, combien
A R I STIDE 747
que ce fût direél:ement contre les articles du traité
d'alliance faite et jurée entre tous les Grecs ; quand on
en demanda l'opinion à Aristide, il répondit qu'il n'était
pas juste, mais qu'il était profitable ; ce néanmoins, après
avoir mis en son pays et donné à sa ville la supériorité
de commander à tant de milliers d'hommes, encore
demeura-t-il toujours en sa pauvreté accoutumée, et aima
touj ours jusques à son trépas autant la louange et la
gloire qui lui venait de sa pauvreté, comme des viél:oires
et trophées qu'il avait gagnés ; ce que l'on peut juger
et connaître par cet argument.
LXII. Callias, le porte-torche de Cérès 29 , était son
proche parent, lequel fut mis en justice, par quelques
siens malveillants qui le chargèrent de cas et crimes capi­
taux ; et quand vint le jour auquel la cause devait être
plaidée, ils déduisirent assez froidement et assez légè­
rement les autres crimes dont ils l'accusaient ; mais en
extravagant hors de leur matière principale, ils parlèrent
en cette manière aux juges : « Messieurs, vous connaissez
» tous Aristide, le fils de Lysimaque, et savez comme
» pour sa vertu il est autant estimé entre tous les Grecs
» qu'homme vivant le saurait être. Comment estimez­
» vous qu'il vive en sa maison, vu que vous le voyez
» sortir en public et aller par la ville avec une pauvre
» robe toute rompue et usée ? N'est-il pas vraisemblable
» que celui que nous voyons en public trembler de froid
» pour être si mal vêtu, endure grande faim en son privé,
» et qu'il a grande nécessité de toutes choses requises à
» la vie de l'homme ? et néanmoins ce Callias, qui est son
» propre cousin germain, et le plus riche et opulent de
» tous les bourgeois d'Athènes, est si malheureux qu'il
» le laisse lui, sa femme et ses enfants, en cette nécessité,
» combien qu'il lui ait souvent fait plusieurs grands
» plaisirs, par le moyen du crédit qu'il a envers vous. »
LXIII. Callias, voyant que ses juges s'émouvaient et
s'aigrissaient plus contre lui pour cela, qu'ils n'avaient
fait pour tout le demeurant, fit appeler Aristide en juge­
ment, et le somma de porter témoignage de vérité s'il
ne lui avait pas par plusieurs fois présenté bonne somme
d'argent, et prié de le prendre, ce qu'il n'avait j amais
voulu faire; mais lui avait toujours répondu qu'il se
pouvait mieux et à meilleur droit vanter de sa pauvreté,
que lui ne faisait de sa richesse ; et que l'on trouvait assez
ARI S T I D E
d e gens qui usaient les uns bien, les autres mal de leur
richesses, mais qu'il n'était pas aisé d'en trouver un seul
qui portât vertueusement et magnanimement la pau­
vreté, et qu'il n'y avait que ceux qui étaient pauvres
malgré eux qui dussent avoir honte de l'être. Aristide
témoigna que la vérité était telle comme il disait ; et n'y
eut pas un des assistants à ce plaidoyer qui ne s'en allât
avec cette opinion et cette volonté, qu'il eût mieux aimé
être pauvre comme Aristide, que riche comme Callias.
Ainsi l'a écrit Eschine le philosophe socratique30 ; et
Platon lui défère tant, que de tous ceux qui ont été beau­
coup estimés et renommés à Athènes, il ne fait compte
que de lui seul : « Car les autres, dit-il, comme Thémis­
» tacle, Cimon et Périclès, ont bien empli et embelli la
» ville de portiques, d'édifices, d'or et d'argent, et autres
» telles superfluités et curiosités ; mais Aristide est celui
» seul qui a dirigé tous ses conseils à la vertu, au fait du
» gouvernement de la chose pu�lique31 • »
LXIV. On peut aussi évidemment connaître la grande
bonté et équité qui était en lui, par ses déportements
envers Thémistocle ; car, combien qu'il lui eût toujours
été ennemi et adversaire en toutes choses, et qu'à sa
poursuite et par ses menées il eût été banni d'Athènes,
néanmoins il ne s'en voulut point ressentir lorsqu'il en
eut l'occasion et le moyen, étant Thémistocle accusé
envers le peuple de lèse-majesté, et poursuivi âprement
par Cimon, Alcméon et plusieurs autres siens malveil­
lants ; car Aristide ne fit ni ne dit alors chose quelconque
à son préjudice ni à son désavantage, et ne se réjouit
point de voir son ennemi en adversité, non plus qu'il ne
lui avait onques porté envie en sa prospérité.
LXV. Q!!ant à son trépas, les uns disent qu'il mourut
au royaume de Pont, là où il avait été envoyé pour les
affaires de la chose publique ; les autres tiennent qu'il
mourut de vieillesse en la ville d'Athènes, grandement
honoré, aimé et estimé de tous ses citoyens. Mais Cra­
tère, le Macédonien, écrit de sa mort en cette sorte :
Après que Thémistocle, dit-il, s'en fut enfui, le peuple
d'Athènes, en étant devenu fier et insolent, fut cause de
faire sourdre un grand nombre de calomniateurs qui se
mirent à charger et accuser faussement les premiers
hommes et principaux personnages de la ville, et à leur
procurer l'envie et malveillance du commun populaire,
A RIS TID E 749

qui s'enorgueillissait pour la prospérité de ses affaires et


pour l'augmentation de sa puissance; entre lesquels
Aristide fut atteint de concussion et malversation au gou­
vernement de la chose publique, à la poursuite d'un
nommé Diophante, natif du bourg d'Amphitrope, qui le
chargea d'avoir pris argent des Ioniens, en levant le
tribut qu'ils payaient annuellement; et dit que, pour
n'avoir pu payer l'amende en laquelle il fut condamné,
qui était de cinq cents écus32 , il fut contraint d'aban­
donner la ville d'Athènes, et qu'il s'en alla en Ionie, là
où il mourut. Toutefois ce Cratère n'allègue pas un
témoignage ni pas un argument pour vérifier son dire,
ni le plaidoyer, ni la sentence de condamnation, ni décret
aucun touchant ce fait, combien qu'il ait accoutumé de
recueillir diligemment ailleurs tout cela, et d'alléguer
toujours ses auteurs. �i plus est, tous les autres qui ont
mis par écrit, et fait un recueil des fautes que le peuple
athénien a lâchement commises autrefois contre ses
capitaines et gouverneurs, allèguent bien l'exil de Thé­
mistocle, la captivité de Miltiade, qui mourut en prison,
l'amende en laquelle fut condamné Périclès, la mort de
Paches, qui se tua lui-même dans la tribune aux harangues,
quand il se vit condamné, et amassent beaucoup de telles
histoires, auxquelles ils ajoutent le bannissement d'Aris­
tide, mais ils ne font mention quelconque de cette
condamnation que dit Cratère.
LXVI. Davantage l'on montre encore aujourd'hui la
sépulture d'Aristide sur le port de Phalère, qui lui fut
faite aux dépens de la chose publique, comme l'on dit,
parce qu'il décéda si pauvre que l'on ne trouva pas chez
lui de quoi le faire inhumer; et si dit-on encore plus que,
par décret du peuple, ses filles furent mariées aux dépens
du public, et eurent chacune en mariage trois mille
drachmes d'argent; et qu'à son fils Lysimaque furent
données cent mines d'argent et cinq arpents de terre33,
et lui ordonna-t-on quatre drachmes d'argent par jour de
provision ordinaire, à la poursuite d'Alcibiade, qui en
mit le décret en avant. Et outre tout cela, Lysimaque
laissa une seule fille nommée Polycrite, à laquelle le
peuple ordonna, comme témoigne Callisthène, toute
telle provision pour vivre que l'avaient ceux qui empor­
taient le prix aux jeux Olympiques. Et puis Démétrius
de Phalère, Hiéronyme le Rhodien, Aristoxène le musi-
ARIS TID E

cien, et Ari�ote le philosophe, au moins si le traité que


l'on trouve intitulé De la noblesse e� véritablement des
œuvres d'Ari�ote; tous ensemble témoignent qu'une
Myrtho, fille de la fille d' Ari�ide, fut mariée au sage
Socrate34 , qui la prit en mariage (combien qu'il en eût
une autre épousée) pour autant qu'elle était veuve, et
ne trouvait pas à qui se remarier pour sa pauvreté et
avait beaucoup affaire à vivre; toutefois Panétius leur
répond, et contredit assez en ce qu'il a écrit de la vie de
Socrate; mais Démétrius de Phalère écrit au livre qu'il a
intitulé Socrate36, qu'il avait bonne souvenance d'avoir
vu un Lysimaque, fils de la fille d'Ari�ide, qui était fort
pauvre, et vivait de ce qu'il pouvait gagner à interpréter
des songes par certaines tables, où était écrit l'art
d'exposer les signifiances des songes, et se tenait ordi­
nairement auprès du temple de Bacchus, que l'on appelle
lacchion, auquel ensemble à sa mère et à sa sœur il dit
avoir fait ordonner par le peuple, pour leur aider à vivre,
à chacun un triobole38 par jour.
LXVII. Il e� bien certain que ce même Démétrius
Phalérien, en réformant l'état d'Athènes, ordonna qu'à la
mère et à la fille serait donnée du public par chacun jour
une drachme d'argent, et ne doit-on point trouver nou­
veau que le peuple d'Athènes ait eu si grand soin
d'exercer charité envers ces femmes-là, qui étaient res­
séantes en la ville, attendu qu'autrefois, étant averti
comme une petite-fille d' Ari�ogiton était en l'île de
Lemnos en bien pauvre et petit état, et que pour sa
pauvreté elle ne pouvait pas trouver mari, il la fit venir
à Athènes, et la maria en l'une des plus nobles maisons
de la ville, et si lui donna pour douaire une possession
au bourg de Potamos. Cette ville a toujours fait par le
passé, et fait encore de présent jusques à notre temps de
grands aaes de bonté et d'humanité, pour lesquels elle
e� à bon droit grandement louée, prisée et honorée de
ehacun37 •
VIE DE CATON
LE CENSEUR

1. Patrie et ancêtres de Marcus Caton. II. Son éloquence, sa valeur.


IV. Avantages qu'il tire des exemples de Curius. V. Et des
leçons du philosophe Néarque. VI. Ses travaux champêtres. Il
vient à Rome. VII. Son e§time pour Fabius Maximus. Il ne veut
pas passer en Afrique avec Scipion. IX. Ses mœurs antiques. Son
économie. XIII. Son intégrité dans l'admini§tration de la Sar­
daigne. XV. Ses paroles mémorables. XIX. Son consulat. Son
expédition en Espagne. Son triomphe. XXIII. Ses faits d'armes
dans la Thrace. XXIV. Dans la Grèce. XXX. Son ardeur pour
la ju§tice. XXXII. li e§t nommé censeur. Sa fermeté. XXXVIII.
Statue qu'on lui érige pour avoir soutenu la discipline et corrigé
les mœurs. XXXIX. Sa réputation et son autorité. XL. Ses
vertus dome§tiques. XLI. Education qu'il donne à son fils.
XLII. Succès de cette éducation. XLIII. Sa conduite envers ses
esclaves. XLV . Il abandonne la culture des terres, et se livre aux
spéculations de commerce et d'intérêt. XLVI. Arrivée de Car­
néade et de Diogène à Rome. XLVII. Sentiments de Caton sur
la philosophie et sur la littérature grecques. XLIX. Sur la méde­
cine. L. Son second mariage. LI. Mort de son fils. Sa con§tance.
Ses travaux littéraires. LII. Sa manière de vivre à la campagne.
LIII. Son avis décide la troisième guerre punique et la ruine de
Carthage. LIV. Sa mort. Sa po§térité.
De l'an f22 à l 'an 601 de Rome, L/9 ans avanl Jésm-Chrifl.

1. Marcus Caton et ses ancêtres étaient, comme l'on


dit, de la ville de Tusculum; mais, avant qu'il allât à la
guerre, et qu'il s'entremît des affaires de la chose publique,
il se tenait et vivait en quelques terres et possessions que
son père lui avait laissées au pays des Sabins. Et, com­
bien qu'il semblât à plusieurs que ses prédécesseurs
eussent été totalement inconnus, toutefois lui-même loue
hautement son père, qui se nommait Marcus comme lui,
disant qu'il avait été vaillant homme et homme de
guerre; et fait aussi mention d'un autre Caton, son
bisaïeul, qui, pour ses vaillances, avait souvent eu de ses
75 2 CA T O N L E CEN S E U R

capitaines les dons e t prix d'honneur que les Romains ont


accoutumé de donner à ceux qui ont fait quelque aél:e de
prouesse notable en une bataille, et que, ayant perdu
cinq chevaux de service en la guerre, la valeur lui en fut
rendue en argent des coffres de la chose publique, parce
qu'il s'était porté en homme de bien1 • Et comme la cou­
tume de parler à Rome fut qu'ils appelaient hommes
nouveaux ceux qui n'étaient point nobles de race, mais
commençaient à s'ennoblir eux-mêmes, et à se faire
connaître par leur vertu2, on appelait Caton, pour cette
cause, homme neuf; et, quant à lui, il confessait bien être
voirement homme neuf quant aux honneurs, offices et
états de la chose publique, mais, quant aux beaux faits
et bons services de ses prédécesseurs, il maintenait qu'il
était très ancien.
II. Il s'appelait au commencement, en son tiers nom,
Priscus; mais depuis, à raison de son grand sens et de sa
suffisance, il fut surnommé Caton, parce que les Romains
appellent un homme sage, et qui a beaucoup vu, Caton3 •
Il était un peu roux de visage, et avait les yeux pers,
ainsi que donne à entendre celui qui composa ces vers
en haine de lui après sa mort :
Ce faux rousseau Porcius aux yeux pers,
Qyi harassait et mordait tout le monde,
Pluton ne veut qu'il entre en ses enfers,
Qyoi qu'il soit mort, de peur qu'il ne lui gronde•.

Au demeurant, quant à la disposition de sa personne, il


était merveilleusement fort et robuste, pour s'être dès
son jeune âge accoutumé à travailler de son corps et à
vivre sobrement, comme celui qui avait été nourri aux
armes et à la guerre dès son commencement, de manière
qu'il était également bien complexionné, et pour la force
et pour la santé. Et, quant à la parole, estimant que
c'était un second corps et un outil non seulement hon­
nête, mais aussi nécessaire à tout homme qui veut vivre
en honneur et manier de grandes affaires, il s'exerçait à
bien parler dans les petites villes et bourgs prochains de
sa maison, là où il allait souvent plaider des causes, et
défendre en jugement ceux qui l'en requéraient; de
manière qu'en peu de temps il se rendit premièrement
bon plaideur, et eut la parole à commandement, et, par
trait de temps, se fit orateur éloquent. Depuis laquelle
CA T O N LE CE N S E U R 7B

suffisance acquise ceux qui l e hantaient ordinairement


commencèrent à apercevoir en lui une gravité de mœurs
et de façons de faire, et une magnanimité digne d'être
employée au maniement de grandes affaires, et de
s'exercer en la lumière d'une chose publique souveraine;
car non seulement il se garda toujours de prendre aucun
salaire ni paiement mercenaire des plaidoyers qu'il faisait
et des causes qu'il soutenait; mais, qui plus est, il ne
tenait pas compte de l'honneur qui lui venait de tel exer­
cice, comme si c'eût été le but principal où il eût prétendu,
mais désirait beaucoup plus se faire connaître et estimer
par l'exercice des armes, et par vaillamment combattre
contre les ennemis; de sorte que, dès qu'il n'était encore
qu'un jeune homme, il avait déjà l'estomac tout cicatrisé
de coups qu'il avait reçus en diverses batailles et ren­
contres contre les ennemis; car lui-même écrit qu'il
n'avait que dix-sept ans quand il alla premièrement à la
guerre, qui fut environ le temps des grandes prospérités
d'Annibal, lorsqu'il courait, brûlait et pillait toute
l'Italie.
III. Or, quand ce venait au fait de combattre, sa cou­
tume était de frapper rudement, jamais ne bouger le
pied, ni reculer en arrière, montrer un visage terrible à
l'ennemi, et lui user de menaces en lui parlant d'une voix
âpre et effroyable; ce qu'il prenait très bien, et enseignait
sagement aux autres à le faire ainsi, parce que telles
choses, comme il disait, effraient bien souvent plus les
ennemis, que ne fait l'épée qu'on leur présente. En allant
par pays il cheminait à pied, portant lui-même ses armes,
et avait quelque serviteur après lui, qui lui portait ce qui
lui était nécessaire pour son vivre, auquel, à ce que l'on
dit, il ne se courrouça jamais pour chose qu'il lui eût
apprêtée à son dîner ou à son souper, mais lui aidait lui­
même le plus souvent à l'apprêter, quand il avait loisir,
après avoir fait ce que le privé soudard était tenu de faire
pour la fortification du camp ou autre affaire. Il ne buvait
jamais, étant à la guerre, que de l'eau, si ce n'était aucune­
fois qu'il se trouvait excessivement altéré; car alors il
prenait un peu de vinaigre; ou bien qu'il se sentait faible;
car alors il buvait de quelque petit vin.
IV. Or était d'aventure l'héritage de Manius Curius,
celui qui gagna par trois fois l'honneur du triomphe, et
la maison où il s'était anciennement tenu, prochaine des
7H CA T O N LE CE N S E U R

terres d e Caton, lequel y allait à l'ébat bien souvent ; et,


voyant le peu de terre qu'il y avait, et comment le logis
était petitement et pauvrement bâti, il pensait en lui­
même quel personnage devait avoir été celui qui, étant
le premier homme des Romains en son temps, et ayant
vaincu et dompté les plus fières et plus belliqueuses
nations d'Italie, et en ayant chassé dehors le roi Pyrrhus,
labourait néanmoins et cultivait avec ses propres mains
ce peu de terre, et habitait en une si pauvre et si petite
métairie ; en laquelle, après ses trois triomphes, des
ambassadeurs, envoyés de la part des Samnites, !'allèrent
quelquefois visiter, et le trouvèrent au long de son foyer,
où il faisait cuire des raves, et lui présentèrent de par
leur communauté une bonne quantité d'or; mais il les
renvoya avec leur or, en leur disant que ceux qui se
contentaient d'un tel souper n'avaient que faire d'or ni
d'argent ; et que, quant à lui, il estimait plus honorable
commander à ceux qui avaient de l'or, que non pas en
avoir. Caton, remémorant ces choses eµ lui-même, s'en
retournait chez lui, et se mettait de rechef à revoir tout
l'état de sa maison, ses terres, sa famille, ses serfs, sa
dépense, et à retrancher toute superfluité, et à travailler
lui-même de ses bras plus que jamais.
V. Au surplus, quand Fabius Maximus reprit la ville
de Tarente, Caton y était sous sa charge en fort grande
jeunesse, là où il prit familière connaissance avec Néar­
que, philosophe pythagoricien, lequel il avait fort désiré
ouïr deviser et discourir de la philosophie. Si lui fit
Néarque les mêmes discours que fait Platon, quand il
appelle volupté la principale amorce et le plus grand
appât de mal faire que les hommes aient ; et quand il dit
que le corps est la première peste de l'âme, et que sa gué­
rison, sa délivrance et sa purgation sont les discours, les
remontrances et contemplations qui la retirent le plus
loin des passions et affeB:ions corporelles6 • Caton adonc
en aima encore davantage la sobriété, la tempérance et
l'accoutumance à se passer et contenter de peu ; car, au
demeurant, on dit qu'il se mit bien tard, et sur l'arrière­
saison de son âge, à apprendre les lettres grecques, et à
lire dans les livres grecs ; entre lesquels il s'aida un peu
de Thucydide, mais beaucoup plus de Démosthène, à
former son style et à dresser son éloquence ; à tout le
moins ses écrits et ses livres le témoignent, qui sont
CA T O N LE CE N S E U R 7H
ornés et enrichis d'opinions, exemples et histoires prises
dans les livres grecs, et trouve-t-on plusieurs de ses sen­
tences et dits moraux, rencontres et réponses aigu ës, qui
en sont translatées de mot à mot•.
VI. Or y avait-il pour lors à Rome un personnage des
plus nobles de la ville, homme d'autorité et de bon juge­
ment pour bien connaître les semences de vertu naissante
en une jeune personne, et encore de plus grande bonté
et honnêteté pour l'avancer et pousser en avant : c'était
Valérius Flaccus, lequel, ayant des terres j oignant à celles
de Caton, et entendant le rapport que ses gens lui fai­
saient de ses mœurs et de sa manière de vivre, lui
contant comme il labourait lui-même sa terre, et qu'il
avait accoutumé de s'en aller de grand matin aux petites
villes d'alenviron avocasser et plaider pour ceux qui
s'adressaient à lui, et puis s'en retournait en sa maison, là
où, si c'était en hiver, il j etait seulement une jaquette7 sur
ses épaules, et, si c'était en été, il s'en allait tout nu tra­
vailler au labourage avec ses serviteurs et ses ouvriers,
puis s'asseyait avec eux à table, buvant de même vin et
mangeant de même pain qu'eux, et tout plein d'autres
telles façons de faire, qui montraient une grande équité,
modération et bonté en lui, et avec cela lui récitaient
aussi quelques beaux dits moraux, et quelques graves
sentences qu'ils avaient ouïes de lui. Ces choses enten­
dues, Valérius commanda un j our qu'on !'allât semondre
à venir souper avec lui, et, après l'avoir un peu hanté
et connu qu'il avait la nature gentille, honnête et civile,
et que c'était comme une bonne plante qui n'avait besoin
que d'être un peu cultivée et transplantée en meilleur et
plus noble terroir, il l'exhorta et lui persuada qu'il s'en
allât à Rome, et se mît à haranguer en public devant le
peuple romain, et se mêler des affaires ; ce qu'il fit, et n'y
fut pas plus tôt introduit, qu'il fut incontinent grande­
ment estimé, et y acquit beaucoup d'amis pour les causes
qu'il défendait, outre ce que Valérius Flaccus le poussait
et mettait fort en avant par le port et la faveur qu'il lui
faisait ; si bien qu'il fut premièrement élu par les voix du
peuple tribun militaire, c'est-à-dire capitaine de mille
hommes de pied, et depuis questeur ; et de là en avant,
étant déjà fort renommé, et, ayant acquis autorité et répu­
tation grande, il fut compagnon et concurrent de Valé­
rius Flaccus dans les principaux et plus dignes offices
CA T O N LE CE N S E U R

et magistratures d e la chose publique; car il fu t créé


consul avec lui, et depuis censeur.
VII. Mais pour son commencement, il choisit entre
tous les anciens sénateurs romains. Q!!intus Fabius
Maximus, auquel il se voua et dédia du tout; et ce, non
pas tant pour son crédit, encore qu'en autorité et en répu­
tation il surmontât tous ceux de son temps, que pour la
gravité de ses mœurs et de sa vie, laquelle il se proposait
comme un très digne miroir et exemple à imiter; à
l'occasion de quoi il ne feignit point d'entrer en pique
et en querelle avec le grand Scipion, qui pour lors, encore
qu'il fût jeune, contendait avec l'autorité, puissance et
dignité de Fabius Maximus, lequel semblait porter envie
à son accroissement. Car, étant Caton envoyé questeur
et surintendant des finances avec lui quand il entreprit
de passer en Afrique8 , et voyant qu'il usait de sa naturelle
libéralité et magnificence accoutumée, en donnant lar­
gement sans rien épargner aux gens de guerre, il lui
remontra un jour franchement que ce n'était pas en la
folle dépense des deniers communs que plus il grevait
et endommageait la chose publique, mais que c'était
en ce qu'il altérait et corrompait l'ancienne simplicité de
leurs prédécesseurs, qui voulaient que leurs soudards
fussent contents de peu, là où il les accoutumait à
employer aux voluptés, délices et choses superflues et
volontaires l'argent qui leur restait après avoir satisfait
à leurs nécessités. Scipion lui fit réponse qu'il ne voulait
point de trésorier qui le contrôlât ainsi, ni qui regardât
de si près à sa dépense, parce que son intention était
d'aller à la guerre à pleines voiles en manière de parler,
et qu'il voulait et entendait rendre compte à la chose
publique des choses qu'il aurait faites, non pas de l'argent
qu'il aurait dépensé.
VIII. Caton, cette réponse ouïe, s'en retourna tout
court de la Sicile à Rome, criant avec Fabius Maximus
en plein sénat, qu'il faisait une dépense infinie, et qu'il
s'amusait à faire jouer des farces et comédies, et à voir des
combats de lutteurs, comme si on l'eût envoyé, non pour
faire la guerre, mais pour faire jouer des jeux. Si firent
tant par leurs crieries, que le sénat commit et députa
quelques-uns des tribuns du peuple pour aller voir sur
les lieux et informer si les charges par eux alléguées
étaient véritables, et si ainsi était, pour le ramener et
CA T O N LE CE N S E U R 757

faire retourner à Rome. Mais au contraire Scipion montra


aux commissaires qui y furent envoyés la viél:oire toute
évidente et assurée en l'appareil et en la provision qu'il
dressait des choses nécessaires à la guerre; et que bien
faisait-il bonne chère en compagnie privée avec ses amis,
quand les affaires lui en donnaient le loisir, mais que pour
quelque libéralité et gracieuseté dont il usât envers les
gens de guerre, il n'en omettait ni ne passait en non­
chaloir chose quelconque de son devoir, ni qui fût de
conséquence; ainsi s'embarqua+il, et se mit à la voile la
droite route de l'Afrique, où il allait faire la guerre.
IX. Au demeurant, pour retourner à Caton, il acqué­
rait tous les jours de plus en plus autorité et crédit par le
moyen de son éloquence, tellement que plusieurs l'appe­
laient le Démosthène romain; mais toutefois sa manière
de vivre était encore bien plus renommée et plus estimée,
pour autant que l'éloquence et la louange de bien dire
était déjà le but ordinaire, auquel aspiraient et tâchaient
de parvenir tous les jeunes hommes romains à l'envi les
uns des autres; mais il s'en trouvait bien peu qui vou­
lussent labourer la terre avec leurs propres mains, comme
faisaient leurs anciens, souper petitement, dîner sans feu
ni appareil de cuisine, ni qui se contentassent d'une robe
simple et d'un logis tel quel, ni bref qui estimassent plus
le non appéter toutes telles délices et superfluités, que les
avoir ni en user; à cause que la chose publique était
déjà si grande, qu'elle ne pouvait plus retenir son
ancienne discipline, cette pureté de son austérité pre­
mière ; mais, pour la longue étendue de son empire, et
pour le grand nombre des peuples qu'elle avait sous elle,
était force qu'elle fût mêlée de plusieurs différentes
façons de vivre, et de divers exemples de mœurs.
X. Au moyen de quoi, ce n'était pas sans occasion que
l'on avait la vertu de Caton en grande admiration, quand
on voyait les autres incontinent recrus et rompus du tra­
vail, ou bien amollis et énervés de délices, et lui au
contraire invincible de l'un et de l'autre, non seulement
durant le temps qu'il fut jeune et convoiteux d'honneur,
mais aussi depuis qu'il fut devenu vieux et chenu, après
son consulat et son triomphe, comme un bon et gentil
champion de lutte, qui, en ayant gagné le prix, ne se
lasserait point de continuer toujours son exercice jusques
à la fin de ses jours. Car il écrit lui-même qu'il ne porta
CA T O N LE CEN S E U R

onques robe qui eût coûté plus d e cent drachmes d'argent,


et qu'il avait toujours bu, tant en son consulat que
durant le temps qu'il avait été chef d'armée, du même
vin que buvaient les manœuvres de sa maison, et que
pour son souper jamais on n'avait acheté au marché de
la viande pour plus de trente as de monnaie romaine;
encore dit-il que c'était afin qu'il eût le corps plus fort
et plus dispos pour pouvoir mieux servir à la chose
publique aux affaires de la guerre. Et dit davantage
qu'ayant quelquefois eu de la succession de l'un de ses
amis qui l'avait fait son héritier une pièce de tapisserie
de haute lice, que l'on apportait lors de Babylone, il la
fit incontinent vendre; et que de toutes les maisons qu'il
avait aux champs, il n'y en avait pas une dont les mu­
railles fussent crépies ni enduites; et outre, qu'il n'acheta
onques serf plus cher que mille cinq cents drachmes,
qui valent environ cent cinquante écus, comme celui qui
ne cherchait pas des serfs délicats, ni de ceux que l'on
achète pour leur beauté, mais des forts et robustes pour
pouvoir porter le travail, comme des charretiers, pale­
freniers et des bouviers; encore voulait-il qu'on les
vendît quand ils devenaient vieux, afin que l'on ne les
nourrît point inutiles. Bref, il disait que l'on n'avait
jamais bon marché d'une chose dont on se pouvait bien
passer, et qu'une chose dont on n'avait que faire, encore
qu'elle ne coûtât qu'un liard•, c'était toujours beaucoup
et trop l'acheter. Il voulait que l'on acquît des héritages
et maisons où il y eût plus à semer et à pâturer, que non
pas à balayer et à arroser; mais quant à cela, aucuns
disaient qu'il le faisait par chicheté et par avarice; les
autres le prenaient en autre sens, et disaient qu'il se
retirait et se resserrait ainsi étroitement, pour inciter les
autres par son exemple à retrancher leur superfluité en
dépense.
XL Toutefois de vendre ainsi les serfs ou les chasser
de la maison, après qu'ils sont envieillis en votre service,
ni plus ni moins que si c'étaient bêtes mues, quand on a
tiré le service de toute leur vie, il me semble que cela
procède d'une part trop rude et trop dure austérité de
nature, et qui pense que d'homme à homme il n'y ait
point de plus grande société qui les oblige réciproque­
ment, que de tant qu'ils peuvent tirer profit et utilité
l'un de l'autre ; et, toutefois, nous voyons que bonté
C A T O N LE C E N S E U R 759

s'étend bien plus loin que n e fait justice, parce que


nature nous enseigne à user d'équité et de justice envers
les hommes seulement, et de grâce et de bénignité quel­
quefois jusques aux bêtes brutes; ce qui procède de la
fontaine de douceur et d'humanité, laquelle ne doit
jamais tarir en l'homme. Car, à la vérité, nourrir les
chevaux usés et rompus de travail en notre service, et
non seulement nourrir les chiens quand ils sont petits,
mais aussi les alimenter et en avoir soin encore quand ils
sont envieillis avec nous, sont offices convenables à une
nature charitable et débonnaire. Comme le peuple
d'Athènes voulut et ordonna du temps que l'on bâtissait
le temple appelé Hécatompédon10 , qu'on laissât aller
francs et libres les mules et mulets qui avaient longue­
ment travaillé à l'achèvement de cette fabrique, et qu'on
les souffrît paître sans leur faire empêchement, là où ils
pourraient; et dit-on qu'il y eut une mule de celles qui
avaient ainsi été délivrées qui d'elle-même se vint pré­
senter au travail, en se mettant au-devant des autres bêtes
de voiture qui traînaient les chariots chargés vers le châ­
teau, en marchant avec elles, comme si elle les eût voulu
inciter et encourager à tirer; ce que le peuple prit tant à
gré, qu'il ordonna qu'elle serait nourrie aux dépens de
la chose publique, tant qu'elle vivrait; et voit-on encore
les sépultures des juments de Cimon, avec lesquelles il
gagna, par trois fois, le prix de la course aux jeux Olym­
piques, et sont lesdites sépultures tout joignant celle de
Cimon. Aussi trouve-t-on plusieurs qui ont inhumé des
chiens qui avaient été nourris avec eux, ou qui leur
avaient toujours fait compagnie, comme, entre les autres,
l'ancien Xantippe enterra son chien sur un chef en la
côte de la mer que l'on appelle encore aujourd'hui le
chef de la Sépulture du chien1 1 , parce que quand le
peuple d'Athènes, à la venue des Perses, abandonna la
ville, ce chien suivit toujours son maître, nageant en
mer côte à côte de sa galère, depuis la côte de terre ferme,
jusques en l'île de Salamine; car il n'est pas raisonnable
d'user des choses qui ont vie et sentiment, tout ainsi
que nous ferions d'un soulier, ou de quelque autre
ustensile, en les jetant après qu'elles sont tout usées et
rompues de nous avoir servi; mais, quand ce ne serait
pour autre cause que pour nous <luire et exerciter tou­
jours à humanité, il nous faut accoutumer à être doux et
CA T O N L E CE N S E U R

charitables jusques à tels petits et menus offices de bonté.


Et, quant à moi, je n'aurais jamais le cœur de vendre
le bœuf qui aurait longuement labouré ma terre, parce
qu'il ne pourrait plus travailler à cause de sa vieillesse,
et encore moins un esclave en le chassant, comme de son
pays, du lieu où il aurait longtemps été nourri, et de la
manière de vivre qu'il aurait de longue main accoutumée,
pour un petit d'argent que j'en pourrais retirer en le
vendant, lorsqu'il serait autant inutile à ceux qui l'achè­
teraient, comme à celui qui le vendrait.
XII. Mais Caton, au contraire, faisant gloire, dit qu'il
laissa en Espagne le cheval duquel il s'était servi à la
guerre, durant son consulat, pour épargner à la chose
publique l'argent qu'il eût coûté à le ramener par mer
en Italie. Or, si cela se doit attribuer à une magnanimité
ou bien à une chicheté, on n'en pourrait alléguer des rai­
sons apparentes d'une part et d'autre; mais, au demeu­
rant, c'était véritablement un personnage d'abstinence
merveilleusement admirable; car, étant chef d'armée, il
ne prit jamais du public plus de trois minots12 de froment
par mois, pour la nourriture de lui et de sa famille, ni
plus d'un minot et demi13 d'orge par jour, pour la nour­
riture de ses chevaux et autres bêtes de voiture.
XIII. Le gouvernement de l'île de Sardaigne lui échut
une fois par le sort, étant préteur, et, au lieu que les autres
préteurs, avant lui, mettaient le pays en grands frais à les
fournir de pavillons, de lits, de robes et autres meubles,
et chargeaient les habitants d'une grande suite de ser­
viteurs, et grand nombre de leurs amis, qu'ils traînaient
toujours quant et eux, et d'une grosse dépense qu'ils
faisaient ordinairement en banquets et fêtoyements; lui,
au contraire, y fit un changement de superfluité excessive
en simplicité incroyable; car il ne leur fit pas coûter, pour
lui, un tout seul denier, parce qu'il allait faisant sa visi­
tation par les villes, à pied, sans monture quelconque, et
le suivait seulement un officier de la chose publique, qui
lui portait une robe et un vase à offrir du vin aux dieux
dans les sacrifices. Mais, comme il se montrait ainsi
simple et facile aux sujets en telles choses, aussi leur
faisait-il d'autre côté bien sentir sa gravité et son austé­
rité dans les choses qui concernaient le fait de la justice,
là où il ne pardonnait à personne, et dans les ordonnances
et commandements, qu'il leur faisait au nom de la chose
CA T O N L E CE N S E U R

publique ; car là il y était si sévère et si âpre, qu'il ne


voulait pas que l'on y faillît d'un seul point, tellement
que l'Empire romain ne fut jamais ni plus aimable, ni
plus redoutable aux habitants de la Sardaigne, qu'il fut
sous son gouvernement.
XIV. Ce que son style même et sa manière d'écrire et
de parler nous représente évidemment ; car elle est plai­
sante et néanmoins grave, douce et épouvantable, gaie et
austère, sentencieuse et toutefois familière, telle qu'il
faut à disputer ; ni plus ni moins que Platon dit que
Socrate, à l'aborder, semblait, de prime face, homme
ignorant et grossier à ceux qui n'en connaissaient que
le dehors, ou moqueur et piquant en paroles ; mais,
quand on le venait à sonder jusques au fond et pénétrer
au-dedans, on le trouvait plein de graves sentences, de
raisons, remontrances et discours qui atteignaient si bien
les cœurs au vif qu'elles faisaient venir les larmes aux
yeux des écoutants, et tournaient les hommes en tel sens
comme il voulait. Pourtant ne puis-je entendre quelle
raison meut ceux qui tiennent que le style de Caton res­
semble à celui de Lysias ; toutefois laissons en faire le
jugement à ceux qui font profession de discerner les
divers genres d'orateurs et les différentes formes de style ;
car, quant à moi, je me contenterai, pour le présent, de
mettre par écrit seulement quelques-uns de ses beaux
dits et sentences notables, parce que je suis d'opinion
que les mœurs des hommes se découvrent beaucoup
mieux par les paroles, que non pas par les traits du
visage, comme plusieurs estiment.
XV. Un jour donc qu'il tâchait à détourner le peuple
romain, lequel voulait à toute force que l'on f ît, hors de
saison, une distribution gratuite de blé à chaque citoyen
de Rome, il commença sa harangue par une telle préface :
« Il est bien difficile, seigneurs Romains, de réduire à la
» raison, par remontrances, un ventre qui n'a point
» d'oreilles. » Et une autre fois, en blâmant la mauvaise
police qui lors était à Rome, il dit : « �'il était malaisé
» préserver de ruine une cité en laquelle un poisson se
» vendait plus qu'un bœuf ».
Il disait aussi : « �e les Romains ressemblaient un
» troupeau de moutons ; car, tout ainsi que chaque
» mouton à part n'obéit pas au berger, mais, quand ils
» sont ensemble, alors ils suivent tous, l'un pour l'amour
CA T O N L E CE N S E U R

» d e l'autre, ceux qui vont devant; aussi, disait-il, quand


» vous êtes tous ensemble, vous vous laissez mener par
» le nez à tels de qui chacun de vous à part ne voudrait
» pas prendre le conseil en ses privées affaires. » Et une
autre fois, en devisant de la puissance que les dames
romaines avaient sur leurs maris, « Les autres hommes,
» dit-il, commandent à leurs femmes, et nous à tout le
» demeurant des hommes, et nos femmes nous corn­
» mandent. » Mais ce dernier est emprunté et translaté
des dits aigus de Thémistocle, lequel, comme son fils lui
fit faire beaucoup de choses par le moyen de sa mère, dit
un jour à sa femme : « Les Athéniens commandent au
» demeurant des Grecs, moi aux Athéniens, toi à moi,
» et ton fils à toi; pourtant admoneste-le qu'il use un peu
» plus modérément et plus réservément de la licence
» qu'on lui permet, par le moyen de laquelle il a, tout
» étourdi et fol qu'il est, plus de puissance et d'autorité
» que nul autre des Grecs. »
Il disait aussi : « �e le peuple romain ne mettait pas
» seulement le prix et la valeur aux diverses sortes de
» pourpre, mais aussi aux études et aux exercices de la
» jeunesse; car tout ainsi, disait-il, que les teinturiers
» teignent le plus souvent la couleur qu'ils voient être
» la plus requise, et qui plus universellement plaît aux
» yeux des hommes, aussi les jeunes gens romains
» mettent peine d'apprendre, et s'adonnent aux états,
» vacations et exercices à qui plus vous donnez de
» louange, et que plus vous honorez. »
XVI. Il admonestait ordinairement les Romains que,
si par vertu et par tempérance ils étaient devenus ainsi
grands et puissants, ils ne se muassent point en pis; ou
s'ils s'étaient faits grands par vice et par intempérance,
qu'ils se changeassent en mieux, parce que par ces
moyens-là ils seraient déjà devenus assez grands. Il disait
aussi que ceux qui briguaient ambitieusement et souvent
les états et offices de la chose publique, semblaient avoir
peur de faillir leur chemin, et pour cette cause qu'ils
voulaient toujours avoir des huissiers et des massiers
devant eux pour les conduire, de peur qu'ils ne s'éga­
rassent par la ville. Il reprenait aussi ceux qui élisaient
plusieurs fois de mêmes personnes à mêmes magistra­
tures : « Car il semble, dit-il, ou que vous n'estimez pas
» beaucoup vos magistrats, ou que vous n'avez pas beau-
CA TON LE CE N S E U R
» coup d'hommes que vous jugiez dignes d e vous admi­
» nistrer. »
Il y avait un de ses ennemis qui menait une méchante,
malheureuse et honteuse vie, duquel il soulait dire que,
quand sa mère prie aux dieux qu'ils le laissent sur la terre,
elle ne cuide pas prier, mais maudire, comme vou­
lant dire que c'était une peste au monde. Et d'un
autre qui avait vendu les terres et héritages que son père
lui avait laissés, étant au long de la marine, en le mon­
trant au doigt, il faisait semblant de s'ébahir comment
il était si puissant homme, qu'il avait plus de force que
n'avait la mer; car ce que la mer va minant petit à petit
en long temps et à grand peine, lui l'a avalé tout à un
coup. Une autre fois que le roi Eumène était venu à
Rome, le sénat lui fit un accueil merveilleux, et s'effor­
çaient tous les plus gros personnages de la ville à le
caresser et honorer à l'envi l'un de l'autre; mais Caton
au contraire montrait évidemment qu'il avait toutes ces
caresses pour suspeaes, et se gardait de le hanter; et
comme quelqu'un de ses familiers lui dit : « Je m'émer­
» veille bien comme vous fuyez ainsi la fréquentation du
» roi Eumène, vu que c'est un si bon prince, et qui tant
» veut de bien aux Romains. - Je veux bien, répondit-il,
» qu'il soit ainsi; mais, comment qu'il en aille, un roi est
» toujours de sa nature une bête ravissante, et qui vit
» de proie 14 ; et si n'y eut onques roi, tant fût-il loué et
» estimé, qui méritât d'être comparé à un Épaminondas,
» un Périclès, un Thémistocle, ni à un Manius Curius,
» ou à un Amilcar surnommé Barca. »
XVII. Il disait aussi que ses ennemis lui portaient
envie, parce qu'ordinairement il se levait la nuit avant le
jour, et oubliait ses particulières affaires pour vaquer aux
publiques. Et affirmait qu'il aimait mieux être privé de la
récompense d'un bienfait que non puni d'un méfait, et
qu'il pardonnait à tous autres qui faillaient par erreur,
excepté à soi-même. Un jour, comme le peuple eut élu et
député trois ambassadeurs pour envoyer au royaume de
Bithynie, dont l'un avait les pieds tout gâtés de goutte,
l'autre la tête toute pleine de trous et de fosses, pour les
coups qu'il y avait eus, et le tiers était tenu pour fol,
Caton en se riant se prit à dire : « �e l'on envoyait une
» ambassade qui n'avait ni pieds, ni tête, ni cœur15 ».
Scipion le pria une fois en faveur de Polybe, pour les
CA TON L E CEN S E U R
bannis d u pays d 'Achaïe; l a matière fu t mise en délibé­
ration du sénat, là où il y eut grande dispute et grande
diversité d'opinions entre les sénateurs, parce que les
uns voulaient qu'ils fussent restitués en leurs maisons et
en leurs biens, les autres l'empêchaient, et Caton, se
dressant en pieds, leur dit : « Il semble que nous n'ayons
» autre chose à penser ni à faire, vu que nous nous amu­
» sons tout un jour à disputer et contester, à savoir si
» ces vieillards grecs ici seront portés en terre par les
» fossoyeurs et porteurs de Rome, ou bien par ceux
» d'Achaïe. » Si fut à la fin conclu et arrêté qu'ils seraient
remis et restitués en leur pays; mais quelques jours après
Polybe voulut de rechef présenter requête au sénat, ten­
dant à ce que ces bannis restitués par ordonnance du
sénat eussent les mêmes états et honneurs en Achaïe
qu'ils y avaient quand ils en furent déchassés; mais, avant
que le faire, il voulut premièrement sonder ce qu'il en
semblait à Caton, lequel lui répondit en riant : « Il me
» semble, Polybe, que tu fais comme Ulysse, qui, étant
» une fois échappé de la caverne du géant Cyclope, y
» voulut retourner pour aller querir son chapeau et sa
» ceinture qu'il y avait oubliés16 • »
Il disait aussi que les sages apprenaient et profitaient
plus des fous, que ne faisaient les fous des sages; parce
que les sages voyaient les fautes que font les fous, et se
donnent garde d'y tomber, là où les fous ne s'étudient
point à imiter les beaux et bons aB:es que font les sages.
Il disait davantage qu'il aimait mieux les jeunes hommes
qui rougissaient, qu'il ne faisait ceux qui pâlissaient; et
qu'il ne voulait point de soudards qui remuassent les
mains en allant par les champs, ni les pieds en com­
battant, ni qui ronflassent plus fort en dormant qu'ils ne
criaient en se battant.
XVIII. Et un jour, blâmant quelqu'un qui était extrê­
mement gras et replet, « A quoi, dit-il, pourrait être utile
» à la chose publique un corps qui depuis le menton
» jusques à la nature n'est rien que ventre ? » A un autre
homme voluptueux qui cherchait à !'accointer, et à
entrer en familiarité avec lui, « Je ne saurais, dit-il en le
» refusant, vivre ni converser avec homme qui ait le
» palais et la langue plus sensibles que le cœur. » Il disait
aussi : « �e l'âme d'un amoureux vivait en corps
» d'autrui; et qu'en toute sa vie, il s'était repenti de trois
CA T O N LE CENSEUR

» choses : la première, s'il avait jamais dit aucune chose


» de secret à femme; la seconde, s'il était onques allé par
» eau là où il eût pu aller par terre; la troisième, s'il avait
» passé un jour entier sans rien faire17 ». Et à un vieillard
de mauvaise vie, en le reprenant, « Vieillard, dit-il, la
» vieillesse a de soi-même assez d'autres laideurs; n'y
» ajoute point encore celle qui procède de vice. » Et à
un tribun du peuple séditieux, que l'on soupçonnait
d'être un empoisonneur, et qui tâchait à faire passer à
toute force et autoriser par le peuple un édit qui était
inique, « Je ne sais, dit-il, lequel des deux est le pire, ou
» de boire les breuvages que tu bailles, ou de recevoir
» les édits que tu persuades. » Une autre fois, étant
injurié par un qui avait toujours vécu désordonnément
et méchamment, « Je ne suis pas, dit-il, pareil à toi en
» cette façon de combattre à injures; car tu es tout accou­
» tumé et à dire facilement et à souffrir aisément que l'on
» ne dise outrage et vilenie, là où, quant à moi, je n'ai
» point accoutumé d'en ouïr, ni ne prends point de plaisir
» à en dire. » Voilà quelle était la manière de ses ren­
contres et sentences notables, au moins de celles que l'on
nous a laissées par écrit, par lesquelles on peut conjec­
turer de quelles mœurs et de quelle nature il était.
XIX. Or, après qu'il eut été consul avec son ami
Valérius Flaccus, il lui échut, par le sort, le gouverne­
ment de l'Espagne, qui est deçà la rivière de Bétis; et,
comme il y faisait la guerre, en conquérant aucuns des
peuples par force d'armes, et gagnant les autres par
amiable voie, il se trouva tout à un coup surpris et envi­
ronné d'une grande et grosse armée des Barbares, telle­
ment qu'il était en grand danger d'être honteusement
pris prisonnier, ou bien tué sur-le-champ; parquoi il
envoya soudainement demander du secours aux Celti­
bériens, qui sont voisins de la marche où lors il se
trouvait. Ces Celtibériens lui demandèrent deux cents
talents pour salaire de l'aller secourir; ce que les autres
Romains qui étaient autour de lui ne pouvaient com­
porter, que l'on achetât ainsi le secours de ces Barbares;
mais Caton leur répondit qu'ils s'abusaient, parce qu'il
n'y avait en cela ni danger ni déshonneur : « Car, si nous
» gagnons la bataille, nous leur paierons ce que nous
» leur aurons promis des dépouilles et de l'argent de
» nos ennemis; et, si nous la perdons, eux et nous y
CATON LE CENSEUR
» demeurerons, tellement qu'il n'y aura plus ni qui paie
» ni qui demande à être payé. » A la fin il gagna cette
bataille; mais ce fut après l'avoir bien débattue, et,
depuis, lui succédèrent ses affaires fort heureusement;
car Polybe écrit qu'à son mandement les murailles de
toutes les villes qui sont deçà la rivière de Bétis furent
toutes abattues et rasées en un jour, et si y en avait un
grand nombre pleines de bons hommes de guerre. Il
écrit bien lui-même qu'il prit plus de villes en Espagne
qu'il n'y demeura de jours; ce qui n'e� point vaine van­
terie, si ce que l'on en trouve par écrit e� véritable, qu'il
y en avait bien quatre cents. Et, combien que les sou­
dards, en ce voyage, eussent bien fait sous lui leurs
besognes, et qu'ils eussent beaucoup gagné; toutefois
encore leur fit-il dép;utir à chacun une livre pesant
d'argent, disant qu'il valait mieux que plusieurs retour­
nassent en leurs maisons avec de l'argent, que peu avec
de l'or; mais quant à lui, il affirme que, de tout le butin
qui fut gagné sur les ennemis, il n'en était jamais rien
venu jusques à lui, sinon ce qu'il en avait bu et mangé :
« Non pas, dit-il que je blâme ceux qui tâchent à s'enri­
» chir de telles dépouilles, mais parce que j'aime mieux
» étriver et combattre de la vertu avec les plus vertueux,
» que des richesses avec les plus riches, ni de la convoi­
» tise d'amasser avec les plus avaricieux. »
XX. Et si ne se maintenait pas lui seul pur et net de
toutes corruptions et concussions, mais aussi tous ses
dome�iques et autres qui dépendaient de lui. Il avait en
ce voyage-là d'Espagne cinq de ses serviteurs avec lui,
dont l'un, qui se nommait Paccus, acheta trois jeunes
garçons de ceux que l'on avait pris à la guerre, quand on
vendit le pilla$e au plus offrant. Caton le sut; de quoi le
serviteur eut st grande frayeur, qu'il se pendit et étrangla
lui-même, de peur de venir devant la face de son maître;
et Caton fit revendre les garçons, et en mettre l'argent
qu'ils avaient été vendus aux coffres de l'épargne
publique.
XXI. Au re�e, lui étant encore en Espagne, Scipion­
le-Grand, qui était son ennemi et voulait empêcher le
cours de ses prospérités, et aussi avoir l'honneur de para­
chever la conquête de toutes les Espagnes, fit tant à
Rome par ses menées, que le peuple l'élut pour aller au
lieu de Caton. Si ne fut pas plus tôt député à cette charge,
CATON LE CENSEUR

qu'il se hâta, à la plus grande diligence qu'il lui fut pos­


sible, de s'y en aller, afin de tant plus tôt faire cesser et
expirer l'autorité et la puissance de Caton; lequel, ce
voyant, prit seulement cinq enseignes de gens de pied,
et cinq cents chevaux pour l'accompagner et reconduire,
avec lesquels toutefois, en passant chemin, il subjugua un
peuple d'Espagne qui se nomme les Lacétaniens, et
reprit six cents traîtres qui étaient passés du camp des
Romains et allés se rendre aux ennemis, lesquels il fit tous
mourir, dont Scipion fut fort marri [disant que Caton lui
faisait tort]; mais Caton, se moquant de lui [sous paroles
couvertes], disait : « QEe c'était le vrai moyen par lequel
» la cité de Rome deviendrait très grande et très floris­
» sante, quand les citoyens, qui seraient descendus et
» extraits d'ancienne noblesse, ne voudraient point souf­
» frir que les hommes neufs, et venus de bas lieu, empor­
» tassent le prix de la vertu devant eux; et aussi, quand
» ceux qui seraient nés en petit lieu et issus de race popu­
» Jaire combattraient à qui seraient plus vertueux, à l'en­
» contre de ceux qui les surmonteraient en noblesse de
» sang et en gloire de leurs ancêtres ».
XXII. Toutefois, arrivé qu'il fut à Rome de retour, le
sénat ordonna que rien ne serait changé ni mué de tout
ce que Caton aurait fait ou institué durant le temps de
sa magistrature, tellement que le gouvernement que
Scipion avait si affeél:ueusement requis et pourchassé en
Espagne, lui diminua plus sa gloire qu'il ne fit celle de
Caton, parce que tout son temps se passa en paix, sans
qu'il y eût matière d'y faire exploit aucun digne de
mémoire.
XXIII. Au surplus, Caton, après avoir été consul, et
obtenu l'honneur du triomphe, ne fit point comme
beaucoup d'autres, qui ne se proposent pas la vraie vertu
pour leur but, mais seulement l'honneur et la gloire du
monde; au moyen de quoi, depuis qu'ils sont parvenus
aux suprêmes degrés d'honneur, comme quand ils ont
été consuls, ou qu'ils ont obtenu quelque triomphe, ils
se retirent de l'administration des affaires de la chose
publique, pour, de là en avant, vivre à leur aise en délices,
sans plus se vouloir entremettre de rien. Mais au con­
traire, Caton n'abandonna jamais l'exercice de vertu;
mais, tout ainsi que ceux qui ne font que commencer à
venir au monde, et qui sont, par manière de dire, affamés
CATON LE CENSEUR

d'honneur et de réputation, il recommença tout de nou­


veau, en prenant autant ou plus de peine que jamais, et
se présentant ordinairement sur la place pour faire plaisir
tant à ses amis qu'à tous autres citoyens qui avaient
besoin de son conseil ou de sa peine, défendant leurs
causes en jugement, et les accompagnant en leurs charges
de guerre, comme il accompagna Tibérius Sempronius
étant consul, et fut l'un de ses lieutenants en la conquête
du pays de la Thrace et des provinces voisines de la
rivière du Danube en cette marche.
XXIV. Et encore depuis, il fut en la Grèce en état de
tribun militaire, ou colonel de mille hommes de pied,
sous Manius Acilius, contre le roi Antiochus, surno.nmé
le Grand, lequel épouvanta autant les Romains, que fit
onques ennemi après Annibal; car, ayant conquis tous
les royaumes et provinces de l'Asie qu'avait auparavant
tenues Séleucus Nicanor, et ayant dompté et réduit à son
obéissance plusieurs barbares nations fort belliqueuses,
il en eut le cœur si élevé, qu'il osa bien entreprendre la
guerre contre les Romains, comme contre ceux qui seuls
lui restaient dignes et assez puissants pour contester de
l'empire à l'encontre de lui. Si prit une couleur pour ce
faire, et une couverture honnête, disant que c'était pour
affranchir et remettre en liberté les Grecs qui n'en avaient
aucun besoin, attendu qu'ils vivaient lors à leurs lois,
ayant été nouvellement affranchis de la servitude du roi
Philippe et des Macédoniens par le bénéfice des Romains;
mais, nonobstant cela, il passa de l'Asie en la Grèce, avec
une grosse et puissante armée, et fut incontinent toute la
Grèce en grand branle, sollicitée par les belles promesses
et grandes espérances que leur mettaient devant les yeux
ceux qui étaient au gouvernement des cités, que le roi
avait corrompus et gagnés par argent.
XXV. A l'occasion de quoi, Manius y envoya des
ambassadeurs par les villes, entre lesquels Titus O!:!intius
Flaminius en fut l'un, qui retint en office et garda de
s'émouvoir la plus grande partie des peuples qui déjà
commençaient à prêter l'oreille à ces nouvelletés, ainsi
que nous avons plus au long déclaré en sa vie; mais
Caton, qui y fut aussi envoyé, ramena à la raison les
Corinthiens, ceux de Patras et les Égiens, et séjourna
assez longuement en la ville d'Athènes. Et y en a qui
disent que l'on trouve encore une sienne harangue en
CATON LE CENSEUR

langage grec, qu'il prononça devant le peuple d'Athènes


à la louange des anciens Athéniens, là où il dit qu'il avait
eu grand plaisir de voir Athènes, pour la beauté et la
grandeur de la ville; mais cela e� faux; car il parla aux
Athéniens par un truchement, combien qu'il eût bien pu
haranguer en grec s'il eût voulu; mais il se contentait
tant des lois et coutumes de son pays, et du langage
romain qu'il se moquait de ceux qui louaient et avaient
en admiration le grec; comme il se moqua de Po�hu­
mius Albinus, lequel a écrit une hi�oire en langue
grecque, où il prie les leéteurs en son prologue que l'on
l'excuse s'il y a quelque imperfeétion au langage : « Car
» il eût bien mérité, disait Caton, qu'on lui pardonnât,
» voirement s'il eût été contraint d'lcrire son hi�oire en
» langage grec par ordonnance des états de la Grèce,
» qui s'appelle le conseil des Amphiétyons. » Mais on dit
que les Athéniens s'émerveillèrent grandement de la
soudaineté et brièveté de son langage, parce que ce qu'il
avait dit rondement en peu de paroles, le truchement leur
interprétait et redisait par une longue circuition et grande
traînée de langage, tellement qu'il leur laissa et imprima
cette opinion, que le parler ne sortait aux Grecs que des
lèvres et aux Romains du cœur.
XXVI. Or avait le roi Antiochus occupé les pas et
détroits des montagnes, que l'on nomme les Thermo­
pyles, par où l'on entre en la Grèce, et les avait remparés
tant de son armée, qui était campée au pied de la mon­
tagne, que de murailles et de tranchées qu'il y avait fait
faire à la main, outre les naturelles fortifications des lieux
de montagne, et se reposait sur lesdits remparements,
cuidant bien avoir du tout arrêté là, et diverti ailleurs le
fort de la guerre; aussi n'espéraient pas les Romains de
les pouvoir forcer de front; mais Caton, remémorant en
soi-même le circuit que jadis avaient fait les Perses pour
semblablement pénétrer au-dedans de la Grèce, se partit
une nuit du camp avec partie de l'armée pour essayer s'il
pourrait trouver le même chemin du tour que firent les
Barbares18 ; mais, ainsi qu'ils cheminaient contremont
la montagne, leur guide, qui était l'un des prisonniers
que l'on avait pris au pays, faillit le chemin, et les égara
en lieux fort âpres et fort malaisés, dont les soudards
entrèrent en grand effroi. Et lors Caton, voyant le danger
auquel il les avait mis, commanda à toute la troupe que
770 CATON LE CENSEUR

l'on ne bougeât de là, et que l'on l'y attendît de pied


coi; et cependant lui seul avec un autre nommé Lucius
Manlius, homme fort dispos de sa personne, et habile
pour gravir contre les rochers des montagnes, se mit en
chemin avec une peine incroyable, et non moindre danger
de sa vie, marchant la nuit toute noire, que la lune ne
luisait point, à travers des oliviers sauvages, et entre des
rochers hauts et droits qui les gardaient de voir devant
eux, tellement qu'ils ne savaient où ils allaient, jusques à
ce qu'ils tombèrent en un petit sentier, lequel à leur avis
s'allait rendre au pied de la montagne, à l'endroit où était
le camp des ennemis. Si mirent quelques brisées et
enseignes sur les plus hautes croupes des rochers, et que
l'on pouvait choisir à l'œil de plus loin au-dessus du
mont qui s'appelle Callidromus; puis, cela fait, s'en
retournèrent en arrière pour quenr leurs gens, qu'ils
conduisirent vers leurs enseignes, tant qu'ils entrèrent en
leur sentier, là où ils disposèrent leurs soudards en ordre
pour marcher; mais ils n'eurent r.as guères cheminé par
ce chemin qu'il avait trouvé, qu'il leur faillit tout court,
parce qu'ils rencontrèrent une grande fondrière qui les
mit de rechef en plus grande détresse, et leur fit plus
grande frayeur qu'auparavant, ne sachant pas qu'ils
fussent si près de leurs ennemis, comme à la vérité ils
étaient.
XXVII. Le jour commençait déjà un petit à poindre, et
fut avis à l'un de ceux qui marchaient devant qu'il oyait
quelque bruit, et qu'il entrevoyait tout au bas au pied
des rochers, le camp des Grecs, et quelques-uns qui
faisaient le guet; par quoi Caton fit là arrêter toute la
troupe, et commanda que les soudards firmaniens18 , sans
autres, vinssent devers lui, parce qu'il les avait toujours
trouvés fort fidèles et fort prompts à exécuter ses com­
mandements. Ils ne faillirent pas à accourir incontinent,
et à se ranger tout autour de lui, et alors il leur parla
en cette manière : « Compagnons, il e� besoin que j'aie
» entre mes mains quelqu'un de nos ennemis vif, pour
» enquérir et savoir de lui qui sont ceux-là qui gardent
» ce pas de montagne, en quel nombre ils sont, quel ordre
» ils tiennent, comment ils sont campés et armés, et en
» quel équipage ils délibèrent de nous attendre. Le moyen
» de ce faire Sît en vitesse et hardiesse de l'aller soudai­
» nement ravir et surprendre, comme font les lions, qui,
CATON LE CENSEUR 771

» sans aucunes armes ne feignent point de s'aller ruer au


» milieu d'un troupeau de bêtes timides. » Il n'eut pas
plus tôt achevé ces paroles, que les soudards firmaniens
se prirent à courir à val de la montagne, tout ainsi qu'ils
étaient, droit à ceux qui faisaient le guet, et, les chargeant
en désordre, les mirent aisément tous en déroute, et en
saisirent un au corps avec ses armes, qu'ils amenèrent
aussitôt à Caton, lequel par la déposition du prisonnier
fut averti comme le fort de l'armée des ennemis était
logé avec le roi en personne dans le détroit même et
dans la vallée de la montagne; mais que ceux qu'ils
voyaient étaient six cents Étoliens, tous hommes d'élite
que l'on avait choisis et ordonnés pour garder quelques
croupes de rochers au-dessus du camp d'Antiochus.
XXVIII. �oi entendu, Caton, sans en faire autre­
ment compte, tant pour le petit nombre qu'ils étaient,
que pour le mauvais ordre qu'ils gardaient, fit inconti­
nent sonner les trompettes, et marcher ses gens en
bataille avec grands cris, cheminant lui-même le premier
devant toute sa troupe l'épée traite en la main; mais,
aussitôt que les Étoliens le virent descendre des rochers
et venir droit à eux, ils se mirent à fuir vers leur grand
camp, là où ils emplirent tout d'effroi, de trouble et de
désarroi. Et, d'autre côté, Manius, au même instant,
donna l'assaut aux murailles et fortifications que le roi
avait fait faire à travers les vallées et détroits des mon­
tagnes; auquel assaut Antiochus même reçut un coup de
pierre sur le visage, qui lui jeta des dents hors de la
bouche, tellement que pour la douleur qu'il en sentit il
détourna son cheval, et se tira arrière de la presse; et
adonc n'y eut-il plus rien en son armée qui fît tête, ni qui
pût soutenir l'impétuosité des Romains; mais, combien
que les lieux fussent fort malaisés pour fuir, à cause qu'il
était impossible de s'écarter, parce que d'un côté ils
avaient les hauts rochers coupés, et de l'autre côté les
fondrières et les marais fort profonds, dans lesquels ils
tombaient, s'il advenait que les pieds leur glissassent ou
que l'on les poussât, néanmoins, ils se jetaient les uns sur
les autres à travers les détroits, et s'entrepoussaient tel­
lement qu'ils se perdaient eux-mêmes, de peur des coups
d'épée que leur tiraient les Romains. Et là Marcus Caton,
qui n'était jamais chiche de célébrer et prêcher ses
louanges, et qui n'avait point de honte de haut louer soi-
772 CATON LE CENSEUR

même tout ouvertement, estimant que c'était une suite


qui devait toujours accompagner les grandes prouesses
et les hauts faits d'armes, ajouta à ce glorieux exploit une
brave magnificence et hautesse de paroles : car il écrit lui­
même que ceux qui lé virent ce jour-là chassant et fou­
droyant les ennemis, furent contraints de confesser que
Caton ne devait point tant au peuple romain, comme le
peuple romain devait à Caton, et que le consul même
Manius, bouillant encore de l'ardeur du combat, le tint
longuement embrassé, tout chaud aussi d'avoir chassé
les ennemis, et qu'il s'écria tout haut, de grande joie, que
ni lui ni le peuple romain ne sauraient payer à Caton
loyer égal à ses mérites.
XXIX. Après cette bataille, le consul l'envoya à Rome
pour porter lui-même de bouche les nouvelles de cette
viél:oire; si s'embarqua tout incontinent, et eut le temps
si à propos qu'il traversa la mer sans fortune jusques à
Brindes, et de là alla jusques à Tarente en un jour, et
de Tarente en quatre autres jours à Rome, tellement qu'il
y arriva en cinq journées, depuis qu'il eut pris terre en
Italie, et fit si bonne diligence qu'il fut le premier qui y
apporta les nouvelles de cette viél:oire; si emplit à son
arrivée toute la ville de réjouissance et de sacrifices, et le
peuple romain de grande et hautaine opinion de soi­
même, comme celui qui se persuada être désormais assez
puissant pour conquérir la monarchie du monde, tant
par mer que par terre. Ce sont là presque tous les plus
beaux et les plus notables faits d'armes de Caton.
XXX. Mais, quant aux aél:es civils, en matière de gou­
vernement, il semble qu'il avait cette opinion que pour­
suivre les méchants en justice, était l'une des principales
choses à quoi devait vaquer et s'appliquer un homme de
bien et bon gouverneur de chose publique, car lui seul
en accusa plusieurs, et se souscrivit en compagnie avec
d'autres qui en accusaient aussi. Bref, il suscitait toujours
quelque accusateur, comme il fit un certain Pétilius à
l'encontre de Scipion; mais, quant à celui-là, voyant bien
que, pour la noblesse de sa maison, et pour la vraie
magnanimité et grandeur de courage qui était en lui, il
mettait sous les pieds toutes les calomnies et imputa­
tions20 que l'on proposait à l'encontre de lui, n'espérant
pas le pouvoir jamais faire condamner à mourir, il se
déporta de la poursuite; mais bien se formalisa-t-il avec
CATON LE CENSEUR 1n
d'autres accusateurs à l'encontre de Lucius Scipion,
son propre frère21 , et le poursuivit de sorte qu'il le fit
condamner en amende d'une bien grosse somme de
deniers envers la chose publique, laquelle ne pouvant
payer, il fut en grand danger d'être pris au corps et
constitué prisonnier, et eut fort affaire à s'en sauver en
appelant de la sentence devant les tribuns du peuple.
XXXI. Auquel propos l'on conte que, quelque jour,
passant à travers la place, il rencontra en son chemin un
jeune homme, lequel venait d'obtenir sentence par
laquelle il avait fait noter d'infamie un des plus grands
ennemis de son père, naguère décédé, et que Caton, avec
une chère joyeuse l'embrassa et lui dit: « C'est cela, mon
» fils, c'est cela que les gentils enfants doivent sacrifier
» et offrir à l'âme de leur père, non pas des agneaux ni
» des chevreaux, mais les larmes et condamnation de
» leurs ennemis et •adversaires. » Mais comme il tra­
vaillait bien les autres, aussi n'était-il pas lui-même sans
danger en l'administration de la chose publique; car, s'il
donnait la moindre prise du monde sur lui, il était incon­
tinent mis en justice par ses malveillants, de manière que
l'on dit qu'il fut accusé près de cinquante fois, à la der­
nière desquelles il était âgé de quatre-vingt-six ans; et
fut là où il dit une parole, qui depuis a été bien recueillie
et bien notée, « Q!!'il était malaisé de rendre compte et
» raison de sa vie, devant les hommes d'un autre siècle
» que de celui auquel on avait vécu ». Et encore ne fut
pas ce procès-là le dernier de ses combats; car quatre ans
depuis, en l'âge de quatre-vingt-dix ans22 , il accusa
Servius Galba. Ainsi vécut-il, comme Nestor, presque
trois âges d'homme, toujours en continuelle aB:ion. Car,
ayant eu de grandes piques et grands différends, touchant
les affaires de la chose publique, à l'encontre du premier
Scipion, surnommé l'Africain, il passa outre jusques au
temps du second Scipion, lequel fut adopté par le fils
dudit premier Scipion, étant fils naturel et légitime de
Paul-Emile, celui qui défit Persée, le roi de Macédoine.
XXXII. Au demeurant, Marcus Caton, dix ans après
son consulat, demanda l'office de censeur, qui était à
Rome la cime de dignité, et le comble d'honneur le plus
haut où pouvait atteindre un citoyen romain, et, par
manière de dire, le couronnement de toutes les charges
et autorités que l'on peut avoir au gouvernement de la
774 CATON LE CENSEUR

chose publique. Car, entre autres pouvoirs, un censeur a


loi d'enquérir sur la vie, et de réformer les mœurs d'un
chacun; parce que les Romains ont e�imé qu'il ne fallait
pas qu'il fût loisible à chacun de soi marier, engendrer
enfants, vivre chez soi en privé, ni faire banquets et
fe�ins à sa volonté, sans craindre d'en être repris ni
recherché, et qu'il n'était point bon de lâcher la bride à
tout le monde, afin que chacun en fît à sa guise, comme
son appétit l'inciterait, ou que son jugement le guiderait;
mais, e�mant que le naturel et les mœurs des hommes se
découvraient plus en telles choses, que non pas en celles
que l'on fait publiquement en plein jour et devant tout
le monde, ils élisaient deux réformateurs, gardes et cor­
reél:eurs, pour avoir l'œil et engarder que personne ne se
dévoyât du chemin de la vertu en celui de volupté, et ne
transgressât les ordonnances, �atuts et coutumes de leur
chose publique. Lesdits officiers s'appelaient, en langage
romain, censeurs, et y en avait toujours un nécessaire­
ment des anciennes nobles maisons, que l'on nommait
patriciennes et l'autre des populaires. Ils avaient l'autorité
et puissance d'ôter le cheval public au chevalier, et de
débouter et priver un sénateur du sénat, s'il était trouvé
qu'il eût désordonnément et méchamment vécu. A eux
appartenait de faire la prisée et l'e�imation des biens de
chaque citoyen, de discerner les lignées, les âges, les
états et degrés de la chose publique, et en tenir regi�res,
outre plusieurs autres prééminences et prérogatives
qu'avait encore ladite magi�rature.
XXXIII. A raison de quoi, quand Caton s'alla pré­
senter entre les poursuivants, qui demandaient et bri­
guaient ledit office, tous les principaux et les plus nobles
hommes presque du sénat se mirent en effort de l'empê­
cher d'y parvenir; les uns par envie, e�imant que c'était
une honte et une tache à la noblesse de souffrir que des
hommes issus de lieu bas et obscur, et qui étaient les
premiers de leurs races parvenus aux dignités de la chose
publique, fussent tout incontinent ainsi poussés et
avancés jusques aux suprêmes degrés d'honneur, et aux
états d'autorité souveraine. Les autres, qui se sentaient
véreux, et qui savaient bien qu'ils avaient transgressé
les lois et ordonnances de leur pays, rebutaient l'au�érité
et la sévérité de cet homme, pensant bien qu'il n'épar­
gnerait ni ne pardonnerait à personne, quand une fois
CATON LE CENSEUR 77S

il aurait autorité. Parquoi, après en avoir consulté


ensemble, ils lui opposèrent et nùrent à l'encontre
sept compétiteurs, lesquels allaient caressant et ffattant la
commune, avec gracieuses paroles et belles promesses
qu'ils lui mettaient en avant, comme si le peuple eût eu
besoin de magi�rats qui le traitassent doucement, et fissent
les choses à sa volonté. Mais au contraire Caton, sans mon­
trer aucune apparence de vouloir être doux ni gracieux
en l'adnùni�ration dudit office, mais, au contraire, mena­
çant tout publiquement de la tribune aux harangues ceux
qui avaient méchamment et malheureusement vécu; et
criant à haute voix que la ville avait besoin d'une grande
purgation, admone�ait le peuple d'élire non pas les plus
gracieux, mais les plus âpres et plus rigoureux médecins,
comme lui en était un tel qu'il fallait, et entre les patri­
ciens Valérius Flaccus un autre, en compagnie duquel
seul il avait espérance, s'ils étaient élus censeurs ensemble,
de faire un grand bien à toute la chose publique, en cou­
pant et brûlant, comme les têtes d'une hydre, les délices,
la volupté et superfluité qui s'étaient coulées en la chose
publique; et qu'il voyait bien que tous les autres pour­
suivants tâchaient à y parvenir par menées et voies
obliques, parce qu'ils redoutaient ceux qui voclaient y
verser droitement et y faire le devoir de gens de bien.
XXXIV. Là montra bien le peuple romain qu'il était
véritablement magnanime et digne de grands et magna­
nimes gouverneurs; car il ne refuit point la rudesse et
roideur inffexible de ce personnage; mais, en rejetant
tous ces autres gracieux, qui donnaient apparence de
vouloir faire toutes choses au bon plaisir du peuple, il
élut Marcus Caton censeur avec Valérius Flaccus, en lui
obéissant tout ainsi que s'il eût été déjà possesseur, et
non poursuivant d'une magi�rature [laquelle était à lui
à donner à qui bon lui semblerait]. La première chose
donc qu'il fit, après être in�allé en l'état, fut qu'il nomma
prince du sénat son ami et compagnon à la censure,
Lucius Valérius Flaccus, et priva de la dignité de sénateur
entre rlusieurs autres, Lucius O!!intius, lequel avait été
consu sept ans auparavant, et était frère germain de
Titus O!!intius, qui défit, en bataille, Phillippe, roi de
Macédoine, ce qui lui était plus honorable que d'avoir
été consul; mais la cause pour laquelle il le jeta hors du
sénat fut telle : ce Lucius O!!intius avait toujours en sa
CATON LE CENSEUR
compagnie, et menait avec lui à la guerre un jeune garçon
dont il avait abusé charnellement dès l'enfance du garçon,
et lui donnait autant de crédit et d'autorité qu'au plus
grand de ses familiers et amis qu'il eût autour de soi;
advint donc un jour que, étant gouverneur d'une pro­
vince consulaire, il fit un festin auquel ce garçon, comme
de coutume, était assis à la table auprès de lui, qui com­
mença à le flatter, sachant bien qu'il se laissait aisément
aller quand il avait bu; et, entre autres flatteries, lui dit
qu'il était tant épris de son amour, que, combien que sur
son partement on eût tout préparé à Rome, pour donner
au peuple l'ébattement de voir escrimer et combattre des
gladiateurs à outrance, néanmoins il s'en était parti à
grande hâte, pour le venir trouver sur le point que le
combat se devait faire, encore qu'il n'eût jamais vu, et
qu'il désirât fort voir occire un homme. Adonc, ce
Lucius Q!!intius, pour lui rendre la pareille, et le caresser
aussi de son côté, « Ne te chaille, dit-il, déjà de ce plaisir
» que tu as failli à voir, et n'en fais déjà pire chère pour
» cela; car je te satisferai bien promptement à ton désir
» quant à cela. » Et aussitôt qu'il eut dit ces paroles, il
commanda que l'on tirât de la prison, tout sur l'heure,
un des criminels condamnés à mourir, et que l'on
l'amenât en la salle, et le bourreau quant et quant avec
sa hache. Ce qui fut aussitôt fait. Et lors il demanda au
garçon s'il voulait voir tuer présentement cet homme;
le garçon lui répondit que oui; et adonc commanda à
l'exécuteur qu'il lui tranchât la tête. La plus grande partie
des auteurs anciens le récitent ainsi. Et même Cicéron, au
livre qu'il a écrit de la Vieillesse, dit qu'il est ainsi écrit
en une harangue que Caton en fit devant le peuple
romain23 • Ayant donc Lucius Q!!intius été ainsi igno­
minieusement jeté hors du sénat par Caton, son frère
Titus, qui en fut fort déplaisant, ne sut où recourir, sinon
au peuple, lequel il supplia de faire commandement à
Caton qu'il eût à dire la cause pour laquelle il donnait
une telle note d'infamie à sa maison. Parquoi Caton, en
présence du peuple, fit le récit de tout ce festin; et comme
Lucius le nia et affirma qu'il n'en était rien, Caton lui
déféra le serment qu'il jurât publiquement ce dont il le
chargeait n'être pas véritable; mais Lucius se voulut
excuser de le faire, à l'occasion de quoi le peuple jugea
sur-le-champ qu'à bon droit il avait reçu cette note
CA TON LE CEN S E U R 777
d'infamie. Toutefois, quelque temps après, ainsi que l'on
jouait des jeux au théâtre, Lucius y vint, et, passant outre
le quartier qui était ordonné pour ceux qui avaient été
consuls, s'alla seoir à l'écart assez loin. Le peuple en eut
pitié, et lui cria tant, qu'il le contraignit de retourner se
seoir parmi les autres sénateurs de dignité consulaire, en
rhabillant le mieux qu'il lui était possible cet ignomi­
nieux accident advenu à une noble famille.
XXXV. Il priva aussi et jeta hors du sénat un autre
nommé Manilius, qui avait de grands arrhes de devoir
être consul l'année suivante, et ce pour autant qu'en
plein jour et devant sa fille il avait trop amoureusement
baisé sa femme, et disait que jamais la sienne ne l'embras­
sait, sinon quand il tonnait bien fort, et pour ce avait-il
accoutumé de dire, en se jouant, qu'il était bienheureux
quant Jupiter tonnait. Il ôta aussi le cheval public à
Lucius Scipion, qui avait triomphé pour les viél:oires
gagnées à l'encontre du grand roi Antiochus, ce qui lui
causa une grande malveillance; parce qu'il sembla à tout
le monde qu'il le fît expressément pour faire honte à
Scipion l'Africain [qui était décédé].
XXXVI. Mais ce qui plus universellement fut trouvé
dur, et qui offensa plus de gens, fut qu'il retrancha les
délices et la superfluité ; car de l'ôter du tout, et tout
ouvertement, il était impossible, tant il y avait déjà
d'hommes qui en étaient entachés, corrompus et gâtés ;
mais, tournoyant obliquement à l'entour, en faisant la
prisée et l'estimation des biens et facultés de chaque
citoyen, il fit mettre er. taxe et estima les vêtements, les
coches, les litières, les bagues et joyaux de femmes, et les
autres meubles et ustensiles de ménage, qui avaient coûté
plus de mille cinq cents drachmes par pièce, dix fois plus
qu'ils n'avaient coûté et qu'ils ne valaient, afin que ceux
qui auraient dépensé et mis leur argent en telles choses
curieuses et superflues, en payassent de tant plus de taille
aux contributions qu'il conviendrait faire pour les affaires
de la chose publique, que leurs biens seraient surtaxés,
et plus haut estimés ; et si ordonna que pour chaque mille
d'airain, c'est-à-dire pour chaque mille as que telles
choses auraient été prisées et estimées, les maîtres en
payassent trois de tribut à la chose publique, à cette fin
que, se sentant grevés de telle taille, et voyant que ceux
qui avaient autant vaillant comme eux, mais qui se conte-
CATON LE CENSEUR
naient simplement, et ne portaient point si grand état,
payaient beaucoup moins de taille à la chose publique,
et étaient moins chargés qu'eux, se châtiassent eux­
mêmes, en se déportant d'être superflus, somptueux et
délicieux.
XXXVII. Toutefois il en encourut la haine et mal­
veillance, d'un côté de ceux qui aimèrent mieux payer
ce tribut que de laisser leurs délices, et d'autre côté de
ceux qui aimèrent mieux abandonner leurs délices que
de payer le tribut; car il y en a plusieurs qui estiment que
c'est leur ôter leur richesse, que leur empêcher les moyens
d'en faire montre, et si ont cette folle persuasion qu'elle
se montre mieux dans les choses superflues, qu'elle ne
fait aux nécessaires; de quoi l'on dit que le philosophe
Ariston s'ébahissait autant et plus que de nulle autre
chose, comment les hommes réputaient ainsi riches et
bienheureux ceux qui possédaient les choses curieuses,
superflues et volontaires, plutôt que ceux qui possédaient
les utiles et nécessaires. Et Scopas Thessalien, comme
quelqu'un de ses familiers lui demanda ne sais quoi qui
ne lui servait pas de beaucoup, et lui dit, pour plus faci­
lement l'induire à lui concéder : « C'est chose qui ne vous
» est ni nécessaire ni utile. - Et c'est, dit-il, ce en quoi
» je suis plus opulent et plus riche, qu'en choses super­
» flues, et qui ne servent de rien. » Ainsi l'ardeur et la
convoitise d'avoir ne procède d'aucune affeél:ion ou
nécessité naturelle, ni qui soit conjointe à notre chair,
mais s'engendre en nous d'ailleurs, et nous vient d'une
fausse opinion du vulgaire.
XXXVIII. Mais Caton, se souciant moins que de
chose du monde des crieries que l'on faisait à l'encontre
de lui, en roidissait et tendait encore davantage son aus­
térité, faisant couper et rompre les tuyaux par lesquels
aucuns particuliers dérobaient l'eau des fontaines pu­
bliques, ainsi qu'elles passaient au long de leurs maisons,
et la tiraient en leurs logis et en leurs jardins privés, et
faisant aussi démolir et abattre toutes les saillies des
édifices privés qui s'avançaient sur les rues et places
publiques, et diminuant le prix des ouvrages qui se
faisaient aux dépens de la chose publique, et au contraire
haussant les fermes et gabelles au plus haut qu'elles pou­
vaient aller. Toutes lesquelles choses lui engendrèrent
une grande haine et malveillance de beaucoup de gens ;
CATON LE CENSEUR 779

parquoi Titus Flaminius et quelques autres, bandés à


l'encontre de lui, firent en plein sénat rescinder, casser
et annuler tous les marchés et les contrats qu'il avait
faits avec des maîtres ouvriers, pour la réparation et
entretènement des édifices publics et sacrés, comme étant
faits au dommage de la chose publique, et suscitèrent les
plus audacieux et plus téméraires tribuns du peuple
contre lui à ce qu'ils l'appelassent en justice devant le
peuple, et requissent qu'il fût condamné en l'amende de
deux talents ; aussi lui firent-ils beaucoup de détourbier
et d'empêchements en l'édification du palais qu'il fit
bâtir aux dépens de la chose publique, regardant sur la
grande place au-dessous de celui où se tenait le sénat ;
lequel palais fut néanmoins parachevé, et appelé de son
nom Basilica Porcia, comme qui dirait le palais que fit
édifier le censeur Porcius ; toutefois il semble que le
peuple romain eut très agréable et loua grandement ce
qu'il avait fait en l'administration de sa censure ; car il
lui fit dresser une statue au temple de la déesse Santé,
sous laquelle il ne fit point écrire ses faits d'armes ni son
triomphe, mais y fit engraver une inscription dont la
sentence était telle à la translater de mot à mot : « A
» l'honneur de Marcus Caton censeur24 ; pour autant que
» par bonnes mœurs, saintes ordonnances et sages ensei­
» gnements, il redressa la discipline de la chose publique
» romaine, laquelle inclinait déjà et se tournait à mal. »
Si est-ce qu'auparavant que cette image lui fût dressée, il
se soulait moquer de ceux qui aimaient ou appétaient
telles choses, disant : « �'ils ne s'apercevaient pas qu'ils
» se glorifiaient non de leurs vertus, mais des ouvrages
» des fondeurs, peintres et statuaires ; et quant à lui, que
» ses citoyens portaient toujours avec eux de très belles
» images et portraitures de lui empreintes en leurs
» cœurs », entendant la mémoire de sa vie et de ses faits.
Au moyen de quoi il répondit une fois à quelques-uns
qui s'émerveillaient comment on dressait ainsi des images
à plusieurs petits et inconnus personnages, et à lui non :
« J'aime mieux, dit-il, que l'on demande pourquoi l'on
» n'a point dressé de statue à Caton, que pourquoi on
» lui en a dressé. »
XXXIX. Bref il ne voulait pas qu'un homme de bien
même souffrît qu'on le louât, si n'était que cela tournât
au profit de la chose publique, et néanmoins ç'a été l'un
CATON LE CENSEUR
des hommes qui s'est le plus loué soi-même, tellement
que s'il se trouvait quelques-uns qui par erreur eussent
en aucune chose oublié leur devoir, quand on venait à
les en reprendre, il disait : « O!:!'on les devait excuser,
» parce qu'ils n'étaient pas Catons, pour ne point faillir ».
Et ceux qui tâchaient à imiter quelqu'un de ses faits qui
ne leur advenait pas bien, il les appelait sinistres Catons.
li disait davantage : « O!:!e dans les temps plus dangereux,
» le sénat jetait les yeux sur lui, ni plus ni moins que les
» passagers qui sont dans un navire regardent le pilote
» quand il se lève en mer une tourmente, et que souvente­
» fois le sénat différait et remettait à un autre temps des
» affaires de bien grande conséquence, quand il n'était
» pas présent »; ce que d'autres que lui témoignent avoir
été véritable; car il eut très grande autorité en l'admi­
nistration de la chose publique, tant pour sa grande
prud'homie que pour son éloquence, et aussi pour son
extrême vieillesse.
XL. Mais outre cela, on lui donne la louange d'avoir
été bon père envers ses enfants, bon mari envers sa
femme, et bon ménager à bien gouverner et faire pro­
fiter ses biens; car il n'estimait point que ce fût chose
légère ni dont on dût faire peu de compte, et ne s'en
mêler qu'en passant le temps seulement; pourtant ne
sera-t-il point hors de proros, à mon avis, d'en dire ici
quelque mot, en tant qu'i peut servir à la matière pré­
sente. Premièrement il épousa une femme plus noble que
riche, sachant très bien que l'une et l'autre serait orgueil­
leuse et fière; mais estimant aussi que celles qui sont
extraites de noble sang ont plus de vergogne des choses
malhonnêtes que non pas les autres, et que par là elles se
rendent plus obéissantes à leurs maris en choses raison­
nables et honnêtes. Au demeurant, il disait : « O!:!e celui
» qui battait sa femme ou son enfant commettait aussi
» grand sacrilège comme qui violerait ou pillerait les
» plus saintes choses qui soient au monde »; et estimait
plus grande louange à un homme d'être bon mari que
bon sénateur; à l'occasion de quoi il ne trouvait rien plus
louable en la vie de l'ancien Socrate que sa patience de
s'être toujours humainement et doucement porté envers
sa femme, qui avait si mauvaise tête, et ses enfants, qui
étaient si écervelés.
XLI. Depuis que sa femme lui eut fait un fils, il n'eût
CATON LE CENSEUR

su avoir affaire si pressée, si ce n'était pour la chose


publique, qu'il ne la laissât pour s'en aller en sa maison
à l'heure que sa femme lavait et remuait son enfant; car
elle le nourrissait elle-même de son propre lait; et bien
souvent donnait à téter aux petits enfants de ses esclaves,
afin de leur imprimer une charité et amour naturelle
envers son fils, pour avoir été nourris ensemble et d'un
même lait. �and son fils fut parvenu à l'âge de raison,
et qu'il commença à être capable d'apprendre, lui-même
lui enseigna les lettres, combien qu'il eût un serf nommé
Chilon, honnête homme et bon grammairien, qui en
enseignait beaucoup d'autres; mais, comme il dit lui­
même, il ne voulait point qu'un esclave tançât son fils,
ni qu'il lui tirât l'oreille, quand peut-être il n'apprendrait
pas assez promptement ce qu'on lui montrerait, et si ne
voulait point que son fils fût tenu ni redevable à un serf
d'une si belle et si grande chose, comme de lui avoir
enseigné les lettres. Au moyen de quoi lui-même lui
enseigna la grammaire, les lois, l'escrime, non seulement
pour lancer le javelot, jouer de l'épée, voltiger, piquer
chevaux, et manier toutes armes, mais aussi pour com­
battre à coups de poing, endurer le froid et le chaud,
passer à nage le courant d'une rivière impétueuse et roide;
et si dit davantage qu'il composait et écrivait de sa
propre main de belles histoires en grosses lettres, afin
que son fils dès la maison de son père eût connaissance
des gens de bien du temps passé, et de leurs faits vertueux,
à l'exemple desquels il pût former sa vie pour en mieux
valoir. Et si dit qu'il se donnait autant garde d'user de
paroles sales et vilaines en la présence de son fils, comme
il eût fait devant les religieuses Vestales. Jamais ne s'étu­
vait avec lui; mais cela était alors une usance commune
à tous Romains; car les gendres mêmes ne se baignaient
point avec leurs beaux-pères, mais avaient honte de se
dépouiller les uns devant les autres. Depuis, ayant appris
des Grecs à se baigner nus avec les hommes, ils leur ont
maintenant en récompense enseigné à se dépouiller et
baigner nus avec les femmes mêmes.
XLII. Or ne défaillait point le bon vouloir au fils de
Caton, qui en désirait faire un chef-d'œuvre, en le for­
mant et composant au moule de la parfaite vertu; car il
avait le cœur si gentil, qu'il tâchait à faire tout ce que
son père lui montrait, mais il avait le corps de nature si
CATON LE CENSEUR

débile et si faible, qu'il ne pouvait pas endurer grand


travail; à raison de quoi son père lui relâcha un petit la
trop dure et trop étroite austérité et règle de vie que
lui-même observait. Mais néanmoins, quoiqu'il fût de
nature débile, et de petite et faible complexion, si ne
laissa-t-il pas pourtant d'être vaillant homme, et de faire
très bien son devoir en la guerre; car il combattit vail­
lamment en la bataille où Persée, le roi de Macédoine, fut
défait par Paul-Émile, là où, lui étant l'épée volée des
poings par un grand coup qu'il reçut dessus, avec ce qu'il
avait la main suante, il en fut fort déplaisant, et pria
quelques-uns de ses amis qu'ils lui aidassent à la recou­
vrer; si se ruèrent tous ensemble sur les ennemis à l'en­
droit où elle lui était tombée, et firent tant à force
d'armes qu'ils fendirent la presse, et éclaircirent le lieu,
où à la fin ils la trouvèrent; mais ce fut à grand peine.
parce qu'elle était déjà couverte de monceaux d'autres
armes et de corps morts, tant des Romains que des
Macédoniens, entassés les uns sur les autres. Le général
Paul-Émile, ayant entendu cet aél:e, en loua et prisa
grandement le jeune homme; et trouve-t-on encore
aujourd'hui une lettre missive de Caton à son fils, par
laquelle il loue et magnifie fort hautement cet aél:e de
prouesse, et cette diligence qu'il fit de recouvrer son
épée. Depuis, ce jeune Caton épousa l'une des filles de
Paul-Émile, sœur du second Scipion, qui s'appelait
Tertia, et fut reçu en l'alliance de cette si noble maison,
non moins pour sa propre vertu que pour la dignité et
l'autorité de son père; ainsi eut l'étude, la peine et le
soin que Caton mit à instituer son fils issue telle comme
elle méritait.
XLIII. Il avait toujours grand nombre de serfs qu'il
achetait petits et jeunes, quand on vendait les prisonniers
de guerre à l'encan; et les choisissait ainsi jeunes, parce
qu'ils étaient encore en âge de prendre le pli de telle
nourriture qu'il leur voulait bailler, et qu'ils en étaient
plus faciles à dompter, ni plus ni moins que de petits
poulains ou de jeunes chiens. Mais nul de tout tant qu'il
en avait n'entra onques en maison d'autrui, sinon que
Caton ou sa femme l'y eussent envoyé. Si on leur deman­
dait que faisait Caton, ils ne répondaient sinon : Je ne
sais; et fallait, quand ils étaient en la maison, qu'ils
fissent quelque chose de nécessaire, ou qu'ils dormissent;
CATON LE CENSEUR

car il aimait fort ceux qui dormaient volontiers, estimant


que les serfs qui aimaient à dormir étaient plus maniables,
et que l'on en faisait mieux ce qu'on voulait que de ceux
qui étaient éveillés; et, ayant opinion que ce qui incitait
les esclaves à entreprendre et faire les plus grandes
méchancetés, était pour accomplir leur volupté avec les
femmes, il ordonna que les siens pourraient avoir la com­
pagnie des serves de sa maison pour un prix d'argent
qu'il leur taxa, avec expresse défense de n'avoir affaire à
autre femme quelconque hors de sa maison.
XLIV. Au commencement qu'il se mit à suivre les
armes, n'étant pas encore riche, il ne se courrouçait
jamais pour faute que fissent ses serviteurs au service
d'alentour de sa personne, disant qu'il trouvait cela laid
et malséant à une personne d'honneur, que de tancer ses
serviteurs, et quereller avec eux pour son ventre; mais
depuis, quand son bien et son état furent augmentés, si
d'aventure il fêtoyait ses amis ou ses compagnons, incon­
tinent après le souper il punissait et fouettait avec une
escourgée ceux qui avaient failli de servir à la table, ou
d'apprêter quelque chose que ce fût. Et procurait tou­
jours, par subtils moyens, qu'il y eût noise et dissenssion
entre eux; car il avait leur amitié et concorde pour sus­
peB:e, et la craignait. Et si d'aventure il y en avait quel­
qu'un qui eût commis aucun cas digne de mort, il lui
faisait son procès en présence de tous les autres, et puis,
s'il était condamné, le faisait aussi mourir devant eux
tous.
XLV. Mais, à la fin, il devint un peu trop âpre et trop
ardent à acquérir, et abandonna le labourage, disant que
l'agriculture était de plus grande déleél:ation que de grand
profit. Parquoi, afin que son argent fût mieux assuré, et
de plus grand et plus certain revenu, il se mit à acheter des
lacs et étangs, des bains naturels d'eau chaude, des places
appropriées pour le métier des foulons, des terres où il
y eût force pâturages, taillis et bois revenants, dont il
recueillait de grands deniers tous les ans; et si Jupiter
même, ce disait-il, ne lui en pouvait diminuer le revenu.
Davantage il prêta son argent à usure, et encore à usure
maritime, qui est la plus réprouvée et la plus blâmée de
toutes, parce qu'elle est plus excessive, et le faisait en cette
sorte : il voulait que ceux à qui il prêtait son argent pour
trafiquer sur mer, associassent plusieurs autres marchands
CA TON L E C E N S E U R

avec eux, jusques au nombre de cinquante, et qu'ils


eussent autant de navires, et lors il entrait en la société
pour une partie seulement, laquelle il faisait manier par
un de ses serfs affranchis qui s'appelait �intion, et était
en cela son faél:eur, naviguant et trafiquant avec les autres
parsonniers de la société à qui il avait prêté son argent à
usure. Par ainsi ne mettait-il pas tout son argent au
hasard de la fortune, mais une petite partie de son sort
principal seulement, et en tirait un bien gros profit de
l'usure. �i plus est, il prêtait aussi de l'argent à ses
propres esclaves qui en voulaient, pour acheter d'autres
jeunes serfs, lesquels ils enseignaient et dressaient à
quelques services aux dépens mêmes de Caton, puis les
revendaient au bout de l'an, et Caton en retenait plu­
sieurs pour soi-même, leur en donnant et déduisant
autant comme on leur en avait le plus présenté2• . Et,
pour inciter son fils à faire ainsi profiter son argent, il lui
disait que ce n'était point fait en homme de cœur, que
de diminuer son patrimoine, mais plutôt le fait d'une
femme veuve; et encore était-ce un signe de plus vio­
lente nature et plus âpre à l'avarice, qu'il osât dire que
celui-là était homme divin et digne de louange immor­
telle, qui, par son industrie, augmentait tellement ses
facultés, que l'accessoire qu'il y ajoutait montait plus que
le principal qu'il avait eu et hérité de ses parents.
XLVI. Au surplus, il était déjà fort avant au déclin de
son âge, quand Carnéade, philosophe de la seél:e acadé­
mique, et Diogène, de la stoïque, vinrent d'Athènes,
ambassadeurs à Rome, pour obtenir grâce et rémission
d'une amende de cinq cents talents, en laquelle le peuple
d'Athènes avait été condamné par contumace, à faute de
comparoir, par sentence des Sicyoniens, à l'irnll:ance et
poursuite des Oropiens. Incontinent que ces deux phi­
losophes furent arrivés en la ville, les jeunes hommes
romains qui aimaient l'étude des lettres, les allèrent saluer
et visiter, et les eurent en très grande estime après les
avoir ouïs, mêmement Carnéade, la grâce duquel en son
parler, et la force de persuader cc qu'il voulait, n'étant
pas moindre que le bruit qu'on lui en donnait, même­
ment quand il se trouva à d iscourir en si grand auditoire,
et devant auditeurs qui ne furent point malins à taire sa
louange, remplit incontinent toute la ville, comme si
c'eût été un vent qui eût fait sonner ce bruit aux oreilles
CATON LE CENSEUR
d'un chacun, qu'il était arrivé un homme grec, savant à
merveilles, qui, par son éloquence, tirait et menait tout
le monde là où il voulait, et ne parlait-on d'autre chose
par la ville, parce qu'il avait empreint dans les cœurs des
jeunes hommes romains un si grand et si véhément désir
de savoir, que, tous autres plaisirs et exercices mis en
arrière, ils ne voulaient plus faire autre chose que vaquer
à la philosophie, comme si ce fût quelque inspiration
divine qui à ce les eût incités; de quoi les autres seigneurs
romains étaient bien aises, et prenaient plaisir de voir
leurs jeunes hommes s'adonner à l'étude des lettres et
disciplines grecques, et fréquenter avec ces deux grands
et excellents personnages.
XLVII. Mais Marcus Caton, dès le commencement
que les lettres grecques commencèrent à avoir lieu et être
aimées à Rome, en fut malcontent, craignant que les
jeunes gens ne tournassent entièrement là leur affeél:ion
et leur étude, et ne quittassent la gloire des armes et de
bien faire, pour l'honneur de savoir et de bien dire; mais
quand encore il vit que l'estime et le renom de ces deux
personnages allait toujours croissant de plus en plus,
tellement que Caïus Aquilius, l'un des premiers hommes
du sénat, avait pourchassé et prié leur truchement,
pour interpréter leurs premières harangues, il délibéra
de les renvoyer hors de la ville sous quelque honnête
couverture et couleur; si reprit un jour en plein sénat les
magistrats, de ce qu'ils retenaient ainsi longuement ces
ambassadeurs sans les dépêcher, attendu mêmement que
c'étaient hommes qui pouvaient facilement persuader et
faire accroire tout ce qu'ils voulaient, et que, quand il
n'y aurait autre raison, pour cette seule cause ils devaient
arrêter quelque chose sur le fait de leur ambassade, et les
renvoyer en leurs écoles, disputer avec les enfants des
Grecs, et laisser ceux des Romains apprendre à obéir
aux lois et aux magistrats de leur pays, comme aupa­
ravant.
XL VIII. Or faisait-il cela, non parce qu'il eût aucune
privée inimitié à l'encontre de Carnéade, comme
quelques-uns ont cuidé, mais parce que généralement il
haïssait toute la philosophie, et que par une ambition il
méprisait toutes les muses et les lettres grecques, vu
mêmement qu'il disait : « Q!!e l'ancien Socrate n'était
» qu'un causeur et un séditieux, qui tâchait, par tel
CATON LE CENSEUR

» moyen qui lui était possible, à usurper tyrannie et à


» dominer en son pays, en pervertissant les mœurs et
» coutumes d'icelui, et tirant ses citoyens en opinions
» contraires à leurs lois et coutumes anciennes ». Et
se moquant de l'école d'Isocrate, qui enseignait l'art
d'éloquence, il disait : « �e ses disciples envieillissaient
» chez lui, pour aller puis après exercer leur éloquence
» et plaider des causes en l'autre monde, devant Minos,
» quand ils seraient morts ». Et, pour divertir et dégoû­
ter son fils d'étudier les lettres et disciplines grecques,
il lui disait, en renforçant et grossissant sa voix plus que
sa vieillesse ne portait, comme si, par inspiration divine,
il eût prononcé quelque prophétie : « Toutes et quantes
» fois que les Romains s'adonneront aux lettres grecque�,
» ils perdront et gâteront tout. » Et toutefois le temps
a montré sa détraél:ion et médisance vaine et fausse : car
jamais la ville de Rome n'a tant fleuri, ni l'empire de
Rome n'a été si grand, que quand les lettres et les sciences
grecques y ont été en honneur et en prix.
XLIX. Mais Caton n'avait pas seulement en haine
les philosophes grecs, mais avait aussi pour suspeél:s ceux
qui faisaient profession de médecine à Rome : car il avait
ouï ou lu la réponse que fit Hippocrate quand le roi de
Perse l'envoya querir, et lui offrir grosse somme d'or
et d'argent, s'il le voulait aller servir, quand il jura que
jamais il ne servirait aux Barbares, attendu qu'ils étaient
naturels ennemis des Grecs. Caton affirmait que cela
était un serment que tous autres médecins juraient sem­
blablement : au moyen de quoi il commandait très expres­
sément à son fils de les fuir tous également, disant qu'il
avait fait un petit traité de médecine, par lequel il gué­
rissait ceux de sa maison quand ils étaient malades, et les
entretenait quand ils étaient en santé. Il ne leur défendait
jamais le manger, mais il les nourrissait de quelques
herbes et de quelques chairs légères, comme de canes,
de palombes et de lièvres; car telles viandes, disait-il,
sont bonnes pour les malades et faciles à digérer, excepté
qu'elles font songer et rêver ceux qui en mangent; et se
vantait qu'avec ce régime-là et cette façon de médiciner
il s'était toujours maintenu sain quant à lui, et avait aussi
gardé ses domestiques en santé.
L. Toutefois, quant à cela, il me semble qu'il ne fai­
sait pas tout ce dont il se vantait : car il perdit sa femme
CATON LE CENSEUR
et son fils; et quant à lui, parce que de nature il avait le
corps robuste et bien composé tant pour la force que
pour la santé, il dura longuement entier, de manière qu'en
son extrême vieillesse encore usait-il de la compagnie des
femmes, et se remaria hors d'âge à une jeune fille; ce
qu'il fit pour une telle occasion : après que sa première
femme fut morte, il maria son fils à fa fille de Paul-Émile,
sœur du second Scipion l'Africain, et lui, qui était veuf,
se servait d'une jeune garce servante qui l'allait à la
dérobée trouver en sa chambre; toutefois cela ne se
pouvait faire si secrètement, en une petite maison où
il y avait une jeune dame mariée, que l'on ne s'en aperçut
bien; et comme un jour cette garce par trop audacieu­
sement fût passée devant la chambre du jeune Caton,
pour entrer en celle du père, le jeune homme n'en dit
mot; mais son père aperçut bien qu'il en avait eu honte,
et qu'il l'avait regardée de mauvais œil; et pour ce
connaissant que cela déplaisait à ces deux jeunes per­
sonnes, son fils et sa femme, sans s'en plaindre à eux, ni
leur en faire pire chère, il s'en alla un matin, comme il
avait de coutume, sur la place, avec la troupe de ceux qui
l'accompagnaient par honneur, entre lesquels était un
Salonius, qui avait autrefois été son greffier, et l'accompa­
gnait comme les autres par honneur; Caton, l'appelant
tout haut par son nom, lui demanda s'il avait point encore
marié sa fille. Salonius lui répondit que non, et qu'il
n'avait garde de le faire sans lui en avoir premièrement
communiqué. Caton adonc lui répliqua : « Je lui ai donc
» trouvé un mari et à toi un gendre, qui ne sera pas mal à
» propos pour elle, si d'aventure l'âge ne lui fâche, parce
» qu'il est fort vieil; mais au demeurant, il n'y a que
» plaindre en lui. » Salonius répondit que, quant à cela,
il s'en remettait du tout à lui, et lui recommandait sa fille,
le priant de lui donner tel parti que bon lui semblerait,
parce qu'elle était son humble servante, qui dépendait
entièrement de lui, et avait besoin de sa pourvoyance. Et
lors Caton, sans plus différer, lui dit que c'était lui-même
qui la demandait en mariage. Salonius de prime face fut
étonné de ces paroles, parce qu'il lui semblait que Caton
désormais était hors d'âge de faire noces, et que de son
côté il n'était pas homme pour avoir alliance d'une
maison de dignité consulaire et triomphale; mais à la fin
quand il vit que Caton le disait à bon escient, il l'accepta
CATON LE CENSEUR

très volontiers; et en ces termes, s'en allant ensemble à


la place, y passèrent sur l'heure le contrat de mariage.
Et comme l'on apprêtait les noces, Caton le fils, prenant
quelques-uns de ses parents et amis avec lui, alla devers
son père, lui demander s'il avait commis aucune . faute
envers lui, ou s'il lui avait point fait quelque déplaisir,
pour dépit duquel il lui amenât en la maison une marâtre.
Et lors le père s'écria : « Oh ! ne dis jamais cela, mon fils;
» je trouve bon tout ce que tu fais, et ne m'en saurais
» plaindre en sorte que ce soit; mais je le fais pour
» autant que je désire avoir plusieurs enfants, et laisser
» plusieurs citoyens tels que tu es à la chose publique. »
L'on dit que Pisistrate, le tyran d'Athènes, fit une toute
telle réponse à ses enfants de sa première femme, qui
étaient déjà tous grands quand il épousa sa seconde,
Timonassa, native d' Argos, de laquelle il eut, comme
l'on dit, lophon et Thessalus. ·
LI. Mais · pour retourner à Caton, il eut de cette
seconde femme un fils, lequel fut surnommé du nom
de sa mère Caton le Salonien; et son fils aîné mourut
étant en office de préteur, duquel il fait souvent mention
en plusieurs passages de ses livres, le louant comme un
fort homme de bien. Et dit-on qu'il porta cette perte fort
constamment, et en homme grave et sage, sans que pour
cela il fût de rien moins attentif aux affaires de la chose
publique, qu'il avait été auparavant. Car il ne fit point
comme firent depuis Lucius Lucullus, et Métellus sur­
nommé Pius, qui sur leur vieillesse se retirèrent totale­
ment du gouvernement des affaires publiques; mais
estima que c'était une charge et un devoir auquel tout
homme de bien, tant qu'il a vie, est tenu; ni comme
Scipion l'Africain avait fait auparavant, lequel, voyant
que la gloire de ses hauts faits lui suscitait l'envie des
autres citoyens, changea le demeurant de sa vie en repos,
et, abandonnant les affaires et la ville, s'en alla tenir aux
champs. Mais comme l'on a écrit, que quelqu'un dit et
conseilla à Denys le tyran de Syracuse, qu'il ne pouvait
mieux ni plus honorablement être inhumé et ensépulturé
qu'en la tyrannie; aussi estima Caton qu'il ne pouvait
mieux ni plus honnêtement envieillir qu'en s'entremet­
tant toujours, jusques au bout, des affaires de la chose
publique. Et cependant, quand il se voulait un peu
récréer et reposer, il passait son temps à composer des
CATON LE CENSEUR

livres, et à vaquer au ménage des champs. Voilà d'où


vient qu'il a tant écrit, et de toutes sortes de livres et
d'histoires26 •
LII. �ant au labourage et ménage des champs, il y
vaqua en ses jeunes ans pour l'utilité et le profit. Car il
dit qu'il n'avait que deux sortes de revenu, le labourage
et l'épargne; mais en sa vieillesse, ce qu'il faisait aux
champs n'était plus que pour plaisir, et pour contempler
et apprendre toujours quelque chose de la nature; car
il a même composé un traité de la vie rustique, et du
ménage des champs, auquel il écrit jusques à la manière
comme il faut faire des tartes et gâteaux, comment il
faut contregarder les fruits des arbres; tant il se voulait
montrer singulier et bien entendu en toutes choses.
�and il était en ses maisons des champs, il vivait un peu
plus opulemment qu'ailleurs, et envoyait souvent convier
ses voisins et ceux qui avaient des terres joignantes
aux siennes à venir souper avec lui, et se réjouissait avec
eux, de manière que sa compagnie et sa fréquentation
n'était pas seulement plaisante et agréable à ceux qui
étaient de son âge, mais aussi déleél:able aux jeunes gens;
car il avait vu et expérimenté beaucoup de choses, et
s'était trouvé en beaucoup de bonnes affaires, et avait
beaucoup de bons mots qui étaient plaisants et profitables
à ouïr raconter. Il estimait la table être l'un des principaux
moyens d'engendrer amitié entre les hommes, et à la
sienne il mettait toujours en avant quelques bons propos
à la louange des gens de bien et des vertueux citoyens,
et ne voulait pas que l'on parlât aucunement des inutiles
et méchants, se donnant bien garde d'en entamer jamais le
propos en quelque banquet où il fût, ni en bien ni en mal.
Lill. Au reste l'on estime que son dernier chef­
d'œuvre en l'administration de la chose publique fut la
destruél:ion finale de Carthage; car celui qui la détruisit
et ruina de fait fut bien le second Scipion, mais ce fut
par le conseil et avis de Caton principalement que la
guerre dernière contre les Carthaginois fut entreprise, et
ce par une telle occasion : il fut envoyé en Afrique pour
entendre les causes des différends qui étaient entre lesdits
Carthaginois et Masinissa, le roi de Numidie, lesquels
avaient grosse guerre ensemble; et y fut envoyé, pour
autant que le roi Masinissa de tout temps avait toujours
été ami des Romains, et les Carthaginois étaient devenus
7 90 CATON LE CEN S E U R

leurs alliés depuis la dernière guerre, en laquelle ils


avaient été défaits par le premier Scipion, qui leur ôta et
rogna pour l'amende une bonne partie de leur empire,
et leur imposa un gros tribut. �and donc il fut sur les
lieux, il trouva la ville de Carthage non point affligée,
faillie de cœur ni appauvrie, comme pensaient les Ro­
mains, mais pleine de jeunesse, opulente en biens, et
abondante de toutes sortes d'armes et de munitions de
guerre, de manière que pour cette opulence, elle en avait
la tête droite et le cœur élevé, et si ne projetait rien de
petit. Si pensa qu'il n'était pas temps pour les Romains
de s'embesogner à connaître des différends d'entre les
Carthaginois et Masinissa, mais que, s'ils ne prévoyaient
de bonne heure à exterminer du tout cette cité, qui de
tout temps leur était capitale ennemie, qui se ressentait du
passé, et qui s'était ainsi remise sus et accrue en si peu
de temps plus que l'on ne saurait ni croire ni estimer,
ils seraient pour retomber en aussi grands dangers
qu'ils avaient onques été.
LIV. Et pourtant, sitôt qu'il fut de retour à Rome, il
ne faillit pas de remontrer vivement au sénat que les
pertes et dommages que les Carthaginois avaient reçus
par le passé, dans les guerres qu'ils avaient eues contre
eux, ne leur avaient pas tant ôté de puissance comme de
folie et d'imprudence, et qu'il y avait danger que les­
dites adversités ne les eussent rendus plutôt expérimentés
qu'affaiblis pour faire la guerre, et que déjà ils s'essayaient
et s'exercitaient en cette guerre contre les Numides, pour
puis après la faire à bon escient aux Romains, et que la
paix qu'ils avaient avec eux n'était qu'une surséance
d'armes et un délai de guerre, pour laquelle renouveler
ils n'attendaient que quelque occasion opportune. Et
dit-on que, outre ces remontrances, il avait expressément
apporté, dans le repli de sa longue robe, des figues
d'Afrique, lesquelles il jeta emmi le sénat, en secouant
sa robe ; et comme les sénateurs s'émerveillassent de voir
de si belles, si grosses et si fraîches figues, « La terre qui
» les porte, leur dit-il, n'est distante de Rome que de
» trois journées de navigation. »
LV. Mais encore est plus violent ce qui s'en raconte
outre cela : c'est que de lors en avant jamais il ne disait
son avis au sénat, de quelque matière que ce fût dont
on délibérât, qu'il n'y ajoutât toujours ce refrain davan-
CATON LE CENSEUR 79 1

tage : « Et me semble aussi qu'il est besoin que Carthage


» soit du tout ruinée. » Au contraire de quoi Publius
Scipion, surnommé Nasica, disait aussi toujours : « Il
» me semble expédient que Carthage demeure. » Car ce
personnage voyait, à mon avis, que le peuple romain,
par sa fierté insolente, commettait beaucoup de grandes
et lourdes fautes, et devenait si hautain, à cause de ses
prospérités qui lui élevaient le cœur, que le sénat ne le
pouvait plus qu'à grande peine contenir, et que, par le
moyen de la trop grande autorité qu'il se donnait, il tirait
à force toute la ville là où sa fantaisie le poussait. A raison
de quoi il voulait que cette crainte de la cité de Carthage
demeurât toujours comme une bride pour retenir l'inso­
lence du peuple romain, estimant que les Carthaginois
n'étaient pas assez puissants pour combattre, ni pour
vaincre les Romains, mais qu'ils l'étaient aussi trop pour
les contemner, et ne les craindre point. Caton répliquait
au contraire que c'était en quoi il y avait plus de danger
qu'une cité de tout temps grosse et puissante, et lors
devenue sage pour avoir été châtiée par plusieurs pertes
et plusieurs adversités, demeurât toujours au guet à épier
le peuple romain, qui faisait du cheval échappé, et qui,
par une licence effrénée qu'il se donnait lui-même, com­
mettait de bien grandes erreurs; au moyen de quoi lui
semblait que ce n'était pas sagement avisé de ne lui point
ôter du tout le danger du dehors et la crainte de perdre
son empire, quand on lui laissait au-dedans les moyens
de retomber toujours en ses fautes.
LVI. Voilà comme l'on tient que Caton fut cause de
la tierce et dernière guerre des Romains à l'encontre des
Carthaginois27 • Mais au reste, quand elle fut commencée,
il mourut, et, avant que de mourir, il prophétisa, par
manière de dire, qui serait celui qui y mettrait fin. C'était
le second Scipion qui, pour lors, étant jeune homme,
avait charge de mille hommes de pied seulement; mais
en toutes les rencontres et partout où il y avait des
affaires, il faisait toujours des aétes de bon sens et de
grande hardiesse, dont les nouvelles venaient ordinaire­
ment à Rome; et Caton, les oyant réciter, prononça,
comme l'on dit, ces deux vers d'Homère

Celui-là seul e� du nombre des sages ;


Les autres tous ne sont qu'ombres volages 18 •
79 2 CATON LE CENSEUR

Laquelle prophétie Scipion bientôt après confirma par


effet, et montra être véritable. Au demeurant la posl:érité
que Caton laissa fut un fils de sa seconde femme, lequel,
comme nous avons dit, fut surnommé, à cause de sa
mère, Caton le Salonien, et un petit-fils de son fils aîné
qui était mort avant lui29 • Ce Caton Salonien décéda
étant préteur, mais il laissa un fils, lequel pàrvint à la
dignité consulaire, et fut aïeul de Caton que l'on sur­
nomme le philosophe, l'un des plus vertueux et des plus
renommés personnages de son temps30 •
COMPARAISON
D'ARISTIDE AVEC CATON LE CENSEUR

1. Or maintenant que nous avons recueilli par écrit


les plus notables choses et plus dignes de mémoire de
ces deux grands personnages, si nous voulons conférer
toute la vie de l'un en bloc à toute la vie de l'autre, il ne
sera pas à l'aventure bien aisé de discerner la différence
qu'il y a de l'un à l'autre, étant obscurcie et cachée sous
plusieurs grandes similitudes 1u'ils ont entre eux mais,
si nous venons à les comparer 'un à l'autre par le menu,
comme nous ferions quelques œuvres de poésie ou
quelques tableaux de portraiture, tout premièrement
nous trouverons qu'ils ont cela de commun entre eux,
que, sans avoir eu autre chose qui les avançât ni qui les
recommandât, que leur seule vertu et propre suffisance,
ils ont tous deux gouverné leur chose publique, où ils
ont acquis grand honneur et grande réputation.
Il. Mais il me semble que quand Ari�ide vint à
s'entremettre des affaires publiques, l'état et seigneurie
d'Athènes n'était pas encore grand'chose, et qu'il lui fut
facile de se mettre en avant, parce que les autres gou­
verneurs et capitaines, qui étaient de son temps et ses
concurrents, n'étaient pas fort riches ni fort apparents
par-dessus les autres. Car la taxe des plus riches qui
fussent lors à Athènes, était de ceux qui pouvaient avoir
de revenu la valeur de cinq cents minots de blé et au­
dessus, et les appelait-on, pour cette cause, Pentacosio­
medimni. La seconde taxe était de ceux qui en avaient
vaillant trois cents, et les appelait-on les chevaliers. La
troisième et dernière était de deux cents, et les appelait­
on Zeugitre. Là, où Marcus Caton, sortant d'une petite
villette et d'une vie champêtre et ru�ique, s'alla tout
d'un plein saut jeter, comme par manière de dire, en une
mer infinie du gouvernement de la chose publique
romaine, laquelle n'était plus gouvernée par de tels gou­
verneurs et capitaines qu'étaient anciennement un Curius,
794 ARISTI DE ET CATON LE CENSEUR

un Fabricius, un Ostilius. Car le peuple romain ne don­


nait plus les magistratures et offices à tels simples gens
besognant de leurs bras, qui vinssent tout fraîchement
de mener la charrue ou de manier la houe ; mais était
déjà accoutumé à regarder à la noblesse des maisons, aux
richesses, à ceux qui leur donnaient argent, ou qui les
priaient à grande instance pour les avoir ; et, pour la gran­
deur de son empire et de sa puissance se faisait faire la
cour par ceux qui aspiraient aux honneurs et états de la
chose publique ; et si n'était pas chose pareille d'avoir
pour concurrent et adversaire un Thémistocle, lequel
n'était ni de maison noble, ni guères riche ; car on dit que
tout le bien que son père lui laissa ne valait que quatre
ou cinq talents1 , quand il commença à s'entremettre des
affaires de la chose publique, au prix que de combattre
du premier lieu d'honneur et d'autorité contre un Scipion
l'Africain, un Servilius Galba, un �intius Flaminius,
sans avoir autre support, ni autre appui, ni moyen qu'une
langue librement parlante pour la raison et pour la
justice.
III. Davantage, Aristide, en la bataille de Marathon
et en celle de Platée, n'était que l'un des dix capitaines
des Athéniens ; là où Caton fut élu un de deux au
consulat, entre plusieurs grands et puissants compéti­
teurs, et l'un de deux aussi à la censure, devant sept autres
poursuivants, qui étaient des plus notables personnages
de toute la ville, lesquels il surmonta. Et si y a plus,
qu'Aristide en nulle viél:oire ne fut onques le premier ;
car en celle de Marathon, Miltiade emporta le premier
lieu, en celle de Salamine Thémistocle, et en celle de
Platée Pausanias, comme dit Hérodote, qui écrit qu'il y
gagna une très belle viél:oire. Encore y en a-t-il qui
débattent pour le second lieu à l'encontre d'Aristide,
comme un Sophane, un Amynias, un Callimaque et un
Cynégire, qui tous firent de grands aél:es de prouesses
en ces batai1les-là ; et, à l'opposite, Caton non seulement
était chef, et le premier de toute son armée en prouesse
et en conseil, durant la guerre qu'il fit en Espagne, au
temps de son consulat ; mais aussi depuis, en la journée
où le roi Antiochus fut défait au pas des Thermopyles,
où il n'était que capitaine de mille hommes de pied sous
la charge d'un autre qui était consul, il emporta l'honneur
de la viél:oire, ayant ouvert les portes aux Romains pour
A RISTI DE ET CATON LE CENSEUR 795
courir sus à Antiochus, en l'allant surprendre et assaillir
par-derrière, lors qu'il ne cuidait avoir affaire que de
front, et qu'il ne regardait que devant lui; car cette
viél:oire, qui sans point de doute est un des chefs-d'œuvre
de Caton, chassa l'Asie hors de la Grèce, et ouvrit et
fit le chemin à Lucius Scipion, pour passer depuis en
Asie.
IV. Ainsi donc, quant aux faits d'armes, ni l'un ni
l'autre ne fut onques vaincu ni défait en bataille; mais
en paix et en matière de gouvernement Aristide a été
vaincu et supplanté par Thémistocle, qui par ses menées
fit tant qu'il le jeta hors d'Athènes, et l'envoya pour un
temps en exil; là où Caton, ayant pour ennemis conjurés
presque tous les plus grands, les plus nobles et les plus
puissants hommes qui fussent de son temps à Rome, et
ayant continuellement toujours combattu contre eux
jusques au décours de sa vieillesse, se garda bien comme
un ferme et roide champion de lutte d'être renversé par
terre, et ne tomba jamais. Car il a accusé plusieurs en
jugement public, et plusieurs l'ont accusé aussi; mais il
en a fait condamner beaucoup, et lui ne le fut jamais une
seule fois, ayant pour toute défense de sa vie et de son
innocence sa langue, qui lui était un outil dont il se
savait très bien aider à faire de belles et grandes choses,
et auquel, selon mon avis, on doit plutôt attribuer ce
qu'il n'a jamais rien souffert indignement, ni n'a onques
été condamné injustement, que non pas à la faveur de
fortune, ni à la sauvegarde d'aucun dieu2 • Car c'est
véritablement une très grande partie que l'éloquence,
comme le témoigne bien ce qu'Antipater écrit du philo­
sophe Aristote après sa mort, disant qu'entre les autres
singulières grâces et perfeél:ions qui étaient en lui, il
avait celle-là souveraine, qu'il persuadait ce qu'il voulait.
V. Or est-ce une maxime confessée de tout le monde,
que l'homme ne saurait avoir ni acquérir une vertu ni
science plus grande que la politique, c'est-à-dire l'art de
savoir gouverner et régir une grande multitude d'hommes,
comme est une grosse cité; de laquelle science, selon
l'opinion de plusieurs, l'économique, c'est-à-dire l'art
de bien régir un ménage, est l'une des principales parties,
attendu qu'une cité n'est autre chose qu'une assemblée
de plusieurs ménages et maisons ensemble et est adonc
la cité forte et puissante en public, quand les habitants
7 96 ARI STI DE ET CATON LE CENSEUR

et citoyens d'icelle sont riches et opulents en leur par­


ticulier. Et pourtant Lycurgue, qui bannit l'or et l'argent
de Lacédémone, y établissant de la monnaie de fer, lequel
encore était corrompu et gâté avec du feu et du vinaigre,
ne défendit pas à ses citoyens cette diligence de ménager;
car il retrancha bien la superfluité, les délices, l'avarice
et l'ardeur d'amasser, qui accompagnent ordinairement
les richesses; mais aussi eut-il l'œil autant que réforma­
teur de lois qui fut onques, que ses citoyens eussent
provision de toutes choses requises et nécessaires à la vie
de l'homme, craignant de voir habiter en sa cité, et jouir
des privilèges d'icelle, un désert3 , nécessiteux et indigent,
sans héritage ni maison, encore plus qu'un présomp­
tueux, insolent et superbe pour sa grande richesse.
VI. Si m'est avis que Caton ne fut pas moins bon père
de famille, que bon et sage gouverneur de chose publique;
car il augmenta honnêtement son bien, et si enseigna aux
autres le moyen de l'accroître par bon ménage, et par
intelligence du labourage, dans les livres qu'il en a écrit,
où il a recueilli plusieurs beaux et bons préceptes servant
à ce. Mais Aristide au contraire par sa pauvreté a diffamé
et rendu odieuse la justice, comme celle qui fait l'homme
pauvre, et ruine une maison, étant plus profitable à tous
autres qu'à ceux qui l'ont et qui l'exercent; et toutefois
le poète Hésiode, qui nous recommande tant et si fort
la justice, nous admoneste en même temps d'entendre
diligemment au ménage, blâmant la paresse de ne vou­
loir rien faire, comme le commencement et la source de
toute injustice. Et pourtant me semble-t-il qu'Homère
parle très sagement en un passage où il dit
Je n'ai jamais aimé à besogner,
Ni du ménage aucunement soigner,
Pour mes enfants nourrir, et biens acquerre ;
Mais ai aimé les armes et la guerre,
Courir en mer sur fu§tes et galères,
Manier dards et sagettes légères• ;
comme nous voulant donner à entendre que ce sont deux
choses relatives, nécessairement enchaînées l'une avec
l'autre, que celui_ qui n'a soin du sien et de sa maison
vive injustement et _ prenne de )'autrui; car la justice
n'est pas comme l'huile que les médecins disent être très
saine au corps humain, si l'on en use par le dehors, et au
contraire très mauvaise, si l'on en use par le dedans; ni
ARISTIDE ET CATON LE CENSEUR 797
ne doit pas l'homme juste être profitable aux étrangers,
et cependant n'avoir soin ni de soi ni des siens.
VII. A l'occasion de quoi il m'est avis que la vertu
politique et civile cl'Aristide était défeél:ueuse en cet
endroit, s'il est vrai, ce que la plupart des auteurs en
écrit, qu'il n'eut pas la prévoyance de laisser seulement
à ses filles de quoi les marier, ni de quoi se faire enterrer;
là où la maison de Caton, jusques à la quatrième ligne,
bailla des préteurs et des consuls à Rome; car les enfants
de ses enfants, et encore plus bas, les enfants des enfants
de ses enfants obtinrent à Rome des plus honorables
offices et états. Et Aristide, qui fut de son temps le pre­
mier homme de la Grèce, laissa sa postérité en si grande
et si extrême pauvreté, que les uns furent contraints de
faire les devins, qui vont interprétant les songes, et disant
la bonne aventure pour gagner leur vie, et les autres de
demander publiquement l'aumône par nécessité; et ne
laissa moyen à pas un d'eux de penser à faire chose
aucune grande ni digne de lui.
VIII. Mais au rebours, cela est le premier point auquel
on pourrait faire instance et le rappeler en doute; car
pauvreté n'est nulle part mauvaise ni deshonnête de soi­
même, sinon là où elle est signe de paresse, de vie désor­
donnée, de superfluité et de folie; car, quand elle se
trouve en un personnage bien vivant, laborieux, diligent,
juste, vaillant, sage et bien gouvernant une chose publique,
alors elle est une grande preuve de magnanimité et de
grandeur de courage, parce qu'il n'est pas possible
que celui-là fasse de grandes choses, qui a le cœur si
bas que de penser toujours à de petites, ni que celui-là
secoure beaucoup d'indigents, qui lui-même est indigent
de beaucoup de choses; et n'est pas la provision la plus
nécessaire qui soit à ceux qui se veulent, en gens de bien
mêler et entremettre du gouvernement de la chose
publique que la richesse; mais est la suffisance, laquelle,
étant contente de soi, et ne désirant particulièrement
aucune chose superflue, ne distrait par ce moyen jamais
celui qui l'a de penser et vaquer aux affaires publiques.
Car Dieu est celui seul qui n'a simplement et absolument
affaire de rien qui soit; parquoi la plus haute vertu de
l'homme et la plus approchante de la divinité doit être
estimée celle qui fait que l'homme a besoin de moins de
choses. Et, tout ainsi comme un corps bien composé et
798 A R I S T I D E E T C A T O N LE CEN S E U R

bien complexionné n'a que faire n i de nourriture ni de


vêture curieuse ni superflue; aussi une vie et une maison
saine et nette s'entretient de peu de chose, et faut que
les biens soient proportionnés à l'usage et à la nécessité,
parce que celui qui en amasse beaucoup et se passe de
peu n'a pas suffisance. Car soit qu'il ne fasse pas grande
dépense, parce qu'il ne l'appète pas, il e� fou de se tra­
vailler à en amasser plus qu'il ne lui en faut; et s'il
l'appète, mais que par chicheté il n'ose dépenser et jouir
du fruit de son labeur, il e� misérable.
IX. Suivant laquelle raison je demanderais volontiers
à Caton : Si les biens ne sont faits que pour en user,
pourquoi te glorifies-tu d'en avoir beaucoup amassé,
quand peu te suffit ? Et si c'e� chose louable, comme
véritablement elle e�, se contenter de pain le premier
trouvé, boire du même vin que les valets et les ma­
nœuvres, ne se soucier point d'avoir des robes teintes en
pourpre, ni des maisons dont les murailles soient enduites
ni crépies, il s'ensuit que ni Ari�ide, ni Épaminondas,
ni Manius Curius, ni Caïus Fabricius, n'ont rien omis
ni oublié de leur devoir, quand ils ne se sont point
souciés d'acquérir ce dont ils n'eussent point voulu user.
Car il n'était point de besoin à un homme qui e�imait les
raves et les navets l'une des meilleures viandes du monde,
et qui les faisait lui-même bouillir en son foyer, pendant
que sa femme lui pétrissait du pain, de mener tant de
bruit, et parler d'un as, qui valait environ quatre deniers
et maille, ni se travailler d'écrire par quel art et industrie
l'on se peut bientôt enrichir. Car il e� bien vrai que c'e�
une belle chose et louable que le contentement de peu
et la suffisance; mais c'e� pour autant qu'elle nous
exempte de désirer les choses non nécessaires et de nous
en soucier. Et pourtant trouve-t-on qu'Ari�ide dit, au
plaidoyer de la cause du riche Callias, que ceux qui étaient
pauvres malgré eux devaient bien avoir honte de pau­
vreté; mais, au contraire, que ceux qui l'étaient volon­
tairement s'en pouvaient et devaient glorifier; car ce
serait sottise de penser que la pauvreté d'Ari�ide
procédât de lâcheté de cœur et de paresse, attendu
qu'il pouvait, sans commettre chose aucune mauvaise
ni déshonnête, s'enrichir promptement, en prenant
seulement la dépouille de quelqu'un des Barbares qu'il
avait défaits, et se saisissant de quelqu'une de leurs
A R ISTI DE ET CATON LE CEN SEUR 799

tentes. Mais c'est désormais assez discouru sur ce point.


X. Au demeurant, quant aux viél:oires et batailles
gagnées par Caton, elles n'ajoutèrent presque rien à
l'empire de Rome, lequel était déjà si grand qu'il n'en
pouvait guères accroître; mais celles d'Aristide sont les
principaux et les plus mémorables faits d'armes que firent
onques les Grecs, comme la J.ournée de Marathon, la
bataille de Salamine et celle e Platée; et si n'est pas
raisonnable de comparer le roi Antiochus au roi Xerxès,
ni les murailles des villes d'Espagne que Caton fit
démolir à tant de milliers de Barbares, qui lors furent
défaits et passés au fil de l'épée par les Grecs, tant sur la
terre que sur la mer; dans lesquels aél:es Aristide ne fut
à nul second, quant à l'effet de mettre vaillamment la
main à l'œuvre, mais bien en céda-t-il la pompe et la
gloire à ceux qui l'appétaient plus que lui, tout aussi faci­
lement comme il quitta l'or et l'argent à ceux qui en
avaient plus affaire que lui; en quoi il montra qu'il était
plus excellent et plus digne personnage qu'eux tous.
XI. Au reste, quant à moi, je ne veux point reprendre
la coutume de Caton de se louer soi-même si hautement
et de préférer à tous les autres, comme que lui-même
en quelque sienne harangue dit que se louer soi-même
est autant importun comme se dépriser et blâmer; mais
bien me semble-t-il que celui-là est plus parfait en vertu
qui n'appète point qu'autres le louent, que celui qui se
loue ordinairement soi-même; car n'être point ambitieux
est une grande partie de la privauté et facilité requise à
celui qui veut vivre entre les hommes au gouvernement
d'une chose publique; et au contraire l'ambition est un
vice fort odieux, et qui suscite grande envie contre celui
qui en est entaché, duquel Aristide était totalement
délivré, et Caton fort taré. Car Aristide aida Thémistocle,
son ennemi capital, en ses plus beaux aél:es, et, par
manière de dire, lui servit de soudard et de satellite en sa
charge de capitaine général, se rendant ministre de sa
gloire; ce qui fut cause de sauver et remettre sus la ville
d'Athènes. Et, au contraire, Caton, s'opposant et résis­
tant aux entreprises de Scipion, cuida empêcher son
voyage et son expédition de Carthage, en laquelle il
défit Annibal, qui jusques-là avait été invincible; encore,
à la fin, lui dressant toujours quelques soupçons et
quelques calomnies, il ne cessa jamais qu'il ne l'eût chassé
800 AR ISTI D E ET CA TON LE CENSEUR

hors de la ville quant à lui, et fit condamner très igno­


minieusement Lucius Scipion, son frère, de larcin et de
malversion en sa charge.
XII. Davantage, quant à la tempérance et continence
que Caton a toujours exaltée et ornée de très belles et
très grandes louanges. Aristide véritablement l'a tou­
jours gardée nette et immaculée. Mais les noces secondes
que fit Caton, prenant en mariage une fille qui n'était
ni de maison convenable à sa dignité, ni d'âge sortable au
sien, le rendit grandement, et non sans apparente raison,
suspeét d'avoir été luxurieux; car on ne le saurait nulle­
ment excuser, ni lui donner couleur qui soit honnête, en
ce que, étant déjà hors d'âge de marier, il amena à son
fils marié et à sa belle-fille une marâtre en sa maison, et
encore la fille d'un greffier, et qui servait de notaire et
de scribe publiquement pour de l'argent à qui le voulait
employer; car, soit qu'il le fît par appétit de volupté ou
par dépit, pour se venger de ce que son fils avait regardé
sa garce de mauvais œil, l'un et l'autre tourne toujours
à sa honte, et autant l'effet que la cause. Et la couverture
qu'il allégua à son fils, par laquelle il disait qu'il se rema­
riait, n'était point véritable; car, si véritablement il eût
eu désir d'engendrer autres enfants qui fussent aussi
gens de bien comme était son fils aîné, ainsi qu'il disait,
il devait donc, dès incontinent que sa femme fut morte,
y pourvoir et faire diligence de trouver une autre femme
de quelque honnête maison, non pas se contenter de
coucher avec une garce commune, jusques à ce que son
fils s'en fût aperçu, et puis, quand il se vit découvert,
s'allier de celui non duquel l'alliance lui était plus hono­
rable, mais plus aisée et plus facile à avoir.
VIE DE PHILOPÉMEN

I. Naissance et éducation de Philopémen. III. Qyalités extérieures


de sa personne. IV. Ses inclinations. V. Ses premières armes.
VI. Ses lcétures ; cc qu'il y cherchait. VII. Il va au secours de
Mégalopolis. Conseil qu'il donne aux Mégalopolitains. VIII. Son
premier exploit. IX. Il dt blessé d'une lance. Sa magnanimité
en cette occasion. X. Antigone lui propose de s'attacher à lui.
XI. Après un voyage en Crète, Philopémcn revient dans I'Achaïe,
où il dt nommé général de la cavalerie. XII. Il tue dans un
combat Démophantc. Idée de la ligue des Achéens. XIII. Chan­
gements introduits par Philopémen dans l'armure et les ma­
nœuvres militaires. XVI. Il remporte une grande viétoire contre
Machanidas, tyran des Lacédémoniens. XVII. Il le tue de sa
main en combat singulier. XVIII. Honneur qu'on lui rend aux
jeux Néméens. XX. Il délivre la ville de Messène, prise par
Nabis. XXI. Il passe en Crète, à la prière des Gortyniens. XXII.
Les habitants de Mégalopolis veulent le bannir. XXIII. Il eft
vaincu par Nabis dans un combat naval. XXIV. Il prend sa
revanche deux fois de suite, à peu de jours de diftancc. XXV. Il
réunit Lacédémone à la li gue des Achéens. XXVI. Il refuse le
présent que les Lacédémoniens lui envoient. XXVII. Il défend
Sparte. XXIX. Il regrette de n'être pas préteur des Achéens.
XXX. Il s'oppose à l'ascendant que les Romains prenaient sur les
Achéens. XXXI. Il va attaquer Dinocrate. XXXII. Il eft fait
prisonnier. XXXIII. Enfermé dans un cachot. XXXIV. Dou­
leur des Achéens à cette nouvelle. XXXV. Dinocrate le fait
empoisonner. X XXVI. Vengeance que les Achéens tirent de sa
mort. Ses funérailles. XXXVII. Honneurs rendus à sa mémoire.
De l'an ; o r à l 'an ;71 de Rome ; apanl ].-C. r 8J.

I. En la ville de Mantinée y eut jadis un citoyen nommé


Cassandre, de l'une des plus nobles et plus anciennes
familles, et qui eut autant de crédit et d'autorité au gou­
vernement de la chose publique que nul autre de son
temps ; toutefois, à la fin, fortune lui courut sus, de
manière qu'il fut chassé de son pays, et se retira en la ville
de Mégalopolis, pour le regard principalement de l'amitié
qu'il avait avec Crausis, le père de Philopémen, homme
802 P HI L O P É M E N

excellent, libéral et magnifique en toutes sortes, et par­


ticulièrement affeétionné en son endroit. Or, tant comme
ledit Crausis vécut, Cassandre fut si bien traité de lui
qu'il n'eut faute d'aucune chose; et après qu'il fut décédé,
Cassandre lui voulant rendre la pareille du bon accueil et
amiable traitement qu'il lui avait fait en sa vie, dressa et
institua son fils étant demeuré orphelin, de la manière
qu'Homère dit qu'Achille fut institué et nourri par le
vieillard Phénix1 • Si prit incontinent le naturel de l'enfant
un pli de nourriture véritablement généreuse et royale,
en croissant toujours de bien en mieux.
Il. Depuis, au sortir de son enfance, Ecdémus et
Démophane, tous deux Mégalopolitains, le prirent en
leur gouvernement. C'étaient deux philosophes qui
avaient été familiers et auditeurs d'Arcésilas en l'école de
l'Académie, et depuis employèrent ce qu'ils avaient
appris en l'étude de la philosophie au gouvernement de
la chose publique et maniement de grandes affaires,
autant ou plus que nuls autres de leur temps; car ils déli­
vrèrent leur ville de la tyrannie d'un Aristodème qui la
tenait sous le joug de servitude, en attirant ceux qui le
tuèrent; et aidèrent aussi à Aratus à déchasser de Sicyone
le tyran Nicoclès; et à la requête des Cyréniens, qui
étaient travaillés de séditions civiles et de partialités qu'ils
avaient entre eux, allèrent à Cyrène, là où ils réformèrent
l'état de la chose publique, et leur établirent de bonnes
ordonnances; mats quant à eux, ils comptaient entre
leurs plus beaux aétes la nourriture et l'institution de
Philopémen, estimant avoir procuré un bien universel à
toute la Grèce, en nourrissant un personnage de telle
nature dans les enseignements et préceptes de la philo­
sophie. Aussi, à la vérité, la Grèce l'aima singulièrement
comme le dernier homme de vertu qu'elle aurait porté
en sa vieillesse, après tant de grands et renommés capi­
taines anciens, et lui augmenta toujours sa puissance et
son autorité, à mesure que sa gloire croissait ; au moyen
de quoi il y eut un Romain qui, pour le bien louer,
l'appela le dernier des Grecs, comme voulant dire que,
depuis, jamais la Grèce ne porta de grand personnage
ni qui fût digne d'elle 2 •
III. Au demeurant, quant à sa personne, il n'était pas
laid de visage, comme aucuns estiment, car on peut voir
encore aujourd'hui en la ville de Delphes son image
PHILOPÉMEN

entièrea, portraite au naturel après le vif; et quant à ce


qu'ils allèguent d'une sienne hôtesse en la ville de Mégare,
qui le rit pour un valet, cela advint pour sa facilité, en
ce qu'if faisait peu de compte de soi, et se vêtait toujours
fort simplement; car cette hôtesse sienne, ayant été
avertie que le capitaine général des Achéens venait loger
en son logis, se travaillait et tourmentait pour lui
apprêter à souper, à cause que d'aventure son mari ne se
trouva pas pour lors en la maison; et sur ce point
Philopémen arriva, vêtu d'un pauvre manteau. Efle, le
voyant en cet habit, pensa que ce fût quelqu'un de ses
serviteurs qui vînt devant lui pour apprêter son logis,
si lui pria de la vouloir aider à faire la cuisine; et lui,
posant incontinent son manteau, se mit à fendre du bois.
Mais en ces entrefaites le mari arriva, qui, le trouvant
ainsi embesogné, lui demanda : « Oh I oh I que veut dire
» cela, seigneur Philopémen ? - Non autre chose, lui
» répondit-il en sa langue dorique, sinon, que je porte
» la peine de ce que je ne suis pas beau fils ni homme de
» belle apparence. » Il e� bien vrai que Titus Q!!intius
lui dit un jour, semblant se moquer de l'habitude de son
corps : « 0 Philopémen, tu as bien belles mains et belles
» jambes, mais tu n'as point de ventre », parce qu'il était
fort grêle et fort menu par le fond du corps. Toutefois
il m'e� avis que ce mot de risée était plutôt adressé à la
qualité de son armée, que non pas de son corps, à cause
au'il avait de bonnes gens de pied et de cheval, mais
l argent pour les entretenir et nourrir lui défaillait ordi­
nairement. Ce sont des propos qui se tiennent dans les
écoles touchant Philopémen.
IV. Mais pour venir à ses mœurs et à sa nature, il
semble que son ambition et le désir qu'il avait d'acquérir
honneur en son fait n'était point sans quelque opiniâ­
treté et quelque colère ; car, se voulant du tout conformer
à l'exemple et imitation d'Épaminondas, il représenta
bien sa hardiesse à entreprendre et son bon sens à
exécuter toutes grandes choses, et aussi son entière
prud'homie à ne se laisser jamais corrompre ni gagner par
argent; mais aux débats et différends qui entreviennent
dans les choses civiles, il ne se pouvait pas quelquefois
contenir dans les bornes de gravité, de patience et de
bénignité ; mais s'en jetait souvent dehors par colère et
par opiniâtreté ; à l'occasion de quoi il semble qu'il avait
PHILOPÉMEN

plus des parties de bon capitaine pour la guerre, que de


sage gouverneur de la chose publique pour la paix. Aussi
avait-il toujours dès son enfance aimé les gens de guerre
et les armes, et avait pris grand plaisir à se duire et
dresser aux exercices du corps qui y sont convenables,
comme à escrimer, piquer chevaux et voltiger. Et pour
autant qu'il semblait avoir une naturelle adresse à la
lutte, aucuns de ses amis et de ceux qui avaient soin de
lui, l'admone�aient qu'il s'adonnât à tels combats. Il
leur demanda si la vie que menaient ceux qui faisaient
métier de tels jeux de prix lui porterait point d'empê­
chement quant aux exercices de la guerre. On lui fit
réponse que la disposition de la personne et la manière
de vivre que suivaient les lutteurs et ceux qui se prépa­
raient aux autres tels combats était en tout et partout
contraire à celle d'un bon homme de guerre, mêmement
quant à son vivre et à son exercice ordinaire, pour autant
que les lutteurs mettaient peine d'entretenir et augmenter
soigneusement leur embonpoint par beaucoup dormir,
boire et manger continuellement, se travailler et reposer
à certaines heures sans y faillir d'une minute, et étaient
toujours en danger de perdre la force et roideur du corps
qu'ils en acquéraient, s'ils faisaient le moindre excès du
monde, ou s'ils passaient leur ordinaire d'un seul point;
là où il faut que gens de guerre soient faits et accoutumés
à toute diversité et toute inégalité de vie, et même qu'ils
aient appris de jeunesse à supporter facilement la disette
de toutes choses nécessaires à la vie de l'homme, et à
endurer aisément de passer les nuits sans dormir. Ce que
Philopémen ayant entendu, non seulement il rejeta pour
lors tous tels exercices et s'en moqua, mais depuis encore,
quand il fut chef d'armée, il s'étudia par tous moyens
d'infamie et d'opprobres qu'il leur put faire d'en amortir
et éteindre du tout la coutume, comme celle qui rendait
les corps des hommes inutiles aux travaux et aux combats
nécessaires pour la défense de leur pays, qui autrement
y seraient très idoines et utiles.
V. Au re�e, sitôt qu'il fut hors de la puissance de
maîtres et gouverneurs, et qu'il commença à porter les
armes dans les courses que faisaient ceux de Mantinée
sur les terres des Lacédémoniens, pour surprendre
d'emblée ou piller quelque chose, il s'accoutuma à être
toujours le premier à aller et le dernier à retourner ; et
PHILOPÉMEN
quand il était de loisir, en temps de paix ou de trèves, il
endurcissait son corps, et le rendait dispos, robu�e et
léger à force de chasser continuellement, ou bien de
labourer la terre; car il avait un bel héritage qui n'était
qu'à une lieue et un quart' seulement loin de la ville, là
où il s'en allait, ordinairement après dîner ou après
souper; et puis, la nuit venue, il se jetait dessus quelque
méchante paillasse, et y reposait ni plus ni moins que l'un
de ses manœuvres, et le matin au point du jour il s'en
allait ou avec les vignerons besogner aux vivres, ou avec
les laboureurs à la charrue, et parfois s'en retournait à la
ville, là où il vaquait aux affaires de la chose publique
avec ses amis et avec les officiers et magi�rats de la ville.
Or tout ce qu'il pouvait épargner et gagner à la guerre,
il le dépensait à acheter de beaux chevaux, ou à faire
forger de beaux harnais, ou à payer la rançon de ses
pauvres citoyens qui avaient été pris prisonniers en la
guerre; mais quant à son bien, il tâchait à l'entretenir et
à l'accroître par le revenu du labourage seulement,
comme par le moyen qu'il e�imait être plus droit et plus
juste que les autres, et si n'y vaquait pas en passant temps
seulement par manière d'ébat, mais y employait grande
sollicitude, comme celui qui e�imait que tout homme
d'honneur doit travailler à si bien gouverner et aug­
menter le sien qu'il n'ait occasion d'appéter ou usurper
!'autrui.
VI. Il ne prenait pas plaisir à ouïr toutes sortes de
propos, ni à lire tous livres de philosophie, mais seule­
ment ceux qui lui pouvaient profiter à devenir de plus
en plus vertueux, et ne lisait volontiers d'Homère que
les passages qui lui semblaient avoir quelque efficace
pour émouvoir les cœurs des hommes à aimer la prouesse;
mais entre toutes et sur toutes autres leétures, il était
singulièrement affeél:ionné à lire les livres d'Évangelus
touchant l'art et manière de dresser les batailles, et aussi
les hi�oires des faits et ge�es d'Alexandre-le-Grand,
disant qu'il fallait toujours réduire les paroles à effet, si
l'on ne voulait que ce fussent contes faits à plaisir, et
un parler jeté en l'air sans porter aucun profit ; car même
en ses livres de l'art de dresser et ordonner les batailles,
il ne se contentait pas d'en voir les exemples et les figures
portraites sur des tables, mais en voulait voir l'expé­
rience, et faire les preuves sur les lieux mêmes ; et pour ce,
806 P H ILO P É MEN

quand l'armée marchait en bataille par les champs, il y


étudiait, considérant diligemment en soi-même les acci­
dents et les formes diverses qui adviennent à une bataille
quand elle descend en une vallée, ou que la plaine lui
vient à faillir, quand elle passe une rivière, ou un fossé,
ou un pas et un chemin étroit, quand il faut qu'elle s'élar­
gisse ou qu'elle s'étrécisse ; et non seulement l'étudiait à
part soi, mais aussi en disputait avec ceux qui étaient
autour de lui ; car sans point de doute Philopémen a été
l'un des hommes du monde qui a le plus estimé l'art
militaire, et quelquefois plus à l'aventure qu'il n'eût été
de besoin, et plus aimé la guerre, comme le plus ample
champ, et le sujet le plus plantureux que la vertu saurait
avoir p our s'exerciter, tellement qu'il avait en mépris et
désesttmait ceux qui ne s'en mêlaient point, comme gens
qui n'étaient bons à rien faire.
VII. Étant donc déjà arrivé au trentième an de son
âge, Cléomène, le roi des Lacédémoniens, vint une nuit à
l'imprévu assaillir la ville de Mégalopolis, si vivement
que d'arrivée il força les gardes et le guet, et entra dedans
jusques sur la place, qu'il gagna. Q!!oi entendant, Philo­
pémen accourut soudain au secours ; ce néanmoins, quoi­
qu'il fît tout devoir de bien et hardiment combattre, si
ne put-il jamais repousser les ennemis, ni les rechasser
hors de la ville ; mais au moins donna-t-il temps et loisir
à ses citoyens de se sauver et se dérober de la ville, en

1
arrêtant ceux qui les poursuivaient, et tirant toujours
Cléomène après lui, tellement u'il eut à la fin beaucoup
d'affaire à se sauver lui-même e dernier, bien blessé, et
son cheval lui ayant été tué sous lui.
Or quelques jours après, Cléomène, étant averti que
les Mégalopolitains s'étaient retirés en la ville de Messène,
leur envoya faire entendre qu'il était prêt de leur rendre
leur ville, leurs héritages et tous leurs biens ; et Philo­
pémen, voyant que ses citoyens étaient fort joyeux de
cette nouvelle, et que chacun s'apprêtait pour s'y en
retourner à grande hâte, il les en détourna par les remon­
trances qu'il leur fit, en leur donnant à entendre que
Cléomène ne leur voulait pas tant rendre leur ville que
les prendre eux-mêmes avec leur ville, prévoyant bien
qu'il ne pourrait pas toujours demeurer là pour garder
des murailles et maisons toutes vides, et que lui-même
à la fin serait contraint d'en partir. Cette remontrance fit
P H ILOPÉMEN

arrêter les Mégalopolitains ; mais aussi donna-t-elle occa­


sion à Cléomène de brûler et démolir une grande partie
de la ville, et d'en emporter une grosse somme d'argent
et grande quantité de tout butin.
VIII. Depuis, comme le roi Antigone fut venu au
secours des Achéens contre Cléomène6 , et que Cléomène
eut occupé le haut des montagnes de Sellasie, et saisi
tous les pas et avenues de ce quartier-là, le roi Antigone
rangea son armée en bataille tout auprès, en délibération
de l'assaillir et le forcer s'il lui étàit possible. Philopémen
était lors entre les gens de cheval avec ceux de sa ville,
qui avaient à leur côté les Esclavons, bons combattants
à pied et en grand nombre, lesquels serraient la queue
de toute l'armée. Or leur avait-il été enjoint et commandé
qu'ils se tinssent tout cois, sans bouger, jusques à ce que
de l'autre pointe de la bataille, où était le roi en personne,
on leur montrât en l'air une cotte d'armes rouge attachée
et étendue au bout d'une pique ; mais, nonobstant ce
commandement, les capitaines qui conduisaient ces
Esclavons n'eurent pas la patience d'attendre, et allèrent
tâcher à forcer les Lacédémoniens, qui tenaient le haut
des montagnes ; les Achéens au contraire demeurèrent
fermes en leur place, et se tinrent en ordonnance comme
il leur avait été commandé ; parquai Euclidas, frère de
Cléomène, voyant ce désemparement et cette séparation
des gens de pied des ennemis d'avec leurs gens de cheval,
envoya soudain les plus légèrement armés, et les plus
dispos qu'il eût en ses troupes, pour charger ces Escla­
vons par-derrière, et essayer de leur faire tourner visage
vers eux, attendu qu'ils étaient dénués de gens de cheval ;
ce qui fut fait, et mirent ces légèrement armés les Escla­
vons en grand trouble et grand désarroi. Q!!oi voyant
Philopémen, et considérant qu'il serait bien aisé de
rompre ces armés à la légère et les faire retirer, attendu
que l'occasion même les appelait presque à ce faire, il
s'en alla le remontrer aux capitaines du roi qui condui­
saient la gendarmerie ; mais quand il vit qu'il ne leur
pouvait mettre en tête, et qu'ils ne faisaient compte des
raisons qu'il leur alléguait, mais le tenaient pour un fou,
à cause qu'il n'avait pas encore acquis tant d'estime et de
réputation que l'on le jugeât homme pour pouvoir
inventer ni exécuter une telle ruse de guerre, il s'y en alla
lui-même, y traînant avec soi ceux de sa ville ; là où de
808 P H I LO P É MEN

première arrivée, il mit ces légèrement armés en grand


trouble, et finalement les tourna tous en fuite avec un
bien grand meurtre.
IX. Et pour encourager encore davantage les gens du
roi Antigone, et aller tout chaudement charger les
ennemis pendant qu'ils étaient en ce trouble, il laissa son
cheval, et marcha à pied à travers lieux bossus et rabo­
teux, pleins de ruisseaux et de fondrières, ayant sur son
dos une cuirasse d'homme d'armes, et le re�e du harnais
fort pesant; et, combattant en cet équipage à grande peine
et grand mésaise, il eut les deux cuisses percées de part
en part d'un coup de javelot qui se darde avec une cour­
roie attachée au milieu; et, combien que le coup n'entrât
r.as fort avant dans la chair, si fut-il grand et roide, car
tl perça les deux cuisses <l'outre en outre, tellement que le
fer passait de l'autre côté. Si demeura sur l'heure empêtré
de ce coup, ni plus ni moins que qui lui eût mis des fers
aux pieds, et ne savait qu'il devait faire; car la courroie
attachée au milieu du javelot lui faisait grande douleur
quand on cuidait retirer le javelot par où il était entré,
et n'y avait personne de ceux qui étaient là présents qui y
osât mettre la main; d'autre côté Philopémen, voyant
que le combat était en sa plus grande fureur, laquelle se
passerait incontinent, perdait patience de dépit, tant il
avait d'ardeur de retourner au combat; si fit tant en reti­
rant l'une de ses cuisses et avançant l'autre, qu'il rompit
la hampe du javelot en deux et s'en fit arracher les deux
tronçons l'un de çà l'autre de là; puis quand il se sentit
ainsi dépêtré, il mit incontinent l'épée au poing, et s'en
alla à travers les combattants aux premiers rangs affronter
l'ennemi, de manière qu'il renforça grandement le cou­
rage aux siens, et leur apporta une envie d'imiter sa
prouesse.
X. Après donc que la bataille eut été gagnée, Antigone
demanda à ses capitaines macédoniens, pour les tenter,
qui les avait mus à faire partir et charger la cavalerie
avant le signe qui leur avait été commandé; ils répon­
dirent qu'ils avaient été contraints d'ainsi le faire contre
leur volonté, parce qu'un jeune gentilhomme mégalo­
politain était allé avant le temps commencer la charge
avec sa compagnie; et adonc leur dit Antigone en riant :
« Ce jeune gentilhomme-là que vous dites a fait un tour
» de sage et vaillant capitaine. » Cet exploit d'armes,
PHILOPÉMEN

joint avec le témoignage d'Antigone, comme l'on p eut


penser, donna grande réputation à Philopémen. St lui
fit le roi Antigone très �rande in�ance qu'il voulût
prendre parti avec lui, lut offrant compagnie de gens
d'armes, et bien bon appointement s'il voulait aller à son
service; ce que Philopémen refusa, pour autant princi­
palement qu'il connaissait sa nature, et que difficilement
il se fût rangé au vouloir et commandement d'autrui.
XI. Mais aussi, ne voulant pas demeurer oisif ni être
sans rien faire, il monta sur mer et s'en alla en Candie,
là où il savait qu'il y avait guerre, pour toujours se duire
et s'exerciter de plus en plus aux armes; et après y avoir
demeuré longtemps à s'aguerrir avec les Candiots, qui
sont bien bons combattants et fort adroits à toutes sortes
de ruses de guerre, et davantage fort sobres et étroits en
leur vivre, il s'en retourna en Achaïe, avec si bon nom
et si grande réputation envers un chacun qu'il fut incon­
tinent élu capitaine général de la gendarmerie; et là à son
avènement il trouva que ceux qui devaient servir à cheval
avaient de méchants petits chevaux, les premiers qu'ils
pouvaient trouver, et qu'encore le plus souvent ils
s'exemptaient d'aller eux-mêmes en personne à la guerre,
et y envoyaient d'autres en leurs places, et bref qu'ils
n'avaient ni cœur ni expérience aucune des armes et de la
guerre; de quoi les autres officiers et capitaines de la
communauté des Achéens, qui avaient été auparavant
lui, n'avaient tenu compte, craignant de les offenser,
parce que ce sont tous les plus gros, et qui ont le plus
d'autorité et de moyen de punir ou honorer qui bon leur
semble; toutefois Philopémen ne chala point pour cela,
ni ne laissa point de faire ce que portait son devoir; mais
alla lui-même en personne par toutes les villes exhorter
et encourager les jeunes gentilshommes à se bien monter,
et se mettre en bon équipage pour acquérir honneur; et
là où il était besoin de contrainte, il condamnait à
l'amende ceux qui y faisaient faute, et leur faisait sou­
vent faires montres, joutes, tournois et combattre les uns
contre les autres, mêmement dans les temps et lieux où il
savait qu'il se devait trouver grande multitude d'hommes
pour voir l'ébattement; de manière qu'en peu de temps
il les rendit merveilleusement coura�eux, prompts et
adroits à cheval, qui e� un des principaux points pour
tenir bon ordre, et bien garder ses rangs quand on e�
8 10 P H I L O P É M EN

en bataille ; tellement que s'il était besoin que toute une


troupe de gens de cheval tournât ensemble à demi ou à
fait, ou bien chaque homme d'armes à part, ils y étaient
si duits et si bien accoutumés, qu'il semblait proprement
à les voir que ce ne fût qu'un corps de toute la troupe
rangée en bataille qui se remu ât d'une même volonté,
tant ils se mouvaient aisément toutes fois et quantes
qu'il fallait tourner ou d'un côté ou d'autre.
XII . Or en une grosse b�taille que les Achéens eurent
contre les Étoliens et les Eliens au long du fleuve de
Larissus, le chef de la chevalerie des Étoliens, Démo­
phante, se j eta hors de ses troupes pour aller choquer
Philopémen, lequel lui alla aussi à l'encontre, et frappa
le premier si rudement d'un si grand coup de javeline
qu'il l'abattit mort en terre. Incontinent que celui-là fut
tombé, le reste des ennemis se mit à fuir ; ce qui donna
réputation grande à Philopémen, comme à celui qui ne
cédait ni aux j eunes gens en p rouesse pour vaillamment
combattre de la main, ni aux vieux en prudence pour
bien conduire une armée, et mener gens à la guerre sage­
ment. Bien est-il vrai que celui qui premier éleva la com­
munauté des Achéens en quelque puissance et en quelque
dignité, ce fut Aratus ; car, auparavant lui, c'était bien
peu de chose, à cause que les villes de l' Achaïe faisaient
leurs affaires, chacune à part soi, et Aratus fut celui qui
premier les rallia ensemble, et établit entr'elles un gou­
vernement civil et honnête, et véritablement digne de la
Grèce ; dont il advint que, comme nous voyons dans les
ruisseaux et rivières, depuis qu'il y a quelque chose, tant
petite soit-elle, qui s'arrête et p rend pied au fond, tout
èe que le cours de l'eau emmène aval s'y attache et s'y lie
si bien que l'un par le moyen de l'autre s'y affermit, et
prend une fermeté assurée. Aussi étant la Grèce fort
affaiblie en ce temps-là, et les cités bandées en partialités
les unes contre les autres, les Achéens furent les premiers
qu i se rallièrent ensemble, et puis tirèrent à leur li gue
les autres villes qui sont à l'entou r d'eux ; les unes en leur
p ortant réconfort et aide pour les délivrer de l'oppres­
sion des tyrans, et les autres en les gagnant par leur union
et concorde, et par la honté de leu r gouvernement ; de
manière qu'ils avaient intention <le réduire par ces
moyens tout le pays du Péloponèse en un corps et en une
l igue. Toutefois, du vivant d' Aratus, ils se rangeaient
P H I LOPÉMEN

encore la plupart du temps sous les armes et la puissance


des Macédoniens, faisant la cour premièrement au roi
Ptolémée, et depuis à Antigone et à Philippe, lesquels
s'entremettaient fort avant, et avaient en main toutes les
principales affaires de la Grèce; mais lorsque Philopémen
vint à gouverner et à tenir le premier lieu, les Achéens
étant déjà assez puissants d'eux-mêmes pour résister aux
plus puissants, ils cessèrent donc de marcher sous
enseigne d'autrui, et d'user de gouverneurs et capitaines
étrangers; car, quant à Aratus, il semble avoir été un peu
lent et trop froid pour les exploits d'armes, et pourtant
fit-il la plupart de ses faits par amiables traités, par intel­
ligence et par l'amitié qu'il avait avec ces rois, ainsi
comme nous avons écrit au long en sa vie.
XIII. Mais Philopémen étant homme d'exécution,
hardi et vaillant de sa personne, et qui en ses premières
rencontres avait eu favorable fortune, moyennant laquelle
il était venu au-dessus de ses entreprises, augmenta le
cœur avec la puissance des Achéens, pour autant que sous
sa conduite ils avaient accoutumé de battre toujours leurs
ennemis, et d'avoir du meilleur en la plupart de leurs
affaires. La première chose donc qu'il leur fit à son
arrivée, fut qu'il changea la manière de dresser. leurs
batailles et leur façon de s'armer : car auparavant ils
usaient de petits boucliers fort légers, à cause qu'ils
étaient si minces et si étroits qu'ils ne couvraient pas le
travers du corps de l'homme, et portaient des javelines
beaucoup plus courtes que piques; au moyen de quoi ils
étaient bien dispos, et bons pour escarmoucher et com­
battre de loin; mais quand ce venait à choquer de près à
pied ferme, les ennemis avaient avantage sur eux; et,
quant à la forme de leurs batailles, ils ne savaient que
c'était de les ordonner en limaçon ou en rond6 , et n'usaient
que de figure carrée seulement, encore ne lui don­
naient-ils point de front où les fers des piques de plusieurs
rangs frappassent tous ensemble, et où les soudards
fussent si bien serrés que leurs targes se touchassent l'une
à l'autre, comme il se fait au carré de la bataille macédo­
nienne, au moyen de quoi ils étaient aisément repoussés
et ouverts. Ce que Philopémen corrigea, en leur persua­
dant de prendre, au lieu du bouclier et de la javeline ou
de l'épieu , la targe et la pique, et de s'armer les têtes de
bons morrions, les corps de halecrets, et les cuisses et
812 PHILO P Ê M EN

jambes de bons cuissots et bonnes grèves, afin de com­


battre à pied ferme sans reculer ni bouger, non pas
remuer, et courir ça et là comme escarmoucheurs armés
à la légère.
XIV. Ainsi ayant enseigné et persuadé aux jeunes
hommes de s'armer à bon escient, premièrement il les
en rendit plus assurés et leur éleva les cœurs, comme
s'ils fussent devenus invincibles; et puis il convertit leurs
délices et superfluités ordinaires en honnêtes dépenses
car de leur ôter du tout une folle et vaine accoutumance
qu'ils avaient prise de longue main à l'envi les uns des
autres, qu'ils voulaient être vêtus richement, meublés en
leurs maisons de lits et de tapisseries somptueusement,
et servis à la table opulentement et délicatement, c'était
chose impossible; mais, pour commencer à détourner ce
désir, qu'ils avaient d'être toujours propres et bien
empoints de choses non nécessaires et superflues, en
choses utiles et honnêtes, il leur persuada et conseilla de
resserrer un peu la dépense ordinaire qu'ils faisaient à
l'entour de leurs personnes, tant en habillements qu'en
service de table, et épargner pour se montrer magnifiques
et bien en ordre en armes, et en tout autre équipage de
guerre. Parquoi l'on ne voyait plus autre chose par les
boutiques des orfèvres que coupes et pots d'or et d'ar­
gent, que l'on rompait pour mettre à la fonte, halecrets et
cuirasses que l'on dorait, boucliers et mors de bride que
l'on argentait. Dans les lices et lieux ordonnés à piquer
chevaux vous n'eussiez vu que jeunes poulains que l'on
domptait et dressait, et jeunes hommes qui s'exercitaient
aux armes. Et entre les mains des dames ne se voyait que
morrions et armets, auxquels elles attachaient des
panaches de diverses couleurs, sayes et cottes d'armes
qu'elles enrichissaient d'ouvrages; desquelles choses la
vue leur augmentait le cœur, et leur engendrait une envie
et un propos de bien faire, sans s'épargner, à la �uerre.
Car il est bien vrai que la superfluité et somptuosité que
l'on voit en autres speél:acles attrait secrètement les
volontés des hommes, et les induit à convoiter les délices,
et si rend les courages de ceux qui en usent mous et
efféminés, parce que le grattement et chatouillement, par
manière de dire, du sens extérieur qui s'en déleél:e amollit
et lâche, quant et quant la roideur et la vigueur du pen­
sement ; mais aussi, au contraire, la somptuosité de
P H I L O PÉMEN

dépense qui se fait en équipage de guerre, fait croître et


fortifie un gentil cœur ; ni plus ni moins qu'Homère fait,
qu'Achille, quand sa mère lui apporte à ses pieds les
armes nouvelles qu'elle lui avait fait faire par Vulcain,
en les regardant ne peut arrêter en place, mais bout et
brûle d'un ardent désir de les employer7 •
XV. Après donc que Philopémen eut conduit la jeu­
nesse d'Achaïe à ce point, de s'armer et accoutrer ainsi
bravement, il se mit à la dresser et exerciter aux armes
continuellement ; en quoi non seulement ils lui étaient
obéissants, mais s'efforçaient davantage à l'envi l'un de
l'autre de faire mieux que leurs compagnons ; car ils trou­
vaient merveilleusement bonne l'ordonnance de bataille
qu'il leur avait ensei�née, parce qu'étant si bien jointe
et serrée ensemble, il leur était bien avis qu'il serait
malaisé de les rompre ; et par continuation d'avoir sou­
vent leurs armes sur le dos, ils les en trouvaient plus
aisées et plus légères, outre le plaisir qu'ils prenaient à
les voir et porter ainsi riches et belles; de manière qu'ils
ne demandaient plus que quelque occasion pour bientôt
les essayer et employer contre leurs ennemis.
XVI. Or avaient les Achéens pour lors la guerre
contre Machanidas, tyran des Lacédémoniens, lequel avec
une grosse et puissante armée épiait tous les moyens de
se faire seigneur absolu de tous les Péloponésiens ;
comme donc les nouvelles fussent venues qu'il était
entré sur les terres des Mantiniens, Philopémen aussi se
mit incontinent aux champs avec son armée pour l'aller
trouver ; si se rencontrèrent au plus près de la ville de
Mantinée, là où ils rangèrent l'un et l'autre aussitôt leurs
gens de bataille. Ils avaient tous deux bon nombre de
soudards étrangers à leur solde, outre toutes les forces
entières de leurs pays ; et quand ce vint à choquer,
Machanidas avec ses étrangers chargea si rudement
quelques gens de trait et quelques archers que Philo­
pémen avait mis au-devant de la bataille des Achéens,
pour commencer et attaquer l'escarmouche, que d'arrivée
il les tourna tous en fuite ; mais, au lieu d'aller tout d'une
tire droit à l'encontre des Achéens, qui étaient en bataille,
pour essayer de les rompre, il s'amusa à chasser ces pre­
miers fuyants et passa tout au long des Achéens, qui
tinrent bien leurs rangs. Cette déroute si grande étant
advenue tout au commencement de la bataille, il semblai t
P H I LO P É MEN

bien à beaucoup de gens que tout fût perdu et ruiné pour


les Achéens; mais Philopémen fit semblant que ce n'était
rien et qu'il n'en faisait point de compte; et, voyant la
grande faute que faisaient les ennemis de poursuivre
ainsi à toute bride ses avant-coureurs qu'ils avaient
rompus, et d'éloigner la bataille de leurs gens de pied,
qu'ils laissaient tout nus, et abandonnaient la place vide,
il ne leur alla point au-devant pour les arrêter, ni ne
s'efforça point de les garder qu'ils ne chassassent ceux
qui fuyaient; mais les laissa passer outre; et quand il
vit qu'ils étaient assez éloignés de leurs gens de pied,
adonc il fit marcher les siens contre les Lacédémoniens,
qui avaient les flancs dénués de gens de cheval; et les
chargeant à côté en se hâtant de gagner à la course l'un
des flancs, il les mit en déroute avec un bien grand
meurtre; car on dit qu'il en demeura plus de quatre mille
sur la place, parce qu'ils n'avaient personne qui les con­
duisît, et qu'ils ne s'attendaient pas d'avoir plus à com­
battre, mais pensaient avoir tout gagné, voyant Macha­
nidas chasser ainsi à toute bride ceux qu'il avait rompus.
XVII. Après cette déconfiture, il revint au-devant de
Machanidas, qui retournait de la chasse avec ses étran­
gers; mais il se trouva d'aventure un fossé profond et
large entre eux deux, sur les bords duquel ils chevau­
chèrent un espace de temps vis-à-vis l'un de l'autre, l'un
cherchant quelque endroit commode pour passer et
s'enfuir, et l'autre pour le garder de ce faire. Si semblait
proprement à les voir ainsi les uns devant les autres, que
ce fussent bêtes sauvages réduites à l'extrême nécessité
de se défendre à force par un si âpre veneur comme était
Philopémen; mais comme ils étaient en ce débat, le cheval
du tyran, qui était courageux et fort, et davantage se
sentait broché des éperons d'une part et d'autre jusques au
sang, se hasarda de vouloir franchir le fossé, et s'appro­
chant du bord, se dressa sur les pieds de derrière pour
lancer ceux de devant à l'autre bord; et adonc Simmias
et Polynus, qui avaient toujours accoutumé d'être aux
côtés de Philopémen quand il combattait, accoururent
cette part pour lui présenter les fers de leurs javelinet et
le garder qu'il ne sautât; toutefois Philopémen y fut
devant eux, et, voyant que le cheval du tyran levait la
!ête, tellement qu'il couvrait tout le corps de son maître,
tl détourna un peu le sien, et, prenant sa javeline à deux
P H ILOPÉMEN

mains lui en donna si grand coup, en poussant de toute


sa puissance, qu'il le renversa mort dans le fossé. En
mémoire de quoi les Achéens, qui estimèrent grande­
ment cet aél:e de prouesse, et ensemble le bon sens qu'il
eut à bien conduire cette bataille, lui firent dresser une
statue de cuivre en tel geste et en telle aél:ion, au temple
d'Apollon en la ville de Delphes.
XVIII. Et dit-on qu'en l'assemblée des jeux publics
qui s'appellent Neméa [et qui se célèbrent en l'honneur
d'Hercule, non guères loin de la ville d'Argos], bientôt
après qu'il eut gagné cette bataille de Mantinée, étant
pour la seconde fois capitaine général de la ligue des
Achéens, et se trouvant de loisir, à cause de la fête, il
montra premièrement aux Grecs, qui étaient là venus
pour voir le passe-temps des jeux, son armée rangée en
bataille, et leur fit voir comment elle se remuait aisément
de tous les mouvements qui peuvent être nécessaires en
combattant, sans se troubler ni confondre, avec une
grande force et grande légèreté. Puis, cela fait, il entra
dans le théâtre pour ouïr les musiciens chantant sur les
instruments à qui gagnerait le prix, étant suivi et accom­
pagné des jeunes gentilshommes, qui étaient vêtus de
leurs manteaux de pourpre, et de leurs casaques et sayons
d'écarlate à porter sur le harnais, tous en fleur d'âge,
dispos de leurs personnes, et portant grand honneur et
révérence à leur capitaine, et qui avec cela montraient
secrètement une certaine gentillesse de cœur, qui leur
était élevé par plusieurs belles rencontres, où ils avaient
toujours eu l'avantage sur leurs ennemis; et d'aventure
ainsi comme ils furent entrés, le musicien Pylade, chan­
tant un poème de Timothée qui s'appelle les Perses,
tomba sur ces vers :
C'est lui duquel la vertu et bonheur
Vous rend, ô Grecs, de libert6 l'honneur•.
Et comme le musicien eut prononcé ce passage d'une
voix haute et claire, ainsi qu'il appartenait à la gravité du
sujet, tous les Grecs qui étaient au théâtre assemblés pour
voir les jeux jetèrent incontinent de tous côtés leurs yeux
sur Philopémen, et se prirent avec une très grande liesse
à frapper de leurs mains l'une contre l'autre, pour l'espé­
rance qu'ils concevaient que les Grecs par son moyen
recouvreraient bientôt entièrement leur ancienne répu-
P H ILO P É M EN

tation, et pour la confiance qu'ils prenaient d'être arrivés


à la magnanimité de leurs ancêtres.
XIX. Et tout ainsi que les jeunes chevaux demandent
toujours ceux qui ont accoutumé de les chevaucher, tel­
lement que si d'autres montent sur eux, ils s'en effa­
rouchent et s'en trouvent tout étonnés ; aussi, quand ce
venait à une bonne affaire, qu'il fallait hasarder une
bataille, l'armée des Achéens n'avait point de cœur, si
autre que lui était capitaine général, et regardait toujours
vers lui ; et sitôt qu'elle le voyait, elle reprenait courage,
et ne demandait plus qu'à mettre la main à l'œuvre, tant
elle avait de fiance en son heur et en sa vertu, et non pas
sans cause, attendu qu'ils voyaient que c'était celui seul
de tous leurs capitaines que les ennemis n'osaient regar­
der au visage, et duquel ils craignaient seulement le
nom et la réputation, comme il apparaissait par les choses
qu'ils faisaient. Car Philippe, roi de Macédoine, se per­
suadant que, s'il pouvait ôter de ce monde Philopémen
par quelque moyen que ce fût, les Achéens se range­
raient de rechef à sa dévotion, il envoya secrètement des
gens en la ville d'Argos pour le faire· tuer en trahison;
mais l'embûche fut découverte, dont ce roi fut depuis haï
mortellement, et réputé lâche et méchant par tous les
Grecs universellement. Et comme les Béotiens eussent un
jour mis le siège devant la ville de Mégare, et eussent
grande espérance de l'emporter du premier assaut, il se
leva soudainement un bruit parmi eux, que Philopémen
la venait secourir, et qu'il en était déjà bien près avec son
armée ; cela était faux, mais toutefois les Béotiens en
eurent si grande peur qu'ils laissèrent là leurs échelles,
qu'ils avaient déjà dressées contre les murailles, et se
mirent incontinent tous en fuite.
XX. Une autre fois, comme Nabis, tyran des Lacédé­
moniens, ayant succédé à Machanidas, eût surpris d'em­
blée la ville de Messène, Philopémen, qui, pour lors, était
homme privé, et n'avait aucune charge de gens de guerre,
s'en alla devers Lysippus, capitaine général des Achéens
pour cette année, lui remontrer qu'il devait promptement
aller au secours de Messène. Lysippus lui lit réponse qu'il
n'était plus temps d'y aller, et que c'était une ville perdue
sans remède, attendu que les ennemis étaient déjà dedans.
Parquoi Philopémen, voyant qu'il ne lui pouvait mettre
en tête qu'il y allât, s'y en alla lui-même avec les forces de
PH ILOPJ;:MEN 817

s a ville tant seulement; s i n'attendirent pas les Mégalopo­


litains qu'il se fît une assemblée publique de conseil,
auquel, à la pluralité des voix du peuple, par décret
public, cette commission lui fût donnée, mais le suivirent
tous volontairement, comme étant leur capitaine perpé­
tuel, celui qui par nature était plus digne de commander.
Q!!and il fut auprès de Messène, Nabis, qui en ouït les
nouvelles, ne l'osa pas attendre, combien qu'il eût son
armée dans la ville même ; mais en sortit à la dérobée par
une autre porte, et emmena son armée à la plus grande
hâte qui lui fut possible, e�imant que ce lui serait un
grand heur s'il pouvait échapper, et se retirer à sauveté,
comme il fit, et fut par ce moyen la ville de Messène
délivrée de captivité.
XXI. Or ce que nous avons écrit jusques ici e� sans
point de doute grandement à l'honneur et à la gloire de
Philopémen ; mais depuis il fut fort blâmé pour un
v0yage qu'il fit à Candie à la requête des Gortyniens,
qui l'envoyèrent prier de vouloir être leur capitaine en
une guerre dont ils étaient lors travaillés : car il s'y en
alla au temps que le tyran Nabis faisait plus fort la guerre
à son pays, et lui imputa-t-on ou qu'if fuyait la lice, ou
que hors de saison il se voulait montrer à des étrangers,
lorsque les Mégalopolitains ses citoyens furent si pressés
de la &u� rre, que tout leur pl3:t pays étant _perdu et gâté, ils
se reurerent dans le pourpns des murailles, et semèrent
les places vides et les rues de leur ville pour vivre, ayant
leurs ennemis campés presque jusques dans leurs portes;
et lui cependant, faisant la guerre aux Candiots, et servant
des étrangers outre mer, donna occasion à ses malveil­
lants de lui mettre sus qu'il fuyait à combattre pour la
défense de son pays. Toutefois il y en avait d'autres qui
disaient que, pour autant que les Achéens élisaient
d'autres capitaines généraux que lui, il avait voulu, se
trouvant homme privé, employer son loisir en la charge
de capitaine général des Gortyniens, qui l'en avaient
envoyé prier à grande in�ance ; car il était homme qui ne
pouvait demeurer oisif, et qui voulait sur toutes choses
maintenir en continuel exercice sa vertu militaire, et
mettre en aél:ion sa suffisance en l'art de bien conduire
une armée. A quoi se rapporte une parole qu'il dit un
j our du roi Ptolémée : car comme quelques autres le
haut louaient, disant qu'il exercitait très bien son armée,
818 P H I LOPÉMEN
et que lui-même dressait et endurcissait fort sa personne
tous les jours à l'exercice des armes, « Ce n'est, dit-il,
» pas chose louable à un roi, en l'âge où il est, de se
» dresser encore à l'exercice des armes; car il les dut
» ormais réellement et de fait employer. »
XXII. Tant y a que les Mégalopolitains furent si mal
contents de cette sienne absence, laquelle ils estimèrent
être une espèce de trahison, qu'ils le voulurent bannir et
priver du droit de bourgeoisie de leur ville, et l'eussent
fait n'eût été que les Achéens y envoyèrent leur capitaine
général Aristénète, lequel, encore qu'il eût quelques
différends avec Philopémen touchant les affaires de la
chose publique, ne voulut pas pourtant souffrir qu'il fût
par sentence banni; et depuis, voyant que ses citoyens
ne faisaient plus compte de lui, il fit par dépit soulever
et rebeller à l'encontre d'eux plusieurs petites villes et
villages du plat pays, leur enseignant à dire et mettre en
avant qu'ils n'étaient point leurs sujets, ni n'avaient point
été leurs contribuables dès le commencement, et si leur
aidait à le maintenir publiquement, en brouillant la ville
de Mégalopolis de ce procès devant le conseil de la ligue
des Achéens. Ces choses advinrent quelque temps après;
mais pendant qu'il fit la guerre en Candie pour les Gor­
tyniens, il ne s'y porta point en Péloponésien, ni en
homme né au pays de l'Arcadie, faisant la guerre magna­
nimement et à la découverte, mais se transforma aux
mœurs des Candiots, usant de leurs ruses, cautelles, sur­
prises et embûches à l'encontre d'eux-mêmes, et leur fit
connaître que toutes leurs finesses n'étaient que jeux
d'enfants, par manière de dire, à comparaison de celles
qui étaient inventées et conduites par le sens d'un bon
capitaine, expérimenté et exercité à faire la guerre à bon
escient.
XXIII. Ayant donc un très glorieux renom pour les
choses qu'il avait faites en Candie, il s'en retourna au
Péloponèse, là où il trouva que Philippe, roi de Macé­
doine, avait été défait en bataille par Titus �intius, et
que les Achéens, joints avec les Romains, faisaient la
guerre au tyran Nabis, contre lequel il fut incontinent
à son retour élu capitaine, et lui prlsenta la bataille par
mer; en laquelle il lui prit presque tout, ainsi qu'il fit
jadis à Épaminondas, parce que l'issue de cette rencontre
fut de beaucoup pire llue l'on ne l'attendait de sa vertu
P H I LOPÉ MEN

et de sa renommée. Toutefois, quant à Épaminondas,


aucuns veulent dire qu'il s'en retourna volontairement de
l'Asie et des îles sans rien faire, parce qu'il ne voulait pas
que ses citoyens goûtassent les gains et profits de la
marine, de peur qu'au lieu de bons combattants de terre
ferme, ils ne devinssent, comme dit Platon•, petit à petit
mariniers dissolus. Mais au contraire Philopémen, pré­
sumant que la suffisance qu'il avait de bien dresser une
bataille en terre ferme lui servirait assez, et suffirait
encore en la marine, apprit à ses dépens quel lieu tient
l'exercitation en la vertu, et combien elle ajoute de force
en toutes choses à ceux qui sont bien expérimentés; car
non seulement il fut battu en ce combat de mer, pour
n'être pas bien entendu au fait de la marine, mais encore
fit-il une autre très lourde faute : c'e§t qu'il fit tirer en mer
un vaisseau, lequel autrefois avait bien été fort bon, mais
il y avait quarante ans qu'il n'avait flotté, et embarqua
de ses citoyens dessus, lesquels cuidèrent tous périr,
parce que le vaisseau faisait eau de toutes parts.
XXIV. Cette déroute fut cause que ses ennemis
l'eurent en grand mépris, se persuadant 9.u'il s'en serait
du tout fui, et leur aurait entièrement quttté la marine,
au moyen de quoi ils allèrent fièrement mettre le siège
devant la ville de Gythium ; dont Philopémen étant
averti, embarqua soudainement ses gens, et leur alla
courir sus au dépourvu, ainsi qu'ils ne se doutaient de
rien, mais étaient écartés çà et là, sans soi tenir sur leurs
gardes, à raison de la viétoire qu'ils venaient de gagner.
Si descendit habilement ses gens en terre de nuit, et
alla mettre le feu dans leur camp, qu'il brûla tout entiè­
rement, et en cet effroi en tua un bien grand nombre.
Peu de jours après cette surprise, le tyran Nabis se trouva
soudainement devant lui, ainsi qu'il avait à passer par un
très mauvais et dangereux passage; de quoi les Achéens
furent bien étonnés, cuidant de prime face qu'il fût
impossible que jamais ils se pussent tirer à sauveté hors
d'un si périlleux endroit, attendu que les ennemis en
tenaient toutes les avenues. Mais Philopémen, s'arrêtant
un peu sur soi, considéra toute la nature et situation du
lieu; et, après l'avoir bien considérée, montra évidem­
ment que de tout l'art militaire le plus grand point e§t
savoir bien selon le temps et l'assiette du lieu ordonner
une armée en bataille; car il ne fit que changer un peu la
S zo PHI LOPÉ MEN

forme de sa bataille, et l'accommoder à la situation du


lieu auquel il était enclos; et en ce faisant, sans trouble
ni tumulte, il ôta tout le doute du danger, et chargea ses
ennemis de telle sorte qu'il les tourna en peu d'heures
tous en fuite; et, voyant qu'ils ne fuyaient pas tous en
troupe vers la ville, mais s'écartaient parmi les champs
çà et là, il fit sonner la retraite, défendant que l'on ne
les chassât plus, pour autant que tout le pays à l'environ
était pays couvert et bossu, mal aisé pour gens de cheval,
à cause des ruisseaux, vallées et fondrières, qu'il fallait
passer, et se logea qu'il était encore grand jour, se dou­
tant bien que les ennemis, sur le soir, quand il commen­
cerait à faire brun, se retireraient à la file un à un et deux
à deux dans la ville; parquoi il envoya bon nombre
d'Achéens en embûche au long des ruisseaux et coteaux
qui sont autour de la ville, lesquels firent grand meurtre
des gens de Nabis, à cause qu'ils ne se retiraient pas
en troupe, mais à la file, selon qu'ils s'en étaient fuis
l'un d'un côté, l'autre d'un autre, et s'allaient rendre
entre les mains de leurs ennemis, ni plus ni moins
�ue les petits oiseaux qui donnent dans les rets de
l oiseleur.
XXV. Ces aétes étaient cause que les Grecs aimaient
singulièrement Philopémen, et lui faisaient de très grands
honneurs en tous les théâtres et toutes les assemblées
publi<J_ues; de quoi Titus Q!!intius, qui de sa nature était
ambitieux et convoiteux d'honneur, avait un peu de
jalousie, e�imant qu'un consul romain par raison devait
être plus honoré et prisé des Achéens, qu'un simple gen­
tilhomme d'Arcadie; et si pensait bien avoir de beaucoup
mieux mérité de la Grèce, que non pas lui, attendu que
par un seul cri de héraut il avait affranchi et remis en sa
liberté ancienne toute la Grèce10, qui, avant sa venue,
était serve et sujette au roi Philippe et aux Macédoniens.
Depuis, Titus Q!!intius fit paix avec le tyran Nabis,
lequel peu de temps après fut occis en trahison par les
Étoliens. A raison de quoi la ville de Sparte se trouva
en grand trouble, et Philopémen, embrassant prompte­
ment cette occasion, s'y en alla avec son armée, et fit si
bien, partie par amour, et partie par force, qu'il gagna la
ville, et la joignit à la ligue des Achéens; si fut fort e�imé
et loué des Achéens pour ce grand chef-d'œuvre, d'avoir
acquis à leur ligue et communauté une ville de telle puis-
PH IL O P J;: M E N Bzt

sance et de si grande autorité : car ce n'était pas petit


accroissement de forces et de réputation, que la ville de
Sparte vînt à être partie de l'Achaïe; et si gagna par ce
moyen l'amour et bienveillance de tous les plus gens de
bien du pays de Lacédémone, pour l'espérance qu'ils
eurent d'avoir trouvé en lui un défenseur et proteél:eur
de leur liberté.
XXVI. Parquoi, quand la maison et les biens du tyran
Nabis eurent été vendus, comme confisqués à la chose
publique, ils résolurent en leur conseil de lui faire présent
de l'argent, qui monta environ la somme de six vingts
talents, et lui envoyèrent ambassadeur exprès pour la lui
offrir : là où Philopémen fit évidemment connaître que
sa prud'homie n'était point apparence feinte, mais une
réelle vérité : car premièrement il n'y eut homme de tous
les Spartiates qui osât prendre la hardiesse de lui aller
présenter cet argent; mais craignant tous de lui en porter
la parole, et s'en excusant, à la fin en firent prendre la
charge à un Timolas, qui particulièrement était son ami
et son hôte; et celui-là encore quand il fut arrivé à
Mégalopolis, étant logé et fêtoyé chez Philopémen, eut
en si grande révérence la gravité vénérable de ses propos
et de sa conversation, la simplicité de son vivre ordinaire,
et la netteté de ses mœurs si entières, qu'il n'y avait ordre
d'en approcher pour les corrompre par argent, qu'il n'osa
oncques ouvrir sa bouche pour lui parler du présent qu'il
lui avait apporté, mais controuva quelqu'autre occasion,
pour laquelle il dit être venu devers lui; et, y étant ren­
voyé pour la seconde fois, il en fit encore tout autant;
mais au troisième voyage, à toute peine s'aventura-t-il à
la fin de lui en ouvrir le propos, lui déclarant la bonne
affeél:ion que lui portait la ville de Sparte. Philopémen
fut bien aise de l'ouïr, et, le tout entendu, s'en alla lui­
même à Sparte, où il remontra au conseil, que ce n'étaient
point les gens de bien ni leurs bons amis qu'ils devraient
tâcher à corrompre et à gagner par argent, attendu qu'ils
se pouvaient à leur besoin servir de leur vertu, sans qu'ils
leur coutât rien; mais que c'étaient les méchants, et ceux
qui, par leurs séditieuses harangues au conseil, muti­
naient et mettaient la ville en combu�ion, qu'ils devaient
acheter et gagner par loyer mercenaire, afin qu'ayant les
bouches fermées par dons, ils leur fissent moins d'ennui
au gouvernement de la chose publique : « Car il e�, dit-il,
822 P H I LO P É MEN

» plus expédient d'ôter la licence de parler et clore la


» bouche aux ennemis, qu'il n'est pas aux amis »; tant
était Philopémen magnanime contre toute convoitise
d'argent.
XXVII. Mais, quelque temps après, Diophane, qui
pour lors était capitaine général des Achéens, fut averti
que les Lacédémoniens attentaient quelques nouvelletés,
et s'apprêtait pour les aller châtier; de l'autre côté aussi
les Lacédémoniens, se préparant à la guerre, mettaient en
combustion tout le Péloponèse; parquoi Philopémen
tâcha à adoucir et apaiser le courroux de Diophane, en
lui remontrant qu'étant pour lors le roi Antiochus et les
Romains attachés en guerre les uns contre les autres,
avec deux si puissantes armées, tout au milieu de la Grèce,
c'était là où un bon capitaine et sage gouverneur devait
avoir l'œil, et y employer toute sa pensée, non pas remuer
aucune chose dans son pays en telle saison, mais plutôt
dissimuler pour un temps, et ne faire pas semblant de
voir ni d'ouïr quelques fautes que l'on y pourrait com­
mettre. Diophane n'en voulut rien faire, mais entra à
main armée dans le territoire de Lacédémone avec Titus
Q!!intius, et tirèrent tous deux ensemble droit vers la
ville même de Sparte, de quoi Philopémen conçut en
lui-même une telle indignation qu'il entreprit de faire
une chose, laquelle n'était pas bonnement légitime ni
totalement juste, mais bien était-ce entreprise d'un grand
cœur et d'une merveilleuse hardiesse; car il se jeta dans
la ville de Sf arte, et, étant homme privé, garda le capi­
taine généra des Achéens et le consul des Romains d'y
entrer; puis, ayant apaisé les troubles et séditions qui s'y
étaient soulevés, la remit à la communauté des Achéens
comme elle était auparavant.
XXVIII. Toutefois lui-même depuis, étant capitaine
général des Achéens, pour quelques fautes que les Lacé­
démoniens commirent, il les contraignit de recevoir les
bannis qu'ils avaient chassés de leur ville, et fit mourir
quatre-vingts naturels citoyens de Sparte, ainsi comme
l'écrit Polybe 1 1, ou trois cent cinquante, ainsi que met
Aristocrate, un autre historien 12 ; fit abattre les murailles
de la ville, leur retrancha grande partie de leur territoire,
qu'il attribua aux Mégalopolitains, contraignit de sortir
du pays de Lacédémone tous ceux à qui les tyrans y
avaient otl:royé droit de bourgeoisie de Sparte, et les fît
P H I LOPÉMEN

cous aller habiter ailleurs en Achaïe, excepté trois mille,


qui ne voulurent pas obéir à son commandement, à
raison de quoi il les vendit comme esclaves, et de l'argent
qui en provint, pour leur faire plus de dépit et d'injure,
fit bâtir un portique dans la ville de Mégalopolis. Et
pour se soûler encore davantage de faire le pis qu'il pou­
vait aux Lacédémoniens, et par manière de dire, les fouler
aux pieds en leur affiiél:ion plus griève qu'ils n'avaient
mérité, il fit un aél:e très cruel contre toute raison et
contre toute justice : c'est qu'il les contraignit de laisser
la discipline et manière de nourrir les enfants, que
Lycurgue leur avait anciennement instituée, et les força
de prendre celle dont l'on usait en Achaïe, au lieu de celle
dont ils avaient d'ancienneté accoutumé d'user en leur
pays, parce qu'il voyait bien qu'ils n'auraient jamais les
cœurs bas ni petits tant qu'ils garderaient les ordonnances
de Lycurgue. Si furent pour lors contraints de ployer
les têtes sous le joug, pour le faix du malheur qui les
accablait, et endurer malgré eux que Philopémen coupât
ainsi, par manière de parler, les nerfs de leur chose
publique; mais depuis ils requirent aux Romains qu'il
leur fût permis de reprendre leur ancienne discipline ; ce
qui leur étant oél:royé, ils rejetèrent arrière celle de
I'Achaïe, et remirent sus au moins mal qu'il leur fût
possible, après tant de malheurs et si grande corruption
de mœurs, les anciennes coutumes et ordonnances de
leur pays.
XXIX. Or environ le temps que la guerre commença
entre les Romains et le roi Antiochus au-dedans de la
Grèce, Philopémen se trouva homme privé sans autorité
publique; et, voyant que ce roi Antiochus s'arrêtait en la
ville de Chalcis à ne rien faire que l'amour, et à se marier
à une jeune fille hors la saison de l'âge où il était ; et
voyant aussi que ses gens de guerre syriens ne faisaient
autre chose qu'aller çà et là par les villes en grand
désordre, commettant mille insolences sans conduite
d'aucuns capitaines, il était bien marri qu'il n'avait lors
la charge de capitaine général des Achéens, et disait aux
Romains qu'il leur portait envie, de ce qu'ils avaient la
guerre à des ennemis qui leur coûteraient si peu à défaire :
« Car si fortune eût voulu, ce disait-il, que je me fusse
» maintenant trouvé capitaine des Achéens, je les eusse
» tous mis en pièces par les cabarets et tavernes. »
P HILOPÉMEN

XXX. Depuis, les Romains ayant défait Antiochus,


commencèrent à ancrer de plus en plus sur la Grèce, de
sorte qu'ils enveloppaient déjà de tous côtés les Achéens,
mêmement que les gouverneurs des villes fléchissaient
sous eux18 pour gagner leur bonne grâce; et allait déjà
plus que le pas la grandeur de leur puissance à la monar­
chie de tout le monde, avec la faveur des dieux, qui les
avaient déjà approchés bien près du but, où il fallait à la
fin que la fortune se terminât. Philopémen cependant
faisait comme le bon pilote, qui rési�e le plus qu'il peut
à la rudesse du temps et à la force des ondes; et, combien
qu'il fût contraint de céder et laisser aller quelques choses
à la qualité du temps, si e�-ce qu'il leur e� contraire
et leur rési�ait en la plupart des occurrences, tâchant
toujours à tirer à la défense de la liberté ceux qui, par
leur bien dire ou bien faire avaient le plus d'autorité entre
les Achéens. Et comme Ari�énète, Mégalopolitain,
homme de grand crédit en la communauté, et qui s'était
toujours montré fort affeéüonné aux Romains, dit un
jour en plein conseil des Achéens qu'il ne les fallait dédire
en chose quelconque, ni se montrer ingrats envers eux,
Philopémen, oyant ce propos, se tut pour quelctue temps,
et le laissa dire, combien CJu'il en fût fort dépité en son
courage, toutefois à la fin il fut si pressé d'impatience et
de colère, qu'il ne se )? Ut plus tenir de lui dtre : « Da,
» Ari�énète, pourCJUOI as-tu si grande hâte de voir la
» malheureuse defünée de la Grèce ? »
Une autre fois comme Manius, étant consul des
Romains, après avoir défait et vaincu le roi Antiochus1t,
requit au conseil des Achéens que les bannis de Lacé­
démone pussent retourner en leurs pays et maisons, et
Titus Q!!intius les en pria aussi, Philopémen l'empêcha,
non pour haine qu'il eût à l'encontre des bannis, mais
parce qu'il voulait que cela se fît par son moyen et par
la seule grâce des Achéens, afin qu'ils ne fussent tenus
de ce bénéfice ni à Titus ni aux Romains; et depuis,
lui-même, étant capitaine général de la communauté, les
re�itua en tous leurs droits; ainsi était quelquefois Phi­
lopémen, à cause de son grand cœur, un peu trop que­
relleux et trop opiniâtre, mêmement quand on voulait
avoir les choses d'autorité.
XXXI. Finalement étant âgé de soixante et dix ans, il
fut élu pour la huitième fois capitaine de la ligue des
P H I L O PÉMEN szs
Achéens, et espérait bien passer non seulement l'année de
sa charge en repos et en paix, mais aussi tout le reste de
sa vie, sans émotion de nouvelle guerre, selon qu'il
voyait le train que prenaient les affaires de la Grèce. Car
ni plus ni moins que la force des maladies décline à
mesure que la vigueur naturelle des corps malades va
décroissant; aussi entre les villes et peuples de la Grèce,
l'envie de quereller et de guerroyer se passait au prix
que la puissance leur appetissait. Toutefois à la fin la ven­
geance divine, qui ne laisse ni les faits ni les dits insolents
des hommes impunis, le renversa par terre tout au bout
de son terme, ni J?lus ni moins qu'un bon coureur, qui,
par malheur, se laisserait tomber au plus près du bout de
sa carrière. Car on conte que, se trouvant en une com­
pagnie où l'on louait et prisait hautement un certain per­
sonnage de ce temps-là comme bon capitaine, il se prit à
dire : « Et comment faites-vous cas de celui-là, vu qu'il
» s'est laissé prendre vif prisonnier à ses ennemis ? » Peu
de jours après, nouvelfes vinrent comme Dinocrate,
Messénien, homme particulièrement ennemi de Philo­
pémen pour quelques privés différends qu'ils avaient eus
ensemble, et universellement mal voulu de tous autres
gens de bien et d'honneur pour sa méchanceté et sa vie
désordonnée, avait soustrait la ville de Messène de la
communauté des Achéens, et disait-on qu'il venait en
armes pour occuper un bourg appelé Colonide. Philo­
pémen était pour lors en la ville d'Argos malade de la
fièvre et toutefois, ces nouvelles ouïes, il se mit en
chemin pour aller à Mégalopolis, en la plus grande dili­
gence qui lui fut possible, tellement qu'il fit en un jour
plus de vingt-cinq lieues15 ; et de là se partit incontinent
et sans délai pour aller vers Messène, prenant avec lui les
hommes d'armes mégalopolitains seulement, qui étaient
les plus riches et les plus nobles de la ville, mais tous fort
jeunes, lesquels volontairement pour l'affeétion qu'ils lui
portaient, et aussi pour le zèle d'ensuivre sa vertu,
s'offrirent à aller avec lui; si se mirent en chemin droit
vers la ville de Messène, et tant allèrent qu'ils arrivèrent
près la motte d'Évandre, là où ils rencontrèrent Dino­
crate et sa troupe, qu'ils chargèrent si rudement qu'ils
le tournèrent en fuite; mais en ces entrefaites survinrent
cinq cents hommes de renfort, que Dinocrate avait
laissés pour la garde du plat pays de Messène; quoi
P H I LO P É MEN

voyant, ceux qui avaient été rompus, et qui fuyaient, se


rallièrent et rassemblèrent par les coteaux.
XXXII. Parquoi Philopémen craignant d'être envi­
ronné, et voulant aussi remener à sauveté ces jeunes
hommes qu'il avait amenés avec lui, commença à se reti­
rer par lieux bossus et malaisés, se tenant lui-même à la
queue, et tournant souvent visage aux ennemis en faisant
des courses et saillies sur eux, pour les détourner d'aller
après les autres, sans que personne d'eux lui osât toute­
fois courir sus : car ils ne faisaient que crier de loin, et
voltiger autour de lui. Mais en s'éloignant ainsi par plu­
sieurs boutées de sa troupe, pour donner loisir à ces
jeunes hommes de se retirer tous les uns après les autres
à sauveté, il ne se donna garde qu'il se trouva seul enve­
loppé de tous côtés entre grand nombre d'ennemis, des­
quels encore n'y eut-il pas un qui l'osât aller affronter
pour le combattre à coups de main, mais seulement à
coups de trait, qu'ils lui tiraient de loin, le pressèrent
tant qu'ils le rangèrent à la fin en des lieux pierreux entre
des rochers coupés, là où il avait beaucoup d'affaire à
guider son cheval, encore qu'il le déchirât à coups d'épe­
ron; et quant à sa vieillesse, elle ne l'empêchait point de
se sauver, car elle était verte et robuste pour le continuel
exercice qu'il prenait; mais de malheur, son corps étant
affaibli de maladie, et déjà las du long chemin qu'il avait
fait ce jour-là, se trouva pesant et malaisé, de manière
que son cheval, venant à broncher, le versa par terre. La
chute fut lourde, et lui froissa toute la tête, tellement qu'il
en demeura sur la place longtemps tout étendu sans
remuer ni parler, de sorte que les ennemis, pensant qu'il
fût mort, vinrent retourner son corps pour le dépouiller ;
mais quand ils lui virent lever la tête et ouvrir les yeux,
ils se jetèrent adonc plusieurs sur lui, et lui prirent les
deux mains qu'ils lui lièrent derrière le dos, faisant tous
les outrages et vilenies qu'il est possible de faire à un per­
sonnage qui n'eût pas cuidé que jamais Dinocrate lui
eût su faire une telle injure, non pas en songe même.
XXXIII. Si furent ceux qui étaient demeurés dans la
ville de Messène épris de merveilleuse joie quand ils
entendirent cette nouvelle, et accoururent tous aux portes
de la ville pour le voir arriver; mais quand ils virent
qu'on le traînait ainsi contumélieusement lié et garrotté
contre la dignité de tant d'honneurs qu'il avait reçus en sa
PHI L O P ÉM E N

vie, et de tant de trophées et de viél:oires qu'il avait


gagnées, la plupart en eurent pitié, jusques à leur en venir
les larmes aux yeux, en considérant l'infirmité de la
nature humaine, où il y a si peu de fiance que c'est moins
que rien. Ainsi commença peu à peu à courir un propos
de douceur par les bouches du peuple, qu'il fallait avoir
souvenance des grâces qu'il leur avait faites auparavant,
et de la liberté qu'il leur avait rendue, quand il chassa le
tyran Nabis de Messène. Au contraire, il y en avait
d'autres, mais bien peu, qui, pour gratifier à Dinocrate,
disaient qu'il lui fallait donner la géhenne, et puis le faire
mourir comme un très dangereux ennemi, et qui ne par­
donnait jamais depuis qu'on l'avait une fois offensé; au
moyen de quoi il serait plus à craindre à Dinocrate, s'il
s'échappait après avoir reçu de lui une telle ignominie, et
avoir été prisonnier entre ses mains, qu'il n'était aupara­
vant; toutefois à la fin ils le portèrent en un certain
caveau dessous terre qu'ils appellent le trésor16, lequel
n'a ni air ni lumière de dehors aucunement, ni n'a porte
ni demie, sinon une grosse pierre dont on bouche
l'entrée; ils le dévalèrent là-dedans, et puis refermèrent
le pertuis avec la pierre, et mirent des hommes armés à
l'environ pour le garder.
XXXIV. Or cependant les jeunes chevaliers achéens,
après avoir fui un espace de chemin, revinrent un peu à
eux; et, regardant çà et là que Philopémen ne comparais­
sait point, cuidèrent qu'il eût été occis. Si s'arrêtèrent
longtemps à l'appeler par son nom, et, voyant qu'il ne
leur répondait point, commencèrent à dire les uns aux
autres qu'ils étaient bien lâches de se retirer ainsi, et que
ce leur serait un reproche à jamais d'avoir abandonné
leur capitaine pour eux sauver, attendu mêmement que
lui n'avait point épargné sa vie pour les remener à sau­
veté; et en poursuivant toujours leur chemin, et enqué­
rant partout de lui, ils furent enfin avertis comment il
avait été pris, dont ils allèrent porter la nouvelle par
toutes les villes de la ligue des Achéens, lesquels en
menèrent tous bien grand deuil, estimant que c'était une
fort grande perte pour eux; parquoi ils délibérèrent de
l'envoyer requérir aux Messéniens par une ambassade
expresse, et néanmoins cependant faire tous leurs apprêts
pour y aller en armes, afin de l'avoir ou par amour ou
par force. Voilà ce que faisaient les Achéens.
828 PHILOPÉMEN

XXXV. Mais Dinocrate ne craignait rien plus que le


délai du temps, parce qu'il se doutait bien que c'était ce
qui seul pourrait sauver la vie à Philopémen. Parquoi,
pour prévenir toutes les provisions que les Achéens y
pourraient donner, quand la nuit fut venue, et que tout
le peuple messénien se fut retiré, il fit ouvrir le caveau,
et y fit dévaler l'exécuteur de haute ju:ftice avec un breu­
vage de poison pour lui présenter, lui commandant de
ne partir d'auprès de lui qu'il ne l'eût bu. Or était Philo­
pémen, lorsque l'exécuteur entra, couché sur un petit
manteau, non qu'il eût envie de dormir, mais bien le
cœur serré de douleur, et l'entendement troublé d'ennui.
Q!!and il vit de la lumière, et cet homme auprès de lui,
tenant en sa main un gobelet où était le breuvage du
poison, il se leva en son séant, mais ce fut à grande peine
tant il était faible, et, prenant le gobelet, demanda à
l'exécuteur s'il avait rien ouï dire des chevaliers qui
étaient venus avec lui, principalement Lycortas. L'exé­
cuteur lui fit réponse que la plupart s'étaient sauvés.
Adonc il fit un peu de signe de la tête seulement, et en le
regardant d'un bon visage, lui dit : « Il va bien, puisque


» nous n'avons pas été malheureux en tout et partout », et
sans amais j eter autre voix, ni dire autre parole, il but
tout e poison, et puis se recoucha comme devant ; si ne
fit pas sa nature grande rési:ftance au poison, tant son
corps était débile, mais en fut tantôt étouffé et éteint.
XXXVI. La nouvelle de cette mort en alla incontinent
par toutes les villes d' Achaïe, lesquelles universellement
y eurent grand regret, et en menèrent grand deuil ; mais
aussitôt tous les jeunes hommes et les conseillers de cha­
cune ville s'assemblèrent en la ville de Mégalopolis, là
où ils conclurent et arrêtèrent que, sans aucun délai, il
fallait venger cette mort. Si élurent Lycortas pour leur
capitaine, sous la conduite duquel ils entrèrent en armes
dans le pays des Messéniens, où ils mirent tout à feu et à
sang ; de sorte que les Messéniens, effrayés de cette fureur
se rendirent et reçurent d'un commun accord les Achéens
en leur ville ; mais Dinocrate ne leur donna pas loisir de
le faire mourir par ju:ftice ; car il se défit lui-même, et tous
ceux qui avaient été d'avi� qu'il fallait faire mourir Phi­
lopémen se défirent aussi eux-mêmes ; mais ceux qui
avaient dit qu'il lui fallait donne r la géhenne, Lycortas
les fit tous p rendre pou r les faire eux-mêmes puis ap rès
PHILOPÉMEN

mourir en tourments. Cela fait, ils brûlèrent le corps, et


en mirent les cendres dans une buye, puis se partirent de
Messène, non en désordre ni pêle-mêle, comme chacun
voulut, mais avec une ordonnance telle que, parmi ce
convoi de funérailles, ils mêlèrent comme un triomphe
de viétoire; car les hommes y étaient bien couronnés de
chapeaux de laurier en signe de viétoire, mais néanmoins
ils avaient les larmes aux yeux en témoignage de deuil,
et y menait-on les ennemis prisonniers enchaînés et
enferrés; mais aussi y était la buye, dans laquelle étaient les
cendres, si couverte de chapeaux de fleurs, de fe�ons et
de bandeaux qu'à peine la pouvait-on voir, étant portée
par un jeune homme nommé Polybe17 , fils de celui qui
pour lors était capitaine général des Achéens, à l'entour
duquel marchaient tous les principaux et plus honorables
hommes des Achéens, après lesquels suivaient les autres
gens de guerre tous armés, et leurs chevaux bien accou­
trés, et au demeurant n'étant ni si tri�es en leur conte­
nance que le sont ordinairement ceux qui ont cause de si
grand deuil, ni si éjouis que ceux qui venaient de gagner
une si grande viétoire.
XXXVII. Ceux des villes, bourgs et villages de dessus
le chemin venaient au-devant, pour toucher à la buye de
ses cendres, ni plus ni moins qu'ils lui soulaient toucher
en la main, et le caresser quand il retournait de quelque
guerre, et accompagnèrent son convoi jusques à la ville
de Mégalopolis, à l'entrée de laquelle se trouvèrent les
vieilles gens avec les femmes et les enfants, qui, se mêlant
parmi les gens de guerre, renouvelèrent les pleurs, regrets
et lamentations de toute la misérable ville, laquelle e�i­
mait avoir perdu quant et son citoyen le premier lieu
d'honneur en la communauté des Achéens. Si fut inhumé
comme il lui appartenait fort honorablement, et furent
les prisonniers de Messène tous assommés à coups de
pierre à l'entour de sa sépulture. Toutes les villes de
l'Achaïe, entre plusieurs autres honneurs qu'elles lui
décernèrent, lui firent dresser des images à sa semblance;
mais depuis au malheureux temps de la Grèce, quand la
ville de Corinthe fut arse et détruite par les Romains, il
y eut un calomniateur romain qui s'efforça de les faire
toutes abattre, le chargeant et l'accusant, comme s'il eût
été en vie, d'avoir été touj ours ennemi des Romains, et
mal affeétionné à la prospérité de leurs affaires; mais
PH ILOPÉM E N

après que Polybe lui eut répondu, n i l e consul Mummius,


ni ses assesseurs et lieutenants ne voulurent permettre
que l'on abolît les honneurs faits à la mémoire d'un si
excellent personnage, combien qu'il eût en plusieurs
choses nui et à Titus Q!!intius et à Manius. Mais ces gens
de bien là mettaient différence entre le devoir et le profit,
et estimaient être choses distinétes et séparées l'une de
l'autre que l'honnêteté et l'utilité, ainsi comme le droit
et la raison le veulent aussi, ayant opinion que, tout
ainsi comme ceux qui reçoivent des bienfaits sont tenus
d'en rendre la pareille à leurs bienfaiteurs, et leur en
doivent la reconnaissance, aussi aux hommes de vertu
toutes gens de bien doivent honneur et révérence. Voilà
quant à la vie de Philopémen 18 •
VIE DE T. Q. FLAMINIUS

I. Caratlère d e Flaminius. Il. Ses premières campagnes. Ill. Il est


nommé consul avant trente ans, et chargé de la guerre contre
Philippe, roi de Macédoine. IV. Son arrivée en Épire. V. Escar­
mouches entre les Romains et les Macédopiens. VII. Il remporte
la viétoirc contre Philippe. VIII. Plusieurs peuples de la Grèce,
gagnés par la modération de Flaminius, · se réunissent aux
Romains contre Philippe. X. Il engage les Thébains à prendre le
parti des Romains. XI. Il présente la bataille à Philippe. XIII. Il
remporte la viétoire. XVI. Il accorde la paix à Philippe. XVII.
Prudence de Flaminius en faisant cette paix au moment où allait
éclater une nouvelle guerre de la part d' Antiochus, excité par
Annibal. XVIII. Il obtient la liberté entière des Grecs. XIX. Elle
est proclamée dans l'assemblée des jeux l§thmiques. XX. Accla­
mations des Grecs. XXIII. Il préside aux jeux Néméens, et y fait de
nouveau publier la liberté de la Grèce. XXVI. La proclamation
aétuelle rapprochée de la proclamation po§térieurement faite par
Néron, aussi dans les jeux l§thmiques. XXVII. Flaminius attaque
Nabis, tyran de Sparte, et fait la paix avec lui. XXVIII. Les
Achéens lui font présent de tous les Romains qui étaient esclaves
en Grèce. XXIX. Description du triomphe de Flaminius. XXX.
Il est envoyé en Grèce en qualité de légat de Manius Acilius,
Pour s'opposer aux mouvements qu'Antiochus y excitait.
XXXI. Services qu'il rend aux Grecs. XXXII. Honneurs qu'ils
lui défèrent. XXXIII. Diverses reparties de Flaminius. XXXV.
Il e§t nommé censeur. Origine de ses inimitiés avec Caton.
XXXIX. Ambassade de Flaminius auprès de Prusias, roi de
Bithynie. Ses démarches contre Annibal ; leur suite. Divers
jugements et opinions à cet égard.
De l'an /21 à l 'an f7I de Rome ; apanl ].-C. r 82.

1. Il est aisé à voir de quelle forme et stature était Titus


�intius Flaminius, que nous appareillons à Philopémen,
par une statue de cuivre faite à sa semblance, qui est
encore aujourd'hui à Rome auprès du grand Apollo n,
qui fut apporté de Carthage, assis tout droit devant
l'entrée des lices, et y a sous ladite statue une inscription
en lettres grecques ; mais, quant à ses mœurs et à son
T. Q. FLAMINI US

naturel, on dit qu'il était prompt et soudain tant à se


courroucer comme à faire plaisir, diversement toutefois :
car s'il châtiait quelqu'un à qui il fût courroucé, il le
faisait légèrement, et si ne tenait point son courroux; et
au contraire, ses bienfaits étaient grands, et si demeurait
toujours bien affeélionné envers ceux à qui il avait une
fois fait plaisir, ni plus ni moins que si eux-mêmes lui en
eussent fait, étant toujours prêt à faire de bien en mieux
pour ceux qui lui étaient redevables, afin de les entretenir
et garder toujours en sa dévotion, comme la plus belle
acquisition qu'il eût su faire. Et parce qu'il était convoi­
teux de gloire et d'honneur sur toutes choses, quand il
se présentait quelque bel et grand exploit à faire, il le
voulait lui-même faire sans qu'autre y mît la main; et se
trouvait plus volontiers avec ceux qui avaient besoin de
son aide, qu'avec ceux qui lui pouvaient aider et bien
faire; pour autant qu'il estimait les uns matière d'exercer
sa vertu, et les autres ses compétiteurs et concurrents au
pourchas d'honneur et de gloire.
IL Son premier âge se rencontra d'aventure au temps
que la ville de Rome avait le plus d'affaires, et était
empêchée en p lus grosses guerres, lorsque les jeunes
hommes romams, aussitôt qu'ils avaient âge de porter
armes, étaient envoyés à la guerre, pour apprendre en
faisant le métier de soudard à devenir bons capitaines.
Ainsi fut-il nourri en cet apprentissage de la discipline
militaire, et la première charge de gens qu'il eut fut en la
guerre contre Annibal de Carthage, où il eut mille
hommes de pied sous le consul Marcellus, lequel ayant
été occis en une embûche que lui dressa Annibal, on élut
Titus �intius gouverneur de la province et ville de
Tarente, qui fut reprise pour la seconde fois; et en ce
gouvernement acquit réputation non moins d'homme
droiturier et juste, que bien entendu au fait des armes.
Ill. Au moyen de quoi, quand il fut question d'envoyer
gens pour repeupler les villes de Narnia et de Cossa, il en
fut député conduél:eur et commissaire ; ce qui principa­
lement lui donna cœur et hardiesse d'aspirer tout du
premier coup au consulat, en passant par-dessus les autres
moindres offices, qui sont l'édilité, le tribunat et la pré­
ture, par lequels, comme par des degrés, les autres jeunes
hommes avaient accoutumé de parvenir au consulat.
�and donc ce vint au temps que se faisait l'éleél:ion des
T. Q. FLAM INIUS

consuls, il se présenta entre les poursuivants du consulat,


accompagné de grand nombre de ceux qu'il avait menés
en ces deux villes nouvellement repeuplées, qui pour;
suivaient affeél:ueusement pour lui ; mais deux des tribuns
du peuple, Fulvius et Manlius, s'y opposèrent, disant que
c'était chose déraisonnable que ce jeune homme anticipât
ainsi presque par force l'office de suprême dignité, contre
les us et coutumes de Rome, avant que d'avoir été, par
manière de dire, reçu et passé par les premiers mystères
de la chose publique ; toutefois le sénat en remit l'entière
décision aux voix et suffrages du peuple, lequel tout sur­
ie-champ le déclara consul avec Sextius Élius, combien
qu'il n'eût pas encore trente ans, puis en partissant au
sort les charges de la chose publique avec son compagnon,
il lui échut celle de faire la guerre à Philippe roi de
Macédoine. En quoi il me semble que la fortune favorisa
grandement aux affaires des Romains, faisant tomber la
conduite de cette guerre entre les mains d'un tel person­
nage, parce qu'ils avaient affaire à des hommes, contre
lesquels un gouverneur et capitaine n'eût pas été bon,
qui eût voulu avoir toutes choses par force et par vio­
lence d'armes, et qui étaient plutôt gagnables par sages
remontrances et discours de raison ; car pour soutenir le
choc d'une bataille contre les Romains, Philippe avait
bien assez de puissance de son royaume de Macédoine
seulement, mais pour entretenir une guerre qui eût pris
trait de longue durée, et pour lui fournir argent, vivres,
retraite, et bref toute autre chose requise à l'entretène­
ment de son armée, les forces de la Grèce lui étaient
nécessaires. Ainsi si elles n'eussent été sagement départies
et déjointes d'avec lui, la guerre encontre lui n'était pas
pour se décider par une seule bataille, et la Grèce, qui
jusques à ce temps n'avait pas encore eu grande confé­
rence avec les Romains, mais commençait lors premier
d'avoir communication d'affaires à bon escient avec eux,
si leur capitaine n'eût été homme de sa nature doux et
traitable, qui eût plus usé de la raison que de la force, et
qui eût su dire de bonne grâce ses raisons, et écouter
bénignement celles que lui faisaient entendre ceux qui
avaient affaire à lui, et, outre tout cela, qui eût tenu roide
pour le droit et pour la justice; il n'est pas vraisemblable
que la Grèce se fût voulu sitôt soustraire de la domination
de ceux qu'elle avait déjà tout accoutumés, pour se sou-
T. Q. F L A M INIUS

mettre à celle de nouveaux étrangers ; mais cela se pourra


plus clajrement voir par le récit de ses faits.
IV. Etant donc Titus informé que les capitaines qui
avaient été auparavant lui envoyés à cette guerre de
Macédoine, comme Sulpitius et Publius, n'y étaient
entrés que bien tard sur l'arrière-saison de l'année, et
encore, après être arrivés, y avaient fait la guerre bien
froidement, s'amusant à faire de petites courses et légères
escarmouches, tantôt ci tantôt là, contre Philippe, comme
pour gagner quelques avenues, ou pour enlever quelques
vivres, pensa qu'il ne lui fallait pas faire ainsi qu'ils
avaient fait, en consumant toute l'année de leur consulat
à Rome aux affaires du gouvernement, et à jouir en leurs
maisons des honneurs de leur magistrature, et puis après
sur la fin se partir pour aller à la guerre, afin de gagner
une année par-dessus celle de son office, l'une en laquelle
il aurait exercé son consulat, et l'autre en laquelle il ferait
la guerre; mais, désirant avoir cet honneur d'employer
l'année même de son consulat à faire vivement la guerre
qui lui était commise, il quitta volontairement toutes les
prérogatives et prééminences qu'il pouvait avoir de son
état en demeurant à Rome, et requit au sénat qu'on lui
baillât son frère, Lucius Q!!intius, pour son lieutenant
en l'armée de mer, et outre ce prit environ trois mille
vieux soudards de ceux qui avaient défait premièrement
Asdrubal en Espagne, et depuis Annibal en Afrique
sous la conduite de Scipion, qui étaient encore en âge de
service, et qui volontairement se condescendirent à le
suivre en cc voyage, pour en faire le fort de son armée.
Avec laquelle troupe il traversa la mer sans fortune, et
alla descendre en Épire, là où il trouva Publius Julius
campé avec son armée au-devant de Philippe, qui de
longtemps avait planté son camp auprès de la bouche du
fleuve Apsus 1 , pour en défendre l'entrée, et garder ce
pas-là, par où l'on entre au-dedans du royaume d'Épire;
tellement que Publius avait déj à demeuré là longuement
sans rien faire, à cause de la naturelle force et âpreté des
lieux. Si prit Titus l'armée de ses mains, et le renvoya à
Rome, puis alla lui-même voir à l'œil et considérer la
nature du pays <-1ui est tel : c'est une longue vallée
emmurée de côté et d'autre de grandes et hautes mon­
tagnes, non moins âpres que celles qui enferment la
vallée que l'on appelle Tempé en Thessalie ; mais il n'y
T. Q. FLAMINI U S

a pas de s i beaux bois, n i de forêts verdoyantes, gaies


prairies, ni autres lieux de plaisance, comme il y a en
l'autre, mais est seulement une grande et profonde fon­
drière, par le milieu de laquelle court la rivière qui
s'appelle Apsus, laquelle en grosseur, en roideur et
vitesse de cours ressemble assez au fleuve de Pénée. Elle
occupe tout l'intervalle qui est entre les pieds des mon­
tagnes, excepté qu'il y a un petit chemin qui a été taillé à
la main dans le roc, et une sente fort étroite au long de
l'eau, si malaisée, qu'à grande peine une armée y pour­
rait passer, encore qu'elle ne trouvât personne qui lui
défendît le passage, mais, s'il est tant soit peu gardé, il
est du tout impossible qu'elle y puisse passer.
V. Or y avait-il aucuns en l'armée qui conseillaient à
Titus d'aller faire un grand circuit par la contrée Dassa­
rétide, et par la ville de Lyncus, là où le pays est plein et
le chemin aisé ; mais lui avait peur que, s'il s'éloignait de
la mer et s'allait jeter en pays maigre et peu cultivé, il
n'eût faute de vivres, mêmement si Philippe refusait la
lice et fuyait le combat, et qu'il ne fût encore à la fin
contraint de s'en retourner vers la marine sans rien faire,
comme avait fait son prédécesseur. Parquoi il délibéra
d'aller à travers les montagnes charger son ennemi et
tâcher de gagner le pas�age à force. Or tenait Philippe le
haut des montagnes avec son armée ; et, quand les
Romains s'efforçaient de gravir contremont, ils étaient
accueillis de force coups de dard et de trait qu'ils leur
donnaient deçà et delà par les flancs; si étaient les escar­
mouches fort âpres pour le temps qu'elles duraient, et
y demeuraient plusieurs blessés et plusieurs tués d'une
part et d'autre ; mais ce n'était pas pour décider ni vider
cette guerre.
VI. En ces entrefaites vinrent devers Titus quelques
gens du pays, qui avaient accoutumé de garder les bêtes
par ces montagnes, et lui dirent qu'ils savaient un chemin
tournoyant que les ennemis ne gardaient point, par
lequel ils promettaient conduire son armée, de sorte que
dans trois jours au plus tard ils la rendraient au-dessus
de la montagne; et, afin que l'on se fiât et s'assurât plus
de leur dire, ils déclarèrent que c'était Charopus, fils de
Machatas, qui les y envoyait. Ce Charopus était le pre­
mier homme des Ëpirotes, lequel portait bonne affeétion
aux Romains, et leur favorisait secrètement et sous main
T. Q. FLAM INIUS

pour la crainte de Philippe; auquel Titus se confiant,


ajouta foi au dire de ces guides, et envoya avec eux l'un
de ses capitaines avec quatre mille hommes de pied et
trois cents chevaux. Les pâtres, servant de guides, mar­
chaient devant, étant liés et garrotés, et, quand le jour
venait, toute la troupe se reposait en quelque fonceau
couvert de bois, et la nuit ils cheminaient à la clarté de
la lune, laquelle, de bonne aventure, était lors au plein.
VII. Cependant Titus, depuis qu'il les eut envoyés,
tint le demeurant de son camp en repos, sinon qu'il fit les
autres jours dresser quelques légères escarmouches pour
toujours amuser les ennemis; mais le jour auquel ses
gens, qui allaient faire le tour, se devaient rendre au plus
haut de la montagne au-dessus du camp des ennemis, il
tira hors de son camp, dès l'aube du jour, toute son
armée entièrement, laquelle il départit en trois troupes,
et, avec l'une d'icelles, se jeta lui-même du côté de la
rivière, là où le chemin est le plus étroit, faisant marcher
ses bandes droit contremont la côte de la montagne. Les
Macédoniens à l'encontre lui tiraient d'amont force coups
de trait, et en quelques endroits, parmi les rochers,
venaient à s'attacher à coups de main; et, au même
temps, les deux autres troupes, à ses deux côtés, faisaient
aussi pareillement tout devoir, à l'envi l'une de l'autre
de monter amont, et gravissaient de grand courage
contremont la pente roide et âpre de la montagne. O!!and
le soleil fut levé, on aperçut de loin comme une fumée
non pas guères apparente pour le commencement, mais
ressemblant proprement aux brouées que l'on voit ordi­
nairement autour des croupes des montagnes. Les
ennemis n'en pouvaient rien voir, pour autant que c'était
derrière eux, étant déjà la cime de la montagne occupée;
et les Romains, encore qu'ils n'en fussent pas bien
assurés, toutefois au travail du combat où ils étaient,
espérèrent que c'était ce qu'ils désiraient; mais, quand ils
virent qu'elle allait toujours croissant de plus en plus,
de sorte qu'elle obscurcissait l'air, ils s'assurèrent adonc
que c'était certainement le signe que leur devaient faire
leurs gens. Si se prirent à crier, en montant contremont,
de si grand courage, qu'ils rangèrent leurs ennemis
jusques aux plus roides et plus âpres endroits de la mon­
tagne, et aussi ceux qui étaient derrière leur répondirent
à hauts cris de dessus la cime de la montagne, dont les
T. Q. FLAMINIUS
ennemis s'effrayèrent si fort, que tout incontinent ils se
mirent tous en fuite ; toutefois il n'en fut pas tué plus
de deux mille, à cause que l'âpreté et malaisance des heux
engarda que l'on ne les pût suivre.
VIII . Mais les Romains pillèrent leur camp, et prirent
tout ce qu'ils trouvèrent dans leurs tentes, et leurs
esclaves aussi, et gagnèrent le pas de la montagne, par
où ils entrèrent au-dedans du pays d'Épire, et le traver­
sèrent si modérément et avec si grande ab�inence que,
combien qu'ils fussent loin de leurs vaisseaux et de la
marine, que l'on ne leur eût point di�ribué leur blé
gu'ils soulaient avoir tous les mois, et que d'ailleurs ils
tussent assez à détroit de vivres, jamais toutefois ils ne
prirent rien sur le pays, combien qu'ils y trouvassent de
tous biens en abondance. Car Titus, étant averti que
Philippe, en passant par la Thessalie, comme fuyant de
peur, avait fait sortir les habitants hors des villes, retirer
les personnes aux montagnes, et puis mettre le feu dans
les maisons, en abandonnant à piller à ses soudards ce
que les habitants y laissaient de leurs biens, parce qu'ils
n'avaient pas moyen de l'emporter à cause de la quantité
ou de la pesanteur, tellement qu'il semblait qu'il quittât
déjà le pays aux Romains, il avait l'œil, et admone�ait ses
gens d'y passer sans y faire ni porter aucun dommage,
comme en pays qui leur était déjà tout acquis, et que
leurs ennemis leur avaient cédé. Si ne demeurèrent pas
longuement à sentir combien leur avait valu cette conti­
nence ; car, aussitôt qu'ils entrèrent en la Thessalie, les
villes se rendirent volontairement à eux ; et les Grecs
mêmes habitant outre le pas des Thermopyles, désirèrent
singulièrement à voir Titus, ne demandant autre chose
que de se donner à lui. Les Achéens semblablement
renoncèrent à la ligue et alliance qu'ils avaient avec
Philippe, et, qui plus e�, arrêtèrent en leur conseil de
lui faire la g�erre en compagnie des Romains. Et com­
bien que les Etoliens fussent pour lors amis et alliés des
Romains, et qu'ils se montrassent fort affeétionnés à leur
parti en cette guerre, toutefois, quand ils demandèrent
aux Opuntiens qu'ils missent leur ville entre leurs mains,
et qu'ils la leur garderaient et défendraient sûrement
encontre Philippe, ils n'y voulurent onques entendre,
mais envoyèrent querir Titus, et se mirent eux et leurs
biens en sa proteél:ion et sauvegarde.
T. Q. FLAMINIUS

IX. L'on dit que le roi Pyrrhus, la première fois qu'il


aperçut de dessus une haute échauguette l'armée des
Romains rangée et ordonnée en bataille, dit que l'ordon­
nance de ces Barbares ne lui semblait point barbaresque.
Mais aussi ceux qui n'avaient jamais vu Titus, et qui
venaient à parler la première fois avec lui, étaient
contraints d'en dire presque autant, car ils avaient ouï
dire aux Macédoniens qu'il venait un capitaine de Bar­
bares qui, à force d'armes, ruinait tout par où il passait,
et mettait tout en servitude, et au contraire ils venaient à
trouver un personnage qui premièrement était jeune
d'âge, doux et humain de visage, parlant bon grec, et
amateur de vraie gloire, dont ils s'en retournaient mer­
veilleusement aises, et allaient emplissant les villes et
cités de la Grèce de bonne affeél:ion envers lui, disant
qu'elles avaient trouvé èn lui un capitaine qui les remet­
trait en leur liberté ancienne; mais encore plus quand
Philippe montra avoir volonté de faire appointement, et
que Titus lui offrit la paix et l'amitié du peuple romain,
pourvu et sous condition qu'il laissât les Grecs en leur
entière franchise, en retirant ses garnisons hors de leurs
villes et fortes places, et qu'il n'en voulut rien faire; car
adonc tous unanimement, jusques à ceux mêmes qui favo­
risaient aux affaires de Philippe, dirent que les Romains
n'étaient pas venus faire la guerre aux Grecs, mais plutôt
aux Macédoniens, en faveur des Grecs. Au moyen de
quoi toutes les autres parties de la Grèce se venaient
d'elles-mêmes, sans aucune contrainte, rendre à lui.
X. Et comme il passait à travers le pays de la Béotie
sans aucune démonstration de guerre, les principaux de
la ville de Thèbes sorti rent au-devant de lui, combien
qu'ils tinssent le parti du roi de Macédoine à cause d'un
particulier nommé Brachillelis; toutefois ils voulurent
bien honorer et caresser Titus, comme ceux qui étaient
contents de demeurer en amitié avec l'un et avec l'autre.
Titus les embrassa et parla à eux gracieusement, pour­
suivant toujours son chemin tout bellement, en leur
demandant une chose, et leur en contant une autre, et
faisant expressément durer leurs propos, afin que ce pen­
dant ses soudards, étant travaillés du chemin, reprissent
un peu d'haleine ; et ainsi, en marchant toujours peu à
peu, il entra dans la ville avec eux, de quoi ces seigneurs
thébains ne furent guères contents, mais pourtant ils ne
T. Q. FLAM I N IUS

lui osèrent pas refuser, attendu mêmement qu'il n'avait


point lors grand nombre de gens de guerre autour de
lui. Q!!and il fut dans Thèbes, il demanda audience, en
laquelle il persuada au peuple, tout aussi soigneusement
que s'il n'eût pas tenu la ville en sa puissance, qu'il
voulût plutôt élire le parti des Romains que celui de
Philippe. A quoi faire le roi Attale, qui d'aventure se
trouva en cette assemblée, le seconda, exhortant les
Thébains en grande in�ance à faire ce que Titus leur
persuadait; mais il s'efforça un peu plus que son âge ne
portait, pour le désir qu'il avait, comme je crois, de
montrer son éloquence à Titus, et s'échauffa et émut tel­
lement que soudain il lui prit au milieu de son parler un
évanouissement, et une descente de rhume\ qui lui ôta
tout sentiment, de sorte qu'il tomba tout pâmé, et peu
de jours après fut reporté sur ses navires en Asie, là où
il n'arrêta guères à mourir.
Mais cependant les Béotiens se rangèrent du côté des
Romains ; et, Philippe ayant envoyé des ambassadeurs à
Rome, Titus y envoya aussi de ses gens solliciter pour
lui à deux fins ; l'une, que si la guerre avait à durer contre
Philippe, que son temps lui fût prolongé ; l'autre que,
si le sénat lui oél:royait la paix, que lui eût l'honneur de
l'arrêter et conclure ; car, étant de sa nature fort ambi­
tieux, il avait peur que l'on ne lui envoyât un successeur
pour continuer cette guerre, qui lui ôtât la gloire de
l'avoir achevée. Mais ses amis firent si bonne diligence
de solliciter, que ni le roi Philippe n'obtint ce qu'il
demandait, ni ne fut envoyé un autre capitaine au lieu de
Titus, mais lui fut gardée et continuée la charge de cette
guerre.
XI. Parquoi, sitôt qu'il en eut reçu la commission et le
mandement du sénat, il tira vers la Thessalie en grande
espérance de venir au-dessus de Philippe, car il avait en
son armée plus de vingt-six mille combattants, dont les
Étoliens faisaient six mille hommes de pied, et trois cents
chevaux. L'armée de Philippe, de l'autre côté, n'était
pas moindre en nombre, et commencèrent à marcher l'un
comme l'autre, tant qu'ils arrivèrent tous deux près la ville
de Scotuse, là où ils se résolurent d'essayer le hasard de
la bataille. Si ne s'étonnèrent point ni eux ni leurs gens
pour se voir si près les uns des autres, mais au contraire,
les Romains d'un côté en prirent plus grand cœur et plus
T. Q. FLA M I N I U S

grande envie de combattre, pensant en eux-mêmes le


grand honneur que ce leur serait de vaincre les Macé­
doniens, qui étaient entre eux tant renommés de prouesse
et de vaillance, à cause des hauts faits d'Alexandre-le­
Grand; et de l'autre côté aussi les Macédoniens, pensant
bien que les Romains étaient autres combattants que
les Perses, avaient bonne espérance, s'ils gagnaient cette
bataille, de rendre leur roi Philippe plus renommé par
le monde, que ne l'était Alexandre. Titus donc, faisant
assembler ses gens, les pressa et exhorta de faire leur
devoir et se montrer gens de bien en cette bataille, comme
ceux qui avaient à faire preuve de leur valeur au milieu
de la Grèce, c'est-à-dire au plus beau théâtre, en la plus
belle vue de tout le monde, et contre les plus nobles et
plus estimés adversaires. Et Philippe, par cas d'aventure,
ou pour la grande hâte qu'il avait, à cause que l'heure le
pressait, alla monter, sans y prendre garde, dessus un
charnier où l'on avait enterré plusieurs corps, parce que
c'était comme une butte un peu relevée, assez près des
tranchées de son camp, et de là commença à prêcher et
encourager ses gens, comme les capitaines ont accoutumé
de faire devant une bataille; mais les voyant tous décou­
ragés, à cause qu'ils prenaient pour un sinistre présage ce
qu'il s'était ainsi monté dessus une sépulture pour les
prêcher, il s'en troubla lui-même, et différa de donner la
bataille pour ce jour-là.
XII. Et le lendemain, pour autant que la nuit avait
été moite, à l'occasion des vents du midi qui avaient
soufflé, les nuées se résolurent en brouées, et emplirent
toute la plaine d'un brouillard obscur, descendant des
montagnes d'alenviron un air gros et trouble, qui obscur­
cissait et couvrait de ténèbres, tout le long du matin, la
campagne qui était entre les deux camps; au moyen de
quot les coureurs qui furent envoyés d'une part et d'autre
pour découvrir et pour épier que faisaient les ennemis,
en bien peu d'heures se rencontrèrent et s'entrechar­
gèrent les uns les autres en un endroit qui s'appelle les
Têtes de chien3 , qui sont des pointes de rochers posées
sur de petites mottes l'une devant l'autre, et assez près
les unes des autres, que l'on a appelées Têtes de chien,
parce qu'elles en ont quelque semblance. Si y eut en
cette escarmouche plusieurs mutations, ainsi qu'il advient
ordinairement quand on combat en lieux bossus et rabo-
T. Q. FLAM INIUS

teux, parce que tantôt les uns fuyaient et les autres chas­
saient, tantôt ceux qui avaient chassé fuyaient eux­
mêmes, et ceux qui avaient fui chassaient, parce que des
deux camps on envoyait toujours nouveau renfort à ceux
qui étaient pressés et contraints de se retirer. Déjà com­
mençait le brouillard à tomber, et l'air à s'éclaircir, de
sorte que les deux capitaines pouvaient voir à l'œil clai­
rement ce qui se faisait entre leurs deux camps ; au
moyen de quoi ils tirèrent l'un et l'autre toutes leurs
forces aux champs en bataille.
XIII. Si eut Philippe l'avantage en la pointe droite de
son armée, laquelle était dessus le haut d'une pente, dont
elle venait tout à un coup fondre sur les Romains par
telle impétuosité, que les plus forts et plus vaillants ne
purent onques soutenir le faix de ce front de bataille si
fort serré, ni cette haie de piques si furieuse; mais en la
pointe gauche il ne fut pas ainsi, parce que les files du
bataillon ne s'y purent serrer de près, ni joindre écu
contre écu, à cause que c'était entre les mottes et rochers
qu'elle se trouvait rangée, et était force pour l'inégalité
et malaisance des lieux qu'elle fût entr'ouverte et désunie
en plusieurs endroits. Ce que Titus apercevant, aban­
donna la pointe gauche de sa bataille, qu'il voyait forcée
par la droite de celle des ennemis, et, passant soudain à
l'autre, alla charger de ce côté-là les Macédoniens, qui ne
purent serrer leurs files en front, ni approcher leurs rangs
en fond, ce qui est toute la force d'une bataille rangée à
la macédonienne, à cause que le champ était haut et bas ;
et pour combattre d'homme à homme, ils étaient arrière
si pressés qu'ils s'entreheurtaient et s'entr'empêchaient
les uns les autres; car la bataille macédonienne a cela,
que, tant qu'elle se maintient en son ordonnance jointe
et serrée, il semble que ce ne soit, par manière de dire,
qu'un corps d'une bête de force invincible; mais aussi
depuis qu'elle est une fois entr'ouverte et déjointe, elle
perd non seulement la force et puissance de son corps
entier, mais aussi celle de chaque particulier combattant,
partie à raison de la sorte des armes dont ils com­
battent, et partie aussi à raison que l'effort du total
consiste plus en la disposition et liaison des files et des
rangs qui s'enforcissent les uns les autres, qu'il ne fait en
la prouesse et valeur de chacun homme à part.
XIV. Q!!and donc ceux de cette pointe gauche furent
T. Q. F L A M I N I U S

tournés en fuite, une partie des Romains alla après, et les


autres coururent charger par les flancs ceux de la pointe
droite, qui combattaient encore, dont ils firent un grand
meurtre, de manière que alors ceux-mêmes qui, du com­
mencement, avaient l'avantage, s'ébranlèrent, et à la fin
fuirent comme les autres à val de route, en jetant leurs
armes; si n'en fut pas tué moins de huit mille sur le
champ, et en fut pris de prisonniers environ cinq mille;
et ne fut que la faute des Étoliens que Philippe se sauva
de vitesse, parce qu'ils s'amusèrent à piller et saccager
son camp, pendant que les Romains chassaient et pour­
suivaient les fuyants, de sorte qu'à leur retour ils ne
trouvèrent plus rien à piller. A l'occasion de quoi il
commença à avoir quelques querelles entre eux, et
s'entredirent des paroles injurieuses les uns aux autres;
mais depuis encore fâchèrent-ils bien davantage Titus,
parce qu'ils s'attribuèrent l'honneur de cette viB:oire, et
firent courir le bruit, parmi la Grèce, que c'étaient eux
qui avaient défait en bataille le roi Philippe, de manière
que, dans les chansons que les poètes en firent, et que le
menu peuple chantait par les villes à la louange de ce
fait d'armes, on mettait touj ours les Étoliens devant les
Romains, comme en celle-ci qui eut le plus de cours, et
qui fut plus chantée partout
Sans pleur d'amis, sans droit de sépulture,
Ami passant, ici sommes gisants
Trente milliers d'hommes par guerre dure
En Thessalie ayant fini nos ans :
Défaits nous ont les armes d'Étolie,
Et les Latins, dont Titus était chef,
Qgi amenés les avait d'Italie
En Macédoine à notre grand méchef;
Et Philippus, avec sa fière audace,
S'en e� fui plus vite que ne vont
Biches et cerfs, quand de près à la trace
Par après chiens aux bois chassés ils sont•.

XV. Le poète qui fit les vers de cette chanson fut


Alcée, et les fit en haine de Philippe, augmentant fausse­
ment le nombre des hommes qui moururent en la bataille
pour lui faire plus de dépit et de honte; mais il faisait
encore plus de dépit à Titus qu'à Philippe, à cause qu'on
la chantait partout; car Philippe ne s'en fit que rire; et,
pour le contrepiquer d'un pareil trait de moquerie, il fit
T. Q. F L A l\f I N I U S

une chanson à l'imitation d e l a sienne, dont la sub�ance


était telle :

Sans feuille aucune et sans écorce aussi,


Ami, passant, on a fait ici tendre
Sur ce coteau cette potence ci,
Expressément pour Alceus y pendre'.

XVI. Mais Titus, qui désirait singulièrement avoir


honneur entre les Grecs, le prenait fort à cœur ; au moyen
de quoi de là en avant il mania le re�e des affaires tout
seul sans plus faire compte des Étoliens, dont ils étaient
fort marris, mêmement quand il reçut une ambassade de
Philippe, et prêta l'oreille aux propos d'appointement
qu'il lui fit mettre en avant ; car alors ils en furent si mal
contents qu'ils allèrent criant, par toutes les villes
grecques, que Titus vendait la paix à Philippe, là où l'on
pouvait déraciner entièrement toute cette guerre, et
exterminer totalement la puissance et seigneurie qui avait
la première réduit la Grèce en servitude. Ces calomnies,
que les Étoliens allaient ainsi semant partout, troublèrent
aucunement les amis et alliés des Romains ; mais Philippe
lui-même leur ôta toute suspicion, quand il vint en per­
sonne requérir paix, en se soumettant de tout point à la
discrétion de Titus et des Romains . Titus lui otl:roya la
paix, en lui laissant son royaume de Macédoine, et lui
commandant qu'il eût à se départir de tout ce qu'il tenait
en la Grèce ; et outre qu'il payât pour l'amende six cent
mille écus 6 , lui ôtant davantage toute son armée de mer,
excepté dix navires seulement ; et, pour assurance de
l'entretènement de ce traité, lui prit un de ses enfants
qu'il envoya à Rome en otage.
XVII. En quoi faisant, il e� tout certain que Titus
dispensa très bien le temps, et pou rvut sagement à
l'avenir ; car déj à était Annibal de Carthage très grand
ennemi de l'Empire romain, banni de son pays et retiré
devers le roi Antiochus, auquel il mettait en tête et le
sollicitait incessamment de poursuivre sa fortune et l'ac­
croissement de son état, qui était déj à si bien acheminé,
joint que Antiochus de lui-même en avait bien bonne
envie, parce que, sur la confiance de ses prospérités, et
des hauts faits d'armes qu'il avait déj à exécutés, pour
lesquels il avait acquis le surnom de Grand, il aspirait à
la monarchie de tout le monde, et ne demandait que
T. Q. FLAMINI U S

quelque occasion de s'attacher aux Romains; tellement


que, si Titus, prévoyant de loin cela, n'eût sagement
incliné à la paix, et que la guerre d' Antiochus se fût ren­
contrée au même temps de celle de Philippe, de sorte
que ces deux, les plus grands et plus puissants princes du
monde, pour leur commun intérêt, se fus�ent conjoints
ensemble contre la ville de Rome, elle n'eût pas eu
moins d'affaires, ni n'eût pas été en moindre danger
qu'elle avait été en la guerre des Carthaginois et d'An­
nibal; mais Titus, entrejetant opportunément cette paix
entre les deux guerres, retrancha celle qui était présente,
avant que celle qui était prête à sourdre commençât, et
ôta par ce moyen à l'un de ces rois sa dernière, et à
l'autre sa première espérance.
XVIII. Cependant les dix commissaires que le sénat
romain envoya à Titus, pour lui assister et aider à donner
ordre aux affaires de la Grèce, lui conseillèrent de mettre
en pleine franchise tout le reste de la Grèce, et retenir
seulement avec bonnes garnisons les villes de Chalcide,
de Corinthe et de Démétriade, pour s'assurer qu'ils
n'entrassent en quelque pratique d'alliance et de ligue
avec Antiochus; et adonc les Étoliens, coutumiers de
détraél:er et médire, commencèrent à mutiner tout ouver­
tement les villes, en sommant Titus de délier les fers de
la Grèce; car ainsi soulait Philippe appeler ces trois
villes-là; puis demandaient, par manière de moquerie,
aux Grecs, « S'ils étaient pas bien aises d'avoir mainte­
» nant des ceps aux pieds, plus r. esants, mais mieux polis
» et plus luisants que ceux qu'ils avaient auparavant, et
» s'ils ne se sentaient pas bien tenus à Titus de ce qu'il
» avait délié les pieds de la Grèce pour l'attacher par le
» cou ». De quoi Titus, étant fort ennuyé et marn, pria
tant ceux du conseil qu'à la fin il les fit condescendre à
sa requête, que ces trois villes-là fussent aussi délivrées
de toute garnison, afin que les Grecs ne se pussent plus
de là en avant plaindre que sa grâce et libéralité ne fût
entièrement et de tout point accomplie envers eux.
XIX. Parquoi étant échu le temps de la fête que l'on
appelle lsthmia7 , il s'y trouva une multitude infinie de
peuple pour voir l'ébattement des jeux qui s'y font,
parce que la Grèce, après avoir été longuement travaillée
de guerres, se voyant lors en paix certaine et en bonne
espérance de pleine liberté, ne demandait qu'à faire
T. Q. FLAMINIUS

fêtes et à se réjouir. Il fut adonc fait commandement à


l'assemblée, à son de trompe, que l'on eût à faire silence;
et, cela fait, le héraut se tira en avant au milieu de toute
l'assistance, qui proclama à haute voix que le sénat de
Rome, et Titus �intius, consul du peuple romain, après
avoir vaincu et défait en bataille le roi Philippe et les
Macédoniens, délivraient de toutes garnisons, et affran­
chissaient de toutes tailles, subsides et impôts, pour
désormais vivre à leurs lois anciennes en pleine liberté,
les Corinthiens, Locriens, ceux de la Phocide, ceux de
l'île d'Eubée, les Achéens, les Phthiotes, les Magnésiens,
les Thessaliens et les Perrhébiens. Or, pour la première
fois, toute l'assemblée ne put pas ouïr la voix du héraut,
et, de ceux qui l'ouïrent, la plupart ne put encore pas
distinél:ement entendre ce qu'il avait dit, mais y avait,
par tout le parc où se faisaient les j eux, un bruit confus,
et un tumulte du peuple, qui s'émerveillait, et demandait
ce que ce pouvait être; de sorte qu'il fallut que le héraut
recommençât une autre fois à proclamer.
XX. Parquai, étant de rechef fait silence, le héraut,
poussant sa voix plus fort que devant, s'écria si haut
que son cri fut ouï de toute l'assemblée; et lors se leva
une clameur de joie que tout le peuple jeta si haute,
qu'elle fut entendue jusques en la mer, et incontinent
tout le monde, qui avait déjà pris place, et s'était assis
pour voir l'ébat des combattants, se leva en pieds sans
plus se soucier des jeux, et s'en allèrent tous à grande
joie saluer, embrasser et remercier leur bienfaiteur, et le
proteél:eur et affranchisseur de la Grèce, Titus. Tellement
que ce que l'on dit ordinairement, quand on veut
exprimer une excessive force et grandeur de bruit et de
clameur, advint lors; car il y eut des corbeaux qui, par
cas d'aventure, volant par-dessus le parc du théâtre, tom­
bèrent dedans. Ce qui advint à cause que l'air se fend et
se rompt par la violence d'une si forte voix, tellement
qu'il n'a pas la fermeté de soutenir le vol des oiseaux;
au moyen de quoi il est force qu'ils tombent à terre,
comme traversant par un espace vague, et vide de tout
soutien; si nous ne voulions dire que ce soit plutôt pour
la violence de la clameur qui fiert et frappe les oiseaux en
passant par l'air, ni plus ni moins que si ce fussent coups
de flèche, dont ils tombent en terre tous morts. Il peut
aussi être qu'il se fait en l'air un tourbillon, comme nous
T. Q. FLAM I NI U S

voyons, en l a mer agitée, qu'il s e fait quelquefois un


tournoiement des ondes par la violence de la tour­
mente.
XXI. Tant y a que si Titus, prévoyant bien la foule
du peuple qui accourait pour le voir, ne se fût de bonne
heure retiré incontinent que les jeux furent finis, il eût
eu beaucoup d'affaires à se sauver d'être étouffé, tant il
accourut de monde de tous côtés à l'entour de lui. Mais,
après qu'ils furent bien las de crier et de chanter autour
de son pavillon jusques à la nuit, à la fin ils se retirèrent,
et, en se retirant, s'ils rencontraient quelques-uns de
leurs parents, amis ou citoyens, ils s'entr'embrassaient
et s'entrebaisaient l'un l'autre de joie; puis s'en allaient
souper et faire bonne chère ensemble, là où, s'éjouissant
encore davantage, comme l'on peut penser, à la table,
ils ne tenaient autres propos que des affaires de la Grèce,
discourant entre eux combien de grosses guerres elle
avait faites et souffertes par le passé, toutes pour recou­
vrer ou défendre sa liberté, et néanmoins jamais ne
l'avait pu, ni plus joyeusement, ni plus certainement
obtenir qu'elle faisait alors, recevant le plus honorable
loyer, et le plus digne d'être combattu qui saurait être
au monde, par la prouesse d'hommes étrangers qui com­
battaient pour elle, sans qu'il lui coûtât une seule goutte
de son sang, par manière de dire, ni qu'elle perdît un seul
homme, pour la mort duquel on dût porter le deuil. C'e�
bien chose rare entre les hommes, d'en trouver un vail­
lant entièrement ou sage; mais encore e§l-il bien plus
rare et plus difficile que de toute autre sorte de vertueux,
d'en trouver un j u§te; car Agésilas, Lysandre, Nicias,
Alcibiade et tous ces autres grands capitaines du temps
passé ont bien su comment il fallait conduire une guerre,
mener une armée et gagner une bataille, tant par mer
comme par terre; mais employer leurs vitl:oires en une
bénéficence généreuse et véritablement honnête, jamais
ils ne l'ont su; mais si vous exceptez le fait d'armes
contre les Barbares en la plaine de Marathon, la bataille
de Salamine, la journée de Platée, celle des Thermopyles,
ce que fit Cimon à l'entour de Chypre et sur le fleuve
Eurymédon, toutes les autres guerres et batailles que la
Grèce a jamais faites ont toujours été contre soi-même,
et pour se mettre sous le joug de servitude; et tous les
trophées qui furent onques dressés par elle, l'ont été à sa
T. Q. FLAM I N IUS

honte et à sa perte; tellement qu'elle s'en est à la fin tota­


lement ruinée et détruite, et ce principalement par la
méchanceté et opiniâtreté des gouverneurs et capitaines
des villes, envieux les uns sur les autres. Là où une nation
étrangère, laquelle ce semble, avait bien peu d'occasion
qui la dût émouvoir à ce faire, pour n'avoir pas eu par le
passé grande communication avec l'ancienne Grèce, et du
conseil et bon sens de laquelle il devait sembler étrange
que la Grèce pût recevoir aucune utilité, l'a néanmoins,
avec très grands dangers, combats et travaux infinis,
délivrée de l'oppression et servitude de violents seigneurs
et tyrans.
XXII. Ces discours et autres semblables venaient lors
en l'entendement des Grecs; et qui plus est, l'effet répon­
dait aux paroles de la proclamation; car en un même
temps Titus envoya Lentulus en Asie pour remettre en
liberté les Bargiliétiens, et Titillius en Thrace pour faire
sortir des villes et des îles les garnisons que Philippe y
tenait, et aussi fut Publius Julius en Asie devers le roi
Antiochus, pour lui parler d'affranchir et remettre en
liberté les Grecs qu'il tenait en sa sujétion. �ant à Titus,
il fut lui-même en la ville de Chalcide, là où il monta sur
mer, et s'en alla en la province de Magnésie, dont il fit
partout sortir les garnisons des villes, et rendit aux
citoyens de chacune le gouvernement et administration
de leur chose publique.
XXIII. Depuis étant échu le temps que l'on célèbre en
la ville d' Argos la fête de Néméa8 en l'honneur d'Her­
cule, Titus fut élu juge et reaeur des jeux qui s'y font,
là où, ayant très bien ordonné toutes choses appartenant
à la solennité de la fête, il y fit encore une autre fois pro­
clamer publiquement et solennellement la délivrance et
affranchissement général de toute la Grèce, et allant par
les villes y établit de très bonnes ordonnances, réforma
la justice, et remit les habitants et citoyens de chacune
en bonne paix, amitié et concorde les uns avec les autres,
en rappelant ceux qui étaient bannis et fugitifs, et apai­
sant les vieilles dissensions et querelles qu'il avaient
entr'eux; ce qui ne lui apportait pas moins de joie et de
contentement, de pouvoir par remontrances induire les
Grecs à se réconcilier les uns avec les autres, que d'avoir
par force d'armes vaincu le� Macédoniens; de sorte que
le recouvrement de liberté, que Titus avait rendue aux
T. Q. FLA MINIUS

Grecs, leur semblait le moindre des bienfaits qu'ils


eussent reçus de lui. Or dit-on que l'orateur Lycurgue,
voyant un jour comme les fermiers et receveurs des
tailles menaient en prison le philosophe Xénocrate, à
faute de paiement d'un certain impôt que devaient les
étrangers habitant en la ville d'Athènes', le leur ôta par
force d'entre les mains; et outre cela les poursuivit si bien
en justice qu'il leur fit payer l'amende pour l'injure qu'ils
avaient faite à un tel personnage, et que depuis le philo­
sophe, rencontrant par la ville les enfants dudit Lycurgue,
leur dit : « Je rends à votre père une belle récompense
» du plaisir qu'il m'a fait : car je suis cause qu'il est loué
» et prisé partout de ce qu'il a fait en mon endroit. 10 »
XXIV. Mais les bienfaits des Romains et de Titus
envers les Grecs ne leur apportèrent pas seulement ce
fruit en récompense, qu'ils en furent loués et honorés
par tout le monde, mais furent cause d'accroître leur
domination et seigneurie sur les autres nations, et que
depuis le monde eut grande confiance en eux à bonne et
juste cause, de manière que les peuples et villes, non
seulement recevaient les ca1;>itaines et gouverneurs qu'ils
leur envoyaient, mais allaient au-devant d'eux, et les
appelaient pour se mettre entre leurs mains; et non pas
seulement les villes et communautés, mais aussi les
princes et les rois qui se trouvaient oppressés par autres
plus puissants qu'eux, n'avaient autre plus sûr recours
que de se mettre en leur sauvegarde; au moyen de quoi
en peu de temps, avec la faveur et l'aide des dieux,
comme je crois, tout le monde se soumit à leur obéis­
sance, et sous la proteél:ion de leur empire.
XXV. Aussi se glorifiait Titus d'avoir remis la Grèce
en liberté plus que de nul autre exploit qu'il eût onques
fait. Car quand tl offrit au temple d'Apollon, en la ville
de Delphes, des boucliers d'argent, avec son propre écu,
il y fit engraver dessus des vers, dont la substance était
telle :
Nobles jumeaux, 6 Tyndarides nés
De Jupiter, rois de Sparte aguerrie,
Qyi à dompter chevaux plaisir prenés
Et exercer l'art de chevalerie,
Titus, Romain, d'étrange seigneurie,
Ayant aux Grecs ôté le joug pesant,
En leur rendant leur liberté périe,
Vous a donné cc singu lier présent".
T. Q. F L A M I N I U S

Il donna aussi une couronne d'or massif à Apollon,


sur laquelle il fit mettre cette inscription :
Celui qui t'a donné cette couronne
Massiv e d'or luisant et épuré,
Q!!i dignement, Apollon, environne
Les longs cheveux de ton beau chef doré,
C'est un Romain, capitaine honoré,
Titus, en qui toute prouesse abonde.
Fais donc, seigneur, que son nom décoré
En soit chanté par tous les coins du monde".

XXVI. Ainsi la ville de Corinthe a eu cet heur, que les


Grecs y ont été par deux fois déclarés affranchis et remis
en liberté; la première fois par Titus Q!!intius, et la
seconde par Néron en notre temps, et en même saison,
c'est à savoir, lorsque l'on célébrait la fête qui s'appelle
Isthmia; mais la première fois ce fut par la voie du héraut,
ainsi comme nous avons ci-dessus déclaré plus au long,
et la seconde fois ce fut Néron lui-même, qui le proclama
en une harangue qu'il fit au peuple en pleine assemblée
de ville sur la place; mais cela a été longtemps depuis.
XXVII. Au reste, Titus commença lors une fort belle
et fort juste guerre à l'encontre de Nabis, le malheureux
et méchant tyran des Lacédémoniens; mais à la fin il
trompa l'espérance de la Grèce; car, le pouvant prendre,
il ne le voulut pas faire, mais appointa avec lui, en aban­
donnant la pauvre Sparte indignement oppressée sous le
joug de servitude, fût ou parce qu'il eut peur que si la
guerre prenait trait il ne vînt un successeur de Rome qui
lui emportât la gloire de l'avoir parachevée, ou pour
une envie et jalousie qu'il avait de l'honneur que l'on
faisait à Philopémen; lequel, s'étant montré partout ail­
leurs aussi excellent capitaine qu'il en fut onques en la
Grèce, et mêmement en cette guerre, ayant fait des mer­
veilleux aél:es, tant de grand sens comme de hardiesse,
était honoré et révéré par les Achéens dans les théâtres
et assemblées publiques, tout autant comme Titus; de
quoi Titus était malcontent, parce qu'il lui semblait dérai­
sonnable qu'un Arcadien, qui n'avait jamais été chef
d'armée, sinon en petites guerres légères à l'encontre de
ses voisins, fût autant estimé et autant honoré comme un
consul de Rome, lequel était venu faire la guerre pour le
recouvrement de la liberté de la Grèce, et toutefois encore
T. Q. FLA M I N I U S

rendait Titus quelque raison et j ustification de ce fait,


disant qu'il voyait bien qu'il ne pouvait ruiner et défaire
ce tyran, sans une grande calamité des autres Spartiates..
XXVIII. Au demeurant, de tous les honneurs que les
Achéens lui décernèrent qui furent grands et en grand
nombre, il n'y en a pas un qui me semble avoir justement
et également contrepesé ses bienfaits, sinon un présent
qu'ils lui firent, lequel il eut plus cher que tout le demeu­
rant ; et fut le présent tel : durant la seconde guerre
punique, que les Romains eurent contre Annibal, il y en
eut plusieurs qui furent faits prisonniers dans les ren­
contres et batailles qu'ils perdirent ; et étant vendus çà
et là, demeurèrent esclaves en plusieurs provinces,
comme entre les autres il s'en trouva bien par la Grèce
jusques au nombre de douze cents, lesquels de tous
temps avaient bien fait pitié et compassion à ceux qui
les voyaient en si misérable changement de leur fortune,
mais encore plus alors qu'ils rencontraient en l'armée des
Romains les uns leurs fils, les autres leurs frères, et les
autres leurs compagnons et amis libres et viél:orieux, là
où eux étaient serfs et esclaves. Si était Titus bien marri
de les voir en telle captivité ; mais toutefois il ne les
voulut pas ôter par force à ceux qui les avaient ; et les
Achéens les retirèrent et achetèrent tous à cinquante
écus 13 par tête, et, les ayant assemblés en une troupe, en
firent un présent à Titus, ainsi comme il était sur son
embarquement pour s'en retourner en Italie ; qui fut
cause qu'il s'en alla avec plus de joie et de contentement,
ayant reçu de ses beaux faits une belle récompense et
digne d'un grand personnage amateur de ses citoyens et
de son pays.
XXIX. Aussi fut-ce l'ornement qui plus, à mon avis,
embellit son triomphe ; car ces pauvres gens firent ce que
les esclaves ont accoutumé de faire, le jour que l'on leur
donne liberté, c'est à savoir qu'ils font raser leurs têtes,
et portent de petits chapeaux dessus. Ces Romains
rachetés en firent autant ; et en cet état suivirent le cha­
riot triomphal de Titus, le jour qu'il fit son entrée en
triomphe dans la ville de Rome. Il est vrai qu'il faisait
bien bon voir aussi les dépouilles des ennemis qui furent
portées en la montre de cc triomphe, comme force armets
faits à la grecque, force boucliers, écus et piques à la
macédonienne, avec grande quantité d'or et d'argent.
T. Q. FLAMINIUS 851

Car ltanus historien écrit qu'il en fu t porté une bien


grosse somme, c'est à savoir, d'or fondu en masse, trois
mille sept cent treize livres pesant, et d'argent en masse
aussi quarante trois mille deux cent soixantes et dix livres,
et d'or monnoyé en pièces qui s'appelaient Philippe,
quatorze mille cinq cent quatorze, sans les mille talents
que Philippe devait payer pour l'amende ; lesquels depuis
lui furent remis par les Romains, à l'intercession et
requête de Titus principalement, qui lui procura ce bien
et le fit appeler ami et allié du peuple romain, et lui ren­
voyer son fils Démétrius, qui était en otage à Rome.
XXX. Mais quelque temps après le roi Antiochus
passa de l'Asie en la Grèce avec une grosse flotte de vais­
seaux et une puissante armée, pour solliciter les villes de
quitter l'alliance des Romains, et les mettre en dissension
les unes avec les autres; à quoi faire le secondaient les
Étoliens, qui de longtemps avaient conçu grande mal­
veillance contre le peuple romain, et désiraient avoir
guerre à lui; si enseignaient au roi Antiochus à dire que
la guerre qu'il entreprenait était pour affranchir les Grecs
et les remettre en liberté, dont ils n'avaient point de
besoin, attendu qu'ils étaient francs et libres; mais, pour
autant qu'ils n'avaient point de ·us1:e titre de commencer
la guerre, ils lui enseignaient à 1a couvrir de la plus hon­
nête couleur qu'il eût su prendre. Parquoi les Romains,
redoutant fort le mouvement et le bruit de la puissance
de ce grand roi, y envoyèrent, pour capitaine en chef,
Manius Acilius, et Titus pour l'un de ses lieutenants14,
à cause des Grecs, desquels à son arrivée il assura ceux
qui avaient bonne volonté, et les rendit encore plus
fermes en l'alliance des Romains, dès qu'ils l'eurent
seulement vu; les autres, qui commençaient déjà à fléchir
et à se laisser corrompre, il les retint en leur devoir, et les
engarda de faillir, en leur rafraîchissant la mémoire de
l'amitié qu'ils lui avaient portée, ni plus ni moins que
fait un sage médecin qui sait bien à point donner méde­
cine à un patient pour le préserver d'une grosse maladie.
XXXI. Il est vrai qu'il y en eut quelques-uns, mais
bien peu, qui lui échappèrent, ayant été déjà gagnés et
gâtés de tout point par les Étoliens, lesquels, encore
qu'il fût à bon droit indigné et irrité contre eux, il pré­
serva néanmoins après la bataille; car Antiochus, ayant
été vaincu au pas des Thermopyles, s'enfuit, et à grande
T. Q. FLAMINIUS
hâte monta sur mer pour s'en retourner en Asie. Et le
consul Manius, poursuivant sa viél:oire, entra dans le
pays des Étoliens, là où il prit lui-même aucunes des
villes par force, et abandonna les autres en proie au
roi Philippe; si étaient d'un côté les Dolopiens, les
Magnésiens, les Athamiens et les Apérantins pillés et
saccagés par ce roi de Macédoine; et de l'autre côté
Manius avait déjà aussi détruit la ville d'Héraclée, et mis
le siège devant celle de Naupaél:e, que les Étoliens
tenaient; mais Titus, ayant pitié de voir ainsi détruire ces
pauvres peuples grecs, passa du Péloponèse, où il était
lors, au camp de Manius, et le reprit en premier lieu de
l'erreur qu'il faisait, en ce que, ayant vaincu, il souffrait
que Philippe emportât le fruit et le loyer de sa viétoire,
conquérant et domptant plusieurs peuples, pays et rois,
pendant que lui, par un opiniâtre courroux, s'amusait à
tenir siège devant une ville. Et puis, incontinent que les
assiégés l'aperçurent de dessus leurs murailles, ils l'appe­
lèrent par son nom, en lui tendant les mains, et le priant
qu'il voulût avoir pitié d'eux ; à quoi il ne leur répondit
rien sur l'heure; mais, se tournant de l'autre côté, se prit
à pleurer; mais depuis il parla avec Manius, et, apaisant
son courroux, fit tant envers lui qu'il impétra aux Éto­
liens surséance d'armes pour quelques jours, tant qu'ils
pussent envoyer des ambassadeurs à Rome, pour voir
s'ils pourraient obtenir grâce et pardon du sénat. Mais
la plus grande peine et plus grande difficulté qu'il eut,
fut à prier pour les Chalcidiens, auxquels le consul
Manius était plus aigrement courroucé qu'à tous les
autres, à cause que le roi Antiochus, étant déjà la guerre
encommcncée, avait pris femme en leur ville, contre ce
que son âge portait, et que la qualité du temps ne requé­
rait; car il était déjà vieux, et en son vieil âge, au milieu
de la guerre, était devenu amoureux d'une jeune demoi­
selle, fille de Cléoptolème, la plus belle qui fut dans ce
temps-là en la Grèce. Ce qui fit que les Chalcidiens se
formalisèrent fort affeétueusement pour lui, et mirent
leur ville entre ses mains, pour s'en servir comme d'un
fort aux affaires de cette guerre; au moyen de quoi, quand
il eut perdu la bataille, il s'y retira à la plus grande hâte
qui lui fut possible, et, prenant la jeune dame qu'il avait
épousée, son or, son argent et ses amis, monta sur mer
incontinent, et s'en retourna en Asie.
T. Q. FLA M INIUS

XXXII . Pour cette cause le consul Manius, aussitôt


qu'il eut gagné la bataille, tira droit avec son armée vers
la ville de Chalcide, en grande fureur de courroux; mais
Titus, qui le suivait, l'allait toujours adoucissant, et le
pria tant lui et les autres Romains qui étaient en état,
et avaient autorité au conseil, qu'à la fin il les apaisa et
impétra pardon à ceux de Chalcide. Lesquels, ayant été
préservés d'un si grand péril par son moyen, lui consa­
crèrent en récompense les pfus beaux édifices et plus
somptueux ouvrages publics qui fussent en leur ville,
ainsi que l'on peut voir par les inscriptions qui y sont
encore jusques aujourd'hui, comme au parc des exercices :
« Le peuple chalcidien a dédié ce parc des exercices à
» Titus et à Hercule »; et au temple nommé Delphinium :
« Le peuple chalcidien a consacré ce temple à Titus et à
» Apollon. » Et encore jusques à présent il s'élit, par les
voix _du eeuple, un prêtre ei:cpressém�nt pour faire _sacri­
fice a T1tus 16 , auquel sacrifice, âpres que l'hosl:!e est
immolée et l'effusion du vin faite dessus, le peuple assis­
tant chante un cantique de triomphe fait en vers à sa
louange; mais, parce qu'il serait trop long à l'écrire tout
entier, nous en avons seulement extrait la fin, qui est telle :
La foi blanche immaculée
Des Romains nous adorons,
Et garder inviolée
Loyauté nous leur jurons.

Chantez, filles, à la gloire


De Jupiter tout-puissant ;
Allez en chant de viétoire,
Rome et Titus bénissant.

Chantez le preux capitaine


Titus, par qui vous avez
De perdition certaine
Jadis été préservés 1 1 •

XXXIII. Si n'étaient pas les Chalcidiens seuls qui lui


portaient honneur et révérence; mais était honoré par
tous les Grecs universellement comme il lui appartenait,
et merveilleusement aimé pour la douceur et débon­
naireté de sa nature; ce qui montre que ce n'était point
par contrainte ni par feinte, mais à bon escient et de
bonne volonté qu'ils l'honoraient. Car, combien qu'il ait
T. Q. FLA MINI U S
eu quelques différends pour les occurrences des affaires
ou pour quelque jalousie d'honneur à l'encontre de Phi­
lopémen premièrement, et depuis, à l'encontre de Dio­
phane, capitaines généraux de la communauté des
Achéens, jamais il ne tint son cœur, ni ne passa oncques
son courroux jusques à mettre en exécution aucune mau­
vaise chose contre eux; mais se termina toujours en
quelque contention de paroles dans les assemblées de
conseil, là où il parla franchement à eux; pourtant n'y
eut-il jamais personne qui le tînt pour homme aigre
ni vindicatif, mais bien il a semblé à plusieurs léger,
prompt et soudain à se colérer de sa nature. Autrement
c'était bien la plus douce et la plus agréable compagnie
d'homme qu'il était possible, et qui rencontrait aussi
plaisamment et aussi aiguëment; comme quand il dit une
fois aux Achéens, qui se voulaient attribuer l'île des
Zacynthiens, pour les divertir de cette entreprise : « Vous
» vous mettrez en danger, seigneurs Achéens, si vous
» sortez une fois hors du Péloponèse, ni plus ni moins
» que les tortues, quand elles mettent la tête hors de leur
» coque. » Et la première fois qu'il parlementa avec
Philippe, pour traiter d'appointement, comme Philippe
lui eût dit : « Tu as amené beaucoup de gens avec toi, et
» je suis venu seul »; il lui répondit promptement :
« Aussi as-tu tant fait que tu es demeuré seul, ayant fait
» mourir tous tes parents et amis. » Une autre fois à
Rome, Dinocrate, Messénien, après avoir bien bu en un
festin, se déguisa en habit de femme, et dansa en tel habit;
puis le lendemain s'en alla devers Titus, le prier qu'il le
voulût aider à conduire son entreprise à chef, qui était
de retirer la ville de Messène hors de la ligue des Achéens.
Titus lui fit réponse qu'il y penserait : « Mais je m'émer­
» veille, dit-il, de toi, comment tu peux danser en habit
» de femme, ni chanter en un festin, ayant entrepris de
» si grandes choses. »
XXXIV. Au conseil des Achéens les ambassadeurs
du roi Antiochus étant venus pour le solliciter et induire
à quitter l'alliance des Romains, et prendre celle de leur
maître, firent un long narré de la grande multitude des
combattants qui étaient en l'armée de leur maître, et les
nombrèrent par plusieurs divers noms. A quoi Titus
répondit, « �•un jour un sien ami et hôte lui donnait à
» souper, et qu'il fut servi à table de tant de mets qu'il en
T. Q. FLAM INIUS
» tança et reprit son hôte, s'émerveillant d'où il pouvait
» avoir sitôt recouvré tant de sortes de viandes et en si
» grande quantité; son hôte lui répondit que le tout
» n'était que chair de porc, laquelle était ainsi diversifiée
» de plusieurs sauces et différentes manières de l'accou­
» trer. Aussi, seigneurs Achéens, dit-il, n'estimez pas
» davantage l'armée d'Antiochus, pour ouïr nombrer
» tant de gendarmes portant lances, portant javelines,
» et tant de gens de pied; car ce ne sont que tous Syriens,
» différents de diverses sortes de méchantes petites
» armes seulement. »
XXXV. Au demeurant, après ces choses faites par
Titus en la Grèce, et après que la guerre d'Antiochus fut
achevée, il fut élu à Rome censeur avec le fils de ce Mar­
cellus qui avait été cinq fois consul. Cette magistrature
est de très grande dignité, et, par manière de dire, le
comble et le couronnement de tous les honneurs qu'un
citoyen peut avoir en la chose publique romaine. Ils
jetèrent hors du sénat quatre personnages ; mais ce
n'étaient pas gens guères notables, et reçurent au nombre
des citoyens romains tous ceux qui se présentèrent pour
être enregistrés dans les registres publics, pourvu qu'ils
fussent nés de père et mère de libre condition, et furent
contraints à ce faire par Térentius Culéo, tribun du
peuple, lequel, en haine de la noblesse, et pour leur faire
dépit, persuada au peuple de le commander ainsi. Or
étaient pour lors les deux plus renommés et plus estimés
personnages qui fussent à Rome, Publius Scipion l'Afri­
cain et Marcus Portius Caton, lesquels étaient ennenùs
l'un de l'autre. Titus en élut et nomma l'un, à savoir Sci­
pion, prince du sénat, comme le prenùer et le plus homme
de bien qui fût en toute la ville, et prit ininùtié contre
l'autre, qui était Caton, pour une telle infortune. Il avait
un frère, nommé Lucius �intius Flaminius, qui ne lui
ressemblait en chose quelconque; car il était si dissolu
en voluptés, et si abandonné à son plaisir, qu'il en oubliait
tout devoir d'honnêteté. Il aimait un jeune garçon
dont il abusait charnellement, et le menait toujours avec
lui, quand il allait dehors en quelque guerre, ou en quel­
que charge et gouvernement de province. Ce garçon, le
flattant un jour, lui dit qu'il était si fort épris de son
amour, qu'il avait laissé à voir les combats de gladia­
teurs et escrimeurs à outrance, qui se préparaient à Rome
T. Q. FLAM INIUS

sur l'heure de son partement, combien que jamais il n'eût


vu tuer homme, ayant plus cher de servir au plaisir de
lui qu'au sien propre. Lucius, étant bien aise de ce pro­
pos, lui répondit incontinent : « Il n'y a rien gâté pour
» cela, car je t'en ferai tout à cette heure passer ton
» envie » ; si commanda que l'on tirât de la prison un
des criminels condamnés à mourir, et fit quant et quant
venir le bourreau, auquel il commanda de lui trancher
la tête au milieu du souper.
XXXVI. L'hisl:orien Valérius Antias écrit que ce ne
fut pas pour l'amour d'un garçon, mais d'une femme qu'il
aimait17 ; mais Tite-Live met qu'en une harangue que
Caton même en fit18, il y avait écrit que c'était un Gau­
lois qui, trahissant les siens, s'était venu rendre à la porte
de ce Flaminius avec sa femme et ses enfants, et que Fla­
minius, l'ayant fait entrer en sa salle, le tua lui-même de
sa propre main, pour donner le plaisir de le voir mourir
à un garçon dont il était amoureux. Mais il esl: vraisem­
blable que Caton l'écrivit en cette sorte pour aggraver
le crime, et le rendre plus atroce ; car qu'il soit vrai que
ce ne fut pas un traître, mais un criminel condamné à
mourir, plusieurs l'ont écrit, et entre autres Cicéron
même l'orateur le récite au traité qu'il a composé de la
vieillesse, où il le fait raconter à Caton même18 •
XXXVII. Comment que ce soit, Marcus Caton, ayant
été élu censeur, et nettoyant le sénat des personnes
indignes d'y être, en jeta hors Lucius �intius Flaminius,
combien qu'il fût de dignité consulaire, et qu'il semblât
que cette note d'infamie touchât aussi à son frère Titus ;
à l'occasion de quoi les deux frères tout éplorés en toute
humilité s'allèrent présenter au peuple en pleine assem­
blée, et firent une requête qui sembla raisonnable et
civile, à savoir qu'il fût enjoint à Caton de venir publi­
quement dire et déclarer pour quelle cause il avait im­
primé cette marque d'ignominie à une si noble famille
et si bien renommée que la leur . Caton adonc, sans dilayer
ni tirer arrière, vint avec son compagnon sur la place, là
où il demanda tout haut à Titus, s'il savait rien de ce
banquet où avait été commis le fait. Titus répondit que
non ; et lors Caton le raconta de bout en bout, et à la fin
de sa narration provoqua Lucius �intius à jurer publi­
quement s'il voulait maintenir que ce qu'il lui mettait
sus ne fût véritable. Lucius ne répondit mot ; au moyen
T. Q. FLAM INIUS

de quoi le peuple jugea que la note d'infamie lui avait


été justement imprimée, et reconvoya par honneur Caton
depuis la tribune aux harangues jusques en sa maison;
mais Titus, déplaisant de la calamité de son frère, se
banda à l'encontre de Caton, avec ceux qui de longue
main lui voulaient mal, et fit tant par ses menées envers
le sénat que tous les baux à ferme, tous les marchés, et
tous les arrentements qu'il avait faits durant sa magistra­
ture, furent cassés et annulés, et si lui prépara et suscita
plusieurs grands procès; en quoi je ne sais s'il f it sage­
ment ni civilement de prendre inimitié capitale à l'en­
contre d'un personnage homme de bien, bon citoyen,
et faisant le dû de son office, pour un sien proche parent,
mais indigne de sa parenté, et qui avait bien mérité la
honte que l'on lui avait faite.
XXXVIII. Toutefois, quelque temps après, étant le
peuple assemblé au théâtre pour voir l'ébattement des
jeux, et y étant les sénateurs selon la coutume assis au
plus honorable lieu, Lucius y entra, qui s'alla seoir hum­
blement et simplement sans honneur dans les plus recu­
lés sièges du théâtre; ce que voyant le peuple en eut
pitié, et ne put supporter de le voir ainsi déshonoré; si
se prit à lui crier qu'il s'ôtât de là, et ne cessa jusques à
ce qu'il se fût allé seoir entre les sénateurs consulaires,
qui lui firent place, et le reçurent entre eux.
XXXIX. Mais pour retourner à Titus, son ambition
et la convoitise d'honneur qu'il avait de nature fut bien
estimée tant qu'elle eut matière idoine pour s'exercer
dans les guerres, dont nous avons par ci-devant parlé;
car encore, depuis son consulat, il fut tribun militaire de
sa propre volonté, sans que personne l'en pressât; mais
quand son âge commença à décliner, et qu'il eut désisté,
comme étant hors de saison, de plus pourchasser ni
exercer charge publique, alors découvrit-on évidemment
qu'il était ambitieux outre mesure, de se laisser maîtriser
à cette passion de jeunesse au décours de sa vieillesse,
qui n'était plu s apte ni propre aux aétions20 ; car il me
semble que ce fut la seule cause qui l'incita à procurer la
mort d'Annibal, ce qui lui apporta la malveillance, et le
mit en mauvaise opinion de plusieurs; parce qu'Annibal,
s'en étant fui de son pays, se retira premièrement devers
le roi Antiochus, lequel, après la bataille qu'il perdit en
la Ph rygie, se contenta fort bien que les Romains lui
T. Q. FLAM INI U S

oéhoyassent la paix à telles conditions qu'ils voulurent ;


parquoi Annibal s'enfuit encore d'avec lui, et, après avoir
longuement été errant çà et là, finalement s'arrêta au
royaume de la Bithynie auprès du roi Prusias, au su et à
la vue de tous les Romains, qui ne s'en souciaient plus,
parce qu'il était vieil et cassé, sans force ni puissance
aucune, comme un homme que la fortune avait de tout
point ruiné et foulé aux pieds.
XL. Mais Titus, étant envoyé par le sénat ambassa­
deur à ce roi Prusias pour quelque autre affaire, trouva
Annibal qui faisait sa résidence en Bithynie, et fut marri
de le voir vivre, tellement que, combien que Prusias lui
fît de très grandes prières qu'il voulût avoir pitié de ce
pauvre vieillard, son familier, qui s'était venu jeter
comme en franchise entre ses bras, jamais ne le voulut
laisser vivre. Or avait Annibal longtemps auparavant
eu un oracle touchant sa mort, lequel était de telle
sub�ance :
Terre Libyque engloutira le corps
De Hannibal quand l'àme en sera hors".
Si pensa que cela s'entendît de la Libye, c'e�-à-dire
de l'Afrique, comme s'il eût dû achever ses jours en
Afrique pour être inhumé à Carthage. Mais il y a en la
Bithynie une certaine contrée sablonneuse près de la
mer, en laquelle e� une petite bourgade qui s'appelle
Libyssa, là où Annibal faisait sa demeure ordinaire, et
se défiant toujours de la pusillanimité de Prusias, et
redoutant la haine des Romains, il avait fait longtemps
devant caver sous terre sept mines et issues secrètes,
les9uelles répondaient toutes au lieu où il se tenait, et
allaient sortir, les unes ça les autres là, assez loin de son
loiis, sans que l'on en aperçût rien par-dehors.
XLI. �and donc il fut averti lors du commande­
ment que Titus avait fait à Prusias de le lui livrer entre
ses ma.ms, il essaya de se sauver par ses mines ; mais il
trouva que partout il y avait aux issues des gardes de par
le roi, et résolut adonc de se faire mourir lui-même. Si
disent aucuns qu'il entortilla quelque linge à l'entour
de son cou, et puis commanda à un sien serviteur qu'il
lui mît le genou sur la fesse, et qu'en pesant dessus il
tirât par-derrière le linge de toute sa force en lui renver­
sant le cou, et le pressant jusques à ce qu'il lui fît rendre
T. Q. FLAMINIUS

l'âme; les autres disent qu'il but du sang de taureau


comme auparavant avaient fait Midas et Thémistocle.
Mais Tite-Live écrit qu'il avait du poison qu'il gardait
pour une telle occasion; et, l'ayant détrempé dans une
coupe, en la tenant en sa main, il dit avant que le boire :
« Or sus, délivrons le peuple romain de ce grand souci,
» puisqu'ainsi est qu'il lui griève, et lui semble trop
» long d'attendre la mort naturelle de ce pauvre vieil­
» lard que tant il hait, combien que Titus n'en rappor­
» tera déjà viél:oire qui lui soit guères honorable ni digne
» des anciens Romains, lesquels firent avertir leur ennemi
» Pyrrhus lorsqu'il leur faisait la guerre, et avait déjà
» gagné des batailles sur eux, qu'il se gardât du poison
» qu'on lui avait appareillé. »
XLII. Telle fut la fin d'Annibal ainsi que l'on trouve
par écrit; dont la nouvelle étant venue au sénat à Rome,
il y eut plusieurs à qui Titus sembla par trop importun
et trop cruel, d'avoir ainsi fait mourir Annibal lorsque
l'âge l'avait de tout point maté, ni plus ni moins qu'un
oiseau à qui toutes les plumes et tout le pannage sont
tombés de vieillesse; de tant plus mêmement qu'il n'y
avait occasion quelconque qui le pressât de ce faire, sinon
une convoitise de gloire, afin que par les chroniques il
fût nommé cause et auteur de la mort d'Annibal.
XLIII. Et au contraire de tant plus en louaient et esti­
maient-ils la clémence et la magnanimité de Scipion,
lequel, l'ayant défait en bataille dans le pays d'Afrique,
lorsqu'il était encore redoutable, et qu'il n'avait jamais
été vaincu, ne le fit point chasser hors de son pays, ni ne
le demanda point aux Carthaginois, mais, et devant la
bataille, quand il parlementa avec lui d'appointement,
il lui toucha gracieusement en la main, et, après la
bataille, dans les conditions de paix qu'il donna aux
vaincus, jamais ne mit rien en avant au préjudice de sa
personne, ni ne lui courut sus en sa calamité. Et dit-on
que depuis ils s_e rencontrèrent une autre fois ensemble
dans la ville d'Ephèse, là où ainsi qu'ils se promenaient
Annibal premièrement se mit au plus honorable lieu; ce
que Scipion endura patiemment, et ne laissa pas pour cela
de se promener, sans montrer aucun semblant d'en être
marri ; puis, en devisant de plusieurs choses, ils tom­
bèrent en propos des anciens capitaines, et Annibal pro­
nonça et donna sa sentence qu'Alexandre le Grand avait
860 T. Q. F LAM INIUS

été le plus grand et le plus excellent de tous les autres,


Pyrrhus le second et lui le troisième, et que adonc Sci­
pion, en se souriant tout doucement, lui demanda : « Et
» que dirais-tu donc, si je ne t'eusse point vaincu ? » « Je
» me mettrais, répondit Annibal, non point au troisième
» lieu, mais au premier, par-dessus tous les capitaines
» qui furent onques22 • »
XLIV. Ainsi plusieurs, louant ces beaux dits et faits
de Scipion, blâmaient grandement Titus de ce qu'il avait,
par manière de parler, mis les mains sur la mort d'autrui.
Au contraire aussi y en avait-il d'autres qui trouvaient
bon ce qu'il en avait fait, disant que Annibal, tant comme
il eût vécu, était un feu pour l'Empire romain, qui
n'avait besoin que de quelqu'un qui le soufflât ; et que,
tant comme il avait été en la force et vigueur de son âge,
ce n'avait point été sa main ni son corps qui avait donné
tant d'affaires aux Romains, mais son bon sens et sa
suffisance en l'art de la guerre, avec une haine qu'il
avait enracinée en son cœur, et une rancune envieillie
à l'encontre des Romains, ce que la vieillesse n'ôte ni ne
diminue aucunement ; car la nature et la qualité des
mœurs demeure toujours, mais la fortune ne dure pas
toujours une, mais se va changeant, et en se changeant
incite par espérance à nous courir sus ceux qui toujours
nous font la guerre de volonté, d'autant qu'ils nous
haïssent en leur cœur.
XL V. Les choses que l'on a depuis vues advenir font
grande foi aux raisons que l'on allègue à ce propos à la
décharge de Titus. Car d'un côté Aristonicus, fils de la
fille d'un musicien, joueur de cithre, pour la renommée
d'Eumènes, duquel il était bâtard, emplit toute l'Asie
de guerres et de rébellions de peuples qui se soulevèrent
en sa faveur ; et, d'autre côté Mithridate, après tant de
pertes qu'il avait faites contre Sylla et contre Fimbria,
et après tant de ses armées déconfites, et tant de capitaines
morts en bataille, se remit sus et se refit encore grand et
puissant tant par mer que par terre contre Lucullus. Et
certes Annibal n'était déjà plus au bas que fut Caïus
Marius ; car il avait un roi ami, qui lui donnait au moins
état pour s'entretenir lui et sa maison, et si avait sur­
intendance sur les navires, la chevalerie et les gens de
guerre de ce roi ; là où Marius allait errant et mendiant
sa vie par le pays d'Afrique, de sorte que ses ennemis,
T. Q. FLAM I N IUS 861

qui étaient à Rome, se moquaient de lui, lesquels néan­


moins tantôt après se prosternèrent devant lui, quand
ils se virent fouetter, meurtrir et tuer dans Rome même
par son commandement. Ainsi n'y a-t-il rien que l'on
puisse dire assurément petit ou grand, pour l'incertitude
de l'avenir, attendu qu'il n'y a autre fin de changement
et de mutation en l'homme que celle de l'être.
XLVI. Encore y en a-t-il qui disent que Titus ne fit
pas cet aéte seul ni de sa propre autorité, mais qu'il fut
envoyé ambassadeur avec Lucius Scipion, non pour
autre chose que pour faire mourir Annibal en quelque
sorte que ce fût118 • Au reste nous n'avons point trouvé
que Titus ait fait autre chose digne de mémoire, ni en
paix ni en guerre, depuis cette ambassade; car il mourut
de mort naturelle paisiblement en sa maison.
COMPARAISON
DE PHILOPÉMEN
AVEC T. Q. FLAMINIUS

1. Parquai il est temps maintenant que nous venions


à les comparer. �ant est donc à la grandeur des bien­
faits envers la nation grecque, non seulement il ne faut
pas comparer Philopémen à Titus, mais ni les autres
anciens, beaucoup plus grands personnages et plus excel­
lents capitaines que lui; car tous ces anciens-là presque,
étant Grecs, ont fait la guerre à d'autres Grecs, et Titus,
n'étant point Grec, a combattu pour les Grecs. Et lorsque
Philopémen, n'ayant moyen de seèourir ses pauvres
citoyens, travaillés et affligés de guerre, s'en alla en Can­
die, Titus, ayant défait en bataille le roi de Macédoine
Philippe, affranchit et remit en liberté tous les peuples
et toutes les villes d'icelle, qui auparavant étaient en
servitude. Et, si l'on veut examiner de près les batailles
de l'un et de l'autre, l'on trouvera que Philopémen, étant
capitaine des Achéens, a fait mourir plus de Grecs que
Titus n'a de Macédoniens, en combattant contre eux
pour la liberté des Grecs.
Il. Et quant aux imperfeé.l:ions, l'un était ambitieux,
et l'autre opiniâtre; l'un était prompt et soudain à se
courroucer, l'autre difficile à apaiser. Car Titus laissa au roi
Philippe son royaume et la dignité royale après l'avoir
vaincu, et usa de grande bénignité envers les Étoliens;
là où Philopémen par un dépit ôta à son propre
pays et à la ville de sa naissance les bourgs et villages
qui de tout temps étaient ses vassaux et contribuables.
Davantage Titus demeurait fermement ami de ceux à
qui il avait une fois fait plaisir; et Philopémen par une
colère était prêt à ôter ce qu'il avait donné, et à défaire
le plaisir qu'il avait une fois fait. Car, ayant fait beaucoup
de bien à ceux de Lacédémone, depuis il rasa les murs de
leur ville, détruisit et gâta tout leur plat pays, et finale­
ment renversa toute la forme de leur gouvernement. Et
si semble que par la témérité de sa colère il fut lui-même
P H I L O P ÉMEN E T T . Q . FLAM INI US 863

cause de sa propre mort, pour s'être trop hâté d'aller,


avant qu'il en fût temps, courir sus à ceux de Messène ;
non pas comme Titus, qui conduisit toujours ses affaires
par grand sens, et toujours visa au plus sûr.
III. Mais si nous regardons au nombre et à la plura­
lité des batailles et des viél:oires, la guerre que fit Titus
à l'encontre de Philippe fut achevée en deux batailles
seulement ; là où Philopémen, en infinies batailles et
rencontres où il a toujours eu du meilleur, ne laissa
jamais en doute que sa suffisance ne lui eût plus aidé à
gagner la viél:oire que la faveur de fortune. O!!i plus est,
Titus acquit honneur par le moyen de la puissance de
Rome lorsqu'elle était en sa fleur, et Philopémen se fit
renommer par ses faits lorsque la Grèce commençait à
décliner et à déchoir ; de sorte que les effets de l'un sont
communs à tous les Romains, et ceux de l'autre propres
à lui seul ; parce que Titus se trouva chef de bons et
vaillants combattants, lesquels il n'avait pas faits tels,
et Philopémen, ayant été élu capitaine, rendit ses gens
bons combattants et bien aguerris, qui ne l'étaient pas
auparavant.
IV. Et quant à ce que Philopémen eut toujours la
guerre contre les Grecs, il est bien vrai que ce ne lui fut
pas heur, mais bien fut-ce une preuve certaine de sa
valeur. Car là où toutes autres choses sont semblables
et égales, il faut juger que ceux qui vainquent ont plus
de vertu. Or est-il que Philopémen, faisant la guerre
aux plus belliqueuses nations de la Grèce, c'est à savoir
aux Candiots et aux Lacédémoniens, en a vaincu les plus
fins par ruse et cautelle, et les plus vaillants par prouesse
et hardiesse.
V. Davantage Titus vainquit en mettant seulement en
œuvre ce qui était déjà trouvé, établi et ordonné, c'est à
savoir la discipline militaire, et la manière de ranger une
armée en bataille, à laquelle ses gens étaient déjà de longue
main tous duits ; là où Philopémen apporta et intro­
duisit l'une et l'autre en son pays, et remua tout l'ordre
qu'ils avaient auparavant accoutumé de tenir ; tellement
que ce qui est le principal pour gagner une bataille fut
trouvé tout de nouveau et introduit par l'un en lieu où
il n'était point auparavant, et seulement employé par
l'autre, qui s'en sut bien aider l'ayant trouvé tout prêt.
VI. Au demeurant quant aux aél:es de prouesse faits
864 P H ILOPÉ MEN E T T. Q. FLAM INI U S
de leur main propre, l'on en peut alléguer plusieurs
beaux et grands de Philopémen, et de Titus pas un; mais
au contraire y eut un Étolien nommé Archedemus, qui,
se moquant de lui un jour, lui reprocha que le jour de
la bataille, pendant qu'il courait l'épée au poing, là par
où il voyait que les Macédoniens combattaient et fai­
saient tête, Titus tendait les mains jointes au ciel, et
s'amusait à faire prières aux dieux sans se bouger, lors­
qu'il était heure de combattre à bon escient. �i plus est,
tous les beaux faits que fit onques Titus furent toujours
en état de consul ou de lieutenant, ou comment que ce
soit en magistrat; là où Philopémen se montra aux
Achéens non moins vertueux ni de moindre exécution
étant homme privé qu'étant capitaine; car, étant capi­
taine, il chassa Nabis hors de Messène, et délivra les Mes­
séniens de servitude; et, étant homme privé, il ferma les
portes de la ville de Sparte au visage de Diophane, capi­
taine des Achéens, et de Titus, les gardant d'y entrer;
en quoi faisant, il sauva la ville d'être saccagée.
VII. Par ainsi étant né pour commander, il ne savait
pas seulement commander selon les lois, mais aux lois
mêmes quand il en était besoin, et que le bien public le
requérait; car lors il n'attendait pas que ceux qu'il devait
gouverner lui donnassent autorité de commander, mais
fa prenait de lui-même, et usait d'eux quand il en était
tem s, estimant que celui qui entendait mieux qu'eux ce
qu'if fallait qu'ils fissent était plus véritablement leur
capitaine que celui qui était élu par eux. Parquoi bien
font à louer les atl:es de clémence et de bénignité que
Titus fit envers les Grecs, mais encore plus ceux de har­
diesse et de magnanimité que Philopémen fit envers les
Romains; car il est bien plus aisé de faire plaisir et
gratifier aux plus faibles, qu'il n'est pas de nuire et de
résister aux plus puissants.
VIII. Puisque donc, après les avoir ainsi examinés et
conférés l'un avec l'autre, il est malaisé à discerner
entièrement ce qu'il y a de différence entre eux, à l'aven­
ture ne sera-ce point trop mal arbitré ni jugé si nous
donnons au Grec la couronne de l'art militaire et la
louange de bon capitaine, et au Romain celle de clé­
mence, de justice et de bonté.
VIE DE PYRRHUS

I. Origine du royaume d'Épire. II. Généalogie de Pyrrhus. III. Son


père e§t détrôné. V. Glaucias, roi d'Illyrie, prend Pyrrhus enfant
sous sa protefüon. VI. Il le remet sur le trône. VIII. Pyrrhus
partage le trône avec Néoptolème. IX. Ils deviennent ennemis.
X. Pyrrhus prévient le complot de Néoptolème, et se défait de lui.
XIII. Divisions entre Pyrrhus et Démétrius. XIV. La guerre se
déclare. XVIII. Femmes et enfants de Pyrrhus. XXI. Il reprend
les armes contre Démétrius. XXII. Il dt déclaré roi de Macé­
doine. XXIIT. Il la partage avec -Lysimaque. XXV. Il abandonne
la Macédoine. XXVII. Il songe à porter du secours aux Tarentins
contre les Romains. XXIX. Portrait de Cinéas. XXX. Conversa­
tion de Pyrrhus avec Cinéas. XXXII. Pyrrhus aborde en Calabre.
XXXIV. Il se campe près des Romains. XXXV. Il engage la
bataille. Sa prudence et sa valeur. XXXVII. Il met les Romains
en fuite. XXXVIII. Il envoie Cinéas à Rome pour négocier la
paix. XL. Réponse du sénat. XLI. Fabricius envoyé à Pyrrhus.
XLIII. Généreuse réponse de Fabricius à Pyrrhus. Le roi lui
confie les prisonniers de guerre sur sa parole. XLIV. Les consuls
avertissent Pyrrhus de la perfidie de son médecin. XLV. Pyrrhus
renvoie aux Romains tous les prisonniers sans rançon. Seconde
bataille. XLVI. Il remporte la viél:oire. XLIX. Il passe en Sicile.
LI. Il refuse la paix aux Carthaginois. Lli. Toute la Sicile se réunit
contre lui. Lill. Il repasse en Italie. LIV. Combat singulier de
Pyrrhus contre un Barbare. LV. Il attaque les Romains. LVI. Il
e§t battu. LVII. Il quitte l'Italie, et va en Macédoine. LIX. Il
met dans la ville d' Égès une garnison de Gaulois. LX. Il marche
avec une forte armée vers Sparte. LXII. Les Spartiates creusent
pendant la nuit une tranchée au-devant de leur ville. LXIII. Com­
mencement de l'attaque. LXVIII. Il arrive des secours à Lacé­
démone. LXIX. Il quitte la Laconie, et marche à Argos. LXX.
Son fils e§t tué. LXXII. Divers présages. LXXIII. Combat de
nuit. LXXVI. Une femme le blesse dangereusement d'un coup
de tuile. Un soldat lui tranche la tête. LXXVII. Honneurs
funèbres que lui rend Antigone.
De / 'an de Rome ,fJO environ à l 'an 482 ; avant J.-C. 272.

I. On trouve par écrit que, depuis le déluge, le pre­


mier roi des Thesprotiens et des Molosses fut Phaéton,
866 PYRRHUS

l'un d e ceux qui, avec Pélasge, vinrent en la province


d'Épire; mais quelques autres veulent dire que Deuca­
lion et sa femme Pyrrha, après avoir édifié et fondé le
temple de Dodone au pays des Molosses, s'y arrêtèrent.
Il. Comment que ce soit, longtemps depuis, Néopto­
lème, fils d'Achille, y amenant grand peuple avec lui,
conquit le pays, et laissa après lui une succession des
rois qui de son nom furent appelés les Pyrrhides, à cause
que dès son enfance il avait été surnommé Pyrrhus [qui
vaut autant à dire comme roux], et l'un de ses enfants
légitimes qu'il eut de Lanassa, fille de Cléodeus, fils
d'Hyllus, fut aussi nommé par lui Pyrrhus. C'e� la cause
pour laquelle Achille e� honoré et révéré en Épire
comme un dieu, y étant appelé Aspétos en langage du
pays; mais après les premiers rois descendants de cette
race, ceux du milieu devinrent barbares, de sorte qu'il
n'e§t point de mémoire d'eux ni de leur puissance, jusques
à un nommé Tharrytas, lequel, ayant le premier poli les
villes de son pays, et orné de lettres grecques, lois et
coutumes civiles, en rendit son nom connu à la po�érité.
Ce Tharrytas laissa un fils qui eut nom Alcétas; d'Alcé­
tas naquit Arymbas; d'Arymbas et de Troiade sa femme
sortit Ëacide, qui épousa Phthia fille de Ménon, Thessa­
lien, qui fut homme fort renommé du temps de la guerre,
que l'on surnomme Lamiaque, et qui y eut plus d'auto­
rité que nul autre des confédérés après Léo�hène1 •
III. Cet Éacide eut de sa femme Phthia deux filles, Déi­
damie et Troiade, et un fils, qui fut Pyrrhus; mais de
son temps les Molosses se mutinèrent, et le chassèrent
de son royaume, lequel ils mirent entre les mains des
enfants de Néoptolème. Au moyen de quoi les amis
d'Éacide que l'on put prendre au corps furent tous mis
à mort; mais Androclide et Angélus dérobèrent Pyr­
rhus, qui était encore enfant de mamelle, que les enne­
mis cherchaient partout pour le faire mourir, et s'en­
fuirent à tout, traînant avec eux peu de serviteurs et les
femmes qui étaient nécessaires pour traiter l'enfant et
lui donner à téter, à l'occasion de quoi leur fuite était
fort empêchée, et ne pouvaient pas faire grand chemin,
de sorte qu'ils furent facilement atteints par ceux qui les
poursuivaient; et lors ils mirent l'enfant entre les mains
d'Androclion, Hippias et Néandre, trois j eunes hommes
forts et dispos, auxquels ils se fiaient, et leur comman-
P YRR HUS

dèrent qu'ils s'en courussent le plus roide qu'ils pour­


raient vers une ville du royaume de Macédoine qui s'ap­
pelle Mégare, et eux cependant, partie en priant et partie
en combattant, arrêtèrent les poursuivants j usques au
soir. Et, les ayant à la fin fait retirer à toute peine, ils s'en
coururent après ceux qui portaient Pyrrhus, lesquels ils
trouvèrent qu'il était déjà soleil couché; et là, cuidant
d'être arrivés au but désiré de leur espérance, ils s'en
trouvèrent bien loin, parce qu'ils rencontrèrent la rivière,
qui court au long des murailles de la ville, si âpre et si
roide qu'elle leur faisait frayeur à voir, et quand ils son­
dèrent le gué ils trouvèrent qu'il était impossible de la
guéyer tant elle était trouble et enflée de quelque ravage
de pluies qui étaient survenues, avec ce que l'obscurité
de la nuit rendait toutes choses encore plus effroyables.
IV. Si ne furent pas d'avis ceux qui portaient l'enfant
d'essayer à le passer eux seuls, ni les femmes aussi qui
le nourrissaient, et, oyant sur l'autre bord de la rivière
quelques gens du pays, les prièrent et supplièrent au
nom des dieux qu'ils leur voulussent aider à passer cet
enfant, en leur montrant de loin Pyrrhus ; mais ces gens
ne les entendaient point pour le grand bruit que faisait
le cours de la rivière, et demeurèrent longtemps en ce
point les uns à crier, les autres à prêter l'oreille, sans
pouvoir rien entendre, j usques à ce qu'il y eut quelqu'un
de la compagnie qui s'avisa d'arracher de l'écorce d'un
chêne, sur laquelle il écrivit avec l'ardillon d'une boucle
la fortune et nécessité de l'enfant ; puis entortilla l'écorce
à l'entour d'une pierre pour lui donner poids, afin de la
pouvoir lancer, et ainsi la jeta de l'autre côté de la rivière ;
les autres disent qu'il piqua l'écorce au bout d'un j avelot
qu'il darda. Ceux qui étaient sur l'autre rive, ayant lu
l'écriture de l'écorce, et par icelle entendu le danger
pressant auquel était l'enfant, coupèrent soudainement
à la plus grande diligence qu'ils purent des arbres qu'ils
lièrent ensemble ; et ainsi traversèrent la rivière. Celui
qui passa le premier d'aventure se nommait Achille,
lequel prit l'enfant et le passa; les autres passèrent sem­
blablement les autres, selon qu'ils se rencontrèrent.
V. Ainsi s'étant sauvés et échappés des mains de ceux
qui les poursuivaient, ils firent tant par leurs journées
qu'ils arrivèrent devers Glaucias, le roi d'Esclavonie,
lequel ils trouvèrent en sa maison assis auprès de sa
868 P Y RRHUS

femme; si mirent l'enfant à terre au milieu de la place


devant lui. Le roi demeura longuement pensif sans mot
dire, consultant en soi-même ce qu'il en devait faire, parce
qu'il redoutait Cassandre, qui était mortel ennemi d'Éa­
cide. Et cependant l'enfant Pyrrhus, se traînant de lui­
même à quatre pieds, prit le bout de la robe du roi avec
ses mains, et fit tant qu'il se leva sur ses pieds contre les
genoux du roi; ce qui l'émut à rire du commencement
et puis après à pitié, parce qu'il semblait un suppliant qui
se fût venu jeter entre ses bras en franchise; les autres
disent que ce ne fut pas à Glaucias qu'il s'adressa, mais à
l'autel des dieux domestiques, au nom duquel il se leva
et l'embrassa de ses deux bras. Ce que Glaucias estimant
être fait par expresse ordonnance divine, consigna sur
l'heure même l'enfant entre les mains de sa femme, et
lui commanda de le faire nourrir avec les siens•.
VI. Peu de temps après, ses ennemis le lui envoyèrent
demander; et qui plus est Cassandre lui fit offrir deux
cents talents, pour le lui livrer entre ses mains; ce qu'il
ne voulut onques faire, mais au contraire sitôt qu'il fut
arrivé au douzième an de son âge, le ramena avec une
armée en Épire, et l'en établit roi. Or avait Pyrrhus au
visage une majesté royale, laquelle tenait plus du ter­
rible que du vénérable, et si n'avait point en la mâchoire
de dessus les dents distinguées l'une de l'autre, mais était
un os continuel marqué seulement un peu par-dessus
de petites coches, aux endroits où les dents devaient
être divisées; et avait-on opinion qu'il guérissait ceux
qui étaient malades de la rate en sacrifiant un coq blanc,
et touchant avec son pied droit tout doucement à l'en­
droit de la rate le Ranc gauche des malades couchés à la
renverse; et n'y avait si pauvre, si basse ni si vile per­
sonne qui le requît de ce remède, à qui il ne l'oél:royât,
prenant le coq qu'il avait sacrifié pour son salaire, et lui
en était le présent très agréable. L'on dit que le gros
orteil de son pied droit avait quelque vertu divine, de
sorte qu'après sa mort quand on brûla le corps, tout le
reste ayant été consommé et réduit en cendres par
le feu, on trouva ledit orteil tout entier sans avoir été
en rien offensé; mais quant à cela, nous en écrirons
ci-après 3 •
VII. Au reste, comme il fut arrivé à son dix-sep­
tième an, cuidant désormais être bien assuré en la posses-
P YRRHUS

sion de son royaume, il lui advint de faire un voyage en


Esclavonie aux noces de l'un des enfants de Glaucias,
avec lequel il avait été nourri; et sitôt qu'il eut le dos
tourné, les Molosses se rebellèrent de rechef contre lui,
chassèrent ses serviteurs et amis, pillèrent tous ses biens,
et se rendirent à son adversaire Néoptolème. Parquoi Pyr­
rhus, ayant ainsi perdu son État, et se voyant délaissé de
tout le monde, se retira devers Démétrius, fils d'Anti­
gone, qui avait épousé sa sœur Déidamie, laquelle, étant
encore petite garce, avait été accordée à Alexandre, fils
d'Alexandre-le-Grand et de Roxane, et l'appelait-on sa
femme; mais, toute cette race-là ayant été malheureu­
sement éteinte, Démétrius l'épousa depuis, quand elle
fut en âge de marier. Et en cette grosse bataille qui fut
donnée après la ville d'Ipse', là où tous les rois combat­
tirent, Pyrrhus, encore qu'il fût bien jeune, y étant en
personne à l'entour de Démétrius, tourna en fuite ceux
qui se trouvèrent en tête devant lui, et y fut renommé
pour l'un des meilleurs combattants; qui plus est, après
que Démétrius eut perdu la bataille, il ne l'abandonna
point, mais lui garda fidèlement les villes de la Grèce
qu'il lui mit entre mains.
VIII. Et depuis, ayant été accord · traité entre Démé­
trius et Ptolémée, il alla pour lui en otage au royaume
d'Égypte, là où il fit connaître à Ptolémée tant à la chasse
qu'à tous autres exercices de la personne, qu'il était fort
et roide et patient de labeur; au reste, voyant que Béré­
nice, entre les femmes de Ptolémée, était celle qui avait
plus de crédit envers son mari, comme celle qui était
aussi la plus honnête et la plus sage, il se mit à lui faire
la cour plus qu'à nulle des autres; car il était homme qui
savait fort bien s'humilier envers les grands dont il pou­
vait tirer du profit, et s'insinuer en leur bonne grâce;
comme aussi était-il grand mépriseur de ceux qui étaient
au-dessous de lui. Et au demeurant, étant honnête et
bien conditionné en ses mœurs, il fut préféré à plusieurs
autres jeunes princes, pour être mari d'Antigone, fille
de la reine Bérénice, qu'elle avait eue de Philippe avant
qu'elle fût mariée à Ptolémée; et depuis cette alliance de
mariage, étant de plus en plus estimé et favorisé par le
moyen d'Antigone, laquelle se montra bonne et ver­
tueuse envers lui, il fit tant à la fin qu'il eut gens et argent
pour s'en retourner au royaume d'Ëpire, et le reconqué-
PYRRHUS

rir. Si y fut bien accueilli du peuple pour la haine qu'il


portait à Néoptolème, à cause qu'il traitait ses sujets
durement et violemment. Ce néanmoins Pyrrhus, crai­
gnant qu'il ne se retirât devers quelqu'un des autres rois,
pour en avoir secours contre lui, il aima mieux appointer
avec lui ; et fut accordé entre eux qu'ils seraient tous deux
ensemble rois d'Épire.
IX. Mais par trait de temps, il y eut de leurs gens qui
secrètement les irritèrent, et les mirent en défiance l'un
de l'autre, dont la principale cause et celle qui plus irrita
Pyrrhus, à ce que l'on dit, eut telle origine. Les rois
d'Épire avaient accoutumé de toute ancienneté, après
un solennel sacrifice fait à Jupiter Martial, en un lieu de la
province molosside qui s'appelle Passaron, de recevoir et
prêter aussi le serment aux Épirotes; à savoir, les rois,
qu'ils régneraient bien et dûment selon les lois, statuts
et ordonnances du pays, et les sujets réciproquement,
qu'ils les défendraient et maintiendraient en leur royaume
selon les lois aussi. Cette cérémonie fut faite présents
les deux rois, qui s'entrevirent avec leurs amis, et se
firent plusieurs présents l'un à l'autre. A cette entrevue
se trouva Gélon, l'un des plus fidèles serviteurs et affec­
tionnés amis de Néoptolème, lequel, outre plusieurs
autres honneurs et semblants d'amitié qu'il fit à Pyrrhus,
lui donna deux paires de bœufs à labourer, lesquels
Myrtile, un des échansons de Pyrrhus, qui d'aventure
se rencontra là, lui demanda en don; mais Pyrrhus les
lui refusa, et les donna à un autre, de quoi Myrtile fut
fort marri; et Gélon, qui s'en aperçut bien, le convia
d'aller souper avec lui; aucuns veulent dire davantage,
qu'après l'avoir enivré, il abusa charnellement de lui,
parce qu'il était beau et jeune, et après souper commença
à le semondre de prendre parti .avec Néoptolème, et
d'empoisonner Pyrrhus. Myrtile fit semblant de vouloir
entendre à cette semonce, et d'en être content; mais
cependant il alla découvrir le tout à son maître, par le
commandement duquel il fit encore parler à Gélon, sur
cette pratique, Alexicrate, premier échanson de Pyrrhus,
comme pour être consentant et participant de cette entre­
prise; ce que Pyrrhus faisait pour avoir plusieurs témoins
par lesquels il pût avérer et prouver l'empoisonne­
ment que l'on machinait à l'encontre de lui.
X. Ainsi étant Gélon abusé, et Néoptolème aussi avec
P YRRH U S

lui, cuidant l'un e t l'autre que l a trame de leur consp i­


ration fût bien acheminée, Néoptolème en fut si aise
qu'il ne la put contenir en soi, de joie qu'il en avait, mais
s'en découvrit à quelques-uns de ses amis. Et un jour,
étant allé passer son temps chez sa sœur, il ne put se tenir
d'en babiller avec elle, pensant n'être entendu de per­
sonne que d'elle, parce qu'il n'y avait âme près d'eux,
sinon Phénarète, femme d'un nommé Samon, qui était
le surintendant des troupeaux de bétail du roi; encore
était-elle couchée sur un petit lit et tournée devers la
muraille, de manière qu'il semblait qu'elle dormît; mais,
ayant ouï le tout, sans que les autres s'en doutassent, le
lendemain elle s'en alla devers la femme de Pyrrhus,
Antigone, et lui conta au long tout ce qu'elle avait ouï
que Néoptolème disait à sa sœur. Ce que Pyrrhus ayant
entendu, ne fit pas semblant de rien sur l'heure; mais,
ayant fait un sacrifice aux dieux, il convia Néoptolème
à venir souper en son logis avec lui, là où il le tua, étant
bien averti de la bonne volonté que lui portaient les
premiers et principaux personnages du royaume, qui
l'exhortaient de se dépêcher de Néoptolème, et ne se
contenter pas de n'avoir qu'une portion de l' Êpire seu­
lement, mais de suivre l'inclination de sa nature, laquelle
l'avait fait naître à plus grandes choses; à cette cause,
étant encore cette suspicion survenue, il prévint Néopto­
lème, et le fit mourir le premier.
XI. Au demeurant, se souvenant des plaisirs qu'il avait
reçus de Ptolémée et de Bérénice, il nomma le premier
fils qui lui naquit de sa femme Antigone Ptolémée; et,
ayant fondé une ville dans la presqu'île de l' Êpire, il la
nomma Bérénicide. Cela fait, en discourant plusieurs
grandes entreprises qu'il mettait en son entendement, et
plus encore en son espérance, il proposa en lui-même
d'entendre premièrement à gagner ce qui était le plus
près de lui, et trouva moyen d'ancrer dans les affaires de
Macédoine par un tel moyen. Le fils aîné de Cassandre,
nommé Antipater, fit mourir sa propre mère Thessa­
lonice, et chassa du pays son frère Alexandre, lequel
envoya devers Démétrius pour en avoir du secours, et
appela semblablement Pyrrhus à son aide. Démétrius,
se trouvant empêché à autres affaires, n'y put pas aller si
promptement, et Pyrrhus, y étant arrivé, demanda pour
son salaire la ville de Nymphéa avec toute la côte mari-
P Y R RHU S

time de la Macédoine, et outre cela encore des terres qui


n'étaient point de l'ancien patrimoine des rois de Macé­
doine, mais y avaient été aj outées par armes, l'Ambra­
cie, l'Acarnanie et l'Amphtlochie; ce que le jeune roi
Alexandre lui ayant abandonné, il s'en saisit très bien,
en mettant de bonnes garnisons dans les places en son
propre nom; et conquérant le rdte de la Macédoine au
nom d'Alexandre, pressait de près son frère Antipater.
XII. Cependant le roi Lysimaque désirait bien secou­
rir par armes Antipater; mais, étant empêché en autres
affaires, il n'en avait pas le moyen; et sachant bien que
Pyrrhus, reconnaissant les bienfaits qu'il avait reçus de
Ptolémée, ne lui refuserait jamais rien, il s'avisa de lui
écrire des lettres feintes sous le nom de Ptolémée, comme
s'il lui eût bien in�amment prié et commandé qu'il se
déportât de cette guerre qu'il faisait à Antipater, en pre­
nant de lui pour les frais qu'il pourrait avoir faits la
somme de trois cents talents. Pyrrhus, ouvrant les lettres,
connut incontinent que c'était une ruse et tromperie de
Lysimaque, parce que la salutation ordinaire que Pto­
lémée soulait mettre au commencement de ses lettres
quand il lui écrivait, n'y était point : « A mon fils Pyr­
» rhus, salut »; mais y avait : « Le roi Ptolémée, au roi
» Pyrrhus, salut. » Si dit sur l'heure que Lysimaque était
un méchant, et néanmoins depuis fit paix avec Antipa­
ter, et se trouvèrent ensemble à jour assigné pour jurer
sur les sacrifices les articles de leur appointement. L'on
amena trois ho�ies pour immoler, un bouc, un taureau
et un bélier, desquels le bélier tomba tout roide mort de
lui-même avant qu'on lui touchât, de quoi les autres
assi�ants ne firent que rire; mais il y eut un devin nommé
Théodote �ui dissuada à Pyrrhus de jurer, disant que ce
signe des dieux menaçait l'un des trois rois de mort sou­
daine : ainsi se départit Pyrrhus de cette paix.
XIII. Au re�e, étant déjà les affaires d'Alexandre
composées, Démétrius néanmoins arriva devers lui, et
connut bien incontinent à son arrivée 9u'Alexandre
n'avait plus besoin de son secours, et qu'il lut faisait peur.
Si n'eurent pas été guères de jours ensemble, qu'ils
entrèrent en défiance l'un de l'autre, et commencèrent
à épier tous moyens de se surprendre l'un l'autre; mais
Démétrius, embrassant la première occasion qui s'en
présenta, gagna le devant, et tua Alexandre qui n'était
P YRRHUS

encore qu'un jeune homme, au lieu duquel il se fit décla­


rer roi de Macédoine. Or avait-il déjà dès auparavant
quelques querelles à l'encontre de Pyrrhus, à cause qu'il
lui avait couru le pays de Thessalie, et outre cela la
convoitise de plus avoir, qui est le vice ordinaire des
princes et grands seigneurs, faisait que, pour être si
proches voisins, ils s'entrecraignaient et se défiaient
l'un de l'autre, encore plus mêmement après la mort de
Déidamie; mais, quand ils eurent occupé chacun partie
de la Macédoine, et qu'ils eurent à départir une même
chose entre eux, adonc fut bien plus grande la matière et
occasion de leur différend.
XIV. Au moyen de quoi, Démétrius s'en alla avec
armée courir sus aux Étoliens, et, ayant conquis le pays,
y laissa son lieutenant Pantauchus avec grosse puis­
sance; et lui cependant, en personne, marcha à l'encontre
de Pyrrhus, et Pyrrhus de l'autre part contre lui. Ils
faillirent à s'entrerencontrer, et tirant outre, Démétrius
d'un côté entra dans le royaume d'Épire, dont il emmena
grand butin, et Pyrrhus, de l'autre côté, pénétrant jus­
ques-là où était Pantauchus, lui donna la bataille, de
laquelle la mêlée fut âpre entre les soudards d'une part
et d'autre, mais encore plus entre les deux chefs; car,
sans pointe de doute, Pantauchus était le plus hardi capi­
taine, le plus robuste de sa personne, et le plus adroit
aux armes qu'eût Démétrius. Au moyen de quoi, se
liant en sa force et en son courage, il allait appelant
Pyrrhus au combat d'homme à homme; et Pyrrhus, de
l'autre côté, ne cédant à nul des rois en prouesse ni en
désir de se faire honneur, comme celui qui se voulait
approprier la gloire d'Achille, plus par imitation de sa
vertu que pour être issu de son rang, passa à travers la
bataille jusques au premier rang pour s'attacher à Pan­
tauchus; si s'entrechargèrent à coups de javelines pre­
mièrement, puis, en se joignant de plus près, combat­
tirent à coups d'épée, non seulement avec art, mais aussi
avec force grande, jusques à ce que Pyrrhus y fut blessé
en un lieu, et blessa son ennemi en deux, l'un auprès de
la gorge et l'autre en la cuisse, de manière qu'il lui fit à
la fin tourner le dos, et l'abattit en terre; mais toute­
fois il ne le tua pas, parce que, soudain 9.u'il fut tombé,
ses gens le ravirent et l'enlevèrent. Mais les Épirotes,
encouragés par la vitl:oire de leur roi et admiration de
P YRRHUS

sa vertu, firent tel effort qu'ils rompirent à la fin la bataille


des gens de pied macédoniens5 ; et, les ayant tournés en
fuite, les poursuivirent si vivement, qu'ils en tuèrent
un grand nombre, et en prirent cinq mille prisonniers.
XV. Cette défaite ne remplit pas tant de courroux les
cœurs des Macédoniens, pour la perte qu'ils en reçurent,
ni de haine à l'encontre de Pyrrhus, comme elle lui
apporta de gloire, et donna matière de parler de son
excellente et admirable vertu à ceux qui l'avaient vu en
besogne, et qui s'étaient trouvés devant lui en cette
bataille ; car il leur était avis qu'ils avaient aperçu en lui
le visage, la vitesse et le mouvement d'Alexandre-le­
Grand, et qu'ils avaient vu comme une ombre et une
représentation de la véhémence et de la force et violence
dont il combattait ; là où les autres rois ne le contrefai­
saient sinon en habits de pourpre, en nombre de gardes
autour de leurs personnes, en une façon de ployer un
peu le col8 , et de parler hautainement ; et Pyrrhus seul
le représentait en exploits d'armes et en aB:es de prouesse.
XVI. Au demeurant, quant à sa suffisance en l'art
militaire, pour savoir dresser batailles et bien mener
gens à la guerre, on en peut tirer preuve suffisante des
livres qu'il en a écrit. Et outre ce, l'on dit que le roi
Antigone, interrogé qui lui semblait le plus grand capi­
taine, répondit : « Pyrrhus, pourvu qu'il vieillisse »,
parlant des capitaines de son temps seulement ; mais
Annibal le prononça le premier de tous universellement
en expérience et suffisance au métier de la guerre, Sei­
pion le second, et soi le troisième, ainsi que nous avons
écrit en la vie de Scipion 7 • Aussi semble-t-il que Pyrrhus
ne fit jamais autre chose en toute sa vie que vaquer et
étudier à cette science, comme à celle qui était vérita­
blement royale, sans faire compte de toutes autres
sciences gentilles à savoir. Auquel propos on récite que,
quelque jour en un festin, on lui demanda qui lui sem­
blait le meilleur joueur de flûte de Python ou de Céphé­
sias, et il répondit que « Polysperchon, à son avis, était
» le meilleur capitaine », comme s'il eût voulu dire que
c'était la chose seule dont un prince se doit enquérir,
et qu'il doit apprendre et savoir.
XVII. Il était doux et rivé avec ses familiers et amis,
facile à pardonner quan[ on l'avait courroucé, et néan­
moins ardent et véhément à rendre les plaisirs qu'il avait
PYRR HUS

reçus. Ce qui fut cause qu'il porta fort impatiemment


la mort d'Érope, non qu'il ne dît bien qu'il ne lui était
rien advenu qui ne fût ordinaire à la nature humaine;
mais se reprenant et se blâmant soi-même de ce qu'il
avait tant dilayé et tant différé, qu'à la fin il avait perdu
tout moyen de reconnaître envers lui les plaisirs qu'il
en avait reçu; car il est bien vrai qu'un argent prêté se
peut bien rendre aux héritiers de ceux qui l'ont prêté;
mais il fait mal à un homme de bonne et droite nature
quand il ne peut faire sentir la récompense des plaisirs
qu'il a reçus à celui même qui les lui a faits. Une autre
fois, comme il était en la ville d'Ambracie, il y eut quel­
ques-uns de ses amis qui lui conseillèrent qu'il chassât de
la ville un médisant qui ne cessait de mal parler de lui;
mais il leur répondit : « Il vaut mieux qu'en demeurant
» ici il médise de nous entre peu de gens, qu'en le chas­
» sant le faire aller çà et là par tout le monde semer
» sa médisance contre nous. » On lui amena un jour
quelques jeunes hommes qui, en buvant ensemble,
avaient dit tout plein de paroles outrageuses de lui; il
leur demanda s'il était vrai qu'ils les eussent dites : « Oui,
» répondit l'un, sire, nous les avons dites voirement, et
» en eussions bien dit encore davantage, si le vin ne nous
» eût failli. » Il s'en prit à rire, et leur pardonna.
XVIII. Après la mort d' Antigone, il épousa plusieurs
femmes pour le bien de ses affaires et pour en être plus
fort d'alliances. Car il épousa la fille d' Autéléon, roi de
Péonie, et Bircenna, fille de Bardilis, roi d'Esclavonie,
et Lanassa, fille d' Agathoclès, tyran de Syracuse, laquelle
lui apporta, pour son douaire, l'île de Corfou, que
son père avait prise. Si eut, de sa première femme,
Antigone, un fils qu'il nomma Ptolémée; de Lanassa,
un autre qui eut nom Alexandre; et de Bircenna, un
autre, le plus jeune de tous, qui fut nommé Hélénus;
lesquels tous, encore que de race et d'inclination de
nature ils fussent martiaux, furent encore par lui nourris
aux armes, et dès leur naissance aguisés et acharnés à
cela. Auquel propos on raconte que l'un d'eux, étant
encore jeune enfant, lui demanda un jour auquel d'eux
il laisserait son royaume; il lui répondit : « A celui qui
» aura l'épée la mieux tranchante. » Cela ressemble
proprement à cette malédiétion tragique, dont Œdipe
maudit ses enfants :
P Y R R HUS
Qy'au fer tranchant fussent-ils le partage,
De leur maison et de leur héritage•.
Tant e� malsociable, cruelle et be�iale la nature de
l'ambition, et la convoitise de dominer.
XIX. Mais après cette bataille, Pyrrhus s'en retourna
en son pays plein de gloire, le cœur haut élevé, avec grand
contentement de son esprit. Et comme à son retour les
Épirotes ses sujets le surnommaient Aigle, il leur répon­
dit : « Si je suis aigle, c'e� par vous que je le suis, car
» vos armes sont les ailes qui m'ont élevé. » Peu de temps
après, étant averti que Démétrius était tombé en une
griève maladie en très grand danger de sa personne, il
se jeta soudainement dans la Macédoine, comme pour
la courir et piller seulement; mais il s'en fallut bien peu
qu'il ne la prît toute, et qu'il ne s'emparât du royaume
entier sans coup frapper; car il pénétra jusques à la ville
d'Édesse sans trouver aucune rési�ance; mais, au
contraire, plusieurs du pays se rangeaient volontairement
à lui, et se venaient rendre en son camp. Si fit le danger
mouvoir Démétrius, p lus que l'état et la disposition de
sa personne ne portait; et d'autre part ses amis, servi­
teurs et capitaines, en peu de temps ayant mis ensemble
bon nombre de gens de guerre, marchèrent à toute dili­
gence, et avec bonne intention de bien faire à l'encontre
de Pyrrhus, lequel, n'étant venu qu'en équipa� e de cou­
reur seulement, ne les voulut pas attendre, mats s'enfuit,
et en s'enfuyant perdit une partie de ses gens, parce que
les Macédoniens allèrent après, et le chargèrent par le
chemin; mais pour l'avoir ainsi facilement et tôt déchassé
hors de la Macédoine, Démétrius ne le contemna pas
pourtant; mais, prétendant à plus hautes entreprises, et
au recouvrement des terres et seigneuries que son père
avait tenues, avec une puissance de cent mille combat­
tants, et de cinq cents voiles qu'il mit sus, il ne se voulut
pas amuser à faire la guerre à Pyrrhus, ni aussi laisser
aux Macédoniens, pendant qu'il serait absent, un si dan­
gereux voisin, et si malaisé à manier. Au moyen de quoi,
n'ayant pas le loisir de lui faire la guerre, il fit la paix et
accord avec lui, afin de pouvoir plus à son aise courir sus
aux autres rois.
XX. Étant donc pour cette cause l'appointement fait
entr'eux, les autres princes et rois commencèrent à
découvrir l'intention pour laquelle il faisait ce grand
P YRRHUS

appareil ; et, en ayant peur, firent entendre par lettres et


ambassadeurs à Pyrrhus, qu'ils s'ébahissaient comment
il laissait ainsi échapper le point de son occasion, en
attendant que Démétrius lui fît la guerre à son bon point,
et aisément, et comment, vu qu'il le pouvait jeter hors
de la Macédoine, lorsqu'il entreprenait tant de choses, et
était empêché ailleurs, il aimait mieux attendre à s'atta­
cher à combattre contre lui pour les autels, temples et
sépultures de la Molosside, quand il se serait déjà fait
grand et puissant, et qu'il n'aurait plus d'autres affaires,
attendu mêmement que de fraîche date il lui avait ôté
l'une de ses femmes avec la ville de Corfou. Car Lanassa,
se plaignant, et étant malcontente de ce qu'il traitait
mieux, et faisait plus de compte de ses autres femmes, qui
étaient de nations barbares, que d'elle, s'était retirée à
Corfou; et, voulant être remariée à quelque roi, avait
appelé Démétrius, sachant très bien que c'était celui de
tous les rois qui était le plus aisé à induire à faire noces.
Démétrius ne faillit pas d'y aller, et, l'ayant épousée, mit
garnison dans sa ville de Corfou.
XXI. Or ne laissèrent pas les autres rois, en écrivant
ces avertissements à Pyrrhus, de travailler cependant eux­
mêmes Démétrius, qui dilayait toujours, et était encore
après à dresser son équipage. Car, d'un côté Ptolémée
avec une grosse armée de mer vint en la Grèce, là où il fit
tourner et rebeller les villes contre lui. De l'autre côté,
Lysimaque, entrant dans la haute Macédoine par le pays
de la Thrace, la courut et pilla toute. Parquoi Pyrrhus,
s'armant aussi quant et eux, s'en alla devant la ville de
Berroé, pensant bien, ce qui advint, que Démétrius, vou­
lant aller à l'encontre .de Lysimaque, laisserait la basse
Macédoine sans défense; et la nuit même qu'il partit, il
lui fut avis que le roi Alexandre-le-Grand l'appela, et
qu'il s'en alla vers lui, lequel il trouva malade en son lit,
et néanmoins eut bon accueil et bonnes paroles de lui;
car il lui fit promesse de le secourir à bon escient; et
Pyrrhus prit la hardiesse de lui dire : « Mais comment,
» sire, me pourras-tu secourir, vu que tu es malade au
» lit ? » Alexandre lui répondit : « De mon nom seule­
» ment »; et que tout aussitôt il monta dessus un cheval
de Nisée9 , et se mit devant lui pour lui montrer le chemin.
Cette vision qu'il eut en songe l'assura, et l'encouragea
davantage à poursuivre son entreprise. Au moyen de
PYRRHU S
quoi, marchant en toute diligence, il eut en peu de jours
fait le chemin qu'il avait jusques à la ville de Berroé, et,
la surprenant d'arrivée, y logea en garnison la plupart
de son armée, puis envoya le resle sous la conduite de
ses capitaines, çà et là pour conquérir les environs. Ce
que Démétrius entendant, et aussi sentant un mauvais
bruit qui courait en son camp parmi les Macédoniens, il
n'osa les mener plus avant, de peur que quand ils seraient
près de Lysimaque, roi macédonien de nation, et qui
avait grande réputation d'être homme de guerre, ils ne
se rangeassent de son côté, et ne se rendissent à lui.
XXII. A cette cause il tourna tout court à l'encontre
de Pyrrhus, comme contre un prince étranger malvoulu
des Macédoniens. Mais quand il se fut campé assez près
de lui, plusieurs venant de Berroé en son camp y allèrent
prêchant les louanges de Pyrrhus, disant que c'était un
prince magnanime, invincible en guerre, et qui traitait
doucement et humainement ceux qu'il prenait; et parmi
ceux-là il y en avait d'autres qui n'étaient pas naturels
macédoniens, mais étant attitrés par Pyrrhus feignaient
l'être, et allaient disant que l'occasion était venue de se
tirer hors de la superbe domination de Démétrius, en se
tournant du côté de Pyrrhus, prince doux et gracieux, qui
aimait les soudards et les gens de guerre. Ces paroles
émurent et ébranlèrent la plupart de l'armée de Démé­
trius, de manière que les Macédoniens regardaient par­
tout s'ils pourraient choisir et trouver à l'œil Pyrrhus
pour s'aller rendre à lui, car il avait ôté son armet de sa
tête; mais s'étant aperçu que cela le faisait déconnaître, il
le remit, et lors il fut reconnu de tout loin, à cause du
beau et grand panache, et des cornes de bouc qu'il por­
tait pour cimier dessus son armet. Si y eut adonc grand
nombre de Macédoniens qui accou ru rent à lui, et lui
demandèrent le mot du guet, comme à leur souverain
prince et à leur roi; les autres mirent à l'entour de leurs
têtes des chapeaux de brancht:s de chêne, parce qu'ils
voyaient que ses gens en étaient aussi couronnés, et y
en eut quelques-uns qui prirent bien la hardiesse d'aller
dire à Démétrius même qu'il ferait, à leur avis, sagement
et bien, s'il cédait à la fortune, et abandonnait tout à
Pyrrhus; tellement que Démétrius, voyant l'émeute de
son camp répondant à ces paroles, s'en effraya de sorte
qu'il ne sut autre parti prendre que de s'enfuir secrè-
PYRRHUS

tement, e n s'affublant d'un pauvre petit manteau, e t d'un


chapeau qu'il mit sur sa tête, pour n'être point connu.
Là-dessus arriva Pyrrhus en son camp, qui prit et gagna
tout ce qui y était, et fut sur-le-champ déclaré roi des
Macédoniens.
XXIII. De l'autre côté y survint aussi tantôt après
Lysimaque, lequel, disant avoir aidé à chasser et défaire
Démétrius, voulait semblablement avoir sa part du
royaume de Macédoine ; parquoi Pyrrhus, ne se fiant
encore pas trop aux Macédoniens, mais étant en doute
de leur foi, accorda à Lysimaque ce qu'il lui demandait;
et ainsi départirent entr'eux les villes et provinces du
royaume de Macédoine. Cela leur profita sur l'heure, et
servit à apaiser la guerre qui était pour en sourdre promp­
tement entr'eux ; mais peu de temps après, ils aperçurent
bien que ce partage n'était point amortissement d'ini­
mitié, mais plutôt commencement de querelles et de
dissensions entr'eux ; car ceux de qui la mer, les mon­
tagnes et les déserts inhabitables ne peuvent arrêter
l'avarice, ni les bornes qui séparent l'Asie de l'Europe, ne
peuvent · terminer l'insatiable convoitise d'avoir, com­
ment se contenteraient-ils du leur, sans vouloir usu rper
!'autrui, quand leurs confins viennent à se toucher, et à
se joindre de si près qu'il n'y a rien entre deux ? Il n'est
aucunement possible ; car à la vérité ils s'entrefont tou­
jours la guerre de volonté, ayant ces deux malédiél:ions
enracinées en eux, qu'ils épient continuellement les
moyens de se surprendre l'un l'autre, et portent envie
chacun à son voi�in ; mais en apparence ils usent de ces
deux termes de paix et de guerre, comme d'une monnaie,
selon qu'il leu r vient mieux à propos, non pour le devoir
ni pour la raison et ju stice, mais pour leur profit; et sont
plus gens de bien quand ils confessent rondement qu'ils
font la guerre, que quand ils déguisent la cessation ou
surséance de l'exécution de leur mauvaise volonté par le
saint nom de justice ou <l'amitié.
XXIV. Ce que Pyrrhus témoigna bien alors; car, vou­
lant empêcher que Démétrius ne se remît sus une autre
fois, et qu'il ne se revînt comme d'une longue et péril­
leuse maladie, il alla secourir les Grecs contre lui , et fut
à Athènes, où i l entra dans le ch âteau, et y sacrifia à la
déesse Minerve ; puis en sortit et descendit le même j our,
disant qu'il avait fort agréable l'amitié et la confiance que
880 P YR RHUS

les Athéniens montraient avoir en lui; mais qu'en récom­


pense il leur conseillait qu'ils ne laissassent plus entrer pas
un prince ni roi dans leur ville s'ils étaient sages, et qu'ils
ne leur ouvrissent point leurs portes. Cela fait, il appointa
avec Démétrius, lequel, peu de jours après, s'en étant
allé faire la guerre en Asie, Pyrrhus de rechef, à la susci­
tation de Lysimaque, fit soulever et rebeller la Thessalie
contre lui, et alla guerroyer les garnisons qu'il avait
laissées dans les villes grecques, se trouvant mieux des
Macédoniens en les tenant continuellement en exercice
de guerre, qu'en les laissant en repos, avec ce que lui­
même était de telle nature qu'il n'eût su demeurer en
paix.
XXV. A la fin, Démétrius ayant été entièrement défait
et ruiné en Syrie, Lysimaque, se voyant délivré de toute
crainte quant à ce côté-là, et se trouvant de loisir au
demeurant, et non distrait d'autres affaires, s'en alla
incontinent faire la guerre à Pyrrhus, lequel était pour
lors de séjour près la -ville d'Édessa, et, rencontrant en
son chemin des vivres qu'on lui portait, chargea ceux
qui les conduisaient, et les détroussa; au moyen de quoi
il mit premièrement Pyrrhus à détroit de vivres, et puis,
par lettres et par messagers, il corrompit les principaux
hommes de la Macédoine, en leur remontrant que c'était
une grande honte à eux d'avoir choisi pour leur prince
et seigneur souverain un étranger, duquel les prédéces­
seurs avaient toujours été sujets et vassaux des Macé­
doniens, et cependant voulait jeter hors de la Macédoine
ceux qui avaient été familiers et amis du roi Alexandre­
le-Grand auxquelle� remontrances plusieurs des Macé­
doniens prêtèrent l'oreille, dont Pyrrhus s'étonna telle­
ment qu'il se retira avec ce qu'il avait de gens de guerre
épirotes, et autres siens alliés, en perdant la Macédoine de
la même sorte et manière qu'il l'avait gagnée. Pourtant ne
faut-il point que les princes et rois blâment les hommes
privés, si quelquefois ils se tournent selon qu'il leur vient
à propos pour leur profit; car en ce faisant ils ne font
que les imiter et ensuivre, eux qui leur sont maîtres de
toute déloyauté, trahison et infidélité, estimant que celui
fait mieux ses besognes qui moins observe ce que
veulent le droit et la justice.
�XVI. S'étant donc Pyrrhus alors retiré au royaume
d'Epire en abandonnant la Macédoine, la fortune lui
P Y R RH U S 881

donnait bien occasion e t moyen d e vivre e n paix e t en


repos sans plus se travailler, s'il eût voulu se contenter de
ré�ner sur ses sujets et vassaux naturels seulement; mais
lut, estimant que s'il ne faisait du mal à quelqu'un, ou
que quelqu'un ne lui en fît, il ne saurait à quoi passer son
temps, et qu'il languirait d'ennui, ne pouvait demeurer
en paix, mais, comme dit Homère d'Achille :
Il languissait d'être tant de séjour,
Ne demandant que la guerre et l'e§tour10 •

Parquoi, ainsi comme il cherchait matière de nouvelles


affaires, la fortune lui en présenta une telle.
XXVII. Environ ce temps-là les Romains d'aventure
avaient la guerre contre les Tarentins, qui ne la pouvaient
soutenir, ni ne savaient trouver moyen de la pacifier pour
la témérité, folie et méchanceté de leurs gouverneurs, qui
leur mettaient en tête de faire Pyrrhus leur capitaine, et
l'appeler pour la conduite de cette guerre, parce que lors
il était moins empêché que nul des autres rois, et était
partout estimé grand homme de guerre et fort bon capi­
taine. Or les plus vieux et les plus sages bourgeois de la
ville résistèrent tout ouvertement à ce conseil-là ; mais les
uns étaient reboutés par les crieries et la violence de la
commune qui demandait la guerre, les autres, voyant ces
rabrouements qu'on leur faisait, se déportaient de plus se
trouver aux assemblées de ville. Mais un entre les autres,
nommé Méton, homme de bien et d'honneur, étant le
jour échu auquel cette matière se devait résoudre au
conseil, et le décret s'en passer et ratifier, quand tout le
peuple de Tarente fut assemblé et assis au théâtre, mit
sur sa tête un chapeau de fleurs tout fané, et prit en sa
main une torche, comme s'il eût été ivre, et, ayant une
ménétrière jouant de la flûte, qui marchait devant lui,
s'en alla en tel équipage dansant jusques au beau milieu de
l'assemblée du peuple, là où, ainsi que coutumièrement il
advient en une tourbe de peuple maître de soi, où il y a
assez mauvais ordre, les uns se prirent à battre des mains,
les autres à rire; et n'y eut personne qui l'empêchât de
faire ce qu'il voulut, mais crièrent tous à la ménétrière
qu'elle jouât hardiment, et à lui qu'il chantât; se tirant
en avant. Si fit semblant de se préparer pour ce faire; et
comme on lui eut fait silence pour l'ouïr chanter, il se
prit à dire tout haut et clair : « Vous faites bien, seigneurs
882 P Y R RH U S

» Tarentins, de ne défendre point de jouer et se réjouir à


» ceux qui en ont envie, pendant qu'il leur e� encore loi­
» sible de ce faire; et si vous-mêmes êtes sages, vous
» jouirez aussi tous, tant que vous êtes, de votre liberté,
» tandis qu'elle vous dure; car quand le roi Pyrrhus sera
» en cette ville, je vous avise qu'il vous faudra vivre
» tout autrement, et prendre toute autre façon de faire. »
XXVIII. Ces paroles de Méton émurent plusieurs des
assi�ants, et courut soudain un bruit par toute cette
assemblée qu'il disait la vérité; mais ceux qui avaient
offensé les Romains, craignant que, si la paix se faisait, ils
ne fussent livrés entre leurs mains, allaient tançant le
peuple, en demandant comment ils étaient si bêtes que
d'endurer que l'on se moquât et se jouât ainsi licencieu­
sement d'eux, et en disant cela, ils se bandèrent ensemble,
et chassèrent Méton hors du théâtre. Ainsi fut le décret

1
passé et autorisé par les voix du peuple, et envoya-t-on
des ambassadeurs en Épire ui portèrent des présents à
Pyrrhus, non seulement de a part des Tarentins, mais
aussi des autres peuples grecs habitant en Italie, disant
qu'ils avaient besoin d'un capitaine avisé et expérimenté,
et qui eût réputation au fait de la guerre seulement, parce
qu'au demeurant, quant au nombre de bons combattants,
ils en avaient assez en Italie même, et qu'ils pourraient
mettre ensemble des Lucaniens, Messapiens, Samnites et
Tarentins, jusques au nombre de vingt mille chevaux,
et de gens de pied, quand ils seraient tous assemblés,
jusques à trois cent cinquante mille combattants.
XXIX. Ces propos des ambassadeurs, non seulement
élevèrent le cœur à Pyrrhus, mais aussi imprimèrent aux
cœurs des Épirotes une grande volonté et grande affec­
tion de faire cette expédition. Mais il y avait en la cour de
Pyrrhus un personnage thessalien nommé Cinéas, homme
de bon entendement, et qui, ayant ouï l'orateur Démos­
thène, semblait seul, entre tous ceux qui étaient tenus de
ce temps-là pour éloquents, renouveler en la mémoire
des écoutants comme une image et une ombre de la
véhémence et vivacité de son éloquence ; Pyrrhus le
tenait auprès de soi, et s'en servait à l'envoyer çà et là en
ambassade vers les peuples et les villes, là où il confir­
mait cc que dit Euripide en u n passage
Tout cc que peut force mettre à effet
Par fer tranchant, éloq uence le fait 1 1 •
P Y R RHUS
Pourtant soulait dire Pyrrhus que : « Cinéas avait pris et
» gagné plus de villes avec son éloquence, que lui avec
» ses armes » ; à l'occasion de quoi il lui faisait très grand
honneur, et l'employait en ses principales affaires.
XXX. Icelui donc, voyant que Pyrrhus était fort affec­
tionné à cette guerre d'Italie, le trouvant un jour de
loisir, le mit en tels propos : « L'on dit, sire, que les
Romains sont fort bons hommes de guerre, et qu'ils
commandent à plusieurs vaillantes et belliqueuses
nations ; si donc les dieux nous font la grâce d'en venir
au-dessus, à quoi nous servira cette viél:oire ? » Pyrrhus
lui répondit : « Tu me demandes une chose qui est de soi­
même tout évidente ; car quand nous aurons dompté
les Romains, il n'y aura plus en tout le pays cité grecque
ni barbare qui nous puisse résister ; mais conquerrons
incontinent sans difficulté tout le reste de l'Italie, la gran­
deur, bonté, richesse et puissance de laquelle personne
ne doit mieux savoir ni connaître que toi-même. » Cinéas,
faisant un peu de pause, lui répliqua : « Et quand nous
» aurons pris l'Italie, que ferons-nous puis après ? »
Pyrrhus, ne s'apercevant pas encore où il voulait venir,
lui dit : « La Sicile, comme tu sais, est tout joignant, qui
nous tend les mains, par manière de dire, et est une île
riche, puissante, et abondante de peuple, laquelle nous
sera très facile à prendre, parce que toutes les villes sont
en dissension les unes contre les autres, n'ayant point
de chef qui leur commande, depuis qu'Agathoclès est
décédé, et n'y a que des orateurs qui prêchent le peuple,
lesquels seront fort faciles à gagner. - Il y a grande appa­
rence en ce que tu dis, répondit Cinéas ; mais quand nous
aurons gagné la Sicile, sera-ce la fin de notre guerre ?
- Dieu nous fasse la grâce, répondit Pyrrhus, que nous
puissions atteindre à cette viél:oire, et venir à bout de
cette entreprise ; parce que ce nous sera une entrée pour
parvenir à bien plus grandes choses. Car qui se tiendrait
de passer puis après en Afrique et à Carthage, qui seront
conséquemment en si belle prise, vu qu'Agathoclès s'en
étant secrètement fui de Syracuse, et ayant traversé la
mer avec bien peu de vaisseaux, fut bien près de la
prendre12 ; et quand nous aurons conquis et gagné tout
cela, il est bien certain qu'il n'y aura plus pas un des
ennemis qui nous fâchent et qui nous harcèlent mainte­
nant, qui ose lever la tête contre nous. - Non certes,
P YRRHUS
répondit Cinéas; car il est tout manifeste qu'avec si
grosse puissance nous pourrons facilement recouvrer le
royaume de Macédoine, et commander sans contradic­
tion à toute la Grèce; mais quand nous aurons tout en
notre puissance, que ferons-nous à la fin ? » Pyrrhus adonc
se prenant à rire, « Nous nous reposerons, dit-il, à notre
aise, mon ami, et ne ferons plus autre chose que faire
fefüns tous les jours, et nous entretenir de plaisants
devis les uns avec les autres, le plus joyeusement et en la
meilleure chère qu'il nous sera possible. » Cinéas adonc,
l'ayant amené à ce point, lui dit : « Et qui nous empêche,
sire, de nous reposer dès maintenant, et de faire bonne
chère ensemble, puisque nous avons tout présentement,
sans plus nous travailler, ce que nous voulons aller cher­
cher, avec tant d'effusion de sang humain, et tant de dan­
gers ? encore ne savons-nous si nous y parviendrons
jamais, après que nous aurons souffert, et fait souffrir à
d'autres aes maux et travaux infinis. »
XXXI. Ces dernières paroles de Cinéas offensèrent
plutôt Pyrrhus qu'elles ne lui firent changer de volonté;
car il entendait bien quel heur et quelle félicité il aban­
donnait, mais il ne pouvait ôter de son entendement
l'espérance de ce qu'il désirait. Si envoya devant eux aux
Tarentins Cinéas avec trois mille hommes de pied, puis
lui étant venus de Tarente force vaisseaux plats, force
galères, et de toutes sortes de bateaux passagers, il
embarqua dessus vingt éléphants, trois mille hommes de
cheval, et vingt mille de pied, avec deux mille archers et
cinq cents tireurs de fronde. Puis, quand toutes choses
furent prêtes, il fit voile; mais il ne fut pas plus tôt en
haute mer, qu'il se leva un vent du nord, impétueux, hors
de saison, qui l'emporta malgré lui; toutefois le vaisseau
auquel il était, moyennant la bonne diligence et l'effort
que firent les pilotes et mariniers, se revint, et gagna la
côte de l'Italie à toute peine, et avec un très grand péril;
mais le demeurant de sa flotte fut forcé et les vaisseaux
écartés çà et là, dont les uns, ayant failli la route d'Italie,
furent jetés en la mer de Libye et de Sicile; les autres,
n'ayant pu monter la pointe de l'Apouille, furent surpris
de la nuit, et la mer, qui était haute et courroucée, les
jeta à grands coups de vague contre la côte en lieux
âpres et pierreux, de manière qu'elle les brisa tous,
excepté le navire capitaine, lequel, pendant que les vagues
P YRRHUS 88j

lui donnèrent en Banc, rési�a aux coups de mer, parce


qu'il était grand et fort; mais depuis le vent se tourna
du côté de la terre, et lui commença à donner par-devant,
tellement qu'il y avait danger que, la proue étant vio­
lemment battue des ondes, le vaisseau ne vînt à la fin à
s'ouvrir; et de relâcher en haute mer, vu qu'elle était ainsi
furieuse, et se remettre de rechef à la merci des vents qui
se tournaient à toute heure, semblait encore le plus
effroyable danger de tous; par(J_uoi Pyrrhus, tout consi­
déré, aima mieux se jeter en l'eau.
XXXII. Si furent aussitôt ses gardes et ses plus privés
serviteurs et amis en la mer, qui firent tout leur effort et
devoir de le secourir; mais l'obscurité de la nuit et la
violence des vagues que la côte rompait et rebattait avec
un grand bruit leur donnait tant d'empêchement, qu'il
fut jour avant que jamais ils pussent gagner la terre à
toute peine, encore fut-ce par le moyen de ce que la force
du vent commençait déjà à se lâcher; et, quant à son
corps, il était si las et si rompu, qu'il n'en pouvait plus;
mais il avait le cœur si grand, et une si grande hardiesse,
qu'il venait au-dessus de toute difficulté, avec ce que les
Messapiens, contre la côte desquels la tourmente l'avait
jeté, accoururent au secours, et firent diligemment tout
ce qu'il leur fut possible pour le sauver, et recueillirent
aussi quelques-uns des navires qui s'étaient sauvés, dans
lesquels y avait peu de gens de cheval, et environ deux
mille hommes de pied, et deux éléphants; avec lesquelles
forces Pyrrhus se mit en chemin pour aller par terre à
Tarente, et Cinéas, étant averti de sa venue, lui alla
au-devant avec ses gens.
XXXIII. Or, étant arrivé à Tarente, il n'y voulut du
commencement rien faire par force ni malgré les habi­
tants, jusques à ce que ses vaisseaux, qui auraient échappé
le péril de la mer, fussent tous arrivés, et la plus grande
partie de son armée rassemblée. Mais lors, quand il eut
tout ce qu'il attendait, voyant que le peuple de Tarente ne
pouvait ni se sauver de lui-même, ni être sauvé par autrui
sans une étroite contrainte, parce qu'ils faisaient leur
compte que Pyrrhus combattrait pour eux, et cependant
ils ne voulaient bouger de leurs maisons à se baigner,
étuver, banqueter et faire grand'chère; il fit premièrement
fermer tous les parcs où ils soulaient aller se promener et
s'ébattre aux exercices du corps, et en se promenant, par
886 P Y R RHUS

manière de passe-temps, discourir ensemble des affaires


de la guerre, et combattre de paroles sans mettre la main
à l'œuvre, et défendit toutes assemblées de festins, mome­
ries, et toutes autres belles joyeusetés qui lors étaient
hors de saison, les ramenant à l'exercice des armes, et se
montrant sévère sans pardonner aux montres de ceux qui
étaient enrôlés et tenus d'aller à la guerre, de manière
qu'il y en eut plusieurs qui, n'ayant pas accoutumé d'être
ainsi rigoureusement traités et commandés, abandon­
nèrent de tout point la ville, appelant servitude le non
avoir pleine licence de pouvoir vivre entièrement à leur
plaisir.
XXXIV. Au demeurant, étant averti que le consul de
Rome Lévinus s'en venait contre lui avec une grosse et
puissante armée, et qu'il était déjà dans la province de la
Lucanie, là où il gâtait et pillait tout le pays, combien
que le secours de leurs alliés ne fût pas encore venu, il
pensa que ce lui serait une honte d'endurer que les
ennemis approchassent si près de lui, et sortit en cam­
pagne avec ce peu qu'il avait de gens ; mais il envoya
devant un héraut vers les Romains, pour entendre
d'eux, s'ils voudraient, premier que d'entrer plus avant
en la guerre, vider, par voie de justice, les différends
qu'ils avaient avec tous les Grecs, habitant en Italie, en
se remettant à ce qu'il en arbitrerait, et qu'il trouverait
moyen de les appointer ; à quoi le consul Lévinus fit
réponse que les Romains ne le voulaient point pour
arbitre, ni ne le craignaient point pour ennemi. Parquoi
Pyrrhus, tirant outre, s'alla lof?er en la plaine qui e§t
entre les villes de Pandosie et d Héraclée, et, ayant nou­
velles que les Romains étaient bien près de lui campés
au-delà de la rivière de Siris, il monta à cheval, et alla
jusques sur le bord de la rivière pour voir leur camp, et,
en ayant bien considéré la forme, l'assiette et l'ordon­
nance, la manière d'asseoir leur guet, et toutes leurs
façons de faire, il s'en émerveilla fort, et, adressant sa
parole à l'un de ses familiers qui se trouva lors près de
lui, « Cette ordonnance, dit-il, Mégaclès, encore qu'elle
» soit d'hommes barbares, n'est point barbare pourtant;
» mais nous verrons à l'épreuve ce que c'est qu'ils savent
» faire. » Et, depuis cette vue-là, se souciant plus qu'il
n'avait fait de l'avenir, il proposa d'attendre que le
secours des alliés fût du tout arrivé, en laissant gens sur
PYRRHUS

le bord de la rivière pour défendre le passage, si d'aven­


ture les ennemis se mettaient en effort de la passer devant,
comme ils firent; car ils se hâtèrent pour tâcher à pré­
venir le renfort que Pyrrhus attendait, et passèrent les
gens de pied dessus un pont, et les gens de cheval à
gué en plusieurs endroits 13 , de manière que les Grecs,
craignant qu'ils ne fussent enveloppés par-derrière, se
retirèrent.
XXXV. Cc que Pyrrhus entendant, se trouva un peu
étonné, et commanda soudain aux capitaines des gens de
pied qu'ils rangeassent incontinent leurs bandes en
bataille, et qu'ils attendissent de pied coi ce qu'il leur
manderait, et lui cependant avec ses gens de cheval, qui
étaient trois mille, marcha outre, pensant qu'il trouve­
rait les Romains sur le bord de la rivière encore tout
débandés, et qu'il les surprendrait en désarroi; mais,
quand il aperçut de loin au-deçà de la rivière grand
nombre de gens de pied avec leurs pavois en bataille, et
qu'il vit la chevalerie en bonne ordonnance marcher
droit à lui, adonc fit-il aussi serrer ses gens, et lui-même
commença la charge le premier, étant bien aisé à
connaître entre les autres, quand ce n'eût été qu'à la beauté
et somptuosité de ses armes qui étaient magnifiquement
étoffées. Joint aussi qu'il voulait faire voir par effet que
sa vaillance n'était de rien moindre à l'épreuve que la
renommée qu'il en avait, mêmement en ce que, combien
qu'il employât ses propres mains et sa propre personne
à combattre et repousser vertueusement ceux qu'il ren­
contrait devant lui, il ne s'en oubliait point néanmoins,
ni n'en perdait point le sens ni la prévoyance que doit
avoir un chef d'armée pour cela; mais, tout aussi rassi­
sement comme s'il eût été hors de l'affaire, il donnait
ord re et pourvoyait à tout, courant ça et là pour soutenir
et secou rir ses gens aux endroits où il lui semblait qu'ils
étaient plus pressés. Mais, au fort de la mêlée, Léonnatus,
Macédonien, aperçut un homme d'armes italien, qui ne
tâchait qu'à s'attacher à Pyrrhus, et piquait toujours droit
à lui, en se remuant au prix qu'il se remuait, et se trou­
vant partout où il allait; si lui dit : « Sire, vois-tu point
» ce Barbare-là, qui est monté sur un cheval moreau aux
» p ieds blancs ; il semble qu'il ait envie de faire quelque
» grande chose et quelque mauvais coup de sa main; car
» il te regarde ferme, et ne vise qu'à toi seul, soufflant
888 P Y R RH US

» d'ardeur de courage, sans en vouloir à autre qu'à toi ;


» pourtant donne-toi garde de lui. » Pyrrhus lui répon­
dit : « Il est impossible à l'homme, Léonnatus, d'éviter
» sa destinée ; mais ni lui, ni autre Italien qui qu'il soit,
» ne s'éj ouira déjà de s'être attaché à moi. »
XXXVI. Ainsi, comme ils tenaient ces propos, l'ita­
lien, tenant sa j aveline par le milieu, et donnant des
éperons à son cheval, courut sus à Pyrrhus, au cheval
duquel il donna un coup de j aveline à travers le corps, et
au même instant Léonnatus aussi en donna autant à celui
de l'italien, de manière que les chevaux tombèrent tous
deux sur la place ; mais les gens de Pyrrhus, qui étaient
autour de sa personne, le sauvèrent incontinent, et
occirent l'italien sur-le-champ, quelque devoir qu'il fît
de bien combattre. Il était natif de la ville de Férente, et
avait nom Oplacus, capitaine d'une compagnie d'hommes
d'armes. Cet inconvénient avertit Pyrrhus de se arder
J
mieux à l'avenir ; et, voyant que ses gens de chev recu­
laient, il envoya soudain h âter ses gens de pied, qu'il nùt
aussitôt en bataille ; et, baillant ses armes et son manteau
à l'un de ses familiers qui se nommait Mégaclès, et s'étant
par manière de dire, caché dans celles de Mégaclès, il
retourna en la mêlée contre les Romains, qui le reçurent
et le soutinrent vaillamment, de sorte que la bataille dura
fort longuement en doute. Car l'on dit que les uns et les
autres fuirent et chassèrent par sept fois, parce que
l'échange d'armes que fit le roi fut bien à propos pour la
sûreté de sa personne, mais il s'en fallut bien peu qu'il ne
lui gâtât tout, et ne lui fît perdre la bataille, à cause que
plusieurs des ennemis se ruèrent ensemble sur ce Méga­
clès, qui portait les armes du roi ; et le premier qui
l'assena au vif, et le porta par terre mort, ayant nom
Dexoüs, lui ôta soudainement l'armet de la tête, et prit
son manteau, et s'en courut à tout vers Lévinus, criant
tout haut qu'il avait occis Pyrrhus, en montrant les
dépouilles qu'il lui pensait avoir ôtées. Lesquelles, étant
portées au long des bandes, et montrées de main en main
partout, apportèrent aux Romains une réj ouissance mer­
veilleuse ; et au contraire un étonnement et tristesse
grande aux Grecs, jusques à ce que Pyrrhus, en étant
averti, s'en alla passer la tête nue et le visage découvert au
long de toutes ses troupes, tendant la main aux soudards,
et leur donnant à entendre à vive voix que c'était lui.
PYRRHUS

XXXVII. A la fin, les éléphants furent ceux qui déci­


dèrent la bataille, et qui principalement forcèrent les
Romains : car leurs chevaux, de tout loin qu'ils les sen­
taient, s'en effrayaient et ne pouvaient arrêter, mais
emportaient leurs maîtres malgré eux en arrière. Q!!oi
voyant, Pyrrhus les fit en ce désarroi charger par la gen­
darmerie de la Thessalie, si vivement qu'il les tourna tous
en fuite, avec grand meurtre; car Dionysius écrit qu'il ne
mourut pas guères moins de quinze mille Romains en
cette journée; mais Hiéronyme n'en met que sept mille
seulement; et du côté de Pyrrhus, Dionysius en met
treize mille de morts, et Hiéronyme moins de quatre
mille; mais c'étaient tous les plus gens de bien de son
armée, et ceux de qui plus il se servait, et en qui plus il se
fiait; autrefois, il prit aussi tout d'une suite le camp des
Romains, qui l'abandonnèrent, et retira plusieurs villes
de leur alliance, courut et pilla beaucoup de leur pays,
jusques à approcher de la ville de Rome, environ de dix­
huit lieues14, et si lui arriva encore de renfort le secours
des alliés lucaniens et samnites, lesquels il tança de paroles
parce qu'ils étaient arrivés trop tard après la bataille
donnée; mais si était-il aisé à lire en son visage qu'il
s'éjouissait fort, et s'estimait beaucoup de ce qu'il avait
défait une si grosse puissance des Romains avec ses gens,
et avec le secours des Tarentins seulement.
XXXVIII. De l'autre côté, les Romains eurent le
cœur si grand, qu'ils ne déposèrent point Lévinus de sa
charge, quelque perte qu'il eût faite, encore que Caïus
Fabricius dît publiquement que ce n'étaient point les
Épirotes qui avaient vaincu les Romains, mais que c'était
Pyrrhus qui avait vaincu Lévinus; voulant dire que cette
déroute leur était advenue plus Paf la ruse et bonne
conduite du chef, que par la vaillance et prouesse de son
armée. Si remplirent en diligence les légions qui étaient
diminuées en mettant d'autres soudards au lieu des morts
et en levèrent encore de nouvelles, en parlant bravement
et fièrement de cette guerre, comme gens qui n'avaient
point le cœur abattu, tellement que Pyrrhus, s'en trou­
vant étonné, prit avis d'envoyer le premier vers eux, pour
les sonder s'ils voudraient point entendre à quelque
appointement, pensant bien que ce n'était pas chose facile
à faire, ni dont il pût venir à bout, que de subjuguer et
prendre la ville de Rome avec les forces qu'il avait, et
P Y R RH U S

que s'il pouvait faire accord et amitié avec eux après sa


viél:oire, ce lui serait chose grandement honorable et
glorieuse. Si y envoya Cinéas, qui parla aux principaux
de la ville, et leur envoya, à eux et à leurs femmes, des
présents du roi son maître ; mais il n'y en eut pas un ni
pas une qui en voulût recevoir; mais répondirent tous
et toutes que, si la paix se faisait publiquement, ils
seraient en particulier au commandement du roi, et
auraient son amitié pour agréable. Et comme en audience
publique devant le sénat Cinéas eût tenu plusieurs hon­
nêtes propos, et fait plusieurs avantageuses ouvertures de
paix, ils n'en acceptèrent pas une, ni ne montrèrent
aucune affeél:ion d'y vouloir entendre, combien qu'il
offrît de leur rendre les prisonniers qui avaient été pris
en la bataille sans rayer rançon, et qu'il promît de leur
aider à conquérir l ltalie, ne leur demandant en récom­
pense que leur amitié seulement pour lui, et assurance
pour les Tarentins, qu'on ne leur demanderait rien à
raison du passé, sans rien davantage; toutefois à la fin,
ces offres ouïes, il y eut plusieurs des sénateurs qui
fléchirent, inclinant à vouloir faire la paix, alléguant
qu'ils avaient déjà perdu une grosse bataille, et qu'ils en
attendaient une autre encore plus grosse, 9 uand les forces
des peuples confédérés de l'Italie seraient conjointes
avec celles de Pyrrhus.
XXXIX. Mais Appius Claudius, personnage notable,
qui, en partie pour sa vieillesse et en partie pour avoir
perdu la vue, ne venait plus au sénat, ni ne s'entremettait
plus des affaires publiques, quand il entendit les offres
que faisait le roi Pyrrhus, et comment le bruit courait par
la ville 9ue le sénat lui accorderait les articles de paix
qu'il avait proposés, il ne se put contenir, mais se fit por­
ter par ses serviteurs dans une litière à bras jusques au
sénat, à travers la grande place de Rome, là où, comme
il fut arrivé à la porte, ses gendres et ses enfants, le pre­
nant par-dessous les bras, et se mettant à l'entour de lui,
le conduisirent au-dedans. Le sénat fit silence par hon­
neur à l'arrivée d'un si notable et si vénérable personnage
et lui, sitôt qu'on l'eut posé en sa place, commença à
parler en cette manière : « Par ci-devant, seigneurs
Romains, je portais fort impatiemment la perte de ma
vue, mais maintenant je voudrais encore être sourd, aussi
bien comme aveugle, quand j'oy dire les lâches et
P YRRHUS
déshonnêtes conclusions que vous arrêtez en vos conseils
qui sont pour renverser toute la gloire et la réputation de
Rome. Car où sont à cette heure les avantageux propos
que vous faisiez naguère courir par tout le monde que,
st Alexandre-le-Grand fût lui-même venu en Italie du
temps que nos pères étaient en la fleur de leur âge, et
nous en notre première jeunesse, on ne le chanterait pas
partout invincible, comme l'on fait maintenant, mais
serait demeuré par-deçà mort en bataille, ou bien aurait
été contraint de s'enfuir, et par sa mort ou sa fuite aurait
augmenté la renommée et la gloire de Rome ? Vous mon­
trez bien maintenant que tous ces propos-là n'étaient que
vaine vanterie et folle arrogance, vu que vous craignez
les Molosses et Chaoniens, qui toujours ont été proie des
Macédoniens, et redoutez un Pyrrhus, qui toute sa vie
a servi et fait la cour à l'un des satellites et gardes du
corps d'Alexandre-le-Grand, et qui maintenant est venu
faire la guerre par-deçà, non tant pour secourir les Grecs
habitant en Italie, que pour fuir les ennemis qu'il a par­
delà, vous offrant de vous conquérir tout le reste de
l'Italie avec une armée, laquelle n'a pas été suffisante pour
lui conserver une petite portion de la Macédoine seule­
ment; pourtant ne faut-il pas que vous estimiez qu'en
faisant paix avec lui, vous vous dépêtrerez de lui, mais
plutôt que vous en attrairez d'autres, à vous venir courir
sus : car ils vous auront en mépris quand ils vous sen­
tiront si faciles à dompter, si vous laissez échapper
Pyrrhus sans lui faire payer l'amende de l'outrage qu'il
vous a osé faire, emportant encore pour son salaire cet
avantage sur vous, qu'il aura donné aux Samnites et
Tarentins de quoi ci-après se moquer des Romains. »
XL. Depuis que ces remontrances d'Appius eurent été
ouïes au sénat, il n'y eut celui en toute l'assemblée qui
n'aimât mieux la guerre que la paix; et renvoya-t-on
Cinéas avec cette réponse : « O!:!e si Pyrrhus désirait
» l'amitié et alliance des Romains, il fallait qu'il sortît
» premièrement de l'Italie, et puis qu'alors il les envoyât
» rechercher de paix; mais que tant comme il serait dans
» l'Italie en armes, les Romains lui feraient la guerre de
» toute leur puissance, quand bien il aurait battu et défait
» dix mille tels capitaines comme Lévinus. » L'on dit
que Cinéas, pendant qu'il fut à Rome pour tâcher à
traiter cet appointement, s'étudia et mit peine à consi-
P YRRHUS

dérer et connaître les mœurs et manière de vivre des


Romains, et l'ordre de leur chose publique en devisant
et conférant avec les principaux hommes de la ville, dont
il fit puis après son rapport à Pyrrhus bien au long, et lui
dit entre autres choses que le sénat lui avait proprement
semblé un consistoire de plusieurs rois. Et au demeurant,
quant au nombre du peuple, qu'il craignait fort qu'ils
n'eussent à combattre contre un tel serpent, comme celui
qui jadis était dans les marais de Lerne, auquel, quand on
avait coupé une tête, il en revenait sept, parce que déjà
le consul Lévinus avait remis sus un autre exercite deux
fois aussi gros comme avait été le premier; outre les­
quels, encore laissait-il à Rome plusieurs fois autant de
bons hommes idoines à porter les armes.
XLI. Depuis furent envoyés devers Pyrrhus des
ambassadeurs de Rome, et entre autres Caïus Fabricius,
touchant le fait des prisonniers; si avertit Cinéas le roi
son maître que ce personnage était celui duquel on faisait
plus de compte à Rome, comme d'un grand homme de
bien, bon capitaine et vaillant homme de sa personne,
mais qu'il était extrêmement pauvre; parquoi Pyrrhus,
le tirant à part, lui fit en privé plusieurs grandes caresses,
et entre autres lui offrit de l'or et de l'argent en don, le
priant d'en vouloir prendre, non pour aucun service
déshonnête qu'il en prétendît de lui, mais seulement
pour une arrhe d'amitié et d'hospitalité qu'ils auraient
ensemble. Fabricius le renvoya bien loin avec son présent;
et Pyrrhus ne fit autre chose pour l'heure; mais le len­
demain, le cuidant épouvanter, parce qu'il n'avait jamais
vu d'éléphant, commanda à ses gens, que quand ils
seraient eux deux ensemble à deviser, on amenât auprès
d'eux le plus grand de ses éléphants derrière une tapis­
serie, ce qui fut fait; et à un certain signe qu'il avait
ordonné fut soudainement la tapisserie retirée; et se
trouva l'éléphant avec sa trompe au-dessus de la tête de
Fabricius, et jeta un cri effroyable et horrible à merveilles.
Adonc Fabricius, se retournant tout doucement, sans
autrement s'en émouvoir, se prit à rire, et dit à Pyrrhus
en souriant : « Ni ton or ne m'émut hier, sire, ni ton
» éléphant aujourd'hui. »
XLII. Au demeurant, durant le souper, s'étant mis
plusieurs propos en avant, la plupart touchant les choses
de la Grèce, et mêmement touchant les philosophes,
PYRRHUS
Cinéas d'aventure fit mention d'Épicure, et récita les
opinions que tenaient les Épicuriens quant aux dieux et
au gouvernement de la chose publique, et comment ils
mettaient le souverain bien de l'homme en la volupté,
comment ils fuyaient toute charge et toute administra­
tion publique, comme chose ·qui trouble et empêche la
fruition de la vraie félicité, et comment ils maintenaient
que les dieux sont impassibles, ne se mouvant ni de pitié
ni de courroux, et que, sans se mêler ni se soucier du fait
des hommes, ils les mettaient à part en une vie oiseuse,
pleine de tous plaisirs et de toutes délices. Mais ainsi
qu'il poursuivait encore ce propos, Fabricius, s'écriant
tout haut, se prit à dire : « Plût aux dieux que Pyrrhus et
» les Samnites, tant qu'ils auront la guerre contre nous,
» eussent de telles opinions en la tête ! »
XLIII. A raison de quoi Pyrrhus, s'émerveillant de la
constance et magnanimité de ce personnage, désira
encore plus que jamais avoir paix au lieu de guerre avec
les Romains; si fit particulièrement instance à Fabricius
qu'il voulût moyenner appointement, pour puis après le
venir suivre et se tenir avec lui, et qu'il lui donnerait le
premier lieu d'honneur et de crédit autour de lui entre
tous ses amis. A quoi Fabricius lui répondit tout bas :
« Cela, sire, ne te serait pas expédient à toi-même, parce
» que tes gens, qui maintenant t'honorent et t'estiment,
» s'ils m'avaient une fois connu à l'épreuve, me vou­
» draient plutôt avoir pour leur roi que toi. » Tel était
Fabricius; les paroles duquel Pyrrhus ne prit point en
mauvaise part, ni ne s'en courrouça point, comme eût
fait un tyran, mais raconta lui-même à ses plus familiers
et privés amis la grandeur et hautesse de courage qu'il
avait connues en lui, et lui livra les prisonniers sur sa foi,
afin que, si le sénat ne voulait accorder la paix, ils pussent
visiter et saluer leurs parents et amis, et faire la fête de
Saturne15 avec eux, et que l'on les lui renvoyât puis
après, comme aussi lui furent-ils renvoyés après la fête,
ayant le sénat proposé peine de mort à celui qui faudrait
à retourner.
XLIV. Depuis, Fabricius fut élu consul, et comme il
était en son camp, il vint à lui un homme qui lui apporta
une missive écrite de la main du médecin de Pyrrhus,
par laquelle le médecin offrait de faire mourir son maître
par poison, moyennant qu'on lui promît récompense
P Y R RH US

condigne d'avoir terminé cette guerre sans danger. Fabri­


cius, détestant la méchanceté de ce médecin, et l'ayant
fait trouver aussi mauvaise à celui qui était son compa­
gnon au consulat, écrivit une lettre à Pyrrhus, par
laquelle il l'admonesta qu'il se donnât de garde, parce
qu'on le voulait empoisonner. Si fut la teneur de sa
lettre telle : « Caïus Fabricius et Q!!intius Émilius, consuls
» des Romains, au roi Pyrrhus, salut. Tu as fait malheu­
» reuse éleébon d'amis aussi bien que d'ennemis, ainsi
» que tu pourras connaître en lisant la lettre qui nous a
» été écrite par un de tes gens; parce que tu fais la guerre
» à hommes justes et gens de bien, et te fies à des déloyaux
» et méchants ; de quoi nous t'avons bien voulu avertir,
» non pour te faire plaisir, mais de peur que l'accident
» de ta mort ne nous fasse calomnier, et que l'on n'estime
» que nous ayons cherché de terminer cette guerre par
» un tour de trahison, comme si nous n'en puissions
» venir à bout par vertu. »
XL V. Pyrrhus, ayant lu cette lettre, et avéré le contenu
en icelle, châtia le médecin ainsi qu'il avait mérité, et,
pour loyer de cette découverture, renvoya à Fabricius et
aux Romains leurs prisonniers sans payer rançon, et
dépêcha de rechef Cinéas vers eux pour voir s'il pourrait
traiter quelque appointement ; mais les Romains, ne vou­
lant pas recevoir plaisir de leur ennemi, et moins encore
loyer de n'avoir pas voulu consentir à une méchanceté,
ne reçurent pas en pur don leurs prisonniers, mais lui en
renvoyèrent tout autant de Samnites et de Tarentins, et
au reste, quant à traiter de paix et d'amitié, ils n'en vou­
lurent pas seulement ouïr parler, que premièrement il
n'eût emporté les armes hors de l'Italie, et remené son
armée delà la mer en son royaume d'Épire. Parquoi, ses
affaires requérant qu'il donnât une autre bataille, après
avoir un peu rafraîchi son armée, il tira devers la ville
d'Asculum, là où il s'attacha pour la seconde fois aux
Romains, et fut acculé en lieux malaisés pour gens de
cheval, au long d'une rivière âpre, et dont les rivages
étaient pleins de marais, tellement que ses éléphants ne
purent avoir espace pour se joindre à la bataille de ses
gens de pied, au moyen de quoi y eut grand nombre de
blessés et de morts, tant d'une part que d'autre. Et enfin,
le combat ayant duré tout le long du jour, ils se sépa­
rèrent sur la nuit ; mais le lendemain, pour gagner cet
P YRRHUS

avantage de pouvoir combattre en pays plain, où il se


pût servir de la force de ses éléphants, il envoya le pre­
mier quelques troupes de ses gens pour saisir les endroits
malaisés, où il avait combattu le jour de devant.
XLVI. Et ainsi, ayant attiré l'ennemi en plaine cam­
pagne, il entremêla parmi ses éléphants force gens de
trait et combattants avec armes de jet, puis fit marcher
de grande impétuosité et fureur son armée bien jointe et
serrée ensemble contre celle des Romains, lesquels,
n'ayant pas les détours et retraites qu'ils avaient eus le
jour précédent, furent contraints de venir au combat
tout de front, par pays uni et plain, et tâchant à rompre
le bataillon des gens de pied de Pyrrhus avant que les
éléphants arrivassent, firent de merveilleux efforts avec
leurs épées contre les piques des ennemis, n'épargnant
aucunement leurs personnes, mais regardant seulement à
assener et abattre leurs ennemis, sans se soucier d'être
eux-mêmes atteints; à la fin toutefois, après que la
bataille eut duré bien longtemps, les Romains la per­
dirent, et commença leur déroute et leur fuite à l'endroit
où était Pyrrhus, pour le grand effort qu'il y fit, et puis
encore pour la force et la violence des éléphants, contre
lesquels ne se pouvaient les Romains servir de leur vertu
ni vaillance, mais étaient contraints de leur céder, ni plus
ni moins qu'à l'impétuosité d'une grosse vague de mer,
ou d'un tremblement de terre, plutôt que d'attendre
qu'ils fussent foulés aux pieds et accablés par eux sans
avoir moyen de leur rien faire, et qu'ils souffrissent tous
les plus griefs martyres sans que leurs affaires en valussent
de rien mieux.
XLVII. La chasse ne fut pas longue, parce qu'ils ne
fuirent que jusques en leur camp; et dit l'hi�orien Hiéro­
nyme qu'il y mourut six mille hommes du côté des
Romains, et du côté de Pyrrhus environ trois mille cinq
cents et cinq, ainsi qu'il était porté par les regi�res
mêmes du roi . Toutefois Dionysius n'écrit point qu'il y
ait eu deux batailles données près cette ville d'Asculum,
ni que les Romains y aient été certainement défaits, mais
bien dit-il qu'il y eut une seule bataille, qui dura jusques
au soleil couchant, et qu'encore à peine se séparèrent-ils
quand la nuit fut venue, ayant Pyrrhus été blessé d'un
coup d'épée dans le bras, et lui ayant été son bagage pillé
par les Samnites, et qu'il mourut en cette bataille plus
P Y R RHUS

de quinze mille hommes, tant du côté de Pyrrhus que du


côté des Romains, mais qu'ils se retirèrent à tant les uns
et les autres.
XL VIII. Et dit-on que ce fut là où Pyrrhus répondit
à un qui se réjouissait avec lui de la viél:oire qu'il avait
gagnée : « Si nous en gagnons encore une autre pour le
» prix, nous sommes ruinés de tout point », pour autant
qu'il avait déjà perdu la plupart de l'armée qu'il avait
amenée de son royaume quant et lui, et ses amis et capi­
taines, presque tous entièrement, au moins bien peu s'en
fallait, et si n'avait pas moyen d'en faire venir d'autres,
et, qui plus est, il apercevait que les alliés et confédérés
qu'il avait en Italie se refroidissaient fort ; là où au
contraire les Romains remplissaient facilement leur armée
de nouveaux combattants, qu'ils faisaient venir de leur
ville, quand il en était besoin, ni plus ni moins que d'une
vive fontaine dont ils avaient la source en leur maison;
et si ne s'affaiblissaient point de cœur pour quelques
pertes qu'ils reçussent, mais de tant plus s'en effor­
çaient-ils, et s'en opiniâtraient par colère de tant plus
obstinément à la continuation de cette guerre.
XLIX. Ainsi donc, comme Pyrrhus se trouvait en
telles difficultés, se présentèrent de reèhef à lui nouvelles
entreprises et nouvelles espérances, qui mirent son enten­
dement en doute ; car tout à un coup vinrent ambassa­
deurs de la Sicile, qui lui offrirent de mettre entre ses
mains les villes de Syracuse, d'Agrigente et des Léontins,
le priant de leur vouloir aider à déchasser les Carthagi­
nois hors de l'île, et la délivrer toute des tyrans ; et
d'autre côté lui vinrent nouvelles de la Grèce, comme
Ptolémée, celui qui fut surnommé la Foudre, avait été
tué, et toute son armée défaite en une bataille contre les
Galates18, et que lors il surviendrait tout à point aux
Macédoniens, qui ne demandaient qu'un roi. Si maudit
adonc âprement la fortune, qui lui présentait ainsi tout à
un coup et en un même temps diverses matières pour
faire de grandes choses ; et, comme si toutes les deux
entreprises eussent été en sa main, il faisait son compte
qu'il fallait nécessairement qu'il en perdît l'une. Si fut
longtemps à résoudre en son entendement à laquelle
plutôt il devait entendre ; mais finalement il lui sembla
que dans les affaires de la Sicile y avait moyen et matière
de faire les plus grandes choses, attendu que l'Afrique
P Y RRHUS
n'en était pas guères loin; parquoi, se tournant de ce
côté-là, il dépêcha incontinent Cinéas pour s'y en aller
devant parler aux villes et cités du pays, comme il avait
accoutumé; et lui cependant mit grosse garnison dans la
ville de Tarente, pour la tenir en sa dévotion; de quoi les
Tarentins furent très malcontents; car ils lui disaient, ou
qu'il demeurât en leur pays pour soutenir la guerre
contre les Romains avec eux, qui était l'intention pour
laquelle ils l'avaient fait venir, ou bien s'il s'en voulait
aller, qu'il leur laissât au moiris leur ville en l'état qu'il
l'avait trouvée; mais il leur répondit bien rudement,
« QE'ils ne lui en parlassent plus, et qu'il fallait qu'ils
» attendissent son occasion », et avec cette réponse se
mit à la voile vers la Sicile, là où, sitôt qu'il fut arrivé,
il trouva tout ce qu'il avait espéré, car les villes se mirent
bien volontiers entre ses mains. Et là où il fut besoin de
combattre et d'employer la force des armes, rien n'arrê­
tait devant lui du commencement; car avec trente
mille hommes de pied, et deux mille cinq cents de cheval,
et deux cents voiles qu'il y mena, il chassait devant lui
les Carthaginois, et allait conquérant toute la province
qui était sous leur obéissance.
L. Or était pour lors la ville d'Éryx la plus forte place
qu'ils eussent, et y avait dedans bon nombre de gens de
guerre pour la défendre; il délibéra d'essayer à la forcer,
et, quand son armée fut prête pour donner l'assaut, il se
fit armer de toutes pièces, et, en s'approchant de la ville,
fit vœu à Hercule de lui payer un solennel sacrifice avec
une fête de jeux publics, moyennant qu'il lui fît la grâce
de se montrer aux Grecs habitant en la Sicile, digne des
nobles ancêtres dont il était descendu, et des grands
moyens qu'il avait entre ses mains. Ce vœu achevé, il fit
incontinent sonner les trompettes, et à coups de trait
retirer les Barbares qui étaient sur les murailles; puis,
quand les échelles furent plantées, il monta tout le pre­
mier sur la muraille, où il trouva plusieurs des Barbares
qui lui firent tête; mais il en jeta les uns du haut en bas
d'un côté et d'autre de la muraille, et à coups d'épée en
abattit plusieurs morts à l'entour de lui, sans qu'il y fût
aucunement blessé, parce que les Barbares n'avaient pas
la hardiesse de le regarder seulement au visage, tant son
regard était terrible. Ce qui témoigne que Homère parla
sagement et en homme bien expérimenté, quand il dit
P Y RRHUS

que la prouesse seule, entre toutes les vertus morales, est


celle qui aucunefois a des saillies de mouvements ins­
pirés divinement, et de certaines fureurs qui transportent
l'homme hors de soi-même. La ville donc ayant été prise,
il paya magnifiquement le sacrifice voué à Hercule, et fit
une fête de toutes sortes de jeux et de toutes sortes de
combats.
LI. Or y avait-il alors quelques Barbares habitant à
l'entour de Messine, qui se nommaient les Mamertins, et
faisaient beaucoup d'ennui aux peuples grecs d'alenviron,
jusques à leur faire payer taille et tribut, au moins à
quelques-uns, parce qu'ils étaient en grand nombre, tous
hommes de guerre et bons combattants ; aussi en avaient­
ils le nom de Mars, à cause qu'ils étaient aussi martiaux.
Pyrrhus mena son armée contre eux, et les défit en
bataille rangée, fit mourir leurs colleél:euts qui levaient
et exigeaient la taille, et rasa plusieurs de leurs forteresses;
et, comme les Carthaginois le recherchassent de paix et
d'amitié, en lui offrant vaisseaux et argent, prétendant à
plus grandes choses, il leur fit une courte réponse, « O!!'il
» n'y avait qu'un seul moyen de paix et d'amitié entre
» eux, qui était que, en abandonnant toute la Sicile entiè­
» rement, ils eussent pour borne, entre les Grecs et eux,
» la mer de Libye ». Car la prospérité de ses affaires, et les
forces qu'il se voyait entre mains, lui élevaient le cœur, et
l'incitaient à poursuivre l'espérance sous laquelle il était
passé en la Sicile, aspirant en premier lieu à la conquête
de la Libye, pour à laquelle aller il avait bien assez de
vaisseaux, mais de matelots et de gens de rame, non; et,
quand il en voulut amasser, alors il commença à se porter
rudement envers les villes de la Sicile, les traitant fort
rigoureusement, les forçant en courroux, et châtiant
aigrement ceux qui faisaient faute à ses commandements,
ce qu'il n'avait pas fait à son arrivée du commencement,
mais au contraire avait gagné la bonne grâce de tout le
monde, en parlant plus gracieusement que nul autre, en
montrant de se fier du tout à eux, et ne les molestant de
chose quelconque. Et tout soudain, étant ainsi devenu de
prince populaire tyran violent, il en fut estimé non seu­
lement rude et rigoureux, mais, qui pis est, déloyal et
ingrat ; et toutefois encore qu'il leur en fît grand mal, si
l'enduraient-ils néanmoins, et lui concédaient ce qu'il
demandait comme chose nécessaire.
PYRRHUS

LII. Mais quand o n aperçut qu'il commença à soi


défier de Thénon et de Sostrate, qui étaient les deux prin­
cipaux capitaines de Syracuse, qui l'avaient les premiers
fait venir en la Sicile, et qui lui avaient, aussitôt comme
il y fut arrivé, mis la ville de Syracuse entre mains, et lui
avaient aidé à faire la plupart de ce qu'il avait fait en
toute la Sicile, parce qu'il ne voulait plus ni les mener
quant et lui ni les laisser derrière, pour la défiance qu'il
avait d'eux; et que l'on vit que Sostrate, craignant qu'il
ne lui fît quelque mauvais tour, s'était absenté et retiré
d'auprès de lui, et que lui, se doutant que Thénon en
voulût faire autant, l'eut fait mourir; alors se retour­
nèrent toutes choses à l'encontre de lui, non point l'une
après l'autre ni petit à petit, mais tout à un coup, et
conçurent toutes les villes ensemble une haine mortelle
contre lui, en s'alliant les unes des Carthaginois, les autres
des Mamertins pour lui courir sus. Mais sur le point que
toute la Sicile se bandait et conspirait ainsi contre lui, il
reçut lettres des Samnites et des Tarentins, par lesquelles
ils lui faisaient entendre qu'ils avaient beaucoup à faire
à se défendre dans les villes et fortes places, et que de la
campagne ils en étaient entièrement déchassés, à raison
de quoi ils le suppliaient de les venir secourir.
LIii. Cette nouvelle lui vint tout à point pour couvrir
sa fuite, et pour pouvoir dire que ce n'était point par
désespoir de pouvoir bien faire ses besognes en la Sicile
qu'il en départait; mais, à la vérité, voyant qu'il ne la
pouvait tenir non plus qu'un navire agité de la tour­
mente, il cherchait quelque couleur honnête pour en
sortir, et fut la cause véritable pour laquelle il se rejeta
en Italie; toutefois, au partir de la Sicile, on dit qu'il
tourna ses yeux vers l'île, et dit à ceux qui étaient autour
de lui : « 0 quel beau champ de bataille nous laissons,
» mes amis, aux Romains et aux Carthaginois, pour y
» lutter et combattre les uns contre les autres ! » Cela
advint peu de temps après, tout ainsi comme il l'avait
prédit. Mais, ayant les Barbares fait ligue ensemble à
l'encontre de lui, les Carthaginois d'un côté, l'attendant
au passage, lui donnèrent la bataille par mer dans le
détroit même de Messine, là où il perdit plusieurs de ses
vaisseaux, et avec le demeurant, s'enfuit en la côte de
l'Italie; là où les Mamertins, de l'autre côté, étant passés
devant en nombre de bien dix mille combattants, ne lui
900 P YRR H U S

osèrent pas présenter la bataille en plaine campagne,


mais l'attendirent à certains pas de montagnes et en lieux
malaisés, où ils le chargèrent sur la queue, et mirent toute
son armée en grand trouble ; car ils y tuèrent deux élé­
phants et bon nombre de ceux de son arrière-garde, telle­
ment qu'il fut contraint d'y venir lui-même en personne
de son avant-garde, pour les secourir contre ces Bar­
bares, qui étaient hommes courageux et hardis, et, qui
plus est, fort bien aguerris ; et y fut en grand danger de
sa personne pour un coup d'épée qu'il y reçut en la
tête, de sorte qu'il lui fut force de se retirer un peu
arrière de la presse, ce qui augmenta le courage encore
plus à ses ennemis, entre lesquels y en eut un plus aven­
tureux que les autres, homme de haute taille, et tout armé
à blanc, qui se jeta bien loin devant sa troupe, et, d'une
voix audacieuse et fière, appela le roi, et le défia au
combat d'homme à homme, s'il était encore vivant.
LIV. Pyrrhus, irrité de cette braverie, malgré ses gens
tourna visage, tout blessé qu'il était, avec sa garde ; et,
outre ce qu'il était enflammé de colère, ayant la face
toute souillée de sang et hideuse à voir, il se jeta à travers
ses gens, et fit tant qu'il approcha du Barbare qui l'avait
défié, auquel il donna de toute sa puissance un si grand
coup d'épée sur la tête que, tant pour la force du bras
que pour la bonté de la trempe de l'acier, le coup des­
cendit jusques à bas, de sorte qu'en un moment les parties
du corps divisé en deux tombèrent, l'une de çà, l'autre
de là. Cela arrêta tout court les Barbares, et les garda de
passer outre, tant ils furent étonnés et effrayés de voir
un si grand coup de main, qui leur fit cslimer que Pyrrhus
était quelque chose davantage qu'un homme ; si le lais­
sèrent aller depuis, sans plus lui donner d'empêchement.
LV. Et lui, continuant son chemin, fit tant par ses
journées qu'il arriva en la ville de Tarente avec vingt
mille hommes de pied et trois mille de cheval ; avec les­
quels, joint ce qu'il put tirer de bons hommes de guerre
de Tarente, il se mit incontinent aux champs pour aller
trouver les Romains, qui avaient leur camp dans les
terres des Samnites, desquels les affaires se portaient très
mal ; car ils avaient les cœurs faillis pour avoir été en plu­
sieurs batailles et rencontres toujours battus par les
Romains, et si étaient malcontents de Pyrrhus, ù cause
qu'il les avait abandonnés pour aller à son voyage de la
P YRRHUS 90 1

Sicile, à raison de quoi il n'en vint pas grand nombre


devers lui en son camp ; mais nonobstant il divisa toutes
ses forces en deux, dont il envoya une partie en la
Lucanie, pour amuser l'un des consuls de Rome17 , qui
y était, afin qu'il ne pût venir au secours de son com­
pagnon ; et lui, avec l'autre partie, s'en alla contre Manius
Curius, qui s'était logé en lieu fort et avantageux près de
la ville de Bénévent, attendant le secours qui lui devait
venir de la Lucanie, joint que les devins, par les signes des
oiseaux et des sacrifices, lui conseillaient de ne bouger
de là; et Pyrrhus, au contraire, désirant le pouvoir com­
battre avant que le renfort qu'il attendait lui fût arrivé,
prit avec lui les meilleurs combattants qu'il eût en tout
son ost et les plus belliqueux éléphants, et se partit une
nuit pour le cuider aller assaillir au dépourvu jusques
dans son camp. Or avait-il long circuit de chemin à faire
et par un pays couvert de bois, tellement que leurs
torches et lumières leur faillirent ; au moyen de quoi
plusieurs des soudards s'égarèrent, et se perdit quelque
temps devant qu'on les pût rallier tous ensemble, de
manière que ce pendant la nuit se passa ; et au point du
jour les ennemis l'aperçurent clairement, ainsi comme
il dévalait des montagnes. Cela les émut de prime face,
et les effraya un petit; mais néanmoins Manius, ayant eu
les signes des sacrifices heureux, et voyant que l'occasion
le pressait, sortit hors de son camp, et, chargeant les pre­
miers qu'il rencontra des ennemis, les tourna en fuite ; ce
qui épouvanta tout le reste, de sorte qu'il en demeura
grand nombre de morts sur le champ, et y eut quelques
éléphants pris.
LVI. Cette viél:oire fit sortir Manius hors de son fort
en plaine campagne, où il y eut bataille rangée, en laquelle
il rompit ses ennemis à vive force en un endroit, mais en
l'autre il fut repoussé par la violence des éléphants, et
contraint de reculer jusques auprès de son camp, dans
lequel il avait laissé bon nombre de gens pour le garder ;
et, les voyant sur le rempart du camp tous armés et en
point de combattre, il les appela; et eux, venant tout
frais des lieux avantageux à charger sur les éléphants, les
contraignirent, en peu d'heures, à montrer le dos et
s'enfuir à travers leurs gens mêmes, lesquels ils mirent en
grand trouble et en grand désordre, dont finalement s'en
ensuivit la viél:oire totale pour les Romains, et de cette
P Y R RHUS

vill:oire conséquemment la grandeur et puissance de leur


empire; parce que, étant devenus plus courageux par
cette bataille, et en ayant accru leurs forces et acquis la
réputation d'hommes invincibles, ils conquirent incon­
tinent le re�e de l'Italie, et tantôt après toute la Sicile.
LVII. Voilà comment Pyrrhus déchut entièrement de
l'espérance qu'il avait de conquérir l'Italie et la Sicile,
après y avoir consumé six ans à faire continuellement la
guerre, durant lesquels il empira bien ses affaires, et
diminua ses forces; mais la hautesse de son courage
demeura toujours invincible, quelques pertes qu'il eût
faites, et si fut toujours e�imé, tant qu'il vécut, le pre­
mier des rois et princes de son temps, tant en expérience
et suffisance au fait de la guerre, comme en hardiesse
et prouesse de sa personne; mais, ce qu'il acquérait par
effets, il le perdait par espérances, appétant si fort ce qu'il
n'avait pas qu'il en oubliait à mettre en sûre garde ce
qu'il avait; à raison de quoi Antigone le comparait à un
joueur de dés, à qui les dés disent fort bien, mais qui ne
se sait servir des chances qui lui viennent. Ayant donc
ramené en Épire huit mille hommes de pied et cinq cents
chevaux, et ne se trouvant point d'argent pour les sou­
doyer, il allait cherchant quelque nouvelle guerre pour
avoir moyen de les entretenir. Parquoi, lui étant encore
venu un renfort de quelque nombre de Galates, il entra
dans le royaume de Macédoine, que tenait alors Antigone
le fils de Démétrius, en intention de courir et piller le
plat pays seulement; mais, quand il vit qu'il y eut pris
plusieurs places, et que davantage deux mille hommes de
guerre du pays se vinrent d'eux-mêmes rendre à lui, il
commença adonc à espérer quelque chose de plus qu'il
ne s'était promis au commencement; si marcha contre le
roi même Antigone, qu'il rencontra en une vallée étroite,
et d'arrivée chargea sur son arrière-garde si vivement
qu'il mit toute l'armée en grand désarroi; car Antigone
avait mis à la queue de son armée, pour la clore, les
Galates, qui étaient en assez bon nombre, lesquels firent
devoir de soutenir hardiment et vaillamment cette pre­
mière charge, et y fut la mêlée si âpre que la plupart d'eux
y furent taillés en pièces. Après ceux-El les conduéteurs
des éléphants, se trouvant enveloppés de tous côtés, se
rendirent eux et toutes leurs bêtes. Parquoi Pyrrhus,
voyant ses forces augmentées d'un tel renfort, se confiant
PYRRHUS

plus à la faveur de fortune qu'au discours de la raison, il


poussa outre contre le bataillon des Macédoniens, qui
étaient tous troublés et effrayés pour la défaite de leur
arrière-garde, tellement qu'ils ne voulurent point baisser
les piques ni combattre contre lui; et lui, de son côté,
leur tendant la main, et, appelant les capitaines et chefs
des bandes par leurs noms, fit tout à un coup tourner de
sa part tous les gens de pied d'Antigone, lequel se sauva
de vitesse avec quelques gens de cheval, et retint aucunes
des villes maritimes de son royaume.
LVIII. Mais Pyrrhus, entre tant de prospérités, esti­
mant n'y avoir rien qui plus tournât à sa gloire que la
défaite des Galates, fit mettre à part leurs plus belles et
plus riches dépouilles, dont il fit une offrande au temple
de Minerve Itonide18 , avec une telle inscription :
Pyrrhus ayant en bataille défait
Les fiers Gaulois, de leurs dépouilles a fait
Ces forts écus à Minerve ici prendre,
Après avoir d'Antigone fait rendre
L'armée toute ; et s'il les a vaincus
Merveille n'e§t, car au sang d' Éacus
De tout temps e§t prouesse militaire,
Et à jamais sera héréditaire 11 •
LIX. Incontinent après cette bataille, toutes les villes
du royaume se rendirent à lui; mais quand il eut celle
d' lEgès en sa puissance, il en traita rudement les habi­
tants, mêmement en ce qu'il y laissa une grosse garnison
des Gaulois qu'il avait à sa solde. Or est-ce une nation
insatiablement avaricieuse, comme ils montrèrent bien
alors; car ils se mirent à fouiller les sépultures des rois de
Macédoine, qui y sont enterrés, et ravirent ce qu'ils y
trouvèrent d'or ou d'argent, et puis jetèrent par grande
insolence les ossements au vent. Pyrrhus en fut averti;
mais il le passa légèrement sans en faire compte ni
démonstration quelconque, soit ou qu'il le différât à autre
temps pour les affaires qu'il avait alors, ou que du tout il
n'osât entreprendre de châtier ces Barbares; mais, quoi
que ce soit, les Macédoniens lui en surent fort mauvais
gré, et l'en blâmèrent fort. Au demeurant, n'étant pas
encore ses affaires bien assurées en la Macédoine, et n'y
ayant point de pied ferme, son cerveau commença incon­
tinent à s'élever en nouvelles espérances, et, se moquant
d'Antigone, il disait, « �'il était bien effronté d'aller
P Y R RHUS

» encore vêtu de pourpre comme un roi, là où il se dût


» habiller d'une simple cape, comme personne privée. »
LX. Et, l'étant Cléonyrne, roi de Sparte, venu solli­
citer de mener son armée au pays de Lacédémone, il y
entendit fort volontiers. Ce Cléonyrne était bien du sang
royal de Sparte ; mais, parce qu'il était homme violent,
et qui voulait faire toutes choses d'autorité souveraine,
on ne l'aimait point à Sparte, et ne se fiait-on point en lui,
mais y était Aréus roi paisible ; cela était la plus vieille
querelle qu'il eût contre le corps total de la chose
publique ; mais outre celle-là, il en avait une autre par­
ticulière pour telle occasion. Il avait sur ses vieux ans
épousé une belle jeune darne nommée Chélidonide, qui
était aussi de la race royale, fille de Léotychide, et, étant
devenue extrêmement amoureuse du fils du roi Aréus,
qui s'appelait Acrotatus, beau jeune homme en la fleur
de son âge, elle tourmenta et déshonora grandement son
mari Cléonyrne, qui en était passionné de jalousie et
d'amour ; car il n'y avait celui en toute Sparte qui ne
connût clairement que sa femme ne faisait compte de lui.
Ainsi étant ces douleurs et déplaisirs domestiques
conjoints avec les publics, en intention de s'en venger
il alla par dépit en courroux solliciter Pyrrhus de venir à
Sparte, pour le remettre en sa royauté ; et de fait il y mena
avec vingt-cinq mille hommes de pied, deux mille che­
vaux et vingt-quatre éléphants ; de manière qu'il était aisé
à connaître à ce grand équipage seulement qu'il n'allait
pas en volonté de remettre Cléonyrne en Sparte, mais en
délibération de subjuguer et conquérir pour soi-même
tout le pays de Péloponèse, s'il eût pu. Car de paroles il
le niait très bien aux Lacédémoniens mêmes, qui lui
envoyèrent des ambassadeurs, ainsi qu'il était en la ville
de Mégalopolis, là où il leur dit qu'il était venu au Pélo­
ponèse pour affranchir les villes et cités qu'Antigone y
tenait en servitude, et que vraiment il était en volonté
d'envoyer ses petits-enfants à Sparte, moyennant qu'on
lui permît, afin qu'ils fussent nourris à la discipline laco­
nique, et qu'ils eussent dès leur enfance cet avantage par­
dessus tous les autres rois, d'avoir été bien nourris.
LXI. Mais en feignant ces choses, et en abusant ceux
qui venaient au-devant de lui sur le chemin, on ne se
donna garde qu'il fût dans le pays de la Laconie, là où
il ne fut pas plus tôt entré qu'il commença à courir et
PYRRHUS

piller le plat pays. Et comme les ambassadeurs de Sparte


lui reprochaient et se plaignaient de ce qu'il leur faisait
ainsi la guerre sans la leur avoir premièrement dénoncée,
il leur répondit: « Vous n'avez pas non plus vous-mêmes
» accoutumé d'envoyer dénoncer et signifier ce que vous
» avez en pensée de faire aux autres. » Adonc l'un des
ambassadeurs, qui avait nom Mandricidas, lui répliqua
en son langage laconique : « Si tu es un dieu, tu ne nous
» feras point de mal, parce que nous ne t'avons point
» offensé ; et si tu es un homme, tu en trouveras quel­
» qu'autre qui vaudra mieux que toi. » Depuis il tira
droit à Sparte, là où Cléonyme fut d'avis que de prime­
sault il la fît assaillir ; mais il ne le voulut pas faire,
craignant, comme l'on dit, que, s'il faisait donner l'assaut
de nuit, ses soudards ne saccageassent la ville, et dit qu'il
serait tout à temps de le donner en plein jour le lende­
main, parce qu'il y avait fort peu de gens dans la ville, et
encore mal pourvus ; car, qui plus est, le roi même Aréus
n'y était pas, mais était allé en Candie au secours des
Gortyniens, qui avaient la guerre en leur pays ; et ce fut
ce qui sans doute sauva la ville d'être prise, que l'on ne
fit pas compte de l'assaillir chaudement, parce que l'on
estima qu'elle ne fût pas pour résister, et qu'il n'y eût
âme dedans pour la défendre ; car Pyrrhus se campa
devant en ferme opinion qu'il n'y trouverait personne
pour le combattre, et les serviteurs et amis de Cléonyme
y préparèrent son logis, comme si pour certains Pyrrhus
y eût dû venir souper et loger.
LXII. Mais quand la nuit fut venue, les Lacédémoniens
tinrent conseil entre eux, où ils furent d'avis d'envoyer
secrètement leurs femmes et petits enfants en Candie, à
quoi elles-mêmes s'opposèrent, et y en eut une entre
les autres, nommée Archidamie, qui s'en alla en plein
conseil avec une épée, porter la parole au nom des autres
dames, remontrant que les hommes leur faisaient grand
tort s'ils estimaient qu'elles eussent le cœur si lâche que
de vouloir survivre après que Sparte serait détruite ; puis
fut arrêté en ce conseil que l'on tirerait une tranchée à
l'opposite du camp de l'ennemi, aux deux bouts de
laquelle ils mettraient des chariots, qu'ils enterreraient
jusques à la moitié des roues, afin qu'ayant ainsi le pied
ferme ils pussent arrêter les éléphants et les engarder
de passer ; et comme ils commençaient à mettre la main
P Y RR H U S

à l'œuvre, y survinrent les filles et les femmes, aucunes


ceintes par-dessus leu rs cottes troussées et les autres
toutes en chemises20 , pour besogner à cette tranchte
avec les hommes vieux, admonestant les jeunes qui
devaient combattre le jour ensuivant qu'ils se reposassent
ce pendant. Si prirent la tierce partie de la tranchée à
faire, qui avait six coudées de largeur et quatre de pro­
fondeur, et durait huit cents pieds de long, ainsi que dit
Philarque, ou un peu moins comme dit Hiéronyme; puis
quand ce vint au point du jour, que les ennemis com­
mencèrent à se remuer pour venir à l'assaut, elles-mêmes
allèrent querir les armes, qu'elles mirent entre les mains
des jeunes hommes, et leur rendirent la tâche qu'elles
avaient prise à faire de la tranchée toute faite, en les
priant de la vouloir vaillamment garder et défendre, leur
remontrant le grand plaisir que c'est de vaincre les
ennemis en combattant à la vue de tout son pays, et le
grand heur et grand honneur qu'il y a à mourir entre les
bras de sa mère et de sa femme, après avoir fait le devoir
d'homme de bien et digne de la magnanimité de Sparte.
Mais Chélidonide, s'étant retirée à part, avait attaché un
las courant à son cou, toute prête à se pendre et étrangler,
plutôt que de tomber entre les mains de Cléonyme, si
d'aventure la ville venait à être prise.
LXIII. Pyrrhus donc en personne, avec la bataille de
ses gens de pied, marcha de front contre les Spartiates,
qui l'attendaient aussi en bon nombre sur l'autre bord
de la tranchée, laquelle, outre ce qu'elle était malaisée à
traverser, empêchait les soudards de combattre à pied
ferme, à cause que la terre fraîchement remuée fondait
sous eux. Parquoi Ptolémée, fils de Pyrrhus, avec deux
mille Gaulois et toute l'élite des Chaoniens, côtoyant le
long de la tranchée, essaya de passer de l'autre côté par
l'un des bouts où étaient les chariots, lesquels, étant fort
avant enfoncés dans la terre, et entrelacés les uns dans
les autres, empêchaient non seulement les assaillants,
mais aussi les défendants; toutefois à la fin, les Gaulois
commençaient déjà à déchausser les roues de ces chariots
et à les tirer dans la rivière, quand Acrotatus, jeune
homme, voyant le danger, s'encourut à travers la ville
avec une troupe de trois cents autres jeunes hommes, et
alla envelopper Ptolémée par-derrière sans être aperçu, à
cause qu'il alla par chemin creux et bas, jusques à ce qu'il
P YRRHUS

vînt à les charger par-derrière, et les contraignit de


tourner visage devers lui, en s'entreheurtant les uns les
autres, et s'entrepoussant dans la tranchée et dessous les
chariots, en grand désarroi, tant que finalement à grande
peine, et avec grande effusion de sang, ils furent rem­
barrés et repoussés.
LXIV. Or étaient les femmes et les vieillards de l'autre
côté de la tranchée, qui voyaient clairement à l'œil les
grandes armes que faisait Acrotatus. Parquoi, après que
son exécution fut faite, il s'en retourna à travers la ville,
au lieu où il était auparavant, tout souillé de sang, joyeux
et élevé en courage pour la viél:oire qu'il venait de gagner.
Les dames spartiates le trouvèrent plus grand et plus
beau que jamais, tellement qu'il n'y eut celle qui ne
réputât Chélidonide bienheureuse d'avoir un tel ami ; et
y eut quelques-uns des vieillards qui le suivant allèrent
criant après lui : « Va, gentil Acrotatus, besogne bien
» Chélidonide, et engendre de bons enfants à Sparte. »
LXV. Le combat fut aussi fort âpre à l'endroit où
était Pyrrhus, et y eut plusieurs Spartiates qui y com­
battirent fort vaillamment ; mais entre les autres, un
nommé Phyllius, après avoir fait tête longuement, et tué
de sa main plusieurs des ennemis, qui s'efforçaient de
passer la tranchée, quand il sentit que le cœur lui défaillait
pour le grand nombre des blessures qu'il avait, il appela
l'un de ceux qui étaient au rang de derrière lui, et, lui
cédant sa place, alla tomber tout roide mort entre les
armes des siens, afin que les ennemis ne pussent avoir
son corps.
LXVI. A la fin, le combat ayant duré toute la journée,
la nuit survint qui les sépara, et Pyrrhus, étant couché en
son lit, en dormant eut une telle vision : il fut avis
qu'il frappait de la foudre la ville de Lacédémone et la
brûlait toute, dont il était si joyeux que la joie l'en éveilla.
Parquoi, éveillé qu'il fut, il commanda à ses capitaines
qu'ils tinssent leurs gens tout prêts pour recommencer
l'assaut, et raconta à ses familiers son songe, estimant que
cela lui prédisait que sans point de doute il prendrait la
ville d'assaut. A quoi tous les autres assistants s'accor­
daient merveilleusement, excepté un nommé Lysimaque,
qui au contraire disait que cette vision ne lui plaisait
point, parce que les lieux frappés de la foudre sont sacrés,
et est défendu d'y entrer ; à raison de quoi il avait aussi
P YRRHUS

peur que les dieux ne lui signifiassent qu'il n'entrerait


point dans la ville de Sparte. Pyrrhus lui répondit : « Cela,
» dit-il, sont propos pour disputer pour et contre en une
» assemblée de peuple, car il n'y a certitude quelconque.
» Mais au demeurant, il faut que chacun, prenant les
» armes en main, se propose cette sentence devant les
» yeux :
» Il n'e� meilleur présage, que de prendre
» Armes en main pour son maître défendre2 1 »,
faisant allusion au vers d'Homère, où il y a, pour son pqys
défendre. En disant cela il se leva, et dès la pointe du jour
mena son armée à l'assaut.
LXVII. De l'autre côté aussi les Lacédémoniens, d'une
hardiesse et magnanimité plus grande que leurs forces,
firent merveilleux devoir de se défendre, ayant leurs
femmes auprès d'eux, qui leur tendaient les bâtons dont
ils combattaient, baillaient à boire et à manger à ceux
qui en avaient besoin, et retiraient ceux qui étaient blessés
pour les panser. Les Macédoniens aussi de leur côté fai­
saient tout ce qu'ils pouvaient pour combler la tranchée
avec force bois et autre matière, qu'ils jetaient par-dessus
les corps morts et les armes étant au fond du fossé; et,
à l'opposite, les Lacédémoniens faisaient aussi tout leur
effort pour l'empêcher; mais en ces entrefaites on aperçut
Pyrrhus à cheval, qui, ayant déjà passé la tranchée et le
rempart des chariots, s'efforçait d'entrer en la ville. Ceux
qui étaient ordonnés à la défense de cet endroit-là
s'écrièrent incontinent, et les femmes se prirent à courir,
et à crier comme si tout eût été perdu; et, comme il pas­
sait déj à outre, renversant à coups de main ceux qu'il
trouvait en tête devant lui, il lui fut tiré un coup de trait
candiot, qui donna droit à travers les flancs de son
cheval, lequel, pour la douleur qu'il sentit, sauta hors de
la presse, et, en mourant, l'emporta et le versa sur le
penchant d'un coteau fort droit, et où il était en grand
danger de tomber du haut en bas. Cela effraya les servi­
teurs et amis qu'il avait autour de lui, et en même temps
les Lacédémoniens, les avisant en cet effroi, coururent
incontinent cette part, et à coups de trait les repoussèrent
et rechassèrent tous au-dehors de la tranchée.
LXVIII. Parquoi, depuis cette retraite, Pyrrhus fit
partout ailleurs cesser aussi l'assaut, espérant que les
P YRR HUS
Lacédémoniens à la fin se rendraient, attendu 1u'il y en
avait eu en ces deux jours beaucoup de tués, et es autres
presque tous blessés; mais la bonne fortune de la ville,
soit qu'elle voulût en soi-même éprouver la vertu des
habitants, ou bien montrer combien elle a de puissance
dans les cas désespérés des affaires du monde, sur le point
que les Lacédémoniens commençaient à avoir mauvaise
espérance de leur fait, fit venir de Corinthe Aminias
Phocien, l'un des capitaines . d'Antigone, avec bonne
troupe de gens de guerre, et le mit dans la ville pour la
secourir ; et puis il ne fut pas plus tôt entré que le roi
Aréus y arriva aussi d'un autre côté, venant de Candie,
dont il ramenait quant et lui deux mille combattants.
Adonc les femmes se retirèrent en leurs maisons, faisant
leur compte qu'il n'était plus besoin qu'elles s'empê­
chassent des affaires de la guerre. Aussi donna-t-on congé
de s'en aller reposer aux hommes vieux, qui, pour la
nécessité, avaient été contraints de prendre encore les
armes outre les forces de leur âge, et se rangèrent les
nouveaux venus au lieu d'eux en bataille.
LXIX. Pyrrhus, entendant ce secours, s'opiniâtra, et
s'efforça encore plus que jamais pour tâcher à les
emporter d'assaut; toutefois, à la fin, quand il eut connu
à ses dépens qu'il n'y gagnait rien que des coups, il s'en
déporta, et alla piller et gâter tout le plat pays, délibérant
y passer son hiver ; mais il ne put éviter sa de�inée; car
il se leva en la ville d' Argos une sédition entre deux des
principaux citoyens, Ari�éas et Ari�ippe; et, parce qu'il
sembla à Ari�éas que le roi Antigone favorisait son
adversaire, il se hâta d'envoyer le premier devers Pyrrhus
lequel était de telle nature, qu'il amassait et enveloppait
continuellement espérances sur espérances, en prenant
toujours les prospérités qui lui advenaient pour occasion
d'en espérer de plus grandes; et si, d'aventure, il perdait,
il tâchait à se recouvrer, et remplir ses pertes par autres
nouvelles entreprises ; de manière que, pour n'être ni
vaincu ni vainqueur, il ne pouvait jamais reposer qu'il
ne travaillât toujours quelqu'un, et qu'il ne fût aussi lui­
même travaillé; au moyen de quoi il se partit incontinent
pour s'en aller en Argos ; mais Aréus, lui ayant dressé
embûches en plusieurs lieux, et ayant occupé les plus
malaisés passages par où il avait à passer, chargea sur les
Gaulois et Molosses qui étaient à la queue de son armée.
910 P YRRHUS

LXX. Or avait-il été ce jour-là prédit à Pyrrhus par son


devin, qui avait trouvé, en sacrifiant, le foie défeél:ueux
de l'hostie immolée, que cela lui dénonçait la perte de
quelqu'un de ceux qui lui tenaient <le plus près; mais,
sur le point qu'il ouït le bruit de la charge, il ne pensa
point à la prédiél:ion de son devin, et commanda à son
fils qu'il y allât avec les gens de sa maison, et lui cepen­
dant, à la plus grande hâte qu'il pût, fit marcher le demeu­
rant de son armée pour la tirer vitement hors de ce
mauvais pas. Si fut la mêlée fort âpre à l'entour de
Ptolémée : car c'étaient tous les meilleurs hommes des
Lacédémoniens à qui il avait affaire, conduits par un
vaillant capitaine nommé Évalcus; mais ainsi comme il
combattait fort courageusement contre ceux qu'il avait
en tête, il y eut un soudard candiot, nommé Orésus, natif
de la villé d'Aptera, homme prompt à la main, et léger
du pied, qui, en courant au long de lui, lui donna un coup
dans le flanc, dont il le porta mort par terre. Ce prince
abattu, toute sa troupe se prit incontinent à fuir, et les
Lacédémoniens à les poursuivre si chaudement, qu'ils ne
se donnèrent garde qu'ils se trouvèrent en pleine cam­
pagne bien fort éloignés de leurs gens de pied; parquoi
Pyrrhus, qui venait tout à l'heure d'ouïr la mort de son
fils, passionné d'ire et de douleur, tourna tout court
contre eux avec ses hommes d'armes molosses, et, don­
nant le premier dedans, en fit une merveilleuse boucherie.
Car, combien que partout ailleurs il ff1t terrible et invin­
cible, ayant les armes au poing, il fit néanmoins alors plus
grande preuve de sa prouesse, force et hardiesse, que
jamais il n'avait fai� auparavant; et, comme il eut lancé
son cheval contre Evalcus pour le choquer, Évalcus se
jeta à côté et lui tira un coup d'épée, duquel il faillit à lui
couper la main dont il tenait la bride, mais il n'assena
que les rênes qu'il coupa; et Pyrrhus tout aussitôt lui
tira un coup de javeline dont il le perça <l'outre en outre,
à travers le corps, et, mettant pied à terre, tailla en pièces
toute cette troupe de Lacéd�moniens, tous hommes
choisis, à l'entour du corps d'Evalcus.
LXXI. Ainsi fut l'ambition des capitaines cause de
cette perte à leur pays pour néant, attendu que la guerre
contre eux était finie; mais Pyrrhus ayant, par manière de
dire, fait sacrifice de ces pauvres Lacédémoniens à l'âme
de son fils, et fait ce merveilleux combat pour honorer
PY R R HUS 9l l

ses funérailles, en convertissant grande partie de la dou­


leur de sa mort en ire et courroux contre les ennemis, tira
puis après outre le droit chemin d'Argos. Et, entendant
comme Antigone avait déjà saisi les coteaux qui sont
au-dessus de la plaine, il se logea près de la ville de Nau­
plia, et le lendemain envoya un héraut devers Antigone,
par lequel il lui fit dire outrage, en l'appelant méchant,
et le défiant à descendre en la plaine, pour combattre à qui
d'eux demeurerait roi. Antigone lui fit réponse : « Q!!'il
» faisait la guerre autant avec le temps comme avec les
» armes, et, au demeurant, que si Pyrrhus se fâchait de
» vivre, il avait assez de chemins ouverts pour aller à la
» mort ». Ceux d'Argos envoyèrent aussi ambassadeurs
devers l'un et l'autre, les prier qu'ils se retirassent,
attendu qu'ils savaient bien qu'ils n'avaient que voir sur
la ville d'Argos, et qu'ils la laissassent neutre et amie de
tous les deux. Antigone s'y accorda, et leur bailla son
fils pour otage ; et Pyrrhus promit bien qu'il le ferait
aussi ; mais, parce qu'il ne donnait point de caution et
d'assurance de ce faire, on se défiait plus de lui.
LXXII. Si advinrent lors plusieurs grands et merveil­
leux présages, tant à Pyrrhus comme aux Argiens. Car,
ayant Pyrrhus sacrifié des bœufs, les têtes toutes coupées
et séparées des corps tirèrent les langues dehors, et
léchèrent leur propre sang ; et, dans la ville d'Argos, la
religieuse du temple d'Apollon Lycien, nommée Apol­
lonide, s'en courut parmi les rues, criant qu'elle voyait la
ville toute pleine de meurtre et de sang épandu, et une
aigle qui venait à la mêlée, mais qu'elle s'évanouissait
incontinent, et ne savait-on ce qu'elle devenait. Si arriva
Pyrrhus, joignant les murailles d'Argos, qu'il était déjà
nuit toute noire, et, trouvant la porte que l'on appelle
Diampères ouverte par Ari�ée, mit dedans ses Gaulois,
lesquels se saisirent de la place, avant que ceux de la ville
en sentissent rien ; mais, à cause que la porte se trouva
trop basse pour passer les éléphants avec leurs tours sur
le dos, il les leur fallut ôter, et puis, quand ils furent au­
dedans, les remettre en ténèbres et en tumulte, à quoi il
se perdit du temps beaucoup, de manière que ceux de la
ville à la fin s'en aperçurent, qui s'en coururent incon­
tinent au château de l'Aspide, et autres endroits forts
de la ville ; mais en même temps ils envoyèrent en dili­
gence devers Antigone, le prier qu'il les vînt secourir ; ce
91 2 P Y R R HUS

qu'il fit ; et, arrivé qu'il fut joignant les murailles, il


demeura dehors aux écoutes, et cependant envoya son
fils avec ses principaux capitaines dedans, qui menaient
un bon et gros nombre de gens de guerre.
LXXIII. Au même temps y arriva aussi Aréus, roi
de Sparte, avec mille Candiots, et les plus dispos Spar­
tiates, lesquels, tous ensemble, venant à charger les Gau­
lois qui étaient sur la place, les mirent en grand trouble
et en grand effroi ; et Pyrrhus, entrant par le quartier qui
s'appelle Cylabaris avec grands cris et fières clameurs,
quand il entendit que les Gaulois ne lui répondaient
point fermement ni audacieusement, il se douta bien
incontinent que c'était la voix de gens pressés, et qui
avaient beaucoup d'affaires ; au moyen de quoi il se
voulut hâter de les aller secourir, poussant les gens de
cheval qui marchaient devant lui à grande peine et à
grand danger, à cause des trous des égouts souterrains,
et des conduits d'eaux, dont la ville est toute pleine. Si
y avait une grande confusion, comme l'on peut imaginer
en un combat de nuit, là où personne ne voyait ce qu'il
avait à faire, ni n'entendait pour le grand bruit ce que
l'on commandait, et s'égarait-on, en s'écartant les uns
des autres parmi les rues, ni ne pouvaient les capitaines
rien ordonner à leurs gens, tant pour l'obscurité de la
nuit comme pour la confusion du tumulte qui était par
toute la ville, et parce que les rues étaient fort étroites; à
raison de quoi ils demeuraient les uns et les autres sans
rien faire, attendant que le jour fût venu, à la pointe
duquel Pyrrhus advisa le château de l' Aspide tout plein
des armes de ses ennemis ; et davantage, soudain qu'il fut
entré jusques sur la place, entre plusieurs autres beaux
ouvrages publics qui y étaient pour ornement du lieu,
il aperçut les images d'un loup et d'un taureau de cuivre,
qui combattaient ensemble. Cette rencontre l'étonna,
parce que sur l'heure il lui souvint d'une prophétie, qui
autrefois lui avait été répondue, que la destinée de sa
mort serait venue lorsqu'il verrait un loup et un taureau
combattre l'un contre l'autre.
LXXIV. Si comptent les Argiens que ces images ont
été mises sur leur place pour mémoire d'un accident qui
jadis advint en leur pays, parce que, quand Danaüs y
entra premièrement par le chemin qui s'appelle Pyramia,
comme qui dirait terres à blés, en la contrée Thyréatide,
P YRR HUS

il rencontra en sa voie un loup qui combattait contre un


taureau; si s'arrêta pour voir quelle serait l'issue de leur
combat, prenant le cas et supposant en soi-même que le
loup fût de son côté, parce que, étant étranger comme
lui, il venait courir sus aux naturels habitants du pays.
Le loup demeura finalement vainqueur, parquoi Danaüs,
faisant sa prière à Apollon Lycien, poursuivit son entre­
prise, et fit si bien qu'il chassa d'Argos Gélanor, qui pour
lors était roi des Argiens. Voilà pourquoi l'on dit que
ces images du loup et du taureau ont été mises sur la
place d'Argos.
LXXV. Pyrrhus donc, se sentant tout découragé pour
les avoir vues, et aussi parce que rien de ce qu'il avait
espéré ne lui succédait à bien, pensa de se retirer; et,
pour autant qu'il craignait les portes de la ville, qui
étaient trop étroites, il envoya devers son fils Hélénus,
qu'il avait laissé hors la ville avec la plus grande partie
de son armée, lui mandant qu'il démolît un pan de la
muraille par où ses gens pussent plus commodément
sortir, et qu'il les recueillit si d'aventure les ennemis leur
donnaient de l'affaire au sortir; mais celui qu'il y envoya
fut si hâtif et si étourdi, avec ce que le tumulte l'empê­
chait qu'il n'entendît pas bien ce que Pyrrhus lui dit,
mais fit son rapport tout au contraire. Au moyen de quoi
le jeune prince Hélénus, prenant avec lui les meilleurs
combattants qu'il eût, et le reste des éléphants, entra dans
la ville pour aller secourir son père, lequel commençait
déjà à se retirer; et tant que la largeur de la place lui
donna espace de combattre à son aise, en se retirant il
repoussa très bien ceux qui lui couraient sus, en leur
montrant visage par boutées; mais, quand il fut rangé
dans la rue qui allait de la place à la porte de la ville, il
s'embarrassa dans ses gens mêmes, qui lui venaient à
l'encontre de devers la porte pour le cuider secourir ;
mais ils n'entendaient pas, pour le bruit, ce qu'il leur
criait qu'ils reculassent en arrière, et quand bien les pre­
miers l'eussent entendu et voulu faire, ceux de derrière,
qui se coulaient toujours dedans à la foule, les en eussent
empêchés, avec ce que le plus grand des éléphants, par
cas d'aventure, était chu de travers tout au beau milieu
de la porte, où il bramait22 et empêchait de sortir ceux
qui voulaient reculer en arrière. Un autre de ceux qui
étaient devant entrés au-dedans de la ville, nommé Nicon,
PYRRHUS
qui vaut autant à dire comme viétorieux, cherchant son
gouverneur, lequel avait été abattu en terre de dessus lui
à force de coups, se rua contre ceux qui reculaient sur
lui, renversant amis et ennemis pêle-mêle, jusques à ce
que, ayant trouvé le corps de son maître mort, il l'enleva
de terre avec sa trompe, et, le portant dessus ses deux
dents, s'en retourna arrière comme furieux, foulant aux
pieds tout ce qu'il trouvait en son chemin.
LXXVI. Parquoi, étant ainsi serrés et pressés les uns
contre les autres, il n'y avait personne qui se pût aider
à part soi ; car il semblait que ce fût une seule masse de
toute la multitude, et un seul corps cloué ensemble, qui
tantôt poussait en avant, et tantôt reculait en arrière ; si
ne combattaient guères contre les ennemis qui les arrê­
taient à tous coups, et leur donnaient sur la queue, mais
se faisaient entre eux-mêmes plus de mal que ne leur en
faisaient les ennemis : car si aucun dégainait l'épée, ou
baissait la pique, il ne pouvait plus rengainer ni relever sa
pique, mais en donnait à quelqu'un de ses gens mêmes
qui se rencontrait à l'endroit, et se tuaient en s'entre­
heurtant ainsi les uns les autres. Parquoi Pyrrhus, voyant
ce trouble et cette tourmente de ses gens, ôta la couronne
qu'il avait dessus son armet, laquelle le faisait paroir de
loin entre les autres, et la donna à l'un de ses familiers
qui se trouva le plus près de lui ; puis, se fiant en la bonté
de son cheval, se jeta sur les ennemis qui le poursui­
vaient ; si y en eut un qui lui donna un coup de javeline
à travers sa cuirasse ; toutefois la blessure n'en fut pas
dangereuse ni grande avec. Parquoi il s'adressa à celui
qui lui avait tiré le coup, qui était un Argien, homme de
petite qualité, et fils d'une pauvre vieille femme ; laquelle
à l'heure même était montée sur les couvertures des mai­
sons, comme toutes les autres femmes de la ville, pour
voir le combat, et, apercevant que c'était son fils que
Pyrrhus voulait choquer, elle eut si grande frayeur de le
voir en ce péril, qu'elle prit à deux mains une tuile et la
jeta dessus Pyrrhus ; la tuile, tombant au long de la tête
à la faute de l'armet, lui donna droit sur le chignon du
cou, et lui en brisa les jointures, dont il lui prit soudain
une pâmoison telle qu'il en perdit la vue sur l'heure ; les
rênes lui churent des mains ; et lui tomba de dessus son
cheval en terre, joignant la sépulture de Licymnius, sans
que l'on sût qui il était, au moins la commune, jusques
P YRR HUS

à ce qu'un Zopire, qui était à la solde d'Antigone, et deux


ou trois autres soudards accoururent vitement cette part,
et, l'ayant reconnu, le traînèrent au-dedans d'une porte
ainsi qu'il commençait à se revenir de la pâmoison. Si
dégaina ce Zopyre une épée esclavonne qu'il portait,
pour lui en couper la tête ; mais Pyrrhus le regarda entre
deux yeux d'un regard si terrible, qu'il l'effraya, et lui
fit tellement trembler la main de peur, qu'en ce trouble
et cet effroi il ne lui donna pas droit où il fallait pour lui
couper le cou, l'assena au-dessous de la bouche, à l'en­
droit du menton de sorte qu'il demeura longtemps à lui
achever de trancher la tête.
LXXVII. Le cas fut incontinent su de plusieurs; par­
quoi Alcyonée y courant en demanda la tête, comme pour
la reconnaître ; mais aussitôt qu'il la tint, il s'en courut
devers son père, qu'il trouva devisant avec quelques
siens familiers, et lui jeta devant lui la tête. Antigone,
l'ayant regardée et reconnue, chassa son fils à coups de
bâton, en l'appelant cruel meurtrier et barbare inhumain,
et, se couvrant les yeux avec son manteau, se prit à
pleurer par compassion, en se souvenant de la fortune
de son aïeul Antigone et de son père Démétrius; puis
fit honorablement brûler et inhumer la tête et le corps de
Pyrrhus. Depuis Alcyonée rencontra son fils Hélène en
bien pauvre état, affublé d'un petit manteau simple, et
l'accueillant humainement avec paroles douces et gra­
cieuses, le mena devers son père. Q!!oi voyant, Antigone
lui dit : « Cet aB:e, mon fils, vaut mieux, et me plaît plus
» que le premier ; mais encore n'as-tu pas fait du tout
» comme tu devais, en ce que tu n'as pas ôté à Hélène
» ce méchant manteau qu'il a sur les épaules, lequel fait
» plus de honte à nous qui avons gagné, qu'à lui qui a
» perdu. » Ces paroles dites, il embrassa Hélène, et,
l'ayant remis en honnête équipage, le renvoya en son
royaume d'Épire, et, au demeurant, s'étant saisi du camp
et de l'armée entière de Pyrrhus, il traita humainement
tous ses serviteurs et amis23 •
VIE DE CAÏUS MARIUS

I . Diversité d'usages chez les Romains par rapport aux noms


propres. I I. Austérité du caraltère de Marius. III. Ses premières
campagnes. IV. Il est nommé tribun du peuple. V. Il obtient la
préture. VII. Il va commander en Espagne. VIII. Il épouse Julia
de la famille des Césars. X. Métellus le prend pour son lieutenant
en Afrique. XII . li demande le consulat. XIII. Son élefüon.
Mépris qu'il témoigne pour la noblesse. XIV. Origine de la haine
entre Marius et Sylla. XVI . Second consulat de Marius. XVII.
Les Cimbres. XXI . Triomphe de Marius. Mort de Jugurtha.
XXII. Départ de Marius pour la guerre. Comment il endurcit son
armée à la fatigue. X XIII. Sa conduite à l'égard de Trébonius.
XXIV. Il est nommé consul pour la troisième et pour la qua­
trième fois. XXVII. Comment il familiarise ses soldats avec
l 'aspclt des Barbares. X XIX . Femme syrienne qu'il menait avec
lui comme prophétesse. XXX. Présages et prédiaions de la vic­
toire de Marius. XXXVII . V iltoire complète remportée par les
Romains. XXXVIII. Marius offre un sacrifice, pendant lequel
on lui apporte la nouvelle qu'il est nommé consul pour la cin­
quième fois. XLII. Changement introduit par Marius dans le
javelot. XLVI. Viltoire complète des Romains. XL VII. Triomphe
des deux consuls. L. Sixième consulat de Marius. LIV. Infâme
complaisance de Marius pour Saturninus. LV. Il est obligé de
prendre les armes contre lui. Saturninus est tué avec ses com­
plices. LVI. Métellus est rappelé. Marius va en Asie. LVIII.
Commencement de la guerre des alliés. LIX. Conduite de
Marius dans cette guerre. LX. Il brigue le commandement
contre Mithridate. LXIII. Marius est obligé de sortir de Rome.
LXIV. Son fils échappe à la poursuite de ses ennemis. LXV.
Fuite du vieux Marius ; sa détresse. LXVII. Nouveau danger
auquel il échappe. L X VIII. Il se cache dans un marais. LXIX.
Il est pris. LXX. Personne n 'ose le tuer. LXXI. Il est mis en
liberté. LXXII. Il aborde en Afrique. LXXIV. Il se rejoint avec
son fils. LXXV. Il revient en Italie. L X X V I . Il prend parti avec
Cinna. LXXVII . Il s'empare du J anicule. LXXIX. Ses cruautés
dans Rome. L X X X I. Mort de Marc-Antoine l 'orateur. LXXXII.
Horreurs commises dans Rome. L X X X III. Marius est nommé
consul pour la septième fois. LXXXV. Il tombe malade et
meurt. LXXXVI. Réflexions sur l'ambition de Marius et sur
son attachement à la vie. L X X X I X . Mort de Marius le fils.
De l 'an J91 à l 'an 668 de Rome ; 86 avant J.-C.
CA I U S MARI U S

I. On n e sait quel était le troisième nom de Caïus


Marius non plus que de Q!!intus Sertorius, qui tint un
temps les Espagnes en sa main, ni de Lucius Mummius,
celui qui détruisit la ville de Corinthe ; car ce nom
d'Achaïcus qui fut donné à Mummius, et <l'Africain à
Scipion, et de Numidique à Métellus, étaient tous sur­
noms qui leur avaient été imposés à raison des conquêtes
par eux faites. C'est un argument, par lequel Posidonius
cuide bien convaincre ceux qui disent que le troisième
nom des Romains est leur propre nom, comme Camillus,
Marcellus, Caton ; car si ainsi était, ce dit-il, il s'ensui­
vrait que ceux qui n'ont que deux noms n'en auraient
point de propre ; mais d'un autre côté aussi, il ne s'avise
pas que, par cette même raison, il faudrait dire que les
femmes n'auraient point de noms ; car il n'y a pas une
femme romaine qui ait le premier nom, que Posidonius
estime être le propre des Romains ; mais des autres deux,
l'un est le nom commun de toute la famille, comme des
Pompéiens, des Manliens, des Cornéliens ; ni plus ni
moins que sont entre les Grecs les Héraclides et les Pélo­
pides ; et l'autre est un surnom pris et imposé des faits,
ou de la nature, ou de la forme et figure du corps, ou de
quelque autre semblable accident, comme sont ces sur­
noms, Macrinus, Torquatus, Sylla ; tout ainsi qu'entre
les Grecs, Mnemon, qui signifie ayant bonne mémoire ;
Grypos, c'est-à-dire ayant nez aquilin ; Callinique, viB:o­
rieux ; mais, quant à cela, la diversité de l'usage donnerait
assez matière de faire des oppositions au contraire à qui
voudrait.
Il. Au demeurant, quant à la forme du visage de
Marius, nous avons vu une sienne image de marbre qui
est à Ravenne, ville de la Gaule, laquelle représente fort
naïvement cette rigueur et austérité de nature et de mœurs
que l'on dit avoir été en lui ; car, étant né robuste de sa
personne, enclin aux armes, et ayant été nourri à la guerre
en discipline militaire plus que dans les civilités de la
ville, quand il vint à avoir autorité il ne put pas retenir
ni modérer son courroux. Et dit-on qu'il n'apprit jamais
les lettres grecques, et qu'il ne se servit jamais de cette
langue en affaire quelconque de conséquence, comme si
c'eût été chose digne de moquerie que se travailler pour
apprendre une langue dont les maîtres étaient en servi­
tude d'autrui ; et après son second triomphe, il fit un
CAIUS MARIUS

jour, à la dédicace de quelque temple, jouer des jeux à la


grecque pour donner passe-temps au peuple romain, et
entra dans le théâtre, mais il ne fit que s'asseoir seule­
ment, et en sortit tout incontinent. Parquoi il me semble
que, comme Platon soulait dire souvent au philosophe
Xénocrate, qui était d'une nature revêche, chagrine et
par trop sévère : « 0 Xénocrate, mon ami, je te prie,
» sacrifie aux Grâces1 »; aussi si quelqu'un eût pu persua­
der à Marius qu'il eût sacrifié aux Muses et aux Grâces
grecques, c'esl:-à-dire qu'il eût appris les lettres et les
sciences des Grecs, il n'eût pas ajouté, à tant de hauts et
glorieux faits de paix et de guerre, une si laide et si mal­
heureuse fin comme il fit, par une colère et une ambition
importune en tel âge, et par une avarice insatiable, qui,
comme vents impétueux, le jetèrent en une vieillesse san­
glante, cruelle et inhumaine. Ce que l'on pourra bien
promptement connaître en lisant le discours de ses faits.
III. Premièrement, il était de fort petit lieu, né de père
et mère pauvres, qui gagnaient leur vie à la sueur de leur
corps. Son père avait nom comme lui, et sa mère s'appe­
lait Fulcinia. Cela fut cause qu'il commença bien tard
à hanter en la ville et à goûter les façons de faire de Rome,
se tenant tout le resl:e du temps auparavant en un petit
village qui s'appelait Cimeaton, dans le territoire de la
ville d'Arpos, là où il menait une vie qui était bien dure
et champêtre, à comparaison de la civilité et élégance
de ceux qui vivaient dans les villes, mais au demeurant
bien réformée et plus semblable aux mœurs des anciens
Romains. Le premier voyage qu'il fit à la �uerre fut
contre les Celtibériens en Espagne, sous Scip1on l'Afri­
cain, quand il alla assiéger la ville de Numance2 ; là où
ses capitaines en peu dé temps aperçurent bien qu'il était
plus homme de guerre que nul autre de ses compagnons :
car il reçut fort aisément la réformation des mœurs et de
la discipline militaire, que Scipion remit sus entre les
gens de guerre, qui auparavant étaient tous désordonnés
et corrompus de voluptés et de délices. Et si dit-on qu'à
la vue de son capitaine, il combattit tête à tête contre un
des ennemis, et le défit; à raison de quoi, Scipion, pour
le rendre affeél:ionné en son endroit, lui faisait plusieurs
autres honneurs et faveurs; et mêmement un j our l'ayant
fait souper avec lui à sa table, comme quclqu un après le
souper eut mis en avant un propos, touchant les capi-
CAlU S M A RI U S

taines qui étaient pour lors à Rome, il y eut un des assis­


tants qui demanda à Scipion, fût ou parce que véritable­
ment il en doutât, ou qu'il voulût en cela flatter Scipion,
t]uel autre capitaine pareil :\ lui ;turait le peuple romain
après son décès ; Scipion, ayant Marius au-dessus de lui,
lui frappa tout doucement sur l'épaule et répondit : « A
» l'aventure sera-ce celui-ci. » Tant était l'un de ces deux
personnages bien né, pour montrer dès sa jeunesse qu'il
serait un jour grand ; et l'autre, pour sagement conjec­
turer quelle serait la fin par en voir le commencement.
IV. Tant y a que cette parole, plus que nulle autre
chose, à ce que l'on dit, éleva Marius en bonne espérance,
ni plus ni moins que si c'eût été l'oracle de quelque dieu,
et lui donna cœur de se jeter aux affaires de la chose
publique ; là où, par le moyen du port et de la faveur que
lui fit Cécilius Métellus, la maison duquel son père et lui
avaient de tout temps suivie et honorée, il obtint l'office
de tribun du peuple. Et, en ce tribunat, il mit en avant
une loi touchant la manière de donner les voix et suffrages,
laquelle semblait ôter aux nobles l'autorité qu'ils avaient
dans les éleB:ions3 ; et pourtant le consul Cotta se forma­
lisa à l'encontre, et persuada au sénat de s'opposer à
cette loi, et empêcher qu'elle ne fût autorisée, et en même
temps de faire appeler Marius devant eux pour leur rendre
raison de son fait. La conclusion fut ainsi prise et arrêtée
au sénat, et Marius y entrant ne s'étonna point, comme
eût pu faire un autre jeune homme qui n'eût encore fait
que commencer à venir au monde, sans avoir autre qua­
lité notable que sa vertu qui le recommandât; mais,
prenant de soi-même telle assurance, que lui donnèrent
les hauts faits qu'il exécuta depuis, il menaça publique­
ment le consul de le faire mener en prison, s'il ne faisait
tout sur l'heure effacer la conclusion qu'il avait fait arrê­
ter. Le consul adonc se tourna devers Cécilius Métellus',
et lui en demanda son avis, lequel, se dressant en pieds,
parla en la défense du consul ; et lors Marius, appelant
de dehors un sergent, lui commanda qu'il saisît Métellus
lui-même pou r le mener ·en prison. Métellus en appela
devant les autres tribuns, mais il n'y en eut pas un qui
prît la cause pour lui, tellement que le sénat après tout
fut contraint de faire effacer et révoquer la conclusion
qui avait été prise; et lors Marius, retournant en grand
honneu r sur la place, en l'assemblée du peuple, fit passer
920 CAIUS M A R I US
et autoriser sa loi ; et prit-on opinion de lui qu'il serait
homme roide, qui ne fléchirait jamais pour crainte, ni ne
ploierait point de honte, mais ferait tête au sénat en
faveur du peuple.
V. Toutefois il effaça bientôt après cette opinion pâr
un autre aét:e qu'il fit ; car comme quelque autre eut
proposé une loi pour faire gratuitement, sans rien payer,
distribuer du blé à chaque citoyen, il s'y opposa fort
roidement, et le gagna ; de manière qu'il vint à être
également honoré et estimé de l'une et de l'autre partie,
comme celui qui ne voulait gratifier ni aux uns ni aux
autres, au préjudice du bien de la chose publique. Après
le tribunat il poursuivit l'office de l'édilité, celle qui est
la plus honorable et la plus grande : car il y a deux édi­
lités ; l'une qui s'appelle édilité curule, ainsi nommée à
cause de certaines chaires qui ont les pieds courbes, sur
lesquelles ils siègent quand ils donnent audience ; l'autre
est de moindre dignité, et l'appelle-t-on édilité populaire;
et, quand on a élu ces premiers grands édiles à Rome,
tout sur-le-champ on procède aussi le même jour à l'élec­
tion des moindres. Marius donc, connaissant évidemment
qu'il s'en allait forclos et débouté de la première, se
tourna incontinent à demander au moins la seconde ; ce
qui ne fut pas trouvé bon, mais l'en estima-t-on homme
présomptueux, opiniâtre et audacieux ; de sorte qu'en
un même jour il souffrit deux refus, ce que jamais homme
n'avait fait auparavant; et néanmoins pour tout cela il
ne rabaissa rien de son courage, mais peu de temps après
il demanda aussi la préture, et s'en fallut bien peu qu'il
n'en fût débouté; encore à la fin, ayant été élu tout le
dernier, il fut accusé d'avoir corrompu et acheté les voix
du peuple par argent, de quoi donnait grande présomp­
tion, entre autres arguments, ce que l'on avait vu un
valet de Cassius Sabacon, au-dedans du pourpris où se
fait l'éleét:ion, allant et venant parmi ceux qui donnaient
leurs voix, parce que ce Sabacon était grand ami de
Marius5 ; si en fut appelé devant les juges, qui l'interro­
gèrent sur cc fait; à quoi il répondit que, pour la grande
chaleur qu'il faisait, il avait eu soif, et avait demandé
de l'eau fraîche à boire, et que cc valet lui en avait apporté
dans un pot jusques-là où il était, mais qu'il en était sorti
tout aussitôt comme il eut bu. Ce Sabacon fut depuis ôté
du sénat par les prochaim censeurs, et estima-t-on qu'il
CA I U S M A R I U S

avait bien mérité cette note d'infamie, ou pour s'être par­


juré en jugement, ou pour avoir été si sujet à son plaisir.
VI. Caïus Hérenmus fut aussi appelé pour porter
témoignage à l'encontre de Marius; mais il allégua pour
son essome que la loi et coutume dispensait le patron de
porter témoignage à l'encontre de son suivant ou adhé­
rent, et en fut absous par les juges; car les Romains
appellent patrons ceux qui prennent en main la protec­
tion des moindres qu'eux ; disant que les prédécesseurs
de Marius, et Marius lui-même, avaient toujours été
dépendants de la maison des Hérenniens. Les juges
reçurent et approuvèrent ces excuses; mais Marius s'y
opposa, alléguant que, depuis qu'il avait eu cet honneur
que de tenir office de la chose publique, il était sorti de
cette bassesse de condition, d'être plus suivant ni dépen­
dant de personne, ce qui n'était pas du tout véritable;
car toute magistrature n'exempte pas celui qui la tient,
ni sa race aussi, de demeurer sous le patronage d'autrui,
ni ne les délivre pas de l'obligation de les honorer, mais
faut nécessairement que ce soit une magistrature à qui
la loi permette de siéger en chaire curule, comme ils
l'appellent, c'est-à-dire qui se porte sur un chariot par
la ville.
VIL Mais encore que, dans les premiers jours que la
cause fut plaidée, l'affaire de Marius allât mal, et que les
juges lui fussent rudes et contraires, à la fin toutefois au
dernier jour il fut absous à pur et à plein contre l'opinion
de tout le monde, parce que les sentences des juges se
trouvèrent en nombre pareil autant pour que contre lui.
Si ce porta assez honnêtement en l'exercice de cet état
de préture, et, après l'an révolu, quand ce vint à départir
les provinces au sort, il lui échut l'Espagne qui e§t au­
delà de la rivière de Bétis ; là où l'on dit qu'il nettoya
de brigands et de larrons tout le pays, lequel était encore
fort farouche et sauvage pour les barbares et brutales
mœurs et façons de faire des habitants d'icelui : car les
Espagnols estimaient encore lors que c'était une belle
chose qu e vivre de brigandage.
VIII. A son retour de cette province à Rome, quand
il se voulut entremettre des affaires, il trouva qu'il n'avait
ni éloquence ni richesse, qui étaient les deux moyens
par lesquels ceux qui étaient lors en crédit menaient le
peuple à leur volonté ; toutefois si faisait-on compte de
922 CAlUS MARIUS

la fermeté de courage que l'on apercevait en lui, de sa


persévérance au travail, et de la simplicité de son vivre,
qui étaient cause de le faire honorer et avancer, tellement
qu'il fut fort hautement marié : car il épousa Julia, qui
était de la noble et illustre maison des Césars, de laquelle
fut neveu Jules César, qui depuis a été le premier homme
des Romains, et qui, pour l'alliance et affinité qui était
entre eux, semblait en quelque chose imiter Marius,
ainsi comme nous avons écrit en sa vie.
IX. Marius donc fut homme de grande continence, et
aussi de grande patience, comme l'on peut ju�er par un
aél:e qu'il fit, s'étant mis entre les mains des chirurgiens :
car il avait les cuisses et les jambes pleines de grosses
veines élargies, et, s'en fâchant parce que c'était chose
laide à voir, il résolut de se mettre entre les mains des
médecins pour se faire panser; si bailla l'une de ses
jambes au chirurgien pour y besogner, sans vouloir être
lié, comme l'on a accoutumé de faire en cas semblable\
et endura patiemment toutes les extrêmes angoisses de
douleur qu'il était force qu'il sentît quand on l'incisait,
sans remuer, sans gémir, ni soupirer, avec un visage
constant et assuré, sans jamais dire un seul mot; mais,
quand le chirurgien, ayant fait à la première cuisse,
voulut aller à l'autre, il ne la lui voulut pas bailler, disant :
« Je vois que l'amendement ne vaut pas la douleur qu'il
» en faut endurer. »
X. Depuis, Cécilius Métellus consul, étant désigné
pour aller en Afrique faire la guerre au roi Jugurtha,
mena avec lui Marius pour l'un de ses lieutenants, là où
Marius voyant qu'il y avait matière de faire belles choses
et de bien montrer sa prouesse, il ne se proposa point
pour son but en ce voyage l'augmentation de l'honneur
et de la réputation de Métellus, comme faisaient les
autres lieutenants, et pensa que ce n'était point Métellus
qui l'avait appelé là pour son lieutenant, mais que c'était
la fortune même qui lui présentait une occasion fort à
propos pour s'agrandir, et, par manière de dire, le condui­
sait par la main en un très beau champ, pour y faire
voir ce qu'il savait faire : et à cette cause s'évertua d'y
montrer toutes les preuves qu'il est possible de prouesse
et de valeur. Car y ayant toujours beaucoup d'affaires et
beaucoup de difficultés en la guerre, jamais il ne refuit
par crainte pas une corvée pour danger ou peine qu'il y
CA lUS MARIUS

eût, ni n'en dédaigna aussi pas une pour petite qu'elle


fût ; mais, surmontant ses égaux et compagnons en bon
sens et prévoyance de ce qui était expédient à faire, et
étrivant à l'encontre des privés soudards en simplicité
de vivre, et en souffrance de labeur, il en allait acquérant
la bonne grâce et bienveillance d'un chacun. Car, à dire
la vérité, aussi est-ce un grand réconfort à ceux qui
travaillent, que d'avoir des compagnons qui travaillent
volontairement avec eux, parce qu'il leur semble que
cela, je ne sais comment, leur ôte la contrainte et la
nécessité; et est une chose qui plaît merveilleusement au
soudard romain, que de voir son capitaine mangeant
publiquement en vue de tout le monde de même pain
que lui, ou prenant son repos sur quelque méchante
paillasse, ou mettant lui-même le premier la main à la
besogne, quand il est question de tirer une tranchée ou
de remparer et fortifier le camp; car ils n'estiment pas
tant les capitaines qui les honorent ni qui leur donnent,
comme ils font ceux qui travaillent, et qui s'exposent
aux dangers de la guerre avec eux; et y a bien davantage,
qu'ils aiment plus ceux qui travaillent avec eux, que ceux
qui leur permettent de demeurer en oisiveté.
XI. Marius donc, faisant tout cela, et gagnant par ce
moyen la bonne grâce des soudards, emplit incontinent
toute la Libye et toute la ville de Rome de sa renommée,
tellement que l'on ne parlait que de lui, parce que ceux
qui étaient au camp en Afrique écrivaient à ceux qui
étaient à la maison, que jamais on ne verrait l'issue de la
guerre contre ce roi barbare, si on n'en donnait la charge
à Marius, en l'élisant consul. Ces choses déplaisaient fort
à Métcllus, mais encore le fâcha plus l'inconvénient de
Turpilius, lequel advint en cette manière : il était de père
en fils ami et hôte de Métellus, et l'avait suivi en cette
guerre, ayant en son camp l'état et la charge de maître
des ouvriers. Métellus lui commit la garde de Vacca,
grande et grosse ville; et lui, parce qu'il traitait douce­
ment et gracieusement les habitants d'icelle, se fiant en
eux, ne se donna de garde, que par leur trahison il se
trouva entre les mains de ses ennemis : car ils mirent
dans leur ville Jugurtha, mais ils ne firent aucun déplai­
sir à Turpilius, mais le demandèrent au roi et le laissèrent
aller à sauveté. Il fut pour ce fait accusé de trahison; et
Marius, étant l'un de ses juges au conseil, ne se contenta
CAlUS MARIUS

pas de lui être fort aigre, mais encore irrita-t-il plusieurs


du conseil à l'encontre de lui, tellement que Métellus, en
dépit qu'il en eût, fut contraint à la pluralité des voix
de le condamner comme traître à mourir; et peu de
temps après il fut trouvé et avéré, qu'il avait été accusé
et condamné à tort. Si n'y eut celui du conseil qui n'en
fût fort marri avec Métellus, qui portait fort impatiem­
ment la mort de ce pauvre innocent; mais au contraire
Marius, s'en éjouissant, et s'attribuant la poursuite du
fait, n'eut point de honte de se vanter publiquement qu'il
avait attaché au cou de Métellus une furie vengeresse du
sang de son hôte qu'il avait fait mourir à tort. Depuis
cela ils furent ennemis déclarés, et dit-on qu'un jour
Métellus, comme par manière de moquerie, lui dit : « Tu
» nous veux donc laisser, ô homme de bien, et t'en
» retourner à Rome pour briguer le consulat, et ne te
» suffirait pas d'attendre à l'être avec mon fils »; or ce
fils-là était encore un jeune garçon.
XII. Mais, quoi qu'il y eût, Marius ne laissa point
pour cela de pourchasser son congé à toute inslance; et
Métellus, après lui avoir usé de plusieurs délais et remises,
finalement lui donna congé douze jours seulement, avant
celui de l'éleé.hon des consuls. Parquoi Marius avec une
extrême diligence fit en deux jours et une nuit le chemin
qui était fort long depuis le camp jusques à Utique, qui
esl sur la mer, là où avant que de s'embarquer il sacrifia
aux dieux; et le devin lui dit que les dieux par les signes
des sacrifices lui promettaient une prospérité incroyable,
et si grande qu'il ne l'oserait espérer. Ces r.aroles lui
élevèrent le cœur encore davantage. Si fit v01le inconti­
nent, et ayant vent en poupe traversa la mer en quatre
jours, p uis s'en courut à Rome, là où tout aussitôt qu'il
fut arnvé il s'alla montrer au peuple, qui désirait singu­
lièrement le voir; et étant conduit par un des tribuns du
peuple sur la tribune aux harangues, après plusieurs
charges et imputations qu'il proposa à l'encontre de
Métellus, finalement il supplia le peuple de le vouloir
élire consul, promettant que dans peu de jours il occirait
ou bien prendrait prisonnier le roi Jugurtha.
XIII. Si fut élu sans contradié.l:ion quelconque, et,
aussitôt qu'il eut été déclaré, commença incontinent à
lever gens de guerre, faisant enrùlcr contre les ordon­
nances et contre les coutumes anciennes, plusieurs pauvres
CAI U S M A R I U S

hommes qui n'avaient rien, et plusieurs esclaves ; l à où


les autres capitaines, auparavant lui, n'y recevaient point
de telles personnes, et ne mettaient point les armes, non
plus que les autres charges honorables de la chose
publique, sinon entre les mains de gens qui en fussent
dignes ; en quoi faisant chacun de ceux qui étaient enre­
gistrés laissait ses biens comme gages, pour assurance de
bien faire son devoir à la guerre ; toutefois si n'était-ce pas
ce qui le faisait le plus haïr, mais étaient ses fières et inso­
lentes paroles, pleines de mépris des autres, qui offen­
saient les principaux hommes de la ville ; parce qu'il allait
criant, par manière de dire, publiquement partout que
son consulat était une dépouille qu'il avait par sa vertu
gagnée sur la lâcheté et sur les délices des riches et des
nobles, et que ce qui le recommandait au peuple, et de
quoi il se fortifiait, étaient les blessures qu'il avait reçues
en son propre corps, pour le service de la chose publique,
non point les monuments des morts, ni les images et sta­
tues d'autrui ; et souventefois nommant par leurs propres
noms tantôt Albinus, et tantôt Bestia, tous deux de mai­
sons grandes et nobles, qui étant capitaines de l'armée
romaine avaient eu mauvaise fortune au pays de la Libye,
les appelant lâches et ignorant le métier de la guerre, en
demandant à ceux qui étaient autour de lui s'ils n'esti­
maient pas que leurs ancêtres eussent plutôt souhaité
laisser des descendants d'eux semblables à lui, que tels
comme étaient ceux-là, attendu qu'eux-mêmes avaient
acquis honneur et gloire, non pour être extraits et issus de
noble sang, mais par le mérite de leur vertu et de leurs
hauts faits. Si ne disait pas Marius ces paroles en vain
par une braverie et une vaine gloire seulement, cherchant
à se mettre en male grâce de la noblesse pour néant ; mais
le commun peuple étant bien aise de voir faire honte et
dépit au sénat, et mesurant toujours la grandeur du cou­
rage à la hautaineté et fierté des paroles, l'incitait à
n'épargner point la noblesse, et à piquer ainsi les per­
sonnes d'état, pourvu qu'il agréât à la commune.
XIV. Au demeurant, quand il fut repassé en Afrique,
Métellus, épris d'envie et aussi de dépit, parce que lui,
ayant achevé toute la guerre, de sorte qu'il ne restait plus
rien à prendre ni à gagner presque, sinon la personne
seule de Jugurtha, Marius lui en venait ainsi enlever et
ôter la gloire et le triomphe d'entre les mains, ayant cher-
9 2.6 CA l U S M A R I U S

ché d e s'accroître e t augmenter par ingratitude envers lui,


ne se voulut point trouver avec lui, mais s'en alla d'un
autre côté, et laissa l'armée à l'un de ses lieutenants Ruti­
lius pour la lui délivrer; toutefois la vengeance de cette
ingratitude à la fin retourna sur Marius même. Car Sylla
lui ôta d'entre les mains l'honneur du parachèvement de
cette guerre, tout ni plus ni moins que lui l'avait ôté à
Métellus; mais comment et en quelle sorte, je le répéterai
en peu de paroles, parce que nous en avons écrit les
particularités plus au long en la vie de Sylla. Bocchus,
roi de la haute Numidie, était beau-père de Jugurtha,
auquel il ne fit pas grand secours, pendant qu'il eut la
guerre contre les Romains, sous prétexte qu'il haïssait sa
déloyauté, mais en effet parce qu'il avait peur qu'il ne se
fît plus grand qu'il n'était; mais à la fin, après avoir bien
fui et erré çà et là, il fut contraint par extrême nécessité
de mettre sa dernière espérance en lui, et se retirer pour
son dernier refuge par devers lui. Bocchus le reçut plutôt
par honte de ne l'oser chasser, que pour amitié qu'il lui
portât, ni pour bien qu'il lui voulût; et, l'ayant entre ses
mains, il faisait semblant en public d'intercéder pour lui
envers Marius, et de lui écrire rondement qu'il ne le ren­
drait point; mais cependant il lui tramait sous main une
trahison, et envoya secrètement querir Lucius Sylla, qui
était lors questeur, c'est-à-dire trésorier général sous
Marius, et de qui il avait reçu quelques plaisirs en cette
guerre-là. Sylla, se commettant à la foi du Barbare, s'y
en alla à son mandement; mais quand il y fut arrivé, le
Barbare se repentit de ce qu'il avait promis, et mua de
volonté, demeurant plusieurs jours à consulter en lui­
même s'il devait rendre Jugurtha, ou bien retenir Sylla
même; toutefois à la fin il exécuta la trahison qu'il avait
propensée la première, et délivra Jugurtha vif entre les
mains de Sylla7 •
XV. Voilà la source première de cette pestilente et
mortelle inimitié qui depuis fut toujours entre Marius et
Sylla, laquelle cuida perdre et ruiner la ville de Rome et
son empire de fond en comble; parce que plusieurs, por­
tant envie à la gloire de Marius, allaient disant que cet
aél:e de la prise de Jugurtha appartenait à Sylla ; et lui­
même fit faire un anneau qu'il portait ordinairement, sur
la pierre duquel il avait fait engraver comme Bocchus
lui délivrait Jugurtha entre ses mains, et depuis il en lit
CAIUS MARIUS

toujours son cachet pour faire dépit à Marius, qui était


homme ambitieux, opiniâtre, et qui ne pouvait endurer
qu'on lui baillât un compagnon à la gloire de ses faits, et
le faisait Sylla principalement à la suscitation des ennemis
et malveillants de Marius, lesquels attribuaient le commen­
cement et les principaux exploits de cette guerre à Métel­
lus, et les derniers avec la consommation finale à Sylla,
afin que le peuple ne l'eût P.lus en si grande eslime, ni en
telle recommandation qu'il l'avait eu auparavant.
XVI. Mais toutes ces envies, toutes ces haines et
détraéüons à l'encontre de Marius, furent bientôt après
éteintes et amorties par le grand danger qui survint à
toute l'Italie du côté du Ponent, et ne s'en parla plus
depuis que l'on connut que la chose publique avait
besoin d'un bon capitaine, et que l'on commença à regar­
der qui serait le sage pilote qui la pourrait sauver d'une si
grosse et si dangereuse tourmente de guerre; car il n'y
eut pas une des nobles et anciennes maisons de Rome qui
l'osât entreprendre, ni qui se présentât pour demander
le consulat; mais fut Marius absent élu consul pour la
deuxième fois.
XVII. Car Jugurtha ne fut pas plus tôt pris, que les
nouvelles vinrent à Rome de la descente des Teutons et
des Cimbres, lesquelles ne furent pas crues du commen­
cement, pour le nombre infini de combattants qu'on disait
y avoir, et pour la puissance incroyable des armées que
l'on affirmait venir; mais depuis on connut que le bruit
qui en avait couru était moindre que la vérité, car ils
étaient trois cent mille combattants tous armés, qui
menaient avec eux une autre encore bien plus grande
multitude de femmes et d'enfants, et allaient cherchant
des terres qui fussent suffisantes pour les soutenir et
nourrir, et des villes où ils se pussent habituer et arrêter
pour vivre, ni plus ni moins qu'ils entendaient dire que
les Gaulois anciennement, étant partis de leur pays,
avaient occupé la meilleure partie de l'Italie, qu'ils
avaient ôtée aux Toscans. Or ne savait-on à la vérité
quelle nation c'était, ni d'où elle était partie, tant parce
qu'ils n'avaient aucune communication avec autres
peuples, que parce qu'ils venaient de pays fort lointain,
comme une nuée de peuples qui s'épandait dessus la
Gaule et dessus l'Italie; bien se doutait-on que c'était
une nation d'Allemagne, qui habitait le long de !'Océan
CAlUS MARIUS

septentrional, et le conjeéturait-on à voir la grandeur de


leurs corps, et aussi qu'ils avaient tous les yeux châtains
et roux, avec ce que les Allemands en leur langage
appellent les brigands Cimbres8 •
XVIII. Les autres disent que la Celtique, pour la
grande et profonde étendue du pays du côté de la grande
mer Océane et des parties septentrionales, en tirant vers
les marais Méotides et le soleil levant, s'étend jusques à la
Scythie ou Tartarie Pontique, et que, pour le voisinage,
ces deux nations se mêlèrent ensemble, et sortirent de
leurs pays, non qu'ils fissent ce grand voyage tout d'une
tire, mais à plusieurs reprises, marchant tous les ans sur
le temps nouveau9 plus avant en pays, de sorte que par
long trait de temps ils traversèrent ainsi à force d'armes
toute la terre ferme de l'Europe, et que, pour cette cause,
encore qu'ils eussent plusieurs noms particuliers selon la
diversité de leurs nations, toute la masse ensemble néan­
moins s'appelait l'armée des Celtoscythes, comme qui
dirait des Celtotartares. Les autres tiennent que de la
nation des Cimmériens, qui jadis ont été connus des
anciens Grecs, il y eut une partie non guères grande au
regard du total, qui, s'en étant fuie, ou par quelque sédi­
tion civile étant chassée du pays, fut contrainte par les
Tartares de passer outre les marais Méotides dans les
régions de l'Asie, sous la conduite d'un capitaine nommé
Lygdamis ; mais le demeurant, qui était en beaucoup plus
grand nombre, et de plus belliqueux hommes, habitait
dans les extrêmes parties de la terre, joignant la grande
mer Océane, en pays ombrageux et couverts pour les
forêts continuelles qui y sont si fortes et si épaisses, que
le soleil ne peut pénétrer jusques à la terre, et si longues et
profondes au-dedans de la terre, qu'elles viennent à se
conjoindre jusques à la grande forêt Hercynie, et sont au
demeurant sous tel endroit du ciel, où le pôle e� si fort
élevé pour l'inclination des cercles équidi�ants que l'on
nomme parallèles, qu'il e� bien peu di�tant du point qui
répond droit à plomb sur la tête des habitants, et y étant
les jours en espace de durée égaux aux nuits, impartissent
tout le temps en deux ; ce qui donna matière et occasion à
Homère de feindre que quand Ulysse voulut évoquer les
morts, il alla au pays des Cimmériens comme en la région
des enfers10 •
XIX. Voilà d'où l'on dit que partirent pour venir en
CAIUS MARIUS
Italie ces peuples barbares, qui du commencement s'appe­
laient Cimmériens, et depuis, ce dit-on, non sans quelque
al?parence, furent surnommés Cimbres ; toutefois cela se
dit plutôt par conjeéèure vraisemblable que ear assu­
rance de vérité historiale ; mais quant à la multitude des
hommes, la plupart des historiens écrivent qu'il y en
avait plutôt davantage que moins que ce que nous avons
dit, et qu'ils étaient si courageux et si hardis, que rien ne
pouvait durer devant eux, tant ils faisaient de grands
efforts de leurs mains, là où ils trouvaient à combattre,
si violentement et si soudainement, qu'ils semblaient un
feu foudroyant tout par où ils passaient. Au moyen de
quoi ils ne trouvaient plus personne qui leur osât faire
résistance, mais raclaient et emmenaient tout ce qu'ils
trouvaient en leur chemin, et y avait déjà eu plusieurs
capitaines romains commis à gouverner et garder ce que
les Romains tenaient en la Gaule de delà les monts, qui
avec grosses armées avaient été honteusement emportés
par eux. La lâcheté desquels fut cause principale de leur
faire dresser leur chemin à Rome; car, ayant défait les
premiers 'lu'ils avaient rencontrés, et y ayant gagné beau­
coup de biens, ils en furent si bien amorcés, qu'ils réso­
lurent de ne s'arrêter nulle part, que premier ils n'eussent
ruiné Rome et saccagé l'Italie.
XX. Ce que les Romains entendant de plusieurs côtés
appelèrent Marius pour lui donner la conduite de cette
guerre, et l'élurent consul pour la seconde fois, encore
que les lois fussent au contraire, lesquelles défendaient
d'élire un personnage absent, et que certain temps, qui
était préfixe, ne fût échu entre deux, premier qu'on le pût
élire pour la deuxième fois à la même magistrature. Si y
eut quelques-uns qui alléguèrent ces ordonnances pour
cuider l'empêcher; mais le peuple les renvoya bien, dis­
courant à l'encontre que ce n'était pas la première fois
que les lois avaient cédé à l'utilité publique, et que l'occa­
sion de déroger aux lois, qui se présentait alors, n'était
pas moindre que celle pour laquelle ils avaient élu Scipion
consul contre la permission et préfixion des lois11 , parce
que ce n'était pas pour crainte qu'ils eussent de perdre
leurs pays, mais pour envie de ruiner et détruire celui des
Carthaginois, à raison de quoi le peuple passa outre.
XXI. Et Marius, ramenant son armée de la Libye en
Italie, prit possession du consulat le premier jour de jan-
CAIUS MARIUS

vier, auquel les Romains commencent leur année, et en


même temps entra en triomphe dans la ville de Rome,
montrant aux Romains ce qu'ils n'avaient cuidé jamais
voir : c'était le roi Jugurtha prisonnier, lequel était
homme si caut, qui savait si bien s'accommoder à la
fortune, et qui avait parmi son astuce et finesse le courage
si grand que personne de ses ennemis ne pensait que l'on
le dût jamais avoir vif. Mais on dit qu'après avoir été
mené en ce triomphe, il perdit l'entendement incontinent,
et, la pompe du triomphe finie, il fut mené en prison, là
où les sergents, de hâte qu'ils eurent d'avoir sa dépouille,
lui déchirèrent à force toute sa robe, et, lui voulant ôter
des bagues d'or qu'il avait pendues aux oreilles, lui arra­
chèrent quant et quant le bout de l'oreille, puis le jetèrent
ainsi tout nu au fond d'une fosse profonde, ayant le sens
tout troublé; toutefois ainsi qu'on l'y jetait, en souriant
il dit : « 0 Hercule, que vos étuves sont froides ! » Si
vécut encore là six jours, combattant contre la faim, et
désirant toujours prolonger sa misérable vie J·usques à la
dernière heure, qui lui fut une punition digne es méchan­
cetés qu'il avait commises en son vivant. En ce triomphe
furent portées, comme l'on dit, trois mille sept livres d'or
pesant, et d'argent non monnayé cinq mille sept cent
septante-cinq, et outre cela en or et argent monnayé
vingt-huit mille sept cent écus12 •
XXII. Après ce triomphe, Marius fit assembler le sénat
dans le Capitole, où il entra en la compagnie avec sa robe
triomphale, soit qu'il le fît par oubliance, ou par une
trop mcivile et grossière arro�ance; mais, connaissant
que toute l'assemblée le trouvait fort mauvais, il se leva
soudain et alla prendre sa robe longue consulaire, puis
s'en retourna tout aussitôt en sa f lace. Au demeurant,
se partant pour aller à la guerre, i pensa d'aguerrir son
armée par le chemin, et endurcir ses gens à la peine, les
faisant courir en toutes sortes, faire de grandes et longues
traites, et contraignant chaque soudard à porter lui-même
ses hardes, et à se préparer ce qui lui était nécessaire pour
son vivre; de sorte que depuis on a toujours appelé en
commun proverbe les hommes laborieux, qui font volon­
tiers, sans mot dire, ce qui leur est commandé, « les
» mulets de Marius ». Toutefois aucuns allèguent une autre
cause et origine de ce proverbe; car ils disent que Seipion,
étant au siège devant la ville de Numance, voulut voir
CAIUS MARIUS 93 1

et visiter non seulement les armes et les chevaux de ser­


vice qui étaient en son ost, mais aussi les mulets et autres
bêtes de voiture, pour savoir comment chacun les tenait
bien en point et en bon équipage. Si amena Marius à la
montre son cheval qu'il pansait lui-même, fort bien
nourri, et ensemble son mulet beaucoup plus gras, plus
doux à manier, et plus fort que nul des autres. Scipion
prit grand plaisir à voir ces bêtes en si bon point et si
bien pansées, de sorte que souvent der.uis il en faisait
mention ; au moyen de quoi cette mamère de parler en
vint, qui depuis est demeurée en commun proverbe,
quand on se veut moquer de quelqu'un qui est persévé­
rant à la peine, et qui travaille continuellement, en faisant
semblant de le louer, on l'appelle « mulet de Marius ».
XXIII. Au reste il me semble que ce fut un grand
heur à Marius, que les Barbares, ni plus ni moins qu'un
reflux de mer, tournèrent premièrement leur impétuosité
devers l'Espagne; car ce pendant il eut temps et loisir
d'exerciter et aguerrir ses gens et de les assurer, et, qui
plus est encore, de se faire connaître à eux. Car quand il
les eut accoutumés peu à peu à ne faillir plus, et à ne
désobéir point, ils trouvèrent adonc son austérité de
commander, et sa sévérité de ne point pardonner à ceux
qui oubliaient leur devoir, utile et salutaire, outre ce
qu'elle était juste et raisonnable. Davantage la violence
de sa colère, l'âpreté de sa parole, et la fierté de son
re�ard, quand ils eurent été quelque temps nourris avec
lui, commença petit à petit à ne leur sembler plus effroyable
pour eux, mais pour leurs ennemis. Mais ce qui plaisait
encore plus que tout cela aux soudards était sa droiture
en justice, de laquelle il se récite un tel exemple : il y avait
un sien neveu nommé Caïus Lucius, lequel avait quelque
charge de gens en l'armée; il n'était point tenu pour
homme méchant au demeurant, sinon qu'il avait ce vice
qu'il devenait incontinent amoureux des beaux garçons ;
comme il se mit à aimer un beau jeune jouvenceau nommé
Trébonius, qui était de sa compagnie, et l'ayant par plu­
sieurs fois sollicité sans en avoir jamais pu rien obtenir,
finalement il l'envoya une nuit querir par un sien valet.
Le jeune homme, ne pouvant désobéir au mandement de
son capitaine, s'y en alla, et comme il fut dans sa tente,
voyant qu'il faisait tout son effort pour le violer à force,
il dégaina son épée, et le tua tout roide. Cela fut fait que
C.A IUS MARIUS

Marius n'était pas en son camp, lequel sitôt qu'il fut de


retour fit incontinent appeler le jeune homme en justice.
Plusieurs se présentèrent soudain pour l'accuser, et per­
sonne pour le défendre; parquoi Iui-même commença à
déduire assurément son fait, et à nommer plusieurs
témoins qui avaient vu et su comme le mort l'avait par
plusieurs fois pressé de son déshonneur, et comment il
lui avait toujours constamment résisté, sans lui vouloir
aucunement abandonner sa personne, quelques dons et
présents qu'il lui sût offrir; de quoi Marius le louant et en
étant bien aise se fit sur l'heure apporter une couronne
de celles que l'on a accoutumé de donner à ceux qui ont
fait en un jour de bataille quelque grande preuve de
vaillance, et en couronna lui-même Trébonius, comme
ayant fait un très vertueux aél:e, et en temps qui avait
besoin de beaux et bons exemples.
XXIV. Ce jugement de Marius étant rapporté et publié
dans Rome lui servit beaucoup à obtenir son troisième
consulat, avec ce que l'on attendait le retour des Barbares
sur le temps nouveau, auxquels les soudards romains ne
voulaient point donner la bataille sous autre capitaine que
sous Marius; toutefois ils ne vinrent pas si tôt comme on
les attendait, mais se passa encore l'année du troisième
consulat de Marius. Parquoi approchant le temps que se
devait faire l'éleél:ion des nouveaux consuls, et son com­
pagnon18 étant décédé, il lui fut force de s'en aller lui­
même à Rome, laissant la surintendance de son camp en
son absence à Manius Acilius. Or y avait-il lors plusieurs
gens d'honneur qui briguaient le consulat; mais Lucius
Saturninus, l'un des tribuns du peuple qui maniait mieux
la commune à sa volonté que nul autre, ayant été sous
main gagné par Marius, faisait plusieurs harangues, dans
lesquelles il persuadait au peuple d'élire Marius consul
pour la quatrième fois. Marius à l'opposite faisait sem­
blant de n'en vouloir point, disant qu il le refuserait si le
peuple l'élisait; et Saturninus l'appelait traître, en criant
que cela serait véritablement trahir la chose publique, que
de refuser la charge de capitaine souverain en un tel
danger, et si grand besoin. L'on connaissait assez que
c'était une feinte et un jeu qu'ils jouaient assez grosse­
ment lui et Marius, car on voyait le jour à travers; mais
toutefois le peuple, considérant que les affaires avaient
besoin de sa suffisance et de sa bonne fortune en la guerre,
CA IUS MA RIUS 933

l'élut consul pour la quatrième fois, et lui donna pour


compagnon Catulus Lufutius, homme qui était honoré
de la noblesse, et si n'était point désagréable au commun
peuple.

r
XXV. Marius donc, ayant nouvelles que les Barbares
approchaient, passa les monts en diligence, et, fortifiant
son camp au long de la rivière du Rhône, mit dedans
grande provision de tous vivres, afin qu'i ne pût être
contraint à faute de vivres de venir à la bataille, sinon à
son bon point quand il lui semblerait expédient; et là où
auparavant la voiture des vivres en son camp l?.ar la mer
était longue, dangereuse et de grande dépense, il la rendit
aisée et courte par tel moyen : la bouche de la rivière du
Rhône avait accueilli tant de vase et si grande quantité de
sable, que les ondes de la mer y amassaient et entassaient
avec la fange haute et profonde, que les bancs rendaient
l'entrée de la rivière étroite, difficile et dangereuse pour
les grands vaisseaux de charge, qui venaient de la mer.
O!:!oi considérant, Marius employa là son armée pendant
qu'elle ne faisait rien, et lui fit caver une grande tranchée
et canal, dans laquelle il détourna bonne partie de l'eau
de la rivière, et la tira jusques à un endroit opportun de la
côte, là où l'eau s'écoulait en la mer par une embouchure
profonde et capable des plus grands navires, et avec cela
tranquille et plate, sans être tourmentée des vents ni des
vagues de la mer. Cette fosse retient encore aujourd'hui
son nom, s'appelant la fosse Mariane1'.
XXVI. Or se divisèrent les Barbares en deux armées
pour passer en Italie, dont il échut à l'une, qui était celle
des Cimbres, d'aller par les hautes Allemagnes 16 , et forcer
ce passage-là que défendait Catulus; et à l'autre, qui était
celle des Teutons et Ambrons, de passer par le pays des
Génois le long de la marine contre Marius 16 • Or les
Cimbres, ayant plus grand circuit à faire, arrêtèrent davan­
tage et demeurèrent derrière; mais les Teutons et
Ambrons, partant les premiers, eurent en peu de jours fait
le chemin qu'ils avaient à faire jusques là où était le camp
des Romains, auquel ils se présentèrent en nombre infini,
les visages hideux à voir, et la voix et le cri tout différent
des autres hommes; si embrassèrent grande étendue de la
campagne d'alentour pour se camper, et vinrent défier
Marius et le provoquer à sortir en champ de bataille.
Marius ne fit compte de toutes leurs défiances, mais tint
934 CAIUS MARIUS

ses gens serrés et enfermés dans son camp, tançant bien


âprement ceux qui s'ingéraient de parler témérairement
au contraire, et qui, par impatience de colère, voulaient
à toute force sortir pour combattre, les appelant « Traîtres
» à leur pays, pour autant, disait-il, qu'il n'est pas ici
» question de combattre pour notre gloire particulière,
» ni J? Our gagner des triomphes et viél:oires pour nous,
» mais nous faut essayer par tout moyen de détourner ce
» grand orage de guerre, et cette foudre et tempête,
» qu'elle ne s'aille épandre sur toute l'Italie ».
XXVII. Or faisait-il ces remontrances aux capitaines
particuliers qui étaient sous lui, et aux personnes de sa
qualité; mais, quant aux soudards privés, il les faisait
tenir dessus les remparts de son camp, les uns après les
autres, J? OUr regarder les ennemis, et s'accoutumer à voir
leurs visages, leur contenance et leur marcher, et ne
s'étonner point d'ouïr leurs voix et leur parole, qui
était merveilleusement étrange et bestiale, et aussi pour
connaître la façon de leurs armes, et leur manière de
les manier. En quoi faisant, il rendit à ses gens, avec le
temps, les choses 9.ui de prime face leur avaient semblé
effroyables, si familières à leur entendement, par le moyen
de cette vue ordinaire, qu'ils ne s'en émouvaient plus;
car il estimait, ce qui est véritable, que la nouveauté fait
que l'on trouve, par erreur de jugement, les choses non
accoutumées plus horribles et plus épouvantables qu'elles
ne sont; et, au contraire, que l'accoutumance ôte beau­
coup de la frayeur et terreur aux choses qui de leur nature
sont véritablement effroyables. Ce qui se vit lors par expé­
rience; car l'accoutumance de voir tous les jours ordinai­
rement les Barbares, non seulement diminua quelque
chose de la frayeur l? remière des soudards romains, mais
davantage leur aiguisant la colère pour les fières menaces
et la braverie insupportable des Barbares, leur enflamma
les courages d'un ardent désir de les combattre, parce que
non seulement ils pillaient, gâtaient et saccageaient tout
ce qui était à l'environ, mais venaient encore donner des
assauts à leur camp avec une telle audace, que les sou­
dards romains ne le pouvaient plus endurer, et laissaient
aller de telles paroles jusques aux oreilles de Marius :
XXVIII. « Q!!elle lâcheté a jamais connue Marius en
» nous, qu'il nous engarde de combattre, et nous tient
» enfermés sous la clef et sous la garde de portiers,
CA IUS MARIUS 9H
» comme si nous fussions des femmes ? Montrons-nous
» donc hommes, et lui allons demander s'il attend d'autres
» gens de guerre que nous pour défendre l'Italie, et s'il
» a délibéré de se servir de nous comme de pionniers
» seu lement quand il voudra creuser un fossé, nettoyer
» quelque bourbier, ou détourner une rivière; car c'est
» à quoi il nous a employés en grand travail jusques ici, et
» sont les beaux ouvrages qu'il a faits en ses deux consu­
» lats, dont il se va vanter à ceux de Rome. A-t-il peur
» qu'il ne lui en prenne, comme il a fait à Carbon et à
» Cépion, que les ennemis ont déconfits ? Il ne faut point
» qu'il craigne cela ; car, et lui est capitaine de bien autre
» valeur et autre réputation que n'étaient ceux-là, et son
» armée beaucoup meilleure que les leurs; mais, corn­
» ment que ce soit, encore vaudrait-il mieux perdre
» en essayant de faire quelque chose, que de demeurer
» oiseux, en souffrant devant nos yeux détruire et sacca­
» ger nos amis et nos alliés. »
XXIX. Marius était bien aise d'ouïr ces plaintes et
doléances de ses gens, et les réconfortait en leur remon­
trant qu'il n'avait aucune défiance de leur vertu; mais
que, par avertissement de quelques prophéties et oracles
des dieux, il attendait le temps et le lieu propre pour la
viél:oire; car il faisait mener avec lui, dans une litière en
grande révérence, une femme de Syrie nommée Marthe,
que l'on disait avoir l'esprit de prophétie, et sacrifiait
Marius aux dieux par son ordonnance, au temps et en la
manière qu'elle lui commandait. Cette femme syrienne
s'était premièrement adressée au sénat pour parler de ces
affaires, et prédit des choses à advenir; mais le sénat ne
l'avait point voulu ouïr, et l'avait fait chasser; au moyen
de quoi elle se tourna devers les femmes, auxquelles elle
fit voir quelque preuve de ce dont elle se vantait, même­
ment à la femme de Marius, aux pieds de laquelle elle se
trouva un jour assise en une assemblée de jeux publics à
voir combattre des escrimeurs à outrance; car elle lui
prédit là certainement celui qui vainquit; à l'occasion de
quoi cette dame l'envoya devers son mari, lequel en fit
cas, et la fit mener partout après lui dans une litière.
Elle se trouvait aux sacrifices que faisait Marius, étant
vêtue d'une robe de pourpre double17 , qui se fermait
avec des boucles, et tenant en sa main une lance envelop­
pée tout à l'entour de banderoles, de festons et de cha-
CAlUS MARIUS

peaux de fleurs. Cette manière de farce a mis plusieurs en


doute si Marius montrait en public cette femme, croyant
qu'elle eût véritablement le don de prophétie, ou si
sciemment il faisait bonne mine de le croire, pour aider
à la feinte.
XXX. Mais ce qu'Alexandre le Myndien a écrit tou­
chant des vautours, est bien digne d'admiration ; car il
dit qu'il y en avait deux qui le suivaient à la guerre, et qui
ne faillaient jamais à comparoir et à se montrer quand il
devait gagner quelque grosse bataille, et que l'on les
reconnaissait à des colliers de laiton qu'ils portaient à l'en­
tour du cou, que les soudards leur avaient attachés, et puis
les avaient laissés aller. Depuis ce temps-là les soudards,
les reconnaissant, les saluaient, et, quand ils les aperce­
vaient dans leurs expéditions, se promettaient que c'était
signe de quelque bonne encontre qui leur devait advenir.
Or y eut-il plusieurs signes et présages qui échurent
avant la bataille; mais tous les autres étaient assez ordi­
naires, excepté que l'on rapporta de Tudertum et d'Amé­
ria, deux villes de l'Italie, que l'on avait vu la nuit au
ciel des lances et écus ardents qui avaient premièrement
vagué çà et là, puis s'étaient entrechoqués en la même
forme et manière, et avec les mêmes mouvements que
font les hommes qui combattent, jusques à ce que fina1e­
ment, les uns reculant, et les autres poursuivant, ils
allèrent tous fondre du côté du soleil couchant. Environ
ce même temps aussi vint de la ville de Pessinunte, Bata­
baces le prêtre de la grande mère des dieux, lequel apporta
nouvelles que la déesse avait parlé à lui du dedans de
son sanél:uaire, et lui avait dit que la viél:oire de cette
guerre demeurerait aux Romains. Le sénat y ajouta foi,
et ordonna que l'on édifierait un temple à cette déesse,
pour lui rendre grâces de la viél:oire qu'elle leur promet­
tait. Batabaces se voulut présenter aussi au peuple en
assemblée publique, pour lui en dire autant; mais il y eut
un des tribuns du peuple, nommé Aulus Pompéius, qui
l'en engarda en l'appelant triacleur ou bateleur, et le
repoussa outrageusement arrière de la tribune aux
harangues, et l'inconvénient qui lui en advint fit que l'on
ajouta encore plus de foi aux paroles de Batabaces; car le
tribun ne fut pas plus tôt de retour en sa maison, après
l'assemblée, qu'une grosse fièvre le saisit, dont il mourut
le septième jour après, au vu et su de tout le monde.
CAIUS MARIUS 93 7

XXXI. Au demeurant les Teutons, voyant comme


Marius ne bougeait aucunement de son camp, essayèrent
de lui donner assaut ; mais ils se trouvèrent tellement
accueillis de coups de trait que, aerès y avoir fait perte
de quelque nombre de leurs gens, ils s'en déportèrent, et
résolurent de tirer outre, se promettant qu'ils passeraient
facilement les Alpes sans danger; parquoi, troussant leur
bagage, ils passèrent tout le long du camp des Romains,
là où l'on connut plus certainement que jamais qu'ils
étaient en merveilleusement grand nombre, pour la lon­
gueur du temps qu'ils demeurèrent à passer ; car on dit
qu'ils demeurèrent six jours entiers à passer continuelle­
ment. Et, passant assez près du camp des Romains, ils
leur demandaient, par manière de moquerie, s'ils vou­
laient point écrire ou mander quelque chose à leurs
femmes, parce qu'ils seraient bientôt avec elles. O!!and ils
furent tous passés, et qu'ils continuèrent de tirer toujours
outre leur droit chemin, Marius, adonc partant aussi, se
mit à les suivre tout bellement à la trace, se logeant tou­
jours à leur queue le plus p,rès qu'il pouvait, fortifiant
très bien son camp, et choisissant toujours lieu fort et
avantageux d'assiette pour se loger, afin de pouvoir
passer les nuits en sûreté. Si marchèrent en telle sorte
jusques à ce qu'ils arrivèrent à la ville d'Aix, de là où il
ne leur restait plus guères de chemin à faire qu'ils ne
fussent dans les montagnes des Alpes, à raison de quoi
Marius se prépara là pour les combattre.
XXXII. Si choisit un lieu qui était bien fort d'assiette
pour loger son camp, mais il y avait faute d'eaux, et le fit
expressément, à ce que l'on dit, afin d'aiguiser encore
plus le courage de ses gens par ce moyen. Plusieurs le
trouvaient mauvais, lui remontrant qu'ils seraient en
danger d'endurer grande soif, s'ils se logeaient là, aux­
quels il répondit, en leur montrant une rivière qui cou­
rait tout au long du camp des ennemis, qu'il fallait aller
là acheter à boire avec son sang. Les soudards lui répli­
quaient : « O!!e ne nous y mènes-tu donc, pendant que
» nous avons encore le sang humide ? » Et il leur répon­
dit tout doucement : « Parce qu'il faut avant toute autre
» chose fortifier notre camp. » Les soudards, quelque
mécontentement qu'ils eussent, lui obéirent ; mais les
valets, n'ayant à boire ni pour eux ni pour leurs bêtes,
s'amassèrent grosse troupe, et s'en allèrent devers la
CAIUS MARIUS

rivière, portant les uns des cognées, les autres des haches,
les autres des épées et des lances, avec leurs cruches pour
apporter de l'eau, en délibération de combattre les Bar­
bares, si autrement ils n'en pouvaient avoir. Il y eut
quelque petit nombre des Barbares, q11i s'attacha à eux
du commencement, parce que la plupart étaient à table
à dîner après s'être lavés, et les autres étaient encore dans
les bains à se laver, parce qu'en ce lieu-là y a force sources
de bains naturels d'eaux chaudes ; et trouvèrent les
Romains une partie de ces Barbares faisant grande chère,
et se donnant du bon temps à l'entour de ces bains, pour
le grand plaisir qu'ils prenaient à considérer la beauté du
lieu; mais quand ils ouïrent le bruit de ceux qui combat­
taient, ils se prirent à courir à la file en la part dont il
venait.
XXXIII. Au moyen de quoi il était bien malaisé à
Marius de plus retenir les soudards romains qu'ils n'y
allassent, parce qu'ils craignaient que leurs valets n'y
demeurassent, outre ce que les plus belliqueux des enne­
mis qui se nommaient les Ambrons, ceux qui auparavant
avaient défait Manlius et Cép ion, deux capitaines romains
avec leurs exercites, et qui faisaient eux seuls plus de
trente mille combattants, couraient à grande hâte aux
armes, étant bien appesantis de leurs corps pour avoir
mangé à panse pleine ; mais au demeurant bien délibérés
en leurs courages, et plus gais que de coutume, pour le
vin qu'ils avaient bu. Si ne vinrent point courant furieu­
sement au combat sans garder ordre, ni ne jetèrent
point un cri confus, mais, faisant bruire leurs armes par
mesures, et marchant tous ensemble à la cadence, allaient
souvent répétant leur propre nom : « Ambrons,
» Ambrons, Ambrons », soit que ce fût pour s'entr'appeler
les uns les autres, ou pour étonner leurs ennemis par
cet avertissement.
XXXIV. De l'autre côté aussi les premiers des Italiens
9.ui descendirent en bataille contre eux furent les Lygu­
riens, qui sont ceux de la côte de Gênes, lesquels, leur
oyant Jeter ce cri, et l'entendant disl:inél:ement, leur
répondirent aussi le même cri, parce qu'ils disaient que
c'était le vrai surnom � énéral de toute leur nation, de
sorte que, premier qu'ils s'entrechoquassent, ce cri fut
d'une part et d'autre redoublé par plusieurs fois, et le
faisaient les capitaines tant de çà que de là crier à leurs
CAI US MARI US 93 9

gens tous ensemble, s'efforçant à l'envi les uns des autres


à qui le crierait le plus haut. Cette contention de crier
échauffa et aiguisa les courages des soudards encore
davantage ; mais les Ambrons avaient la rivière à passer,
qui fut cause de rompre leur ordonnance, et, avant qu'ils
se pussent remettre en bataille depuis qu'ils furent passés,
les Lyguriens coururent de grande roideur les charger
les premiers, et puis les naturels Romains, pour secourir
les Lyguriens, qui avaient commencé la charge, se ruèrent
en même temps, descendant de lieux avantageux sur ces
Barbares, et les contraignirent par ce moyen de se tourner
en fuite, là où le plus grand meurtre qui en fut fait fut
sur le bord de la rivière, dans laquelle ils s'entrepous­
sèrent les uns les autres, tellement qu'ils emplirent de
sang et de corps morts tout le cours de la rivière. Et
ceux qui purent repasser de l'autre côté n'eurent pas la
hardiesse de se rallier pour faire tête, de manière que les
Romains les menèrent tuant et battant jusques en leur
camp et à leur charroi ; là où les femmes avec des épées
et des haches en leurs mains leur vinrent au-devant en
grinçant les dents et hurlant de douleur et de courroux,
et chargeant tant sur les fuyants que sur les poursuivants,
les uns comme traîtres, et les autres comme ennemis ;
mais, qui plus est, elles se jetèrent au milieu des combat­
tants, et, s'efforçant d'arracher les pavois aux Romains,
et empoignant leurs épées avec les mains toutes nues,
jusques à endurer d'un courage invincible qu'on les
navrât et les tranchât en pièces à coups d'épée. Voilà
comment on dit que la première bataille fut donnée au
long de la rivière plutôt par cas d'aventure que de pro­
pos délibéré, ni par le conseil du capitaine en chef.
XXXV. Mais les Romains, après avoir défait la plu­
part des Ambrons, s'étant retirés arrière, à cause que la
nuit survint, ne se mirent pas, comme l'on a accoutumé
de faire en une telle prospérité, à chanter chansons de
viétoire et de triomphe, ni à faire bonne chère dans leurs
tentes les uns avec les autres, et moins encore à dormir,
qui est le plus doux et le plus agréable rafraîchissement
que sauraient prendre gens qui ont heureusement com­
battu; mais au contraire passèrent toute cette nuit en
grande frayeur et grande crainte, à cause que leur camp
n'était point clos ni fortifié, et qu'ils savaient très bien
qu'il était demeuré presque innumérables milliers de Bar-
940 CAIUS MARIUS

bares qui n'avaient point combattu, avec ce que ceux qui


étaient échappés de la défaite des Ambrons ne firent
autre chose toute la nuit que hurler à hauts cris, qui
n'étaient point semblables aux soupirs et gémissements
des hommes, mais plutôt aux hurlements des bêtes sau­
vages, de manière que le mugissement d'une si grande
multitude d'hommes be§tiaux, mêlé de menaces et de
lamentations, faisait retentir les montagnes d'alenviron
et le canal de la rivière ; au moyen de quoi, toute la plaine
qui était entre deux résonnait d'un frémissement horrible
et épouvantable à ouïr ; ce qui tenait les soudards romains
en effroi, et Marius même en quelque crainte, parce qu'ils
s'attendaient d'avoir cette nuit la bataille en trouble et
en désarroi ; toutefois les Barbares ne les assaillirent
point, ni cette nuit ni le j our ensuivant, mais ne firent
autre chose que se préparer à la bataille.
XXXVI. Et cependant Marius, sachant qu'il y avait
au-dessus du lieu où ils étaient came és quelques cavains
et quelques vallées couvertes de b01s, y envoya secrète­
ment Claudius Marcellus avec trois mille hommes de
pied bien armés, lui enj oignant qu'il se tînt coi en
embûche j usques à ce qu'il verrait les Barbares attachés
au combat avec lui, et que lors il les vînt charger par­
derrière ; les autres soupèrent quand il en fut heure, et

l.
après souper se reposèrent. Le lendemain au point du
our, Marius les tira aux champs hors de son fort, devant
equel il les rangea en bataille, envoyant devant sa cheva­
lerie pour cirer les ennemis à l'escarmouche ; ce que
voyant les Teutons, ils n'eurent pas la patience d'attendre
que les Romains fussent descendus en p laine campagne
pour les combattre sans avantage, mats, s'armant à la
hâte en chaude colère, les allèrent trouver j usques à la
motte sur laquelle ils étaient en bataille ; quoi considé­
rant, Marius envoya çà et là aux particuliers capitaines les
avertir qu'ils ne bougeassent, et qu'ils temporisassent
j usques à ce que les ennemis approchassent d'eux d'un
j et de main, et que lors ils lançassent leurs j avelots, et
puis tirassent leurs épées et heurtassent et repoussassent
les Barbares avec leurs écus, à cause que, quand ils mon­
teraient contremont la motte sur le pendant de laquelle
étaient les Romains en bataille, il prévoyait bien que
Jeurs coups n'auraient point de force, ni leur ordonnance
serrée vertu ni efficace quelconque, parce qu'fü ne pour-
CAIUS MARIUS

raient avoir le pied ferme ni la marche assurée, mais


seraient facilement renversés en arrière pour peu qu'on
les repoussât, à cause du pendant de la côte.
XXXVII. Marius donnait tels avertissements à ses
gens, mais en même temps il les mettait le premier en
exécution; car il était autant adroit aux armes qu'homme
qui fût en toute son armée, et si n'y en avait pas un qui
fût si hardi ni si assuré que lui. Q!!and donc les Romains,
faisant tête, les eurent arrêtés tout court, ainsi qu'ils
cuidaient furieusement monter contremont, alors, se
sentant repoussés et pressés, ils reculèrent petit à petit en
arrière jusques en la campagne, et là commençaient déjà
les premiers à se rallier et ranger en bataille sur la plaine,
quand on ouït soudain le bruit et la distraB:ion de ceux
qui étaient à la queue de leur armée, parce que Marcellus
ne faillit pas à bien prendre l'occasion quand il en fut
temps, à cause que le bruit de la première charge, montant
contremont les coteaux d'alenviron, au-dessous desquels
il était en embûche, lui en donna avis; si fit incontinent
lever ses gens, et, courant avec grands cris, alla ruer sur
ceux qui étaient à la queue des Barbares, mettant les
derniers en pièces. Ceux-là firent tourner visage à ceux
qui étaient les plus prochains devant eux, et ainsi des
autres de main en main jusques à ce qu'en peu d'heures
toute leur bataille commença à branler en désarroi, et ne
firent pas grande résistance, quand ils se sentirent ainsi
chargés par-devant et par-derrière, mais se mirent tantôt
à fuir à val de route, et les Romains les poursuivant de
près en tuèrent ou prirent de prisonniers plus de cent
mille, et prirent davantage leurs chariots, leurs tentes
et tout leur bagage, dont ils ordonnèrent du commun
consentement de toute l'armée qu'il en serait fait un
présent à Marius, sans en rien excepter, sinon ce qui
aurait été furtivement soustrait et dérobé; et, combien
que ce fût un présent très honorable et très magnifique,
si estima-t-on qu'il n'avait pas encore la récompense
qu'il méritait, pour le bon devoir d'excellent capitaine
qu'il avait montré en la conduite de cette bataille et de
toute cette guerre, tant ils se sentaient tous heureux
d'être échappés d'un si grand danger. Toutefois il y a des
historiens qui n'accordent pas que la dépouille de ces
Barbares ait été donnée à Marius, ni aussi qu'il y ait eu
si grand nombre de morts, comme nous avons dit ; mais
942 CAlU S MARIUS

bien dit-on que depuis cette bataille les Massiliens fer­


mèrent leurs vignes de haies faites d'os de morts, et que,
les corps étant pourris et consumés dessus leurs champs,
par les grandes pluies qui tombèrent dessus l'hiver ensui­
vant, les terres en devinrent si grasses, et en pénétra
la graisse si profondément au-dedans, que l'été ensuivant
elles rapportèrent une quantité incroyable de toutes
sortes àe fruits; et fut par ce moyen vérifié ce que dit
Archiloque, que les terres labourables s'engraissent de
telles pourritures; aussi dit-on qu' ordinairement après
les grandes batailles, il tombe de grosses pluies, soit ou
parce qu'il y a quelque dieu qui purifie, lave et nettoye
la terre souillée et pollue de sang humain avec les eaux
pures et célestes, ou bien que cela se fasse par cause
naturelle, parce que la déconfiture de tant de corps morts
et de sang épandu rend une moite, grosse et pesante
vapeur, laquelle épaissit l'air, qui de sa nature est
rouable et facile à changer de bien petit commencement
en altération très grande.
XXXVIII. Après cette bataille, Marius fit mettre à
part les harnois et dépouilles des Barbares, qui étaient
demeurées entières et belles à voir, pour embellir et enri­
chir la pompe de son triomphe; puis fit amasser le demeu­
rant en un grand monceau sur un bûcher de bois, pour
en faire un magnifique sacrifice aux dieux, étant tout son
exercite en armes alenviron couronné de chapeaux de
triomphe, et lui vêtu d'une grande robe de rourpre
comme le porte la coutume des Romains en te cas, et
tenant une torche ardente à deux mains, laquelle il haussa
premièrement contre le ciel; et sur le point qu'il la baissa
pour mettre le feu dans le monceau, l'on aperçut de loin
quelques-uns de ses amis qui venaient à cheval courant à
bride abattue; si se fit soudain un grand silence de toute
l'assemblée, désirant un chacun entendre ce qu'ils appor­
taient de nouveau. Et quand ils furent arrivés et descen­
dus de cheval, ils coururent incontinent embrasser et
saluer Marius, lui apportant la nouvelle, comme il avait
été élu consul pour la cinquième fois, et lui en baillèrent
des lettres, par lesquelles on le lui mandait de Rome.
Ainsi, cette nouvelle joie survenue par-dessus l'aise de la
viétoire, les privés soudards témoignèrent le plaisir qu'ils
en avaient avec grands cris et battements de leurs armes ;
et les capitaines couronnèrent encore de rechef Marius
C A I U S M A RI U S 943
avec nouveaux chapeaux de laurier qu'ils lui mirent à
l'entour de la tête; puis cela fait il mit adonc le feu dans
le bûcher, et paracheva son sacrifice.
XXXIX. Mais celle qui ne laisse jamais les hommes
jouir de l'aise d'une grande prospérité purement et sim­
plement, et entremêl e toujours en la vie de l'homme du
mal parmi du bien, soit ou la fortune, ou l'envie de la
destinée, ou bien la nécessité de la nature des choses
terriennes, peu de jours après cette grande réjouissance,
envoya à Marius la nouvelle de Catulus, son compagnon
au consulat, qui fut comme une nuée en un beau jour clair
et serein, et qui rejeta de rechef la ville de Rome en nou­
velle frayeur et nouvelle tourmente; car Catulus, qui
était ordonné pour faire tête aux Cimbres, estima qu'il
ne fallait point qu'il s'amusât à garder les pas des mon­
tagnes pour cuider empêcher les Barbares de passer, à
cause que pour ce faire il eût été contraint de diviser
son armée en plusieurs parcelles, et se fût, en ce faisant,
trouvé faible; parquoi, se tirant un peu arrière des Alpes,
au-dedans de l'Italie, il se couvrit de la rivière d'Athesis,
dessus laquelle il bâtit un pont pour pouvoir passer et
repasser quand il voudrait, et en garnit les deux bouts de
deux forts bien munis et bien fortifiés, afin de pouvoir
commodément aller secourir les places qui étaient au-delà
de la rivière, si d'aventure les Barbares, quand ils seraient
sortis hors des détroits des montagnes, les voulaient
aller forcer. Or étaient ces Barbares si outrecuidés, et
avaient leurs ennemis en si grand mépris, que, pour
montrer leur force et leur audace rlutôt que pour besoin
qu'il en fût, ni pour profit qu'i y eût, ils enduraient
qu'il neigeât sur eux tout nus, et montaient jusques aux
cimes des montagnes à travers les grands monceaux de
glaces et de neiges; puis quand ils étaient arrivés au plus
haut, ils étendaient leurs targes longues et larges dessous
leurs corps, et se laissaient glisser dessus au long des
rochers droits et coupés qui avaient des pentes de
hauteur infinie.
XL. A la fin, s'étant venus camper auprès des Romains
le long de la rivière, ils considérèrent comment ils la
pourraient passer, et commencèrent à la combler, rom­
pant les grosses buttes de terre qu'ils trouvaient à l'en­
tour, ni plus ni moins que les géants, et y apportant les
grands arbres, avec les racines tout entières, de grosses
944 CAIU S MARI US

pièces des rochers qu'ils brisaient, et des tureaux de terre


qu'ils y poussaient pour serrer et étreindre le cours de la
rivière; mais outre cela ils jetaient à val l'eau de grosses
tronches de bois, que le fil de la rivière tirait de roideur
contrebas, lesquelles, à force de coup de l'impétuosité
qu'elles descendaient à val, ébranlaient les poutres qui
soutenaient le pont des Romains. A raison de quoi plu­
sieurs des soudards du grand camp s'étonnèrent, et en
l'abandonnant commencèrent à se retirer, là où Catulus
montra (ainsi qu'il faut qu'un bon et parfait capitaine
fasse) qu'il avait son honneur et sa gloire particulière en
moindre recommandation que la publique de ses citoyens;
car, voyant qu'il ne pouvait tant alléguer de raisons à ses
gens, qu'ils voulussent demeurer, et qu'ils délogeaient
malgré lui en effroi, il commanda lui-même à celui qui
portait l'enseigne de l'aigle qu'il marchât, et s'en courût
âevers les premiers qui s'en allaient, se mettant à marcher
devant, afin que la honte de cette retraite tombât toute
sur lui, non pas sur son pays, et qu'il semblât que les
Romains suivissent leur caeitaine, et qu'ils ne fuissent
pas. Les Barbares donc, assaillant le fort qui était au bout
du pont delà la rivière d'Athésis, le prirent avec tous les
hommes qui étaient dedans; et parce qu'ils s'y étaient
portés en gens de bien, et avaient exposé vertueusement
leur vie au péril de la mort, pour la défense de leur pays,
les Barbares les laissèrent aller par composition, laquelle
ils jurèrent leur garder loyalement par leur taureau de
cuivre. Ce taureau depuis fut pris quand ils eurent perdu
la bataille, et fut porté, ainsi que l'on dit, en la maison de
Catulus comme les prémices de la viél:oire.
XLI. Au demeurant, les Barbares, trouvant le pays
ouvert sans défense quelconque, s'épandirent çà et là, et
le pillèrent tout. A l'occasion de quoi Marius fut mandé
venir à Rome pour leur faire tête; et, arrivé qu'il y fut,
chacun pensa qu'il y dût entrer en triomphe, pour autant
mêmement que le sénat le lui oél:roya bien volontaire­
ment; mais il ne le voulut pas faire, soit qu'il le fît ou
pour ne vouloir priver ses soudards et les capitaines qui
avaient combattu sous lui, étant pour lors absents, de la
part d'honneur qui leur était due, ou que ce fût pour
assurer le peuple au danger présent, comme déposant la
gloire de ses premières viél:oires entre les mains de la
bonne fortune de Rome, en espérance certaine de la
CAIUS MARIUS

reprendre puis après plus claire et plus illu§tre par


l'adjonfüon des secondes. Parquoi, après avoir remontré
au peuple et au sénat ce qui lui sembla à propos selon le
temps, il se partit incontinent pour aller trouver Catulus,
lequel il réconforta bien de sa venue, et fit aussi venir son
armée, laquelle était encore en la Gaule de delà les monts;
puis aussitôt qu'elle fut arrivée, il passa la rivière du Pô,
pour engarder les Barbares qu'ils n'endommageassent
l'Italie qui e§t en deçà du Pô. Or quant aux Barbares, ils
différaient toujours à donner la bataille, parce qu'ils
attendaient les Teutons, et disaient qu'ils s'émerveillaient
grandement de ce qu'ils demeuraient tant à venir, soit ou
que véritablement ils ne sussent rien de leur déconfiture,
ou qu'ils fissent semblant de n'en rien savoir; car ils
battaient outrageusement ceux qui leur en disaient la
nouvelle. A la fin ils envoyèrent devers Marius lui
demander des terres et des villes suffisantes pour nourrir
et loger eux et leurs frères. Marius demanda à leurs
ambassadeurs quels frères ils entendaient; ils répondirent
que c'étaient les Teutons; de quoi les autres assi§tants se
prirent à rire, et Marius se moquant d'eux leur dit : « Ne
» vous souciez point de ces frères-là, car ils ont de la
» terre que nous leur avons baillée qu'ils garderont à
» toujours et à jamais. »
XLII. Ces ambassadeurs entendirent incontinent que
voulait dire ce trait de moquerie, et se prirent à lui dire
des paroles outrageuses, en le menaçant que les Cimbres
tout présentement l'en feraient repentir, et les Teutons
bientôt après, quand ils �eraient tous arrivés. « Comment,
» leur répliqua Marius, ils sont arrivés, et ne serait pas
» honnêtement fait à vous de vous en aller sans les saluer,
» vu qu'ils sont vos frères. » Ayant dit ces paroles, il
commanda que l'on amenât les rois des Teutons liés et
enchaînés, qui avaient été pris dans les montagnes des
Alpes par ceux de la Bourgogne. Ce que les Cimbres
ayant entendu par le rapport de leurs ambassadeurs, se
mirent incontinent sans plus dilayer en chemin pour aller
trouver Marius, qui ne se bougeait point, mais entendait
à fortifier et garder son camp seulement. L'on dit que ce
fut pour cette bataille que Marius inventa premièrement
la nouveauté qu'il introduisit au javelot ou corsesque, que
les Romains avaient accoutumé de lancer toujours contre
l'ennemi à la première charge : car auparavant la hampe
CAl US MAR I US

du javelot était attachée au fer, et le fer à la hampe avec


deux petites chevilles de fer qui passaient à travers le bois,
et lors Marius en fit laisser l'une ainsi comme elle soulait
être ; mais il fit ôter l'autre, au lieu de laquelle il fit mettre
une petite cheville de bois bien mince et fort aisée à
rompre, le faisant par ruse, afin que quand le javelot
lancé viendrait à se ficher dans la targe de l'ennemi, il ne
demeurât pas tout droit, mais se pliât à l'endroit du fer,
et que la cheville de bois venant à se rompre, la hampe
en pendît contrebas, tenant encore de travers au fer fiché
par la pointe.
XLIII. Béorix donc, le roi des Cimbres, approchant
du camp de Marius avec petit nombre de gens de cheval,
l'envoya défier à prendre jour et lieu de bataille, pour
combattre à qui demeurerait le pays ; à quoi Marius fit
réponse, « �e ce n'était point la coutume des Romains
» de prendre conseil de leurs ennemis pour savoir le
» temps ou le lieu où ils devraient donner bataille ; mais
» néanmoins qu'il était content de gratifier en cela aux
» Cimbres ». Ainsi arrêtèrent-ils entre eux que ce serait
le troisième jour ensuivant en la plaine de Verselles,
laquelle était commode aux Romains pour se servir de
leur chevalerie, et aux Barbares pour étendre à leur aise le
grand nombre de leurs combattants; si ne faillirent point
Ies deux parties à l'assignation, mais comparurent en
bataille rangée, les uns devant les autres. Catulus avait en
son camp vingt mille trois cents hommes de guerre, et
Marius trente-deux mille au sien, qu'il disposa aux deux
pointes de la bataille, enfermant Catulus avec ses gens au
milieu, ainsi comme l'écrit Sylla, qui fut présent à cette
bataille, disant que Marius le fit malicieusement pour
l'espérance qu'il avait de rompre les ennemis avec les
deux pointes de la bataille, afin que la viél:oire totale fût
à ses gens, et que Catulus ni les siens, qui seraient au
milieu, n'y eussent point de part, et ne pussent pas seule­
ment affronter l'ennemi, P, Our autant qu'ordinairement,
quand le front d'une bataille e� ainsi de grande étendue,
les deux pointes ont accoutumé de se jeter en avant, et se
fait comme un croissant de lune, là où le milieu e� plus
enfoncé ; et trouve-t-on en d'autres hi�oriens que Catulus
même, accusant la malignité de Marius en ce fait, le disait
ainsi pour la décharge de son honneur.
XLIV. �ant aux Cimbres, les troupes de leurs gens
CAIUS MARIUS 947
de pied, sortant hors de leurs forts à loisir, se rangèrent
en bataille carrée aussi longue que large, car en chaque
sens elles occupaient près de deux lieues de pays18 ; mais.
leur gendarmerie, qui était de quinze mille chevaux, mar­
cha devant en superbe équipage : car ils avaient en leurs
têtes des armets faits en forme de gueules de bêtes sau­
vages et de mufles étrangers, sur lesquels ils portaient de
grands et hauts panaches qui semblaient des ailes, et les
faisaient trouver à l'œil encore plus hauts et plus grands
hommes qu'ils n'étaient. Au demeurant, ils avaient les
corps couverts de cuirasses de fer, et portaient devant eux
de grandes targes blanches, et pour armes offensives cha­
cun avait en main deux javelots à darder de loin, puis,
quand ils venaient aux coups de main, ils avaient de
grandes et pesantes épées, dont ils combattaient de près.
Mais cette fois-là ils ne marchèrent pas de droit fil contre
l'armée des Romains, mais détournèrent un petit à main
droite, afin de les enfermer entre eux et leurs gens de
pied qui étaient à la main gauche. Les capitaines des
Romains s'aperçurent bien incontinent de leur ruse, mais
ils ne purent retenir leurs soudards : car il y en eut un qui
s'écria que les ennemis s'enfuyaient, et incontinent tous
les autres se mirent à courir après.
XLV. Cependant les gens de pied des Barbares, qui
semblaient une mer infinie, marchaient toujours en avant;
et adonc Marius, ayant levé ses mains en les haussant
devers le ciel, promit et voua aux dieux un solennel
sacrifice de cent bœufs. Aussi voua Catulus, levant sem­
blablement les mains contre le ciel, qu'il édifierait un
temple à la Fortune de ce jour-là19 ; et dit-on que Marius,
ayant sacrifié, quand on lui montra les entrailles des
hosties immolées, s'écria tout haut : « La viétoire est
» mienne. » Mais, quand ce vint à charger, il arriva à
Marius un accident d'expresse vengeance divine, laquelle
fit retourner sa finesse contre lui-même, ainsi comme
Sylla l'écrit : car il s'éleva, comme l'on peut penser, une
si grande poussière, que les deux armées se perdirent de
vue l'une l'autre; au moyen de quoi Marius, s'étant mis à
courir le premier pour aller commencer la charge, et,
ayant attiré ses gens après lui, faillit à rencontrer les
ennemis; et, ayant passé outre leur bataille, fut long­
temps errant çà et là par la campagne, pendant que les
Barbares combattaient à l'encontre de Catulus. Tellement
CAlUS MARIUS

que le plus fort de toute la mêlée fut à l'endroit de lui et


de son armée ; en laquelle Sylla écrit qu'il était, où il dit
que la chaleur et le soleil qui donnait au visage des
Cimbres servit de beaucoup aux Romains; car les Bar­
bares, étant bien durs pour souffrir et endurer les froi­
dures, à cause qu'ils avaient été nés et nourris en pays
froids, couverts et ombrageux, comme nous avons dit,
au contraire étaient mous à l'encontre de la chaleur, et
fondaient en sueur au soleil, et étaient incontinent à la
grosse haleine, mettant leurs pavois au-devant de leurs
visages, pour autant mêmement que c'était au cœur de
l'été, environ le vingt-septième jour du mois de juillet,
que fut donnée cette bataille20 ; et servit aussi la pous­
sière aux Romains à les assurer, parce qu'elle les engarda
de voir de loin la multitude innumérable de leurs enne­
mis. Et, étant chacun allé courant charger ceux qu'ils
avaient en tête devant eux, ils se trouvèrent attachés au
combat avant que la vue leur eût pu apporter aucune
frayeur; outre ce qu'ils étaient tant endurcis au travail,
et si bien aguerris, que, pour quelque chaleur excessive
qu'il fît, jamais on n'en vit un qui suât, ni qui soufflât,
encore que le premier choc eût été fait en courant; ce
que Catulus même a laissé par écrit à la louange de ses
soudards.
XLVI. Si fut la plus grande partie des Barbares, même­
ment des plus belliqueux, taillée en pièces sur-le-champ;
car afin que l'on ne pût ouvrir ni rompre leur ordon­
nance, ceux des premiers rangs étaient tous liés ensemble
par leurs ceintures et baudriers avec longues chaînes de
fer, et ceux qui s'enfuirent furent chassés et poursuivis
jusques dans leur camp, là où les poursuivants rencon­
trèrent des choses horribles et épouvantables à voir; car
leurs femmes, étant montées dessus leurs chariots, vêtues
de robes noires en deuil, tuaient ceux qui fuyaient, sans
différence quelconque, les unes leurs pères, les autres
leurs maris ou leurs frères, et étranglant leurs petits enfants
avec leurs propres mains, les jetaient sous les roues des
chariots et entre les jambes des chevaux, puis se tuaient
aussi elles-mêmes après; et dit-on qu'il s'en trouva une
pendue au bout du timon d'un chariot, ayant attaché par
le cou à ses deux talons deux de ses enfants, et que les
hommes, à faute d'arbres pour se pendre, attachaient des
lacs courants qu'ils se mettaient au cou, aux cornes et aux
CAIUS MARIUS 949
jambes des bœufs, et qu'ils les piquaient puis après avec
des aiguillons, pour les faire courir et sauter, tant que, les
traînant ainsi partout et les foulant aux pieds, ils les
faisaient à la fin mourir; et néanmoins, quoiqu'il y en eût
par ces moyens grand nombre de morts, encore en fut-il
pris de prisonniers bien soixante mille, et le nombre des
morts en monta deux fois autant. Si pillèrent les soudards
de Marius le camp des Barbares; mais les dépouilles des
morts en la bataille, les enseignes et les trompettes, furent
toutes apportées au camp de Catulus, comme l'on dit, qui
était l'argument que Catulus alléguait, pour montrer que
c'étaient lui et ses gens qui avaient gagné la bataille; sur
quoi, s'étant ému débat et différend entre les soudards
des deux camps, pour le décider amiablement ils élurent
arbitres les ambassadeurs des Parmesans11, qui d'aven­
ture se rencontrèrent lors en l'armée. Les soudards de
Catulus les menèrent au lieu où avait été faite la déconfi­
ture, leur montrant les corps des ennemis percés de part
en part avec leurs javelots, qui étaient faciles à recon­
naître, parce que Catulus leur avait fait engraver son
nom dessus la hampe.
XLVII. Ce nonobSl:ant, toute la gloire de ce grand fait
d'armes fut attribuée à Marius, tant pour la première
viB:oire qu'il avait gagnée seul contre 1es Barbares, que
pour la dignité des magiSl:rats qu'il avait eus. O!!i plus
e:ft, le commun peuple le surnomma troisième fondateur
de la ville de Rome, n'eSl:imant pas moindre le péril dont
il les avait délivrés, qu'avait anciennement été celui des
Gaulois22 ; et, faisant bonne chère chacun d'eux en son
privé avec sa femme et ses enfants, ils offraient aux dieux
et à Marius ensemble les prémices de leur souper; et
si voulaient à toute force qu'il triomphât seul des deux
triomphes; ce que toutefois il ne voulut pas faire, mais
entra avec Catulus dans la ville en triomphe, se voulant
montrer courtois et modéré en si grande prospérité, et
aussi craignant à l'aventure les soudards de Catulus, les­
quels étaient prêts et appareillés, si l'on voulait priver
leur capitaine de cet honneur, d'empêcher aussi que
Marius ne triomphât.
XLVIII. Voilà comment se passa son cinquième consu­
lat; après lequel encore pourchassa-t-il le sixième plus
chaudement, et de plus ardente affefüon que jamais autre
ne fit son premier, cherchant la bonne grâce du menu
950 CAIUS M AR IUS

peuple par tous moyens de caresses qu'il leur pouvait


faire pour leur gratifier, en s'humiliant et abaissant envers
eux, non seulement contre la dignité du lieu qu'il tenait,
mais aussi contre sa propre nature, contrefaisant le doux,
le gracieux et populaire, encore que de son naturel il ne
fût rien moins que cela. Mais son ambition le rendait fort
craintif et fort retenu, en matière de gouvernement et de
brigues et menées de ville; car cette hardiesse et constance
assurée qu'il avait en bataille contre l'ennemi l'abandon­
nait incontinent qu'il se trouvait en une assemblée de
f.
peuple en la ville, et sortait facilement hors de soi au
remier blâme ou à la première louange qu'il oyait que
on lui donnait, encore que l'on compte que quelque­
fois, comme il eut donné droit de bourgeoisie romaine à
mille hommes Camérins, tout à un coup, parce qu'ils
s'étaient fort bien et vaillamment portés en une guerre,
il y eut quelques-uns qui l'en accusèrent, disant que
c'était chose faite contre toutes les lois. Il leur répondit,
« Q!!e pour le bruit des armes il n'avait pas pu ouïr les
» lois »; toutefois si semble-t-il que véritablement il crai­
gnait et redoutait fort le bruit et la crierie du peuple en
une assemblée de ville : car en temps de guerre il retenait
bien sa dignité et son autorité pour le besoin que l'on
avait de sa suffisance; mais en temps de paix et en matière
de gouvernement civil, lui étant le premier lieu de crédit
mis en dispute, il chercha de se couler en la bonne grâce
du commun po pulaire, et à acquérir par tous moyens sa
bienveillance, aimant mieux être le plus grand, que le
plus homme de bien.
XLIX. Si encourut par ces déportements la haine de
toute la noblesse généralement; mais il n'y en avait pas
un de qui il se doutât, ni de qui il se défiât tant comme il
faisait de Métellus, pour le tour de grande ingratitude
qu'il se souvenait lui avoir fait, et aussi parce qu'étant
homme de nature droit, entier et véritable, il en voulait
ordinairement à ceux qui par voi«s obliques s'allaient
glissant en la bonne grâce du peuple, et s'étudiaient à
faire toutes choses p our le flatter et lui complaire; au
moyen de quoi Manus épiait tous moyens pour le chas­
ser hors de Rome; pour à quoi parvenir il s'allia d'un
Glaucias et d'un Saturninus, les deux plus audacieux,
plus effrontés et plus téméraires hommes qui fussent en
toute la ville, qui avaient à leur commandement toute
CA IUS MARIUS 95 1

la tourbe des souffreteux, nécessiteux, et telle manière de


gens qui ne demandent que troubles et tumultes, par
l'entremise desquels il mettait en avant de nouvelles lois
populaires, et faisait venir des champs les gens de guerre,
et les mêlait parmi le peuple de la ville aux assemblées
publiques pour faire de la fâcherie à Métellus.
L. Davantage l'historien Rutilius, homme de bien au
demeurant et véritable, mais particulièrement ennemi de
Marius, écrit13 qu'il obtint son sixième consulat, moyen­
nant de l'argent u'il fit distribuer par chacune lignée du
peuple, et qu'il 1'acheta à deniers comptants, afin d'en
pouvoir débouter Métellus, et avoir Valérius Flaccus,
non jà pour pair et compagnon au consulat, mais plutôt
pour ministre de sa volonté. Il n'y avait jamais eu Romain
à qui le peuple eût conféré six fois le consulat, excepté
Valérius Corvinus seul; mais à celui-là, on dit qu'il y eut
quarante cinq ans ic entre son premier consulat et son
dernier; là où Marius depuis son premier continua les
cinq autres de rang tout d'une tire de la faveur de fortune,
mais au dernier il excita grande haine et envie contre soi,
à cause des lourdes fautes qu'il commit à l'appétit de
cestui Saturninus, entre lesquelles fut la mort de Nonnius
que tua Saturninus, parce qu'il était son concurrent en
la brigue du tribunat. Puis quand il eut été élu tribun du
peuple, il mit en avant une loi pour faire repartager les
terres, en la uelle loi il avait notamment ajouté un article,
1
« O!!e tous es seigneurs du sénat viendraient jurer publi­
» quement qu'ils observeraient et garderaient de point
» en point ce que le peuple par ses suffrages aurait arrêté,
» et n'y contreviendraient en chose quelconque ».
LI. Marius en plein sénat fit semblant de vouloir oppu­
gner cet article, disant que ni lui ni autre homme de bon
sens, à son avis, ne ferait ce serment : « Car si la loi était
» mauvaise, on ferait, ce disait-il, tort au s\!nat, de le
» contraindre à concéder cela par force, et non de sa
» franche volonté »; mais il disait cela, non parce qu'il
eût intention de le faire ainsi qu'il disait, mais était un
aguet qu'il dressait à Métellus bien mal aisé à échapper.
Car, estimant que savoir bien mentir fût une partie de
vertu et de bon esprit; il avait très bien résolu en soi­
même de ne se soucier ni souvenir aucunement de chose
qu'il eût dite au sénat; et au contraire, sachant bien aussi
que Métellus était homme grave et sage, qui réputait que
9P CAlUS MARIUS

l'être véritable, comme dit Pindarus25 , soit le commen­


cement et le fondement d'une grande vertu, il le voulait
surprendre, en lui faisant affirmer devant le sénat qu'il ne
jurerait point, sachant bien que le peuple lui en voudrait
mal de mort, quand puis après il refuserait à jurer, comme
il en advint : parce que Métellus, ayant lors assuré qu'il
ne jurerait point, le sénat se leva.
LII. Et peu de j ours après Saturninus, appelant les
sénateurs à la tribune aux harangues pour les contraindre
de j urer devant le peuple, Marius s'y alla présenter ; et là
toute l'assistance fit un grand silence, et eut les oreilles
bien ouvertes pour ouïr ce qu'il dirait ; mais lui, ne faisant
compte de ce qu'il avait si vaillamment promis de la
lan�ue devant le sénat, dit alors : « O!:!'il n'avait pas le cou
» s1 large, qu'il voulût faire préjudice en chose de si
» grande conséquence, et qu'il jurerait et obéirait à la
» loi, si c'était loi » ; car il ajouta cette belle cautelle
comme une couverture, pour cacher et couvrir sa honte.
Cela dit, il j ura ; le peuple, l'ayant vu j urer, en fut fort
j oyeux, et le hautloua avec grands battements de mains ;
mais les gens de bien et d'honneur, baissant les têtes, en
furent fort déplaisants, et lui voulurent grand mal en
leurs cœurs de ce qu'il s'était ainsi lâchement et vilaine­
ment changé. Si jurèrent tous les autres sénateurs les uns
après les autres, malgré eux, pour la crainte qu'ils avaient
du peuple, jusques à Métellus, lequel, pour prières ni
pour remontrances que ses parents et amis lui sussent
faire pour l'induire à vouloir jurer, afin de n'encourir
point les peines capitales que Saturninus imposait à ceux
qui refuseraient à jurer, ne fléchit point, ni ne fit oncques
le serment, mais demeura ferme en son naturel, étant
prêt et appareillé de souffrir toutes les p eines du monde
plutôt que de commettre chose aucune indigne de lui ; et
à tant s'en alla de l'assemblée devisant avec ceux qui
l'accompagnaient : « O!:!e c'était chose trop facile et trop
» lâche que de mal faire ; et que de faire bien là où il n'y
» eût point de dan "er, c'était chose commune ; mais que
» faire bien là où iî y eût danger, c'était le propre office
» d'un homme d'honneur et de vertu ».
LIii. Satu rninus adonc fit commander aux consuls par
édit du peuple, qu'ils eussent à bannir Métellus à son de
trompe, avec défense de lui donner ni feu, ni eau, ni le
loger et recevoir à couvert ; et étaient les plus basses per-
CAIUS MARIUS 9H
sonnes d u peuple toutes prêtes à l ui courir sus pour le
tuer, mais les gens de bien étant déplaisants du tort qu'on
lui faisait, se rangèrent autour de lui pour le garder si on
lui voulait faire violence; mais lui-même fut si bon, qu'il
ne voulut pas que sédition civile se fît pour l'amour de
lui, mais s'absenta de la ville de Rome, en quoi il fit
sagement. « Car, ou les choses, disait-il, s'amenderont,
» et lors le peuple, se repentant de son erreur, me rap­
» pellera; ou si les affaires demeurent en tel état qu'elles
» sont à présent, le meilleur sera de s'en tenir bien loin. »
Mais quant au voyage qu'il fit en cestui sien exil, combien
il y fut aimé et honoré, comment il passa doucement son
temps à étudier en la philosophie en la ville de Rhodes,
il se dira plus à propos en sa vie28 •
LIV. Au demeurant, Marius étant contraint, en récom­
pense de ce plaisir que lui avait fait Saturninus, de lui
laisser entreprendre et faire toutes choses à sa volonté, ne
se donna garde qu'il fit une plaie insupportable à la chose
publique, lâchant la bride à un homme désespéré, qui
par toutçs voies de fait, par armes et par meurtres, tendait
évidemment à usurper une domination tyrannique, et à
la ruine universelle de toute la chose publique. Ainsi,
portant d'un côté révérence à la noblesse, et de l'autre
côté, désirant gratifier au commun populaire, il fit un
aél:e lâche, et un tour d'homme à deux visages : car un
soir les principaux hommes et plus gens de bien de la
ville étant allés en son logis, pour lui remontrer qu'il
devait refréner l'audace et l'insolence de ce Saturninus;
et au même temps y étant aussi allé Saturninus, pour
parler à lui, il le fit entrer par une autre porte, sans que les
nobles en sussent rien; et donnant à entendre aux uns et
aux autres qu'il avait le flux de ventre, sous cette couleur
allait courant tantôt à l'un et tantôt aux autres, sans faire
autre chose que les aigrir et irriter encore plus qu'ils
n'étaient les uns contre les autres.
LV. Toutefois le sénat, ayant à bon escient pris
l'affaire à cœur, et s'étant l'ordre des chevaliers bandé
avec ceux du sénat, Marius à la fin fut contraint de faire
porter armes en la place pour réprimer les séditieux, et
les rangea dans le Capitole, là où ils furent contraints de
se rendre à faute d'eau, à cause qu'il fit trancher les
conduits par lesquels l'eau y allait; à l'occasion de quoi,
ne pouvant plus tenir, ils l'appelèrent et se rendirent à
954 CAl U S MARI U S
lui sous assurance de la fo i publique; mais, quoiqu'il se
tournât en tous les sens qu'il lui fût possible pour les
cuider sauver, il ne leur servit néanmoms de rien, parce
qu'ils ne furent pas plus tôt descendus en la place, qu'ils
furent tous mis à mort. Au moyen de quoi, ayant encouru
la male grâce et du peuple et de la noblesse, quand vint
le temps que l'on devait élire de nouveaux censeurs,
chacun s'attendait bien qu'il dût être l'un des préten­
dants; toutefois il ne le demanda point, pour le doute
qu'il eut d'en être refusé, et en souffrit élire d'autres de
beaucoup moindre dignité que lui; en quoi néanmoins il
mettait le plus beau de son côté, disant : « Q!!'il n'avait pas
» voulu pourchasser cette magi�rature, parce qu'il ne se
» voulait point mettre en la male grâce de plusieurs, en
» allant sévèrement rechercher et contrôler leurs vies
» et leurs mœurs ».
LVI. Davantage, ayant été mis en avant un décret de
rappeler Métellus de son exil, Marius fit et de parole et
d'effet tout ce qu'il lui fut possible pour l'empêcher;
mais finalement, voyant qu'il n'y gagnait rien, il s'en
déporta. Ainsi ayant le peuple reçu et autorisé bien
volontiers ce décret de la révocation de Métellus, lui
n'ayant pas le cœur de le voir revenir, en dépit qu'il en
eût, monta sur mer pour s'en aller en la Cappadoce et en
la Galatie, sous couleur d'aller payer à la mère des dieux
quelaues sacrifices qu'il lui avait voués, ce qui n'était
pas I occasion véritable, qui lui faisait entreprendre ce
voyage, mais y en avait une autre secrète, parce que,
n'étant pas de sa nature propre à vivre en paix, ni à
manier affaires politiques, comme celui qui avait acquis
sa grandeur par les armes, et pensant que sa gloire et son
autorité s'allaient petit à petit anéantissant et amortissant
par trop demeurer en paix sans rien faire, il cherchait
matière de nouvelles guerres, espérant que s'il pouvait
embrouiller et irriter ces rois de l'Asie, mêmement
Mithridate, lequel sans cela on attendait bien qu'il dût un
jour prendre les armes contre les Romains, il serait
incontinent sans doute ni contradiél:ion aucune élu capi­
taine pour lui aller faire la guerre, et conséquemment que
ce lui serait matière et moyen d'emplir la ville de Rome
de nouveaux triomphes, et sa maison des dépouilles de
ce grand royaume de Pont, et des richesses du roi. Pour­
tant Mithridate s'étant mis en devoir de lui faire tout
CAIUS MARIUS 9H
l'honneur, tout le bon traitement et amiable accueil qui
lui fut possible, jamais pour tout cela il n'en plia jusques à
lui montrer un bon visage, ni à lui user de gracieuse
parole, mais lui dit brusquement en se partant d'avec lui :
« Il faut que tu te délibères de faire l'un des deux, roi
» Mithridate, ou que tu tâches à être plus fort et plus
» puissant que les Romains, ou que tu fasses, sans rien
» répliquer à l'encontre, tout ce qu'ils te commande­
» ront. » Ce propos étonna Mithridate, lequel avait bien
ouï dire que les Romains parlaient ainsi franchement,
mais il ne l'avait jamais éprouvé ni ouï 9ue cette fois-là.
LVII. Retourné qu'il fut à Rome, 11 fit bâtir une
maison assez près de la place, « Parce qu'il ne voulait pas,
» ainsi qu'il disait, que ceux qui lui venaient faire la cour
» se travaillassent, ayant à faire grand chemin pour le
» convoyer jusques en sa maison », ou parce qu'il estimait
que cela était cause que plus de gens ne le venaient pas
saluer en sa maison, et lui faire la cour, que les autres
sénateurs27 ; mais cela n'en était pas la véritable cause ;
mais était, parce qu'il n'avait pas de nature la grâce
d'accueillir et entretenir amiablement les personnes, et
qu'il avait faute des parties et qualités requises aux
affaires de ville ; au moyen de quoi, en temps de paix, on
n'en tenait compte, non plus que d'un vieil harnois, et
d'un outil qui n'était bon qu'à la guerre tant seulement.
LVIII. Et <JUant aux autres qui étaient de sa qualité,
il ne lui fâchait pas tant qu'ils eussent la vogue devant
lui, comme il faisait de Sylla ; car il crevait de dépit,
voyant que les nobles faisaient tout ce qu'ils pouvaient
à le pousser en avant, pour l'envie qu'ils avaient contre
lui, et que le commencement et le plus grand moyen
de son avancement étaient les querelles et différends
qu'il avait avec lui. Mêmement quand Bocchus, le roi
de Numidie, ayant été avoué et déclaré par le sénat ami
et allié du peuple romain, offrit au temple du Capitole des
statues de Viél:oire qui portaient des trophées, et auprès
d'elles posa aussi en images d'or un rot Jugurtha, que
lui délivrait et consignait entre les mains de Sylla ; car
cela fit sortir Marius hors de soi de dépit et de jalousie
qu'il en eut, ne pouvant supporter qu'un autre s'attri­
buât la gloire de ses faits, tellement qu'il était bien résolu
d'abattre ces images-là, et les ôter par force. Sylla aussi
de l'autre côté s'opiniâtrait à les vouloir maintenir au
CAIUS MAR I US
lieu où elles avaient été mises, de sorte que cette sédition
civile fût bientôt sortie en évidence, n'eût été la guerre
des alliés qui survint là-dessus, et la restreignit pour un
temps; car les plus puissants peuples et les plus belli­
�ueuses nations de 1'Italie se soulevèrent ensemble à
l encontre des Romains, et s'en fallut bien peu qu'ils ne
missent sens dessus dessous tout leur empire, pour
autant qu'ils n'avaient pas seulement la force des armes
et le nombre des hommes, mais aussi les capitaines en
hardiesse et en suffisance excellents à merveilles et à peu
près égaux aux Romains. Si fut cette guerre merveilleuse
pour la diversité des accidents qui y advinrent, et pour la
variété de la fortune en icelle; mais elle ajouta autant
de gloire et de réputation à Sylla, comme elle en ôta à
Marius; car il se montra froid et lent en toutes ses entre­
prises, ne cherchant qu'à dilayer et à reculer toujours,
fût ou {'arec que la vieillesse avait déjà éteint cette cha­
leur aél:ive, et cette prompte vivacité qui soulait être en
lui, à cause qu'il avait déjà passé le soixante et cinquième
an de son âge, ou parce que, comme lui-même disait, il
était devenu goutteux et travaillé de maladie de nerfs,
de sorte qu'il ne se pouvait pas bien aider de sa personne,
et faisait, pour la honte qu'il avait de demeurer en arrière
en la conduite de cette guerre, plus que sa puissance ne
portait.
LIX. Ce néanmoins, tout tel qu'il était, encore
gagna-t-il une grosse bataille, en laquelle il demeura sur
le champ six mille des ennemis morts, et tant comme la
guerre dura, ne leur donna jamais prise sur lui, mais
endura patiemment qu'ils l'enfermassent quelquefois de
tranchées, qu'ils lui dissent des injures et paroles de
moquerie, et qu'ils le défiassent à venir au combat, sans
jamais pour tout cela se laisser transporter à la colère.
Auquel propos on compte que Popédius Silo, qui était le
capitaine de plus grande réputation et de plus grande
autorité que les ennemis eussent, lui dit une fois : « Si
» tu es si grand capitaine, comme l'on dit, Marius, sors
» de ton camp, et viens à la bataille. - Mais toi-même,
» lui répondit Marius, si tu es grand capitaine, contrains­
» moi d'en sortir, et de venir à la bataille malgré moi. »
Une autre fois comme les ennemis eussent donné une
occasion de leur faire quelque grande charge avec avan­
tage, les Romains eurent faute de cœur, et ne les osèrent
CA l U S M A R I U S 9H
aller assaillir. Parquoi, après que les uns et les autres se
furent retirés, Marius fit assembler les siens, et parla à
eux en cette manière : « Je ne sais lesquels je dois appeler
» plus couards, ou vous, ou vos ennemis ; car eux n'ont
» pas eu la hardiesse de vous regarder au dos, ni vous eux
» à la nuque. » Toutefois à la fin, il fut contraint de
�uitter la charge, n'y pouvant plus fournir pour la débi­
lité et faiblesse de sa personne.
LX. Au demeurant, étant déjà les peuples conjurés de
l'Italie réduits fort au bas, plusieurs à Rome par le moyen
des harangueurs briguaient d'avoir la charge de la guerre
contre le roi Mithridate28 , et y eut un tribun du peuple
nommé Sulpicius, homme fort audacieux et téméraire,
qui, contre l'opinion et l'espérance de tout le monde, mit
en avant Marius, et persuada que l'on lui donnât la surin­
tendance de cette guerre avec titre et autorité de vice­
consul. Le peuple adonc se divisa en deux parts, parce
que les uns voulaient élire _ Marius, les autres appelaient
Sylla à cette charge, disant que Marius ne devait plus
penser que de se retirer aux bains chauds à Baïes, pour
y traiter son corps affaibli de rhumes et de vieillesse, ainsi
que lui-même disait. Car Marius avait en ce quartier-là,
près du mont de Misène, une fort belle et magnifique
maison où il y avait des moyens de délices plus tendres
et plus efféminés qu'il ne semblait être convenable à
homme qui s'était trouvé en personne en tant de batailles
et en tant de dangers. L'on dit 9ue Cornélia, depuis, l'eut
pour la somme de sept mille cmq cents écus, et peu de
temps après Lucullus l'acheta deux cent cinquante mille28,
tant les délices, la superfluité et la somptuosité s'allèrent
multipliant en peu de temps à Rome. Ce nonobstant,
Marius, combattant trop ambitieusement, et en jeune
homme passionné, contre sa faiblesse, et contre la débilité
de sa vieillesse, ne faillait point à se trouver tous les
jours au champ de Mars, et à s'y exercer avec les jeunes
hommes, montrant son corps encore dispos et léger pour
manier toutes sortes d'armes, et piquer chevaux, quoique
sur ses derniers ans il ne fût pas fort aisé de sa personne,
parce qu'il devint fort replet et pesant.
LXI. Il y en avait qui trouvaient cela le meilleur du
monde, et qui allaient expressément sur le champ pour
voir la peine qu'il prenait à se montrer et à s'efforcer de
faire mieux que les autres ; mais les gens de bien, qui
CAlUS M ARIUS

voyaient cela, avaient compassion de son avarice et de


son ambition, attendu mêmement qu'étant devenu de
pauvre très riche, et de petit très grand, il ne savait pas
ficher un but au cours de sa prospérité, et ne se conten­
tait pas d'être estimé et honoré, jouissant en paix et en
repos de ce qu'il avait déjà tout acquis et présent, mais,
tout ainsi que s'il eût été nécessiteux et indigent de
toutes choses, après avoir eu tant d'honneurs et tant de
triomphes, il voulait encore aller porter sa vieillesse si
grande jusques en la Cappadoce et au royaume de Pont,
pour y combattre à l'encontre d'un Archélaüs et d'un
Néoptolème, lieutenants du roi Mithridate. Il est vrai
qu'il alléguait quelques raisons pour se justifier de cela,
mais elles étaient totalement vaines, car il disait qu'il
désirait lui-même en personne instruire son fils en
l'exercice des armes, et lui enseigner le métier de la
guerre.
LXII. Cela découvrit la maladie cachée et secrète qui
de longtemps se couvait en la ville de Rome, ayant même­
ment Marius rencontré un ministre et instrument fort
propre à la ruine de la chose publique, tel que l'insolence
et la témérité de Sulpicius, le<Juel en tout et partout allait
en suivant les faits de Saturmnus, excepté qu'il le repre­
nait encore d'avoir été trop couard et trop lâche en ses
entreprises; mais lui, ne voulant point dilayer, avait tou­
jours à l'entour de sa personne six cents jeunes hommes
de l'ordre des chevaliers, desquels il se servait comme de
satellites, les appelant le contre-sénat. Et un jour ainsi
que les consuls tenaient assemblée publique dessus la
place, Sulpicius, y entrant en armes, les fit tous deux
fuir, et en cette fuite le fils de l'un des consuls étant
attrapé, y fut occis; et Sylla, qui était l'autre consul, se
sentant aussi poursuivi de près jusques devant la maison
de Marius, se jeta dedans, contre l'opinion de tout le
monde; de quoi ne s'étant point aperçus ceux qui cou­
raient après lui passèrent outre, et dit-on que Marius lui­
même le fit sortir à sauveté par une autre porte, et
qu'étant ainsi échappé, il s'en alla en son camp. Toutefois
Sylla même en ses commentaires ne dit point qu'il se fût
sauvé en cette fuite dans la maison de Marius, mais dit
qu'il y fut mené pour décider et résoudre l'affaire à
laquelle Sulpicius le voulait contraindre, et la lui faire
accorder malgré lui, en lui présentant épées nues de
CAl U S M A R I U S 959

tous côtés; et écrit qu'ayant été ainsi traîné chez Marius,


il y fut détenu en ces frayeurs jusques à ce que, retournant
sur la place, il fut contraint de révoquer la cessation de
la justtce et des affaires, que lui et son compagnon80
avaient par édit commandée.
LXIII. �oi fait, Sulpicius adonc, étant le plus fort, fit
décerner à Marius, par les voix du peuple, la commission
et charge de la guerre contre Mithridate. Parquoi Marius,
se mettant en ordre pour partir, envoya devant deux de
ses colonels pour prendre l'armée des mains de Sylla,
lequel, ayant le premier gagné les cœurs des soudards, et
les ayant irrités à l'encontre de Marius, les ramena droit à
Rome, n'étant pas moins de trente-cinq mille hommes en
armes, qui, se jetant sur les capitaines que Marius leur
avait envoyés, les occirent sur-le-champ; en revanche de
quoi Marius dans Rome fit mourir plusieurs des amis et
adhérents de Sylla, et à son de trompe offrit publiquement
liberté aux serfs et esclaves qui voudraient prendre les
armes pour lui; mais il n'y en eut jamais que trois qui se
présentassent; au moyen de quoi, ayant un peu fait de
résistance à Sylla, quand il entra dans Rome, il fut bientôt
contraint de prendre la fuite; si ne fut pas plus tôt hors de
la ville, que ceux qui étaient en sa compagnie, l'abandon­
nant, s'écartèrent les uns çà, les autres là, étant nuit toute
noire, et lui se retira en une sienne maison des champs,
nommée Salonium, et envoya son fils en des maisons de
son beau-père Mutius, qui n'étaient pas guères loin de là,
pour y prendre quelques provisions nécessaires à vivre ;
mais cependant lui s'en alla devant à Ostie, là où l'un
de ses amis, Numérius, lui avait fait apprêter un vaisseau,
sur lequel il s'embarqua tout incontinent sans attendre
son fils, et fit voile, ayant seulement avec lui Granius, le
fils de sa femme.
LXIV. Cependant le jeune Marius, étant dans les
possessions de son beau-père Mutius, s'amusait à prendre
quelques provisions et à les empaqueter pour les empor­
ter, tant que le jour survint, qui le cuida déceler ; car
les ennemis eurent avertissement qu'il était allé là, et y
vinrent quelques gens de cheval, cuidant l'y trouver ;
mais le concierge de la maison, en ayant senti le vent, et
les ayant prévus avant qu'ils arrivassent, attela vitement
des bœufs à un chariot, sur lequel il chargea des fèves,
et cacha dessous le jeune Marius, et, touchant ses bœufs,
CAIUS M AR IUS

s'en alla au-devant d'eux vers la ville, et le conduisit en


cette sorte jus <Jues en la maison de sa femme, là où il prit
ce qui lui faisait besoin, puis, quand la nuit ensuivant fut
venue, il s'en alla vers la mer, là où il s'embarqua sur un
navire qui passait en Afrique.
LXV. Mais le vieux Marius, s'étant mis à la voile, eut
le vent à propos pour cingler le long de la côte d'Italie;
toutefois, ayant crainte d'un personnage nommé Gémi­
nius, qui était l'un des principaux hommes de Terracine,
lequel lui voulait mal de mort, il avertit de bonne heure
ses mariniers qu'ils se gardassent d'aborder à Terracine.
Les mariniers lui voulaient bien obéir, mais le vent se
tourna du côté de la pleine mer, qui émut une grosse
tourmente, et craignaient les mariniers que leur vaisseau,
qui n'était qu'un bateau, ne pût pas rési�er à la violence
des vagues, avec ce que lui-même se portait fort mal de
son e�omac, et était fort travaillé de la marine; toutefois
à la fin, avec toute la peine du monde, ils firent tant
qu'ils gagnèrent la côte à l'endroit de la ville de Circée.
Cependant la tourmente allait toujours augmentant, et,
leur étant les vivres faillis, ils furent contraints de des­
cendre en terre, là où ils allèrent errant çà et là, sans avoir
aucun but certain de ce qu'ils devaient faire ou là où ils
devaient tendre; mais, ainsi qu'il advient ordinairement
en telles extrémités de détresse, il leur semblait toujours
le plus sûr de fuir du lieu où ils se trouvaient, et avoir
espérance en ce que point ils ne voyaient ; car si la mer
leur était ennemie, si était bien la terre. Ils craignaient de
rencontrer des hommes et si avaient peur de n'en ren­
contrer point pour la. grande faute et nécessité qu'ils
avaient de vivres; toutefois à la fin ils trouvèrent des
bouviers, qui ne leur purent rien donner à manger, mais,
ayant reconnu Marius, l'admone�èrent de s'ôter de là
le plus tôt qu'il lui serait possible, parce qu'il n'y avait
guères qu'il était passé par là un bon nombre de gens de
cheval qui le cherchaient partout. Ainsi, étant réduit à
telle perplexité qu'il ne savait P.lus qu'il devait faire,
mêmement parce que les gens qu'il avait en sa compagnie
ne se pouvaient plus soutenir, tant ils enduraient de faim,
il se retira toutefois hors du chemin, et se jeta dans un
bois fort épais, là où il passa toute la nuit en grande
angoisse; et le lendemain, étant contraint par la nécessité,
il délibéra d'employer encore son corps et sa personne
C A l U S MARIU S

devant que toute force entièrement lui défaillît; si se


remit en chemin le long du rivage de la mer, réconfor­
tant le mieux qu'il pouvait ceux qui le suivaient, en les
priant de ne se désespérer point, mais se réserver avec
lui à la dernière espérance, se confiant en quelques pré­
diétions que les devins longtemps auparavant lui avaient
prophétisées.
LXVI. Car, étant encore fort jeune, et demeurant aux
champs, il recueillit dans un pan de sa robe l'aire d'un
aigle, dans laquelle y avait sept petits aiglets, de quoi ses
père et mère furent bien ébahis; si demandèrent aux
devins que cela voulait signifier; qui leur répondirent
que leur enfant serait un jour l'un des plus grands et des
plus renommés hommes du monde, et que, sans nulle
faute, il obtiendrait par sept fois en sa vie la magi:ftrature
de souveraine autorité en son pays. Toutefois, quant à
cela, il y en a qui disent que véritablement il advint ainsi
à Marius; les autres tiennent que ceux qui se trouvèrent
lors à l'entour de lui, en ce lieu-là et ailleurs, tant comme
il fut en fuite, lui ayant ouï réciter ce conte, le crurent,
et depuis le mirent par écrit comme chose véritable,
combien qu'elle soit fausse et controuvée, parce qu'ils
disent que l'aigle ne fait jamais plus de deux petits; au
moyen de quoi ils soutiennent encore que le poète
Muséus a menti en ce qu'il a écrit ces vers :

Trois œufs pont l'aigle, en éclot une paire,


Et n'en nourrit qu'un tout seul en son aire 31 •

Comment que ce soit, il e:ft bien certain que Marius, par


plusieurs fois, durant le temps de sa fuite, dit et assura
qu'il parviendrait jusques au septième consulat.
LXVII. �and donc ils furent près de la ville de
Minturnes d'environ cinq quarts de lieue32 , ils aperçurent
venir de loin une troupe de gens de cheval le long de la
marine, et en la mer deux navires qui cinglaient assez près
de la côte, de bonne aventure; si se mirent tous à courir
tant comme ils eurent de force et d'haleine vers la mer,
dans laquelle ils se jetèrent, et gagnèrent à nage l'un des
navires, dans lequel était Granius, et traversèrent en
l'île qui e:ft vis-à-vis, appelée Énaria. �ant à Marius,
qui était pesant et malaisé de sa personne, deux de ses
serviteurs lui aidèrent à le soulever toujours sur l'eau
PLUTARQ!!E I F·
CAIUS MARI U S

avec toute la peine et toute la difficulté du monde, et


firent tant qu'à la fin ils le mirent dans l'autre navire, à
l'in�ant même que les gens de cheval an;ivèrent à l'en­
droit du rivage, qui crièrent aux mariniers qu'ils eussent à
aborder, ou bien à jeter Marius hors de leur navire, et
qu'ils s'en allassent puis après là où bon leur semblerait.
Marius de l'autre côté les supplia humblement, les larmes
aux yeux, qu'ils ne le voulussent pas faire; de sorte que
les maîtres du navire furent en peu d'heures plusieurs
fois en volonté de le faire, et puis de non le faire; à la fin
toutefois ils répondirent à ces gens de cheval qu'ils ne le
j etteraient point hors de leur vaisseau, tellement que les
gens de cheval se partirent de là en colère; mais sitôt
qu'ils furent partis, ceux du navire, changeant de volonté,
en approchant de terre, jetèrent leur ancre près de la
bouche de la rivière de Liris, là où elle s'épand hors de
rive, et fait un grand marais, et dirent à Marius qu'il
valait mieux qu'il descendît en terre pour prendre sa
réfeétion, et rafraîchir un peu sa personne, qui était fort
rompue et fort travaillée de la marine, j usques à ce que le
vent leur fût bon pour faire voile, ce qui serait sans nul
doute à une certaine heure que le vent de mer avait
toujours accoutumé de s'assoupir, et qu'il s'élevait un
petit vent de terre, engendré des vapeurs du marais, qui
leur suffirait pour s'élargir en haute mer.
LXVIII. Marius, pensant qu'ils lui dissent vérité, fit ce
qu'ils lui conseillèrent, et les mariniers le descendirent sur
le rivage, là où il se coucha tout de son long dessus
l'herbe, ne pensant à rien moins qu'à ce qui lui devait
advenir; car ces mariniers, remontant incontinent en
leur vaisseau et levant les ancres, se mirent à la voile pour
fuir, e�imant qu'il ne leur eût été ni honnête de livrer
Marius entre les mains de ses ennemis, ni sûr aussi de le
vouloir sauver. Ainsi Marius, se trouvant seul, abandonné
de tout le monde, demeura longuement étendu sur le
rivage sans mot dire; toutefois à la fin ayant repris un
peu de courage, encore se remit-il à cheminer en grande
peine par lieux où il n'y avait chemin ni sentier quel­
conque à travers des marais profonds et de grands fossés
pleins d'eau et de bourbe, jusques à ce qu'il arriva en la
petite cabane d'un pauvre bonhomme vieillard qui se
tenait en ces marais, et se jetant à ses pieds le supplia de
vouloir secourir et sauver un personnage affligé, qui lui
CAIUS MARIUS

en rendrait un jour récompense plus grande qu'il ne


l'oserait espérer, s'il pouvait une fois échapper du présent
danger où il se trouvait. Le vieillard, soit qu'il connût de
longue main Marius, ou qu'à le voir seulement au visage,
il jugeât bien par conjeéture que ce devait être quelque
grand personnage, lui dit que, s'il ne voulait que se
reposer, sa petite cabane était suffisante pour ce faire;
mais si d'aventure il allait ainsi errant pour fuir quelques
siens ennemis qui le poursuivissent, il le mènerait bien
cacher en un autre lieu plus secret et plus hors de bruit.
Marius le pria de ce faire, et le bonhomme le mena au­
dedans du marais en un endroit bas, au long du cours de
la rivière, là où il le fit coucher, et puis jeta dessus lui
force cannes, roseaux et autre telle matière légère, pour
le couvrir sans lui faire mal. Il n'y eut pas guères été qu'il
entendit un grand bruit venant de devers la cabane du
pauvre vieillard, parce que Géminius de Terracine avait
envoyé gens çà et là en quête pour le chercher, desquels
les uns par cas d'aventure s'adressèrent là, et effrayèrent
le pauvre bonhomme, criant à l'encontre de lui, qu'il
avait recueilli et qu'il recelait un ennemi du peuple
romain.
LXIX. Ce qu'entendant, Marius se leva du lieu où le
bonhomme l'avait mis, et, s'étant dépouillé, entra en un
endroit du marais où l'eau était fort boueuse et fangeuse,
et là fut trouvé par ceux qui le cherchaient; lesquels,
l'ayant tiré tout nu hors de cette fange, le menèrent en
l'état qu'il était dans la ville de Minturnes, là où ils le
consignèrent entre les mains des officiers de la ville, parce
que le mandement du sénat avait été déjà publié par
toutes les villes d'Italie, par lequel il était commandé que
l'on eût à poursuivre publiquement et à courir sus à
Marius, et à le tuer en quelque part que l'on le pût trou­
ver; toutefois les officiers de Minturnes furent d'avis d'en
consulter premièrement entre eux, et cependant le firent
mettre en garde chez une femme de la ville nommée
Fannia, que l'on pensait lui être grande ennemie à cause
d'une ancienne querelle, qui était telle : elle avait eu autre­
fois un mari nommé Tinnius, duquel elle se voulait
départir, et lui redemandait son douaire, qui était grand.
Le mari au contraire lui mettait sus qu'elle était adultère;
et de ce différend Marius en son sixième consulat avait
été juge. Les parties ouïes, par le discours du procès il fut
CA IUS M A RIUS

trouvé que cette Fannia s'était mal gouvernée, et que le


mari, l'ayant bien su avant que de l'épouser, l'avait néan­
moins prise toute telle, et avait longuement vécu avec elle;
parquoi Marius, blâmant l'une et l'autre, condamna le
mari à restituer le douaire, et nota d'infamie la femme, la
condamnant par ignominie en amende de quatre qua­
trins33; toutefois Fannia pour cela ne se montra point
lors femme offensée, et ne pensa à rien moins qu'à se
venger quand elle vit Marius entre ses mains, mais au
contraire le traita de ses biens, et le réconforta aux mieux
qu'il lui fut possible; de quoi Marius la remercia grande­
ment, et lui dit 9u'elle eût bonne espérance, parce qu'en
entrant chez elle tl avait eu une rencontre de bon présage,
qui fut telle : ainsi qu'on le menait, quand il fut près du
logis de cette Fannia, étant la porte toute ouverte, il en
était sorti un âne courant pour aller boire en une fontaine
qui coulait près de là, et, trouvant en son chemin Marius,
le regarda d'une façon toute gaie et enjouée, s'arrêtant
premièrement tout court devant lui, et puis se prenant à
braire fort haut, et à sauter et regimber au long de lui.
Sur quoi Marius fondant sa conjeéture, disait que les
dieux lui signifiaient qu'il se sauverait plutôt par eau que
par terre, parce que l'âne au partir d'auprès de lui s'en
était allé boire, sans se soucier de manger.
LXX. Ayant dit ce propos à Fannia, tl voulut reposer,
et commanda qu'on le laissât seul, et qu'on fermât la
chambre sur lui; mais les officiers de la ville, ayant bien
consulté sur ce fait, furent enfin d'avis qu'il ne fallait
point différer, mais le faire promptement mourir. Cette
résolution prise, il ne se trouva personne de ceux de la
ville qui l'osât aller exécuter, et y eut un homme d'armes
Gaulois ou Cimbre de nation (car l'un et l'autre se trouve
par écrit) qui s'y en alla l'épée nue en la main. Or était
l'endroit de la chambre auquel Marius se reposait, fort
trouble et obscur, et dit-on qu'il sembla à l'homme
d'armes qu'il vit sortir des yeux de Marius deux flammes
ardentes, et entendit une voix sortant de ce coin-là téné­
breux, qui lui dit : « Oses-tu bien, homme, venir pour
» occire Caïus Marius ? » Le Barbare, ayant ouï ces
paroles, s'ensortit incontinent de la chambre, jetant son
épée emmi la place, et criant ces mots seulement : « Je ne
» saurais tuer Caïus Marius. » Cela étonna premièrement
ceux de la ville, puis après les émut à compassion, de
CAI US MARIUS

sorte qu'ils se blâmèrent eux-mêmes, et se repentirent


d'avoir pris une si cruelle résolution en leur conseil, et
si ingrate à l'encontre d'un personnage qui avait préservé
toute l'Italie, auquel refuser secours en un si extrême
besoin était un grand péché. « Laissons-le donc aller (se
» dirent-ils entre eux) là où il voudra, pour endurer
» ailleurs ce que sa de�inée lui apportera, et prions aux
» dieux qu'ils nous pardonnent cette offense, d'avoir
» seulement jeté Marius indigent et nu hors de notre
» ville. »
LXXI. Pour ces considérations s'en allèrent les Min­
turniens tous à la foule là où il était, et l'environnèrent
en propos de le conduire et accompagner à sauveté,
jusques sur le bord de la mer; et, combien qu'ils se
hâtassent de le secourir de bonne affefüon, l'un d'une
chose, l'autre d'une autre, et qu'ils fissent la meilleure
diligence qu'il leur était possible, si passa-t-il quel�ue
espace de temps, parce que le bois de Marica qu ils
appellent, et qu'ils ont en singulière révérence, tellement
qu'ils observent fort religieusement de n'emporter rien
de tout ce qui a une fois été porté dedans, ce bocage,
dis-je, était entre leur ville et la côte de la mer, et leur
empêchait le droit chemin pour y aller, et s'ils voulaient
faire le circuit tout alentour, il fallait beaucoup demeurer;
à raison de quoi comme ils fussent en doute, il y eut un
des plus vieux de la ville qui dit tout haut qu'il n'y avait
point de chemin prohibé ni défendu à ceux qui allaient
pour sauver la vie à Marius, et lui-même le premier,
prenant quelqu'une des hardes que l'on portait pour
l'accommoder en le navire, passa à travers le bois. Et
lui étant toute autre chose promptement fournie de
pareille affeél:ion, mêmement le navire, que lui prêta un
nommé Bella:us, il fit depuis peindre tout le discours de
cette hi�oire au long en un tableau, qu'il donna au
temple dont il sortit quand il s'embarqua.
LXXII. Parti qu'il fut, le vent de bonne fortune le
porta en l'île d'Énarie, là où il trouva Granius et quelques
autres de ses amis, avec lesquels il se remit à la voile,
prenant la route de l'Afrique; mais, ayant faute d'eau,
ils furent contraints d'aborder en la Sicile au territoire de
la ville d'Érix, là où d'aventure se trouva un que�eur
romain, qui gardait cette côte, et s'en fallut bien peu qu'il
ne prît Marius même, qui était descendu en terre, car il
CAlUS MARIUS

tua seize de ses gens, qui étaient sortis avec lui pour
prendre de l'eau; parquoi Marius, se partant de là à
grande hâte, traversa la mer, tant qu'il arriva en l'île de
Menynge, là où il entendit premièrement que son fils
s'était sauvé avec Céthégus, et qu'ils s'en étaient allés
ensemble devers le roi des Numides, Hiempsal, le sup­
plier de leur vouloir être en aide; cela lui fit reprendre
un peu de courage, et lui donna hardiesse de passer de
cette île en la côte de Carthage. Or était lors gouverneur
de l'Afrique un préteur romain, nommé Sextilius, auquel
Marius n'avait jamais fait ni mal ni bien, et à cette cause
espérait que. par pitié seulement, il lui pourrait faire
quelque secours; mais il ne fut pas plus tôt descendu en
terre avec peu de ses gens, qu'il lui vint au-devant un
sergent, lequel, s'adressant à lui-même, lui dit : « Sexti­
» lius, préteur et gouverneur de la Libye, te défend de
» mettre le ried en toute sa province, autrement il te
» déclare qu il obéira aux mandements du sénat, et te
» poursuivra comme ennemi du peuple romain. »
LXXIII. Marius, ayant ouï cette défense, eut le cœur
si serré de courroux et de douleur qu'il ne sut que
répondre promptement, et demeura un espace de temps
sans dire mot, regardant le sergent de mauvais œil,
jusques à ce qu'il lui demanda qu'il voulait répondre à la
défense du préteur; et alors Marius lui répondit avec un
soupir tranchant, tiré du profond du cœur : « Tu diras
» à Sextilius que tu as vu Caïus Marius, banni de son
» pays, assis entre les ruines de la ville de Carthage »; par
laquelle réponse il mettait sagement au-devant des yeux
de ce Sextilius l'exemple de la ruine de cette puissante
cité, et la mutation de sa fortune, pour l'avertir qu'il lui
en pouvait bien autant advenir.
LXXIV. Cependant Hiempsal, roi des Numides, ne
sachant à quoi se résoudre, faisait bien honneur et bon
traitement au jeune Marius et à ceux de sa compagnie,
mais, quand ils s'en voulaient aller, il controuvait tou­
jours quelque nouvelle occasion pour les retenir, et était
aisé à voir qu'il ne reculait point ainsi pour occasion
quelconque qui fût bonne ; toutefois il advint une chose
qui leur servit à eux sauver. C'est que le jeune Marius,
étant beau de visage, fit pitié à l'une des concubines de
ce roi, le voyant en tel état. Cette pitié fut un commen­
cement et une couverture de l'amour qu'elle lui portait;
CAlUS MARIUS

mais le jeune homme, à ses premières approches, ne


voulait point entendre à elle, et la rebutait; toutefois à la
fin, voyant qu'il n'avait point d'autre moyen d'échapper
de là, et, considérant qu'elle faisait toutes choses à leur
avantage plus diligemment et plus affeétueusement qu'elle
n'eût fait si elle n'eût tendu à une autre fin qu'à jouir
seulement de son plaisir, il commença à la fin à accepter
ses caresses, tant que finalement elle lui donna moyen
de s'enfuir et de se sauver lui et ses amis. Si se retira
devers son père, et, après qu'ils se furent entr'embrassés
et salués, en cheminant le long de la marine, ils rencon­
trèrent deux scorpions qui se combattaient l'un contre
l'autre. Cela sembla un mauvais présage à Marius; à
l'occasion de quoi ils montèrent vitement sur un bateau
de pêcheur, et passèrent en l'île de Cercina, qui n'e�
guères di�ante de la côte de terre ferme. Ils n'eurent pas
plus tôt levé l'ancre qu'ils aperçurent des gens de cheval
que le roi Hiempsal avait envoyés au lieu dont ils étaient
partis, et fut celui-là l'un des plus grands dangers qu'il
eût échappés.
LXXV. Cependant on avait nouvelles à Rome comme
Sylla faisait la guerre contre le lieutenant de Mithridate
au pays de la Béotie, et à Rome les consuls84 étant entrés
en dissension l'un contre l'autre, jusques à prendre
ouvertement les armes, Oél:ave y avait gagné la bataille,
et, étant demeuré le plus fort, avait chassé Cinna, lequel
tâchait à usurper une domination tyrannique, et au lieu
de lui avait été sub�itué consul Cornélius Mérula; de
l'autre côté Cinna amassait gens du re�e de l'Italie, et
faisait la guerre à ceux qui étaient en la ville. De quoi
Marius étant averti, fut d'avis de s'en retourner au plus
tôt qu'il serait possible en Italie, et, assemblant quelques
gens de cheval de la nation des Maurusiens en Afrique,
et quelques Italiens qui s'étaient sauvés là, jusques au
nombre de mille hommes en tout, il monta sur mer, et
vint aborder en un port de la Toscane, qui se nomme
Télamon, là où sitôt qu'il fut descendu en terre, il fit
publier à son de trompe qu'il donnerait liberté aux
esclaves qui se viendraient rendre à lui. Davantage les
laboureurs, bergers et pa�eurs de toute cette marche,
pour la réputation du nom de Marius, accoururent de
toutes parts vers la marine, dont il choisit les plus roides
et les mieux dispos, et les gagna par belles paroles, de
CAlUS MARIUS

manière qu'en peu de jours en ayant mis ensemble une


bonne troupe, il en chargea quarante navires.
LXXVI. Au demeurant, sachant qu'Oél:ave était un
grand homme de bien, qui ne voulait avoir d'autorité
sinon tant que les lois et la raison lui en donnaient ; et
au contraire, que Cinna était suspeél: à Sylla, et qu'il com­
battait pour remuer et faire des innovations en l'état de
la chose publique, il résolut de s'aller joindre à lui avec
ses forces. Si envoya premièrement devers lui pour lui
faire entendre 9u'il lui obéirait comme au consul, et
ferait tout ce qui lui serait enjoint et commandé par lui.
Cinna le reçut, et lui donna titre et autorité de vice­
consul, lui envoyant des sergents pour porter les haches
et les verges devant lui avec toutes autres enseignes
d'autorité publique. Ce que Marius ne voulut point
accepter, disant que ces ornements-là n'étaient point
convenables à la misère de sa fortune, mais se vêtit
toujours d'une pauvre méchante robe, et laissa croître
ses cheveux depuis qu'il fut banni, étant âgé de plus de
soixante et dix ans, cheminant lentement et pesamment
pour faire plus de compassion à ceux qui le voyaient ;
mais parmi toute cette pitoyable apparence, il retenait
néanmoins toujours le naturel de son regard et de son
visage, qui était plus effroyable et terrible qu'autrement ;
et ce qu'il parlait peu, et qu'il s'en allait triste, morne et
pensif, montrait plutôt un courage envenimé au-dedans
que non pas humilié par son bannissement.
LXXVII. Après donc avoir salué Cinna et parlé aux
soudards, il commença incontinent à mettre la main à
l'œuvre, là où il fit en peu de jours un grand changement
aux affaires : car premièrement en tranchant les vivres
par mer avec ses vaisseaux, et pillant les marchands qui
portaient blés et autres vivres à Rome, il fut en peu de
temps maître des provisions nécessaires pour vivre; puis
il alla le long de la côte prenant toutes les villes maritimes,
tant que finalement il prit jusques à celle d'Ostie par
trahison, là où il tua la plupart de ceux qui étaient dedans,
et pilla leurs biens; puis, faisant un pont sur la rivière du
Tibre, il ôta entièrement à ses ennemis l'espérance et le
moyen d'avoir aucunes provisions par la mer. Cela fait,
il tira droit vers la ville avec son armée, là où il se saisit
premièrement du mont que l'on appelle Janicule par la
faute d'Oél:ave, lequel ruina ses affaires non tant par
CAI U S MARI U S

faute d'entendre c e que l e besoin de l a guerre requérait,


comme par une importune bonté et justice de vouloir
trop exaél:ement observer les droits contre l'utilité; car
comme plusieurs l'admonestaient de proposer liberté aux
esclaves pour leur faire prendre les armes à la défense de
la chose publique, il répondit qu'il ne donnerait jamais
loi ni privilège de bourgeoisie romaine aux esclaves, de
laquelfe il déboutait Caïus Marius pour maintenir l'auto­
rité des lois.
LXXVIII. Mais étant arrivé à Rome Cécilius Métellus
fils de ce Métellus le Numidique, qui, ayant commencé
la guerre en la Libye contre Jugurtha, en fut débouté par
Marius, les gens de guerre abandonnèrent incontinent
0él:ave, et se rangèrent à lui, parce qu'il leur sembla
mieux entendant la charge de capitaine, voulant avoir un
chef qui leur sût bien commander, pour sauver la ville et
la chose publique; car ils promettaient de combattre
vaillamment, et s'assuraient qu'ils viendraient au-dessus
des ennemis, pourvu qu'ils eussent un capitaine homme
d'exécution qui les sût bien mettre en besogne. Métellus
ne trouva pas cela bon, et leur commanda en courroux
qu'ils s'en retournassent au consul; et eux, par dépit,
s'en allèrent rendre aux ennemis. Métellus aussi, voyant
qu'il y avait mauvais ordre en la ville pour faire tête aux
ennemis, en sortit; mais Oél:ave, à la persuasion de
quelques devins, de quelques sacrificateurs chaldéens et
de quelques sibyllistes35 , qui lui promettaient que toutes
choses iraient bien pour lui, demeura dans Rome. Car ce
personnage-là étant au reste d'aussi bon entendement
que nul autre Romain de son temps, et qui maintenait la
dignité consulaire en son entier, sans se laisser gagner
par flatterie, suivant les ordonnances et coutumes an­
cien11es comme un formulaire immuable, sans en omettre
n' l1 épasser un seul point, me semble avoir eu cette
i: .1perfeél:ion, qu'il hantait plus souvent avec des devins,
pronostiqueurs et diseurs de bonne aventure, que non
pas avec gens entendus au fait des armes et de gouver­
nement; au moyen de quoi, avant même que Marius
entrât dans la ville, il fut tiré à force hors de la tribune
aux harangues, et tué sur la place par aucuns satellites
que Marius envoya devant. Encore dit-on que quand il
fut tué on lui trouva en son sein une figure de divination
chaldaïque ; en quoi fait à noter une grande contrariété :
97 o CAIUS MARIUS

c'est que de ces deux grands personnages, l'un à savoir


Marius, s'est soutenu et remis sus pour n'avoir point
méprisé l'art de deviner; et l'autre, Oétave, s'est perdu
et ruiné pour s'y être fié.
LXXIX. Étant donc les affaires de Rome en tel état,
le sénat, s'assemblant, envoya des ambassadeurs devers
Cinna et devers Marius, les requérant qu'ils voulussent
entrer en la ville pacifiquement, sans souiller leurs mains
du sang de leurs citoyens. Cinna, séant en son siège,
comme consul, leur donna audience, et leur fit assez
douce et humaine réponse, et Marius était auprès, tout
debout, qui ne disait mot; mais il montrait bien à l'aus­
térité de son visage et à la fierté de son regard qu'il
emplirait incontinent la ville de meurtre et de sang; au
partir de laquelle audience, Cinna entra dans Rome bien
accompagné et environné de gens de guerre; mais Marius
s'arrêta tout court à la porte, disant, par une manière de
moquerie mêlée de courroux, « Q!!'il était banni, et qu'il
» avait judiciellement, et suivant la forme des lois, été
» chassé de son pays; parquoi, si l'on voulait qu'il y
» rentrât, qu'il fallait que, par un contraire décret, on
» abolît le premier de son bannissement », comme s'il
eût été quelque religieux observateur des lois, et comme
si la liberté eût alors eu lieu dans Rome. Si fit assembler
le peuple sur la place, pour procéder à l'entérinement de
son rappel; mais avant que trois ou quatre des lignées
eussent donné leurs voix, levant le masque, et ôtant toute
cette feinte de faire accroire qu'il voulait être légitime­
ment rappelé de son exil, il entra dedans, ayant autour de
lui, pour ses satellites, une troupe des plus dissolus et
plus audacieux esclaves, qui s'étaient venus rendre à lui,
qu'il appelait les Bardia!iens, lesquels, à une seule parole
qu'il leur disait, ou à un seul clin d'œil, ou signe de la
tête qu'il leur faisait, tuaient beaucoup de gens par son
commandement, jusques à temps qu'ils occirent à coups
d'épée aux pieds de Marius un sénateur nommé Ancha­
rius, lequel avait été p réteur, parce que Marius ne le
resalua pas quand il vmt un jour parler à lui; depuis
lequel meurtre ils continuèrent à occire aussi tous ceux
à qui Marius ne rendait point de salut, et auxquels il ne
répondait point; car c'était le signe qu'il leur avait baillé
pour les tuer, voire en pleine rue devant tout le monde,
de manière que ses amis mêmes étaient en grande frayeur
CAlUS MARIUS 97 1

toutes les fois qu'ils s'approchaient de lui pour le saluer.


LXXX. Ainsi, ayant été déjà tué grand nombre de
gens, Cinna, à la fin commença à s'en soûler et à apaiser
son courroux; mais celui de Marius s'allait tous les jours
aigrissant et enflammant de plus en plus, et lui croissait
la soif de se venger, tellement qu'il n'épargnait personne
quelconque de ceux 'lu'il avait tant soit peu en soupçon,
et n'y avait ni ville m grand chemin qui ne fût plein de
chasseurs et d'épieurs qui allaient cherchant et poursui­
vant ceux qui se cachaient ou qui s'enfuyaient. Là où
l'on connut bien par expérience qu'il n'y a foi d'amitié ni
d'hospitalité assurée, ni en qui l'on se doive fier, quand
on a la fortune contraire; car il se trouva bien peu d'hôtes
et d'amis qui ne trahissent et ne décelassent leurs hôtes et
leurs amis, qui fussent recourus à eux. A raison de quoi,
de tant plus sont à louer les serviteurs de Cornutus,
lesquels, ayant caché secrètement leur maître en sa mai­
son, pendirent par le cou le corps mort de quelque
homme populaire, et lui ayant mis au doigt un anneau
d'or, le montrèrent aux satellites de Marius, et, l'ense­
velissant ni plus ni moins que si c'eût été leur propre
maître, l'inhumèrent sans que personne se doutât que
ce fût une feinte, et ainsi Cornutus, recelé par ses servi­
teurs, se retira à sauveté au pays de la Gaule.
LXXXI. Marc-Antoine l'orateur avait bien aussi trouvé
un fidèle ami; toutefois il y fut malheureux. Ce fidèle ami
était un pauvre homme populaire, lequel, ayant reçu en
sa maison l'un des principaux personnages de Rome pour
le cacher, et lui voulant faire la meilleure chère qu'il
pouvait de ce peu qu'il avait, envoya un sien valet en une
taverne prochaine de son logis querir du vin, et comme le
valet tâta et goûta le vin plus soigneusement qu'il n'avait
accoutumé, et en demanda de meilleur, le tavernier lui
demanda pourquoi il n'en prenait du nouveau et du
commun, mais en voulait du meilleur et du plus cher;
le valet lui répondit simplement, comme à son familier
et ami, que son maître fêtait Marc-Antoine, lequel s'était
allé cacher en son logis. Le valet n'eut pas plus tôt le dos
tourné, que le tavernier traître, malheureux et méchant,
s'en alla courant chez Marius, lequel était déjà à table, où
il soupait. On le fit parler à lui, et il promit de lui livrer
Antoine entre ses mains; quoi entendant, Marius en fut
si aise qu'il s'écria tout haut, et frappa des mains l'une
97 2 CA I U S M A R I U S

contre l'autre, tant i l fu t joyeux, e t s'en fallut bien peu


qu'il ne se levât de table pour aller lui-même en personne
jusques sur le lieu, et l'eût fait si ses amis ne l'eussent
retenu; mais il y envoya un de ses capitaines nommé
Annius avec quelque nombre de soudards, auxquels il
commanda qu'ils lui en apportassent tout promptement
la tête; ils y allèrent, et quand ils furent arrivés au logis
où le tavernier les guida, Annius demeura à l'huis, et les
soudards montèrent en la chambre haute par les degrés
et là, trouvant Antoine, se prirent à encourager l'un
l'autre de le tuer, n'ayant personne d'eux le cœur d'y
mettre le premier la main, parce que le langage d'Antoine
était une si douce Sirène, et avait une si bonne grâce en
son parler, que quand il commença à les prêcher, et à les
prier qu'ils lui voulussent sauver la vie, il n'y eut celui
d'eux qui eût le cœur si dur, que de lui toucher ni de le
regarder seulement au visage, mais, tenant tous les yeux
contre-bas, se prirent à pleurer; parquai Annius, voyant
qu'ils demeuraient tant à retourner, monta lui-même en
la chambre, où il trouva Antoine prêchant ses soudards,
et eux tout éblouis et attendris par la douceur de son
éloquence; si leur dit à tous villanie, et lui courant
sus lui-même en fureur, lui coupa la tête de sa propre
main.
LXXXII. Semblablement aussi Catulus Luétatius, celui
qui avait été consul avec Marius, et qui avait triomphé
des Cimbres quant et lui, se voyant en ce péril, mit des
gens après pour intercéder et prier pour lui, auxquels
Marius ne fit jamais autre réponse, sinon : « Il faut qu'il
» meure. » Parquai il s'enferma en une petite chambre, là
où il fit allumer beaucoup de charbon, et avec la vapeur
d'icelui s'étouffa. Or après que les têtes étaient coupées
on jetait les corps tout nus emmi les rues, et les foulait­
on aux pieds; ce qui ne faisait pas pitié seulement, mais
frayeur et horreur à ceux qui les regardaient. Mais après
tout, encore n'y avait-il rien qui tant déplût et $ revât au
peuple, que l'outrageuse et dissolue luxure et msolence
de ces satellites, que l'on appelait Bardia:iens, lesquels,
entrant à force dans les maisons, après en avoir tué les
maîtres, violaient leurs jeunes enfants, et prenaient à force
les femmes et maîtresses, sans qu'il y eût personne qui
réprimât leur cruauté, luxure et avarice insatiable,
jusques à ce que Cinna et Sertorius à la fin leur coururent
CAIUS MARIUS 973

sus, ainsi comme ils dormaient en leur camp, et les


défirent tous.
LXXXIII. Mais sur ces entrefaites, comme si la chance
tout à un coup se fût tournée, nouvelles vinrent de tous
côtés à Rome que Sylla, ayant mis fin à la guerre contre
le roi Mithridate, et recouvré les provinces qu'il avait
usurpées, s'en retournait en Italie avec une très grosse
puissance. Ce qui fit surseoir et cesser un petit ces maux
et misères si grandes qu'il n'est possible de les exprimer,
parce que ceux qui les faisaient s'attendirent bien qu'ils
auraient incontinent la guerre sur les bras, à l'occasion de
quoi Marius fut élu consul pour la septième fois, et
sortant de son logis en public le premier jour de janvier,
qui est le commencement de l'année, pour prendre pos­
session de son consulat, il fit précipiter du haut en bas du
roc Tarpéïen un Sextus Lucinus, ce qui semble avoir été
un grand signe et certain présage des maux et misères qui
advinrent puis après l'année même à ceux de leur parti,
et à toute la ville aussi. Mais lui, ayant déjà le corps
tout rompu des travaux passés, et l'esprit surchargé et
accablé d'ennui et de souci, ne se put à ce dernier besoin
ressourdre ni plus évertuer, quand il vint à penser au
discours de cette nouvelle guerre, qui le menaçait, et aux
dangers, aux peines et travaux où il lui convenait entrer
plus grands et plus griefs que jamais; car par l'expérience
qu'il avait de la guerre, il tremblait de frayeur quand il se
mettait à y penser, considérant qu'il aurait à combattre,
non un Ottave, ni un Mérula, capitaines d'une tourbe
séditieuse de gens ramassés, mais un Sylla, qui était
celui qui l'avait auparavant chassé de son pays, et qui
venait de rembarrer le puissant roi Mithridate jusques
au fond du royaume de Pont et de la mer Euxine.
LXXXIV. Ainsi ployant sous le faix de telles consi­
dérations, mêmement quand il se ramenait devant les
yeux le long temps qu'il avait été banni, vagabond et
errant çà et là par le monde, les grandes fortunes qu'il
avait passées, et les dangers où il avait été tant de fois,
étant poursuivi et par mer et par terre, il se trouvait en
merveilleuse détresse et angoisse d'esprit qui lui causaient
une inquiétude telle, qu'il ne pouvait reposer la nuit, ou
s'il s'endormait, il lui venait des songes turbulents en la
fantaisie, et lui était avis qu'il oyait une voix qui toujours
lui cornait à l'oreille :
974 CA I U S M A RI U S

Du fier lion l e gîte épouvantable,


�oiqu'il n'y soit, dt toujours redoutable••.

Et surtout craignant encore plus le non pouvoir reposer


et dormir, il se mit à faire des banquets importuns, et à
boire outre ce que son âge ne comportait, tâchant à
gagner le sommeil par ces moyens-là, pour éviter le souci,
mais à la fin il arriva quelqu'un venant de la mer, qui lui
donna certain avertissement de tout; ce qui lui fut comme
une surcharge de nouvelle frayeur.
LXXXV. Ainsi, étant déjà extrêmement affligé, partie
pour la crainte de l'avenir, et partie pour le faix et le
comble du malheur présent, il lui fallut bien peu de ren­
grègement pour le faire tomber en la maladie dont il
mourut, qui fut une pleurésie, ainsi comme écrit le philo­
sophe Posidonius, lequel dit notamment qu'il entra en sa
chambre, ainsi qu'il était déjà malade, et parla à lui des
affaires, J? OUr lesquelles il était venu en ambassade à Rome.
Toutefois un autre historien, Caïus Pison, écrit qu'un
jour, après souper, Marius, se promenant avec ses amis,
entra en propos de ses aventures, commençant dès le
commencement de sa vie, et qu'il leur conta tout du
long combien de fois la fortune s'était tournée et pour et
contre lui, concluant, à la fin, que ce ne serait pas fait en
sage homme de se plus fier en elle. Après lequel discours
achevé, il prit congé d'eux, et se mit au lit, où il fut sept
jours entiers malade, au bout desquels il mourut.
LXXXVI. Il y en a qui mettent que son ambition se
découvrit fort évidemment par une étrange rêverie qui
lui monta au cerveau durant cette maladie; car il lui fut
avis gu'il faisait la guerre à Mithridate, et représentait en
son lit tous les mêmes gestes et les mêmes mouvements
de la personne, comme s'il eût été en une bataille, criant
à pleine tête les mêmes cris qu'il soulait crier, quand il
était au plus fort d'un fait d'armes; tant il avait l'affeél:ion
et l'envie de cette charge 1;> rofondément empreinte en son
entendement, pour l'ambition extrême et la jalousie dont
il était épris si excessivement, qu'en l'âge de soixante-dix
ans, après avoir été le premier qui fut oncques à Rome par
sept fois élu consul, et après avoir amassé des richesses et
des biens qui eussent pu suffire à plusieurs rois ensemble,
encore néanmoins mourait-il à regret, se plaignant et
lamentant de sa fortune, comme s'il fût mort avant
CAl U S MARIUS 9n
terme, premier que d'achever et accomplir ce qu'il avait
désiré.
LXXXVII. C'est bien au contraire de ce que le sage
Platon fit quand il approcha de son trépas : car il loua et
remercia le dieu de sa fatale destinée et sa bonne fortune,
de ce que premièrement il avait été homme raisonnable,
et non pas bête brute, et puis Grec, non pas Barbare, et,
outre cela, de ce que sa naissance s'était rencontrée
au temps de Socrate. Semblablement aussi dit-on que
Antipater, natif de la ville de Tarse, un peu avant que
mourir, rappelant en sa mémoire les heurs qu'il avait
eus en sa vie, n'oublia pas à conter, entre les autres
chose, l'heureuse navigation qu'il avait eue à venir de
son pays à Athènes; ce qui témoignait qu'il mettait en
ligne de compte, pour une grande grâce, toute frayeur de
la fortune, et qu'il la conservait en perpétuelle mémoire,
comme en celle qui est le plus assuré trésor que l'homme
saurait avoir pour garder les biens que la nature ou la
fortune lui donnent.
LXXXVIII. Mais à l'opposite, les fous, ingrats envers
Dieu et nature, laissent avec le temps écouler la mémoire
de leurs prospérités passées, et, ne retenant rien, ni le
conservant en perpétuelle mémoire, demeurent toujours
vides de biens et pleins d'espérance, haletant toujours
après l'avenir, et laissant cependant aller le présent; com­
bien que la raison voudrait qu'ils fissent plutôt au
contraire parce que la fortune leur peut bien empêcher
l'avenir, et ne leur peut ôter le passé, et, néanmoins, ils
jettent et chassent hors de leur mémoire ce bénéfice cer­
tain de la fortune, comme s'il ne leur appartenait plus en
rien, et vont toujours rêvant après ce qui est incertain; ce
qui ne leur advient pas sans raison, pour autant que, ser­
rant et amassant des biens extérieurs, avant que d'avoir
bâti un bon fondement et un ferme soubassement de rai­
son par bonne doél:rine, ils ne peuvent, puis après, assou­
vir ni remplir la convoitise insatiable de leur âme.
LXXXIX. Ainsi donc trépassa Marius le dix-septième
jour de son septième consulat, de quoi toute la ville de
Rome sur l'heure fut bien aise, et reprit un peu de cœur,
cuidant bien être délivrée d'une sanglante et cruelle
tyrannie; mais peu de jours après ils connurent, à leurs
dépens, qu'ils avaient changé un vieux maître qui s'en
allait de ce monde, à un jeune qui ne faisait que venir
CAI U S MARI U S

tant son fils, le jeune Marius, fit d e cruautés et d'inhuma­


nités depuis la mort de son père, faisant mourir tous les
plus apparents et plus notables personnages de la ville.
On le tint du commencement pour homme aventureux
et hardi, à l'occasion de quoi on le surnomma fils de
Mars; mais bientôt après ses effets montrèrent bien le
contraire; tellement qu'il en fut surnommé fils de Vénus.
A la fin il fut enfermé et assiégé par Sylla dans la ville
de Péruse, où il fit tout ce qu'il put pour cuider sauver
sa vie, mais ce fut en vain; et, finalement, voyant qu'il
n'y avait ordre ni moyen aucun d'échapper, la ville s'en
allant prise, il se tua lui-même de sa propre main37 •
VIE DE LYSANDRE

I. Statue de Lysandre dans le temple de Delphes. II. Sa famille,


son éducation, son caraB:ère. IV. Il dt nommé général de la
flotte des Lacédémoniens. VII. Bataille navale gagnée par lui.
VIII. Il forme dans les villes grecques des associations oligar­
chiques. IX. Sa conduite envers Gallicratidas, nommé pour le
remplacer dans le commandement. XI. Lysandre renvoyé pour
commander la flotte. XII. Perfidie de Lysandre à Milet. XIII. Sa
facilité à faire de faux serments. XIV. Il prend Lampsaque. XVI.
La flotte des Athéniens se porte à l'embouchure du fleuve Égos­
Potamos. XVIII. Conseils d'Alcibiade aux capitaines athéniens.
XIX. Ruse de Lysandre. XXI. Il remporte la viB:oire. XXIl.
Prodiges qui ont précédé cet événement. XXV. Conduite de
Lysandre à l'égard des villes grecques. XXVIII. Prise d'Athènes.
XXX. Établissement du conseil des Trente. XXXIII. Lysandre
fait faire sa i!tatue. XXXIV. Honneurs qu'on lui rend. XXXVII.
Comment Pharnabase le trompe. XXXIX. Rétablissement de la
ville d'Athènes. XL. Divers propos de Lysandre. XLI. li aide
Agésilas à se faire nommer roi de Lacédémone. XLII. Jalousie
entre Agésilas et Lysandre. XLV. Intrigues de Lysandre pour
parvenir à la royauté. LI. Il engage les Lacédémoniens à faire la
guerre aux Thébains. LII. Il prend la ville d'Orchomène. LIV. Il
ci!t tué devant les murs d'Haliarte. LV. Sa sépulture. Oracles qui
annonçaient sa mort. LVII. Découverte du complot qu'il avait
formé pour devenir roi.
De l'an 278 environ à l'an Jôo de Rome, avant J.-C. J94•

1. Il y a au trésor des Acanthiens, qui est au temple


d'Apollon, en la ville de Delphes, une telle inscription :
« Brasidas et les Acanthiens, de la dépouille des Athé­
» niens »; cela fait que plusieurs estiment que l'image de
pierre, qui est près de la porte au-dedans de la chambre,
soit l'image de Brasidas ; mais c'est l'image de Lysandre
faite au naturel, ayant une grosse perruque et la barbe
fort épaisse et fort longue, à la façon des anciens ; car ce que
aucuns disent, que les Argiens, après avoir été déconfits
et défaits en une grosse bataille, se firent tous raser en
démonstration et signe de deuil public, et au contraire
L Y SAN D R E

que les Lacédémoniens, pour témoigner et montrer l'aise


de leur viB:oire, laissèrent croître leurs cheveux, cela
n'est pas véritable, non plus que ce que d'autres allèguent
que les Bacchiades s'en étant fuis de Corinthe en Lacé­
démone, les Lacédémoniens les trouvèrent si laids, et si
difformes, parce qu'ils avaient les têtes toutes rases, que
cela leur fit venir envie de laisser croître leurs barbes et
leurs cheveux; car cela est une des ordonnances de
Lycurgue, lequel disait que la chevelure rend ceux qui
sont naturellement beaux plus agréables à voir, et les
laids plus épouvantables à regarder1 •
II. Au demeurant, l'on dit que Aristoclite, père de
Lysandre, n'était pas de la maison des rois de Sparte,
combien qu'il fût de la race des Héraclides; mais son
fils Lysandre fut nourri en fort étroite pauvreté, se ren­
dant obéissant aux statuts et ordonnances du pays autant
que nul autre, en se montrant ferme de cœur à l'encontre
de toutes délices et de toute volupté, sinon de celle qui
procède de l'honneur que l'on fait à ceux qui font bien;
car l'on ne tient pas pour chose deshonnête ni mauvaise
à Sparte que les jeunes hommes se laissent vaincre à ce
plaisir-là, parce qu'ils veulent que leurs enfants, dès leur
première jeunesse, commencent à sentir les aiguillons de
la gloire, prenant plaisir d'être loués, et ayant regret de se
sentir blâmer; car ils ne font compte de celui qui ne se
passionne point ni de l'un ni de l'autre, mais le tiennent
pour homme de vil et lâche cœur, qui n'a pas volonté de
bien faire. Ainsi faut-il penser que l'ambition et l'obsti­
nation qui étaient en Lysandre lui procédaient de la disci­
pline et nourriture laconique,. et n'en doit-on point trop
accuser son naturel; bien est-il vrai qu'il était de sa nature
homme courtisan, qui savait entretenir et flatter les
grands et puissants plus que ne portait l'ordinaire des
naturels Spartiates, et si était patient à supporter aisé­
ment l'arrogance de ceux qui avaient plus de puissance
et d'autorité que lui quand il en venait du profit, ce que
aucuns estiment être une grande partie de la science de
bien savoir manier affaires d'État.
III. Aristote, en un licu2 où il dit que les grandes
natures sont ordinairement sujettes à la mélancolie,
comme celle de Socrate, de Platon et d'Hercule, écrit que
Lysandre aussi, non pas du commencement, mais sur sa
vieillesse, tomba en la maladie de mélancolie; mais bien
LYSANDRE 979
a-t-il eu cette qualité propre et particulière à lui entre
toutes autres, que, s'étant toujours porté très honnête­
ment en sa pauvreté, sans jamais avoir été vaincu ni
corrompu par or ni par argent, il emplit néanmoins son
pays de richesse et de convoitise d'avoir, et lui fit perdre
la bonne réputation qu'il avait pour n'e§timer point la
richesse ni l'avoir, en y introduisant quantité grande d'or
et d'argent après avoir vaincu et dompté les Athéniens,
sans que toutefois il en retînt pour soi une seule drachme.
Suivant lequel propos, comme Denys le tyran de Syra­
cuse eut un jour envoyé à ses filles des robes de la Sicile,
fort belles et fort riches, il ne les voulut pas recevoir,
disant, « �'il avait peur que telles robes ne les fissent
» trouver plus laides »; toutefois peu de temps après
lui-même, étant envoyé de son pays ambassadeur vers le
même tyran, comme il lui eut envoyé deux robes, lui
mandant qu'il en choisît laquelle il voudrait pour la
porter à sa fille, il répondit qu'elle-même saurait mieux
choisir laquelle lui serait la plus propre, et les emporta
toutes deux.
IV. Mais, pour venir à ses faits d'armes, la guerre
péloponésiaque allait en grande longueur, parce que,
depuis la défaite de l'armée que les Athéniens avaient
envoyée en la Sicile, lorsque l'on pensait qu'ils eussent
entièrement perdu toute la domination de la mer, et que
conséquemment ils dussent bientôt après donner de tout
point en terre, Alcibiade, retournant de son exil au manie­
ment des affaires, y fit une très grande mutation; car il
rendit les Athéniens de rechef aussi forts par mer que les
Lacédémoniens, lesquels, à cette cause, rentrèrent en
nouvelle peur, et recommencèrent à entendre de rechef
à bon escient au fait de cette guerre, voyant qu'ils avaient
besoin de plus grande puissance et de plus suffisant capi­
taine que jamais. Si y envoyèrent Lysandre pour amiral8 ,
lequel, arrivant en la ville d'Éphèse, la trouva fort bien
affeél:ionnée envers lui, et favorisant de volonté très
affeétueusement au parti des Lacédémoniens; mais, au
demeurant, fort pauvre, mal accoutrée, et bien près de
prendre totalement les mœurs et façons barbares des
Perses, pour la grande fréquentation qu'ils y avaient,
attendu que le pays de la Lydie l'environne tout à
l'entour, et . que les capitaines du roi de Perse n'en
bougeaient le plus du temps; parquoi, y ayant assis son
LYSAN D R E

camp, il y attira de toutes parts des navires marchands, et


y dressa un arsenal ou atelier à bâtir galères, de manière
qu'en peu de temps il remit leurs ports en valeur par la
fréquentation des marchands qui recommencèrent à les
hanter, et leur place et étape par le trafic de la marchan­
dise, et remplit les maisons particulières et les gens de
métier de manufaél:ures et de moyens de gagner, telle­
ment que, depuis ce temps-là, elle s'achemina en l'espé­
rance de parvenir à cette grandeur et magnificence où
nous la voyons maintenant.
V. Au reste, étant Lysandre averti comme Cyrus, l'un
des enfants du grand roi de Perse, était arrivé en la ville
de Sardes, il s'y en alla pour parler à lui, et se plaindre de
Tisaphernes, lequel, ayant commandement du roi de
secourir les Lacédémoniens, et les aider à débouter les
Athéniens, et les chasser hors de la marine, semblait aller
trop lâchement et froidement en besogne pour la faveur
qu'il portait à Alcibiade ; car, en fournissant argent échar­
sement, il était cause que toute leur armée de mer s'en
allait en ruine. Cyrus de son côté était bien aise qu'il y
eût des plaintes de Tisaphernes, et que l'on parlât contre
lui, parce qu'il était méchant, et aussi parce qu'il avait
quelque particulier différend avec lui ; au moyen de quoi
il aima fort Lysandre, tant pour ces doléances qu'il pro­
posait à l'encontre de Tisaphernes, comme aussi pour le
plaisir qu'il lui donnait de sa conversation, à cause qu'il
était homme qui savait fort bien complaire et faire la
cour aux grands; par lesquels moyens ayant gagné la
bonne grâce de ce jeune prince, il le sollicita et encou­
ragea fort à poursuivre cette guerre. Et comme il fut
prêt à se départir d'avec lui, Cyrus lui fit un festin, après
lequel il le pria de ne refuser point l'offre de sa libéralité,
c'était qu'il lui demandât franchement tout ce qu'il vou­
drait, l'assurant qu'il ne serait éconduit de chose quel­
conque. A quoi Lysandre lui répondit : « Puis9ue je vois
» que tu as si bonne volonté envers nous, Je te prie,
» Cyrus, et te conseille que tu augmentes la paie ordi­
» naire de nos mariniers d'une obole par jour, afin que,
» au lieu de trois oboles qu'ils reçoivent maintenant ils
» en reçoivent dorénavant ';l,uatre. »
VI. Cyrus fut bien aise d entendre cette largesse que
voulait faire Lysandre, et lui fit délivrer dix mille dariques
par le moyen desquels il ajouta une obole de plus à la
LY SANDRE

solde ordinaire des mariniers. Cette libéralité fit qu'en


peu de temps les galères des ennemis demeurèrent vides,
parce 1ue la plupart des galiots et matelots se retirèrent là
où on eur donnait davantage, et encore ceux qui demeu­
rèrent devinrent paresseux, découragés, et séditieux, fai­
sant tous les jours beaucoup de peine à leurs supérieurs
et capitaines ; mais toutefois, combien que Lysandre eût
ainsi soustrait les hommes à ses ennemis, et leur eût fait
un tel dommage, si n'osait-il encore venir à la bataille
navale, redoutant la valeur d'Alcibiade, qui était homme
d'exécution, ayant plus grand nombre de vaisseaux que
lui, et qui, jusques à ce jour-là, n'avait 1·amais été vaincu
ni par terre ni par mer, en bataille que conque où il eût
été chef.
VII. Mais il advint qu'il passa de l'île de Samos en la
ville de Phocée, qui est en la terre ferme vis-à-vis, laissant
la charge et surintendance de toute la flotte de ses vais­
seaux en son absence à son pilote nommé Antiochus,
lequel, faisant du hardi, par une manière de moquerie et
de mépris de Lysandre, s'en alla jusques dans le port des
Éphésiens avec deux galères seulement, et passa auda­
cieusement et superbement tout au long de l'arsenal où
étaient leurs vaisseaux en chantier, avec �randes risées et
grand bruit. Cela irrita Lysandre, de mamère qu'il fit pre­
mièrement dévaler en mer quelque nombre de galères,
avec lesquelles il lui donna la chasse; mais, voyant que
les autres capitaines athéniens venaient à la file au secours,
il en fit armer encore d'autres, tellement que, se renfor­
çant ainsi d'un côté et d'autre, petit à petit ils vinrent à la
bataille entière, laquelle Lysandre gagna, et, ayant pris
quinze galères sur ses ennemis, en dressa un trophée en
signe de viB:oire.
VIII. Le peuple cl' Athènes, ouïe la nouvelle de cette
défaite, en fut si aigrement courroucé contre Alcibiade,
qu'il le déposa promptement de sa charge; et les gens de
guerre semblablement, qui étaient au camp à Samos, l'en
désestimèrent, et commencèrent à parler mal de lui; à
l'occasion de quoi il se · retira du camp, et s'en alla au
pays de la Chersonèse en Thrace. Cette bataille fut de
plus grand renom que de grand effet, pour la réputation
d'Alcibiade; et au demeurant, Lysandre, faisant venir
devers lui en Éphèse ceux qu'il voyait en chaque ville
plus hardis et de cœur plus grand et plus élevé que le
L YSAND RE

commun des autres citoyens, allait bâtissant les fonde­


ments de grandes mutations et grandes nouvelletés, qu'il
établit depuis dans les gouvernements des cités, admo­
ndtant ces particuliers, et les sollicitant de faire des ligu�s
entre eux, de gagner amis, et faire des menées pour avoir
les affaires de leurs villes en mains, leur promettant que
sitôt que les Athéniens seraient défaits, eux aussi seraient
délivrés de la subjeB:ion de leurs peuples, et auraient
chacun en son pays l'autorité souveraine ; ce qu'il leur
confirmait, et en faisait preuve à chacun d'eux par effet,
parce qu'il avançait à tous honneurs, charges et préémi­
nence dans les affaires tous ceux qui, de longue main,
étaient ses hôtes et ses amis, ne se souciant point de
faire contre le droit et contre la raison, pourvu que cela
servît à leur avancement, tellement que pour ces occa­
sions chacun se rangeait de son côté, chacun le désirait et
cherchait à lui gratifier et complaire, sous l'espérance
qu'il n'y avait chose si grande qu'ils ne s'assurassent de
l'obtei:ir de lui quand il aurait le maniement des affaires
en mam.
IX. Pourtant ne virent-ils pas volontiers Callicratidas
à son arrivée, quand il vint pour lui succéder à l'office
d'amiral, ni depuis aussi quand ils eurent connu par
expérience que c'était l'un des plus droits, des plus justes
et plus hommes de bien du monde, ni n'eurent pour
agréable sa manière de gouverner, laquelle était simple,
droiturière', sans fard ni artifice quelconque; mais
louèrent bien sa parfaite vertu, comme ils eussent fait
l'image de quelque demi-dieu faite à l'antique, qui eût
été de beauté singulière; mais cependant ils regrettaient
la chaude affeélion que l'autre montrait envers ses amis,
l'amour qu'il leur portait, et l'utilité qu'ils en tiraient, de
manière que quand il monta sur mer pour s'en retourner,
tous ceux qui étaient au camp en furent les plus déplai­
sants du monde, jusques à en pleurer à chaudes larmes,
et lui de son côté s'étudia de les rendre encore pirement
affeélionnés envers Callicratidas. Car entre autres choses
il renvoya à Sardes le reste de l'argent que Cyrus lui
avait baillé pour payer les mariniers, disant que Calli­
cratidas en allât lui-même demander s'il en voulait avoir,
et qu'il trouvât le moyen d'entretenir ses gens; finale­
ment, quand il se voulut embarquer, il protesta devant
toute l'assistance l]U'il lui laissait, livrait et consignait
L Y SAND RE

entre ses mains l'armée commandant à toute la marine; et


Callicratidas, pour convaincre de fausseté son ambition
et sa vanterie de vanité mensongère, lui répondit : « S'il
» est ainsi que tu le dis, viens donc me consigner les
» galères en la ville de Milet, en passant par-devant l'île
» de Samos; car, puisque tu commandes à toute la marine,
» il ne faut point que nous craignions les ennemis qui
» sont en Samos »; à quoi Lysandre lui répliqua qu'il
n'avait plus de commandement sur l'armée, et que c'était
lui, et à tant se partit prenant la droite route du Pélopo­
nèse, et laissa Callicratidas en très grande perplexité; car
il n'avait point apporté d'argent du pays quant et lui,
et ne voulait point contraindre les villes de lui en fournir,
voyant qu'elles étaient d'ailleurs assez foulées.
X. Si ne lui restait plus d'autre moyen, sinon que de
s'en aller devers les lieutenants du roi de Perse J? OUr leur
en demander, comme avait fait Lysandre; mats il était
le plus mal propre du monde, et le moins idoine pour
ce faire, à cause que c'était un personnage libre de sa
nature, et magnanime, qui estimait être moins ignomi­
nieux et moins reprochable aux Grecs, d'être battus et
vaincus par autres Grecs, que d'aller faire la cour et
requérir des Barbares, lesquels avaient bien de l'or et de
l'argent, mais au demeurant rien de bon ni d'honnête; à
la fin toutefois, contraint par la nécessité, il se mit en
chemin pour aller en Lydie, et tira droit au logis de Cyrus,
là où il dit au premier trouvé que l'on fît entendre que
c'était l'amiral des Lacédémoniens, Callicratidas, qui vou­
lait parler à lui. L'un des gardes de la porte lui répondit :
« Étranger mon ami, Cyrus n'a pas maintenant loisir, car
» il est à table. » Callicratidas lui répondit tout simple­
ment : « Il n'y a point de danger, j'attendrai bien ici
» jusques à ce qu'il ait achevé. » Q!!oi entendant, les Bar­
bares estimèrent que ce devait être quelque lourdaud,
et pour cette première fois s'en alla méprisé et moqué
d'eux. Mais à la seconde fois, lui ayant été semblablement
la porte refusée, il se dépita et s'en retourna comme il était
venu en la ville d'Éphèse, maudissant et détestant ceux
qui les premiers s'étaient ainsi abaissés et avilis que d'aller
faire la cour aux Barbares, en leur enseignant de s'enor­
gueillir pour leurs biens et leurs richesses, jurant devant
toute l'assistance, que sitôt qu'il serait de retour à S�arte,
il ferait tout ce qui serait en lui pour pacifier les Grecs
LYSANDRE
entre eux et les mettre d'accord, afin qu'ils fussent redou­
tables aux Barbares, et qu'ils n'eussent plus à faire d'eux
ni de leur aide pour se ruiner les uns les autres. Mais
Callicratidas ayant le cœur digne de Sparte, et étant à
comparer en justice, vaillance et grandeur de courage
aux plus excellents hommes grecs qui furent onques, peu
de temps après mourut en une bataille navale qu'il
perdit auprès des îles Arginuses.
XI. Parquoi les alliés de Lacédémone, voyant que les
affaires allaient en empirant, dépêchèrent ensemblement
une ambassade à Sparte, par laquelle ils requirent au
conseil que l'on renvoyât Lysandre pour amiral, et qu'ils
feraient toutes choses de meilleur courage sous sa
conduite, que sous autre capitaine que l'on y sût envoyer;
autant leur en écrivit Cyrus. Mais, pour autant qu'il y
avait une loi qui défendait qu'un même personnage ne
fût deux fois amiral, et que néanmoins ils voulaient grati­
fier à la requête de leurs alliés, ils donnèrent le nom et le
titre d'amiral à un nommé Aracus, et à lui de surintendant
de la marine; mais en effet ils lui baillèrent la souveraine
autorité de toutes choses. Si fut sa venue très agréable,
comme celle qui de longtemps était fort attendue et fort
désirée par ceux qui s'entremettaient du gouvernement
des villes, et qui y avaient autorité, parce qu'ils espé­
raient bien augmenter encore davantage leur puissance
par son moyen, et de tout point amortir celle du peuple.
Mais ceux qui aimaient une ronde simplicité et ouverte
magnanimité dans les mœurs d'un gouverneur et capi­
taine général, quand ils venaient à comparer Lysandre à
Callicratidas, le trouvaient fin et cauteleux, qui faisait la
plupart de ses faits de guerre par tromperie et surprise
plutôt qu'autrement, comme celui qui faisait compte de
la j ustice, quand elle était utile, mais qui autrement pre­
nait l'utilité pour la justice et pour l'honnêteté, n'estimant
point que le vrai de nature fût plus fort ni plus puissant
que le faux, mais mesurant la valeur de l'un et de l'autre
au profit qui en sortait, en se moquant de ceux 9-ui
disaient que les descendants d'Hercule ne devaient pomt
faire la guerre par ruses ni cautèles : « Car, quand la peau
» de lion n'y peut fournir, disait-il, il y faut coudre aussi
» celle du renard. »
XII. A quoi se rapporte ce que l'on écrit qu'il fit en la
ville de Milet; car ses hôtes et amis, auxquels il avait pro-
L Y SAN D RE

nùs de leur aider à ruiner l'autorité du peuple, et à chasser


de la ville leurs adversaires, ayant changé de conseil, et
s'étant réconciliés avec leurs contraires, il fit semblant en
public d'en être bien joyeux, et de leur vouloir aider à
faire leur appointement ensemble, mais à part en secret il
les tança bien âprement, et leur remontra qu'ils étaient
bien lâches de ce faire, et les sollicita au contraire de
courir sus à la part du peuple ; puis, quand il entendit
qu'il y avait émeute entre les parts de la ville, il y accourut
soudain comme pour l'apaiser ; et, entré qu'il fut dans la
ville, les premiers qu'il rencontra du parti de ceux qui
voulaient remuer l'état du gouvernement et ôter l'auto­
rité au peuple, il se courrouça à eux, et les tança fort de
paroles, leur commandant d'une façon rigoureuse qu'ils
eussent à le suivre, comme s'il en eût dû faire quelque
grosse punition ; et à l'opposite, à ceux qu'il trouvait de
l'autre parti, il leur disait qu'ils n'eussent point de peur,
et qu'ils ne craignissent point qu'on leur fît aucun mal, ni
déplaisir là où il serait ; mais il feignait et leur faisait
malicieusement accroire cela, pour faire demeurer les plus
apparents et les plus affeél:ionnés au parti populaire, afin
de les faire puis tous ensemble mourir, comme il fit : car
tous ceux qui demeurèrent en la ville sous la fiance de ses
paroles furent tous mis à mort.
XIII. A ce propos aussi Androclidas a laissé par écrit
un mot que soulait dire Lysandre, par où il appert qu'il
faisait bien peu de compte de se parjurer ; car il disait :
« OE'il fallait tromper les enfants avec le jeu des osselets,
» et les hommes avec les serments », suivant en cela Poly­
crate, le tyran de Samos, mais non pas avec raison; car lui
était capitaine légitime, et l'autre violent usurpateur de
domination tyrannique; et si n'était point fait en vrai
Laconien, de se porter envers les dieux ni plus ni moins
9.u'envers les ennemis, ou encore pirement et plus inju­
rteusement ; car celui qui trompe son ennemi, moyennant
la foi qu'il lui jure, donne à connaître qu'il le craint, mais
qu'il ne se soucie point de Dieu.
XIV. Cyrus donc, ayant fait venir Lysandre à Sardes,
lui donna de l'argent largement, et lui en promit encore
davantage ; et, pour plus magnifiquement lui déclarer la
volonté qu'il avait de lui gratifier, lui dit que quand le roi
son père ne lui voudrait rien fournir, il lui en donnerait
plutôt du sien propre; et, quand tout autre moyen de
LYSAN DRE

recouvrer argent lui défaudrait, qu'il ferait plutôt fondre


et monnayer la propre chaire sur laquelle il siégeait quand
il donnait audience en justice, laquelle était toute massive
d'or et d'argent. Bref, quand il s'en voulut aller en la
Médie devers le roi son père, il lui laissa pouvoir de
recueillir les tailles et tributs ordinaires des villes de son
gouvernement, et lui donna entièrement la surintendance
de tout son état; et finalement, en lui disant adieu, il le
pria qu'il ne donnât point de bataille par mer aux Athé­
niens, jusques à ce qu'il fût retourné de la cour, parce
qu'il ne reviendrait point qu'il n'eût pouvoir de faire
venir beaucoup de vaisseaux, tant de la Phénicie que de
la Cilicie.
XV. Parquoi, cependant qu'il fut en ce voyage,
Lysandre, ne pouvant combattre ses ennemis avec pareil
nombre de vaisseaux, ni aussi demeurer oisif sans rien
faire avec un si bon nombre de galères, s'en alla en cours,
où il prit quelques îles, et P. illa celles d'Égine et de Sala­
mine, au partir desquelles il alla faire descente en la terre
ferme de l' Attique, et y salua le roi de Lacédémone, Agis,
lequel était expressément descendu du fort de Décélie,
jusques à la marine, pour le voir, afin aussi que leur
armée de terre vît la puissance de celle de mer, et com­
ment elle dominait en la marine plus qu'elle ne voulait;
toutefois, ayant nouvelles comme la flotte des Athéniens
le suivait à la trace, il prit une autre route our s'en refuir
en Asie par les îles, et, s'en retournant, if trouva tout le
pays de l'Hellespont vide de gens de guerre; il mit le
siège devant la ville de Lampsaque, et l'assaillit avec ses
galères du côté de la mer, et Thorax, y étant aussi arrivé
au même temps en toute diligence, avec son armée de
terre, donna aussi l'assaut de son côté, de manière que la
ville fut prise à force, que Lysandre abandonna à piller
aux soudards.
XVI. Or cependant la flotte des Athéniens, qui était de
cent quatre-vingts voiles, était à l'ancre devant la ville
d'Éléunte, au pays de la Chersonèse, et, les nouvelles
ouïes que la ville de Lampsaque était perdue, s'en vinrent
à toute diligence en celle de Sestos, là où, s'étant rafraî­
chis de vivres, ils allèrent cinglant tout au long de la côte,
jusques à un endroit qui s'appelle la rivière de la Chèvre,
vis-à-vis de la flotte des ennemis, qui était encore à
l'ancre devant la ville de Lampsaque. Or était lors capi-
L YSAND RE

taine des Athéniens, entre autres, un nommé Philoclès,


celui qui mit en avant et persuada au peuple d'Athènes de
faire couper aux prisonniers de guerre le pouce de la main
droite, afin qu'ils ne pussent plus manier la pique, mais
bien servir à tirer la rame. Les uns et les autres se repo­
sèrent pour ce jour-là, en espérance que le lendemain
ils ne faudraient pas d'avoir la bataille. Mais Lysandre,
ayant bien autre intention en son entendement, com­
manda néanmoins aux mariniers et pilotes qu'ils tinssent
leurs galères toutes prêtes comme pour donner la bataille
le lendemain au point du jour, afin que chacun s'embar­
quât de bonne heure, et se tînt en ordonnance de bataille
sans faire bruit quelconque, attendant ce qui leur serait
enjoint et ordonné de sa part ; et fit aussi tenir l'armée de
terre en bataille le long du rivage de la mer.
XVII. Le lendemain matin, au soleil levant, les Athé­
niens commencèrent à voguer avec toutes leurs galères
rangées en bataille toutes d'un front ; mais Lysandre,
encore qu'il eût ses vaisseaux en ordre pour combattre,
les proues tournées devers les ennemis dès devant le jour,
ne vogua point pourtant à l'encontre ; mais, envoyant de
petits esquifs aux premières galères, leur défendit très
étroitement qu'elles n'eussent à bouger aucunement, mais
qu'elles se tinssent en ordonnance, sans mener bruit ni
voguer à l'encontre de l'ennemi ; encore, s'étant les Athé­
niens retirés sur le soir, il ne donna pas congé aux sou­
dards de sortir des galères en terre, qu'il n'eût première­
ment envoyé deux ou trois galères pour reconnaître la
flotte des ennemis, lesquelles rapportèrent qu'elles avaient
vu les Athéniens descendus en terre. Le lendemain ils en
firent tout autant, et le troisième jour aussi, et jusques au
quatrième, de sorte que les Athéniens en conçurent une
grande confiance d'eux-mêmes, et un grand mépris de
leurs ennemis, estimant que ce fût pour crainte d'eux
qu'ils se tenaient ainsi serrés, et ne s'osaient tirer en avant.
XVIII. Sur ces entrefaites, Alcibiade, qui pour lors se
tenait au pays de la Chersonèse, en quelques places qu'il y
avait conquises, s'en vint à cheval au camp des Athéniens,
pour remontrer aux capitaines et chefs de l'armée les
grandes fautes qu'ils faisaient, premièrement en ce qu'ils
avaient posé l'ancre et tenaient leurs vaisseaux en une
côte découverte, où il n'y avait abri quelconque pour se
pouvoir retirer s'il fût survenu quelque tourmente, et
LYSAN D R E

puis en ce qu'il leur fallait aller querir leurs vivres bien


loin de là, jusques en la ville de Se�os, au port de laquelle
ils se devaient plutôt retirer, attendu qu'ils avaient peu de
circuit à faire pour y arriver, et auraient la ville à leur dos,
qui les fournirait de toutes choses nécessaires, et si s'éloi­
gneraient de leurs ennemis, qui étaient gouvernés par un
seul chef qui leur commandait souverainement, et si bien
disciplinés, qu'à un seul sifflet ils exécutaient prompte­
ment tout ce qui leur était enjoint et ordonné. Ces remon­
trances, que faisait Alcibiade, non seulernent ne furent
point reçues par les capitaines athéniens, mais, qui plus
e�, y en eut un, nommé Tydée, qui lui répondit outra­
geusement que ce n'était pas à lui à commander, et
qu'il y en avait d'autres à qui appartenait cette charge.
Parquoi Alcibiade, se doutant qu'il y avait encore là­
dessous quelque trahison, se retira.
XIX. Le cmquième jour, les Athéniens ayant fait la
même contenance d'aller présenter la bataille à leurs enne­
mis, et s'étant sur le soir retirés comme de coutume fort
nonchalamment, en mauvais ordre, et en gens qui ne
comptaient leurs ennemis pour rien, Lysandre envoya
après eux quelques galiotes pour les reconnaître, com­
mandant aux capitaines d'icelles, que quand ils aperce­
vraient que les Athéniens seraient issus hors de leurs
galères, ils tournassent arrière en la plus extrême diligence
qu'il leur serait possible, et quand ils seraient au milieu
du détroit, qu'ils élevassent en l'air au bout d'une pique,
sur la proue, un bouclier de cuivre, pour signe de faire
voguer toute la flotte en bataille; et cependant lui-même
en personne alla de galère en 7alère avertissant et admo­
ne�ant chaque capitaine qu ils eussent à tenir leurs
galiots, mariniers et soudards tout prêts, afin que, quand
le signe leur serait levé, ils voguassent de toute leur
puissance en bataille contre les ennemis.
XX. Parquoi, sitôt que le bouclier de cuivre eut été
levé en l'air, et que Lysandre de sa galère capitainesse eut
fait sonner la trompette pour le signe de démarrer, inconti­
nent les galères commencèrent à voguer à l'envi les unes
d es autres, et les gens de pied qui étaient sur terre s'en
coururent aussi gagner un haut rocher, qui répondait sur
la mer, pour voir quelle serait l'issue de ce combat, parce
que la di�ance d'une côte à l'autre en cet endroit-là n'e�
que d'environ une petite lieue6 , laquelle ils eurent tra-
L YSAND RE

versée en peu d'heures, pour la diligence et l'effort que


firent les vogueurs de ramer. Or le premier des capitaines
athéniens qui aperçut de la terre cette grosse flotte qui
venait à pleine vogue pour les investir, ce fut Conon,
lequel cria incontinent aux soudards que chacun courût
s'embarquer, et, se passionnant ·de voir les choses en tel
danger, appelait les uns par leurs noms, en suppliait
aucuns, et contraignait les autres à entrer en leurs galères;
mais toute sa diligence ne servait de rien, parce que les
soudards étaient écartés çà et là; car aussitôt qu'ils furent
à leur retour sortis des galères, les uns s'en allèrent ache­
ter des provisions, les autres s'allèrent promener par les
champs, et y en avait aucuns qui s'étaient mis à souper
dans leurs tentes, et autres à reposer et dormir, ne se
doutant de rien moins que de ce qui leur devait advenir,
pour l'ignorance et faute d'expérience de leurs chefs.
XXI. Mais comme les ennemis étaient déjà prêts à
choquer avec grands cris et grand bruit de rames, Conon,
ayant huit galères, se coula secrètement hors de la mêlée,
et, prenant la fuite, se sauva en l'île de Chypre, devers
Évagoras; cependant les Péloponésiens, se ruant sur les
autres galères, en prirent les unes toutes vides, et en
froissèrent les autres, ainsi comme les soudards commen­
çaient à s'embarquer dessus. Et quant aux hommes, les
uns furent occis auprès de leurs vaisseaux, ainsi comme
ils y accoururent en désordre tout nus et sans armes,
pour les cuider secourir, les autres furent tués en la fuite,
parce que les ennemis descendirent en terre, qui leur
donnèrent la chasse, et y en eut de prisonniers trois mille
avec les capitaines. Et prit Lysandre davantage toute la
flotte des vaisseaux entièrement, excepté la galère sacrée
que l'on nomme Paralos, et les huit qui s'enfuirent avec
Conon, et après avoir pillé tout le camp des Athéniens,
attacha leurs galères captives aux poupes des siennes, et
s'en retourna avec chants de triomphe au son des flûtes et
hautbois devers la ville de Lampsaque, ayant fait avec
bien peu de travail un très grand exploit, et coupé en peu
d'heures la longue durée d'une guerre, la plus diverse qui
eût oncques été auparavant en ce monde, et qui avait pro­
duit tant et de si variables et si étranges accidents de la
fortune, qu'il n'est pas croyable6; car il y avait eu infinies
batailles par mer et par terre; les affaires y avaient varié
infinies fois; il y était mort plus de capitaines qu'en toutes
LYSANDRE

les autres guerres de la Grèce ensemble ; et tout cela fut


à la fin lors achevé et terminé par le bon sens et la bonne
conduite d'un seul homme.
XXII. Pourtant y en eut-il qui estimèrent que ce grand
coup fut un aél:e des dieux, et qui dirent qu'au partir du
port de · Lampsaque, pour aller investir la flotte des enne­
mis, ils aperçurent sur la galère de Lysandre les deux feux
que l'on appelle les étoiles de Castor et de Pollux7 , l'une
d'un côté, et l'autre de l'autre. Il y en a aussi qui disent
que la chute de la pierre fut un présage, qui pronostiquait
cette grande défaite ; car il tomba du ciel environ ce
temps-là, ainsi que plusieurs le tiennent, une fort grande
et grosse pierre en la côte que l'on appelle la rivière de
la Chèvre, laquelle pierre se montre encore aujourd'hui,
tenue en grande révérence par les habitants du pays de la
Chersonèse. Et dit-on que le philosophe Anaxagoras avait
prédit8 que l'un des corps attachés à la voûte du ciel en
serait arraché, et tomberait en terre par un glissement et
un ébranlement qui devait advenir ; car il disait que les
astres n'étaient pas au propre lieu où ils avaient été nés,
attendu gue c'étaient corps pesants et de nature de pierre;
mais qu'ils reluisaient par l'objeél:ion et réflexion du feu
élémentaire, et avaient été tirés là sus à force, là où ils
étaient retenus par l'impétuosité et violence du mouve­
ment circulaire du ciel, ainsi comme au commencement
du monde ils y avaient été arrêtés, et empêchés de retom­
ber ici-bas, lorsque se fit la séparation des corps froids
et pesants d'avec les autres substances de l'univers. Il y a
une autre opinion d'aucuns philosophes, où il y a plus
d'apparence qu'en celle-là ; car ils disent que ce que nous
appelons étoiles tombantes ou coulantes ne sont point
fluxions ni dérivations du feu élémentaire, qui s'éteignent
en l'air presque aussitôt comme elles y sont allumées, ni
aussi une inflammation ou combustion de quelque partie
de l'air, qui, pour sa trop grande quantité, se répande
contremont, mais sont des corps célestes qui, par quelque
relâchement de la roideur ou dévoiement du cours ordi­
naire du ciel, sont élancés et jetés ici-bas, non pas toujours
en quelque endroit de la terre habitable, mais le plus
souvent dehors en la grande mer Océane, qui est cause
que l'on ne les voit point.
XXIII. Toutefois le dire d' Anaxagoras a un témoin
qui le confirme, c'est Damachus, lequel en son traité de
LYSANDRE 99 1

la religion écrit que, l'espace de soixante et quinze jours


durant, avant que cette pierre tombât, l'on vit continuel­
lement en l'air un fort grand corps de feu comme une
nuée enflammée, laquelle n'arrêtait point en W1 lieu, mais
allait et venait se mouvant de divers et rompus mouve­
ments, par l'agitation desquels il en issait des lambeaux
de feu qui tombaient en plusieurs lieux, et reluisaient en
tombant, ni plus ni moins que font les étoiles tombantes.
A la fin, quand ce grand corps de feu se fut posé en cet
endroit-là de la terre, les habitants du pays, après s'être
un peu assurés de leur peur et étonnement, s'assem­
blèrent au lieu pour voir ce que c'était, et n'y trouvèrent
aucun effet ni aucune apparence de feu, mais seulement
une pierre gisante sur la terre, bien grande, mais non pas
à comparaison de la moindre partie de ce que montrait
le pourpris de ce grand corps de feu, s'il le faut ainsi
nommer. Or est-il bien certam que le dire de Damachus
en cela a besoin de favorables auditeurs; mais aussi, s'il
est véritable, il réfute entièrement le discours de ceux
qui maintiennent que ce fut une pointe de rocher, que la
violence d'un tourbillon de vent arracha de la cime de
quelque montagne, et le porta par l'air tant que le tour­
noiement du tourbillon dura; mais aussitôt comme il
faillit, et qu'il vint à se lâcher, elle tomba. Si nous ne
disons que ce corps lumineux, qui apparut ainsi par
plusieurs jours en l'air, était véritablement feu, lequel,
venant à se résoudre et éteindre, engendra en l'air ce
violent orage et vent si impétueux, qu'il eut bien la
force d'arracher et jeter la pierre en bas. Toutefois c'est
à une autre sorte de traité à déterminer plus amplement
et plus résolument de cette matière.
XXIV. Au demeurant, comme les trois mille pri­
sonniers athéniens, que l'on avait saisis en cette surprise,
eussent été condamnés par le conseil à mourir&, Lysandre,
appelant Philoclès, l'un des capitaines, lui demanda de
quelle peine il se j ugeait digne pour avoir conseillé à ses
citoyens une chose si méchante et si cruelle. Philoclès,
ne fléchissant en rien pour quelque calamité où il se vît,
lui répondit : « N'accuse point ceux qui n'ont point de
» juge pour connaître de leur fait ; mais, puisque les dieux
» t'ont fait la grâce d'être vainqueur, fais de nous ce que
» nous eussions fait de toi, si nous t'eussions vaincu. »
Cela dit, il s'en alla laver et étuver, puis vêtit un beau
992 L Y SANDRE

manteau, comme s'il eût dû aller à quelque festin, et s'en


alla franchement le premier à la boucherie, montrant le
chemin à ses citoyens, ainsi comme le récite Théophraste.
XXV. Ces choses faites, Lysandre avec sa flotte s'en
alla par les villes maritimes, là où, autant qu'il y trouvait
d'Athéniens, il leur commandait qu'ils se retirassent à
Athènes, en leur faisant entendre qu'il n'en pardonne­
rait à pas un, mais ferait mourir tous ceux qu'il trouverait
hors de la ville; ce qu'il faisait à cautèle, afin de les ranger
tous au-dedans de l'enceinte des murailles d'Athènes,
pour tant plus tôt les pouvoir affamer à faute de vivres;
car autrement ils lui eussent bien donné de l'affaire, s'ils
eussent eu de quoi soutenir le siège longuement. Mais,
en toutes les vilies où il passait, si elles étaient gouvernées
par autorité du peuple, ou qu'il y eût quelqu'autre sorte
de gouvernement, il y laissait en chacune un capitaine
ou �ouverneur lacédémonien, avec un conseil de dix
officiers de ceux qui auparavant avaient eu amitié et
intelligence avec lui; ce qu'il faisait autant dans les villes
alliées et confédérées de tout temps aux Lacédémoniens,
comme en celles qui naguère leur avaient été ennemies.
Si allait ainsi naviguant au long des côtes lentement, sans
se hâter, en se bâtissant et établissant comme une prin­
cipauté sur toute la Grèce universellement, à cause qu'il
ne choisissait pas pour officiers ceux qui étaient les plus
riches, ni les plus nobles, ou les plus gens de bien, mais
prenait ceux qui étaient des ligues qu'il avait lui-même
mises sus en chaque ville, en leur donnant autorité de
punir et récompenser ceux que bon leur semblait, jusques
à se trouver lui-même présent et assister en personne à
la mort de ceux 9u'ils faisaient mourir, ou qu'ils chas­
saient et bannissaient de leur pays, ce qui donna aux
Grecs mauvaise espérance de doux et gracieux gouver­
nement sous la domination des Lacédémoniens.
XXVI. A raison de quoi il me semble que le poète
Théopompe10 rêvait, quand il accomparait les Lacédé­
moniens aux tavernières, disant : « �'ils avaient donné
» à tâter aux Grecs du doux breuvage de la liberté, et
» puis y avaient mêlé du vinaigre »; car dès le commen­
cement le goût de leur gouvernement et l'essai qu'ils en
donnèrent aux Grecs leur fut fort aigre, à cause que
Lysandre ôtait partout l'autorité du gouvernement aux
peuples, et la mettait entre les mains d'un petit nombre
LYSANDRE 99J

des plus violents, et plus audacieux et plus séditieux qui


fussent en chaque ville ; et, après avoir demeuré quelque
temps en ce voyage à faire ces changements, il envoya
devant à Lacédémone porter nouvelles, comme il s'en
venait avec deux cents voiles, et parla, en la côte de
l'Attique, aux rois Agis et Pausanias, se promettant bien
qu'il emporterait la ville d'Athènes tout de primesaut ;
mais, quand il vit que, au rebours de son espérance, les
Athéniens lui faisaient tête à bon escient, il s'en retourna
une autre fois avec sa flotte en Asie, là où il acheva de
changer et remuer en toutes les villes également la
manière du gouvernement, établissant en chacune un
conseil de dix officiers seulement, et faisant partout
mourir plusieurs des citoyens, et en bannissant aussi plu­
sieurs, comme entre les autres, il chassa tous les Samiens
hors de leur pays1 1 , et y remit tous les bannis, qui aupa­
ravant en avaient été déchassés, et, étant encore la ville
de Sestos entre les mains des Athéniens, il la leur ôta ;
mais, qui plus est, il ne voulut pas que les naturels Ses­
tiens y demeurassent, mais les en chassa, et donna leur
ville, leurs maisons et leurs terres aux pilotes, comites12
et galiots, qui avaient été à la guerre sous lui ; à quoi
toutefois les Lacédémoniens lui contredirent, et fut la
première chose en laquelle il fut par eux dédit ; car ils
remirent, malgré lui, les Sestiens en leurs maisons et en
leurs biens.
XXVII. Mais ainsi comme les Grecs étaient bien
marris de voir ces aél:es-là de Lysandre, aussi furent-ils
t9us bien aises de voir ces autres-ci. C'est qu'il remit les
Eginètes en leurs maisons et en leurs terres, longtemps
après qu'ils en avaient été déchassés ; autant en fit-il sem­
blablement des Méliens et des Scioniens, dont les Athé­
niens avaient occupé les terres et les biens, qu'il en chassa,
et les rendit aux propriétaires et naturels habitants.
XXVIII. Au demeurant, ayant nouvelles que ceux qui
étaient dans la ville d'Athènes se trouvaient fort à l'étroit
de vivres, il s'en retourna dans le port de Pirée, de là où
il pressa la ville de si près, qu'il la contraignit de se rendre
à telles conditions qu'il voulut ; toutefois il y a des Lacé­
démoniens qui disent que Lysandre écrivit aux éphores :
« La ville d'Athènes est prise »; et que les éphores lui
récrivirent : « Il suffit qu'elle soit prise » ; mais cela est
un conte fait à plaisir, pour faire trouver la chose plus
994 LYSAN D R E
belle. Car, à l a vérité, la capitulation que les éphores
envoyèrent, et les articles furent tels : « Les seigneurs du
» conseil de Lacédémone ont ainsi arrêté, que vous abat­
» tiez la fortification du port de Pirée; que vous démo­
» lissiez les longues murailles qui joignent le port à la
» ville; que vous laissiez et quittiez toutes les villes que
» vous tenez, et vous contentiez de la vie et de votre
» pays seulement; en ce faisant, vous aurez la paix,
» moyennant que vous baillerez encore ce qu'il faudra,
» que vous recevrez les bannis, et, quant au nombre des
» vaisseaux, vous en ferez ce qui sera avisé. » Les Athé­
niens accordèrent les articles contenus en ce billet, sui­
vant le conseil de Théramène, fils d'Agnon, lequel,
comme un jeune orateur nommé Cléomène lui demanda
publiquement en courroux - s'il était bien osé et si hardi
de faire ou dire chose contraire à ce qu'avait jadis fait
Thémistocle, en consentant aux Lacédémoniens de démo­
lir par leur commandement les murailles que lui avait
édifiées malgré eux, il lui répondit sur-le-champ : « Je
» ne fais rien, jeune fils mon ami, qui soit contraire aux
» faits de Thémistocle. Car ainsi comme lui fit jadis bâtir
» ces murailles pour le salut de ses citoyens qui lors
» étaient, aussi les faisons-nous maintenant abattre et
» démolir pour la même cause; et s'il était vrai que les
» murailles rendissent les cités bienheureuses, il s'ensui­
» vrait que celle de Sparte, qui n'en eut oncques, serait
» la plus malheureuse du monde. »
XXIX. Lysandre donc, ayant reçu tous les vaisseaux
des Athéniens, excepté douze, et les murailles de la ville
aussi, pour en faire à sa discrétion, le seizième jour du
mois de Mars13 , auquel jour ils avaient anciennement
gagné la bataille navale dans le détroit de Salamine contre
le roi de Perse, il leur mit incontinent en avant, et leur
conseilla qu'ils changeassent la forme de leur gouver­
nement. Ce que le peuple entendit très mal volontiers,
et s'en courrouça fort âprement; à l'occasion de quoi
Lysandre leur envoya dénoncer qu'ils avaient contrevenu
aux capitulations et articles du traité fait avec eux, attendu
que leurs murailles étaient encore debout, étant passé le
terme de dix jours, dans lesquels ils avaient promis de les
abattre, et pourtant qu'il remettrait une autre fois en déli­
bération du conseil comment on les devait traiter, après
avoir enfreint les articles de la première paix. Les autres
L Y SAN D R E 995

disent que de fait, il remit en délibération du conseil des


alliés et confédérés, à savoir s'ils devaient de tout point
ruiner la ville, et asservir comme esclaves les habitants
d'icelle; auquel conseil on dit 9u'il y eut un Thébain,
nommé Érianthe, qui fut d'opimon que l'on rasât entiè­
rement la ville, et que l'on désertât le pays, de sorte qu'il
ne servît plus que de pâturages pour les bêtes; mais,
pendant cette délibération, il se fit un banquet auquel
étant tous les chefs de l'armée conviés, il y eut un chantre
phocéen qui chanta l'entrée du chorus de la tragédie
d'ÉleB:re, composée par le poète Euripide, laquelle se
commence ainsi :
Dame Éleéha, fille d'Agamemnon,
En votre cour jadis de grand renom,
Ores champêtre et déserte, je viens 11 •

Ces paroles émurent à compassion les cœurs des assis­


tants, de manière qu'il fut avis à la plupart que ce serait
un trop grand péché que de détruire et ruiner une si
noble cité, qui portait de si beaux esprits et de si g,:ands
personnages.
XXX. Parquoi Lysandre, comme les Athéniens se
fussent soumis en tout et partout à sa discrétion, fit venir
de la ville plusieurs ménétrières qui jouaient des flûtes
et des hautbois, et assembla toutes celles qui étaient en
son camp, et, au son de leurs in§truments, fit démolir les
murailles et fortifications de la ville d'Athènes jusques au
raz de terre, et fit brûler toutes leurs galères en la pré­
sence des alliés et confédérés de Lacédémone, qui cepen­
dant ballaient et jouaient, ayant des chapeaux de fleurs sur
les têtes, pour montrer que ce jour-là leur était un com­
mencement de vraie et entière liberté. Incontinent après
il changea aussi l'état du gouvernement, établissant un
conseil de trente officiers en la ville, et au port de Pirée
un autre de dix, qui avaient toute l'autorité; et, en même
temps, mettant bonne garnison dans la forteresse du châ­
teau, y laissa, pour surintendant et souverain gouverneur,
un gentilhomme spartiate, nommé Callibius, lequel
haussa un jour un bâton qu'il tenait en sa main, pour en
donner à Autolycus 15 , homme dispos et roide à la lutte,
sur lequel le philosophe Xénophon composa jadis le livre
qu'il appelle le Banquet; mais lui, qui entendait les
ruses de la lutte, le saisit soudainement aux cuisses, et,
LYSANDRE

l'enlevant en l'air, le jeta par terre à la renverse ; de quoi


Lysandre non seulement ne se courrouça point, mais
reprit encore Callibius, disant : « �'il se devait souvenir,
» s'il eût été sage, qu'il avait à gouverner des hommes
» libres et non pas des esclaves » ; toutefois, peu de jours
après, les trente nouveaux réformateurs firent mourir cet
Autolycus pour faire plaisir à Callibius.
XXXI. Cela fait, Lysandre remonta sur mer, et s'en
alla au pays de Thrace, et envoya devant à Sparte tout
ce qui fui était demeuré d'or et d'argent de reste entre
ses mains, avec tous les présents que l'on lui avait faits
à lui particulièrement, et les couronnes que l'on lui avait
données, qui étaient en grand nombre, ainsi que l'on
peut penser, que plusieurs lui en présentèrent, vu la
grande puissance qu'il avait, et que, par manière de dire,
il était comme un prince souverain sur toute la Grèce, et
donna le tout à porter à Gylippe, qui avait été capitaine
des Syracusains en la Sicile. Ce Gylippe décousit par­
dessous les coutures des sacs où l'argent était, et en tira
de chaque sac une bonne somme, puis les recousit, ne se
doutant pas qu'il y avait au-dessus de chaque sac un
bordereau, par lequel étaient déclarés le nombre et les
espèces d'or et d'argent qu'il y avait. Arrivé qu'il fut à
Sparte, il cacha dessous les tuiles de sa maison l'argent
qu'il avait dérobé ; et alla consigner et livrer entre les
mains des éphores les sacs qu'il avait apportés, leur mon­
trant sur chacun le sceau que Lysandre y avait fait
apposer. Les éphores, ayant ouvert les sacs et compté
l'argent, trouvèrent que la somme ne s'accordait pas
avec les bordereaux, et ne savaient d'où procédait la
faute, mais un serviteur de Gylippe la leur découvrit sous
paroles couvertes, disant que sous les tuiles de la maison
de son maître couchait un grand nombre de hibous,
parce que la plupart de l'or et de l'argent monnayé qui
courait alors par la Grèce avait pour marque un hibou
ou une chevêche à cause des Athéniens.
XXXII. Ainsi Gylippe, après tant de beaux et grands
exploits d'armes qu'il avait faits, s'étant laissé aller à
commettre un si lâche et si vilain cas, fut banni du pays
de Lacédémone ; mais les plus sages bourgeois de Sparte,
et qui voyaient de plus loin, redoutant la puissance de
l'or et de l'argent, laquelle ils connaissaient évidemment
par l'exemple de cc forfait, attendu qu'il avait eu tant de
L Y S A N D RE 997
force que de faire fourvoyer du droit chemin un de leurs
principaux hommes, reprenaient et blâmaient grande­
ment Lysandre, en protestant devant les éphores qu'ils.
devaient renvoyer hors de Sparte tout cet or et cet argent
comme une peste, et un appât et amorce attrayante à mal
faire, et qu'ils ne devaient user que de leur monnaie seu­
lement, de manière que la chose fut mise en délibération
du conseil; et écrit Théopompe que ce fut un nommé
Sciraphidas qui le proposa, toutefois Éphore le nomme
Phlogidas, qui le premier opina en ce conseil qu'il ne
fallait point admettre ni recevoir en la ville de Sparte
monnaie d'or ni d'argent, mais se servir seulement de
celle de leur pays, qui était de fer, lequel p remièrement
avait été éteint venant du feu avec du vinaigre, afin que
l'on ne le pût plus forger ni l'employer à autre usage;
car il devenait si aigre et si éclatant par le moyen de cette
trempe, que l'on n'en pouvait plus rien faire; et puis il
était pesant et lourd à remuer, attendu qu'une bien grosse
masse valait bien peu de prix. Et à l'aventure était-il
ainsi partout anciennement, que l'on usait de petites
brochettes de fer, et en quelques lieux de cuivre, au lieu
de monnaie, dont est encore jusques aujourd'hui demeuré
le nom d'obole en usage, qui signifie en langage grec
broche, et sont de petites pièces de monnaie dont les
six font une drachme, laquelle semble avoir été ainsi
appelée, parce que c'était autant que la main pouvait
empoigner de ces brochettes [à cause que àrattellai
signifie empoigner en langue grecque] ; toutefois, à l'ins­
tance des amis de Lysandre, qui s'y opposèrent et tinrent
la main à cela, il fut arrêté au conseil que l'argent demeu­
rerait en la ville, et ordonné qu'il aurait cours seulement
pour les affaires de la chose publique, et que, s'il était
trouvé qu'aucun particulier en serrât et en possédât en
son particulier, il en serait puni de mort, comme si
Lycurgue, quand il fit ses lois, eût craint l'or et l'argent,
non pas la convoitise et l'avarice que l'or et l'argent
apportent quant et soi, laquelle n'était pas tant ôtée par
la défense aux particuliers d'en avoir en privé, comme elle
était engendrée par la permission d'en amasser en public,
parce que l'utilité que l'on vit qu'il portait avec soi lui
donna réputation, et le fit appéter, car il était impossible
qu'ils méprisassent en privé, comme chose inutile, ce
dont ils voyaient que l'on faisait compte en public,
LYSANDRE

comme de chose nécessaire, ni qu'ils pensassent que cela


particulièrement ne pût de rien servir à chacun en son
privé, qui publiquement était tant requis et tant estimé.
Mais faut penser que les façons de faire bonnes ou mau­
vaises publiques se coulent bien plutôt par contagion de
l'accoutumance dans les mœurs des particuliers, que les
fautes et vices des particuliers n'emplissent les villes et
les choses publiques de mauvaises qualités ; et est plus
vraisemblable que les parties se g âtent et se corrompent
avec la corruption du total quand il se tourne à mal, que
non pas les parties corrompues tirent en corruption le
total, parce qu'au contraire les fautes d'une partie gâtée,
qui pourraient être préjudiciables au total, sont souvent
redressées et corrigées _ par les autres parties saines et
entières. Mais ceux qui prirent alors cette résolution en
leur conseil, d'avoir de l'argent en public, mirent pour
gardes aux maisons de leurs bourgeois la crainte de la
peine et de la loi, afin que l'argent n'y entrât point, et
cependant ne donnèrent pas ordre de tenir les entrées
de leurs âmes closes à toutes passions et à toutes affec­
tions et tous désirs d'argent, mais plutôt au contraire
leur firent venir à tous l'envie et la convoitise de s'enri­
chir, comme d'une chose grande et honorable. Mais
quant à cela, nous en avons encore ailleurs repris et
noté les Lacédémoniens 16 •
XXXIII. Au demeurant, Lysandre fit faire, du butin
qu'il avait gagné sur les ennemis, une statue de bronze
à sa semblance, pour mettre en la ville de Delphes, et à
chaque particulier capitaine de galères aussi, et outre cela
les deux étoiles de Castor et Pollux d'or, lesquelles un
peu avant la journée de Leuél:res disparurent, de sorte
que l'on ne sut ce qu'elles devinrent, et en la chambre du
trésor de Brasidas et des Acanthiens y avait aussi une
galère faite d'or et d'ivoire de deux coudées de long, que
Cyrus lui envoya après qu'il eut gagné la viél:oire navale
contre les Athéniens. Davantage Anaxandrides historien,
natif de la ville de Delphes, écrit que là même Lysandre
avait mis en dépôt un talent d'argent, cinquante et
deux mines, et onze pièces d'or, qui s'appelaient statères,
mais cela ne s'accorde pas avec ce c.1 ue tous les autres
historiens écrivent conformément de sa pauvreté.
XXXIV. Étant donc lors en autorité et puissance plus
grande que n'avait jamais été homme grec avant lui,
LYSAND RE 999
il monta en une présomption et gloire encore plus
grande que n'était sa puissance. Car, ainsi comme Doris
écrit, ce fut le premier des Grecs à qui les villes dressèrent
des autels et offrirent des sacrifices comme à un dieu, et
en l'honneur de qui on chanta premièrement des hymnes,
et en est encore jusques aujourd'hui mémoire d'un qui
se commençait en cette manière :
Chantons le grand capitaine
De sainte Grèce divine,
Q!Ji de la cité Spartaine
Jadis prit son origine1 7 •

Les Samiens ordonnèrent par décret public que les fêtes


de Junon, qui s'appelaient en leur ville Héréa, s'appel­
leraient Lysandria ; et lui avait en sa compagnie un de ses
citoyens nommé Cha:rilus, qu'il entretenait autour de
lui, afin qu'il ornât et magnifiât ses faits par sa poésie.
Un autre poète, qui s'appelait Antiloque, fit un jour
quelque nombre de vers en sa louange, dont il fut si aise
qu'il lui donna tout un plein chapeau d'argent. Il y en eut
deux autres, Antimaque Colophonien, et Nicératus,
natif d'Héraclée, qui composèrent à son honneur des
poèmes à l'envi l'un de l'autre; et Lysandre en adjugea
la couronne et la viél:oire à Nicératus, dont Antimaque
fut si dépité et si marri qu'il effaça ce qu'il en avait écrit ;
mais Platon, qui lors était jeune, et aimait Antimaque
pour son excellence en l'art poétique, le réconforta, en
lui disant que l'ignorance ôte la vue de l'entendement à
ceux qui en sont entachés, tout ni plus ni moins que fait
l'aveuglement la vue des yeux corporels à ceux qui sont
aveugles. Et Aristonoüs, excellent joueur de cithre,
comme celui qui par six fois en avait gagné le prix aux
jeux Pythiques, se voulant insinuer en la bonne grâce
de Lysandre, lui promit que s'il lui advenait jamais de
gagner le prix de son art, il se ferait proclamer et nommer
esclave de Lysandre.
XXXV. Si était cette ambition de Lysandre odieuse
et déplaisante seulement aux grands personnages et
hommes de sa qualité; mais, outre son ambition, il
devint à la fin arrogant et cruel, par les flatteries de ceux
qui le suivaient et qui lui faisaient la cour, de sorte qu'il
ne gardait ni proportion ni mesure à récompenser ses
amis, ni à punir ses ennemis. Car à ceux qui avaient eu
1 000 L YSAND RE

amitié et hospitalité avec lui, il leur donnait pour leur


gratifier des seigneuries souveraines et puissances abso­
lues de vie et de mort en leurs villes et cités, et n'avait
qu'un seul moyen d'apaiser et assouvir son courroux,
c'était qu'il fallait que celui qu'il avait une fois pris en
haine mourût, et n'était pas possible de se sauver de ses
mains ; comme il montra bien depuis en la ville de Milet,
là où, craignant que ceux qui défendaient la partie popu­
laire ne s'enfuissent, et voulant que ceux qui étaient
cachés sortissent, il promit et jura qu'il ne leur ferait mal
ni déplaisir quelconque ; à quoi les pauvres gens se
fièrent, mais tout aussitôt qu'ils furent sortis, il les livra
entre les mains de leurs adversaires, qui étaient les chefs
de la noblesse, pour les faire tous mourir, et si n'étaient
pas moins de huit cents hommes, les uns et les autres
ensemble. Pareillement aussi se faisait-il dans les autres
villes du meurtre des populaires sans nombre ; car il ne
faisait pas mourir seulement ceux contre qui il avait
particulièrement quelque vieille dent, mais aussi grati­
fiait, et aidait, et servait en cela aux inimitiés, avarices
et cupidités des amis qu'il avait en chaque lieu. Pourtant
fut trouvé fort bien dit à propos un mot d' Étéocle Lacé­
démonien, « �e la Grèce n'eût su porter deux Lysandre ».
Ce que Théophra§te écrit avoir été dit tout de même
d'Alcibiade par un Arche§trate ; mais en Alcibiade, il n'y
avait que l'msolence, les délices et la vaine gloire qui
déplût aux hommes ; mais en Lysandre il y avait une
au§térité de nature, et une âpreté de mœurs qui ren­
daient sa puissance redoutable et insupportable.
XXXVI. Toutefois les Lacédémoniens ne firent pas
grand compte de tous les autres qui s'allèrent plaindre de
lui ; mais quand ils eurent entendu les doléances de
Pharnabase, qui leur envoya des ambassadeurs exprès
pour se plaindre à eux des torts et injures qu'il lui faisait,
en pillant et fourrageant les pays de son gouvernement,
alors les éphores, courroucés contre lui, arrêtèrent pri­
sonnier Thorax, l'un de ses amis, qui avait eu charge
en l'armée avec lui, et trouvant qu'il avait de l'or et de
l'argent, particulièrement en sa maison, contre les
défenses, le firent mourir, et à lui-même lui envoyèrent
incontinent ce qu'ils appellent la scytale [comme qui
dirait la courroie], par laquelle ils lui mandèrent qu'il
eût à s'en retourner aussitôt comme il l'aurait reçue.
LYSAN DRE 1 00 1

Cette scytale est une telle chose : quand les éphores


envoient à la guerre un général, ou un amiral, ils font
accoutrer deux petits bâtons ronds, et les font entière­
ment égaler en grandeur et en grosseur, desquels deux
bâtons ils en retiennent l'un par devers eux, et donnent
l'autre à celui qu'ils envoient. Ils appellent ces deux
petits bâtons scytales, et quand ils veulent faire secrè­
tement entendre quelque chose de conséquence à leurs
capitaines, ils prennent un bandeau de parchemin long
et étroit comme une courroie qu'ils entortillent à l'entour
de leur bâton rond, sans laisser rien d'espace vide entre
les bords du bandeau ; puis quand ils sont ainsi bien joints,
alors ils écrivent sur le parchemin ainsi roulé ce qu'ils
veulent ; et quand ils ont achevé d'écrire, ils développent
le parchemin et l'envoient à leur capitaine, lequel n'y
saurait autrement rien lire ni connaître, parce que les
lettres n'ont point de suite ni de liaison continuée, mais
sont écartées, l'une çà, l'autre là, jusques à ce que prenant
le petit rouleau de bois qu'on lui a baillé à son partement,
il étend la courroie de parchemin qu'il a reçue tout à
l'entour, tellement que, le tour et le pli du parchemin
venant à se retrouver en la même couche qu'il avait été
plié premièrement, les lettres aussi viennent à se ren­
contrer en la suite continuée qu'elles doivent être. Ce
petit rouleau de parchemin s'appelle aussi bien scytale
comme le rouleau de bois, ni plus ni moins que nous
voyons ailleurs ordinairement, que la chose mesurée
s'appelle du même nom que fait celle qui mesure.
XXXVII. �and donc cette bande ou courroie fut
apportée à Lysandre, qui était lors au pays de !'Helles­
pont, il s'en trouva tout étonné et tout troublé, craignant
sur toutes choses autres les charges et accusations de
Pharnabase ; si mit peine de parler à lui avant que partir,
espérant faire sa paix par ce moyen. �and ils furent
ensemble, Lysandre le pria de vouloir écrire une autre
lettre aux seigneurs de Sparte, contenant tout le contraire
de la première, comment il ne lui avait fait tort ni déplai­
sir quelconque, et <;iu'il n'avait point d'occasion de se
plaindre de lui ; mats il ne s'apercevait pas que c'était
un Candiot, comme l'on dit en commun proverbe, qui
voulait affiner un autre Candiot18 ; car Pharnabase, lui
ayant promis qu'il ferait tout ce de quoi il le requérait,
écrivit bien en public à découvert une missive de telle
1 001 L Y S AN D RE

substance que Lysandre la demandait ; mais en derrière


il en avait une autre de substance toute contraire, laquelle
était si semblable au demeurant par le dehors, que l'on
n'eût su discerner l'une de l'autre à les voir par le dessus ;
et quand ce vint à la cacheter et y apposer son sceau, il
supposa dextrement celle qu'il avait écrite en derrière,
et la lui bailla. Ainsi Lysandre, arrivé qu'il fut à Sparte,
s'en alla droit, selon la coutume, au palais où se tenait le
sénat, et bailla ses lettres aux éphores, cuidant bien par
icelles être justifié des principales et plus dangereuses
charges que l'on lui pourrait mettre sus, parce que Phar­
nabase était fort aimé des seigneurs lacédémoniens, à
cause que durant toute la guerre il s'était toujours
montré fort prompt et fort affeél:ionné à les secourir plus
que nul autre des lieutenants du roi de Perse.
XXXVIII. Les éphores, ayant lu cette missive, la lui
montrèrent, et lors il connut évidemment, comme l'on
dit en commun langage, que
Ulysse n'avait pas seul été cauteleux" ;
si se retira sur l'heure en son logis fort confus ; mais peu
de jours après, retournant au palais pour parler aux sei­
gneurs du conseil, il leur dit qu'il était nécessaire qu'il
fît un voyage au temple de Jupiter Ammon pour s'ac­
quitter envers lui de quelques sacrifices qu'il lui avait
voués et promis devant les batailles qu'il avait gagnées.
Or y en a-t-il qui disent que véritablement Jupiter
Ammon s'apparut à lui en dormant, ainsi comme il
tenait la ville des Aphytéiens, qui est au pays de Thrace,
assiégée, et que par son commandement il se leva de
devant, et chargea ceux de la ville qu'ils remerciassent
Jupiter Ammon, et lui sacrifiassent ; au moyen de quoi
ils estiment que c'était à bon escient qu'il poursuivait
ainsi son congé d'aller en ce voyage de Libye pour
acquitter les vœux qu'il avait faits. Mais la plupart tenait
pour tout certain que ce voyage qu'il pourchassait
n'était qu'une couverture pour avoir occas10n de s'ab­
senter, à cause qu'il craignait les éphores, et qu'il ne
pouvait endurer le joug qu'il lui fallait porter quand il
était à la maison, ni ne pouvait plus souffrir qu'on lui
commandât, qui fut la vraie occasion de lui faire chercher
ce pèlerinage, ni plus ni moins qu'un cheval que l'on ôte
des pâturages libres et des prés ouverts, pour le ranger
LYSANDRE 1003

en une étable, et le remettre à son labeur accoutumé ;


toutefois Éphorus en écrit une autre cause, laquelle je
réciterai ci-après.
XXXIX. A la fin, ayant obtenu son congé à toute
peine, il s'embarqua et fit voile ; mais durant son absence
les rois de Lacédémone s'étant avisés que lui tenait toutes
les villes en sa dévotion par le moyen des amis qu'il avait
en chacune, auxquels il avait donné toute l'autorité du
gouvernement d'icelles, et qu'il venait à être par ce moyen
comme un prince absolu et seigneur souverain de toute
la Grèce, ils entreprirent de remettre le gouvernement des
villes et cités entre les mains des peuples, et en débouter
ses amis qu'il y avait établis. Sur quoi il se leva inconti­
nent un grand mouvement ; car premièrement les bannis
d'Athènes, ayant surpris le château de Phyle, coururent
sus de là aux trente gouverneurs tyrans, et les défirent en
bataille ; à l'occasion de quoi Lysandre retourna prom­
tement, et remontra aux· Lacédémoniens qu'ils devaient
tenir la main au gouvernement du petit nombre, et
châtier l'insolence des peuples. Parquoi, à sa poursuite,
ils envoyèrent premièrement cent talents aux trente
tyrans, pour leur aider à soutenir cette guerre, et le
désignèrent lui-même pour capitaine ; mais les deux rois,
lui portant envie, et craignant qu'il ne reprît une autre
fois la ville d'Athènes, résolurent que l'un d'eux y irait ;
et y alla de fait Pausanias, lequel en apparence fit bien
semblant de soutenir les tyrans contre le peuple, mais en
effet mit peine d'apaiser cette guerre, de peur que
Lysandre, par le moyen de ses amis et adhérents, ne vînt
à avoir encore une autre fois la ville d'Athènes en sa puis­
sance, ce qui lui fut facile à faire. Ainsi ayant remis les
Athéniens en bonne amitié, union et concorde les uns
avec les autres, et éteint les partialités et séditions qui
étaient entre eux, il coupa par le pied l'ambition de
Lysandre. Mais peu de temps après, s'étant de rechef les
Athéniens soulevés et rebellés contre les Lacédémoniens,
Pausanias fut lui-même blâmé d'avoir lâché trop la bride
à l'audace et à l'insolence du peuple, qui auparavant était
retenue et refrénée par l'autorité du petit nombre de gou­
verneurs ; et au contrairè fit que l'on donna à Lysandre
l'honneur de capitaine qui n'ordonnait point les affaires
à l'appétit d'autrui, ni à la pompe de vaine gloire, mais
roidement au profit et à l'utilité de Sparte.
1 004 L Y SAND RE

XL. Vrai e� qu'il était haut en paroles et terrible à


ceux qui lui rési�aient, comme il répondit un jour aux
Argiens qui querellaient de leurs confins à l'encontre des
Lacédémoniens, et semblaient alléguer de meilleures rai­
sons. « Ceux, dit-il, qui seront les plus forts en ceci, en
» leur montrant son épée, seront ceux qui plaideront le
» mieux la cause de leurs confins. » Une autre fois en
quelque assemblée de conseil, comme un Mégarien eut
parlé assez hardiment et librement, il lui répondit : « Tes
» paroles, mon bel ami, auraient besoin d'une cité », vou­
lant dire qu'il était d'une ville trop faible, pour tenir des
propos si hautains. Et aux Béotiens qui étaient en branle
de se déclarer amis ou ennemis, il leur envoya demander
s'il passerait par leur pays les piques levées ou baissées.
Et comme les Corinthiens se fussent départis de leur
alliance, il approcha son armée de leurs murailles; mais
ainsi que ses gens étaient en doute, et marchandaient s'ils
iraient à l'assaut ou non, il aperçut d'aventure un lièvre
qui sortit des fossés de la ville, et leur dit adonc : « N'avez­
» vous point de honte de craindre d'aller assaillir des
» ennemis qui sont si lâches et si paresseux, que les lièvres
» dorment à leur aise dans le pourpris de leurs murailles ? »
XLI. Au demeurant, le roi Agis, étant venu à décider,
laissa son frère Agésilas, et son fils réputé Léotychide;
parquoi Lysandre, qui avait été autrefois amoureux
d' Agésilas, lui conseifla qu'il maintînt que la royauté lui
devait appartenir, comme à l'hoir légitime le plus pro­
chain descendant de la race d'Hercule, à cause que l'on
soupçonnait Léotychide être fils d' Alcibiade, lequel avait
secrètement entretenu Timéa, femme d' Agis, lorsqu'étant
banni de son pays, il s'était retiré à Sparte, et Agis même,
concluant par la raison du temps qu'il avait été absent,
que sa femme ne pouvait être enceinte de ses œuvres, ne
faisait compte de Léotychide, et avait montré ouverte­
ment tout le re�e du temps qu'il ne le reconnaissait point
pour son fils, 1· usques à ce qu'étant tombé malade de la
maladie dont i mourut, il se fit porter en la ville d'Héréa,
là où, étant près de mourir, partie à la supplication de
Léotychide même, et partie à l'instance de ses amis, qui
l'en pressèrent bien fort, il le reconnut et l'avoua pour
son fils, en présence de plusieurs témoins, lesquels il
requit de vouloir témoigner envers les seigneurs lacédé­
moniens cette sienne déclaration de reconnaissance, ce
LYSANDRE 1 00�

qu'ils firent en faveur de Léotychide; toutefois Agésilas


l'emportait sur lui, principalement pour le port et la
faveur que lui faisait Lysandre, n'eût été un Diopithes,
homme tenu et réputé savant en matière d'anciennes pro­
phéties, qui nuisait fort au parti d'Agésilas, pour un
ancien oracle qu'il alléguait à l'encontre d'un défaut
qu'Agésilas avait, qu'il était boiteux :
Regarde bien, ô nation spartaine,
Qyoique tu sois magnanime et hautaine,
Qye royauté boiteuse ne se germe
En toi qui as l'allure droite et ferme ;
Car autrement des malheurs te viendront,
Non espérés, qui longtemps te tiendront
Enveloppée en tourmente de guerre,
Dont les humains périssent sur la terre to .

XLII. Plusieurs, à l'occasion de cet oracle, se rendaient


et se laissaient aller du côté de Léotychide ; mais Lysandre
leur remontra que Diopithes ne prenait pas bien le droit
sens de l'oracle, parce que Dieu ne se souciait pas que
quelqu'un étant offensé à un pied vînt à être roi de Lacé­
démone ; mais que bien la royauté clocherait et serait véri­
tablement boiteuse, si des bâtards n'étant point nés de
légitime mariage venaient à régner sur les vrais naturels
descendants d'Hercule. Par ces raisons et remontrances
Lysandre, joint le grand crédit et l'autorité qu'il avait,
tira tous les autres à son opinion, de sorte qu'A�ésilas,
par ce moyen, fut déclaré roi de Lacédémone. S1 com­
mença incontinent Lysandre à lui mettre en tête qu'il
entreprît d'aller faire la guerre en Asie, lui donnant espé­
rance qu'il ruinerait l'empire de Perse, et qu'il se ferait le
premier homme du monde. Davantage il écrivit aux amis
qu'il avait dans les villes de l'Asie qu'ils envoyassent
demander aux Lacédémoniens le roi Agésilas pour leur
capitaine, à faire la guerre aux Barbares ; ce qu'ils firent,
et envoyèrent des ambassadeurs exprès à Sparte pour le
requérir ; qui ne fut pas moins d'honneur procuré par
Lysandre à Agésilas, que de l'avoir fait élire roi. Mais les
hommes ambitieux de nature, n'étant pas au demeurant
mal propres ni mal idoines pour commander, ont cette
imperfeél:ion, que par la jalousie de la gloire ils portent
ordinairement envie à leurs semblables, ce qui les em­
pêche de faire beaucoup de belles choses ; car ils tiennent
1 006 LYSAN D RE

pour leurs adversaires en la poursuite de la vertu ceux


dont ils se pourraient et devraient plutôt servir et aider à
faire de belles et grandes choses.
XLIII. Agésilas donc, étant élu chef de cette entre­
prise, mena avec lui en ce voyage Lysandre, entre les
trente conseillers qui lui furent baillés pour lui assister, et
le choisit comme celui par le conseil duquel il espérait le
plus se gouverner, et l'approcher le plus près de soi,
comme le principal de ses amis ; mais quand ils furent
arrivés en Asie, ceux du pays qui n'avaient point encore
de familiarité et de connaissance avec Agésilas, parlaient
peu et non guères souvent à lui ; et au contraire ayant
connu et hanté de longue main Lysandre, ils le suivaient
et lui allaient faire la cour jusques en son logis, les uns
par honneur, parce qu'ils étaient ses amis, les autres par
crainte, parce qu'ils se défiaient de lui, ni plus ni moins
qu'il se fait et qu'il advient souvent dans les théâtres
quand on y joue des tragédies, que celui qui jouera lt
personnage de quelque messager ou de quelque serviteur
sera plus excellent joueur, et qui se fera ouïr entre tous
les autres, et au contraire celui qui a le bandeau royal à
l'entour de la tête, et le sceptre en la main, à peine l'en­
tend-on parler ; ainsi était-il lors ; car toute la dignité due
à celui qui commande était à l'entour du conseiller, et ne
demeurait au roi que le nom de la royauté seulement,
dénué de toute puissance. Si me semble bien que cette
indiscrète et importune ambition de Lysandre méritait
bien à l'aventure quelque répréhension, jusques à le
ranger et le faire contenter du second lieu d'honneur
après le roi ; mais aussi de rejeter de tout point par une
convoitise et jalousie de gloire, et vilipender ainsi un sien
ami et bienfaiteur, cela me semble avoir été chose indigne
d'Agésilas. Car tout premièrement il ne lui donna jamais
moyen de rien faire, ni ne lui commit onques charge qui
fût honorable, mais qui pis est, s'il sentait qu'il eût pris
en main les affaires de quelques-uns, et qu'il leur favo­
risât, il les renvoyait toujours éconduits en leurs maisons,
sans qu'ils pussent rien obtenir de ce qu'ils poursuivaient,
moins que les plus basses personnes qui eussent su venir,
amortissant ainsi petit à petit le crédit de Lysandre, et lui
ôtant toute son autorité.
XLIV. Parquai Lysandre voyant comme il était ainsi
refusé et rebuté de toutes choses, et s'apercevant que le
LYSANDRE 1 007

port et faveur qu'il cuidait faire à ses amis leur était


nuisible, il se déporta de prendre plus leurs affaires en
main, et les pria de ne s'adresser plus à lui, et de ne le
suivre plus, mais de se retirer devers le roi, et devers
ceux qui pouvaient mieux que lui faire plaisir à ceux qui
les honoraient. Cela entendu, plusieurs désistèrent de lui
rompre plus la tête d'affaires, mais non pas de lui faire
honneur, et se trouvaient à sa suite pour l'accompagner
quand il se voulait aller promener, ou s'ébattre aux exer­
cices de la personne, et lui faisaient la cour, ce qui irritait
et aigrissait encore davantage Agésilas contre lui, pour
l'envie qu'il portait à sa gloire; de manière que là où il
donnait souvent à des simples soudards de belles et hono­
rables commissions de la guerre à exécuter, ou les villes
à gouverner, il établit Lysandre, pour toute provision,
commissaire des vivres et distributeur des chairs, et puis,
se moquant des Ioniens qui lui faisaient tant d'honneur,
« O!!'ils aillent maintenant, disait-il, faire la cour à mon
« distributeur des chairs ». Parquoi Lysandre estimant
qu'il était besoin de lui en parler, s'adressa à lui, et lui dit
en peu de paroles à la guise des Laconiens : « Vraiment,
» Agésilas, tu sais fort bien abaisser tes amis. -Oui bien,
» lui répondit Agésilas, quand ils veulent être plus grands
» que moi; et au contraire ceux qui s'étudient à maintenir
» et augmenter mon autorité, c'est raison qu'ils s'en
» sentent. - Voire mais, répliqua Lysandre, je n'ai pas
» fait à l'aventure ce que tu dis, mais quand ce ne serait
» que pour le regard des étrangers qui ont les yeux sur
» nous, je te prie, mets-moi en tel endroit de ta charge,
» où je te puisse être moins odieux et plus utile21 • »
XLV. Depuis ces propos, Agésilas l'envoya son lieu­
tenant au pays de l'Hellespont, là où il garda bien en son
cœur le courroux qu'il avait contre lui, mais pour cela il
ne laissa pas de faire tout ce qu'il fallait pour le bien des
affaires, comme entre autres choses il pratiqua et fit rebel­
ler contre son maître un capitaine persien, nommé Spi­
thridate, vaillant homme de sa personne, et qui était
grand ennemi de Pharnabase, et avait une armée qu'il
mena à Agésilas. C'est tout ce qu'il fit quant à la �uerre
en ce voyage-là. Parquoi, quelque temps après, Il s'en
retourna à Sparte avec peu d'honneur, étant grièvement
piqué et indigné contre Agésilas, et haïssant plus que
jamais tout l'état et gouvernement de la ville de Sparte ;
1 008 LYSA N DRE

à l'occasion de quoi il résolut adonc en lui-même de


mettre en avant ce qu'il avait de longtemps propensé et
projeté de faire, pour la mutation du gouvernement, qui
était une telle entreprise. Entre les descendants d'Hercule
qui se mêlèrent parmi les Doriens, et retournèrent au
pays de Péloponèse, le plus grand nombre et les plus
apparents se logèrent et habitèrent en la ville de Sparte;
mais tous ceux qui étaient de la race n'eurent pas droit
de succéder au royaume, mais y en eut deux maisons seu­
lement : l'une qui s'appelait des Eurytionides, et l'autre
des Agiades; les autres maisons, encore qu'elles fussent
extraites d'une même souche, pour la noblesse de leur
sang, n'avaient point plus de part au royaume que le
demeurant du peuple; car les honneurs qui s'acquièrent
par la ve�tu y étai�n! proposés à tous les habitants qui
les pouvaient acquenr.
XLVI. Lysandre donc étant un de ceux-là, qui étaient
descendus de la vraie race d'Hercule, et qui néanmoins
n'avaient point de part à la royauté, quand il se vit élevé
en grand honneur et grande gloire par les mérites de ses
hauts faits, et qu'il eut acquis beaucoup d'amis et beau­
coup de crédit et d'autorité au maniement des affaires, il
lui fit grand mal de voir que ceux qui n'étaient de rien
plus nobles que lui fussent rois en la ville qu'il avait
accrue par sa vertu, et que lui ne pût avoir tant de puis­
sance, que de faire ôter à ces deux maisons le privilège
que les rois dussent être élus d'elles seulement, et le faire
étendre à tous ceux qui seraient issus de la race et du
sang d'Hercule. Toutefois les autres disent qu'il ne le
voulait pas faire étendre aux descendants d'Hercule seu­
lement, mais aussi à tous les naturels Spartiates, à celle
fin que ce loyer d'honneur fût affeété non à ceux qui
seraient descendus de la race d'Hercule, mais à tous
ceux qui lui ressembleraient en vertu, laquelle l'avait
rendu lui-même égal aux dieux en honneur; car il espérait
bien que quand on jugerait ainsi de la royauté, il n'y
aurait homme en la ville de Sparte qui plutôt fût élu roi
que lui; au moyen de quoi il attenta premièrement de le
persuader à ses citoyens par vives raisons, et à ses fins
apprit par cœur une harangue que lui composa Cléon
Halicarnassien sur ce propos�2 •
XL VII. Mais depuis, considérant en lui-même que la
grandeur d'un changement si étrange qu'il voulait inno-
L YSAND RE 1 009

ver avait besoin d'un plus hardi et plus roide secours, il


se mit à dresser une machine, comme l'on dit en commun
proverbe, pour émouvoir ses citoyens, ni plus ni moins
que l'on fait souvent dans les tragédies, où l'on dresse
des engins pour faire descendre quelque dieu du ciel23 ;
et fut cette feinte qu'il se mit à controuver des oracles et
prophéties, estimant que toute la rhétorique de Cléon ne
lui servirait de rien, si premièrement il n'emplissait et
n'éblouissait les cœurs de ses citoyens de quelque super­
stition, et quelque crainte des dieux, pour puis après les
amener plus facilement à la raison.
XLVIII. Si dit Éphore qu'il essaya premièrement à
corrompre par argent la religieuse qui rend les oracles au
temple d'Apollon, en la ville de Delphes, et depuis celle
du temple de Dodone2', par l'entremise d'un Phéréclès,
et qu'ayant été refusé de l'une et de l'autre, il s'en alla
finalement au temple de Jupiter Ammon, là où il parla
aux prêtres, et leur offrit beaucoup d'argent pour même
effet, dont ils se courroucèrent tellement à lui qu'ils
envoyèrent des gens exprès à Sparte pour le charger de
les avoir voulu corrompre ; de laquelle accusation ayant
été absous par le conseil, ses accusateurs, qui étaient des
Libyens, en s'en allant dirent : « Nous jugerons quelque­
» fois plus justement que vous n'avez fait, seigneurs
» Lacédémoniens, quand vous viendrez un jour pour
» habiter en notre pays de la Libye » ; supposant qu'il y
avait une ancienne prophétie, laquelle portait que les
Lacédémoniens devaient une fois aller habiter au pays
de la Libye.
XLIX. Mais il vaut mieux que nous écrivions tout du
long le discours entier de la menée et la ruse et malice de
la feinte qui ne fut pas petite, ni bâtie sur un fondement
tel quel, mais comme en une proposition de mathéma­
tique y eut plusieurs grandes présuppositions et plusieurs
prémisses longues et bien emmêlées pour venir à la
conclusion, laquelle je déduirai de point en point, suivant
ce qu'en a écrit un historien et philosophe tout ensemble26 •
Il y avait dans les marches du royaume de Pont une
femme qui se disait être enceinte d'Apollon, ce que plu­
sieurs, comme l'on peut penser, ne voulaient point croire,
et plusieurs aussi y ajoutaient foi, de manière que quand
elle se fut délivrée d'un beau fils, plusieurs gens d'état et
de qualité prirent le soin de le faire nourrir et entretenir.
1010 LYSANDRE

Cet enfant, ne sais pour quelle cause ni comment, fut


nommé Silénus ; et Lysandre, ayant ce commencement
d'ailleurs, ourdit et acheva le demeurant de la trame du
sien, car il eut plusieurs, et non point petits personnages,
qui lui aidèrent à bâtir, par manière de dire, l'entrée de
cette farce, en faisant courir le bruit de la naissance de
cet enfant, sans que l'on pût soupçonner à quelle inten­
tion ils le faisaient, et si apportèrent encore une autre
nouvelle de Delphes qu'ils semèrent aussi par la ville de
Sparte, savoir est, que les prêtres du temple y gardaient
des livres secrets, où il y avait de très anciens oracles,
auxquels eux-mêmes n'osaient pas toucher, ni n'était loi­
sible à personne de les lire, sinon à un qui serait né de
la semence d'Apollon, lequel devait venir après un long
espace de temps, et faire apparoir de sa naissance aux
prêtres qui gardaient lesdits papiers, et ce par quelque
marque et enseigne qu'ils avaient secrète entre eux,
moyennant laquelle étant reconnu pour fils d'Apollon, il
pourrait adonc prendre les papiers et lire les anciennes
révélations et prophéties qui y étaient.
L. Ces choses ainsi préparées, on avait donné ordre que
Silénus viendrait à demander ces papiers, comme étant
fils d'Apollon, et que les prêtres qui aidaient à conduire
la menée feraient semblant de s'enquérir diligemment de
toutes choses, et de s'informer comment il était né, et
que finalement après q u'ils auraient bien vérifié tout,
alors ils lui consigneraient entre ses mains les papiers,
comme à celui qui véritablement serait fils d'Apollon, et
que lui, en présence de plusieurs témoins, les lirait publi­
quement, et entre autres notamment celle pour laquelle
cette longue feinte était attitrée touchant la royauté de
Lacédémone : « O!!'il était meilleur et plus expédient
» aux Spartiates qu'ils élussent pour leurs rois ceux qui
» se trouveraient les plus gens de bien de tous leurs
» citoyens ». Mais comme ce Silénus fut déjà parvenu à
son adolescence, et fut expressément venu en la Grèce
pour exécuter ce dessein, tout le mystère fut gâté par la
couardise de l'un des joueurs et des compagnons de
Lysandre qui lui aidaient à conduire ce mystère, lequel,
quand ce vint au fait et au prendre, eut peur, et se retira
de l'entreprise ; toutefois il n'en fut jamais rien découvert
du vivant de Lysandre, mais seulement après sa mort, car
il mourut premier que le roi Agésilas fût retourné de
LYSANDRE I OI I

l'Asie, étant avant que mourir tombé en la guerre béo­


tique, ou plutôt y ayant lui-même fait tomber la Grèce,
car il se dit en l'une et en l'autre sorte, et y en a qui en
mettent la coulpe sur lui, les autres sur les Thébains, les
autres sur tous deux ; car ils tournent en crime aux Thé­
bains ce qu 'ils renversèrent sens dessus dessous les sacri­
fices publics que faisait Agésilas en la ville d' Aulide ; et
disent aussi qu' Androclide et Amphithéus étant gagnés et
corrompus par argent du roi de Perse, pour embrouiller
les Lacédémoniens de guerres au-dedans de la Grèce,
suscitèrent cette guerre entre les Grecs, et commencèrent
à courir et piller le pays des Phocéens.
LI. Les autres disent que Lysandre était courroucé à
eux, parce que, seuls entre tous les alliés et confédérés,
ils demandaient la dixième partie de tout le butin qui
avait été gagné en la guerre contre les Athéniens, et
qu'ils avaient été malcontents de l'argent que Lysandre
avait envoyé à Sparte. Mais surtout leur voulait Lysandre
plus de mal, à cause qu'ils avaient les premiers donné
moyen aux Athéniens de se délivrer de l'oppression des
trente tyrans qu'il avait établis pour gouverneurs à
Athènes, et pour lesquels favoriser et faire craindre les
Lacédémoniens avaient ordonné par édit public, « �e
» les bannis qui s'enfuiraient d'Athènes pourraient être
» pris au corps en quelque lieu qu'ils s 'enfuissent, et que
» ceux qui y mettraient empêchement seraient déclarés
» rebelles et ennemis des Lacédémoniens » ; car, au
contraire de cet édit, les Thébains en firent un autre fort
semblable et convenable aux glorieux faits de Bacchus et
d'Hercule, leurs ancêtres, par lequel était porté, « �e
» toute maison et toute ville fût ouverte par tout le pays
» de la Béotie aux Athéniens qui y voudraient venir, et
» que celui qui ne secourrait un banni d'Athènes contre
» celui qui le voudrait emmener par force paierait
» l'amende de six cents écus 26 , et s 'il y avait aucuns qui
» portassent armes vers Athènes par le pays de la Béotie,
» que les Thébains ne fissent pas semblant d'en rien voir
» ni rien ouïr ». Si ne fut point une simulation de dire
qu'ils ordonnassent de paroles choses si humaines et si
bien séantes à un peuple grec, et puis que les effets ne
répondissent pas aux édits et proclamations . Car Thra­
sybule et ses consorts, qui occupèrent le château de
Phyle, partirent de Thèbes , dont ils eurent argent et
1012 L Y S ANDRE

armes, et leur donnèrent les Thébains le moyen de com­


mencer et de conduire leur entreprise si secrètement
qu'elle ne fut point découverte.
LII. Voilà donc les causes pour lesquelles Lysandre
prit fort à cœur la querelle contre les Thébains, et étant
sa colère fort violente, mêmement à cause de la mélan­
colie qui allait de jour en jour croissant en lui pour raison
de sa vieillesse, il fit tant envers les éphores qu'il leur
persuada d'y envoyer garnison, et lui-même, en prenant
la charge, se mit incontinent en chemin avec ses gens ;
mais depuis, on y envoya encore le roi Pausanias avec
une armée, lequel devait faire un grand circuit, et entrer
dans le pays de la Béotie par la montagne de Cithéron,
et Lysandre le devait aller rencontrer par le pays de la
Phocide, avec une bonne troupe de gens de guerre qu'il
avait. Si prit la ville des Orchoméniens, laquelle se rendit
volontairement à lui, aussitôt qu'il fut arrivé devant, et
de là s'en alla à celle de Lebadie, qu'il pilla ; et de là
écrivit au roi Pausanias qu'au partir de Platée il prît son
chemin droit vers la ville d'Haliarte, et que lui le lende­
main au point du jour se rendrait joignant leurs murailles.
LIII. Ces lettres furent surprises par quelques cou­
reurs des Thébains, qui rencontrèrent le messager qui
les portait ; parquoi les Thébains, avertis de leur entre­
prise, laissèrent leur ville à garder aux Athéniens, qui
leur étaient venus au secours, et eux la nuit, environ le
premier somme, se partirent de Thèbes, et cheminèrent
toute la nuit en si bonne diligence qu'ils arrivèrent le
matin à Haliarte, un peu devant Lysandre, et mirent une
partie de leurs gens dans la ville. Q.!!ant à Lysandre, il
avait proposé du commencement de tenir ses gens dessus
une motte qui est près de la ville, et là attendre la venue
de Pausanias ; mais depuis, quand il vit que le jour se
passait et qu'il ne venait point, il ne put plus avoir
patience, et, prenant ses armes, après avoir prêché les
alliés qu'il avait avec lui, fit marcher ses gens en bataille
plus longue que large le long du grand chemin qui allait
vers la ville. Cependant les Thébains, qui étaient
demeurés hors de la ville, laissant Haliarte à main gauche,
s'allèrent ruer sur la queue de l'armée des ennemis, à
l'endroit de la fontaine qui s'appelle Cissusa ; là où les
fables des poètes content que les nourrices de Bacchus le
lavèrent quand il sortit du ventre de sa mère, parce que
LYSAND RE 1013

l'eau qui y sourd, combien qu'elle soit fort claire et douce


à boire, a néanmoins ne sats quoi de couleur de vin; et
les javelots de Candie, que l'on appelle, sont tout à
l'entour non guères loin; ce que les Haliartiens allèguent
pour prouver que Radamanthe a autrefois demeuré en
ce quartier-là, et s'y montre encore jusques aujourd'hui
sa sépulture, qu'ils appellent Aléa; et y a assez près de là
aussi le monument d Alcmène, qui fut, ainsi qu'ils disent,
inhumée en ce lieu-là, ayant été mariée avec Radamanthe,
depuis la mort d'Amphitryon.
LIV. Mais les Thébains, qui étaient dans la ville avec
les Haliartiens, ne se bougèrent jusques à ce qu'ils virent
Lysandre avec les premiers de sa troupe tout auprès de
leurs murailles; car alors ils firent soudainement ouvrir
les portes, et, se ruant sur lui, le tuèrent lui-même avec
son devin et quelque peu d'autres, parce que la plupart
se retira au fort de la bataille; toutefois les Thébains
ne les lâchèrent point, mais les poursuivirent si vivement
et de si près, qu'ils les mirent tous en déroute, et leur
firent à tous prendre la fuite à travers les montagnes,
après en avoir occis trois mille sur-le-champ; aussi y en
demeura-t-il trois cents des Thébains, qui poursuivirent
les ennemis trop âprement jusques en lieux âpres et forts
pour eux. C'étaient presque tous ceux que l'on soup­
çonnait à Thèbes de favoriser sous main au parti des
Lacédémoniens, et, pour le désir qu'ils eurent d'ôter
cette opinion à leurs citoyens, se hasardèrent sans propos,
tellement qu'ils se perdirent en cette poursuite.
LV. Pausanias eut nouvelle de cette défaite sur le
chemin de Platée à Thespies, et tira outre, marchant
toujours en bataille jusques à Haliarte, là où arriva aussi
en même temps Thrasybule, amenant de Thèbes le
secours des Athéniens. Et comme Pausanias fut en pro­
pos d'envoyer demander aux ennemis licence de pouvoir
enlever leurs morts pour les inhumer, les plus âgés des
Spartiates qui étaient' en son armée, le trouvant fort mau-
.
. s , en courroucerent premterement
vais, .,
entre eux, puis
s'en allèrent au roi même, lui protester qu'il faisait
déshonneur à Sparte, de vouloir enlever le corps de
Lysandre par le congé et la merci des ennemis, et qu'il
fallait l'aller combattre à vive force d'armes, et l'inhumer
honorablement après qu'ils auraient vaincu les ennemis,
ou bien, si la fortune voulait qu'ils y fussent défaits eux-
1014 L Y S A N D RE

mêmes, qu'encore leur serait-il plus honorable de demeu­


rer gisants sur la campagne auprès de leur capitaine,
que de demander congé pour enlever son corps. Mais
nonobstant toutes ces remontrances des vieillards, le roi
Pausanias, voyant que c'était chose bien malaisée de
défaire les Thébains en bataille, lorsqu'ils venaient d'être
viél:orieux, et davantage que le corps de Lysandre gisait
tout joignant les murailles d'Haliarte, tellement qu'il
serait bien difficile, et non moins dangereux de l'enlever,
encore qu'ils eussent gagné la bataille, il envoya un
héraut aux ennemis. Et, ayant fait trêve pour quelques
jours, emmena son armée arrière, et emporta le corps de
Lysandre, lequel ils inhumèrent aussitôt qu'ils furent hors
des confins de la Béotie, dans le territoire des Panopiens,
là où est encore aujourd'hui sa sépulture sur le chemin
par où l'on va de la ville de Delphes à celle de Chéronée.
Là où étant le camp de Pausanias logé, l'on dit qu'il y eut
un Phocéen, lequel, faisant le discours de la bataille à un
autre qui ne s'y était pas trouvé, dit que les ennemis les
étaient venus charger ainsi que Lysandre avait déjà passé
l'Oplites; de quoi l'autre s'émerveillant, il y eut un Spar­
tiate ami de Lysandre, qui lui demanda, ayant ouï tout
leur propos, que c'était qu'il appelait Oplites, et qu'il
n'avait point ouï nommer ce mot-là. « Comment, lui
» répondit adonc le Phocéen, si est-ce que les ennemis
» ont là abattu les premiers de nos gens, qui sont
» demeurés sur le champ ; car le ruisseau qui passe au
» long des murailles de la ville s'appelle Oplites. » Ce que
le Spartiate ayant entendu, il se prit aussitôt à pleurer
chaudement, en disant : « Or, est-il donc impossible à
» l'homme d'éviter sa destinée ? » parce que Lysandre
avait autrefois eu un oracle dont la substance était telle :
Je te conseille aller toujours fuyant,
0 Lysandre, Oplites le bruyant,
Et le dragon, fils de la terre mère,
Qyi finement t'assaudra par derrière".
LVI. Toutefois il y en a qui estiment que ce ruisseau
d'Oplites n'est pas celui qui passe le long des murailles
d'Haliarte, mais est le torrent qui court près la ville de
Coronée, et va tomber en la rivière de Phliarus au long
de la ville, et disent qu'anciennement on l'appelait Hoplia,
mais maintenant on l'appelle Isomante. Celui qui tua
LYSANDRE 1 01 5

Lysandre fut un Haliartien nommé Neochorus, lequel


portait sur son écu un dragon peint; ce que l'oracle vou­
lait signifier, ainsi que l'on conjetî:ure. L'on dit aussi que
du temps de la guerre péloponésiaque, les Thébains
eurent un oracle du temple d'Apollon Isménien, lequel
oracle leur prophétisa la bataille qu'ils gagnèrent près le
château de Délium, et celle-ci d'Haliarte, qui fut trente
ans depuis. La teneur de l'oracle fut telle :
Toi qui viendras guetter les Jouveaux fins,
Garde-toi bien des extrêmes confins,
Et de la motte Orchalide, où sans cesse
Gît le renard qui jamais ne la laisse".
Il appelle les extrêmes q:infins, le territoire qui est à
l'entour de Délium, parce que là confine la Béotie avec
le pays de l' Attique; et la motte Orchalide, celle qui se
nomme aujourd'hui Alopèque, comme qui dirait la
Renardière, laquelle est du côté que la ville d'Haliarte
regarde la montagne d'Hélicon. Ayant donc Lysandre
ainsi été occis, les Spartiates sur l'heure en furent si
déplaisants, qu'ils en voulurent faire un procès criminel,
comme d'un crime capital, à leur roi Pausanias, lequel
n'en osa attendre l'issue du jugement, mais s'enfuit en la
ville de Tégée, là où il acheva le reste de ses jours en la
franchise et sauvegarde du temple de Minerve. Car la
pauvreté de Lysandre, qui vint être découverte à sa mort,
rendit sa vertu plus claire et plus illustre qu'elle n'était en
son vivant, quand on vit que de tant d'or et d'argent qui
était passé par ses mains, de tant d'autorité qu'il avait eue,
de tant de villes et de cités qui lui avaient fait la cour, et
bref, d'une si grande et si puissante royauté, par manière
de dire, qu'il avait eue entre mains, jamais il n'en avait
agrandi ni augmenté sa maison d'une seule maille, ainsi
comme l'écrit Théopompe, auquel on doit ajouter plus
de foi quand il loue que quand il blâme, parce qu'il prend
plus de plaisir à médire ordinairement, qu'il ne fait pas
à louer 29 •
LVII. �elque temps après, ainsi qu'écrit Éphorus30 ,
il advint que les Spartiates eurent quelque différend avec
leurs alliés, pour raison duquel il fallut visiter les papiers
que Lysandre avait en sa maison. Agésilas y alla, et
trouva, entre les autres papiers, la harangue qu'il avait
préparée pour persuader aux Spartiates de changer leur
1016 LYSANDRE

gouvernement, et leur remontrer qu'il fallait ôter aux


Eurytionides et aux Agiades le privilège qu'ils avaient,
que les rois de Sparte ne pouvaient être élus que de ces
deux familles-là, et remettre ce privilège en commun, de
sorte qu'il fût loisible d'élire rois de Sparte ceux qui
seraient les plus gens de bien de toute la ville. Agésilas
fut entre deux de montrer cette harangue en public, pour
faire voir aux Spartiates quel citoyen avait été Lysandre
en son cœur; mais Lacratidas, homme sage et prudent,
qui lors était président des éphores, l'en engarda, disant
qu'il ne fallait point déterrer Lysandre, mais plutôt
enterrer avec lui sa harangue, qui était écrite d'un si
grand artifice, et si finement pour persuader. Toutefois
si lui firent-ils plusieurs grands honneurs encore après sa
mort, et entre autres, ils condamnèrent en grosse amende
deux citoyens qui avaient fiancé ses deux filles du vivant
de leur père, et puis les refusèrent quand ils virent qu'à
sa mort il se trouva ainsi pauvre, pour autant qu'ils
avaient recherché son alliance, pensant qu'il fût bien
riche, et puis n'en avaient point voulu quand par sa pau­
vreté ils avaient connu qu'il était homme de bien et
entier. Ainsi peut-on voir qu'il y avait à Sparte peine
établie contre ceux qui ne se mariaient point, ou qui se
mariaient trop tard, ou qui se mariaient mal, et à cette
peine étaient sujets ceux qui, au lieu de chercher l'alliance
de gens de bien, ou de leurs parents, cherchaient à se
marter richement. Voilà ce que nous avions à écrire des
faits et mœurs de Lysandre31 •
VIE DE SYLLA

I. Famille et fortune de Sylla. II. Son amour pour les bons mots et
pour la table. IV. Sylla sous les ordres de Marius. V. Origine de
la haine entre Marius et Sylla. VI. Sylla nommé préteur. VII. Il
dt envoyé dans la Cappadoce en qualité de légat. X. Ses succès
dans la guerre des alliés. XII. Événement qui lui présage l'autorité
souveraine. XIV. Il dt nommé consul. Ses mariages. XV.
Commencement de la guerre civile. XIX. Préteurs outragés par
les soldats de Sylla. XX. Présages qui décident Sylla à marcher
vers Rome. XXI. Ambassadeurs envoyés à Sylla par le sénat.
XXII. Il entre dans la ville, Marius s'enfuit. XXIII. Sylla met sa
tête à prix. XXIV. Il part pour aller faire la guerre à Mithridate.
XXVI. Siège d'Athènes. XXVII. Sylla fait enlever les richesses
du temple de Delphes. XXXI. Prise et sac d'Athènes. XXXIV.
Sylla passe dans la Béotie. XXXVI. Il sauve la ville de Chéronée.
XXXVIII. Il se campe auprès d'Archélaüs. XXXIX. Il déloge
les ennemis de Thurium, et remporte une viaoire complète.
XLIII. Il fait célébrer des jeux. XLIV. Dorylas, général de
Mithridate, vient l'attaquer en Thessalie. XLVI. Nouvelle vic­
toire remportée par Sylla. XL VIII. Il conclut la paix avec
Archélaüs. L. Entrevue de Sylla et de Mithridate. LI. La
paix e!U ratifiée entre eux. LII. Sylla ruine l'Asie Mineure. LVI.
Il défait le consul Norbanus. LIX. Il donne bataille au jeune
Marius. LX. Il remporte la viaoire. LXIII. Il assemble le sénat,
et, pendant ce temps, fait égorger six mille hommes. LXIV.
Réflexions sur le changement qui parut dans les mœurs de Sylla,
lorsqu'il fut devenu le maître. LXV. Horribles proscriptions
ordonnées par Sylla. LXVIII. Il se nomme diaateur. LXIX. Il se
démet de la diaature. LXXII. Il épouse Valéria. LXXIII. Il e!U
attaqué de la maladie pédiculaire. LXXV. Sa mort. LXXVI. Ses
funérailles.
De l'an 61 6 à l'an 676 de Rome ; avant J.-C., 78.

1. Lucius Cornélius Sylla était bien de race de patri­


ciens, qui sont à Rome les nobles et gentilshommes, et y
eut un de ses ancêtres nommé Rufinus qui parvint à la
dignité consulaire1 , lequel toutefois a été plus renommé
1018 S YLLA
pour l'infamie dont il fut noté, que pour honneur auquel
il soit parvenu, à cause qu'il se trouva avoir en sa maison
plus de dix marcs2 en vaisselle d'argent, chose qui était
en ce temps-là défendue par ordonnance expresse, et pour
cette raison fut privé de l'honneur de sénateur, et perdit
le privilège d'entrer au sénat ; depuis laquelle ignominie
tous ses descendants demeurèrent toujours bas. Et Sylla
même eut bien peu de biens de son père, tellement qu'en
sa eremière jeunesse il logea en maison d'autrui à bien
petit louage, ainsi que depuis il lui fut rer.roché quand on
le vit plus riche que l'on ne pensait qu'il eût mérité. Car
comme il se vantait et glorifiait à son retour de la guerre
d'Afrique, il y eut un personnage de bien et d'honneur
qui lui dit : « Et comment serait-il possible que tu fusses
» homme de bien, ayant si bien de quoi comme tu as, vu
» que ton père ne t'a rien laissé ? » Car, combien qu'il n'y
eût déjà plus dans les mœurs des hommes romains cette
ancienne roideur de prudhomie, et cette pureté qui y
soulait être, et qu'ils eussent un peu décliné et reçu en
leurs cœurs la convoitise des délices et de la superfluité,
ce néanmoins encore mettaient-ils en pareil degré de
reproche ceux qui ne se maintenaient pas en la pauvreté
de leurs pères, que ceux qui consommaient et mettaient
à mal la richesse que leurs parents leur avaient laissée.
Mais depuis encore, quand il eut toutes choses en sa
main, lorsqu'il faisait mourir tant de gens, il y eut un
homme né de serfs affranchis, qui, pour avoir recelé et
sauvé un de ceux qui étaient bannis par affiche, étant tout
prêt à être précipité du haut de la roche Tarpéienne, lui
reprocha qu'ils avaient longuement vécu et logé ensemble
dans une même maison, lui payant vingt écus de louage
pour le haut de la maison, et Sylla trente pour le louage
du bas, tellement qu'entre leurs deux fortunes il n'y avait
pour lors que dix écus à dire3 •
Il. Voilà ce que l'on trouve par écrit quant à la pre­
mière condition de ses biens ; au demeurant, quant à la
forme de son corps, le rdte se voit assez par ses images
et �atues qui sont demeurées, mais quant à ses yeux qui
étaient ardents et étincelants à merveilles, la couleur de
son visage les rendait encore plus effroyables à voir, car
il était fort couperosé et semé de taches blanches par
endroits, dont on dit que le nom de Sylla lui fut imposé
à raison de sa couleur•, et y eut un des gaudisseurs
SYLLA 1019

d'Athènes, qui lui e n donna u n trait de moquerie par


ce vers :
Sylla dt une mûre asperse de farine•.
Si n'est point impertinent d'aller par tels signes et indices
extérieurs recherchant le naturel de ce personnage, lequel
on dit avoir été de sa nature si enclin à gaudir et moquer,
qu'étant encore fort jeune et inconnu, il ne bougeait ordi­
nairement d'avec des farceurs, bouffons et bateleurs, à
ivrogner et gourmander en toute dissolution, et depuis
encore, après qu'il fut venu au-dessus de toutes choses, il
assemblait tous les j ours les plus effrontés gaudisseurs,
plaisants, et toute telle manière de gens qui font profes­
sion de faire rire, avec lesquels il buvait et mangeait ordi­
nairement, et étrivait avec eux à qui rencontrerait de
meilleurs brocards, et qui se gaudirait le mieux, en quoi il
ne faisait pas seulement hors de temps et de saison chose
malséante à son âge, mais aussi outre ce qu'il déshono­
rait la dignité de sa magistrature, encore laissait-il aller en
nonchaloir plusieurs affaires d'importance qui méritaient
que l'on en eût grand soin, car depuis qu'il s'était une
fois mis à table, il ne lui fallait plus parler d'affaires de
conséquence ; et, combien que hors de là il fût homme
aél:if, diligent et sévère, il devenait soudainement tout
autre depuis qu'il s'était une fois · eté en telle compagnie
J
pour boire et faire bonne chère, e sorte qu'il se rendait
outre mesure privé, et par trop familier à ne sais quels
farceurs, plaisants, baladins et danseurs qui en faisaient
alors tout ce qu'ils voulaient.
Ill. De cette dissolution procéda, à mon avis, le vice
de la luxure, auquel il était sujet, se laissant facilement
aller aux voluptés et à l'amour, si bien que quand il fut
vieux encore ne s'en pouvait-il garder. Car étant encore
en ses jeunes ans, il devint amoureux d'un j oueur de
farces nommé Métrobius, et cela lui alla croissant avec
l'âge, car ayant commencé le premier à aimer une courti­
sane, femme riche, nommée Nicopolis, à la fin par conti­
nuation de la hanter, et par la grâce que lui donnait
envers elle la fleur de sa jeunesse et beauté, elle-même
devint amoureuse de lui, de manière que venant à mourir
elle l'institua son héritier. Aussi fut-il héritier de sa belle­
mère, qui l'aima comme si c'eût été son propre fils, et se
trouva moyennement riche, après avoir recueilli ces deux
1 020 SYLLA

successions. Depuis, ayant été élu questeur au premier


consulat de Marius, il s'embarqua avec lui pour aller
faire la guerre au roi Jugurtha, là où, arrivé qu'il fut au
camp, il se montra homme de valeur en toutes autres
choses, et mêmement ayant su bien user d'une occasion
qui se présenta à lui, il gagna l'amitié de Bocchus, roi des
Numides : car il recueillit et traita humainement ses
ambassadeurs échappés des mains d'une troupe de bri­
gands numides, et, leur ayant fait de beaux présents, les
fit reconvoyer avec bonne et sûre garde. Or quant à ce roi
Bocchus, il y avait déjà longtemps qu'il haïssait, et, qui
plus est, craignait son gendre Jugurtha, et lors après qu'il
avait été défait en bataille, et qu'il s'était allé jeter entre
ses bras, il machinait de lui faire un tour de trahison, pour
lequel effet il envoya querir secrètement Sylla, aimant
mieux que la prise de Jugurtha se fît par lui que par soi.
Si en communiqua Sylla avec Marius8, duquel ayant eu
quelque e etit nombre de gens de guerre pour l'accom­
pagner, il s'alla mettre en un très grand danger, en
commettant sa personne à la foi d'un roi barbare pour en
prendre un autre, attendu mêmement que celui en qui il
se fiait usait de si grande déloyauté envers ses plus !? roches
alliés; toutefois Bocchus ayant les deux en sa puissance,
et s'étant lui-même rangé à ce point de nécessité, qu'il
était force qu'il trahît ou l'un ou l'autre, après avoir lon­
guement disputé en lui-même, lequel il ferait plutôt, à la
fin il exécuta le dessein de sa première trahison, et livra
Jugurtha entre les mains de Sylla.
IV. Il est bien vrai que celui qui triompha de cette
prise fut Marius; mais l'envie que l'on lui portait faisait
que l'on attribuait la gloire du fait à Sylla ; ce qui secrète­
ment fâchait fort Marius, mêmement que Sylla, qui, de
sa nature, était hautain, et qui lors premier commençait à
venir d'une vie basse, obscure et inconnue en quelque
lumière entre ses citoyens, et à goûter ce que c'est que
l'honneur, en devint si ambitieux et si convoiteux de
gloire, qu'il en fit graver l'histoire en un anneau qu'il
porta toujours depuis, et s'en servit de cachet. L'engra­
vure était le roi Bocchus qui livrait, et Sylla qui recevait
Jugurtha prisonnier. Ces choses déplaisaient fort à
Marius; mais toutefois, estimant que Sylla n'était pas
encore tant envié que lui, il se servit de lui à la guerre ; car
en son second consulat il le fit l'un de ses lieutenants, et
S YLLA 1021

en son troisième il eut charge sous lui de mille hommes


de pied, et fit beaucoup de bons et utiles exploits par lui;
car étant son lieutenant, il prit un capitaine des Gaulois
Teél:osages qui se nommait Copillus, et étant chef de
mille hommes, il fit tant envers les Marses, qui est une
grande, puissante et peuplée nation en Italie, qu'il leur
persuada de demeurer bons amis, alliés et confédérés des
Romains, pour lesquels aétes il aperçut que Marius était
fâché contre lui, parce qu'il ne lui donnait plus de com­
missions honorables, ni matière de faire rien de bon, mais
au contraire empêchait le plus qu'il pouvait son accroisse­
ment. Au moyen de quoi il se rangea du côté de Catulus,
qui était compagnon de Marius au consulat.
V. Ce Catulus était bien homme de bien ; mais un peu
froid au fait des armes, ce qui était cause qu'il commettait
à Sylla toutes les plus grandes et principales affaires de sa
charge ; en quoi faisant, il lui donna matière d'augmenter
non seulement sa réputation, mais aussi son crédit et sa
puissance ; car il conquit et subjugua par force d'armes la
plupart des nations barbares qui habitent dans les monts
des Alpes, et y ayant faute de vivres au camp, il en prit
la commission, et en fit venir si grande quantité que ceux
de Catulus, en ayant plus qu'il ne leur en fallait, en dépar­
taient à ceux de Marius, ce que lui-même écrit avoir fort
déplu à Marius. Voilà la première source de leur inimitié,
laquelle ayant commencé par un si frivole et si lé� er
fondement, procéda en avant par guerres civiles, effusion
de sang, et partialités et dissensions irrémédiables, jusques
à ce que finalement elle se termina en une violente tyran­
nie et confusion de tout l'État et Empire romain ; ce qui
montre et témoigne que le poète Euripide était homme
sage, et bien entendant les maux qui adviennent aux
choses publiques, quand il conseille et commande7 aux
gouverneurs de fuir l'ambition comme une très pestilente
et mortelle furie à ceux qui s'accointent d'elle.
VI. Au demeurant, Sylla, estimant que la réputation
qu'il avait désormais acquise par les armes était suffisante
pour lui ouvrir le chemin aux états et honneurs de la ville
de Rome, il ne fut pas plus tôt retourné de la guerre, qu'il
se mit incontinent à sonder la volonté du peuple, se fai­
sant écrire entre ceux qui demandaient la préture urbaine,
c'est-à-dire l'office du juge ordinaire qui faisait droit à
ceux de la ville, et en fut refusé par les voix du peuple,
1 02 2 SYLLA

dont lui-même en attribue la cause au menu populaire,


disant que la commune savait bien l'amitié qu'il avait
avec le roi Bocchus, et que à cette cause les menues gens
s'attendant que, s'il était édile avant que préteur, il leur
ferait voir de grandes et magnifiques chasses, et des com­
bats de bêtes sauvages de la Libye, élurent d'autres pré­
teurs, et le déboutèrent de sa poursuite, en espérance de
le contraindre par ce moyen d'être premièrement édile.
Toutefois il semble qu'il ne confesse pas la cause véri­
table de ce rebut-là, comme son fait même l'en arguë et
condamne; car l'année suivante il fut élu préteur, moyen­
nant ce qu'il gagna partie du peuple par caresses, et par­
tie par argent; à l'occasion de quoi étant venu à grosses
paroles à l'encontre de César8 , jusques à le menacer en
colère qu'il userait de l'autorité et puissance à l'encontre
de lui que son office lui donnait, César en riant lui répon­
dit : « Tu as raison de l'appeler ton office; car il est voire­
» ment tien, puisques· tu l'as acheté. »
VII. Mais après que le temps de sa préture fut expiré,
il fut envoyé en la Cappadoce, ayant pour couverture de
son voyage la commission de remettre Ariobarzane en
son état9 , mais la cause véritable était pour réprimer un
peu le roi Mithridate, lequel s'entremettait de trop de
choses, et allait embrassant un accroissement de nouvelle
seigneurie de non moindre étendue que celle qu'il avait
auparavant; vrai est qu'il ne mena pas grand nombre de
gens de guerre de l'Italie, mais il fut affeél:ueusement servi
et secouru par les alliés et confédérés du peuple romain
sur les lieux, à l'aide desquels il défit une grosse troupe de
Cappadociens, et depuis encore une autre plus grosse
d'Arméniens qui venaient au secours, tellement qu'il
déchassa Gordius de la Cappadoce, et y remit Ariobarzane;
après lequel exploit, ainsi comme il était de séjour au long
de la rivière d'Euphrate, il vint devers lui un Parthe
nommé Orobazus, ambassadeur du roi des Parthes Arsace.
VIII. Or ces deux nations, la romaine et la parthe,
jamais auparavant n'avaient eu communication de chose
quelconque ensemble; et est cela un des points, entre les
autres, qui montre la grande fortune qu'avait Sylla, que
les Parthes se soient ·adressés à lui premier pour avoir
amitié et contraél:er alliance par son moyen avec les
Romains. L'on dit qu'à la réception de cet ambassadeur
il fit apprêter trois chaires, l'une pour Ariobarzane, l'autre
S YLLA 1023

pour l'ambassadeur Orobazus, et la troisième pour soi,


qu'il fit mettre au milieu des deux autres, sur laquelle
séant il donna audience à l'ambassadeur; ce qui fut cause
que le roi des Parthes fit depuis mourir Orobazus. Si y en
a qui louent cet atl:e de Sylla, de ce qu'il tint ainsi haute­
ment sa gravité envers des Barbares, les autres le blâment
comme atl:e d'ambition fait impertinemment hors de pro­
pos et de saison. Et lit-on qu'un devin chaldéen10 qui se
trouva à cette réception, en la suite d'Orobazus, ayant
soigneusement contemplé le visage de Sylla, et observé
diligemment tous les mouvements tant de son esprit que
de son corps, pour juger [non par avis de pays] mais
suivant les règles de son art, quelle devait être sa nature,
le tout bien considéré, dit qu'il était force forcée que ce
personnage-là fût un jour très grand, et qu'il s'émerveil­
lait comme dès lors même il pouvait supporter qu'il ne
fût le premier du monde.
IX. Q!!and il fut de retour à Rome il y eut un Censo­
rinus qui l'appela en justice, comme concussionnaire, le
chargeant d'avoir pris et emporté quant et lui grosse
somme d'argent d'un royaume allié et ami des Romains,
contre la défense expresse des ordonnances; toutefois il
ne poursuivit pas son accusation, mais s'en déporta.
Cependant l'inimitié commencée entre lui et Marius se
ralluma par une occasion nouvelle de l'ambition du roi
Bocchus, lequel, en partie pour s'insinuer de plus en plus
en la bonne grâce du peuple romain, et en partie aussi
pour gratifier à Sylla, donna et dédia au temple de Jupiter
Capitolin des images de Vitl:oire qui portaient des tro­
phées, et auprès d'elles l'image de Jugurtha que lui,
livrait entre les mains de Sylla, le tout de fin or. De quoi
Marius fut si fort indigné, qu'il attenta de les ôter par
force; mais il y en eut d'autres qui prirent à défendre la
cause de Sylla, tellement que pour la querelle de ces deux
personnages, la ville était toute prête de tomber en
grande combustion, n'eût été que la guerre des alliés de
l'Italie, qui de longtemps se couvait et fumait, s'enflamma
tout à un coup contre la ville de Rome, ce qui réprima
un peu pour l'heure la sédition.
X. En cette guerre, qui fut de très grande conséquence,
comme celle où il y eut de fort divers accidents, et qui
apporta beaucoup de maux aux Romains, et les mit en de
très griefs dangers, Marius ne put onques faire rien de
1 024 S YLLA
grand; par où il appert que la vertu militaire a besoin de
la vigueur, force et roideur du corps; et Sylla au contraire
y ayant fait plusieurs bons et utiles exploits, acquit répu­
tation de grand homme de guerre et de bon capitaine
entre ses citoyens, mais de très �rand et très heureux
entre les ennemis mêmes, toutefois il ne fit pas comme
avait fait Timothée, Athénien, fils de Conon, lequel,
comme ses envieux et malveillants attribuaient ses beaux
faits à la faveur de fortune, et peignaient en des tableaux
la fortune qui lui apportait les villes toutes prises et enve­
loppées de rets pendant qu'il dormait, il le prit à mal et
s'en courrouça contre ceux qui le faisaient, disant qu'ils
lui ôtaient la gloire qui lui appartenait; à l'occasion de
quoi, un jour qu'il était retourné de la guerre, où il lui
était bien succédé, après avoir rendu compte au peuple,
et récité publiquement les choses par lui faites en son
voya�e, il dit : « Seigneurs Athéniens, la fortune n'y a
» pomt de part en tout ce que je vous ai compté. » Les
dieux furent indignés de cette folle ambition de Timo­
thée, de manière qu'il ne fit onques puis chose qui valût,
mais lui tournèrent toutes choses à contrepoil, jusques à
tant qu'il vint à être si fort haï du peuple, qu'il fut à la
fin chassé et banni d'Athènes.
XL Mais Sylla, au contraire, n'endurait pas seulement
en patience le dire de ceux qui le prêchaient heureux et
singulièrement favorisé de la fortune, mais, augmentant
cette opinion, et s'en glorifiant comme d'une grâce spé­
ciale des dieux, attribuait toute la gloire de ses faits à la
fortune, soit qu'il le fit par une manière de vaine gloire,
ou que véritablement il eût cette fantaisie, que les dieux
le guidaient en toutes ses affaires; car il a écrit lui-même
en ses commentaires, que des entreprises qu'il semblait
avoir bien consultées, celles qu'il hasardait chaudement
selon l'occasion qui se présentait contre ce 9 u'il avait
au1;aravant arrêté et résolu en son conseil, c'étaient celles
qui lui succédaient le mieux. Davantage, quand il dit
f
qu'il était mieux né à la fortune qu'à la guerre, il semble
qu'il reconnaissait tenir ses rospérités plutôt de la
fortune que de sa valeur. Bre il semble qu'en tout et
partout il se soumettait entièrement et avouait dép endre
totalement de la fortune, attendu mêmement qu'il attri­
bue à une singulière faveur des dieux la bonne union et
concorde qu'il maintint avec Métellus son beau-père, qui
S Y LL A 1025

était homme en autorité et en dignité pareil à lui ; car


là où l'on s'attendait qu'il lui dût faire beaucoup d'empê­
chement, il le trouva très doux et gracieux en son endroit
en tout ce qu'ils eurent à démêler ensemble à raison de la
société de leur office11 •
XII. O!!i plus est, en ses commentaires qu'il dédia à
Lucullus, il lui conseille et l'admoneste de ne tenir rien
si certain que ce que les dieux lui auraient révélé ou
commandé la nuit en songe. Il écrit aussi que lorsqu'il fut
envoyé avec armée à la guerre des alliés, il se fit auprès de
Laverne soudainement une grande fente et ouverture de
terre, de laquelle il sourdit incontinent un grand feu et
une flamme claire qui jaillit vers le ciel, sur quoi les devins
enquis répondirent que cela signifiait qu 'il y aurait un
homme de bien, et beau de visage par excellence, qui,
prenant l'autorité souveraine en sa main, apaiserait tous
les troubles et tumultes qui étaient lors en la ville de
Rome, et dit que c'était lui que les dieux entendaient,
parce qu'il avait entre autres choses ce point-là de singu­
lière beauté, que ses cheveux étaient blonds comme fin
or, et qu'il n'avait point de honte de se nommer homme
de bien, après avoir fait tant de belles et de grandes
choses. Mais à tant avons-nous assez parlé de la fiance
qu'il avait en la faveur des dieux.
XIII. Au demeurant, il semble avoir été fort inégal en
ses mœurs, et fort dissemblable à soi-même ; car s'il ôtait
beaucoup en un endroit, il donnait encore plus en un
autre. Il avançait les uns sans propos, et rebutait les autres
sans raison. Il s'humiliait envers ceux dont il avait affaire,
et se faisait adorer par ceux qui avaient affaire de lui, de
manière que l'on n'eût su dire s'il était de nature plus
arrogant dédaigneur, ou plus vil flatteur. Car quant à
l'inégalité dont il usait dans les punitions de ceux qui
l'avaient offensé, faisant quelquefois pour les moindres
causes du monde géhenner les hommes, et puis au rebours
endurant patiemment des plus grièves forfaitures du
monde, et pardonnant aucunefois légèrement des offenses
irréparables et irrémédiables, et puis punissant avec
meurtres, effusion de sang, et confiscation de biens de
très petites et très légères fautes, on pourrait accorder
cela en cette manière, en disant que de sa nature il était
homme vindicatif, et qui tenait fort son cœur, mais qu'il
adoucissait quelquefois cette amertume de sa nature par
1 02. 6 S Y LLA
la raison, selon qu'il lui était expédient et utile pour ses
affaires ; car en cette guerre des alliés ses soudards lui
occirent à coups de pierres et de bâtons un de ses lieute­
nants nommé Albinus, homme de qualité, comme celui
qui avait été préteur; il passa ce grand crime sous silence,
sans en faire aucune punition, et le tourna en vanterie,
allant partout disant que ses gens en étaient plus obéis­
sants et plus diligents aux corvées de la guerre, tellement
qu'il leur faisait réparer et amender leurs fautes par aél:es
de prouesse, et si ne se soucia point de ceux qui l'en repre­
naient; mais ayant déjà projeté et désigné en son enten­
dement de ruiner Marius, et de se faire élire capitaine
pour aller faire la guerre au roi Mithridate, à cause que
celles des alliés était déjà conduite à fin, il caressait et flattait
à ces fins les gens de guerre qu'il avait sous sa charge.
XIV. Si fut à son retour de cette guerre à Rome élu
consul avec Q!!intus Pompée, étant déjà âgé de cin­
quante ans, et épousa une femme de grande et illustre
maison, Cécilia, fille de Métellus, qui lors était le grand
pontife, pour lequel mariage le commun populaire alla
chantant par la ville des chansons faites contre lui, et
plusieurs des principaux hommes de la ville lui en por­
tèrent envie, n'estimant pas digne d'une telle dame celui
qu'ils avaient estimé digne du consulat, ainsi que dit

Tite-Live. Si n'épousa-t-il pas celle-là seule, car il en avait
déjà eu une première étant encore fort eune, qui s'appe­
lait Ilia, et lui fit une fille, après laque! e il épousa ./Elia,
et puis une autre troisième nommée Cœlia, laquelle il
répudia, parce qu'elle ne faisait point d'enfants, mais ce
fut honorablement en disant beaucoup de bien d'elle, et
avec plusieurs beaux dons et riches présents qu'il lui
donna ; toutefois peu de jours après il épousa Métella,
ce qui fit penser qu'il avait répudié Cœlia à fausses
enseignes. Comment que ce soit, il honora et aima tou­
jours Métella, tellement que depuis le peuple de Rome,
désirant que les bannis de la faél:ion de Marius fussent
rappelés, et en étant éconduit et refusé par Sylla, appela
en public à haute voix Métella, la priant de leur aider à
obtenir leur requête. Et semble que quand il eut pris la
ville d'Athènes, il la traita un peu durement et cruelle­
ment, pour autant que quelques-uns se gaudissant et
moquant de dessus les murailles avaient donné quelques
atteintes et quelques traits de moquerie à Métella.
SYLLA 1 02 7

XV. Mais cela fut depuis ; et pour lors faisant son


compte, que le consulat _était peu de chose à comparaison
de ce qu'il espérait à l'avenir, il brûlait de désir d'aller
faire la guerre à Mithridate, à quoi il avait pour contraire
Marius, qui y prétendait aussi par une ambition et une
forcenée convoitise de gloire, qui sont des passions les­
quelles ne vieillissent jamais, comme on peut voir par cet
exemple, attendu qu'il était déjà homme pesant, malaisé
de sa personne, rompu du travail des guerres, dont il ne
faisait que sortir, et cassé de la vieillesse ; et néanmoins
aspirait encore à avoir charge d'aller faire des guerres si
lointaines outre mer, pour à quoi parvenir, ce pendant
que Sylla s'en alla faire un tour jusques au camp pour
donner ordre à quelques choses qui lui restaient à faire, lui
demeurant en la ville forgea cette pestilente et mortelle
sédition, qui fit seule plus de maux à la ville de Rome que
ne firent onques tous ses ennemis ensemble.
XVI. Ce que les dieux mêmes avaient dénoncé par
plusieurs signes et présages ; car le feu se prit de lui­
même aux hampes des enseignes, que l'on eut beaucoup
d'affaires à éteindre ; et y eut trois corbeaux qui appor­
tèrent leurs petits devant tout le monde emmi le chemin,
et les mangèrent, puis en reportèrent les reliques dans
leurs nids ; et comme les souris eussent rongé quelques
joyaux d'or qui étaient en un temple, les sacristains avec
une ratière en prirent une qui était pleine, et 6t cinq
petits souriceaux dans la ratière même, dont elle en
mangea les trois ; qui plus est, un jour que le ciel était
clair et serein, sans nuée quelconque, l'on ouït le son
d'une trompette si aiguë, que tout le monde en fut
presque hors de soi, pour la frayeur d'ouïr un si grand
bruit. Sur quoi les savants devins de la Toscane enquis,
répondirent que ce tant étrange signe dénonçait la muta­
tion du monde, et le passage en un autre âge, parce qu'ils
tiennent qu'il y en doit avoir huit tous différents les uns
des autres en mœurs et en façon de vivre, à chacun des­
quels, ce disent-ils, Dieu a préfixé certain terme de durée ;
mais que tous viennent à finir leurs cours dans l'espace
de la révolution du grand an, et que quand l'un est
achevé et l'autre prêt à commencer, il se fait ainsi quelque
merveilleux et étrange signe en la terre ou au ciel, de
manière que ceux qui ont étudié en cette science-là
connaissent incontinent clairement qu'il est né des
1028 SYLLA

hommes tout différents des précédents en leurs vies et en


leurs mœurs, et qui sont plus ou moins agréables aux dieux
que ceux qui étaient auparavant; car ils disent qu'entre
les autres grandes mutations qui se font à ces passages-là
d'un âge en un autre, la science de deviner les choses qui
sont à advenir croît en réputation, et rencontre en ses
prédiél:ions, quand il plaît à Dieu envoyer de plus exprès
et plus certains signes, pour pouvoir connaître et prédire
les choses futures; et au contraire en un autre âge elle
vient en mépris et déchet de réputation, parce qu'elle e�
téméraire, et faut à rencontrer en la plupart de ses pro­
no�ications, à cause qu'elle n'a que des moyens obscurs
et tous effacés in�ruments pour connaître ce qui doit
advenir. Voilà les fables qu'en allaient racontant les plus
savants devins de la Toscane, et ceux qui semblaient y
entendre quelque chose par-dessus les autres. Mais ainsi
comme le sénat communiquait de ces présages avec les
devins, étant assemblés dans le temple de la déesse Bel­
lone, il y eut une passe qui vola dedans à la vue de tout
le monde, portant en son bec une cigale qu'elle mipartit
en deux, dont elle laissa une partie dans le temple, et
emporta l'autre dehors; sur quoi les devins et interpré­
teurs de tels présages dirent qu'ils se doutaient d'une
sédition et dissension entre les laboureurs qui ont des
terres, et le menu populaire de la ville 1 2 , parce que ce
menu peuple-là ne fait que crier ordinairement, non plus
que la cigale, et les laboureurs se tiennent sur leurs héri­
tages des champs.
XVII. Marius donc s'accointa de l'un des tribuns du
peuple, nommé Sulpicius, lequel ne cédait à homme
vivant en toutes les plus extrêmes méchancetés et
malheuretés que l'on saurait dire, de sorte qu'il ne faut
r.oint demander pire que qui il était, mais plutôt en quoi
li était lui-même le pire, parce qu'il avait en soi cruauté,
avarice et témérité ensemble, et toutes si extrêmes, qu'il
ne se souciait point de faire à la vue de tous les choses les
plus honteuses et les plus méchantes du monde, pourvu
qu'elles lui tournassent à profit, attendu qu'il avait dressé
sur la place une table, là où il recevait publiquement les
deniers de la vente du droit de bourgeoisie romaine, qu'il
vendait à des serfs affranchis, et à des étrangers qui la
voulaient acheter, pour lesquels effets il entretenait trois
mille satellites et une troupe de jeunes hommes de l'état
SYLLA 1029

des chevaliers romains, qu'il avait toujours à l'entour de


sa personne, tous prêts à exécuter ce qu'il leur comman­
dait, et les appelait le contre-sénat; et ayant fait passer
par les voix du peuple une ordonnance, que nul sénateur
ne peut emprunter ni devoir plus de deux cents écus,
lui-même quand il vint à mourir laissa trois cent mille
écus de dettes 13 •
XVIII. Cet homme donc étant comme une bête
furieuse lâchée par Marius emmi le peuple, renversa
toutes choses sens dessus dessous, à force d'armes et par
voie de fait; car il fit passer plusieurs mauvaises ordon­
nances par les voix du peuple, et entr'autres celle par
laquelle il donnait à Marius la commission d'aller faire la
guerre au roi Mithridate, pour lesquelles violences les
consuls décernèrent cessation de la justice et surséance
de toutes affaires publiques. Et un jour ainsi comme ils
prêchaient le peuple là-dessus, en assemblée de ville, sur
la place devant le temple de Castor et de Pollux, il mena
cor-.tre eux la troupe de ses satellites, où il tua plusieurs
personnes, et entr'autres le propre fils du consul Pompée
et eut le père même, tout consul qu'il était, beaucoup
d'affaire à se sauver de vitesse; et Sylla fut poursuivi
jusques dans la maison de Marius, là où il fut contraint
de promettre qu'au sortir de là il irait publiquement
révoquer la cessation des affaires publiques qu'il avait
commandée; au moyen de quoi ayant privé Pompée de
son consulat, il n'en priva pas Sylla, mais seulement lui
ôta la charge d'aller faire la guerre au roi Mithridate,
qu'il transféra en la personne de Marius, et envoya sur­
ie-champ des capitaines en la ville de Nole pour prendre
l'armée qui y était et la mener à Marius; mais Sylla gagna
premier le devant, et s'enfuit au camp, là où il fit entendre
aux soudards la vérité du fait, laquelle entendue, les sou­
dards mutinés assommèrent à coups de pierres les capi­
taines de Marius; et Marius de l'autre côté fit aussi mourir
à Rome les amis de Sylla, et saccagea leurs maisons et leurs
biens; si ne voyait-on plus autre chose que gens fuyant,
les uns du camp à Rome, les autres de Rome au camp.
XIX. Le sénat n'était pas à soi, ni ne se gouvernait
plus à sa volonté, mais fallait qu'il obéît aux mandements
de Marius, et de Sulpicius, lesquels avertis comme Sylla
s'en venait droit à Rome, envoyèrent au-devant de lui
deux des préteurs, Brutus et Servilius, pour lui faire
SYL LA

défense de par le sénat qu'il n'eût à passer outre. Ces


deux préteurs parlèrent un peu audacieusement à Sylla,
de quoi les soudards se mutinèrent de sorte qu'ils furent
entre deux de les tuer sur-le-champ, mais au moins leur
rompirent-ils les haches et les faisceaux de verges que
l'on portait devant eux, leur ôtèrent leurs robes de
pourpre, dont ils étaient vêtus comme magistrats, et les
renvoyèrent ainsi vilainement outragés et vitupérés. Si
fut aisé à juger en les voyant seulement avec une triste
taciturnité, dépouillés de toutes marques et enseignes de
la dignité prétoriale, qu'ils n'apportaient autres nouvelles
que les pires qu'elles eussent su être, et qu'il n'y avait
plus ordre d'apaiser cette sédition qui désormais était
irrémédiable.
XX. Parquoi Marius et ses adhérents se mirent à faire
leurs provisions pour la force, et cependant Sylla avec
son compagnon Pompée se partit de la ville de Nole,
menant avec lui six légions toutes complètes, qui ne
demandaient autre chose que de marcher à grandes
journées droit à Rome; mais lui en était en doute, dis­
courant en soi-même le grand danger qu'il y avait, jus­
ques à ce que son devin Posthumius, ayant considéré les
signes et présages des sacrifices que Sylla fit sur cette
délibération, lui tendit les deux mains, et lui dit qu'il le
fît lier et garder jusques au jour de la bataille, parce qu'il
était content de souffrir peine de mort, s'il ne venait
bientôt à son honneur au-dessus de toutes ses entreprises.
Et dit-on aussi que la nuit s'apparut à Sylla même en
songe la déesse Bellone 14 , que les Romains ont en grande
révérence, l'ayant appris des Cappadociens; je ne sais si
c'est la Lune ou Minerve, ou bien Enyo la déesse des
batailles. Il lui fut avis qu'elle s'approcha de lui, et lui
mit en main la foudre, lui commandant qu'il en foudroyât
ses ennemis 1 �, en les lui nommant les uns après les autres
par leurs propres noms, et qu'eux frappés de cette foudre
tombaient devant lui et périssaient incontinent, de sorte
� ue l'on ne savait ce qu'ils devenaient. Cette vision
l encouragea encore davantage, et l'ayant le matin com­
muniquée à son compagnon, il achemina son armée
droit à Rome.
XXI. �and il fut à Picincs, il lui vint d'autres ambas­
sadeurs au-devant qui le prièrent au nom du sénat, qu'i l
ne voulût point ainsi de pri mesaut en fu reu r approcher
SYLLA 1 03 1

de la ville, et que toutes choses dues et raisonnables lui


seraient oél:royées par le sénat. Sylla, leur demande ouïe,
fit réponse qu'il se logerait là, et commanda sur l'heure
à ses maîtres de camp qu'ils départissent les quartiers
comme l'on avait accoutumé de faire. Les ambassadeurs,
se confiant en cela, s'en retournèrent à Rome, mais ils
n'eurent pas plus tôt le dos tourné qu'il envoya devant
Lucius Basilius et Caïus Mummius pour saisir l'une des
portes de la ville, et les murailles qui sont du côté du
mont Esquilin, et lui en toute diligence marcha aussitôt
après eux. Basilius entra dans la ville, et se saisit de la
porte à force, mais le commun peuple désarmé monta
incontinent sur les couvertures des maisons, et à coups
de tuiles et de pierres l'arrêta, et le garda non seulement
de pénétrer plus avant au-dedans, mais le rembarra
jusques aux murailles de la ville.
XXII. En ces entrefaites, Sylla en personne arriva,
lequel, voyant à l'œil comme les choses allaient, cria à ses
gens qu'ils missent le feu dans les maisons, et lui-même
prenant une torche allumée en sa main, leur montra le
premier comment il fallait faire, ordonnant à ses archers
et gens de trait qu'ils tirassent leurs lances et autres ins­
truments à feu contremont aux hauts étages des maisons,
en quoi il se laissa bien transporter à la colère sans propos
par une passion colérique et désir de vengeance, n'ayant
devant les yeux autre considération que de se venger de
ses ennemis, sans faire aucun compte de ses amis, de ses
parents ni de ses alliés, et sans être aucunement touché
de miséricorde, étant son courroux si ardemment
enflammé, qu'il ne mettait aucune différence entre ceux
qui l'avaient offensé et ceux qui ne lui avaient rien fait.
Par tel moyen fut Marius repoussé au-dedans de la ville
jusques au temple de la Terre, là où il fit proclamer à son
de trompe et à cri public qu'il donnerait liberté aux
esclaves qui s'en iraient rendre à lui; mais là-dessus sur­
vinrent ses ennemis, qui le pressèrent si fort qu'il fut
contraint de s'enfuir hors de la ville.
XXIII. Adonc Sylla assemblant le sénat, le fit, comme
ennemi de la chose publique, condamner à mourir lui
et quelques autres, entre lesquels fut le tribun du peuple
Sulpicius, qui fut trahi et décelé par un sien esclave,
auquel Sylla donna liberté, selon fa promesse qu'il en
avait fait par édit public; mais puis après quand il fut
I OJ 2 S Y LL A

libre, il le fit précipiter d u haut en bas d'un rocher, et,


non content de cela, fit encore promettre à cri public
�rosse somme d'argent à qui occirait Marius, qui fut
ingratement et inhumainement fait à lui, attendu que
peu de jours auparavant, Marius, l'ayant eu dans sa
maison entre ses mains, l'en avait laissé sortir à sauveté,
combien que s'il ne l'eût voulu lâcher alors, mais le
laisser occire à Sulpicius, il eût eu souverainement et sans
contredit toutes choses en sa puissance, et néanmoins il
lui eardonna; mais Sylla, peu de jours après se trouvant
avoir même prise sur lui, ne lui rendit pas la pareille, ce
qui couvertement déplut au sénat; mais le peuple lui
montra tout ouvertement, et par effet, le maltaient qu'il
en avait, car il rebuta un Nonius qui était son neveu, et
un Servius, qui, sous la confiance qu'ils avaient en son
port et faveur, s'étaient présentés à demander quelques
offices, et outre cette honte de refus, encore élut-il par
dépit de lui aux offices qu'ils prétendaient, d'autres, de
l'honneur et avancement desquels on savait bien que
Sylla serait le plus marri; toutefois il dissimula cela, fai­
sant semblant d'en être bien joyeux, en disant que par
son moyen le peuple romain jouissait de pleine et entière
liberté, pouvant faire tout ce qui lui plaisait.
XXIV. Et pour apaiser un peu la malveillance que le
peuple lui portait, il tmt la main à faire élire consul Lucius
Cinna, qui était de faél:ion contraire à la sienne, l'ayant
premièrement obligé par serments et par malédifüons, si
autrement il faisait, qu'il favoriserait à ses affaires et à son
parti. Si monta Cinna au Capitole, et là tenant une pierre
en sa main, promit et jura par serment, qu'il garderait
loyalement foi et amitié à Sylla, priant aux dieux que là
où il ne le ferait, il fût déchassé hors de Rome, ni plus ni
moins �u'il jetterait la pierre qu'il tenait hors de sa main,
et en disant cela il la jeta en terre devant plusieurs per­
sonnes; mais, nonobstant toutes ces exécrations-là, il ne
fut pas plus tôt entré en e ossession du consulat, qu'il
commença à vouloir incontment remuer et changer tout;
car entre autres choses il voulait faire le procès à
Sylla, et lui suscita pour accusateur Virginius, l'un des
tribuns du peuple; mais Sylla le laissa là avec ses juges,
et s'en partit pour aller faire la guerre au roi Mithridate.
XXV. Si dit-on qu'environ ce temps-là, que Sylla s'em­
barqua et se partit de l'Italie, il advint à Mithridate, qui
SYLLA
lors faisait sa résidence en la ville de Pergame, plusieurs
présages et avertissements des dieux, comme entre les
autres, que les Pergaméniens pour l'honorer ayant fait
faire une image de viél:oire portant en sa main un chapeau
de triomphe que l'on descendait avec des engins, à
l'instant qu'elle fut toute prête à lui mettre le chapeau sur
la tête, l'image se brisa, et tomba la couronne emmi le
théâtre toute rompue en pièces, tellement que toute l'as­
sistance du peuple en eut grande frayeur, et Mithridate
même en entra en une grande défiance de sa fortune,
combien que pour lors ses affaires lui succédassent mieux
qu'il n'eût osé auparavant espérer; car il avait ôté aux
Romains l'Asie, et la Bithynie et Cappadoce aux propres
rois qu'il en avait déchassé, et pour lors était de séjour en
la ville de Pergame à départir entre ses amis des richesses,
principautés et grandes seigneuries. Et quant à ses enfants,
l'aîné était au royaume de Pont et du Bosphore, où il
gouvernait ses terres patrimoniales qu'il avait eues par
succession de père en fils de ses prédécesseurs, jusques
aux déserts qui sont delà les marais Méotides, sans que
personne lui donnât aucun empêchement; et l'autre,
Ariarathe, avec une grosse armée était après à conquérir
la Thrace et la Macédoine; semblablement aussi ses capi­
taines et lieutenants avec grosse puissance faisaient plu­
sieurs grandes et belles conquêtes en divers lieux, entre
lesquels Archélaüs étant seigneur et maître de toute la
mer, pour le grand nombre de vaisseaux qu'il avait, allait
conquérant les îles Cyclades, et toutes celles qui sont au­
delà du chef de Malea, mêmement celle d'Eubée entre les
autres, et commençant à la ville d'Athènes, avait fait
soulever et rebeller toutes les nations de la Grèce, jus­
ques en la Thessalie, excepté qu'il reçut quelque perte près
la ville de Chéronée, là où Brutius Sura, l'un des lieute­
nants de Sentius, gouverneur de la Macédoine, homme
de bon sens et de grande hardiesse, lui alla au-devant et
l'arrêta tout court, ainsi qu'il courait tout le pays de la
Béotie, ni plus ni moins qu'un impétueux torrent; car il
lui fit tête près la ville de Chéronée, et le défit en trois
rencontres, de manière qu'il le repoussa et le contraignit
de se ranger de rechef à la marine. Mais ainsi qu'il était à
le poursuivre, Lucius Lucullus lui alla faire commande­
ment de céder à Sylla qui venait, et lui laisser conduire et
administrer cette guerre contre Mithridate, selon la charge
1034 SY LLA

et commission qui lui en avait été baillée ; à l'occasion de


quoi il sortit hors du pays de la Béotie, et s'en retourna
devers son capitaine Sentius, combien que ses affaires
fussent mieux acheminées qu'il n'eût su désirer, et que
toute la Grèce fût en grand branle et grande volonté de
se retourner, pour la réputation de sa prudhomie et
bonté; toutefois ce que nous en avons dit, sont les plus
beaux faits qu'il fît en cet endroit-là.
XXVI. Mais Sylla à son arrivée recouvra incontinent
toutes les autres villes de la Grèce, qui envoyèrent devers
lui et l'appelèrent aussitôt qu'elles furent averties de sa
venue, excepté celle d'Athènes, qui était contrainte par le
tyran Aristion de servir aux affaires du roi Mithridate. Si
y alla incontinent avec toute sa puissance, et assiégea le
port de Pirée tout à l'entour, le faisant battre avec toutes
sortes d'en� ins de batterie, et assaillir de tous côtés, com­
bien que s'il eût eu patience d'attendre un peu de temps,
il eût pu avoir par famine la haute ville sans se mettre en
aucun danger, attendu gu'elle était déjà réduite à une
extrême disette et nécessité de vivres; mais la hâte qu'il
avait de s'en retoui;her à Rome, pour la crainte des nou­
velletés qu'il en attendait par chacun jour, le contraignait
de précipiter ainsi çette guerre avec grands dangers, plu­
si:eurs combats et 8épense infinie, attendu que, outre le
reste de son équipage, il avait vingt mille tant mules que
mulets travaillant par chacun jour pour fournir à ses
engins de batterie. Et quand l'autre bois lui commença à
faillir, à cause qu'il se gâtait souvent de ses engins après
qu'ils étaient tous faits, les uns se brisant d'eux-mêmes
pour leur pesanteur, les autres étant consumés par le feu
que les ennemis y jetaient continuellement, il mit à la fin
les mains aux bois sacrés, et fit couper les arbres de l' Aca­
démie, qui en était mieux fournie que nul autre parc de
plaisance qui fût dans les faubourgs de la ville ; aussi fit-il
tailler ceux du parc de Lycéum; et parce qu'il lui fallait
un grand argent à l'entretènement de cette guerre, il
toucha aussi aux plus saints temples de la Grèce, se faisant
apporter tant de celui d'Épidaure, que de celui d'Olympie,
les plus riches et plus précieux joyaux qui y fussent.
XXVII. Il écrivit aussi au conseil des amphiétyons,
lequel se tenait en la ville de Delphes, qu'il valait mieux
que l'on lui portât les deniers comptants qui étaient au
temple d'Apollon, parce qu'il les garderait plus sûrement
SYLLA

qu'ils n'étaient, et si d'aventure il était contraint de s'en


servir, qu'il en rendrait puis après tout autant; et P.our
cet effet y envoya Caphis Phocéen, l'un de ses familiers
et amis, lui commandant qu'il fît peser tout ce qu'il pren­
drait. Caphis s'en alla à Delphes; mais quand il y fut, il
eut peur de toucher aux choses sacrées, et en présence du
conseil des amphiétyons pleura à chaudes larmes de ce
qu'il était contraint de faire un tel aéte contre sa volonté.
Et comme quelques-uns des assiSl:ants disaient qu'ils enten­
daient du dedans du temple le son de la cithre d'Apol­
lon, soit qu'il crût certainement qu'il fût vrai, ou bien
qu'il voulût imprimer à Sylla cette superSl:itieuse crainte,
il le lui écrivit; et Sylla en se moquant lui manda qu'il
s'émerveillait comment il ne s'avisait pas que chanter et
jouer de la cithre étaient signes de joie, et non pas de
courroux, et pourtant qu'il ne feignît point pour cela de
passer outre, en prenant ce qu'il lui avait ordonné, parce
que Apollon le lui donnait. Or quant aux autres joyaux
du temple d'Apollon, le commun peuple ne sut point
qu'ils lui fussent envoyés; mais le tonneau d'argent, qui
seul était demeuré de reSl:e des offrandes des rois, les
amphiétyons furent contraints de le faire rompre en
pièces, parce qu'il était si grand et si pesant, que les bêtes
de voiture ne l'eussent su porter tout entier. Cet aéte
leur fit ramener en mémoire les autres anciens capitaines
romains, comme Flaminius, Manius Acilius, Paul-Émile,
desquels l'un ayant chassé le roi Antiochus de la Grèce,
les autres défait des rois de Macédoine, non seulement
n'avaient jamais touchë à l'or ni à l'argent des temples de
la Grèce, mais au contraire y avaient envoyé des offrandes
et les avaient tous eus en grand honneur et révérence.
XXVIII. Mais ceux-là aussi étaient capitaines légiti­
mement élus et envoyés à telles charges, qui avaient leurs
soudards bien disciplinés et accoutumés à s'employer
promptement pour faire les commandements de leurs
supérieurs sans rien répliquer à l'encontre, et étaient bien
quant à eux en grandeur de courage et en magnanimité
rois; mais en dépense pour leurs personnes, simples et
étroits, sans faire frais, sinon nécessaires, mesurés et
limités à la raison, eSl:imant que c'était chose plus hon­
teuse de flatter leurs soudards, q ue de craindre les enne­
mis, et au contraire les capitames du temps de Sylla
voulant avoir le premier lieu en leur chose publique par
SYLLA

force, non pas par vertu, et ayant plus affaire d'armes les
uns contre les autres que contre les étrangers ennenùs,
étaient contraints de caresser et flatter ceux à qui ils
devaient commander, en achetant les peines de leurs sou­
dards par les grandes dépenses qu'ils faisaient à les tenir
bien aises et les contenter; en quoi faisant ils ne se don­
nèrent de garde qu'ils rendirent leur pays serf, et se
firent eux-mêmes esclaves des plus méchants hommes du
monde, en cherchant par tout moyen de commander à
ceux qui valaient nùeux qu'eux.
XXIX. Cela fut ce qui chassa Marius, et après le fit
retourner contre Sylla. Cela fit que Cinna tua Oél:ave, et
Fimbria occit semblablement Flaccus, auxquels maux
Sylla fut un des prenùers et principaux qui donnèrent les
commencements, en dépensant sans mesure, et donnant
largement aux gens de guerre pour plus gagner la bien­
veillance de ceux qu'il avait sous lui, et attirer à soi ceux
qui étaient sous les autres; au moyen de quoi, tant pour
induire les étrangers à trahison, comme pour fournir à la
dissolution des siens, il avait besoin de grand argent,
même en ce siè�e où il était, car il avait une si grande et si
véhémente envie de prendre la ville d'Athènes, qu'il était
impossible de la lui faire passer, fût ou par une vaine
ambition de combattre contre l'ancienne réputation de
cette ville, dont elle ne retenait plus rien qu'une ombre
seulement, ou pour un courroux des brocards et traits de
moquerie que le tyran Ari§tion jetait à tout propos de
dessus les murailles contre lui et contre Métella, pour lui
faire plus grand dépit.
XXX. Ce tyran était un homme qui avait l'âme com­
posée de cruauté et de toute dissolution, ayant recueilli
toutes les imperfeél:ions et les pires qualités du roi Mithri­
date, qui, toutes ensemble, étaient coulées en lui, au
moyen de quoi cette pauvre cité, qui jusques alors avait
échappé tant de guerres, tant de tyrannies et tant de sédi­
tions civiles, fut r ar lui, comme par une maladie incu­
rable, conduite à I extrémité; car le minot de blé y valait
cent écus 18, et étaient les personnes contraintes par la
famine de manger l'herbe de l'espargoute17 qui croissait
à l'entour du château, et faisaient bouillir de vieux sou­
liers et de vieilles burettes à huile pour en tirer quelque
saveur qu'ils mangeaient, pendant que lui ne faisait autre
chose tout le long du jour que boire et ivrogner, baller,
SYLLA 1037

momer, et dire mots de gaudisserie et de farcerie contre


les ennemis, souffrant cependant lJUe la sainte lampe de
Minerve s'éteignît à faute d'huile; et quand la religieuse
d'icelle lui envoya demander un quart de boisseau de blé,
il lui en envoya un de poivre; et comme les conseillers de
la ville, les prêtres et gens de religion fussent allés au
château devers lui, le supplier à jointes mains qu'il voulût
avoir pitié de la ville, et faire quelque composition avec
Sylla, il les fit chasser et écarter à coups de trait. A la fin
bien tard, encore fût-ce à grande peine, il envoya devers
Sylla deux ou trois de ceux qui lut faisaient compagnie à
ivrogner, lesquels ne demandèrent, quand ils furent là,
aucune composition salutaire, mais se mirent à hautlouer
et magnifier les faits de Thésée, d'Eumolpus et des Athé­
niens contre les Mèdes. Parquoi Sylla leur répondit :
« Mes beaux harangueurs, retournez-vous en avec toute
» votre rhétorique; car les Romains ne m'ont point
» envoyé ici pour apprendre ni pour étudier, mais pour
» défaire et dompter ceux qui se sont rebellés contre eux. »
XXXI. En ces entrefaites, il y eut des espions en la
ville qui ouïrent des vieillards devisant ensemble au quar­
tier qui s'appelle Céramique, et blâmant le tyran de ce
qu'il ne faisait autrement garder l'endroit de la muraille
qui répond à l'endroit de Heptachalchon, qui était la
seule avenue par où les ennemis pouvaient plus facile­
ment monter sur la muraille, si s'en allèrent soudain rap­
porter à Sylla ce qu'ils avaient ouï dire à ces vieillards.
Sylla ne le mit pas en nonchaloir, mais se transporta sur
le lieu même la nuit pour le reconnaître, et, ayant vu
qu'il était voirement prenable, mit incontinent la main à
l'œuvre, et écrit lui-même en ses commentaires, que le
premier qui monta sur la muraille fut Marcus Téïus,
lequel, trouvant un soudard qui lui voulut faire tête, lui
donna de son épée un si grand coup de toute sa force
dessus son armet, qu'il rompit son épée en pièces, et
néanmoins pour se voir désarmé de l'épée ne recula point
arrière, mais demeura ferme et tint ce lieu-là tant que par
icelui la ville fut prise, suivant ce que les vieillards avaient
entre eux devisé. Si fit Sylla abattre tout le pan de muraille
qu'il y a entre la porte du Pirée et la porte Sainte, et ayant
bien fait nettoyer et aplanir la brèche, y entra environ
la minuit en très effroyable arroi sonnant grand nombre
de clairons, de cornets et de trompettes, et y entra avec
S YLLA
lui toute son armée en bataille, criant : à sac, à sac ! et
tue, tue 1 parce qu'il leur avait abandonné la ville à piller
et à mettre tout au fil de l'épée ; à cette cause se jetèrent
les soudards parmi les rues les épées traites aux poings,
qui firent un meurtre incroyable, de sorte que jusques
aujourd'hui on ne spécifie point le nombre des personnes
qui y furent tuées, mais pour montrer la grandeur du
meurtre qui y fut fait, on montre le lieu jusques où coula
le sang ; car outre ceux qui furent tués par tout le reste de
la ville, le sang de ceux qui furent occis sur la grande
place seulement baigna tout le quartier du Céramique
jusques à l'endroit que l'on appelle Dipylon ; et y en a qui
disent davantage, qu'il regorgea par les portes jusques
dans le faubourg. Mais s'il y eut grande multitude de
peuple ainsi tué, encore dit-on qu'il y en eut davantage,
ou autant pour le moins, de ceux qui se défirent eux­
mêmes pour la compassion et pour le regret qu'ils eurent
de voir leur pays en si piteux état, cuidant bien pour tout
certain qu'il fût arrivé à son extermination dernière. Cette
opinion fut cause que les plus gens de bien de la ville
désespérèrent de se pouvoir sauver, et craignirent de
demeurer en vie, pour autant qu'ils pensèrent qu'ils ne
trouveraient humanité quelconque ni modération de
cruauté en Sylla.
XXXII. Toutefois, en partie par les prières de Midias
et de Calliphon, bannis d'Athènes, qui le supplièrent à
genoux, et se prosternèrent en terre à ses pieds, et en
partie aussi à la requête des sénateurs romains qui étaient
en son camp, qui le prièrent de pardonner au corps de la
ville ; joint aussi qu'il avait déjà suffisamment assouvi son
appétit de vengeance, après avoir dit quelques propos à la
louange des anciens Athéniens, il conclut à la fin qu'il
donnait le grand nombre au petit, et les vivants aux

trépassés. Lui-même écrit en ses commentaires qu'il prit
la ville d'Athènes le propre our des calendes de mars qui
vient à se rencontrer avec e premier jour du mois que
nous appelons anthestérion, auquel de fortune il se fait
à Athènes plusieurs choses en mémoire du Déluge, et de
cette ruine universelle du monde, qui fut jadis par inon­
dation des pluies, comme étant advenue en ce mois-là.
XXXIII. Ayant donc la ville ainsi été prise, le tyran
Aristion s'enfuit au château, là où il fut assiégé par
Curion, que Sylla y laissa expressément pour cet effet ;
SYLLA

et après avoir tenu encore longuement, il se rendit à la


fin de lui-même, contraint par faute d'eau, et ne se fut pas
plus tôt rendu que tout incontinent par manifeste ordon­
nance divine, le temps comme miraculeusement se chan­
gea ; car le même jour et au même instant que Curion le
mena hors du château, étant le ciel fort serein, il s'amassa
tout soudain des nues, dont il tomba si grand ravage de
pluies, que tout le château fut plein d'eau. Peu de jours
après eut aussi Sylla le port de Pirée, là où il brûla la plus
grande partie des édifices, entre lesquels fut l'arsenal et
l'armurerie qu'avait fait bâtir anciennement Philon, étant
un bâtiment et une fabrique émerveillable.
XXXIV. Cependant Taxille, l'un des lieutenants du
roi Mithridate, venant de la Thrace et de la Macédoine
avec cent mille combattants à pied, dix mille chevaux, et
quatre-vingt-dix chariots de guerre armés de faux, man­
dait à Archélaüs qu'il s'approchât de lui, parce qu'il était
encore à l'ancre au port de Munichia, ne voulant pas
abandonner la marine, ni aussi venir au combat avec les
Romains, parce qu'il cherchait plutôt à tirer cette guerre
en lon�ueur, et ôter à ses ennemis les moyens de recou­
vrer vivres. Ce que Sylla connaissant beaucoup mieux
que lui, se partit du pays de l'Attique, qui était maigre, et
qui en pleine paix ne l'eût su nourrir, et s'en alla en celui
de la Béotie, en quoi le. commun estimait qu'il fît erreur
de laisser l'Attique, qui est pays âpre et malaisé pour
gens de cheval, et s'en aller en la Béotie, pays de cam­
pagnes plaines et découvertes, attendu qu'il savait bien
que la force principale des Barbares consistait en leur
chevalerie et en leurs chariots armés ; mais pour éviter
la famine et faute de vivres, comme nous avons dit, on
était contraint de chercher la bataille. Davantage encore
avait-il une autre cause qui le pressait et le tenait en
crainte, c'était Hortensius, homme courageux et opi­
niâtre, qui lui amenait un renfort de gens de la Thessalie,
et les Barbares l'attendaient au passage du détroit des
Thermopyles. Ce furent les causes qui firent prendre à
Sylla le chemin de la Béotie. Mais cependant Capbis, qui
était de notre pays, abusant les Barbares, conduisit Hor­
tensius par un autre chemin du mont Parnasse, et le
rendit au-dessous de la ville de Thitora, laquelle n'était
pas encore alors si grosse ville comme elle est mainte­
nant, mais était seulement un château assis sur une pointe
S YLLA
de rocher coupé tout à l'entour, là où anciennement se
retirèrent à sauveté les Phocéens fuyant la venue du roi
Xerxès. Là se logea Hortensius, où il soutint et repoussa
les ennemis tant que le jour dura, et la nuit venue descen­
dit par chemins âpres et malaisés jusques à la ville de
Patronides, là où il se joignit à Sylla, qui lui vint au­
devant avec toute sa puissance.
XXXV. Q!!and donc ils furent joints ensemble, ils
se campèrent dessus une motte qui est tout au milieu
de la plaine d'Élatée ; le fond de la terre y était bon, au
moyen de quoi y avait force arbres, et si sourdait de l'eau
au pied ; la motte s'appelle Philobéotus, de laquelle Sylla
loue merveilleusement l'assiette et la nature. Q!!and ils
furent camp és, ils ne semblèrent qu'une poignée de gens
aux ennerrus, car aussi n'étaient-ils pas plus de mille cinq
cents hommes de cheval, et moins de quinze mille hommes
de pied. Parquoi les autres capitaines, malgré Archélaüs,
tirèrent leurs troupes aux champs, et remplirent toute
la plaine d'alenviron de chevaux, de chariots, de bou­
cliers et d'écus, de sorte que l'air se fendait pour la
violence du bruit et des cris de tant de nations diverses
qui tout à un coup se rangeaient en bataille ; qui plus
est la superbe magnificence de leur équipage n'était
pas du tout superflue ni inutile, mais servait grande­
ment à effrayer les regardants, parce que la lueur de
leurs harnais richement accoutrés et étoffés d'or et d'ar­
gent, et les couleurs de leurs cottes et sayes d'armes à la
mède et à la scythe, mêlées parmi la splendeur de l'acier
fourbi et du cuivre reluisant, rendaient à mesure qu'ils
allaient et venaient comme un éclair et une apparence de
feu qui faisait frayeur à la voir seulement, de manière que
les Romains n'osaient pas seulement sortir hors des tran­
chées de leur camp, et ne leur pouvait Sylla faire tant de
remontrances qu'il leur ôtât ce grand effroi, au moyen de
quoi, ne les voulant pas aussi forcer de sortir en cette
frayeur, était contraint de ne bouger, et d'endurer, quoi­
qu'il lui en fît grand mal, de voir les Barbares se rire et
se moquer superbement et outrageusement de ses gens
et de lui ; toutefois à la fin ce fut ce qui lui servit le plus, à
cause que ses ennemis, l 'ayant en mépris, ne se tinrent
point sur leurs gardes, mais se laissèrent aller à tout
désordre, encore qu'autrement ils ne fussent guères obéis­
sants à leurs capitaines, parce qu'il y avait trop de chefs
S YLLA 1 041

qui s'entremettaient de commander, au moyen de quoi il


en demeurait peu dans le camp, et tout le reste de la
multitude, alléché du gain qu'ils faisaient à aller piller et
saccager villes, s'écartait plusieurs journées loin du camp ;
car l'on dit qu'ils ruinèrent alors la ville des Panopéiens,
qu'ils saccagèrent celle des Lébadiens, et pillèrent le
temple sans que pas un de leurs capitaines leur eût baillé
congé ni commandement de ce faire.
XXXVI. Cependant Sylla, qui voyait devant ses yeux
ruiner et détruire tant de villes, le portait fort impatiem­
ment, et en était bien déplaisant; mais il ne laissait pas
pour cela chômer ses gens, mais les contraignait de tra­
vailler à détourner le cours de la rivière de Céphise, et à
caver de grandes tranchées, sans donner à personne congé
de reposer, mais au contraire, châtiant âprement ceux
qui allaient lâchement en besogne, à celle fin que, se
fâchant de la peine qu'ils prenaient après tant d'ouvrages,
ils aimassent mieux essayer le hasard de la bataille, comme
il en advint ; car le troisième jour qu'ils eurent commencé
à besogner, ainsi comme Sylla passait au long d'eux, ils
se prirent à crier, qu'il les menât contre les ennemis. A
quoi il leur fit réponse que ces cris-là n'étaient pas de
gens qui eussent envie de combattre, mais plutôt qui se
fâchaient de travailler : « Toutefois s'il est vrai que vous
» ayez si bonne volonté de combattre, je veux, dit-il, que
» vous alliez tout de ce pas avec vos armes en ce lieu-là »,
en leur montrant l'endroit auquel jadis avait été le château
des Parapotamiens, qui lors, la ville ayant été détruite,
n'était plus rien qu'une croupe de montagne pierreuse,
coupée tout à l'entour, et distante du mont Édylium
d'autant que la rivière d' Assus est large, qui passe entre
deux, et qui, au pied même de la montagne, s'en va
tomber en celle de Céphise, et toutes deux ensemble
ayant le cours fort roide, rendent ladite croupe très forte
d'assiette pour y loger un camp; et pourtant Sylla, voyant
les soudards aux boucliers de cuivre du camp des enne­
mis, qui prenaient leur chemin pour s'y aller loger, les
voulait prévenir, et se saisir le premier du logis, comme il
fit moyennant la bonne diligence et la grande affeétion
des soudards; parquoi Archélaüs, étant rebouté de là,
tourna son chemin devers la ville de Chéronée. Adonc
quelques Chéronéens qui étaient au camp de Sylla le
supplièrent qu'il ne voulût point abandonner leur ville
S YLLA
à l'ennemi. Sylla, leur désirant gratifier en cela, y envoya
l'un de ses colonels, Gabinius, avec une légion, et en
même temps donna aussi congé d'y aller aux Chéronéens,
qui firent tout ce qui leur fut possible pour arriver en
leurs maisons premier que Gabinius ; mais ils ne surent
onques, tant il se montra homme de bien, et plus affec­
tionné à les sauver qu'ils n'étaient eux-mêmes ; toutefois
Juba ne nomme pas le colonel qui y fut envoyé Gabinius,
mais Hircius. Ainsi échappa notre ville de ce danger,
dont elle approcha de si près.
XXXVII. Cependant il venait du temple de Lébadie
et de la cave de Throphonius de bonnes nouvelles aux
Romains, et des oracles et prophéties qui leur promet­
taient la viétoire, desquelles prophéties ceux du pays en
racontent davantage ; mais Sylla même, au dixième livre
de ses commentaires, écrit que �intus Titius, homme
de qualité et de nom entre ceux qui trafiquaient en pays
de la Grèce, s'en vint devers lui après qu'il eut gagné la
bataille de Chéronée, lui annoncer que Throphonius lui
faisait savoir qu'il aurait dans peu de temps une seconde
bataille au même lieu, dont il emporterait encore la
viétoire. Après celui-là un autre homme de guerre,
nommé Salvénius, lui rapporta aussi quelle devait être
l'issue de ses affaires en Italie, disant le savoir par révé­
lation divine, et s'accordaient ces deux en la manière de
la révélation, car ils disaient avoir vu un dieu tout sem­
blable en maje�é, beauté et grandeur, à l'image de
Jupiter Olympien.
XXXVIII. Sylla donc, ayant passé la rivière cl'Assus,
s'alla loger au pied du mont Édylium, auprès d'Arché­
laüs, lequel avait assis et fortifié son camp entre les
deux monts Acontium et Édylium, joignant la ville des
Assiens. Le lieu auquel il se campa se nomme encore
jusques aujourd'hui Archélaüs, de son nom. Un jour,
après que Sylla eut changé de logis, il laissa Muréna en
son camp avec une légion et deux cohortes, pour amuser
et fâcher toujours les ennemis qui étaient en trouble, et
lui cependant fit un sacrifice le long de la rivière de
Céphise, lequel sacrifice achevé, il s'achemina devers la
ville de Chéronée pour prendre les forces qui y étaient,
et aussi pour aller reconnaître le mont que l'on appelle
Thurium, que les ennemis avaient occupé. C'e� une
croupe de montagne rude et âpre de tous côtés, abou-
S YLLA 1 043

tissant en pointe, ni plus ni moins qu'une pomme de pin,


à l'occasion de quoi nous l'appelons Orthopagum, au
pied duquel passe un ruisseau que l'on nomme Morion,
et y a aussi un temple d'Apollon, surnommé le Thurien ;
et dit-on que ce surnom de Thurien lui a été imposé et
donné du nom de Thuro, qui fut mère de Chéron, fon­
dateur de la ville de Chéronée, comme l'on dit ; les autres
tiennent que la vache qui fut donnée pour guide à Cad­
mus se présenta à lui en ce lieu-là, qui en a depuis retenu
le nom, pour autant que les Phéniciens appellent une
vache Thor.
XXXIX. O!!and donc Sylla fut assez près de Chéronée,
le colonel qu'il y avait envoyé en garnison pour la
défendre lui vint au-devant avec ses gens bien armés,
portant un chapeau de laurier, et Sylla, après avoir
accueilli et salué les soudards, les prêcha de faire leur
devoir de bien combattre ; et comme il était après, vinrent
à lui deux citoyens de Chéronée, l'un nommé Homo­
loïchus, et l'autre Anaxidamus, qui lui promirent de
chasser les ennemis qui avaient saisi le mont Thurium,
pourvu qu'il leur baillât quelque petit nombre de gens
de guerre, parce qu'il y avait un petit sentier, dont les
Barbares ne se doutaient point, commençant à un lieu
qui se nomme Pétrochus, joignant le temple des Muses,
par où l'on pouvait aller à la cime de ce mont Thurium,
et que suivant ce sentier-là ils se trouveraient au-dessus
des Barbares, et les assommeraient facilement à coups de
pierres, ou bien les contraindraient de descendre malgré
eux en la campagne. Sylla, étant assuré par le témoignage
de Gabinius que c'étaient deux hardis et vaillants hommes,
auxquels on se pouvait sûrement fier, leur bailla gens et
leur commanda d'exécuter leur entreprise, et cependant
lui dressa son armée en bataille dessus la plaine départant
sa chevalerie sur les ailes, et se mit à la pointe droite,
baillant la gauche à Muréna ; et Galba et Hortensius ses
lieutenants étaient à la queue avec quelques bandes
d'arrière-garde qu'ils tenaient au guet sur les coteaux,
pour engarder que les ennemis ne les pussent envelopper
par-derrière, parce que l'on apercevait de loin que les
ennemis jetaient force chevalerie et force gens de pied
armés à la légère sur les ailes, afin que les pointes de leur
bataille fussent plus aisées à se courber et étendre pour
enceindre les Romains par-derrière.
1 044 SYLLA
XL. Mais sur ces entrefaites les deux Chéronéens,
auxquels Sylla avait donné Hircius pour capitaine, ayant
fait le tour du mont Thurium, sans que les ennemis
s'en aperçussent, vinrent à se montrer tout soudain au
coupeau de la montagne, qui effrayèrent tellement les
Barbares, qu'ils se mirent incontinent en fuite, et s'entre­
tuèrent eux-mêmes les uns les autres pour la plupart; car
ils ne soutinrent point, mais en s'enfuyant contre-bas
tombaient bien souvent sur les pointes de leurs propres
pertuisanes et javelines, et, s'entrepoussant les uns les
autres, se précipitaient du haut en bas de la montagne,
ayant les ennemis à leur dos qui les chassaient d'amont,
et les frappaient par-derrière, là où ils étaient découverts,
de sorte qu'il y en demeura de morts bien environ trois
mille à l'entour de ce mont Thurium; et quant à ceux
qui se cuidèrent sauver de vitesse, Muréna, qui était déjà
en bataille, en rencontra les uns fuyant, auxquels il
coupa le chemin et les · défit; les autres prirent le chemin
de leur camp, et allèrent à la foule donner droit dans le
bataillon de leurs gens de pied, dont ils mirent la plus
grande partie en désarroi, et firent un grand détourbier
à leurs capitaines avant qu'ils pussent se remettre en
ordonnance; qui fut l'une des principales causes de leur
défaite; car Sylla les alla charger en ce trouble, ayant
passé en diligence ce qu'il y avait de distance entre les
deux armées; en quoi faisant il ôta toute l'efficace aux
chariots armés de faux, lesquels prennent leur plus
grande force de la longueur de leur course qui donne
f'impétuosité, roidem et violence à leur chasse, là où
quand ils ont la carrière trop courte pour s'élancer, leur
coup en est lâche et n'a point de force, ni plus ni moins
que les coups de trait quand ils ne sont pas bien enfoncés,
comme il en prit alors aux Barbares; car leurs premiers
chariots déplacèrent si lâchement, et donnèrent si mol­
lement, que les Romains les renvoyaient et repoussaient
facilement avec grandes risées et battements de mains, en
disant : « Aux autres 1 » ainsi que l'on fait ordinairement
à Rome aux jeux de la course des chevaux.
XLI. Cela fait, les batailles des gens de p ied commen­
cèrent à choquer les Barbares avec leurs piques baissées,
en se serrant les uns contre les autres à ce qu'on ne les
pût ouvrir, et les Romains avec leurs javelots qu'ils lan­
cèrent d'arrivée, et puis tout soudain dégainèrent leurs
S Y LLA 1 045

épées, dont ils détournaient les piques des ennemis pour


plus tôt les pouvoir j oindre de près au corps en la colère
où ils étaient, à cause qu'ils voyaient au front de la bataille
des Barbares quinze mille esclaves que les lieutenants de
Mithridate, par édit public, avaient affranchis, et départis
par bandes entre les autres gens de p ied, à l'occasion de
quoi il y eut un centenier romain qui rencontra lors plai­
samment quand il dit qu'il n'avait jamais auparavant vu
que les serfs eussent loi de faire et dire comme les per­
sonnes libres, sinon aux j ours des fêtes de Saturne ; toute­
fois ceux-là, contre le naturel des serfs, eurent bien la
hardiesse d'attendre le choc, et ne les pouvaient les gens
de pied romains si promptement fendre, ni rompre, ni
faire reculer, parce qu'ils se tenaient fort serrés les uns
contre les autres, et que leurs files étaient aussi fort
longues, j usques à ce que les Romains qui étaient der­
rière les premiers rangs leur tirèrent tant de coups de
pierres avec des frondes, et tant de coups de dards et de
traits, qu'à la fin ils les contraignirent de tourner le dos,
et les mirent tous en déroute.
XLII. Et comme Archélaüs commença à étendre la
pointe droite de son armée pour cuider envelopper les
Romains par-derrière, Hortensius fit incontinent courir
les bandes qu'il avait avec lui pour le charger par les
Ranes ; ce qu' Archélaüs ayant aperçu, fit aussitôt tourner
visage aux gens de cheval qu'il avait autour de lui, qui
étaient plus de deux mille, de sorte que Hortensius, ayant
cette grosse troupe de chevalerie sur ses bras, fut
contraint de se retirer petit à petit vers la montagne, se
sentant éloigné de la bataille des siens, et environné des
ennemis. Ce qu'entendant Sylla, qui était en la pointe
droite de sa bataille, et n'avait point encore combattu,
tira incontinent en cette part pour le secourir ; mais
Archélaüs, conj eél:urant par la poussière que les chevaux
enlevaient ce que c'était, laissa là Hortensius, et se tourna
tout court et en diligence vers la pointe droite des
ennemis, dont était parti Sylla, espérant la surprendre
dépourvue de chef qui commandât. De l'autre côté
Taxille fit aussi marcher quant et quant ses boucliers de
cuivre contre Muréna, de sorte que, se levant un grand
bruit de deux côtés, et les montagnes retentissant à
l'environ, Sylla s'arrêta tout coi, ne sachant vers quelle
part il devait plutôt tirer ; à la fin, ayant pris résolution de
SYLLA

s'en retourner au lieu dont il était parti, il envoya


Hortensius avec quatre enseignes au secours de Muréna,
et lui avec la cinquième tira en dili� ence vers la pointe
droite de son armée, laquelle était déjà attachée au
combat de pair à pair, à l'encontre d'Archélaüs; au
moyen de quoi, quand Sylla y fut arrivé de renfort, ils
forcèrent aisément leurs ennemis, et, rompus qu'ils les
eurent, les chassèrent fuyant à val de route jusques à la
rivière, et jusques à la montagne d'Acontium.
XLIII. Toutefois Sylla n'oublia pas Muréna, mais se
mit en chemin pour s'en aller le secourir, et, trouvant
qu'ils avaient aussi bien vaincu de leur côté, il se mit à
chasser les fuyants avec eux. Si fut là fait un grand
meurtre des Barbares emmi la campagne, et y en eut
beaucoup qui, en cuidant gagner leur camp, furent tous
mis en pièces, tellement que de toute cette multitude
infinie de combattants qu'ils avaient, il n'en échappa
que dix mille seulement, lesquels se sauvèrent de vitesse
en la ville de Chalcide; et au contraire, Sylla écrit qu'il
ne trouva à dire que quatorze de ses soudards seulement,
encore en revint-il deux le soir même. Parquoi, aux
trophées qu'il fit dresser pour marque de cette viétoire,
il y fit écrire en tête Mars, Viétoire et Vénus, comme
voulant dire qu'il avait vaincu en cette guerre autant par
heur, que par force ni par engin, o u science de l'art
militaire. Ce trophée fut dressé pour la bataille qu'il
gagna en plaine campagne à l'endroit où Archélaüs com­
mença à fuir, jusques au ruisseau de Molus 18 ; mais il y
en a un autre à la cime du mont Thurium, là où les
Barbares furent surpris par-derrière, où il e� écrit en
lettres grecques que la prouesse d'Omoloïchus et
d'Anaxidamus fut cause de faire gagner cette viétoire.
Sylla, pour la réjouissance de cette grande bataille gagnée,
fit jouer des jeux de musique en la ville de Thèbes, où
il fit dresser un échafaud pour les joueurs auprès de la
fontaine d' Œdipe, et en furent juges 9.uelques person­
nages grecs qu'il fit venir des autres villes, parce qu'il
haïssait mortellement les Thébains, de manière qu'il leur
ôta la moitié de leurs terres, qu'il consacra à Apollon
Pythien et à Jupiter Olympien, ordonnant que du revenu
d'icelles on rendît et payât l'argent qu'il avait pris et
enlevé hors de leurs temples.
XLIV. Après cela, étant averti que Flaccus, l'un de
S YLLA 1 047

ses contraires, ayant été élu consul à Rome, traversait la


mer Ionique sous couleur de venir faire la guerre au
roi Mithridate, mais à la vérité pour la lui faire à lui­
même, il prit son chemin devers la Thessalie pour lui
aller au-devant ; mais quand il fut en la ville de Mélitée,
il lui vint nouvelles de tous côtés qu'il était arrivé une
nouvelle armée du roi, non moindre que la première,
laquelle courait de rechef, pillait et gâtait tous les pays
qu'il avait laissés derrière ; car Dorylas, l'un des lieu­
tenants de Mithridate, était arrivé à Chalcide avec une
grosse flotte de vaisseaux, sur lesquels il avait amené
bien quatre-vingt mille combattants, les meilleurs, mieux
aguerris et mieux en point qui fussent en toute la puis­
sance du roi Mithridate ; et de là était passé en la Béotie,
là où il avait occupé tout le pays, et tâchait d'attirer Sylla
à la bataille, quelques raisons qu'Archélaüs lui alléguât
au contraire pour l'en cuider divertir ; car même il fit
courir un bruit, que tant de milliers de combattants ne
pouvaient avoir été défaits en la première bataille sans
quelque trahison. Mais Sylla, retournant tout court, fit
bien connaître à ce Dorylas, avant qu'il passât guères de
jours, qu'Archélaüs était homme sage, qui connaissait
très bien la valeur et la vertu des Romains, tellement que
Dorylas en ayant un peu essayé, seulement en quelques
légères escarmouches qu'il fit contre Sylla à l'entour de
Tilphossion en la Thessalie, fut lui-même le premier qui
maintint qu'il ne fallait pas hasarder la bataille, mais plu­
tôt tirer cette guerre en longueur, et miner les Romains
par la dépense.
XLV. Ce néanmoins, la commodité de la s.rande et
large plaine qui e� à l'entour d'Orchomène où ils étaient
campés, donna courage à Archélaüs, à cause qu'elle lui
sembla fort à propos à donner bataille pour celui qui était
le plus fort de chevalerie ; car de toutes les plaines qui
sont dans le pays de la Béotie la plus grande et la plus
ouverte e� celle d'auprès de la ville d'Orchomène, parce
qu'elle e� toute rase sans arbre quelconque, et s'étend
jusques aux marais dans lesquels se décharge le fleuve
Mélas, lequel a sa source assez près de la ville d'Orcho­
mène, et seul de tous les fleuves de la Grèce e� navigable
dès le lieu même dont il sourd ; et si a une autre singu­
larité, c'e� qu'il croît et déborde dans les plus grands
jours d'été, comme le Nil, et produit les mêmes plantes
S Y LLA
et les mêmes arbres que lui, excepté qu'ils ne portent
point de fruit ni ne viennent pas si grands comme ceux
de l'Égypte. Son cours n'e� pas long, parce que la plus
grande partie de son eau se perd incontinent en des lacs
et marais couverts de broussailles, et n'y en a qu'une
bien petite partie qui se va rendre dans la rivière de
Céphise, à l'endroit propre où naissent les cannes dont
on fait les bonnes flûtes.
XL VI. �and donc ils furent campés les uns près des
autres, Archélaüs se tint coi sans rien entreprendre; mais
Sylla se mit incontinent à faire tirer de grandes tranchées
de côté et d'autre pour clore le chemin à ses ennemis de
pouvoir sortir en la campagne spacieuse et ferme, où ils
eussent pu étendre tant qu'ils eussent voulu leur gendar­
merie, et pour les pousser dans les marais; ce que les
Barbares ne pouvant supporter, si tôt que leurs capi­
taines leur eurent lâché la bride, ils décochèrent en si
g::ande fureur, que non seulement ils écartèrent ceux qui
besognaient aux tranchées de Sylla, mais aussi effrayèrent
la plupart de ceux qui étaient en bataille pour les défendre,
lesquels se mirent aussi à fuir. �oi voyant, Sylla
descendit incontinent de dessus son cheval à terre,
et, saisissant une enseigne, se jeta à travers les fuyants
jusques à ce qu'il trouva les ennemis, en criant : « Sou­
» dards romains, mon honneur me commande de mourir
» ici, et pourtant quand on vous demandera là où vous
» avez abandonné votre capitaine, souvenez-vous de
» répondre que ç'a été à Orchomène. » Ils eurent si
grande honte de ses paroles, qu'elles leur firent tourner
visage, avec ce 'lu'il lui survint encore deux cohortes de
renfort de la pointe droite de la bataille, lesquelles sous
sa conduite chargèrent les ennemis si âprement qu'ils les
tournèrent tous en fuite; quoi fait, il retira ses gens, et,
après les avoir fait dîner, recommença de rechef à faire
enclore de tranchées le camp des ennemis, lesquels sor­
tirent aussi une autre fois en bien meilleur ordre que la
première, là où Diogène, fils de la femme d'Archélaüs,
combattant vaillamment à la vue de tout le monde, en la
pointe droite de leur bataille, fut porté mort par terre,
et les archers, étant pressés de si près par les Romains
qu'ils ne se pouvaient pas aider de leurs arcs, prenaient
leurs flèches à pleines mains, et en frappaient leurs
ennemis au lieu d'épées, pour les cuider faire reculer,
SYLLA 1 049

jusques à ce que finalement ils furent tous rembarrés


jusques dans leur camp, où ils passèrent la nuit en grande
détresse, tant pour la perte de ceux qui étaient morts,
que pour le grand nombre des blessés; le lendemain
Sylla, ramenant encore ses gens vers le camp des ennemis,
alla toujours continuant ses tranchées; et, étant sortis
quelques � ens à l'escarmouche, il les chargea si rudement
que de pnmesaut il les tourna en fuite; cela mit tel effroi
en tout le camp qu'il n'y eut plus personne qui osât
arrêter, de manière que Sylla suivant sa viB:oire y entra
pêle-mêle avec les fuyants, et le prit tout entièrement. Si
furent incontinent les marais tout teints de sang, et le lac
plein de corps morts ; tellement que jusques aujourd'hui
on trouve encore en ce quartier-là plusieurs arcs barba­
resques, des morions et des pièces de cuirasses, des épées
enfondrées dans le bourbier du marais, encore qu'il y ait
bien près de deux cents ans que cette bataille fut donnée.
Voilà comment passèrent alors les affaires près des villes
de Chéronée et d'Orchomène.
XLVII. Au reste, pendant que ces choses passaient en
la Grèce, Cinna et Carbon traitaient à Rome inhumai­
nement et cruellement les plus gens de bien et plus
notables personnages qui y fussent ; à l'occasion de quoi
plusieurs, fuyant leur tyrannie, se retiraient au camp de
Sylla, ni plus ni moins qu'en un port de salut, tellement
qu'en peu de temps il eut à l'entour de lui une apparence
de sénat romain. Métella même sa femme, s'étant à
grande peine dérobée avec ses enfants, lui vint apporter
les nouvelles, comme sa maison en la ville et ses posses­
sions aux champs avaient été toutes arses et brûlées par
ses malveillants, le suppliant de vouloir aller secourir
ceux qui étaient encore demeurés à Rome. Sylla, ces
nouvelles ouïes, se trouva en grand e perplexité ; car d'un
côté il lui faisait bien mal de voir son pays ainsi misé­
rablement affligé ; et d'autre côté il ne savait comment il
s'en pourrait aller, laissant une telle entreprise qu'était la
guerre contre un si uissant roi que Mithridate, impar­
f
faite ; mais ainsi qu'i était en ce pensement, vint devers
lui un marchand nommé Archélaüs, natif de la ville de
Délium, qui lui apporta s_ecrètement quelques paroles de
la part d'Archélaüs, l'autre lieutenant de Mithridate ; ce
qui lui fut si agréable que lui-même pourchassa qu'ils
s'entrevissent pour parlementer avec Archélaüs ; et de
lOjO SYLLA
fait s'entrevirent le long de la marine près la ville de
Délium, là où il y a un temple d'Apollon. Si commença
Archélaüs à entrer en propos, mettant en avant que Sylla
se contentât de laisser l'entreprise d'Asie et du royaume­
de Pont, et qu'il s'en retournât à la � uerre civile de
Rome, pour laquelle le roi lui fournirait tant d'argent,
tant de vaisseaux et de gens, comme il voudrait. Sylla,
prenant adonc la parole, lui dit qu'il lui conseillait d'aban­
donner le service de Mithridate, et de se faire roi lui­
même, lui offrant de le faire déclarer ami et allié du peuple
romain, pourvu qu'il lui livrât entre ses mains toute la
Botte des vaisseaux qu'il avait. Archélaü_s montra avoir en
abomination d'ouïr parler de trahison; et adonc Sylla sui­
vant son propos lui répliqua : « Comment ? Archélaüs,
» toi qui es un Cappadocien serviteur d'un roi Barbare,
» ou pour le plus son ami, as le cœur si bon que pour tant
» de biens que je t'offre, tu ne voudrais faire un aéle
» l âche ni méchant, et néanmoins tu as bien la hardiesse
» de me parler de trahison, à moi qui suis lieutenant du
» peuple romain, et Sylla, comme si tu n'étais point celui
» qui en la bataille de Chéronée te sauvas de vitesse, avec
» bien peu de gens, de six vingt mille combattants que tu
» avais en un camp auparavant, et qui te cachas deux
» jours dans les marais d'Orchomène, laissant les cam­
» pagnes de la Béotie si jonchées et si couvertes de corps
» morts, que l'on n'y pouvait passer. »
XLVIII. Depuis cette réplique, Archélaüs changea
bien de langage, et, se prosternant devant Sylla, le
supplia bien humblement de vouloir terminer cette
guerre, et faire paix avec Mithridate; à quoi Sylla
répondit qu'il en était bien content, et fut la paix accordée
entre eux, sous condition que Mithridate se départirait
de l'Asie Mineure, qu'il laisserait la Paphlagonie, qu'il
rendrait la Bithynie à Nicomède, et la Cappadoce à Ario­
barzane, et paierait aux Romains deux mille talents, et
leur baillerait soixante et dix galères, avec tout leur é<J_ui­
page; à l'encontre de quoi Sylla lui assurerait aussi et
confirmerait le demeurant de son état, et le ferait déclarer
ami et allié du peuple romain. Ces articles passés et
accordés entre eux, Sylla reprit son chemin par la Thes­
salie et par la Macédoine, vers le pays de !'Hellespont,
menant quant et lui Archélaüs, auquel il fit beaucoup
d'honneur; car comme il fut tombé en une grosse et
S YLLA 105 1

périlleuse maladie en la ville de Larisse, il s'y arrêta et eut


soin de le faire panser et guérir, ni plus ni moins que
si c'eût été l'un de ses principaux capitaines ou de ses
comP.agnons. Ce qui fut cause de faire calomnier la
bataille de Chéronée, comme n'ayant pas été loyalement
combattue ni nettement gagnée, joint encore que Sylla
rendit à Mithridate tous ses autres serviteurs et amis qu'il
tenait prisonniers, excepté le tyran Aristion, �u'il fit
empoisonner, pour autant qu'il était adversaire d Arché­
laüs, et principalement pour les terres qu'il donna à ce
Cappadocien ; car il lui en donna dix mille arpents dans
l'île d'Eubée, et aussi qu'il lui bailla toujours le titre
d'ami et d'allié du peuple romain; toutefois, quant à cela,
Sylla lui-même s'en justifie en ses commentaires.
XLIX. Cependant arrivèrent devers Sylla les ambas­
sadeurs de Mithridate, lesquels dirent que leur maître
acceptait et ratifiait bien tous les autres articles du traité,
excepté qu'il priait que l'on ne lui ôtât ,1;,oint le pays de la
Paphlagonie, et quant aux galères, qu il ne voulait point
parler de les promettre seulement; à quoi Sylla leur
répondit promptement en courroux : « Comment ?
» Mithridate donc, comme vous dites, veut retenir la
» Paphlagonie, et refuse de bailler les vaisseaux que je
» lui ai demandés, là où je m'attendais qu'il me remer­
» cierait bien humblement à genoux, si je lui laissais seu­
» lement la main droite, avec laquelle il a fait mourir tant
» de citoyens romains. J'ai bonne espérance de lui faire
» bien parler autre langage, sitôt que je serai passé en
» Asie ; maintenant qu'il est de séjour en la ville de Per­
» game, il parle bien à son aise de cette guerre qu'il n'a
» pas vue. » Les ambassadeurs, effrayés de ces paroles,
ne répliquèrent rien à l'encontre; mais Archélaüs prit
la parole, et le pria d'amollir son courroux, en pleurant,
et lui touchant en la main ; si fit tant qu'à la fin il obtint
que Sylla l'enverrait devers Mithridate, l'assurant qu'il
lui ferait accorder la paix sous toutes les conditions qu'il
demandait, ou s'il ne lui pouvait persuader, qu'il se
tuerait soi-même de sa propre main.
L. Sur cette promesse Sylla le dépêcha, et cependant
entra avec son armée dans la Médique, et, après en avoir
couru et pillé une grande partie, s'en retourna en la
Macédoi ne, là où Archélaüs le revint trouver près la ville
de Philippes, lui apportant nouvelles que tout irait bien,
SYLLA

mais que le roi Mithridate le priait, comment que ce fût,


qu'il parlât à lui. Et ce qui le faisait ainsi chaudement
rechercher de parler avec lui, était principalement Fim­
bria, lequel, ayant occis Flaccus, l'un des capitaines de la
faétion contraire à Sylla, et ayant défait quelques lieu­
tenants de Mithridate, s'en allait le trouver lui-même
pour le combattre; ce que Mithridate craignant, choisit
plutôt de se faire ami de Sylla. Si s'entrevirent au pays de
la Troade en la ville de Dardane, y ayant Mithridate une
flotte de deux cents voiles tous vaisseaux à rames, et
par terre vingt mille hommes de pied, et six mille che­
vaux, avec force chariots armés de faux, là où Sylla
n'avait que quatre enseignes de gens de pied, et deux
cents chevaux seulement.
LI. Mithridate alla au-devant de lui, et lui tendit la
main; mais Sylla lui demanda premier s'il acceptait la
paix sous les conditions qu'Archélaüs avait accordées.
Mithridate ne lui répondit rien; parquoi Sylla, suivant
son propos, lui dit : « Si e�-ce à faire à ceux qui requièrent
» quelque chose de parler les premiers, et suffit aux vain­
» queurs de se taire et écouter leur requête seulement. »
Alors commença Mithridate à vouloir ju�ifier sa cause,
rejetant partie de l'occasion de cette guerre sur la volonté
des dieux qui l'avaient ainsi ordonné, et partie sur les
Romains mêmes. Adonc Sylla prenant la parole lui
répliqua qu'il avait bien de longtemps ouï dire que
Mithridate était un prince très éloquent, mais que lors il
le connaissait par expérience, vu qu'en des aél:es si
malheureux et si méchants, il n'avait point eu faute
d'honnête langage pour les pallier et déguiser; mais au
contraire il lui déduisit aigrement, et fit confesser les
inhumanités par lui commises, et après lui demanda
de rechef s'il ratifiait ce qu'Archélaüs avait fait. Il répondit
que oui, et alors Sylla le salua, l'embrassa et le baisa; puis,
faisant approcher les rois Nicomède et Ariobarzane, les
réconcilia et remit en grâce avec lui. La fin fut que
Mithridate, après avoir délivré à Sylla soixante et dix
galères, et cinq cents hommes de trait, s'en retourna par
mer en son royaume de Pont. Mais Sylla entendit que
ses gens étaient mal contents de cet appointement qu'il
avait fait avec Mithridate, parce qu'ils ne pouvaient sup­
porter de voir ce roi-là, qui était le plus grand, le plus
âpre et le plus cruel ennemi qu'ils eussent, comme celui
S Y LLA J OB

qui en un seul jour avait fait tuer cent cin9uante mille


citoyens romains, qui étaient par toute l' Aste, s'en aller
sain et sauf avec les richesses et les dépouilles de cette
province, laquelle il avait pillée et taillée à son aise
l'espace de quatre ans durant; à quoi il répondit pour sa
décharge, qu'il n'était pas assez puissant pour faire la
guerre à Mithridate et à Fimbria, si une fois ils se fussent
conjoints ensemble contre lui.
LII. Au partir de là il alla contre Fimbria, lequel était
campé près la ville de Thyatire. Si se logea au plus près
de lui, et pendant qu'il faisait enfermer son logis d'une
tranchée, fes soudards de Fimbria, sortant de leur camp
tous en saye sans armes, venaient saluer ceux de Sylla,
et leur aidaient bien affeétueusement à faire leur tranchée;
parquoi Fimbria, voyant cette mutation de volonté en
ses gens, et redoutant Sylla comme celui duquel il
n'attendait grâce ni merci quelconque, se tua lui-même
dans son camp. Et adonc Sylla condamna le pays total
de l'Asie Mineure à payer la somme de vingt mille talents
en commun, et en particulier encore ruina-t-il les maisons
privées, par l'insolence et la longue résidence des gens
de guerre qu'il y mit en garnison; car il ordonna que
chaque hôte baillerait par chacun jour à celui qui serait
logé chez lui environ la valeur de cinquante-trois sols et
quatre en argent 19 , et si serait tenu de lui apprêter à
souper à lui et à ses amis, autant qu'il lui plairait en
appeler et convier à souper avec lui, et que chaque
capitaine aurait par jour cinquante drachmes d'argent
[qui valent environ cinq écus], et aurait une robe de
chambre pour la maison, et une autre quand il voudrait
aller à l'ébat par la ville.
LIII. Cela fait et ordonné, il se partit de la ville
d'Éphèse avec toute sa flotte, et en trois jours arriva au
port de Pirée, là où il fut reçu en la confrérie des mys­
tères, et retint pour soi la librairie cl'Apellicon Téïen,
en laquelle étaient la plupart des œuvres cl'Aristote et de
Théophraste, qui n'étaient pas guères encore connues, ni
venues dans les mains des hommes, et dit-on qu'ayant
cette librairie été portée à Rome, le grammairien Tyran­
nion trouva les moyens d'en soustraire une grande partie,
et qu' Andronicus le Rhodien, ayant par ses mains
recouvré les originaux, les mit en lumière, et écrivit les
sommaires que nous avons maintenant; car les anciens
1054 SYLLA

philosophes péripatéticiens ont bien été d'eux-mêmes


gens de bon esprit et savants, mais ils n'ont guères eu de
livres d'Ari�ote ni de Théophra�e, et ce peu qu'ils en
ont eu, encore ne les ont-ils pas entièrement ni parfai­
tement vus, parce que la succession de Néleus Scepsien,
à qui Théophra�e laissa tous ses livres par te�ament,
vint à tomber entre les mains de gens grossiers et igno­
rants, qui ne s'en surent pas faire honneur20 •
LIV. Au demeurant, ainsi comme Sylla était de séjour
à Athènes, il lui vint aux jambes une douleur endormie
avec une pesanteur, ce que Strabon dit être, par manière
de dire, un bégaiement de la goutte, c'e�-à-dire un
apprentissage de la goutte qui commence à se former; à
l'occasion de quoi il se fit porter par mer au lieu que l'on
nomme Adipsum, où il y a des bains naturels d'eaux
chaudes, dans lesquels il se baigna, passant son temps
ce pendant, et s'ébattant tout le long du jour à ouïr des
musiciens, joueurs de farces, et toute telle manière de
gens. Et un jour, ainsi qu'il se promenait sur le bord de
la mer, il y eut des pêcheurs qui lui présentèrent de fort
beaux poissons; il prit plaisir à leur présent, et leur
demanda d'où ils étaient; ils lui firent réponse qu'ils
étaient de la ville d'Alée. « Comment, dit-il, y a-t-il donc
» encore quelqu'un vivant de ceux d'Alée ? » Ce qu'il
disait, J? OUr autant qu'après la bataille d'Orchomène, en
poursuivant ses ennemis il avait pris et détruit trois villes
de la Béotie tout en même temps, Anthédon, Larymne
et Alée. Les pauvres pêcheurs furent si effrayés de cette
parole qu'ils demeurèrent muets, et ne surent que dire,
dont il se prit à rire, et leur dit qu'ils s'en allassent en
bonne heure sans avoir peur, parce qu'ils étaient venus
avec des intercesseurs qui n'étaient point petits21 , et qui
valaient bien que l'on en fît compte.
LV. Depuis ces paroles ouïes, les Aliens reprirent
cœur et hardiesse de se rassembler en leur ville. Et Sylla,
passant à travers la Thessalie et la Macédoine, descendit
vers la côte de la mer, se préparant pour passer de la ville
de Dyrrachium en celle àe Brundusium avec douze cents
voiles. La ville d'Apollonie e� auprès de celle de Dyrra­
chium, et joignant icelle y a un parc consacré aux
Nymphes22 , là où dans une verte vallée et belle prairie
sourdent par-ci par-là des bouillons de feu, qui fluent
continuellement, et dit-on que là fut p ris un satyre dor-
S YLLA 1os s

mant tout tel que les peintres et les imagers les figurent23 •
Si fut mené à s na, et interrogé par toutes sortes de tru­
chements qui i7 était ; mais il ne répondit rien que l'on
pût entendre, et seulement jeta une voix âpre, mêlée du
hennissement d'un cheval et du beuglement d'un bouc,
de quoi Sylla s'émerveillant l'eut en horreur, et le fit
ôter de devant lui comme chose monstrueuse.
LVI. Au reste, quand il fut prêt à embarquer ses gens
pour passer la mer, il eut crainte que, sitôt qu'ils auraient
un pied en Italie, ils ne se débandassent incontinent, s'en
retournant chacun en sa ville ; mais ils jurèrent et pro­
mirent d'eux-mêmes premièrement qu'ils demeureraient
et se tiendraient ensemble, et qu'ils ne feraient de leur
volonté aucun mal en Italie, et outre cela, voyant qu'il
avait affaire de beaucoup d'argent, lui en offrirent du
leur, et en contribuèrent chacun selon le moyen qu'il
avait, et selon sa puissance ; toutefois Sylla ne le voulut
point prendre, mais les remercia tous de leur bonne
volonté; et, après les avoir prêchés et exhortés de bien
faire, passa contre quinze chefs d'armée de ses ennemis,
qui avaient quatre cent cinquante enseignes de gens de
pied en armes, ainsi que lui-même l'écrit en ses commen­
taires. Mais les dieux lui promettaient par plusieurs évi­
dents signes heureuse fortune en ses affaires ; car en un
sacrifice qu'il fit aussitôt qu'il eut traversé la mer, auprès
de Tarente, le foie de l'hostie se trouva tout formé en
manière d'une couronne ou chapeau de laurier, duquel
dépendaient deux banderoles. Et peu avant son pass�e
en la Campanie près du mont Éphéon, en plein -jour
apparurent deux grands boucs, faisant tout ni plus ni
moins que font deux hommes qui combattent; toutefois
ce n'était pas chose vraie, mais une vision apparente seu­
lement, laquelle se levant de la terre petit à petit s'épandit
çà et là en l'air, et à la fin s'évanouit comme des nuages
qui disparaissent ; et peu de temps après en ce même lieu,
le jeune Marius et le consul Norbanus, qui amenaient
contre lui deux puissantes armées, furent par lui défaits
avant qu'il eût rangé ses troupes en bataille, ni ordonné à
chacun l'endroit où il devrait combattre, employant seu­
lement l'affeél:ion de bien faire que ses $ ens montraient
avoir, et l'ardeur de leur courage. Puis suivant sa viétoire,
il contraignit le consul de s'enfermer dans la ville de
Capoue, après lui avoir tué six mille de ses gens.
SYLLA

LVII. Cet exploit d'armes, ainsi qu'il dit lui-même,


fut cause que ses gens ne se débandèrent, ni ne se reti­
rèrent point chacun en sa maison, mais se maintinrent
ensemble, et ne firent point de compte des ennemis,
encore qu'ils fussent plusieurs contre un ; et dit davantage
qu'en la ville de Silvium il y eut un esclave d'un citoyen
nommé Pontius, lequel, étant épris de fureur prophé­
tique et divine, s'adressa à lui, disant qu'il lui annonçait
de la part de la déesse Bellone qu'il demeurerait le plus
fort, et emporterait la viB:oire de cette guerre; mais que,
s'il ne se hâtait, le Capitole s'en allait brûlé, comme il
advint au même jour qu'il lui avait prédit, qui fut le
sixième jour du mois que l'on appelait alors quintilis, et
que nous appelons maintenant juillet24 •
LVIII. O!:!i plus esl:, Lucullus, un des capitaines du
parti de Sylla, se trouvant près la ville de Fidentia, avec
seize enseignes seulement, à l'encontre de cinquante des
ennemis, se confiait bien assez en la bonne volonté de
ses gens, mais parce qu'ils étaient la plupart tout nus16
et désarmés, il craignait de hasarder la bataille; et, ainsi
comme il était en ce pensement à délibérer ce qu'il en
devait faire, il se leva un petit vent du côté d'une belle
prairie, qui leur souffla grande quantité de fleurs, les­
quelles il sema sur les soudards. Ces fleurs s'arrêtaient
d'elles-mêmes, ainsi qu'elles tombaient, aux uns sur leurs
boucliers, aux autres sur leurs morions, sans choir à terre,
tellement qu'il semblait de loin aux ennemis que ce fussent
chapeaux de fleurs qu'ils eussent sur leurs têtes. Cela
rendit les soudards encore mieu..ic affeB:ionnés qu'ils
n'étaient, et en cette volonté si délibérée ils allèrent char­
ger leurs ennemis, qu'ils défirent, et en occirent sur-le­
champ bien dix-huit mille, et si prirent encore leur camp.
Ce Lucullus était frère de l'autre Lucullus, qui depuis défit
les rois Mithridate et Tigrane ; toutefois Sylla, voyant
encore ses ennemis épandus tout ?i. l'entour de lui avec
plusieurs grosses et puissantes armées, pensa qu'il lui fal­
lait user de ruse avec la force; si 6t solliciter et semondre
Scipion, l'un des consuls, de faire appointement avec lui;
ce que Scipion ne refusa point, et sur cela se firent plu­
sieurs allées et venues, plusieurs assemblées et plusieurs
entrevues et parlements ensemble, parce que Sylla tirait
la conclusion en longueur le plus qu'il pouvait, trouvant
toujours quelque occasion de dilayer, pour cependant
SYLLA 10n

pratiquer et corrompre les soudards de Scipion, par le


moyen des siens, qui étaient tout faits et duits à telles
ruses et tromperies, aussi bien que leur cap itaine ; car,
entrant dans leur camp et se mêlant parmt eux, ils en
gagnaient les uns promptement par argent comptant, les
autres par promesses, les autres par caresses, flatteries et
belles remontrances qu'ils leur faisaient. Finalement, après
que cette pratique eut duré quelque temps, Sylla s'appro­
cha de leur camp avec vingt enseignes seulement ; adonc
ses gens saluèrent ceux de Scipion, et eux, les resaluant,
se tournèrent et rendirent à lui, si que Scipion demeura
tout seul en sa tente, où il fut pris ; mais on le laissa puis
après en aller. Ainsi Sylla avec ses vingt enseignes, ni
plus ni moins que les oiseleurs avec leurs oiseaux
mignons, en ayant attiré en ses filets quarante des enne­
mis, les emmena tous ensemble dans son camp. Ce fut
alors que Carbon dit qu'il avait à combattre un renard et
un lion tout ensemble en Sylla, mais que le renard lui
faisait plus de mal et plus de dommage que le lion.
LIX. Depuis cela le jeune Marius, ayant en un camp
quatre-vingts et cinq enseignes près la ville de Signium,
présenta la bataille à Sylla, lequel avait bien bonne envie
de combattre, mêmement ce jour-là, parce qu'il avait eu
la nuit une telle vision en dormant. Il lui fut avis qu'il
vit Marius le père, qui était décédé y avait déjà longtemps,
admonestant son fils qu'il se gardât très bien du jour du
lendemain qui lui devait apporter un très grand malheur ;
à l'occasion de quoi, Sylla désirait singulièrement venir
à la bataille ce jour-là, et à cette fin fit venir Dolabella,
qui était logé assez loin de lui ; mais les ennemis se met­
taient entre deux, et lui bouchaient le passage pour le
garder de se joindre à Sylla ; et les gens de Sylla au
contraire combattaient pour lui ouvrir le chemin, avec
si grand travail qu'ils en étaient tout las et recrus ; joint
aussi qu'il survint une grosse pluie, ainsi qu'ils travail­
laient à faire le chemin, qui les rompit et lassa encore
plus que la besogne qu'ils avaient faite ; parquoi les parti­
culiers capitaines des bandes s'en allèrent le remontrer
à Sylla, et le prier de vouloir différer la bataille à un autre
jour, lui montrant les soudards recrus du travail, couchés
sur leurs targes et boucliers en terre, pour se reposer ;
quoi voyant, il leur accorda, combien que ce fût mal
volontiers.
SYLLA
LX. Mais comme il eut donné le signe de loger, et que
l'on commençait déjà à fermer le camp de la clôture de
paliers et d'une tranchée à l'entour, voici arriver Marius
à cheval, marchant bravement devant toute sa troupe,
en espérance de trouver et surprendre ses ennemis en
désordre, et par ce moyen les rompre et défaire facile­
ment; mais au contraire la fortune adonc accomplit à
Sylla la révélation qu'il avait eue en dormant; car ses
gens entrèrent en colère, et, abandonnant l'œuvre de la
tranchée, où ils besognaient, fichèrent leurs javelots des­
sus le bord, et s'encoururent les épées traites aux poings
avec grands cris charger les ennemis, lesquels ne sou­
tinrent pas leur fureur longuement, mais se tournèrent
bientôt en fuite, où il en fut fait un très grand meurtre.
Le capitaine Marius tourna sa fuite devers la ville de Pré­
neSte, dont il trouva les portes fermées; mais on lui dévala
de dessus la muraille une corde, de laquelle il se ceignit
et fut ainsi guindé à mont; toutefois les autres, entre les­
quels FéneStella en eSt un, disent que Marius ne vit pas
seulement la bataille, r. arce qu'étant aggravé de travail
et de faute de dormir, 11 se coucha dessous quelque arbre
à l'ombre, pour se reposer un petit, après avoir déjà
baillé le signe et le mot de la bataille, et s'endormit si
serré, qu'à peine se put-il éveiller pour le bruit de la
déroute et fuite de ses gens. Sylla écrit lui-même qu'il ne
perdit en cette bataille que vingt et trois de ses hommes,
et qu'il en tua vingt mille des ennemis, et en prit huit
milfe prisonniers, et si eut semblable prospérité partout
ailleurs en ses lieutenants, Pompée, Crassus, Métellus,
Servillius, lesquels, sans rien perdre, ou bien peu, défirent
plusieurs grosses et puissantes armées des ennemis, de
manière que Carbon, le principal chef de la fafüon adver­
saire, et qui plus la maintenait en pied, s'enfuit une nuit
de son camp, et s'en alla outre mer en Afrique.
LXI. La dernière affaire qu'il eut fut contre Télésinus
Samnite, lequel étant comme un champion de lutte frais
et reposé, qui s'attache à un déjà las et travaillé d'avoir
plusieurs fois combattu, faillit à le renverser et abattre
par terre sur les portes mêmes de Rome; car, ayant
ramassé bon nombre de combattants, avec un Lamponius
Lucanien, il tirait en toute diligence vers la ville de Pré­
neSte, pour délivrer le jeune Marius, qui y était assié�é;
mais, entendant que Sylla à grandes journées venait d un
SYLLA 1059

côté pour l e rencontrer par-devant, e t Pompée d'un autre


côté par-derrière ; et voyant que le chemin lui était clos
de pouvoir aller ni en avant ni en arrière, il prit une réso­
lution hasardeuse, comme grand homme de guerre qu'il
était, et qui s'était trouvé en plusieurs bonnes affaires, de
tirer droit à Rome ; si se partit une nuit avec toute sa puis­
sance pour y aller, et s'en fallut bien peu qu'il n'y entrât
de prime-saut, car elle était sans garde et sans défense
quelconque ; mais il s'arrêta à environ demi-lieue de la
porte Colline, se $ lorifiant et se promettant toutes grandes
choses pour av01r abusé tant et de si grands capitaines.
LXII. Le lendemain au matin sortirent de la ville à
l'escarmouche quelques j eunes gentilshommes des meil­
leures maisons, dont il en occit plusieurs, et entr'autres
Appius Claudius, j eune homme de fort noble maison et
homme de bien ; à l'occasion de quoi y eut, comme l'on
peut penser, un grand trouble et grand effroi dans la ville,
mêmement des femmes qui criaient et couraient çà et là,
cuidant déjà être toutes prises ; mais sur ces entrefaites
arriva le premier Balbus, que Sylla envoya devant, à
bride abattue, avec sept cents chevaux, et, n'arrêtant
sinon qu'autant qu'il fallait pour donner haleine aux
chevaux, et les rafraîchir un peu seulement, il les fit rebri­
der incontinent, et alla charger les ennemis pour les arrê­
ter. Tantôt après comparut aussi Sylla, qui commanda
aux premiers arrivés de ses gens qu'ils déj eunassent habi­
lement, et tout incontinent les ran � ea en bataille, com­
bien que Dolabella et Torquatus lui remontrassent, et le
priassent de ne vouloir exposer ses gens, las et recrus
du chemin qu'ils avaient fait, à cet extrême péril où il
allait de tout, attendu mêmement qu'ils n'avaient pas à
faire à Carbon ni à Marius, mais aux Samnites et aux Luca­
niens, qui étaient deux nations fort belliqueuses, et celles
qui haïssaient plus âprement les Romains. Ce nonobstant,
il les renvoya, et commanda aux trompettes qu'ils son­
nassent le son de la bataille, qu'il était déj à presque quatre
heures du soir ; et fut la mêlée aussi âpre et plus que nulle
autre qui eût été en toute cette guerre. La pointe droite,
où était Crassus, y eut de beaucoup le meilleur, mais la
gauche y fut fort pressée et fort endommagée. Ce qu'en­
tendant Sylla, et y cuidant aller au secours, monté sur u n
cheval blanc fort courageux e t fo r t vite, les ennemis l e
reconnu rent, et y en eut deux q u i étendi rent l e s bras pour
1 060 SY LLA

lui lancer leurs javelines, sans que lui les aperçût; mais
son écuyer donna un coup de fouet au cheval, qui le fit
passer outre si à point, que les fers des javelines lui
passèrent rez à rez de la queue, et se plantèrent en terre.
L'on dit qu'il avait une petite image d'Apollon d'or,
qu'il avait apportée de la ville de Delphes, laquelle il
soulait toujours porter en son sein à la guerre; il la prit
lors en sa main et la baisa, en disant : « 0 l Apollon
» Pythien, as-tu si hautement élevé Cornélius Sylla, le
» bien fortuné jusques ici par tant de glorieuses viél:oires,
» pour le renverser maintenant en terre tout à un coup,
» si honteusement, aux portes mêmes de son pays, avec
» ses citoyens ? » En invoquant ainsi Apollon à son aide,
Sylla se jeta parmi ses gens, en priant les uns, et menaçant
les autres jusques à mettre les mains sur aucuns pour les
arrêter; mais, nonob�ant cela, toute cette pointe gauche
de son armée fut rompue et mise en fuite par les ennemis,
et lui-même, parmi la foule des fuyants, fut contraint de
regagner son camp de vitesse, ayant perdu plusieurs de
ses familiers et amis; et y eut aussi plusieurs de la ville
qui, étant sortis pour voir le combat seulement, y mou­
rurent, et furent foulés aux pieds par les hommes et par
les chevaux, de manière que l'on pensait déjà que ce fût
fait de la ville. Et s'en fallut bien peu que ceux qui
tenaient Marius assiégé ne levassent leur siège, parce que
plusieurs fuyants de cette déroute donnèrent jusques là,
qui dirent à Lucrétius Offela, lequel avait la surinten­
dance de ce siège, qu'il délogeât le plus tôt qu'il pourrait
de là, parce que Sylla était mort, et la ville de Rome prise
par les ennemis.
LXIII. Mais étant déjà fort avant dans la nuit, il arriva
au camp de Sylla quelques gens <J Ue Crassus y envoyait,
qui demandaient à souper pour lui et pour ses gens, parce
qu'ayant chassé les ennemis, qu'il avait rompus, jusques
à la ville d'Antemna, où ils s'étaient retirés, il s'était
aussi campé là; ce qu'entendant Sylla, et étant aussi averti
comme la plupart des ennemis avaient été défaits en la
bataille, s'en alla lui-même le lendemain matin à Antemna
là où trois mille hommes des ennemis envoyèrent devers
lui, pour savoir s'il les voudrait recevoir à merci, et qu'ils
se rendraient à lui, auxquels il fit réponse qu'il leur don­
nerait la vie, si , premier que de s'en venir devers lui, ils
faisaient quelque dommage à leurs compagnons. Parquai
SYLLA 1061

ces trois mille, se fiant en cette promesse, se ruèrent sur


les autres, de sorte que, pour la plupart, ils s'entre-tuèrent
eux-mêmes les uns les autres. Et néanmoins, Sylla ayant
fait assembler ce qui en était demeuré, tant de ces
trois mille-là que des autres, jusques au nombre de
six mille hommes, dans le parc des lices28 où l'on fait
courir les chevaux, tint le sénat dans le temple de la
déesse Bellone, là où, pendant qu'il faisait sa harangue,
il avait ordonné gens pour défaire et mettre en pièces ces
six mille hommes. S1 furent les cris que jetèrent tant
d'hommes, que l'on tuait ainsi en peu de lieu, fort grands,
comme l'on peut penser; tellement que les sénateurs
séant en conseil les oyaient facilement et s'ébahissaient
que ce pouvait être; mais lui, continuant toujours le
propos qu'il leur avait commencé d'un visa�e constant,
sans muer de couleur, leur dit qu'ils entendissent seule­
ment à ce qu'il leur disait, sans se soucier de ce qui
se faisait dehors, parce que c'étaient quelques méchants
que l'on pwùssait par son commandement.
LXIV. Cela était assez pour faire toucher au doigt au
plus grossier qui fût dans Rome, qu'ils n'avaient que
changé seulement de tyran, et qu'ils n'étaient point hors
de tyrannie. Mais Marius, ayant toujours été dès son
commencement sévère et austère de nature, ne se changea
point pour puissance qu'il eût, et ne fit que tendre et
roidir davantage son austérité naturelle; là où Sylla,
ayant du commencement usé modérément et civilement
de sa fortune, et ayant donné opinion de soi que s'il
venait à avoir l'autorité souveraine de prince, il favorise­
rait bien la noblesse, mais néanmoins aimerait aussi
l'utilité du peuple; et davantage ayant été en sa jeunesse
homme de plaisir, aimant à rire, tendre à pitié, jusques à
pleurer facilement, et puis à la fin étant devenu ainsi cruel,
fit, non sans cause, calomnier et condamner les grands
accroissements de puissance et d'honneurs, d'être cause
que les mœurs des hommes ne demeurent pas telles
qu'elles étaient du commencement, mais se vont chan­
geant, et rendent les uns fous, les autres vains, et les autres
cruels et inhumains; toutefois, si cela fut un changement
de nature produit par la mutation de fortune, ou bien
plutôt une découverte de malignité cachée, qui vint à se
découvrir quand elle eut moyen et licence de le faire, ce
serait à une autre sorte de traité à le décider.
1 061 S YLLA
LXV. Tant y a, que Sylla se jeta au sang, et emplit la
ville de Rome de meurtres sans fin et sans nombre ; car
il y en eut plusieurs tués pour inimitiés particulières, qui
n'avaient jamais eu rien à démêler avec Sylla, lequel per­
mettait à ses amis et à ceux qu'il avait autour de lut de
commettre de tels excès, jusques à ce qu'il y eut un jeune
homme, nommé Caïus Métellus, qui prit la hardiesse de
lui demander en plein sénat quand serait la fin de tant de
maux, et quand ils arriveraient à tel but qu'ils se pussent
assurer de ne voir désormais plus les misères qu'ils
voyaient tous les jours : « Car nous ne voulons pas te
» prier de pardonner à ceux que tu as délibéré de faire
» mourir, mais bien d'ôter de doute ceux que tu as résolu
» de sauver. » A quoi Sylla répondit qu'il n'était pas
encore bien résolu de ceux qu'il devait sauver. Métellus
lui répliqua : « Déclare au moins ceux que tu veux faire
» mourir. » Sylla répondit, « �e si ferait-il ». Toutefois
aucuns disent que ce ne fut pas Métellus, mais Aufidius,
l'un de ses flatteurs, qui lui dit cette dernière parole. Par­
quoi Sylla incontinent, sans en parler ni communiquer
à pas un des magistrats, publia par affiches les noms de
quatre-vingts qu'il voulait faire mourir ; de quoi chacun
étant mal content, il en publia un jour après deux cent
vingt autres, et conséquemment le troisième jour encore
autant. Sur quoi faisant une harangue au peuple, il dit
publiquement qu'il avait proscrit ceux dont il s'était pu
souvenir; mais qu'il proscrirait puis après à la journée
ceux qui lui viendraient en souvenance.
LXVI. Celui qui sauvait en sa maison un proscrit,
pour loyer de cette humanité, était lui-même proscrit et
condamné à mourir, sans excepter ceux qui auraient
recueilli leurs frères, leurs fils, leurs pères ou leurs mères ;
et le prix de l'homicide qui tuait un des proscrits était
deux talents [qui sont douze cents écus], quoique ce fût
un esclave qui eût tué son maître, ou un fils qui eût tué
son père ; et ce qui fut trouvé encore plus injuste que
tout, c'est qu'il nota d'infamie les enfants, et les enfants
des enfants de ceux qu'il avait proscrits, et confisqua tous
leurs biens. Cc qui ne se faisait pas seulement à Rome,
mais aussi en toutes les villes de l'Italie, et n'y avait
temple de quelque dieu lJUe ce fût, ni autel domdtique,
ou franchise d'hospitalité, ni m.1ison paternelle l1 ui ne fût
souillée de san g , et contami née de meurtre ; car ks maris
S Y L LA
étaient tués entre les bras de leurs femmes, et lès enfants
au giron de leurs mères; encore n'était-ce rien de ceux
que l'on tuait par haine et inimitié privée, auprès de ceux
que l'on meurtrissait pour avoir leurs biens; etfouvaient
bien dire ceux qui les tuaient : Son beau gran logis fait
mourir celui-ci; son beau jardin, celui-là; un autre ses
bains naturels; comme entre les autres, Q.!!intus Aurélius,
homme qui ne s'était jamais entremis ni mêlé de rien, et
qui ne pensait que ces maux lui dussent toucher en rien
de plus près, que d'avoir pitié de ceux qu'il voyait ainsi
misérablement tués, s'en alla un jour sur la place, là où,
en lisant le rôle des noms de ceux qui étaient proscrits
par affiches, il y trouva le sien entre les autres, et s'écria
tout haut : 0 malheureux que je suis ! hélas ! ma maison
d'Albe me fait mourir. Il n'alla pas guères loin de là
qu'il rencontra un qui le tua.
LXVII. Cependant le jeune Marius, voyant bien qu'il
ne pouvait échapper qu'il ne fût pris, se défit lui-même.
Et Sylla, se transportant à Préne�e, fit du commence­
ment le procès à ceux de la ville, un à un, gardant
quelque forme de ju�ice à les faire punir; mais depuis,
comme s'il n'eût pas eu loisir de tant y vaquer, il les fit
assembler tous en un lieu jusques au nombre de douze
mille hommes, qu'il fit passer tous au fil de l'épée, excep­
tant seulement son hôte, auquel il dit qu'il faisait grâce
de lui sauver la vie; mais l'hôte lui répondit magnani­
mement qu'il ne serait jamais tenu de sa vie à celui qui
aurait ainsi tué et meurtri tous ceux de son pays, et, se
jetant parmi ses citoyens, se fit volontairement occire
quant et eux. L'on trouva aussi fort étrange l'aB:e de
Lucius Catilina, lequel, auparavant que cette guerre
civile füt terminée, avait occis son propre frère, et lors il
pria Sylla qu'il le mît au nombre des proscrits, comme
s'il eût été encore vivant, ce qu'il fit; et pour lui rendre
grâces de ce plaisir, alla sur l'heure même occire un
Marcus Marius, qui était de la partie et faaion contraire,
et lui en apporta la tête publiquement devant tout le
monde, au milieu de la place où il était assis, et cela fait
s'en alla laver ses mains souillées de sang dans le bénitier
du temple d'Apollon qui était près de là27 •
LXVIII. Mais outre tant de meurtres, encore y avait-il
d'autres choses qui déplaisaient fort au monde; car il se
déclara lui-même diB:ateur, laquelle magi�rature n'avait
SY LLA
été i l y avait bien six vingts ans à Rome, e t s e fi t décerner
abolition générale de tout le passé, et pour l'avenir licence
de faire mourir qui bon lui semblerait, confisquer biens,
repeupler villes, en fonder de nouvelles, ou en saccager
et détruire d'anciennes, ôter ro aumes et les donner à
r
�ui il lui plairait. �i plus e�, i vendit publiquement à
l encan les biens qu'il avait confisqués, si fièrement et si
superbement séant en son tribunal, qu'il faisait plus de
mal aux assi�ants de les voir étrousser à ceux à qui il les
adjugeait, que de les ôter à ceux qu'il confisquait, don­
nant aucunefois tout un pays ou tout le revenu de
quelques villes à des femmes pour leur beauté, ou à des
farceurs, plaisants, ménétriers, ou à de méchants esclaves
affranchis, et à aucuns des femmes ailleurs mariées, qu'il
ôtait à leurs légitimes maris par force pour les leur faire
ép ouser malgré elles. Car, voulant, comment que ce fût,
s allier de Pompée Magnus, il lui commanda de répudier
la femme qu'il avait épousée, et ôta à Manius Glabrio
Émilie, fille d'Émilius Scaurus, et de Métella sa femme,
et la lui fit épouser, toute grosse qu'elle était de son pre­
mier mari; mais elle mourut en travail d'enfant au logis
de Pompée; et comme Lucrétius Ofelia, celui qui avait
conduit le jeune Marius à l'extrémité, poursuivait et
demandait l'office du consulat, Sylla premièrement lui lit
défense qu'il le demandât; toutefois, nonob�ant sa
défense, il s'en alla un jour sur la place avec grande suite
de gens qui favorisaient à sa P.oursuite. Sylla y envoya
un centenier des satellites qu'il avait autour de sa per­
sonne, qui le tua devant tout le monde, pendant que lui
était assis en son tribunal au temple de Ca�or et de
Pollux, regardant d'en haut faire ce meurtre. Le peuple
qui se trouva à l'entour saisit incontinent le meurtrier,
et le mena devant Sylla; lequel commanda à ceux qui le
lui présentaient en tumulte qu'ils se tussent, et qu'ils
laissassent aller le centenier, parce que c'était par son
commandement qu'il l'avait fait.
LXIX. Au demeurant, quant à son triomphe, il fut
bien superbe et ma� nifique à voir pour la nouveauté,
richesse et somptuosité des dépouilles royales, qui furent
portées à la montre ; mais encore fut-il bien 1;lus embelli
et plus digne de voir pour les bannis, qui étaient les plus
nobles et les plus puissants \Jersonnages de toute la ville,
qui suivirent son chariot tnomphal, étant couronnés de
S Y LLA

chapeaux de fleurs, appelant Sylla leur père et leur sau­


veur, à cause que par son moyen ils retournaient en leur
pays, et recouvraient leurs biens, leurs femmes et leurs
enfants. A la fin de ce triomphe, il fit une harangue en
pleine assemblée du peuple romain, en laquelle, rendant
compte et raison des choses par lui faites, suivant la cou­
tume, il ne récita pas moins soigneusement ses bonnes
aventures et prospérités, que ses vaillances et prouesses
et finalement dit qu'il voulait que pour la faveur que lui
avait fait la fortune, on le surnommât Félix, c'est-à-dire
heureux ou bien fortuné, et lui-même, quand il écrivait
aux Grecs ou qu'il traitait d'affaires avec eux, se sur­
nommait Épaphrodyte, comme qui dirait aimé et favo­
risé de Vénus. Ses trophées mêmes qui sont encore en
notre pays ont cette suscription : Lucius Cornélius Sylla
Épaphrodyte. Et comme sa femme Métella lui eut fait
deux enfants jumeaux, fils et fille, il nomma le fils Faustus,
qui signifie heureux, et la fille Fausta, parce que les
Romains appellent Faustum, ce qui succède prospère­
ment et par grand heur. Bref il se fiait de tant plus en son
heur et en sa bonne fortune qu'en ses faits, que combien
qu'il eût tant tué et fait mourir de gens, et qu'il eût fait
un si grand changement et une si grande innovation en
la chose publique, ce néanmoins encore se déposa-t-il
lui-même volontairement de son état de diétateur, et
remit entre les mains du peuple l'autorité d'élire les
consuls, sans qu'il intervint à l'éleétion, hantant comme
personne privée parmi les autres citoyens en la place, et
exposant sa personne à qui lui eût voulu demander
compte et raison du passé.
LXX. Si y eut un sien ennemi, homme audacieux et
téméraire, nommé Marcus Lépidus28 , qui fut élu consul
contre sa volonté, non déjà pour affeétion que le peuple
portât à ce Lépidus, mais pour gratifier à Pompée, qui
le portait et lui favorisait; parquoi Sylla, voyant Pompée
qui s'en retournait de l'éleétion en sa maison, bien
joyeux d'avoir emporté la viél:oire de cette brigue, il
l'appela et lui dit : « Vraiment tu as bien cause de te
» réjouir, jeune fils mon ami; car tu as fait un beau chef­
» d'œuvre, ayant fait élire consul Lépidus, le plus étourdi
» fou qui soit en toute cette ville, plutôt que Catulus, le
» plus homme de bien qui y soit; mais je t'avertis bien
» d'une chose, c'est qu'il ne te faut pas dormir main-
1066 S Y LLA
» tenant, car tu as armé et fortifié un ennemi qui te fera
» à toi-même la guerre. » Cette parole de Sylla fut une
véritable prophétie, car Lépidus incontinent fit tant
d'insolences, que bientôt il fut aux prises avec Pompée.
LXXI. Au surplus, Sylla, donnant et consacrant à
Hercule la dîme de tous ses biens, fit de somptueux fes­
tins au peuple romain, desquels les préparatifs furent si
grands et si excessifs, que l'on jetait par chacun jour
grande quantité de viandes dans la rivière, et y buvait-on
du vin de quarante ans et plus. Pendant lesquels festins,
qui durèrent par plusieurs jours, Métella sa femme décéda
de maladie, durant laquelle les prêtres et devins l'aver­
tirent qu'il ne fallait pas qu'il s'approchât d'elle, ni que
sa maison fût pollue du deuil d'un trépassé, au moyen
de quoi Sylla fit divorce avec elle malade, et la fit trans­
porter, qu'elle était encore vivante, en une autre maison.
Ainsi observa-t-il bien soigneusement cette ordonnance
des devins par une superstition; mais il transgressa la
loi qu'il avait lui-même faite, touchant le règlement des
funérailles, n'épargnant dépense quelconque en celles
de Métella; aussi fit-il celle qu'il avait semblablement
faite lui-même, touchant la réformation des banquets,
réconfortant son deuil par festins ordinaires pleins de
toutes délices et de toute dissolution.
LXXII. Q!!elques mois après, il se fit des jeux d'es­
crime à outrance, et n'étant point encore les places
distinguées au théâtre, mais séant les hommes pêle­
mêle parmi les femmes, il se trouva joignant Sylla une
dame assise, belle de visage, et de grande maison, car
elle était fille de Messala, et sœur d'Hortensius l'orateur,
nommée Valéria, laquelle avait de naguère fait divorce
avec son mari; cette dame, en passant au long de Sylla
par-derrière, s'appuya un peu de la main sur son épaule,
et lui arracha un flocon de sa robe ; puis passa outre et
s'alla seoir en sa place. Sylla s'émerveilla de cette pri­
vauté, et la regarda ; adonc elle lui dit : « Ce n'est rien,
» seigneur, sinon que je désire, aussi bien que les autres,
» me sentir un peu de ta félicité. » Cette parole ne déplut
point à Sylla, mais au contraire il donna à connaître
qu'elle l'avait chatouillé, car il lui envoya incontinent
demander son nom, et s'enquit dc yuelles gens elle était,
et comment elle avait vécu, et depuis cela ils s'entrc­
jetèrent force œillades, et tournèrent à tout propos le
S YLLA
visage l'un vers l'autre, et s'entr'envoyèrent des ris l'un
à l'autre, tant qu'à la fin ils vinrent aux promesses et
conventions de mariage, pour le,1uel Valéria à l'aventure
ne mérite point de répréhension; mais encore, qu'elle
fût la plus honnête, la plus sage et la plus vertueuse du
monde, si e�-ce que l'occasion qui émut Sylla à l'épouser
ne fut ni belle ni bonne, parce qu'il fut incontinent épris
par un regard et un parler affe6é, comme si c'eût été
quelque jeune garçon; et ce sont ordinairement les plus
laides et les plus honteuses passions de l'âme, qui se
meuvent de telles choses; toutefois, encore qu'il eût
cette jeune dame en sa maison, si ne laissait-il pas de
tenir continuellement chez soi des ménétrières et bate­
leuses, et d'avoir toujours en sa compagnie des farceurs,
plaisants, chantres et musiciens, avec lesquels il buvait
et ivrognait sur de petits lits bas tout le long du jour; car
ceux qui lors avaient plus de crédit à l'entour de lui
étaient un Roscius, joueur de farces, un Sorex, maître
bouffon29, et un Métrobius, chantre30, duquel il fut tou­
jours, tant qu'il vécut, amoureux, et ne le dissimulait
pas, encore qu'il fût hors d'âge d'être aimé.
LXXIII. Cette vie dissolue fut cause de lui aug­
menter sa maladie, dont la cause primitive fut légère
du commencement, car il fut longtemps sans s'aperce­
voir qu'il avait un apo�ume dans le corps, lequel, par
succession de temps, vint à corrompre sa chair, de sorte
qu'il la tourna toute en poux, tellement que, combien
qu'il y eût plusieurs personnes après à l'épouiller nuit et
jour, ce n'était encore rien de ce que l'on ôtait au prix de
ce qui revenait, et n'y avait vêtement, linge, bain, lava­
toire, ni viande même, qui ne fût incontinent remplie du
flux de cette ordure et vilenie, tant il en sortait; car il
entrait plusieurs fois le jour dans le bain pour se laver
et nettoyer; mais tout cela ne servait de rien, car la
mutation de sa chair en cette pourriture le gagnait incon­
tinent de vitesse, et n'y avait moyen de nettoyer qui pût
suffire à si grande quantité.
LXXIV. L'on dit que j adis, entre les plus anciens
hommes dont il soit mémoire, Aca�us, fils de Pélias,
mourut de cette maladie de poux, et longtemps depuis
le poète Alcman, et Phérécyde le théologien; aussi fit
Calli�hène Olynthien, étant détenu en prison, et Mutius,
homme savant dans les lois, et s'il faut faire mention de
1 068 S Y LLA
ceux qui sont renommés, encore que ce ne soit pour nulle
cause bonne, l'on trouve qu'un serf fugitif nommé
Eunus, celui qui suscita le premier la guerre des serfs en
la Sicile81 , ayant été pris et mené à Rome, mourut aussi
de cette même maladie.
LXXV. Au demeurant, Sylla non seulement prévit sa
mort, mais aussi en écrivit aucunement; car il acheva
d'écrire le vingt-deuxième livre de ses commentaires
deux jours avant qu'il trépassât, auquel livre il dit que les
devins de Chaldée lui avaient prédit qu'il fallait, après
avoir honorablement vécu, qu'il décédât en la fleur de ses
prospérités; et dit encore que son fils, lequel était décédé
un peu avant Métella sa femme, s'apparut à lui en dor­
mant, vêtu d'une méchante robe, et que, s'approchant de
lui, il le pria de ne se travailler plus, et qu'il s'en allât avec
lui devers Métella sa mère, pour désormais vivre avec elle
en paix et en repos; toutefois pour sa maladie il ne laissa
pas de s'entremettre encore des affaires publiques; car
dix jours avant son trépas il pacifia une sédition qui
s'était émue entre les habitants de la ville de Pouzzoles, et
leur établit des statuts et ordonnances, suivan t lesquels
ils auraient de là en avant à vivre et à se gouverner; et le
jour de devant qu'il trépassât, étant averti que Granius,
qui devait de l'argent à la chose publique, différait de
payer, attendant sa mort, il l'envoya querir et le fit venir
en sa chambre, là où sitôt qu'il fut venu il le fit environ­
ner par ses ministres, et leur commanda de l'étrangler
devant lui; mais à force de crier après lui et de se tour­
menter, il fit crever l'apostume qu'il avait dans le corps,
et rendit grande quantité de sang; au moyen de quoi lui
étant toute force faillie, il passa la nuit en grande agonie,
et puis mourut, laissant deux petits enfan ts de Métella;
car Valéria, depuis sa mort, accoucha d'une fille, qui fut
appelée Posthuma, parce que les Romains appellent
posthumes les enfants qui naissent après la mort de
leurs pères.
LXXVI. Sitôt qu'il fut décédé, plusieurs se retirèrent
devers le consul Lépidus, et se bandèrent avec lui pour
empêcher que son corps ne fût honorablement inhumé,
comme l'on avait accoutumé de faire aux personnes de sa
qualité; mais Pompée, encore qu'il fût mal content de
lui, à cause que par son testament il ne lui avait rien
laissé, comme il avait fait à tous ses autres amis, en fit
S Y LLA
déporter les uns par amour et par prières, et les autres par
menaces, et accompagna le corps jusques dans Rome,
donnant au convoi de ses funérailles et sûreté et honneur
tout ensemble ; et dit-on que les dames romaines entre
autres choses y contribuèrent si grande quantité de sen­
teurs et de drogues odorantes à faire parfums, que, outre
celles qui furent portées en deux cents et dix mannes, on
en forma une fort grande image à la ressemblance de
Sylla même, et une autre d'un massier portant les haches
devant lui toutes faites d'encens fort exquis et de cinna­
mome. Q!!and vin t le J·our préfixe aux funérailles, on se
doutait le matin qu'il ût pleuvoir, à cause que le ciel se
tenait tout couvert, tellement qu'ils n'enlevèrent point
le corps pour le porter au feu qu'il ne fût bien environ
sur les trois heures après midi ; et lors il se leva soudain
une bouffée de vent impétueux qui enflamma incontinent
tout le bûcher, de sorte que le corps fut en peu d'heures
tout consumé, avant que la pluie commençât ; et sur la
fin que le bûcher s'en allait déclinant, et le feu assoupis­
sant, il tomba une fort grosse pluie qui dura toute la
nuit, de manière qu'il sembla que la bonne fortune,
l'accompagnant jusques au bout, aidât encore après sa
mort à ses obsèques. Sa sépulture e:ft sur le champ de
Mars, et dit-on que lui-même fit l'inscription de l'épi­
taphe qui e:ft dessus écrite, dont la sub:ftance e:ft en
somme, que jamais homme ne le passa ni à faire bien à
ses amis, ni à faire mal à ses ennemis31•
COMPARAISON
DE LYSANDRE AVEC SYLLA

1. Or, maintenant que nous avons exposé au long la


vie du Romain aussi, venons à les comparer ensemble. Ils
ont donc cela commun entre eux que tous deux se sont
faits grands, ayant pris en eux-mêmes le commencement
de leur croissance ; mais cela est propre et particulier à
Lysandre, que tous les offices et degrés de dignité qu'il
a eus en sa chose publique, ç'a été du gré et du consente­
ment de ses citoyens étant de sain jugement ; car il ne
les a forcés à rien, ni n'a usurpé aucune puissance extra­
ordinaire sur eux contre les lois ; là où, comme dit le
commun proverbe
Où discord règne et partialité,
Le plus méchant a lieu d'autorité' .
Comme pour lors à Rome le peuple étant corrompu, et
l'état du gouvernement dépravé et gâté, il s'y levait
aujourd'hui un tyran, et demain un autre ; au moyen de
quoi il ne se faut point émerveiller si Sylla usurpa la
domination, là où de telles gens comme un Glaucias et
un Saturninus1 chassaient de la ville, et faisaient bannir
de tels personnages comme Métellus, et là où en pleine
assemblée de ville on tuait sur la place les fils des consuls,
là où l'on avait la force des armes par or et p ar argent,
dont on achetait les soudards, et où l'on faisait passer
les édits et ordonnances nouvelles avec le feu et l'épée,
dont on forçait les contredisants.
II. Toutefois · e ne dis pas cela pour reprendre celui
qui, parmi tant Je difficultés, a trouvé moyen de se faire
le plus grand, mais pour montrer que je n'estime pas le
plus homme de bien celui qui a été le premier en une
ville si fort dépravée, et que celui qui fut envoyé de
Sparte, alors qu'elle était la mieux policée et mieux
ordonnée, aux plus grandes affaires et aux plus hono­
rables charges, était réputé le meilleur des meilleurs, et
L Y SA N D R E E T S YLLA

le premier des premiers ; dont il advint que l'un rendait


souvent son autorité à ses citoyens, qui la lui avaient
baillée, lesquels la lui rebaillèrent par plusieurs fois,
parce que l'honneur de la vertu lui demeurait toujours,
qui le rendait le premier ; là où l'autre, ayant une fois
seulement été élu chef d'une armée, demeura dix ans
entiers continuellement en armes, se faisant lui-même par
force tantôt consul, tantôt vice-consul et tantôt diél:ateur,
mais toujours demeurant tyran.
III. Il est bien vrai que Lysandre attenta de remuer et
changer l'état du gouvernement de son pays ; mais ce fut
plus doucement et plus légitimement que Sylla ; car il le
voulut faire avec remontrance de la raison, non point avec
les armes au poing, et si ne voulait pas changertoutes choses
à un coup comme l'autre, mais voulait seulement corriger
l'éleél:ion des rois ; ce qui selon nature sans point de doute
semblait être juste, que celui qui entre les bons serait le
meilleur fût élu roi en cette cité, qui tenait la principauté
sur toute la Grèce, non point pour sa noblesse, mais
seulement pour sa vertu. Car, tout ainsi que le bon v eneur
ne cherche pas ce qui est né d'un bon chien, mais le chien
même qui soit bon, ni semblablement le sage homme
d'armes, ce qui est né d'un cheval, mais le cheval même;
aussi celui qui s'entremet d'établir un gouvernement poli­
tique, commet une lourde faute, s'il s'amuse à chercher
de qui devra naître son prince, et non pas quel il sera,
attendu que les Spartiates mêmes ont privé aucuns de
leurs rois de la couronne et royauté, parce qu'ils n'étaient
point royaux, mais hommes inutiles et personnes de
néant. Le vice, encore qu'il soit en un sujet où il y a
noblesse de sang, est toujours infâme; et la vertu est
honorée pour l'amour de soi-même, et non pour être
jointe à la noblesse.
IV. �ant aux torts et injustices qu'ils ont tous deux
commises, l'un les a commises pour ses amis, et l'autre
jusques à offenser ses amis ; car il est certain que Lysandre
fit beaucoup de violences pour gratifier à ses familiers,
et que la plupart des hommes qu'il fit mourir fut pour
établir la tyrannique domination d'aucuns de ses amis; là
où Sylla tâcha par envie à ôter son armée à Pompée, et à
Dolabella la surintendance de la marine, que lui-même
lui avait baillée, et fit occire publiquement devant ses
propres yeux Lucrétius Ofelia, qui, pour récompense
LYSAN D RE ET SYLLA

de plusieurs grands services qu'il avait faits, demandait


l'honneur du consulat; en quoi faisant, il donna grande
frayeur à tout le monde, de faire ainsi tuer ses propres
amis.
V. Davantage, leurs déportements, quant à l'avarice
et à la volupté, montrent que l'intention de l'un était
celle d'un bon prince, et celle de l'autre d'un tyran; car
on ne trouve point que Lysandre, en si grande puissance
et si grande autorité comme il eut, ait jamais fait aéte
d'intempérance ni de dissolution, mais a toujours évité,
autant que fit onques hommes, le reproche de ce- commun
proverbe :
Lions chez eux, et renards au-dehors'.
Tant il a toujours mené une vie véritablement laconique,
et étroitement réformée en tout et partout; là où Sylla ne
fut jamais modéré en ses concupiscences, ni par pauvreté
lorsqu'il était jeune, ni par l'âge après qu'il fut devenu
vieux; mais, en faisant des ordonnances à ses citoyens
touchant l'honnêteté des mariages et touchant la conti­
nence, lui cependant ne faisait que vaquer à l'amour et
commettre adultères, ainsi que l'écrit Salluste, d'où il
advint qu'il appauvrit et épuisa tant la ville de Rome d'or
et d'argent, qu'il vendit à deniers comptants affranchisse­
ment entier et pleine exemption à des villes alliées et
confédérées, encore que tous les jours il ne fît autre chose
que confisquer et soubhaster les plus riches maisons et
plus argenteuses qui fussent en la ville; mais cela ne
montait encore rien auprès de ce qu'il répandait tous les
jours, et qu'il jetait à ses plaisants et à ses flatteurs. Car
quelle épargne ni quelle mesure devons-nous estimer
qu'il gardât dans les dons qu'il faisait à part en ses ban­
quets privés, vu que le jour en public, étant tout le peuple
romain à l'entour de lui à le voir vendre les biens qu'il
avait confisqués, il fit étrousser pour bien petit prix une
fort grande chevance à l'un de ses familiers et amis ? et
comme quelque autre y eut mis par-dessus lui une
grosse enchère, et le crieur l'eut criée à haute voix, il s'en
courrouça, disant : « Mes amis, l'on me fait ici un grand
» tort de ne me permettre point que je vende mon butin à
» ma volonté, et d'en disposer comme j e voudrais »; là où
Lysandre au contraire envoya au public de Sparte, avec
l'autre argent, les présents mêmes que l'on lui avait parti-
LYSANDRE ET SYLLA 1 073

culièrement donnés; combien que je ne loue pas ce qu'il


fit en cet endroit; car à l'aventure fit-il plus de dommages
à Sparte, en y introduisant l'or et l'argent, que Sylla ne
fit à Rome, en l'en épuisant et appauvrissant; mais je
l'allègue pour prouver seulement et montrer qu'il n'était
avaricieux aucunement.
VI. Ils ont bien tous deux fait chacun envers sa ville ce
que l'on ne trouve point qu'autres qu'eux aient onques
fait; car Sylla, étant homme superflu, désordonné et dis­
solu, rendit ses citoyens réformés et réglés; et Lysandre,
au contraire, emplit sa ville de vices, dont il n'était point
entaché. Ainsi péchèrent-ils tous deux, l'un en ne gardant
pas ce qu'il commandait par ses lois, et l'autre en rendant
ses citoyens pires que soi; car il enseigna aux Spartiates à
convoiter les choses que lui-même avait appris à mépri­
ser. Voilà quant aux affaires de paix et aux choses civiles.
VII. Au demeurant, quant aux exploits de guerre
et aux faits d'armes, il n'y a point de comparaison de
Lysandre à Sylla, ni en nombre de viétoires, ni en hasard
de batailles; car Lysandre ne gagna seulement que deux
batailles navales; je lui ajouterai encore la prise d'Athènes
qui ne fut pas, à considérer la chose en soi, un grand
exploit de guerre, mais bien fut-ce, à considérer la répu­
tation qu'il en acquit, un aéte très glorieux. Et quant aux
choses qui lui advinrent en la Béotie, joignant la ville
d'Haliarte, on pourrait dire à l'aventure qu'il y eut du
malheur, mais aussi me semble-t-il qu'il y eut bien de sa
faute, de n'avoir pas attendu le gros renfort qui lui venait
de l'armée du roi, qui arriva de Platée incontinent après
sa défaite, et par un courroux et une vaine ambition, il
alla avant le temps donner de la tête contre une muraille,
tellement que des hommes tels quels, faisant une saillie
sur lui, le défirent sans propos. Car ce ne fut point comme
Cléombrote, qui mourut en la journée de Leuétres, en
faisant tête aux ennemis qui pressaient fort ses gens, ni
comme Cyrus, ou comme Épaminondas, qui, pour arrê­
ter ses gens qui branlaient, et pour leur donner la viétoire
assurée, reçut un coup mortel; car tous ceux-là mou­
rurent ainsi que doit mourir un magnanime roi et un
vaillant capitaine, là où Lysandre s'alla témérairement
perdre lui-même sans honneur, comme un simple aven­
turier ou avant-coureur, témoignant que les anciens Spar­
tiates faisaient sagement de fuir à combattre des murailles,
1 074 L Y SA N D R E ET SYLLA

parce que le plus homme de bien et le plus vaillant du


monde y peut être tué, non seulement par le soudard
premier venu, mais aussi par une femme ou par un
enfant, ainsi que l'on dit que le preux Achille fut mis à
mort par Pâris dans les rortes mêmes de Troie.
VIII. Au contraire, i ne serait pas aisé de nombrer
seulement les viél:oires que Sylla gagna en batailles ran­
gées, et les milliers d'ennemis qu'il occit, outre ce qu'il
prit par deux fois la ville de Rome même et le port
d'Athènes, non par famine, comme fit Lysandre, mais par
force, après avoir par plusieurs grosses batailles chassé
Archélaüs hors de la terre ferme, et rangé à la marine ;
et si fait à considérer contre quels capitaines ils ont tous
deux eu affaire; car il m'e� avis que ce n'était qu'un
ébat et un jeu, par manière de dire, à Lysandre de com­
battre un Antiochus, pilote d'Alcibiade, ou de surprendre
et abuser un Philoclès, harangueur du peuple athénien,
Duquel la langue, en peu d'honneur prêchante,
Était trop plus que l'épée tranchante• ;
et que Mithridate, à mon avis, n'eût pas daigné accompa­
rer à l'un de ses palefreniers, ni Marius à l'un de ses ser­
gents ou massiers; là où, pour ne nommer point parti­
culièrement tous les autres princes, seigneurs, consuls,
préteurs, capitaines et gouverneurs, que Sylla eut à com­
battre, qui était le capitaine romain qui fût plus à redouter
que Marius ? quel roi y avait-il au monde plus puissant
que Mithridate ? et des chefs de guerre italiens, y en eut-il
onques de plus belliqueux que Lamponius et Télésinus,
desquels Sylla en chassa l'un, en dompta l'autre, et tua
les deux derniers ?
IX. Mais qui plus e� encore que tout ce que nous
avons dit, à mon avis, Lysandre fit tous ces beaux faits à
l'aide de tout son pays, là où, à l'opposite, Sylla fit les
siens étant banni du sien par ses ennemis; et au même
temps que l'on lui chassait sa femme, qu'on lui démolis­
sait sa maison, qu'on lui tuait ses amis à Rome, lui faisait
cependant la guerre à milliers innombrables de combat­
tants en la Béotie, et exposait sa personne aux hasards de
la guerre, dont il demeura enfin viél:orieux au bien et à
l'honneur de son pays ; ni pour alliance particulière que
le roi Mithridate lui fit offrir, et secours de gens et d'ar­
gent pour aller guerroyer ses ennemis, jamais il ne fléchit,
LYSAND RE ET SY LLA 1075

ni ne s'amollit envers lui, mais, qui plus est, ne lui dai­


gna pas parler ni toucher en la main seulement que
premier il ne lui eût lui-même dit et promis de sa propre
bouche qu'il quitterait et laisserait l'Asie, qu'il livrerait
ses galères, et rendrait les royaumes de la Bithynie et de
la Cappadoce à leurs rois naturels; ce qui me semble
avoir été le plus bel aél:e que fit onques Sylla, et qui
procédait de plus grande magnanimité, d'avoir ainsi post­
posé son particulier au public:6, ni plus ni moins que les
chiens de gentil cœur, qui jamais ne laissent leurs prises,
ni jamais ne démordent, que leur adversaire ne soit
abattu, et puis après s'en être allé poursuivre la vengeance
de ses particulières injures.
X. Encore, après tout, me semble-t-il que l'on peut
juger quelle différence il y avait entre leurs deux natures,
par ce qu'ils firent à l'endroit de la ville d'Athènes; car
Sylla, l'ayant prise après qu'elle lui eut fait la guerre
forte et ferme pour l'accroissement de la seigneurie du
roi Mithridate, encore la laissa-t-il libre, franche et
vivante à ses lois; et au contraire, Lysandre, la voyant
dérouillée d'un si bel empire et si grande principauté
qu elle soulait avoir, n'en eut point de pitié, mais la friva
de la liberté du gouvernement populaire, auque elle
avait de tout temps auparavant vécu, et y établit de très
cruels et très iniques tyrans; pourtant m'est-il avis que
nous ne nous éloignerons pas fort de la vérité, quand
nous en ferons ce jugement, que Sylla fit bien de plus
grandes choses, mais que Lysandre commit moins de
fautes, et quand nous adjugerons à l'un l'honneur de
continence et de tempérance, et à l'autre de vaillance et
de suffisance au fait des armes.
VIE DE CIMON

I. Le devin Péripoltas s'établit à Chéronée. II. Damon tue le capi­


taine d'une garnison romaine. III. Les Orchoméniens accusent
ceux de Chéronée du meurtre commis par Damon. Lucullus les
fait absoudre. V. Plutarque écrit la vie de Lucullus. VI. Il le
compare avec Cimon ; traits de ressemblance. VII. Naissance,
jeunesse et caratl:ère de Cimon. VIII. Mauvaise conduite de
Cimon et de sa sœur. IX. Belles qualités de Cimon. Gloire qu'il
acquiert à la journée de Salamine. X. Il entre dans l'adminis­
tration. XI. Hi�oire de Pausanias et de Cléonice. Cimon assiège
Pausanias dans Byzance. XII. Il chasse les Perses d'Eioné. XIII.
Il se rend maître de l'île de Scyros. XIV. Il rapporte les os de
Thésée à Athènes. XVI. Libéralité de Cimon. XVIII. Sa poli­
tique avec les alliés. XIX. Il continue la guerre contre les Perses.
XX. Il remporte sur eux trois vitl:oires. XXIII. Traité de paix
entre les Perses et les Athéniens. XXV. Cimon s'empare de la
Chersonèse de Thrace. XXVI. Accusation, défense et absolution
de Cimon. XXVIII. Il gagne la bienveillance des Lacédémoniens.
XXXI. Il e� banni par l'ofüacisme. XXXII. Il e� rappelé.
XXXIV. Nouvelle vitl:oire sur les Perses. XXXV. Mort de
Cimon.
De l'an J O O à l'an 449 avant }ést14-Chrifl.

I. Le devin Péripoltas, celui qui amena de Thessalie


au pays de la Béotie le roi Opheltas, avec les peuples qui
étaient sous son obéissance, laissa une postérité qui
depuis à flori longtemps au pays, la plupart de laquelle
s'habitua en la ville de Chéronée, parce que ce fut la pre­
mière par eux conquise sur les Barbares qu'ils en déchas­
sèrent. Mais ceux de cette race, étant ordinairement gens
de grand cœur et naturellement enclins aux armes, se
hasardèrent tant à tous dangers de la guerre dans les
courses des Mèdes par la Grèce et batailles des Gaulois,
qu'ils y demeurèrent presque tous, et n'en échappa qu'un
petit enfant orphelin de père et de mère, nommé Damon,
et surnommé Péripoltas, lequel surpassa grandement
tous les autres jeunes hommes de son temps, tant en
beauté de corps qu'en grandeur de courage, combien
CI MON 1 077

qu'il fût au demeurant homme dur, rude et austère de


sa nature.
Il. Or advint-il qu'au sortir de son enfance, un
Romain, capitaine d'une enseigne de gens de pied,
laquelle était en garnison dans la ville de Chéronée pour
y passer l'hiver, devint amo.ureux de lui, et parce qu'il
ne le pouvait gagner ni par prières, ni par dons, il y avait
grande apparence qu'il essaierait et tâcherait à en jouir
par force, pour autant mêmement que la ville de Ché­
ronée, qui est le lieu de ma naissance, était pour lors
bien peu de chose, et dont pour sa faiblesse et pauvreté
on faisait adonc bien peu de compte. Ce que Damon
craignant, et aussi prenant à cœur qu'il fût ainsi vilai­
nement sollicité de son déshonneur, se délibéra de lui
dresser embûche, et fit tant qu'il attira aucuns de ses
compagnons, non en grand nombre, afin que l'entre­
prise se pût conduire plus secrètement, à conjurer avec
lui contre ce capitaine. Si furent seize conjurés en tout,
qui une nuit se barbouillèrent le visage de suie, et le
matin, après avoir bu ensemble, au point du jour cou­
rurent sus à ce Romain qui faisait un sacrifice sur la place,
et le tuèrent avec bon nombre de ses gens; puis cela fait,
s'enfuirent hors de la ville, laquelle se trouva grandement
troublée pour ce meurtre, et fut assemblé le conseil là­
dessus, qui condamna sur-le-champ Damon et ses com­
plices à mourir, afin que cela leur servît de décharge et
de justification envers les Romains; mais le soir même,
ainsi que tous les magistrats et officiers de la ville sou­
paient ensemble dans le palais, selon la coutume, Damon
et ses adhérents entrèrent d'emblée au lieu où ils étaient,
qui les occirent tous, et puis s'en refuirent une autre fois
hors de la ville1 •
Ill. Or advint qu'environ ce temps-là Lucius Lucullus,
allant en quelque expédition, passa avec son armée par la
ville de Chéronée, et parce que le cas était lors fraîche­
ment advenu, s'y arrêta quelques jours pour informer
du fait et en savoir la vérité; si trouva que la commu­
nauté de la ville n'en était aucunement coupable, mais
que plutôt elle-même avait aussi été outragée; parquai il
prit les soudards qui étaient demeurés de la garnison, et
les emmena quant et lui. Cependant Damon courait et
pillait tout le plat pays, et rôdait toujours à l'entour de la
ville, tellement que les habitants à la fin furent contraints
CIMON

d'envoyer devers lui, e t par douces paroles e t décrets


favorables, firent tant qu'ils l'atti rèrent en la ville ; là
où retourné qu'il fut, ils l'élurent gymnasiarque, c'est-à­
dire maître des exercices de la jeunesse2 ; mais peu
après, ainsi qu'il se faisait un jour frotter d'huile tout nu
dans l'étuve, ils le tuèrent en trahison, et pour autant
qu'il fut longuement qu'en ce lieu-là apparaissaient des
esprits, et que l'on y entendait des gémissements et
soupirs, ainsi que le contaient nos pères, on 6t condam­
ner et murer la porte de l'étuve ; toutefois encore jusques
aujourd'hui ceux qui se tiennent là auprès disent qu'ils
y voient des visions, et y entendent des voix et cris
épouvantables. Mais ceux qui sont descendus de ce
Damon (car il y en a encore de sa race au pays de la
Phocide, près la ville de Stiris, qui sur tous les autres
retiennent les façons de faire et le langage des Éoliens)
sont appelés asbolomeni, comme qui dirait les bar­
bouillés de suie, pour autant que Damon et ses consorts
se souillèrent le visage de suie quand ils coururent sus
au capitaine romain.
IV. Mais étant les Orchoméniens voisins de ceux de
Chéronée, et ennemis à cause du voisinage, ils louèrent
un calomniateur, avocat romain, lequel accusa tout le
corps de la ville, ni plus ni moins que si c'eût été une
seule personne privée, du meurtre commis dans les
personnes des Romains, que Damon et ses complices
avaient tués. Si fut le procès intenté, et la cause plaidée
devant le gouverneur de la Macédoine, parce que les
Romains n'envoyaient point encore alors de gouverneurs
en la Grèce, et les avocats qui plaidaient pour ceux de
Chéronée appelèrent à témoin Lucius Lucullus, allé­
guant qu'il savait très bien la vérité du fait ; parquoi le
gouverneur lui en écrivit, et Lucullus en sa réponse lui
témoigna au vrai ce qui en était, au moyen de quoi notre
ville gagna sa cause, qui, autrement, était en danger de
sa ruine. Parquoi les habitants qui pour lors étaient, se
sentant échappés d'un si grand péril par le témoignage de
Lucullus, lui firent faire une image de pierre qu'ils dres­
sèrent en son honneur sur la place joignant celle de
Bacchus.
V. Et nous, encore que par plusieurs âges et siècles
nous soyons déjà éloignés de ce temps-là3 , si estimons­
nous que son bienfait s'étende jusques à nous qui sommes
CIMON 1 079

de présent; et pour autant que nous avons opinion que


l'ima�e et le portrait qui donne à connaître les mœurs et
conditions des personnes, e� trop plus excellent que
celui qui ne présente que le corps et le visage seulement,
nous comprendrons en cet œuvre des Vies des Hommes
illu�res, que nous comparons l'un à l'autre, ses ge�es et
ses faits, en écrivant la vérité simplement; car il suffit
que nous montrions avoir souvenance de son bénéfice, et
croyions que lui-même ne voudrait pas que pour loyer
d'un témoignage véritable on lui payât une narration
fausse et controuvée en sa faveur. Mais tout ainsi comme
quand nous faisons peindre et portraire après le vif
quelques beaux visages, et qui ont fort bonne grâce, si
d'aventure il s'y trouve quelque imperfeétion et quelque
chose de laid, nous ne voulons pas ni qu'on la laisse du
tout, ni qu'on s'étudie aussi trop à la représenter, parce
que l'un rendrait la portraiture difforme, et l'autre dis­
semblable; aussi pour autant 9.u'il e� malaisé, ou, pour
mieux dire, peut-être, impossible de montrer un per­
sonnage duquel la vie soit entièrement innocente et irré­
préhensible, il se faut arrêter à écrire pleinement les
choses qui auront été vertueusement faites, et en cela
tâcher à représenter parfaitement la vérité, ni plus ni
moins que le vif. Mais où il se trouve quelques fautes et
erreurs parmi leurs aélions, procédées ou de quelque
passion humaine ou de la contrainte des temps de la
chose publique, il les faut plutôt estimer défauts et
imperfeétions de vertu non du tout accomplie, que
méchancetés expresses procédant de vice formé, ni de
certaine malice, et ne sera déjà besoin de s'amuser à les
exp rimer trop diligemment et par le menu en notre his­
toire, mais plutôt les passer légèrement, comme par
une révérentiale honte de la pauvre nature humaine,
laquelle ne peut produire un homme si parfait ni si bien
�om� osé à la vertu, qu'il n'y ait toujours quelque chose
a redire.
VI. En pensant donc à qui je pourrais comparer
Lucullus, il m'a semblé que je le devais conférer avec
Cimon, parce qu'ils ont tous deux été vaillants et belli­
queux contre les ennemis, ayant tous deux fait de beaux
et grands exploits d'armes à l'encontre des Barbares ;
tous deux ont été doux et gracieux envers leurs citoyens ;
tous deux ayant été les principaux moyens de pacifier les
1080 CIMON

guerres et dissensions civiles en leurs pays, et l'un et


l'autre ayant gagné de très glorieuses viél:oires sur les
Barbares; car jamais capitaine grec, avant Cimon, ni
romain avant Lucullus, n'avait été si loin faire la guerre,
mettant à part les faits de Bacchus et d'Hercule, et les
gdtes aussi de Persée contre les Éthiopiens, les Mèdes
et les Arméniens, et ceux de Jason, si d'aventure il peut
avoir duré depuis leur temps jusques au nôtre aucun
monument qui mérite que l'on y ajoute foi. Davantage ils
ont encore cela commun entre eux, qu'ils n'ont point
conduit à fin leurs entreprises, ayant bien l'un et l'autre
battu et miné leurs adversaires, mais non pas entièrement
ruiné ni défait, et si peut-on encore remarquer une
grande conformité de nature entre eux, par l'honnêteté
et courtoisie et humanité dont ils usaient à recueillir et
traiter les étrangers en leurs maisons, et par la magnifi­
cence, somptuosité et opulence de leur vie et dépense
ordinaire. Nous omettons à l'aventure encore quelques
autres similitudes, mais elles seront aisées à remarquer
par le discours de leur histoire.
VII. Cimon donc était fils de Miltiade et d'Hégésipyle,
Thracienne de nation, et fille du roi Olorus, comme l'on
trouve en certaines compositions poétiques que Mélan­
thius et Archélaüs ont écrites de Cimon. Le père même
de l'historien Thucydide, qui était aussi de la parenté de
Cimon, s'appelait semblablement Olorus, montrant par
cette conformité de nom que ce roi Olorus était un de
ses ancêtres, et si possédait des mines d'or au pays de
la Thrace, joint que l'on tient qu'il y mourut en un cer­
tain lieu, qui se nomme la forêt fossoyée4 , là où il fut
tué; mais ses cendres et ses os furent rapportés au pays
de l'Attique, et se voit encore son tombeau entre les
sépultures de la famille de Cimon, auprès de celle d'Elpi­
nice, sœur dudit Cimon. Toutefois Thucydide était du
bourg d' Alimus, et Miltiade de celui de Lacia. Miltiade
donc, son père, ayant été condamné envers la chose
publique en l'amende de cinquante talents, à faute de
paiement fut mis en prison, là où il mourut, et laissa
Cimon orphelin en fort grande jeunesse, avec sa sœur,
qui était aussi encore jeune fille à marier. Si fut Cimon
dans les premiers ans de sa jeunesse fort mal nommé, et
eut un très mauvais bruit par la ville, étant tenu pour
jeune homme dissolu, grand buveur, et ressemblant
C I M ON 1 08 1

entièrement de façons de faire à son aïeul, qui avait eu


nom Cimon comme lui, mais pour sa bêtise avait été
surnommé Coalemos, qui vaut autant à dire comme le
sot. Stésimbrote même, le Thasien, qui fut environ le
temps de Cimon, écrit que jamais il n'apprit ni la musique
ni autre art quelconque de ceux que l'on avait accoutumé
de faire apprendre aux enfants de bonne maison en la
Grèce, et qu'il ne tenait du tout rien ni de cette vivacité
d'esprit ni de cette grâce de parler qui e� propre aux
enfants nés au pays d'Attique; mais nonob�ant qu'il
était d'une nature généreuse, magnanime et où il n'y
avait rien de simulé ni de feint, tellement que ses façons
de faire sentaient plutôt son Péloponésien que son
Athénien, car il était tel que le poète Euripide a décrit
Hercule,
De peu de montre et sans nul parement,
Homme de bien au re!te entièrement•.
VIII. Cela se p eut ajouter bien à propos à ce que
Stésimbrote a écrit de lui; toutefois en sa première jeu­
nesse il fut soupçonné d'avoir affaire charnellement avec
sa sœur, laquelle autrement n'avait pas guères bon bruit;
car elle forfit à son honneur avec le peintre Polygnote,
qui, en peignant les dames troyennes captives contre les
parois du Portique, que l'on appelait alors Plésianaétion,
et qui se nomme maintenant Pœcile, c'e�-à-dire enrichi
de diverses peintures, tira, comme l'on dit, le visage de
Laodice sur le vif d'Elpinice. Si n'était point ce peintre
Polygnote homme mécanique ni mercenaire, qui peignit
ce portique pour gagner de l'argent, mais fit libéralement
cette honnêteté à la chose publique, ainsi que tous les
hi�oriens de ce temps-là le témoignent et que le poète
même Mélanthius le dit en ces vers :
A ses dépens, sans loyer mécanique,
Il a orné notre place publique,
Et décoré les saints temples des dieux,
En y peignant les faits des demi-dieux'.

Toutefois, il y en a qui disent qu'Elpinice n'habitait


point clande�inement, mais publiquement avec son frère
Cimon, comme sa femme légitimement épousée, à cause
qu'elle ne put trouver mari d'aussi noble maison comme
elle, pour sa pauvreté? , mais que depuis, un nommé
1 08 2 C I M ON

Callias, qui était un des plus riches et des plus opulents


de la ville, la demanda en mariage, offrant de payer du
sien l'amende en laquelle son père Miltiade avait été
condamné envers la chose publique, si l'on la lui voulait
bailler à femme; à quoi Cimon se consentit, et sous cette
condition la lui bailla en mariage. Ce néanmoins, il es't
tout certain que Cimon a été un peu sujet à l'amour et
aux femmes; car le poète Mélanthius, en certaines élégies,
en jouant fait mention d'une Astérie native de Salamine,
et d'une autre appelée Mnestra, comme si Cimon en eût
été amoureux; et si est tout certain qu'il était fort
affeél:ionné envers sa femme légitime Isodice, fi.Ile d'Eu­
ryptolème, fils de Mégaclès, et qu'il porta sa mort très
impatiemment, à ce que l'on peut juger par les élégies qui
lui en furent écrites pour le réconforter en son deuil. Le
philosophe Pametius estime qu'Archélaüs le physicien
fut celui qui composa lesdites élégies, en quoi il y a bien
quelque apparence, à considérer la raison du temps•.
IX. Mais au demeurant, les mœurs et la nature de
Cimon étaient en tout et partout grandement à louer ;
car il ne cédait ni à Miltiade en hardiesse ni à Thémistocle
en bon sens et sagesse, et si est sans doute qu'il était plus
juste et plus homme de bien que tous les deux; car, n'étant
de rien moindre qu'eux dans les parties d'homme de
guerre et vertus de bon capitaine, il les surpassait grande­
ment tous deux dans les qualités de bon gouverneur et
en l'administration des affaires de ville, du temps qu'il
était encore jeune et non expérimenté en la guerre. Car
quand Thémistocle, à l'arrivée des Mèdes, conseilla au
peuple athénien de sortir de la ville, et d'abandonner ses
terres et son pays pour s'embarquer sur les galères, et
combattre les Barbares par mer dans le détroit de Sala­
mine, comme tout le monde se trouva étonné d'un conseil
si hardi et si aventureux, Cimon fut le premier qui avec
une joyeuse chère s'en alla tout le long de la rue du
Céramique, avec d'autres jeunes hommes, ses familiers
et amis, vers le château, portant en sa main un mors de
bride pour le consacrer et offrir à la déesse Minerve,
voulant par là signifier que la ville pour lors n'avait que
faire de gens de cheval, mais de gens de marine; et ae rès
avoir fait son offrande, il prit un des boucliers qui étaient
attachés et pendus aux parois du temple; puis, ayant fait
sa prière à Minerve, il descendit sur le port, et fut le pre-
CIMON

mier qui donna cœur et hardiesse à la plus grande partie


des citoyens de laisser la terre et de monter sur mer.
Outre cela, il était beau personnage, comme témoigne le
poète lon9 , et de belle taille, ayant les cheveux crêp és et
épais, et se porta si bien et si vaillamment en l'affaire au
jour de la bataille, qu'il en acquit incontinent réputation
grande avec l'amour et bienveillance d'un chacun, telle­
ment que plusieurs étaient ordinairement après lui à le
prêcher et exhorter de prendre courage, et penser dès
lors à faire choses répondant à la gloire que son père
avait acquise en la journée de Marathon.
X. Et depuis, aussitôt qu'il commença de s'entremettre
du gouvernement des affaires, le peuple le reçut et
accueillit à grande joie, étant déjà las et ennuyé de Thé­
mistocle, à l'occasion de quoi Cimon fut incontinent élevé
et avancé aux plus grandes charges et aux plus grands
honneurs de la ville, étant agréable à la commune à cause
de sa douceur et de sa simplicité ; joint aussi qu'Aristide
lui servit de beaucoup à son avancement, tant parce qu'il
voyait en lui une adroite et gentille nature, que parce
qu'il en voulait faire un contrepoids à l'encontre de la
ruse et hardiesse de Thémistocle. Parquoi, après que les
Mèdes s'en furent fuis de la Grèce, étant envoyé par les
Athéniens pour capitaine de la marine, lorsque fa ville
d'Athènes n'avait encore point de principauté ni d'em­
pire, mais suivait Pausanias et les Lacédémoniens, il tint
toujours ses citoyens, en tous les voyages, en merveilleu­
sement bon ordre et bon équipage, plus prompts à bien
faire que nulle autre nation qui fût en toute l'armée. Et
depuis, comme Pausanias eut intelligence avec les Bar­
bares pour trahir la Grèce, et en eut écrit au roi de Perse,
traitant cependant rudement et fièrement les alliés et
confédérés de son pays, et faisant beaucoup d'insolences
pour l'autorité grande qu'il avait, et pour la folle arro­
gance dont il était plein, Cimon au contraire accueillait
doucement ceux à qui Pausanias faisait outrage, et en les
écoutant humainement, et parlant gracieusement à eux,
on ne se donna garde qu'il ôta la principauté de la Grèce
d'entre les mai ns des Lacédémoniens, et la mit entre celles
des Athéniens, non point par force d'armes, mais par son
doux parler et par sa courtoise façon de faire et sa gra­
cieuseté ; car la plupart des alliés, ne pouvant plus suppor­
ter l'orguei l et le mauvais traitement de Pausanias, se
CIMON

rangèrent volontairement sous la charge de Cimon et


d' Ari�ide, qui non seulement les reçurent, mais davan­
tage écrivirent aux seigneurs du conseil des Lacédémo­
niens, qu'ils rappelassent Pausanias, à cause qu'il faisait
déshonneur à Sparte, et mettait toute la Grèce en trouble
et en combu�ion.
XI. Suivant lequel propos on conte que Pausanias un
jour en la ville de Byzance envoya querir une jeune fille
nommée Cléonice, de bonne maison et de noble parenté,
pour en faire son plaisir. Les parents ne la lui osèrent
refuser, pour la fierté qui était en lui, et la laissèrent enle­
ver. La jeune fille pria ses valets de chambre d'ôter toute
lumière, mais en se cuidant approcher du lit de Pausa­
nias, qui était déjà endormi, comme elle allait en ténèbres,
sans faire bruit quelconque, elle rencontra d'aventure la
lampe, qu'elle renversa. Le bruit que fit la lampe en
tombant l'éveilla en sursaut, et il pensa soudainement
que ce fût quelqu'un de ses malveillants qui le vînt sur­
prendre en trahison. Si mit incontinent la main à son
poignard, qui était sous le chevet de son lit, et en frappa
et blessa la jeune fille de telle sorte, que bientôt après elle
en mourut; mais onques puis elle ne laissa reposer en
paix Pausanias, parce que son esprit revenait toutes les
nuits, et lui apparaissait ainsi comme il cuidait dormir,
lui disant en courroux un carme héroïque, dont la
sub�ance e� telle :
Chemine droit et révère ju�ice :
Mal et méchef à qui fait inju�ice 1 • 1

Cet outrage irrita tellement et enflamma de courroux tous


les alliés à l'encontre de lui, qu'ils l'assiégèrent sous la
conduite de Cimon dans la ville de Byzance, dont toute­
fois il échappa, et se sauva secrètement. Et pour autant
que l'esprit de la fille ne le laissait point en paix, mais le
travaillait continuellement, il s'enfuit en la ville d'Héra­
clée, là où il y avait un temple où l'on conjurait les âmes
des trépassés, et y conjura celle de Cléonice pour la prier
d'apaiser son courroux. Elle s'apparut incontinent à lui,
et lui dit que, sitôt qu'il serait arrivé à Sparte, il serait
délivré de ses maux; signifiant cou vertement, à mon
avis, la mort qu'il y devait souffrir; plusieurs historiens
le racontent ainsi.
XII. Cimon donc, accompagné des Grecs alliés et
CIMON

confédérés, qui déjà s'étaient retirés par devers lui, fut


averti comme quelques Perses, gros personnages et
parents du roi même, qui tenaient la ville d'Éioné, assise
sur la rivière de Strymon, au pays de la Thrace, fai­
saient beaucoup d'ennui et de dommage aux Grecs habi­
tant à l'environ. Si monta sur mer avec son armée, et s'y
en alla, où d'arrivée il vainquit et défit les Barbares en
bataille, et les ayant défaits chassa le demeurant jusques
dans la ville; puis alla courir sus aux Thraces qui habitent
delà la rivière de Strymon, qui fournissaient des vivres
à ceux d'Éioné, et, leur ayant fait abandonner le pays, le
tint et le garda tout entièrement; au moyen de quoi il ran­
gea les assiégés à telle nécessité, que Butès, lieutenant
pour le roi de Perse, désespérant de ses affaires, mit le
feu dans la ville, et se brûla lui-même avec ses amis et
ses biens. Ainsi ne fut-il pas fait grand butin à la prise de
cette ville, à cause que les Barbares brûlèrent avec eux le
plus beau et le meilleur qui y fût; mais il conquit et bailla
à peupler et habiter aux Athéniens le pays d'alentour,
qui est fort plaisant et fort fertile ; en mémoire de quoi
le peuple lui permit de faire dresser en public et consa­
crer trois Hermès de pierre, qui sont colonnes carrées,
au-dessus desquelles on met des têtes de Mercure, et
sur la première d'icelles y a une inscription engravée,
dont la substance est telle :
Bien furent gens de magnanime race,
Ceux qui dedans Éioné, séante
Le long des eaux du Strymon en la Thrace,
Firent souffrir famine noircissante
Aux fiers Médois, et par force effrayante
De Mars sanglant aussi les déconfirent
Par tant de fois, qu'à la fin concluante
En désespoir, eux-mêmes se défirent.

Sur la seconde y en avait une autre telle :


Les citoyens de la ville d'Athènes
Ont fait dresser ces trois images-ci,
Pour honorer leurs vaillants capitaines,
Et guerdonner leurs services aussi.
Ceux qui viendront_ après, voyant qu'ainsi
Le prix d'honneur aux gens de bien s'applique,
Plus volontiers en prendront le souci
De bien servir à la chose publique.
1 086 CIMON

Et sur la troisième aussi une telle


Meneftheüs conduisait l'exercite
De cette ville en la guerre troyenne,
Lequel était, comme Homère récite,
Sur tous les Grecs excellent capitaine
Pour mettre un oft en bataille. Ancienne
Doncques vous eft non nouvelle ou étrange
Athéniens, cette noble louange,
D'être tenus pour sages conduél:eurs
D'un fait de guerre où tout à point se range,
Et de la main hardis exécuteurs".
XIII. Or, combien que le nom de Cimon ne soit point
compris en ces inscriptions, si estimait-on pour lors que
ce lui était un honneur singulier, parce que ni Miltiade ni
Thémistocle n'en eurent onques de pareil. Mais comme
Miltiade requit un jour au peuple qu'il lui fût permis de
porter sur sa tête un chapeau d'olivier, il y eut un nommé
Socharès natif du bourg de Décélie, qui se dressa en
pieds, au milieu de l'assemblée, et s'y opposa, disant une
parole qui fut bien agréable au peuple, quoiqu'elle fût
ingrate et mal reconnaissant le bon service qu'il avait fait
à la chose publique : « �and tu auras, dit-il, Miltiade,
» vaincu tout seul les Barbares en bataille, alors demande
» que l'on t'honore tout seul aussi. » Mais pour quelle
cause donc était le service de Cimon tant agréable aux
Athéniens ? C'était, à mon avis, pour autant que sous les
autres capitaines ils avaient combattu pour se défendre
eux et leur pays seulement, et sous la conduite de Cimon
ils avaient assailli et battu leurs ennemis jusques chez
eux, là où ils conquirent les villes d'Éioné et d'Amphi­
polis, qu'ils peuplèrent depuis de leurs propres citoyens,
et y gagnèrent aussi l'île de Scyros, que Cimon prit par
une telle occasion. Les Dolopes la tenaient, qui étaient
hommes nonchalants de labourer et cultiver la terre,
mais de toute ancienneté grands corsaires qui vivaient
de ce qu'ils écumaient en la mer, de manière qu'à la
fin ils n'épargnèrent pas les marchands mêmes et pas­
sagers qui abordaient en leurs ports, mais en détrous­
sèrent quelques-uns thessaliens, qui y étaient allés pour y
cuider trafiquer; et, après avoir pillé leurs biens, encore
mirent-ils les personnes en prison; mais les prisonniers
trouvèrent moyen d'en échapper, et sauvés qu'ils se
furent eurent recours au parlement des am phiB:yons, qui
CI M O N 1 0 !1 7

e�t une assemblée générale de tous les peuples et états de


la Grèce. Les amphiél:yons, le fait entendu, condam­
nèrent toute la communauté des Scyriens en une grosse
amende ; la commune ne voulut rien contribuer au
paiement de cette amende, mais répondit que ceux qui
avaient détroussé les marchands, et qui en avaient le
pillage entre leurs mains, la payassent s'ils voulaient ; et
parce qu'il y avait en cela quelque apparence, les parti­
culiers larrons, craignant qu'ils ne fussent contraints à ce
faire, écrivirent des lettres à Cimon, par lesquelles ils lui
mandèrent qu'il s'approchât avec son armée, et qu'ils lui
livreraient leur ville entre ses mains ; ce qui fut fait. Ainsi
ayant Cimon conquis cette île, en chassa les Dolopes, et
délivra en ce faisant la mer Égée de corsaires.
XIV. Cela fait, il lui souvint que l'ancien Thésée, fils
d'Égée, s'enfuyant d'Athènes, était venu en cette île de
Scyros, là où le roi Lycomède, pour quelque soup çon
qu'il avait eu de lui, l'avait fait occire en trahison ; st mit
peine d'en trouver la sépulture, parce que les Athéniens
avaient un oracle et prophétie, par laquelle il leur était
mandé de rapporter ses cendres et ses os à Athènes, et
lui faire honneur comme à un demi-dieu ; mais ils ne
savaient où il était inhumé, parce que les habitants de
l'île auparavant n'en voulaient rien dire, ni permettre que
l'on la cherchât. Toutefois Cimon fit alors telle diligence
de la chercher, que finalement il en trouva le tombeau à
toute peine, et mit les ossements sur sa galère capitainesse
parée et accoutrée magnifiquement, et ainsi les reporta
en son pays, 1uatre cents ans après que Thésée en était
parti ; de quoi e peuple lui sut merveilleusement bon gré,
et en acquit grande bienveillance des Athéniens, qui, en
mémoire de ce, firent un jugement des poètes tragiques
qui fut fort notable ; car comme le poète Sophocle, qui
était encore jeune, eut fait jouer sa première tragédie,
Aphepsion le prévôt, voyant qu'il y avait de grandes
brigues et partialités de faveurs entre les speél:ateurs, il
ne voulut point tirer au sort ceux qui devraient être
juges de ce jeu, pour adjuger le prix à celui des poètes qui
l'aurait mieux mérité ; mais quand Cimon et les autres
capitaines entrèrent au théâtre pour voir l'ébattement,
après qu'ils eurent fait les oblations ordinaires et accou­
tumées au dieu en l'honneur duquel se font les jeux, il les
arrêta, et leur fit prêter le serment de juger selon le droit
1088 CI MON

et l'équité, à dix qu'ils étaient de chaque lignée du peuple


un, et, le serment prêté, les fit asseoir comme juges pour
donner leur sentence, lequel des poètes devait emporter
le prix. Si s'efforcèrent tous de faire le mieux qu'ils purent
pour la dignité des juges ; mais Sophocle, par sentence
d'iceux, fut déclaré le vainqueur ; de quoi Eschyle, à ce
que l'on dit, fut si dolent et si marri, qu'il ne demeura
guères depuis à Athènes, mais s'en alla par dépit en Sicile,
là où il mourut, et fut inhumé près la ville de Gèle12 •
XV. Ion écrit13 qu'étant encore jeune garçon nouvelle­
ment venu de Chio à Athènes, il soupa un jour avec
Cimon au logis de Laomédon, et qu'à la fin du souper,
après que l'on eut fait les effusions accoutumées aux
dieux, Cimon fut prié par la compagnie de vouloir chan­
ter ; ce qu'il fit de bien bonne grâce, tellement que tous
les assisl:ants l'en louèrent grandement, disant qu'il était
plus civil et plus gentil que Thémisl:ocle, lequel, en une
pareille assemblée où l'on le pria de vouloir jouer de la
cithare, répondit qu'il n'avait point appris à chanter ni à
jouer de la cithare, mais qu'il savait bien faire d'une petite
et pauvre ville une riche et puissante cité. Après cela les
propos et devis de la compagnie étant, comme il advient,
coulés à parler des faits et gesl:es de Cimon, et ayant les
principaux été récités, lui-même en raconta un qu'il
esl:imait le plus avisé, et fait de plus grand sens que nul
de tous autres qu'il eût onques faits ; car comme les
Athéniens et leurs alliés ensemble eussent pris grand
nombre de prisonniers Barbares dans les villes de Sesl:os
et de Byzance, les alliés par honneur lui déférèrent la
prééminence de départir entre eux le butin, ce qu'il fit et
mit en un lot les corps tout nus des Barbares, et en l'autre
tous leurs accoutrements et toutes leurs dépouilles.
Les alliés trouvèrent ce partage fort inégal ; mais néan­
moins Cimon leur donna l'option de choisir lequel ils
voudraient des deux, et que les Athéniens se contente­
raient de l'autre qu'ils laisseraient. Si y eut un capitaine
samien, nommé Hérophytus, qui conseilla aux alliés de
prendre plutôt les bagues et dépouilles des Perses que
les Perses mêmes ; ce qu'ils firent ; car ils prirent les
hardes et accoutrements des prisonniers, et laissèrent les
personnes aux Athéniens. A l'occasion de quoi Cimon
pour lors fut au jugement de la commune esl:imé mauvais
partageur, parce que les alliés emportaient force chaînes,
CI MON

carcans et bracelets d'or, force beaux et riches accoutre­


ments de pourpre à la persienne; et les Athéniens emme­
naient des corps tout nus d'hommes mous et mal accou­
tumés au travail et à la peine; mais peu de temps après les
parents et amis de ces prisonniers vinrent de la Phrygie
et de la Lydie, qui les rachetèrent d'une grosse somme de
deniers chacun, tellement que Cimon en amassa tant d'ar­
gent, qu'il en soudoya et entretint toutes ses galères l'es­
pace de quatre mois, et si en demeura encore une bonne
quantité à l'épargne d'Athènes de la rançon qu'ils payèrent.
XVI. Étant donc Cimon devenu riche, il dépensa les
biens qu'il avait honorablement gagnés sur les Barbares,
encore plus honorablement à en subvenir aux nécessités
de ses pauvres citoyens; car il fit ôter toutes les clôtures
de ses terres et héritages, afin que les étrangers passants,
et ses citoyens qui en auraient affaire, y pussent prendre
du fruit qui y serait, tant comme ils en voudraient sans
danger, et tenait tous les jours en sa maison une table,
non friande, mais où il y avait à manger pour beaucoup
de personnes, et où les pauvres bourgeois qui y vou­
laient venir étaient reçus et repus, sans qu'ils eussent
besoin de travailler de leur métier pour vivre, afin qu'ils
eussent plus grand loisir de vaquer aux affaires de la
chose publique; toutefois le philosophe Aristote écrit
que ce n'était pas à tous Athéniens indifféremment qu'il
tenait maison, mais à ceux qui étaient du bourg de Lacia
seulement, dont lui-même était natif. Davantage il avait
toujours à l'entour de lui quelques jeunes hommes de ses
domestiques, bien vêtus, et si d'aventure, en allant par
la ville, il rencontrait quelque vieux citoyen qui fût pau­
vrement vêtu, il faisait dépouiller un de ces jeunes gens,
et changer d'accoutrement avec lui, et cela n'était point
pris en mauvaise part, mais semblait à tous chose véné­
rable; qui plus est, ces mêmes jeunes hommes portaient
toujours sur eux bonne somme d'argent, et quand ils
trouvaient sur la place ou par les rues quelque honnête
citoyen qu'ils connussent être souffreteux, ils lui met­
taient secrètement, sans mot dire, quelque pièce d'argent
en la main. De quoi il semble que le poète même Cratinus
parle en une sienne comédie intitulée les Archiloques :

Métrobius scribe suis, qui m'étais


Trop tôt vanté, et qui me promettais
CI MON
De bien traiter ma vieillesse à la table
Du bon Cimon, aux pauvres charitable,
Et achever le re§te de mon âge
Avec ce grand et divin personnage,
Premier des Grecs en toute honnêteté,
Et mêmement en hospitalité 14 •
Davantage Gorgias Léontin disait que Cimon acquérait
des biens pour en user, et qu'il en usait pour être
honoré 16 ; et Critias, celui qui fut l'un des trente tyrans
d'Athènes, en ses élégies souhaite et demande aux dieux
Des héritiers de Scopas l'opulence,
Le noble cœur et la magnificence
Du preux Cimon, et d'Agésilaüs
Les glorieux trophées qu'il a eus".
XVII. Le nom de Lichas Spartiate a été fort renommé
et célébré entre les Grecs ; et toutefois nous n'en savons
autre cause pourquoi, sinon qu'à un j ou r de fête solen­
nelle, où les j eunes gens s'exerçaient et dansaient tout
nus en la ville de Sparte, il avait accoutumé de fêtoyer les
étrangers qui y venaient pour voir l'ébattement. Mais la
magnificence de Cimon surpassait la libéralité, humanité
et hospitalité ancienne des Athéniens ; car ils ont les pre­
miers enseigné aux hommes par toute la Grèce comment
il fallait semer le blé et en user pour se nourrir, et ont
aussi montré l'usage des eaux des fontaines, et comment
il fallait allumer et entretenir le feu . Là où Cimon, fai­
sant de sa propre maison un hôpital, où tous ses pauvres
citoyens étaient nourris et alimentés, et laissant aux
étrangers passants cueillir les fruits qui croissaient à
chaque saison en ses terres, ramenait, par manière de dire,
une autre fois au monde cette communauté de biens que
les poètes disent avoir anciennement été sous le règne
de Saturne. Et quant aux obj eél:ions de ceux qui calom­
niaient cette honnête libéralité, disant que c'était pour
flatter la commune et gagner la bonne grâce du menu
populaire, ils étaient réfutés et convaincus par la manière
de vivre qu'il suivait au demeurant ; car il tenait le parti
de la noblesse, et vivait à la guise des Lacédémoniens ;
ce qui appert, parce qu'il fut toujours contraire à Thé­
rni�ocle, lequel augmentait et élevait outre mesure l'au­
torité et puissance du peuple, et pour cet effet se joignait
avec Ari�ide, et s 'attacha à Éphialte, lequel en faveur du
CI MON

peuple voulait ôter et abolir la cour d'aréopage. Et là


où tous les autres gouverneurs de son temps, excepté
Aristide et Éphialte, étaient concussionnaires et tous
atteints de corruption, lui au contraire se maintint toute
sa vie incorruptible au fait du gouvernement de la chose
publique, et eut toujours les mains nettes, faisant, disant
et conseillant toutes choses purement et nettement en
l'administration des affaires publiques, sans jamais pour
ce faire prendre argent de personne quelconque. Auquel
propos on trouve écrit qu'un seigneur persien, nommé
Résacès, traître à son maître le roi de Perse, s'enfuit un
jour à Athènes, là où comme il fut tous les jours harassé
et déchiré par les crieries ordinaires des calomniateurs
qui l'accusaient envers le peuple, il eut à la fin recours à
Cimon, et lui porta jusques en sa salle deux coupes toutes
pleines, l'une de dariques d'or, et l'autre de dariques
d'argent [qui sont pièces de monnaie ainsi appelées à
cause que le nom de Darius y était écrit] ; ce que voyant,
Cimon s'en prit à rire, et lui demanda lequel des deux il
aimait mieux qu'il fût, ou son ami, ou son mercenaire.
Le Barbare lui répondit qu'il aimait trop mieux l'avoir
pour ami. « Remporte donc, lui réplique Cimon, ton or
» et ton argent, et t'en va ; car si je suis ton ami, il sera
» toujours à mon commandement, pour en user toutes
» et quantes fois que j'en aurai affaire. »
XVIII. Environ ce temps-là commencèrent les alliés
et confédérés des Athéniens à se lasser de la guerre contre
les Barbares, désirant vivre désormais en repos, et vaquer
au labourage et à leur trafic et ménage, attendu qu'ils
avaient chassé les ennemis de leur pays, et qu'ils ne leur
faisaient plus d'ennui ; au moyen de quoi ils payaient
bien l'argent à quoi ils avaient été cotisés, mais ils ne
voulaient plus fournir d'hommes ni de vaisseaux comme
auparavant ; à quoi faire les autres capitaines athéniens
les contraignaient par toutes voies, et faisaient le procès
à ceux qui y faillaient, les condamnant en grosses
amendes, si rudement qu'ils en rendaient la principauté
et seigneurie des Athéniens odieuse à leurs alliés. Mais
Cimon prenait un chemin tout contraire à cela ; car il ne
forçait ni ne contraignait personne, mais se contentait de
prendre de l'argent et des vaisseaux vides de ceux qui
ne voulaient ou ne pouvaient servir de leurs personnes,
étant bien aise de les laisser abâtardir et apparessir en
C I MON

leurs maisons par les attraits du repos, et devenir au lieu


qu'ils soulaient être bonnes gens de guerre, laboureurs,
marchands et ménagers, du tout aliénés des armes par
leur bêtise, et par l'envie qu'ils avaient de vivre à leur
aise en délices ; et au contraire, faisant toujours monter
sur ses galères bon nombre des Athéniens les uns après
les autres, et les endurcissant au travail par continuels
voyages, il fit qu'en peu de temps ils devinrent seigneurs
et maîtres de ceux mêmes qui les soudoyaient et entre­
tenaient, parce qu'ils s'accoutumèrent petit à petit à
flatter et à craindre iceux Athéniens, lesquels ils voyaient
être continuellement à la guerre, ayant toujours le har­
nais sur le dos et les armes en la main, s'aguerrissant à
leurs dépens, et par le moyen de la solde et de l'argent
qu'ils fournissaient : tellement qu'à la fin ils se trouvèrent
sujets et tributaires, au lieu qu'ils étaient compagnons et
alliés au commencement.
XIX. Aussi n'y eut-il jamais capitaine grec qui
rabaissât et refrénât plus la fierté ni la puissance du grand
roi de Perse, que fit Cimon ; car, après l'avoir déchassé
hors de toute la Grèce, il ne le laissa pas en repos ; mais
le poursuivant au pied levé, comme l'on dit communé­
ment, avant que les Barbares pussent reprendre leur
haleine, ou donner de sens rassis ordre à leurs affaires, il
usa de telle diligence qu'il prit aucunes de leurs villes par
force, et d'autres par pratiques, qu'il fit rebeller à
l'encontre du roi, et se tourner du côté des Grecs, telle­
ment qu'il ne demeura pas un homme de guerre pour le
roi de Perse en toute l'Asie, depuis le pays d'lonie
jusques en la Pamphylie ; qui plus est, étant averti que
les capitaines du roi étaient en la côte de la Pamphylie
avec une grosse armée de mer, et grande flotte de vais­
seaux, voulant les épouvanter, de sorte qu'ils n'osassent
plus se montrer ni comparoir en toute la mer qui est
au-deçà des îles Chélidoniennes 17 , il se partit de l'île de
Gnide, et de la ville de Triopium avec deux cents galères,
lesquelles avaient été dès le commencement très bien
faites et devisées par Thémistocle, tant pour cingler légè­
rement, que pour tournoyer facilement ; mais Cimon les
fit alors élargir et tirer le plancher d'un côté jusques à
l'autre, afin qu'elles pussent porter plus grand nombre de
gens de guerre en bataille pour assaillir les ennemis. Si
dressa son cours premièrement à l'encontre des Phasé-
CIMON

lites, qui étaient Grecs de nation, et néanmoins ne vou­


laient ni se tourner du côté des Grecs, ni recevoir leur
armée en leurs ports; si courut d'arrivée et pilla tout leur
plat pays, puis approcha son armée de leurs murailles;
mais ceux de Chio, anciens amis des Phasélites, étant à
ce voyage en l'armée de Cimon, adoucirent un peu son
courroux, et firent savoir de leurs nouvelles à ceux de
dedans la ville, par des lettres qu'ils attachaient à des
flèches, et les tiraient par-dessus les murailles, tant qu'à
la fin ils moyennèrent leur appointement, sous condition
que les Phasélites paieraient pour l'amende dix talents,
qui sont environs six mille écus18 ; et au demeurant, qu'ils
suivraient l'armée des Grecs, et combattraient de là en
avant avec eux et pour eux à l'encontre des Barbares.
XX. Or dit Éphorus que le capitaine persien qui avait
charge de l'armée de mer s'appelait Tithraustes, et de
celle de terre Phérendates. Mais Callisthène écrit19
qu'Aryomande, fils de Gobrias, était lieutenant du roi,
ayant l'autorité principale sur toute l'armée, laquelle
était à l'ancre, auprès du fleuve Eurymédon, n'ayant
aucune volonté de combattre, à cause qu'ils attendaient
un renfort de quatre-vingts voiles phéniciennes, qui leur
devaient venir de Cypre. Mais Cimon au contraire, cher­
chant à les combattre avant que les galères phéniciennes
se pussent l. oindre à eux, mit les siennes en bataille,
délibéré de es assaillir pour les contraindre de venir au
combat, si d'eux-mêmes ils ne voulaient venir. �oi
voyant, les Barbares se retirèrent premièrement au­
dedans de la bouche du fleuve Eurymédon, afin qu'on
ne les pût environner par-derrière, ni forcer de venir à la
bataille malgré eux ; toutefois quand ils virent que les
Athéniens les venaient chercher j usques là, ils leur
voguèrent à l'encontre avec une flotte de six cents voiles,
comme le met Phénodème, ou, comme écrit Éphorus,
avec trois cent cinquante seulement; mais ils ne firent
rien digne d'une telle et si grosse puissance, au moins
quant au combat de mer, mais tournèrent incontinent
les proues vers le rivage, là où ceux qui le purent gagner
à temps se sauvèrent de vitesse dans l'armée de terre,
qui n'était pas loin de là, en ordonnance de bataille ; mais
les autres que l'on put attraper en chemin furent occis,
et leurs galères mises à fond ou prises, à quoi l'on put
connaître qu'il y en avait un grand nombre, car il s'en
1 094 CIMON

sauva beaucoup, comme il e� vraisemblable, et y en eut


aussi beaucoup de brisées, et néanmoins encore en
prirent les Athéniens deux cents prisonnières.
XXI. Cependant leur armée de terre s'approcha du
bord de la mer, parquoi Cimon fut un peu en doute s'il
devait faire sortir ses gens en terre ou non, parce qu'il
lui semblait chose bien malaisée et dangereuse de prendre
terre malgré les ennemis, et d'exposer les Grecs, qui
étaient travaillés et lassés du premier combat, aux Bar­
bares qui étaient entiers, frais et reposés, et en nombre
plusieurs contre un; toutefois, voyant que ses gens se
confiaient en leurs forces, outre le courage que leur
donnait la première viétoire, et qu'ils ne demandaient
aut�e chose que d'aller charger les ennemis, il les fit
descendre en terre encore tout bouillants de l'ardeur de
la première bataille. Si coururent incontinent de grande
roideur et avec hauts cris à l'encontre des Barbares, qui
les attendirent de pied ferme, et soutinrent le premier
choc vaillamment; au moyen de quoi la mêlée fut fort
âp re et fort cruelle, et y moururent tous les plus gens de
bien et les plus gros personnages de l'armée des Athé­
niens, mais les autres combattirent si vertueusement qu'à
la fin le champ leur demeura, et à toute peine tournèrent
les Barbares en fuite, dont ils occirent une bonne partie
sur la place, et prirent les autres prisonniers avec toutes
leurs tentes et pavillons, qui étaient pleins de toute sorte
de biens et de richesses.
XXII. Ainsi Cimon, comme un vaillant champion des
jeux sacrés, ayant en un même jour emporté deux vic­
toires, et ayant surmonté la navale que les Grecs avaient
gagnée dans le canal de Salamine, par celle qu'il gagna
fors sur la terre, et celle que les Grecs gagnèrent par
terre devant la ville de Platée, par celle qu'il gagna ce
jour même en la mer, ne se contenta pas encore de cela;
car, après deux si belles et si glorieuses viétoires gagnées,
il combattit encore pour l'honneur du trophée, étant
averti que les quatre-vingts voiles phéniciennes, trop
tard venues pour se trouver en la première bataille navale,
étaient arrivées au chef de Hydre, il cingla en toute dili­
gence cette part. Or ne savaient encore les capitaines de
cette flotte rien de certain de la défaite de leur armée
principale; mais en étaient en doute, ne pouvant se per­
suader qu'elle eût ainsi été déconfite; au moyen de quoi,
CIMON io9 s

ils furent de tant plus effrayés quand ils aperçurent de


loin l'armée viB:orieuse de Cimon ; et en conclusion ils
perdirent tous leurs vaisseaux, et la plus grande partie de
leurs gens, qui furent tous ou noyés ou occis.
XXIII. Cet exploit d'armes rabaissa et dompta telle­
ment l'orgueil du roi de Perse, qu'il en fit ce traité de
paix qui est tant mentionné dans les anciennes histoires,
par lequel il promit et j ura que de là en avant ses armes
n'approcheraient point plus près de la mer de Grèce, que
de la carrière d'un cheval, et ne navigueraient point plus
avant que les îles Chélidoniennes et Cyanées, avec galères
ni autres vaisseaux de guerre. Toutefois l'historien Callis­
thène écrit que cela ne fut point couché dans le traité,
mais que le roi l'observait pour l'effroi qu'il eut de cette
grande défaite, et que depuis il se tint touj ours si loin de
la mer de Grèce, que Périclès avec cinquante voiles, et
Éphialte avec trente seulement, naviguèrent j usques par­
delà les îles Chélidoniennes, sans que j amais il leur vînt
à l'encontre flotte quelconque des Barbares. Si est-ce
pourtant, qu'entre les aB:es publics d'Athènes que Cra­
tère a recueillis, se trouvent les articles de cette paix cou­
chés tout du long, comme d'une chose qui véritablement
a été ; et tient-on que pour cette occasion les Athéniens
fondèrent un autel de la Paix, et qu'ils firent un très
grand honneur à Callias, qui avait été ambassadeur devers
le roi de Perse pour lui faire j urer ce traité.
XXIV. Après donc que les dépouilles des ennemis
eurent été vendues à l'encan, il se trouva tant d'or et
d'argent dans les coffres de l'épargne, qu'il suffit à toutes
autres affaires, et encore en fit-on b âtir le pan de muraille
du château qui regarde vers le midi, tant ce voyage et
cette détrousse les enrichit. Et dit-on que la fabrique des
longues murailles qui j oignent la ville avec le port que
l'on appelle les Jambes, fut bien bâtie et parachevée
depuis ; mais que les premiers fondements en furent faits
de l'argent que Cimon fournit et bailla lui-même ; et
parce que l'ouvrage se rencontrait en lieux pleins d'eaux
et marécageux, qu'il fallut affermir le marais à force cail­
loux et gros quartiers que l'on jeta au fond à pierre per­
due. Ce fut aussi lui qui embellit et orna le premier la
ville d'Athènes de lieux de libéral exercice et d'honnête
ébattement, lesquels, peu de temps après, furent en très
grande recommandation ; car il fit planter des plantes en
CIMON

la grande place, et de l'Académie, qui auparavant était


sèche et nue, il en fit un plaisant verger et bocage bien
arrosé de fontaines qu'il y conduisit, et y fit dresser de
belles allées couvertes pour se promener, et de belles
carrières longues et nettes pour courir.
XXV. �clque temps après, il eut nouvelles que cer­
tains Persiens qui tenaient la Chersonèse, c'eill:-à-dire
demi-île du pays de Thrace, n'en voulaient point sortir,
mais appelaient à leur aide les peuples de la haute Thrace
pour leur aider à la défendre contre lui, duquel ils ne
faisaient point de compte, parce qu'il était parti d'Athènes
avec bien petit nombre de vaisseaux ; il leur alla courir
sus avec quatre galères seulement, et en prit treize des
leurs. Par ainsi en ayant chassé les Persiens, et subjugué
les Thraciens, il conquit à son pays toute la Chersonèse
de Thrace, et au partir de là s'en alla contre ceux de l'île
de Thasos, qui s'étaient rebellés contre les Athéniens,
et, les ayant défaits en bataille par mer, où il gagna trente
et trois de leurs vaisseaux, il prit davantage leur ville par
siège, et acquit aux Athéniens les mines d'or20 qui sont
au-delà de leur ville, avec toutes les terres qui leur
appartenaient.
XXVI. Cette conquête lui donnait grande commodité
et moyen de passer en la Macédoine, et d'en occuper dès
lors une bonne partie ; mais, ne l'ayant pas voulu faire, il
fut soupçonné d'en avoir pris de l'argent et de s'être
laissé corrompre par présents du roi Alexandre2 1 , et de
fait il en fut appelé en juiltice par conspiration de ses
malveillants qui se bandèrent à l'encontre de lui ; mais en
se défendant, et déduisant ses juill:ifications devant les
juges, il leur dit : « Je n'ai point contraB:é d'amitié ni
» d'hospitalité avec les Ioniens, ou avec les Thessaliens,
» qui sont peuples riches et opulents, ni n'ai point pris
» leurs affaires en main, comme ont fait quelques autres
» pour être par eux honorés et en recevoir du profit ;
» mais bien ai-je pris hospitalité avec les Lacédémoniens,
» parce que j'aime et veux imiter leur tempérance, sobriété
» et simplicité en leur manière de vivre, laquelle je pré­
» fère à tous biens et à toute richesse, combien que ·e sois
» bien aise d'enrichir la chose publique des dépouilles de
» nos ennemis. » Stésimbrote, faisant mention de cette
accusation, dit qu'Elpinice, sa sœur, s'en alla au logis de
Périclès, qui était le plus âpre et le plus véhément de tous
CIMON 1 097

ses accusateurs, pour le prier de ne vouloir pas si âpre­


ment poursuivre son frère, et que Périclès en souriant lui
répondit : « Tu es trop vieille, Elpinice, tu es trop vieille
» désormais, pour venir au-dessus de telles affaires »;
mais néanmoins quand ce vint à plaider la cause, il lui fut
plus doux que nul autre des accusateurs, et ne se leva
qu'une seule fois pour parler contre lui comme par
manière d'acquit, de sorte qu'il échappa, et fut absous
à pur et à plein de cette accusation.
XXVII. Au demeurant, tant qu'il fut présent en la
ville, il refréna et retint toujours l'insolence du peuple,
qui entreprenait sur l'autorité des gens de bien, et tirait
à soi toute souveraineté de puissance et de commande­
ment; mais aussitôt qu'il fut parti pour s'en aller à la
guerre, la commune, n'ayant plus personne qui lui contre­
dît, renversa sens dessus dessous tout le gouvernement
de la ville, et confondit toutes les anciennes lois et cou­
tumes dont ils avaient usé de tout temps, et ce, à l'in§tiga­
tion et par la menée d'Éphialte; car ils ôtèrent la connais­
sance de toutes causes presque à la cour d'aréopage, et,
mettant toute l'autorité des jugements entre les mains du
peuple, réduisirent l'état de la cité en pure démocratie,
c'est-à-dire en gouvernement où le peuple a plein pou­
voir et souveraine puissance, étant déjà Périclès en grand
crédit, lequel favorisait au parti de la commune. Parquoi
Cimon, à son retour, trouvant que l'autorité du sénat et
du conseil avait ainsi honteusement été diminuée, en fut
fort marri, et tâcha de remettre les jugements ainsi
comme ils étaient auparavant, et re§tituer le gouverne­
ment des gens de bien qui avait été établi du temps de
Clisthène; mais adonc recommencèrent ses ennemis à crier
contre lui, renouvelant te mauvais bruit qui avait autre­
fois couru de lui, u'il entretenait sa propre sœur �er­
maine, et outre cela1e calomniant de favoriser aux affaires
des Lacédémoniens, à quoi se rapportent des vers du
poète Eupolis, fort divulgués à l'encontre de Cimon :

Méchant n'est-il, mais il est négligent,


Aimant le vin pl.us qu'il ne fait l'argent,
Et quelquefois secrètement s'écarte
Pour s'en aller les nuits coucher à Sparte,
Laissant sa sœur au logis, la pauvrette
Elpinice, dormir toute seulette11 •
CIMON

XXVIII. Et s'il e� ainsi qu'étant paresseux et sujet au


vin, il ait pris tant de villes et gagné tant de batailles, il est
certain que, s'il eût été sobre et vigilant, il n'y eût eu ni
devant ni après lui capitaine grec qui l'eût passé en gloire
de faits d'armes. Bien il e� vrai que dès son commence­
ment il aima toujours les mœurs des Lacédémoniens ; car
de deux enfants j umeaux qu'il eut d'une femme clito­
rienne, il en nomma l'un Lacédémonius, et l'autre Éléus,
ainsi comme Stésimbrote l'écrit, disant que pour cela
Périclès leur reprocha souvent le lignage de leur mère ;
toutefois Diodore le géographe écrit que et ceux-là et un
autre troisième, nommé Thessalus, lui étaient nés d'Iso­
dice, fille d'Euryptolème, fils de Mégaclès. Comment que
ce soit, il e� tout certain que son crédit s'augmenta de
beaucoup par le port et la faveur que lui faisaient les
Lacédémoniens, lesquels haïssaient déjà Thémistocle, et
en haine de lui étaient bien aises que Cimon, qui était
encore jeune homme, eût plus de pouvoir et d'autorité
que lui à Athènes ; de quoi les Athéniens mêmes s'aper­
cevaient bien, et n'en étaient point marris du commence­
ment, pour autant que cette bienveillance des Lacédémo­
niens envers lui leur apportait de grandes commodités ;
car quand ils commencèrent à s'agrandir en puissance, et
à pratiquer secrètement que les Grecs alliés laissassent les
Lacédémoniens pour se joindre à eux, ils ne s'en fâchèrent
point, par l'honneur et l'amour qu'ils portaient à Cimon,
lequel pour lors maniait seul presque toutes les affaires
des Grecs, à cause qu'il se portait humainement et gra­
cieusement envers les alliés, et était fort agréable aux
Lacédémoniens ; mais depuis, quand ceux d'Athènes
furent devenus grands et puissants, et qu'ils virent que
Cimon n'adhérait pas pour un peu aux Lacédémoniens,
mais les aimait trop à leur gré, ils en eurent dépit, parce
qu'à tout propos il les magnifiait et hautlouait devant
eux; et mêmement quand il les voulait reprendre de
quelque faute qu'ils avaient commise, ou bien qu'il les
voulait induire à faire quelque chose, « Les Lacédémo­
» niens, ce leur disait-il, n'ont garde de faire ainsi. »
Cela, comme dit Stésimbrote, lui suscitait grandement
l'envie et la haine de ses citoyens.
XXIX. Mais la principale charge que l'on lui mit sus,
et celle qui plus lui porta de nuisance, advint par une telle
occasion : la quatrième année du règne d'Archidame, fils
CIMON 1 099

de Zeuxidame, roi de Sparte, il advint le plus grand et le


plus épouvantable tremblement de terre en la ville de
Lacédémone et aux environs dont il soit mémoire aupa­
ravant; car la terre, en plusieurs endroits de la contrée,
s'ouvrit et se baissa comme un abîme; la montagne de
Taygète en branla si terriblement, qu'il y en eut des
pointes de rochers qui tombèrent en bas; toute la ville
entièrement en fut brisée et concassée, excepté cinq mai­
sons; car toutes les autres furent ruinées. Et dit-on qu'un
peu devant qu'il commençât, les jeunes hommes de la
ville, avec les jeunes garçons, s'ébattaient aux exercices
du corps, tout nus, dans un portique et galerie couverte;
et comme ils se jouaient ensemble, il se leva auprès d'eux
un lièvre. Les jeunes hommes, l'ayant aperçu, se mirent à
courir après, et à le poursuivre tout ainsi nus et huilés
qu'ils étaient, avec grande risée. Ils ne furent pas plus tôt
partis, que le comble de la galerie tomba sur les garçons
qui étaient demeurés dessous, et les accabla tous. En
mémoire de quoi le tombeau où ils furent depuis inhumés
s'appelle jusques aujourd'hui Sismatias, comme qui dirait
la sépulture de ceux que le tremblement de terre a tués.
Mais le roi Archidame, s'avisant soudainement par le
danger présent de celui qui était prêt à advenir, et voyant
que ses citoyens ne tâchaient qu'à sauver leurs plus pré­
cieux meubles, et les tirer de leurs maisons, fit vitement
sonner aux trompettes une chaude alarme, comme si les
ennemis fussent venus leur courir sus en surprise, afin
que les habitants de la ville, toute autre œuvre laissée,
accourussent en diligence avec leurs armes devers lui.
Cela sans point de doute sauva pour lors la ville de
Sparte, parce que les Ilotes, qui sont leurs paysans, et
ceux des petites villes d'alentour, accoururent de toutes
parts en armes pour surprendre au dépourvu et saccager
ceux qui seraient échappés de ce tremblement23 ; mais
quand ils les trouvèrent bien armés en ordonnance de
bataille, ils s'en retournèrent comme ils étaient venus, et
depuis commencèrent à leur faire la guerre ouvertement,
ayant attiré aucuns de leurs voisins à leur ligue, même­
ment les Messéniens, qui avec eux firent à bon escient la
guerre aux Spartiates; parquoi les Lacédémoniens
envoyèrent Périclidas à Athènes pour demander secours,
duquel le poète Aristophane se moquant, dit :
I I OO CIMON
Pâle, séant sur les autels toujours,
En robe rouge il demande secours".

A quoi Éphialte résistait fort et ferme, criant et protes­


tant que l'on ne devait point secourir ni relever une cité
ennemie de celle d'Athènes, mais plutôt la laisser gisante
par terre, et souffrir fouler aux pieds l'orgueil et l'arro­
gance de Sparte.
XXX. Mais Cimon, ainsi que dit Critias, préférant le
bien de Sparte à l'accroissement de son pays, fit tant qu'à
sa persuasion le peuple l'envoya avec bon nombre de
gens de guerre à leur secours; qui plus est, Ion met les
paroles mêmes dont il usa pour émouvoir le peuple à lui
oétroyer sa demande ; car il les pria de ne vouloir pas
permettre que la Grèce clochât, comme si Lacédémone
eût été l'un de ses pieds, et Athènes l'autre, ni souffrir que
leur cité fût privée de sa compagne au joug de la défense
de la Grèce. Ayant donc obtenu secours pour mener aux
Lacédémoniens, il passa son armée par les terres des
Corinthiens, de quoi Lachartus, capitaine de Corinthe, se
courrouça à lui, disant qu'il ne devait point être ainsi
entré dans leur pays en armes, sans premièrement en
avoir demandé congé à ceux de la ville; parce que,
disait-il, quand on bat à la porte d'une maison privée,
encore n'entre-t-on pas dedans, que premièrement le
maître de la maison ne le commande. Adonc lui répliqua
Cimon : « Mais vous autres Corinthiens, n'avez pas
» heurté aux portes des Cléoniens ni des Mégariens pour
» y entrer dedans, mais les avez rompues et y êtes entrés
» par force d'armes, estimant que tout devait être ouvert
» à ceux qui étaient les plus forts. » Ainsi répondit
Cimon audacieusement à ce capitaine corinthien, parce
qu'il en était besoin, et passa avec son armée à travers
le pays de Corinthe.
XXXI. Depuis, ceux de Lacédémone envoyèrent une
autre fois requérir secours aux Athéniens à l'encontre des
Messéniens et des Ilotes, qui sont leurs laboureurs et
esclaves, lesquels avaient saisi la ville d'Ithome; mais
quand ils furent arrivés, les Lacédémoniens eurent peur
de la grande puissance. qu'ils avaient amenée et de leur
hardiesse; à l'occasion de quoi ils les renvoyèrent sans
rien faire aux seuls de tous les alliés, qui étaient venus à
leurs secours, comme gens prompts à entreprendre toutes
CI MON I I OI

nouvelletés. Les Athéniens s'en retournèrent fort mal­


contents de ce renvoi, et toujours depuis voulurent grand
mal à ceux qui favorisaient aux affaires des Lacédémo­
niens; au moyen de quoi, pour la moindre occasion qu'ils
purent avoir à l'encontre de Cimon, ils le bannirent de
leur pays pour dix ans; car c'était le terme préfixe à ceux
qui étaient relégués et bannis par le ban de !'Ostracisme,
durant lesquels dix ans les Lacédémoniens, à leur retour
de l'expédition qu'ils avaient entreprise pour délivrer la
ville de Delphes de la servitude des Phocéens, et leur ôter
la garde et surintendance du temple d'Apollon, qui est
en ladite ville, vinrent planter leur camp près la ville de
Tanagre en la Phocide, là où les Athéniens les allèrent
trouver pour les combattre.
XXXII. Ce qu'entendant, Cimon, encore qu'il fût en
exil, se rendit au camp d'Athènes avec ses armes, en
intention de faire son devoir de bien combattre avec ses
citoyens à l'encontre des Lacédémoniens, et se rangea
dans les bandes de la lignée Oénéide2�, dont il était; mais
ses malveillants commencèrent à crier contre lui, qu'il
n'était venu pour autre chose que pour troubler l'ordon­
nance de leur bataille, afin d'amener puis après les Lacé­
démoniens à la ville même d'Athènes. De quoi le grand
conseil des cinq cents hommes eut peur, et envoya faire
défense aux capitaines qu'ils eussent à le recevoir en la
bataille, de manière qu'il fut contraint de se retirer; mais,
avant que partir, il pria Euthippe, Anaphlystien, et ses
autres amis qui étaient notés et soupçonnés comme lui
de favoriser aux affaires des Lacédémoniens, qu'ils fissent
tout devoir de vaillamment combattre à l'encontre des
ennemis, afin que cette journée leur servît de décharge et
de justification de leur innocence envers leurs citoyens :
ce qu'ils firent. Car retenant ses armes26, ils dressèrent un
petit escadron d'entre eux, et combattirent si courageu­
sement et si obstinément, qu'ils y moururent tous sur le
champ, cent qu'ils étaient, laissant un grand regret et
griève repentance aux Athéniens, de ce qu'ils les avaient
ainsi faussement et à tort mécru de déloyauté envers leurs
pays, à l'occasion de quoi ils ne gardèrent pas longtemps
leur courroux à l'encontre de Cimon, en partie, comme je
crois, parce qu'ils eurent souvenance des bons services
qu'il leur avait faits par le passé, et en partie aussi parce
que la qualité du temps y aida. Car ayant été défaits en
1 1 02 C I MON

une grosse bataille devant Tanagre, ils s'attendaient que


sur le temps nouveau les Péloponésiens ne faudraient
pas de leur venir courir sus avec une grosse puissance;
au moyen de quoi ils révoquèrent le bannissement de
Cimon l;'ar un décret duquel Périclès lui-même fut auteur,
tant étaient les inimitiés des hommes civiles et modérées
en ce temps-là, et leurs courroux aisés à apaiser, là où il
était question du bien public, et tant l'ambition, qui est
la plus véhémente et la plus forte passion de toutes celles
dont les esprits des hommes sont travaillés, cédait et
s'accommodait aux affaires et aux nécessités de la chose
publique.
XXXIII. Aussitôt donc que Cimon fut de retour, il
assoupit la guerre et appointa les deux cités ensemble;
mais, voyant que les Athéniens ne pouvaient demeurer
en repos, mais voulaient être en perpétuel mouvement, et
s'enrichir et agrandir par les guerres, de peur qu'ils ne
s'attachassent à aucun peuple grec, ou qu'en rôdant à
l'entour du Péloponèse et des îles de la Grèce, avec une si
grosse flotte de vaisseaux qu'était la leur, ils ne susci­
tassent quelque occasion de guerre civile entre les Grecs,
ou de plaintes à leurs confédérés à l'encontre d'eux, il
arma et équipa deux cents galères pour aller une autre
fois faire la guerre en Chypre et en Égypte, voulant
accoutumer les Athéniens à la guerre contre les Barbares
et quant et quant les enrichir justement des dépouilles de
ceux qui leur étaient naturellement ennemis; mais sur le
point que toutes choses furent en ordre pour fartir, et
l'armée prête à s'embarquer pour faire voile, i eut une
telle vision la nuit en dormant; il lui fut avis qu'une lice
âprement courroucée aboyait contre lui, et que parmi son
aboi elle jetait une parole humaine en disant :

Viens hardiment, car mes petits et moi,


Si tu y viens, aurons plaisir de toi 17 •

Cette vision étant malaisée à résoudre et à interpréter,


Astyphile, natif de la ville de Posidonie, homme bien
exercé en telles conj eétures, et familier ami de Cimon, lui
déclara que cette vision lui prédisait sa mort, l'exposant
en telle sorte : le chien est ordinairement ennemi et veut
mal à celui à qui il aboie. Or, ne saurait-on faire plus
grand plaisir à son ennemi que de se laisser mourir;
CIMON

davantage le mélange d'une parole humaine avec l'aboi


d'une chienne ne signifie autre chose qu'un ennemi Mède,
parce que l'armée des Mèdes est mêlée de Barbares et de
Grecs. Outre cette vision, ainsi comme il sacrifiait au dieu
Bacchus, le devin ouvrit l'hostie après qu'elle eut été
immolée, et à l'entour du sang qui en découla jusques en
terre, il s'assembla une multitude grande de fourmis, qui
emportèrent petit à petit ce qui en était figé, et en endui­
sirent le gros orteil du pied de Cimon tout à l'entour,
sans que de longtemps personne s'en donnât garde ; à la
fin toutefois, Cimon d'aventure s'en avisa, et ainsi
comme il les regardait faire, le ministre du sacrifice lui
apporta montrer le foie de la bête immolée, à qui le gros
bout, qu'on appelle la tête, défaillait, et l'estimait un
très mauvais et sinistre présage.
XXXIV. Toutefois, parce que toutes choses étaient si
prêtes, qu'il ne pouvait reculer à ce voyage, il monta
sur mer et fit voile, et, envoyant soixante de ses galères
en Égypte, il alla avec le demeurant ranger derechef la
côte de la Pamphylie, là où il défit en bataille navale
l'armée du roi de Perse, qui était de galères phéniciennes
et ciliciennes, et conquit les villes d'alenviron, épiant
toujours les moyens de pénétrer au-dedans de l'Égypte;
car il ne mettait point de petites entreprises en son enten­
dement, mais desseignait de détruire tout l'empire entiè­
rement du grand roi de Perse, pour autant mêmement
qu'il était averti que Thémistocle était en grand honneur
et en grand crédit entre les Barbares, à cause qu'il avait
promis à leur roi de lui conduire son armée, et lui faire
de grands services, toutes et quantes fois qu'il voudrait
faire la guerre aux Grecs. Et dit-on que ce fut la princi­
pale cause pour laquelle Thémistocle se fit volontaire­
ment mourir, qu'il désespérait de pouvoir conduire les
affaires de la Grèce au point qu'il avait promis, sentant
bien qu'il n'était pas facile de vaincre la vertu et félicité
de Cimon, lequel pour lors tenait son armée au long de
l'île de Chypre, projetant en soi-même de bien grandes
entrepris es ; mais, en ces entrefaites, il envoya quelques­
uns de ses gens à l'oracle de Jupiter Ammon, pour l'en­
quérir de quelque chose secrète; car nul ne sut jamais, ni
lors ni depuis, pour quelle cause il les y avait envoyés;
aussi n'en rapportèrent-ils aucune réponse, car ils ne
furent pas plus tôt arrivés, que l'oracle leur commanda
I I 04 CI MON

qu'ils s'en retournassent; pour autant (leur dit-il) que


Cimon était déjà par devers lui. Cette réponse ouïe, les
envoyés reprirent incontinent leur chemin devers la mer ;
et quand ils furent de retour au camp des Grecs, qui
pour lors était en Égypte, ils entendirent que Cimon était
décédé, et en rapportant le nombre des jours qui étaient
passés depuis sa mort au temps que Jupiter leur avait
répondu que Cimon était déjà par devers lui, ils connurent
que couvertement il leur avait signifié son trépas, et que
dès lors il était avec les dieux.
XXXV. Il mourut au siège de la ville de Citium en
Cypre, comme aucuns disent, ou bien d'un coup qu'il
reçut en une rencontre, comme disent les autres 28 ; et en
mourant, il commanda à ceux qui étaient sous sa charge
qu'ils s'en retournassent au pays sans éventer ni publier
sa mort; ce qui fut fait si sagement et si dextrement
qu'ils s'en retournèrent tous à sauveté, sans que personne
des ennemis ni des alliés même s'en aperçût. Ainsi fut
l'armée des Grecs gouvernée et conduite par Cimon,
encore qu'il fût mort, l'espace de trente jours, comme
écrit Phanodémus, et depuis sa mort n'y a eu aucun
capitaine grec qui ait fait chose digne de mémoire contre
les Barbares, parce que les harangueurs et gouverneurs
des principales cités de la Grèce les irritèrent les unes
contre les autres, et ne se trouva personne qui se j etât
entre deux pour les départir. Ainsi se ruinèrent les Grecs
les uns les autres par guerres civiles, qui fut un grand
réi;> it pour les affaires du roi de Perse, et au contraire,
ruine de la puissance des Grecs, si grande que l'on ne le
saurait bien exprimer.
XXXVI. Il est bien vrai que, longtemps depuis, Agé­
silas fit voir les armes grecques en Asie, et y commença
un peu de guerre contre les lieutenants du roi, gouver­
neurs des basses provinces de l'Asie; mais, avant qu'il
pût faire aucun exploit mémorable, il fut rappelé par
nouveaux troubles et guerres civiles qui se ressuscitèrent
de rechef entre les Grecs, et fut contraint de s'en retour­
ner au pays, laissant les trésoriers et financiers du roi de
Perse, levant tailles et subsides sur les cités grecques de
l'Asie, quoiqu'elles fussent alliées et confédérées de Lacé­
démone; là où du temps que Cimon gouverna, l'on ne
vit onques commissaire ni sergent royal qui apportât
aucunes lettres patentes, ou mandements du roi, ni
CIMON 1 1 05

homme d'armes qui osât approcher de la mer plus près


de vingt-quatre ou vingt-cinq lieues.
Les sépultures que l'on appelle jusques aujourd'hui
Cimonia témoignent que ses cendres et ses os furent rap­
portés en Attique. Toutefois, ceux de la ville de Citium
honorent encore une certaine sépulture, qu'ils disent être
la tombe de Cimon, parce qu'en une famine et grande
stérilité de la terre, ifs eurent un oracle qui leur com­
manda de ne mettre pas Cimon en nonchaloir, ainsi
comme l'orateur Naus1crate a laissé par écrit29, mais le
révérer et honorer comme un dieu. Telle donc a été la
vie du capitaine grec.
VIE DE LUCULLUS

I. Famille de Lucullus. Il. Son habileté dans les langues grecque et


latine. IV. Sylla l'emploie en diverses circon�ances. V. Il va en
Égypte. VIII. Deux vitl:oires remportées par Lucullus sur les
flottes de Mithridate. IX. Il surprend les habitants de Mytilène,
et les défait. XI. Il e� nommé consul . XII. Il e� chargé de la
guerre contre Mithridate. XXI. Avantage considérable remporté
par Lucullus sur les troupes de Mithridate. XXII. Nouvelle
vitl:oire de Lucullus. XXVII. Il va se camper vis-à-vis de Mithri­
date. XXXI. Mithridate prend la fuite. XXXII. Il fait mourir
ses femmes et ses sœurs. XL. Entrevue de Mithridate et de
Tigrane. XLI. Lucullus s'empare de la ville de Sinope. XLII.
Il reçoit avis de l'approche de Tigrane et de Mithridate. XLIV. Il
passe )'Euphrate. LIV. Vitl:oire complète de Lucullus. LVI.
Mithridate recueille Tigrane dans sa fuite. LVII. Lucullus prend
la ville de Tigranocerta. LX. Il bat les Arméniens en plusieurs
rencontres. LXII. Vitl:oire remportée par Lucullus. LXV. Ré­
flexions sur le changement de sa fortune. LXVI. Discours répan­
dus à Rome contre Lucullus. LXVII. Clodius ameute l'armée
contre lui. LXXI. Entrevue de Lucullus et de Pompée.
LXXIV. Lucullus obtient avec peine l'honneur du triomphe.
LXXVI. Il répudie Clodia pour épouser Servilia, qu'il répudie
ensuite. LXXVII. Il abandonne les affaires pour vivre dans le
repos. LXXVIII. Réflexions sur la magnificence et les délices
dans lesquelles il passa la lin de sa vie. LXXX. Bons mots de
Lucullus. LXXXII. Il donne à souper à Cicéron et à Pompée
dans la salle d'Apollon. LXXXIII. Bibliothèque de Lucullus.
LXXXVII. Mort de Lucullus.
De l'an 6J O environ à l'an 7 0 0 de Rome ; avant J.-C., 14.

1. Q!!ant à Lucullus, il eut bien un aïeul personnage de


dignité consulaire, et était son oncle maternel Métellus,
celui qui fut surnommé Numidicus, pour autant qu'il
avait conquis et subj ugué la province de Numidie ; mais
son père fut atteint et convaincu de larcin au maniement
des finances de la chose publique 1 ; et Cécilia, sa mère, eut
le bruit de ne se gouverner pas honnêtement. Mais quant
à lui, avant qu'il eût eu aucun office, et qu'il se fût aucu-
LUCULLUS 1 107

nement entremis des affaires de la chose publique, le


premier aéte qu'il fit à son arrivée fut qu'il accusa et mit
en jufüce Servilius Augur, l'accusateur de son . père,
d'avoir pareillement malversé en son état, et forfait
contre la chose publique; ce que les Romains trouvèrent
un gentil aéte, et fut quelque temps que l'on ne parla
d'autre chose à Rome2 , ni plus ni moins que si c'eût été
quelque exploit de grande vaillance; car autrement
encore estimaient-ils que c'était chose généreuse et
magnanime d'accuser les méchants, sans être poussé
d'aucune occasion privée, et prenaient grand plaisir de
voir les jeunes hommes s'attacher à poursuivre en justice
ceux qui avaient forfait, ni plus ni moins que de gentils
lévriers acharnés après les bêtes sauvages. Toutefois les
brigues et poursuites furent si grandes en ce procès-là
qu'il y eut des hommes blessés, et aucuns tués sur la
place, tant que finalement Servilius fut absous3 •
II. Si était Lucullus éloquent et exercité à bien dire,
tant en langue grecque' que romaine, de manière que
Sylla lui adressa l'abrégé de ses gestes qu'il avait recueil­
lis5, comme à celui qui saurait mieux en composer une
histoire entière, et la coucher plus élégamment par
écrit; car il n'avait pas seulement le langage à main et
propre pour parler d'affaires, et pour déduire disertement
un plaidoyer, comme l'on en voit d'autres, qui, en
manière de procès, ou quand ils ont audience publique,
Semblent un thon, qui par grande roideur,
De !'Océan perce la profondeur• ;
mais puis après, quand on les tire hors des termes de la
pratique et des harangues publiques,
Ils sont à sec, et sans grâce ou science
Demeure à plat morte leur éloquence' ;
car Lucullus avait dès son jeune âge appris par honnêteté
les lettres humaines, que l'on appelle, et les sciences libé­
rales; et quand il vint sur sa vieillesse, alors il laissa son
entendement se reposer et rafraîchir, après beaucoup de
travaux, en l'étude de la philosophie, en réveillant la
partie contemplative de son âme, et amortissant, ou à
tout le moins refrénant de bom;1e heure la partie ambi­
tieuse et aétive, après le différend qu'il eut à l'encontre
de Pompée. Mais pour faire encore plus ample foi de son
no8 LUCULLUS
savoir, outre c e que nous e n avons récité, o n dit qu'étant
encore fort jeune il fit une gageure à l'encontre de l'ora­
teur Hortensius et de l'historiographe Sisenna, ne pen­
sant que se jouer du commencement, et à la fin ce fut à
bon escient, qu'il écrirait un sommaire de la guerre
Marsique8 en vers ou en prose latine ou grecque, selon
qu'il écherrait par le sort ; et lui échut la prose grecque, à
mon avis, parce que j usques aujourd'hui l'on trouve une
petite histoire en langue grecque de la guerre que les
Romains firent à l'encontre des Marses9 •
III. Il porta grande amitié à son frère Marcus Lucullus,
comme il montra par plusieurs indices dont le plus
notable, et qui se trouve plus mentionné par les Romains,
fut tel : Lucius était plus vieux que lui, et toutefois jamais
ne voulut demander ni accepter office de la chose
publique avant lui ; mais attendit le temps de son frère,
et laissa passer le sien, pour laquelle débonnaireté il
gagna tant la bonne grâce du peuple, qu'étant absent il
fut élu édile, et son frère aussi tout ensemble pour
l'amour de lui.
IV. La fleur de sa jeunesse se rencontra au temps de
la guerre Marsique, en laquelle il fit plusieurs aB:es de
bon sens et de grande hardiesse ; mais toutefois la cause
pour laquelle Sylla le tira à sa part fut plutôt sa constance,
sa douceur et débonnaireté qu'autre chose, et depuis
qu'il l'eut une fois choisi, il l'employa toujours, depuis le
commencement jusques à la fin, aux principales et plus
importantes de ses affaires ; comme fut la commission
qu'il lui bailla de faire battre de la monnaie, car la plus
grande partie de l'argent qui fut dépensé en la guerre
contre Mithridate fut monnayé dans le Péloponèse par
son commandement, à raison de quoi on appela les
pièces Luculliennes, lesquelles eurent longtemps cours
entre les gens de guerre, qui en achetaient ce qui leur
faisait besoin, sans qu'on fît difficulté de les prendre.
Depuis, étant Sylla à Athènes le plus fort par terre, mais
le plus faible par mer, de manière que ses ennemis lui
coupaient les vivres, il envoya Lucullus en Égypte et en
Libye, pour lui amener les vaisseaux qu'il trouverait en
ces quartiers-là. Or était-il au cœur de l'hiver quand il
fut dépêché, et néanmoins il ne laissa point de se mettre
à la voile avec trois brigantins de la Grèce, et autant de
galiotes rhodiennes, s'exposant non seulement au danger
LUCULLU S I I 09

de la mer en si longue navigation, mais aussi des ennemis,


lesquels, se sentant les plus forts, allaient rôdant partout,
et toujours en bonne flotte; mais, nonobstant toutes ces
difficultés, il descendit premièrement en l'île de Candie,
laquelle il tira à sa dévotion, et de là s'en alla en la ville
de Cyrène, où il trouva les habitants travaillés de guerres
civiles et de continuelles oppressions de tyrans, desquels
travaux il les garantit, et leur établit une forme de gou­
vernement, en leur ramenant en mémoire un propos que
Platon autrefois, comme en esprit de prophétie, avait dit
à leurs ancêtres. Car comme ils le priaient de leur vouloir
écrire des lois, et leur ordonner quelque bonne forme de
régir et gouverner leur chose publique, il leur répondit
qu'il était bien malaisé de donner loi à gens si riches, si
heureux et si opulents qu'ils étaient, parce qu'à la vérité
il n'est rien si malaisé à tenir sous bride que l'homme qui
se sent avoir la fortune à commandement; aussi n'y a-t-il
au contraire rien si prêt à recevoir conseil et règlement
que celui à qui fortune a couru sus. Cet admonestement
rendit les Cyréniens pour lors plus souples et plus obéis­
sants aux ordonnances que Luculh�s leur établit.
V. Au partir de là, il tira vers l'Egypte, là où il perdit
bonne partie des vaisseaux qu'il avait amassés, par une
surprise de corsaires; mais quant à sa personne, il se
sauva, et fut magnifiquement reçu en la ville d' Alexan­
drie; car toute l'armée royale de mer lui alla au-devant
en bonne ordonnance et en très bel équipage, ni plus ni
moins qu'elle avait accoutumé de faire au roi quand il
retournait de quelque voyage par mer. Le roi même,
Ptolémée, qui lors était fort jeune, lui fit le meilleur
accueil qui lui fut possible; car entre autres caresses, il
lui fit apprêter son logis et son manger dans son château
royal, là où jamais auparavant capitaine étranger n'avait
été logé, et n'ordonna pas autant de dépense seulement
pour le fêtoyer, comme il avait accoutumé de faire aux
autres, mais en commanda quatre fois autant; toutefois
Lucullus n'en usa sinon autant qu'il en eut de besoin
pour sa personne, et au demeurant ne voulut accepter
présent quelconque, combien que le roi lui en fît pré­
senter jusques à la valeur de quatre-vingts talents; qui
plus est, il ne voulut pas seulement monter jusques à la
ville de Memphis, ni visiter pas une des autres singulari­
tés et merveilles tant renommées qui sont en Égypte,
l I IO LUCULLUS
disant que cela était à faire à homme de loisir qui va par le
monde pour voir seulement, et prendre son plaisir, non
pas à lui, qui avait laissé son capitaine aux champs, tenant
siège devant les murailles de ses ennemis ; mais après
tout, ce jeune roi Ptolémée en somme ne voulut onques
entrer en ligue avec Sylla, craignant de se jeter en la guerre;
bien lui bailla-t-il gens et vaisseaux pour le conduire
jusques en Chypre. Et ainsi qu'il se voulut embar­
quer, le roi, lui disant adieu et l'embrassant, lui présenta
une fort belle et précieuse émeraude enchâssée en or,
laquelle Lucullus refusa du commencement jusques à ce
que le roi lui montra son image qui y était engravée; car
adonc il eut crainte de la rebuter, de peur que le roi,
estimant qu'il s'en fût allé du tout malcontent de lui, ne
lui fît dresser en mer quelque embûche.
VI. Si assembla quelque nombre de vaisseaux des villes
maritimes qui sont là entour, excepté de celles qui rece­
laient les pirates et écumeurs de mer, et qui étaient par­
ticipantes de leurs larcins, et avec cette flotte passa en
Chypre, là où il fut averti que ses ennemis, s'étant cachés
à l'abri de quelques pointes de terre, le guettaient pour le
surprendre au passage; à l'occasion de quoi il fit tirer
ses vaisseaux en terre, et manda aux villes d'alentour
qu'il s'était résolu d'hiverner là; et pour ce, qu'elles
eussent à lui faire provision de vivres et de toute autre
munition nécessaire pour y passer l'hiver, et attendre la
saison nouvelle; mais cependant, incontinent qu'il vit le
temps propre pour faire voile, il fit à grande hâte redé­
valer ses vaisseaux en mer, et tout aussitôt se partit,
cinglant le jour à voiles avalées et baissées, et la nuit
haussées, si bien que par le moyen de cette ruse il gagna
Rhodes, sans faire perte d'un seul vaisseau. Les Rhodiens
lui en baillèrent encore d'autres, et outre ceux-là il fit
si bien envers les Gnidiens et envers ceux de l'île de Co,
qu'ils abandonnèrent le parti du roi Mithridate, et allèrent
avec lui faire la guerre à ceux de Samos; mais lui seul
chassa de Chio les gens du roi, et remit en liberté les
Colophoniens, ayant pris prisonnier Épigone le tyran
qui les tenait en servitude.
VII. Or, environ ce temps-là avait déj à Mithridate été
contraint d'abandonner la ville de Pergame, et se retirer
en celle de Pitane, dans laquelle Fimbria le tenait bien
étroitement assiégé par terre; au moyen de quoi, ayant
LUCULLU S IIJI

son recours à la mer, il envoya querir ses forces navales


et maritimes de tous côtés, n'osant s'attacher ni hasarder
la bataille par terre contre Fimbria, qui était homme hardi
et aventureux de nature, et davantage viB:orieux pour
lors ; de quoi Fimbria s'apercevait fort bien, · mais il
n'avait aucunes forces par mer, ce qui fut cause qu'il
envoya devers Lucullus le prier de s'en aller cette part
avec sa flotte, pour lui aider à défaire ce roi, qui était
le plus grand et le plus âpre ennemi qu'eût le peuple
romain, afin qu'une si belle et si riche proie, que l'on
poursuivait avec tant de périls et tant de travaux,
n'échappât aux Romains lorsqu'ils la tenaient entre leurs
mains, et que d'elle-même elle s'était venue jeter dans
leurs rets, à quoi d'autant plus devait-il entendre, que,
s'il advenait que Mithridate fût pris, il n'y aurait per­
sonne qui rapportât plus d'honneur et de gloire de sa
prise, que lui, qui se serait mis au-devant de sa fuite, et
qui lui aurait mis sus la main lorsqu'il se serait pensé
sauver de vitesse, tellement que la louange de ce grand
exploit viendrait à être commune entre eux deux, l'un
parce qu'il l'aurait chassé de la terre, et l'autre parce qu'il
l'aurait forclos de la mer ; au demeurant que les Romains
ne feraient compte de toutes les prouesses et hauts faits
d'armes que Sylla aurait faits en la Grèce, devant les villes
de Chéronée et d'Orchomène, à comparaison de cette
prise.
VIII. Voilà les propos que Fimbria lui mandait, en
quoi il n'y avait rien où il n'y eût grande apparence ; car
il n'y a personne qui puisse douter que si Lucullus alors
l'eût voulu croire, et qu'il fût allé avec ses vaisseaux
clore l'embouchure du port de la ville, en laquelle Mithri­
date était assiégé, attendu mêmement qu'il n'en était pas
guères loin, que cette guerre n'eût là pris sa fin, et que
cela n'eût délivré le monde de maux infinis, qui depuis
en sont advenus; mais, soit ou que Lucullus préférât la
considération de ce qu'il devait à Sylla, de qui il était
lieutenant, à tout autre regard et profit, et privé et public,
ou qu'il eût en haine et abomination Fimbria, comme
personne damnée, et qui peu devant avait par sa malheu­
reuse ambition souillé ses mains du sang de son ami et
de son capitaine10 , ou qoe, par quelque providence et
permission divine, il épargnât alors Mithridate, afin que
ce lui fût puis après un adversaire digne, contre leque1 il
1 1 12 LUCULLUS
montrât s a valeur ; comment que c e fût, tant y a qu'il ne
voulut onques entendre à ce que lui mandait Fimbria,
mais donna à Mithridate espace et loisir de s'enfuir, et
conséquemment de se moluer de tout l'effort de Fimbria ;
mais lui seul depuis défit 'armée navale du roi une fois
auprès du chef de Leél:um, qui dt en la côte de la Troade,
et l'autre fois près l'île de Ténédos, où Néoptolème,
lieutenant de Mithridate en la marine, l'épiait avec beau­
coup plus grand nombre de vaisseaux qu'il n'en avait,
et néanmoins aussitôt que Lucullus l'eut découvert, il se
jeta bien loin devant sa flotte dessus sa galère capitai­
nesse, qui était une galère rhodienne à cinq rames pour
banc, que conduisait un pilote nommé Démagoras,
homme fort affeél:ionné au service des Romains, et bien
exercé aux combats de la marine. Et comme Néoptolème
de l'autre côté lui voguait de grande roideur à l'encontre,
commandant à son pilote qu'il dressât sa galère pour
choquer droit de front, Démagoras, craignant le choc de
cette galère royale, qui était forte et massive, et davan­
tage bien armée de pointes et éperons de cuivre par le
devant, n'osa pas choquer de la proue, mais fit habilement
donner le tour à la sienne, et sier en arrière vers la poupe.
Ainsi la galère, étant en cet endroit-là baissée, vint à
recevoir le coup du heurt sans dommage quelconque,
attendu qu'il donna aux œuvres mortes et aux parties
qui sont toujours dessus l'eau. Cependant ses gens apr.ro­
chèrent, et adonc Lucullus, commandant à son pilote
qu'il retournât la proue de sa galère, fit plusieurs aél:es
dignes de mémoire, si bien qu'il mit en déroute ses
ennemis, et chassa Néoptolème.
IX. Au partir de là, il s'en alla trouver Sylla sur le
point qu'il était près de traverser la mer à l'endroit de la
Chersonèse ; si lui aida à passer son armée, et lui assura
le passage ; puis quand la paix fut accordée, et que le roi
Mithridate se fut retiré en ses pays et royaumes, qui sont
au long de la mer Majeure11 , Sylla condamna la province
de l'Asie, pour l'amende de sa rébellion, en la somme
de vingt mille talents, qui montent jusques à la raison de
douze millions d'or13 • Et pour lever cette grosse taille,
fut par lui commis Lucullus, avec pouvoir de faire battre
de la monnaie, qui fut un grand réconfort et grand sou­
lagement pour les villes de l'Asie, en la rigueur dont
Sylla avait usé envers elles ; car en une commission si
LUCULLU S I I13

ruineuse et si odieuse à tout le monde, comme était celle­


là, il se porta non seulement en homme droit, entier et
net, mais aussi doux et humain; car quant aux Myti­
léniens, qui tout ouvertement s'étaient rebellés contre lui,
il désirait bien qu'ils reconnussent leur faute, et qu'en
satisfaétion de l'erreur qu'ils avaient commise en adhé­
rant à Marius, ils souffrissent quelque punition légère;
mais, voyant qu'ils étaient furieusement obstinés en leur
malheur, il alla donc contre eux, et, les ayant défaits en
bataille, les contraignit de s'enfermer dans leurs murailles,
puis mit le siège devant leur ville, là où il leur joua d'une
telle ruse : c'est qu'en plein jour il monta sur mer à la vue
de ceux de la ville, et cingla vers la ville d'Élée; mais la
nuit secrètement il s'en retourna, et sans faire bruit se
mit en embûche au plus près de la ville. Les Mytiléniens,
qui ne se doutaient de rien, sortirent le lendemain matin
témérairement sans ordre, et sans se tenir sur leurs
gardes pour aller piller et saccager le camp des Romains,
cuidant qu'ils n'y trouveraient personne; mais Lucullus,
saillant soudainement sur eux, en prit un grand nombre
de prisonniers, et en tua bien environ cinq cents de ceux
qui se voulurent mettre en défense, et y gagna bien six
mille esclaves, avec une quantité infinie de tout autre
butin.
X. Au demeurant, les dieux le préservèrent qu'il ne
s'entremît onques de tant de maux et misères de toutes
sortes, que Sylla et Marius en ce temps-là firent porter et
souffrir à la pauvre Italie, étant cependant occupé aux
affaires de l'Asie; et néanmoins pour être absent, il n'eut
pas moins de faveur et de crédit envers Sylla que ses
autres amis; car, comme nous avons déjà dit, il lui adressa
et dédia ses Commentaires, pour l'affeél:ion qu'il lui por­
tait, et par son testament l'institua tuteur de son fils,
laissant Pompée en arrière, ce qui semble avoir été la
première occasion du différend et de la jalousie qui
sourdit depuis entre eux, parce qu'ils étaient tous deux
jeunes et ardents de cupidité d'honneur.
XI. Un peu après la mort de Sylla, Lucullus fut élu
consul avec Marcus Cotta, environ la cent soixante­
seizième olympiade, et lors recommença-t-on à mettre
en avant qu'il était besoin de reprendre la guerre contre
Mithridate, mêmement Marcus Cotta, lequel allait disant
partout qu'elle n'était point éteinte ni amortie, mais seu-
1 1 14 LUCULLUS
lement endormie ; parquoi, quand les consuls vinrent à
tirer au sort les provinces dont ils devaient avoir le gou­
vernement, Lucullus fut fort marri de ce que la Gaule
d'entre les Alpes et l'Italie lui échût à son sort, parce qu'il
lui semblait que ce n'était pas province où il y eût matière
de faire rien de grand ; et ce qui plus l'aiguillonnait à le
désirer, était la gloire que Pompée allait tous les jours
acquérant par les grands exploits d'armes qu'il faisait en
Espagne ; tellement que c'était chose toute certaine qu'on
l'eût élu capitaine pour faire la guerre à Mithridate incon­
tinent qu'il eût ac&evé celle de l'Espagne, à l'occasion de
quoi, quand Pompée envoya demander à grande instance
de l'argent pour la solde de ses gens, écrivant au sénat
que, si on ne lui en envoyait promptement il laisserait là
Sertorius et l'Espagne, et qu'il ramènerait toute son
armée en Italie, Lucullus employa tout son pouvoir à ce
que bientôt il lui en fût envoyé, de peur qu'il ne retour­
n ât en Italie, pour occasion quelle qu'elle fût, en l'an
de son consulat ; car il pensait bien que s'il y retournait
avec une si puissante armée, il ferait et obtiendrait faci­
lement à Rome tout ce qu'il voudrait, attendu même­
ment que Céthégus, qui avait pour lors tout le crédit et la
vo�ue au gouvernement des affaires dans Rome, à cause
qu il disait et faisait entièrement tout ce qu'il sentait être
plaisant et agréable au commun peuple, était en pique à
l'encontre de lui, qui haïssait ses mœurs et sa manière de
vivre, comme de personne abandonnée à tout vice et à
toute dissolution ; au moyen de quoi, il faisait la guerre
tout ouvertement à ce Céthégus-là. Mais il y avait un
autre harangueur de peuple, nommé Lucius �intus,
lequel voulait faire casser, rescinder et annuler toutes les
ordonnances et tous les aél:es de Sylla, ce qui était remuer
tout l'état de la chose publique, et remettre la ville de
Rome en trouble et en combustion, laquelle se trouvait
pour lors en paix et en repos. Lucullus admonesta celui­
là doucement en privé, et en public le tança et reprit
tellement de paroles, qu'il le détourna de cette mauvaise
entreprise, et ramena à la raison l'ambition téméraire
de cet homme-là, en maniant le plus sagement et le plus
dextrement qu'il était possible, pour le salut de la chose
publique, le commencement d'une maladie de laquelle
infinis maux étaient pour advenir.
XII. En ces entrefaites, les nouvelles vinrent que le
LUCULLUS Illj

gouverneur d e la Cilicie, 08:ave, était décédé. Si y eut


incontinent plusieurs pourchassants qui se mirent à bri­
guer et poursuivre ce gouvernement, et à faire la cour à
Céthégus, comme à celui qui plus que nul autre avait
moyen de le faire tomber entre les mains de qui il vou­
drait. O!!ant à Lucullus, il ne faisait pas grand compte
de ce gouvernement de la Cilicie, pour le regard de la
province; mais, considérant que la Cappadoce était tout
joignant, et se persuadant que, s'il en pouvait obtenir le
gouvernement, jamais on ne baillerait à autre qu'à lui la
commission de faire la guerre à Mithridate, il résolut de
faire tout son effort, et essayer tous moyens de parvenir
à ce qu'autre ne l'eût que lui, et, après avoir tenté tout
autre expédient, il fut contraint à la fin, contre son
naturel, de recourir à un moyen qui n'était ni beau ni
honnête, mais bien le plus expédient qu'il eût su avoir
pour parvenir à la fin qu'il désirait. Il y avait en ce temps­
là une femme à Rome qui s'appelait Prrecia, fort renom­
mée, tant pour sa beauté que pour sa bonne grâce à
plaisamment deviser, au demeurant aussi peu honnête
que celles qui publiquement font marchandise de leurs
corps; mais pour autant qu'elle employait le crédit et la
faveur de ceux qui la hantaient, et qui allaient deviser
avec elle, pour servir au bien des affaires et des brigues
de ceux qu'elle aimait, elle en acquit le bruit, outre ses
autres grâces et parties louables qui étaient en elle, d'être
femme de bonne amour et de menée, pour conduire à
chef une bonne entreprise, ce qui lui donna très grande
réputation. Mais encore depuis qu'elle eut gagné Céthégus
qui avait pour lors la vogue, et maniait à son plaisir
toutes les affaires de la chose publique, étant devenu si
amoureux de cette femme, qu'il ne la pouvait éloigner
de vue ; adonc toute la puissance et l'autorité de la ville
de Rome se trouva entre ses mains, parce qu'il ne se
dépêchait rien par le peuple, que Céthé� us n'en fût le
poursuivant, et Céthégus ne poursuivait rien, que Prrecia
ne lui commandât. Parquai Lucullus se mit à la gagner
et à s'insinuer en sa bonne grâce, par présents et toute
autre manière de caresses dont il se put aviser, outre ce
que c'était déjà un très grand salaire à une femme ambi­
tieuse et superbe, comme était celle-là, que l'on la vît
requise et recherchée d'un tel personna�e que Lucullus,
lequel par ce moyen vint à avoir incontment Céthégus à
1 1 16 LUCULLU S
son commandement; car il ne fit plus que le louer en
toutes assemblées du peuple, et à lui pourchasser et pro­
curer le gouvernement de la Cilicie, et depuis que cela
lui eut une fois été oétroyé, il n'eut plus besoin de l'aide
de Prrecia ni de Céthégus; car tout le peuple de lui­
même lui déféra unanimement la charge de faire la guerre
à Mithridate, comme à celui seul qui le saurait mieux
défaire que nul autre capitaine, pour autant que Pompée
était encore après Sertorius en Espagne, et que Métellus
était déjà trop vieux, qui étaient les deux seuls qui eussent
pu contendre et combattre du mérite de cette charge à
l'encontre de lui; toutefois son compagnon au consulat,
Marcus Cotta, supplia tant le sénat, que l'on l'y envoya
aussi avec une armée de mer pour garder les côtes de la
Propontide, et défendre le pays de la Bithynie.
XIII. Lucullus donc, ayant cette commission, passa
en Asie avec une seule légion qu'il leva de nouveau à
Rome, et, quand il fut arrivé là, il prit le reste des forces
qu'il y trouva, qui étaient de gens corrompus et gâtés
de longue main par les délices du pays et par avarice;
car entre autres y étaient les bandes que l'on appelait les
bandes Fimbriennes, d'hommes débauchés et malaisés à
tenir en discipline militaire, à cause que de longtemps
ils étaient accoutumés de vivre à discrétion sans obéir
à personne. Ce furent ceux qui avec Fimbria tuèrent leur
capitaine Flaccus, consul du peuple romain, et qui depuis
trahirent Fimbria même et l'abandonnèrent à Sylla,
hommes mutins, traîtres et méchants, mais au demeurant
bons combattants, bien aguerris et exercés à porter les
travaux de la guerre. Ce néanmoins, en peu de temps
Lucullus retrancha bien leur audace, et réforma les autres
pareillement, qui jamais auparavant n'avaient, à mon avis,
expérimenté ce que c'était que d'un bon capitaine et d'un
chef qui sût commander, mais avaient accoutumé d'être
toujours sous des conduéteurs qui les flattaient, et ne
leur commandaient sinon autant qu'il leur plaisait.
XIV. Au reste, quant aux affaires des ennemis, elles
étaient en tel état : Mithridate, qui, du commencement
audacieux et brave, avait été jusques à oser entreprendre
la guerre contre les Romains avec une armée inutile et
vaine à l'effet, mais bien pompeuse et magnifique à
voir, comme sont ordinairement les déclamations des
sophistes, depuis qu'il eut une fois été battu et châtié
LUCULLU S 1 1 17

avec non moins d e honte que d e perte, quand c e vint à la


seconde guerre, il reseca toute pompe superflue de son
armée, et la restreignit en vrai appareil et utile équipage
de guerre pour bien servir au besoin ; car il ôta la mul­
titude confuse de toutes sortes de nations, les fières
menaces des Barbares en tant de langues différentes, et
les armes enrichies de broderie, d'orfèvrerie et de pierres
précieuses, comme choses qui enrichissaient plus ceux
qui les gagnaient qu'elles ne donnaient de force ni de
courage à ceux qui les portaient ; et au contraire fit
forger des épées longues et fortes à îa romaine, des bou­
cliers pesants et massifs, et fit amas de chevaux mieux
faits et plus adroits que richement parés ; puis mit
ensemble six vingt mille combattants à pied, ordonnés
et équipés ni plus ni moins qu'une bataille de Romains,
avec seize mille chevaux de combat, sans ceux qui traî­
naient les chariots de guerre armés de faux tout à l'entour
qui étaient jusques au nombre de cent ; et outre tout cela
encore assembla-t-il grand nombre de navires et de
galères, qui n'étaient point parées de beaux pavillons
dorés, comme la première fois, ni de bains et étuves, ni
de chambres et cabinets délicieusement accoutrés pour
les damoiselles, mais pleines d'armes, de flèches et de
traits, et d'argent pour la solde des gens de guerre, avec
tout lequel appareil il alla premièrement envahir la
Bithynie, de laquelle les villes le reçurent volontiers
encore une autre fois, non seulement celles-là, mais aussi
toutes celles de l'Asie entièrement, lesquelles retombaient
en leurs premières maladies et misères par la cruauté des
fermiers et usuriers romains, qui, en levant les tailles et
impôts sur elles, leur faisaient endurer des choses into­
lérables. Vrai est que Lucullus les en chassa depuis,
comme des harpies, qui ôtaient la nourriture de la bouche
à ces pauvres gens-là ; mais pour lors il ne fit autre chose
que tâcher à les rendre plus raisonnables par remon­
trances dont il leur usa, et apaisa un peu les inclinations
des peuples à rébellion ; car il n'y en avait pas un, en
manière de dire, qui n'eût bien bonne envie de ce
faire.
XV. Or, pendant que Lucullus entendait à telles
affaires, Marcus Cotta, estimant que cette absence de son
compagnon lui était une occasion fort à propos pour
bien faire ses besognes, se prépara pour combattre
IJJ8 LUCULLU S
Mithridate; et, combien que de plusieurs endroits on lui
apportât nouvelles que Lucullus avec son armée était
déjà en la Phrygie, et qu'il s'en venait vers lui, ce néan­
moins, cuidant déjà tenir entre ses mains l'honneur du
triomphe, comme chose toute certaine, de peur que
Lucullus n'y participât, il s'avança de donner la bataille,
où il fut battu lui-même tant par mer que par terre,
si bien qu'il y perdit en mer soixante de ses vaisseaux
avec toutes les personnes qui étaient dedans, et quatre
mille hommes de pied en terre, et puis fut enclos et
assiégé dans la ville de Chalcédoine, dont il n'eut d'autre
espérance d'échapper que par le moyen du secours de
Lucullus; toutefois il y en avait au camp de Lucullus qui
le sollicitaient et le pressaient de laisser là Cotta, et pous­
ser outre, l'assurant qu'il trouverait le royaume de Mithri­
date tout vide de gens de guerre et sans défense quel­
conque, de sorte qu'il s'en saisirait facilement, et étaient
les propos et paroles des soudards qui avaient dépit de ce
que Cotta, par sa folle témérité et outrecuidance, non
seulement avait perdu et mené à la boucherie ceux qui
étaient dessous sa charge, mais encore les empêchait de
vaincre et venir à bout de cette guerre sans coup férir,
parce qu'il le fallait aller secourir ; mais Lucullus, en la
haraniue qu'il leur fit sur ce propos, leur répondit, « Q!!'il
» avait plus cher sauver un seul citoyen romain, que
» gagner tout ce qui était en la puissance des ennemis ».
Et comme Archélaüs, qui avait été en la première guerre
lieutenant de Mithridate, et depuis en cette seconde
s'était tourné du côté des Romains, l'assurait que, sitôt
qu'on le verrait au royaume de Pont, tout se rebellerait
contre Mithridate, et se rendrait à lui, il lui fit réponse,
« Q!!'il ne se montrerait déjà plus couard que les bons
» veneurs, lesquels ne laissent jamais la bête pour aller
» à son gîte ». En disant cela, il fit marcher son armée
droit là où était Mithridate, ayant en tout son camp
trente mille hommes de pied et deux mille cinq cents
chevaux; quand il fut approché si près des ennemis qu'il
pouvait à l'œil aisément voir tout leur ost, il s'émerveilla
de la multitude grande de combattants qui y était, et fut
en volonté de ne donner point de bataille, pensant qu'il
était plus expédient de prolonger le temps, et tirer cette
guerre en longueur; mais un Marius, capitaine romain,
que Sertorius avait envoyé d'Espagne à Mithridate avec
LUCULL U S I l l9

quelque nombre de gens de guerre, lui alla au-devant,


et le provoqua à venir au combat.
XVI. Lucullus de son côté mit aussi ses gens en ordon­
nance pour combattre; mais sur le point que les deux
batailles étaient prêtes à s'entre-choquer, l'air se fendit
soudainement, sans que l'on eût auparavant aperçu
aucune sensible mutation de temps, et en vit-on évidem­
ment descendre entre les deux batailles un grand corps
enflammé, dont la forme et figure était comme d'une
tonne, et avait couleur d'argent fondu. Ce signe et pré­
sage céleste étonna tellement les deux armées, qu'elles se
retirèrent toutes deux sans combattre; et advint ce mer­
veilleux signe, ainsi que l'on dit, au lieu de la Phrygie qui
s'appelle Otryes.
XVII. Mais depuis Lucullus, discourant en lui-même
qu'il n'y avait si grandes provisions ni si grandes
richesses au monde qu'elles pussent longuement fournir
à nourrir tant de milliers d'hommes ensemble, comme
en avait Mithridate en son camf , ayant mêmement les
ennemis campés devant eux, i commanda qu'on lui
amenât un des prisonniers en sa tente, et l'interrogea pre­
mièrement combien ils étaient logés ensemble par chaque
chambre, et puis combien il avait laissé de blé en leur
logis; après que le prisonnier lui eut rendu réponse à
tout ce qu'il lui voulut demander, il le fit remener, et
commanda qu'on lui en amenât un autre, et puis un
troisième, auxquels il fit de semblables interrogatoires
qu'il avait faits au premier; puis en comparant la quan­
tité du blé et d'autres vivres qu'ils avaient avec le nombre
des hommes qu'il leur fallait nourrir, il trouva que dans
trois ou quatre jours les vivres leur faudraient, au moyen
de quoi il s'arrêta et se confirma en sa première délibé­
ration de laisser couler le temps sans hasarder la bataille.
Si fit amasser de toutes parts et apporter grande quantité
de blés en son camp, afin qu'ayant abondance de tous
vivres en son armée, il pût à son aise épier et attendre
les occasions que les nécessités des ennemis lui pré­
senteraient.
XVIII. Cependant Mithridate allait épiant les moyens
de surprendre la ville des Cyzicéniens, qui avaient été
battus en la bataille de devant Chalcédoine avec Cotta, là
où ils avaient perdu trois mille hommes de guerre et dix
de leurs vaisseaux; et, afin que Lucullus ne sût rien de
1 1 20 LUCULLUS
son entreprise, il se partit un soir incontinent après
souper, prenant l'occasion d'une nuit obscure et plu­
vieuse, et fit si bonne diligence que le matin au point
du jour il se trouva devant la ville, et planta son camp
à l'endroit où est assis le temple de la déesse Adrastia,
qui est la fatale destinée. De quoi Lucullus ayant été
averti, se mit aussitôt à le suivre à la trace, et, se conten­
tant de n'avoir point été rencontré en désordre par ses
ennemis, alla loger son armée en un bourg qui s'appelait
Thracia, en lieux avantageux pour lui, et commodément
assis pour les chemins et avenues des lieux circonvoisins,
dont il fallait nécessairement que les vivres vinssent au
camp de Mithridate; parquoi, prévoyant en son enten­
dement ce qui en adviendrait, ne le voulut point cacher
ni celer à ses gens, mais, après que son camp fut logé et
bien fortifié de tranchées, les fit assembler en conseil, où
il leur fit une harangue, et leur dit publiquement avec
grande démonstration de toute confiance, que dans peu
de jours il leur baillerait la viétoire entre leurs mains,
sans qu'il leur coûtât une seule goutte de leur sang.
XIX. Cependant Mithridate environna de toutes parts
les Cyzicéniens par terre, ayant divisé son armée en
dix camps, et par mer ayant bouché d'un côté et d'autre
avec ses vaisseaux l'entrée du bras de mer qui sépare
la ville d'avec la terre ferme. Si avaient les Cyzicéniens
bon courage au demeurant, et étaient bien délibérés de
soutenir et endurer toute extrémité pour l'amour des
Romains; mais une chose seule les tenait en peine, qu'ils
ne savaient où était Lucullus, et n'en pouvaient ouïr nou­
velles, combien que son camp fût fort apparent et assis
en lieu que l'on le pouvait aisément voir de la ville; mais
les gens de Mithridate les abusaient; car, en leur mon­
trant les Romains qui étaient campés au-dessus d'eux,
assez près, « Voyez-vous, disaient-ils, ce camp-là ? ce
» sont les Médois et les Arméniens, que le roi Tigrane a
» envoyés au secours de Mithridate. » Ces paroles
effrayaient les Cyzicéniens, voyant tant d'ennemis épan­
dus à l'entour d'eux, en si grand nombre13 que quand
Lucullus viendrait pour les secourir, il ne saurait par où
passer; toutefois à la fin ils entendirent la venue de
Lucullus par un nommé Demonax, qu' Archélaüs leur
envoya, auquel du commencement ils n'ajoutèrent point
de foi, estimant que ce fussent choses feintes et controu-
LUCULL U S 1 121

vées qu'il leur disait, afin de leur donner meilleur


courage de supporter constamment les travaux du siège,
jusques à ce qu'il arriva un petit garçon qui avait été pris
des ennemis, et puis leur était échappé, et s'en était
retourné en la ville; si lui demandèrent où l'on disait que
Lucullus était; le garçon se moqua d'eux, pensant
qu'eux-mêmes ne fissent que se jouer de lui demander
cela; mais quand il vit qu'ils parlaient à certes, il leur
montra du doigt le camp des Romains, et adonc ils le
crurent et s'en assurèrent.
XX. Or y a-t-il assez près de la ville de Cyzique un lac
qui s'appelle Dascyllitide, et est navigable d'assez grands
bateaux. Lucullus en fit tirer en terre celui qui était le
plus capable, et le fit traîner sur un chariot j usques dans
la mer, puis y embarqua dessus autant de soudards
comme il y en put tenir, lesquels entrèrent la nuit dans la
ville, sans être aperçus du guet des ennemis. Ce peu de
secours réconforta grandement les assiégés; et si semble
que les dieux, prenant plaisir de voir qu'ils eussent si
bon courage, les voulurent encore assurer et confirmer
davantage par plusieurs signes très évidents qu'ils leur
envoyèrent divinement, et mêmement par un qui fut tel :
le jour de la fête de Proserpine était prochain, et n'avaient
ceux de la ville point de vache noire pour immoler ce
jour-là au sacrifice solennel, comme leurs anciennes céré­
monies le requéraient. Si en firent une de pâte, et la por­
tèrent auprès de l'autel; car celle qui avait été dévouée à
ce sacrifice, et que l'on nourrissait exprès pour servir à ce
jour-là, était par les champs à l'autre rive du bras de mer,
où elle pâturait avec le reste du bétail de la ville; mais ce
jour-là elle se sépara toute seule d'avec le reste du trou­
peau, et traversa à nage le bras de mer j usques dans la
ville, là où elle s'alla d'elle-même présenter au sacrifice.
Davantage la déesse même, Proserpine, fapparut la nuit
en dormant à Aristagoras, secrétaire d'Etat de la chose
publique des Cyzicéniens, qui lui dit : « Je suis ici venue
» pour amener le flûteur de Libye contre la trompette
» Pontique, et pourtant dis à tes citoyens de par moi que
» je leur mande qu'ils aient bon courage. » Le lendemain,
com me le secrétaire eut fait entendre sa vision, les Cyzicé­
niens se trouvèrent fort ébahis de ces paroles de la déesse,
ne pouvant comprendre ce qu'elles voulaient signifier;
mais à l'aube du jour il se leva un vent impétueux qui
1 1 22 LUCULLU S
émut une tourmente en la mer, et les machines et engins
de batterie du roi, qui étaient déjà tout joignant les
murailles de la ville pour les battre, ouvrages merveilleux
qu'avait inventés et dressés un ingénieur thessalien
nommé Niconides, commencèrent à crier et éclater si fort
par l'agitation du vent que l'on pouvait aisément juger et
prévoir ce qui en adviendrait. Puis tout à un coup le vent
du midi se renforça si violemment, et par une véhémence
si grande, qu'il brisa, abattit et froissa en un moment
tous ces engins, mêmement une tour de bois de la hauteur
de cent coudées, laquelle il ébranla si lourdement qu'il la
renversa par terre. Encore dit-on plus qu'en la ville
d'Ilium la déesse Minerve s'apparut à plusieurs personnes
en dormant, toute trempée de sueur, et montrant une
partie de son voile déchirée, comme si elle fût tout fraî­
chement retournée de porter secours aux Cyzicéniens ; en
confirmation de quoi les habitants d'Ilium montrent
encore aujourd'hui une colonne, là où cela pour une
mémoire perpétuelle est écrit.
XXI. Si fut Mithridate bien fort déplaisant du bris et
de la perte de ses machines, moyennant laquelle les Cyzi­
céniens avaient échappé le péril de l'assaut, et conséquem­
ment du siège, jusques à ce qu'il entendit à la vérité, la
famine grande qui était en son camp, et la nécessité si
ex.trême que les soudards étaient contraints de manger de
la 1chair d'homme ; ce que ses capitaines, en l'abusant, lui
av/aient pour un temps celé et déguisé ; mais aussitôt
comme il le sut, il ne s'opiniâtra plus par vaine ambition
à vouloir obstinément demeurer en ce siège, parce que
Lucullus ne lui faisait point la guerre de mines ni de
bravades, mais (comme l'on dit en commun proverbe)
il lui sautait à deux pieds sur le ventre, c'est-à-dire qu'il
faisait entièrement ce qui était en lui pour lui trancher
vivres de tous côtés. Et pourtant un jour que Lucullus
était allé pour forcer quelque château qui lui faisait ennui
assez près de son camp, Mithridate, ne voulant perdre
cette occasion, envoya presque tous ses gens de cheval
au recouvrement de vivres en la Bithynie, avec tout son
charroi, ses bêtes de voitures et les plus inutiles de ses
gens de pied ; de quoi Lucullus étant averti, s'en retourna
la nuit même en son camp, et le lendemain au matin, en la
saison d'hiver, se mit à les suivre à la trace, avec dix
cohortes de gens de pied seulement, et toute sa chevale-
LUCULLUS 1 1 23

rie; mais les neiges étaient si grandes, le froid si âpre, et


le temps si rude, que plusieurs des soudards, ne le pou­
vant supporter, en moururent par le chemin; toutefois il
ne laissa point de tirer outre, si bien qu'il atteignit ses
ennemis près de la rivière de Rhyndacus, là où il en fit une
telle déconfiture, que les femmes mêmes de la ville
d'Apollonie sortaient et allaient détrousser ce qu'ils
avaient chargé de vivres, et dépouiller les morts, dont il y
eut un grand nombre, comme l'on peut estimer en une
telle déroute; et néanmoins encore fut-il pris six mille
chevaux de service, un nombre infini de bêtes de voiture,
et bien quinze mille personnes; tout lequel butin il ramena
en son camp, en le passant par-devant celui des ennemis.
Mais j e m'ébahis fort de l'historien Salluste14 en cet
endroit, qui dit que ce fut là premièrement que les
Romains virent des chameaux, et que jamais auparavant
ils n'en avaient vu; car je trouve étrange qu'il pensât que
ceux qui longtemps devant, sous Scipion, avaient vaincu
le grand Antiochus, ou qui naguère avaient combattu
contre Archélaüs, près des villes d'Orchomène et de
Chéronée, n'eussent point vu de chameaux.
XXII. Mais, pour retourner à notre propos, Mithri­
date, effrayé de cette défaite, résolut incontinent de s'en­
fuir le plus tôt qu'il lui serait possible; et, pour amuser et
retenir quelque temps Lucullus derrière lui, il s'avisa
d'envoyer son amiral avec son armée de mer en la mer
de la Grèce; mais, ainsi comme il était prêt à faire voile,
ses gens mêmes le trahirent, et le livrèrent entre les
mains de Lucullus avec dix mille écus qu'il portait quant
et lui, pour tâcher à en corrompre et gagner partie de
l'armée des Romains. Cela entendu, Mithridate s'enfuit
par la mer, et laissa le reste de son armée de terre entre les
mains de ses capitaines pour la ramener. Lucullus alla
après jusques au fleuve de Granique, là où il les chargea,
et, après en avoir tué vingt mille, en prit de prisonniers
un nombre infini. Et dit-on qu'en cette guerre il mourut
bien, tant de soudards comme de valets et autres gens
suivant le camp, j usques au nombre de trois cent mille
personnes. Cela fait, Lucullus s'en retourna en la ville de
Cyzique, là où, après avoir employé quelques jours à
jouir de l'honneur qui lui était dû, et à recevoir le bon
accueil que lui firent les Cyzicéniens, il alla visiter toute
la côte de !'Hellespont, pour assembler vaisseaux et dres-
I I 24 LU CULLU S
ser une armée de mer; et e n passant par la Troade, on lui
fit son logis dans le temple de Vénus, là où ainsi qu'il
dormait, la nuit en son lit, il lui fut avis qu'il aperçut la
déesse devant lui, qui lui dit ces vers :
Comment dors-tu, ô lion courageux,
O!c!and près de toi sont des cerfs ombrageux•• ?

Si se leva du lit incontinent, et, faisant appeler ses


amis, leur récita la vision qu'il avait eue, étant encore
nuit toute noire; et sur ces entrefaites arrivèrent quel­
ques-uns venant de la ville d'Ilion, qui lui apportèrent
nouvelles que l'on avait aperçu au port des Achéens
quinze galères à cinq rames pour banc de celles du roi
Mithridate, et qu'elles cinglaient vers l'île de Lemnos.
XXIII. Parquoi il se mit aussitôt à la voile, et les alla
toutes prendre; car d'arrivée il occit le capitaine, qui se
nommait Isidore, et puis alla contre les autres mariniers
qui étaient à l'ancre le long de la côte, lesquels, le voyant
venir contre eux, tirèrent soudain tous leurs vaisseaux
pour leur faire donner en terre, et, combattant de dessus
le tillac, blessèrent plusieurs des soudards de Lucullus,
qui ne les pouvaient environner par-derrière, à cause
du lieu où elles étaient, ni les forcer par-devant, à cause
que leurs galères flottaient en la mer, et les autres étaient
appuyées et échouées fermement contre la terre. Toute­
fois, à la fin, Lucullus à toute peine trouva façon de
mettre les meilleurs combattants qu'il eût lors autour de
lui, par un endroit où l'on pouvait descendre en l'île. Ces
soudards allèrent charger les ennemis par-derrière, dont
ils en tuèrent aucuns d'arrivée, et contraignirent les
autres de couper les câbles qui tenaient les galères atta­
chées aux rivages ; mais quand ils s'en cuidèrent fuir
arrière de la terre, les galères s'entre-heurtèrent et frois­
sèrent les unes les autres, et, qui pis est, allèrent donner
dans les pointes et éperons de celles de Lucullus; si
furent tués plusieurs de ceux qui étaient dessus, et les
autres pris prisonniers, entre lesquels fut amené à Lucul­
lus le capitaine romain nommé Marius, que Sertorius
avait envoyé d'Espagne à Mithridate; car il était borgne,
et Lucullus avait commandé à ses gens avant la mêlée
qu'ils ne tuassent pas un des ennemis qui fût borgne,
afin qu'il n'eût pas cet heur que de mourir en combattant,
LUCULLUS
mais que l'on le fît honteusement et ignominieusement
mourir par ju�ice.
XXIV. Cela fait, Lucullus, se hâta d'aller lui-même en
personne à la poursuite de Mithridate, parce qu'il s'atten­
dait de le trouver encore en la côte de la Bithynie, là où
Voconius le lui aurait arrêté ; car il avait envoyé devant ce
Voconius avec quelque nombre de vaisseaux en la ville
de Nicomédie pour l'empêcher de fuir ; mais il s'amusa
tant en l'île de Samothrace à sacrifier aux dieux d'icelle,
et se faire recevoir en la confrérie de leur religion, qu'il
ne put pas puis après arriver à temps pour engarder de
partir Mithridate, lequel avait déjà fait voile avec toute sa
flotte, se hâtant à toute diligence de gagner le royaume
de Pont avant que Lucullus retournât de là où il était
allé; mais en chemin il fut accueilli d'une tourmente si
violente, qu'elle emporta partie de ses vaisseaux qui
coururent fortune, et partie en brisa et mit à fond, telle­
ment que toutes les côtes et rivages d'alenviron par plu­
sieurs jours furent pleins et semés de corps morts et de
naufrages que les vagues de la mer y jetèrent. �ant à
sa personne, il était dans un gros navire de charge, lequel
ne pouvait pas pour sa grandeur ranger la côte ni cingler
au long de la terre, et ne se laissait pas aisément gouver­
ner ni manier aux pilotes en une si impétueuse tourmente,
que les mariniers y perdaient toute connaissance, et si
était déjà si pesante et si remplie de l'eau qu'elle faisait
qu'ils ne l'osaient plus élargir en pleine mer, de manière
qu'il fut contraint de passer en un petit brigantin de
corsaires, et mettre sa personne et sa vie entre les mains
de larrons et écumeurs de mer, à l'aide desquels à la fin,
non sans extrême danger et contre toute espérance, il se
sauva en terre, et fit tant qu'il arriva en la ville d'Héra­
clée au royaume de Pont 18 • En quoi fait à noter que la
brave vanterie, dont usa Lucullus en cet endroit envers
le sénat romain, ne lui tourna point par courroux des
dieux, au rebours de sa pensée ; car comme le sénat eut
ordonné que, pour mettre fin à cette guerre, on dressât
et équipât une flotte de vaisseaux, et pour ce faire eût
donné assignation de dix-huit cent mille écus, Lucullus
empêcha par lettres qu'il ne se fît, et écrivit bravement
que sans toute cette dépense, et ce grand appareil, il se
faisait fort de chasser Mithridate hors de la mer avec les
vaisseaux empruntés de leurs alliés et confédérés seule-
1 1 26 LUCULLU S
ment; et le fit de fait avec une spéciale grâce et aide des
dieux, parce que l'on dit que cette horrible tourmente qui
perdit l'armée de Mithridate lui fut suscitée par Diane,
courroucée de ce que les Pontiques avaient pillé son
temple, qui est en la ville de Priapos, et en avaient enlevé
et transporté son image.
XXV. Or y en avait-il plusieurs qui conseillaient à
Lucullus de différer le demeurant de cette guerre à une
autre saison; mais, nonobstant toutes leurs remontrances,
il alla par les pays de la Galatie et de la Bithynie, envahir
le royaume de Mithridate; auquel voyage il eut du com­
mencement disette de vivres, tellement qu'il y avait
trente mille hommes de la Galatie qui suivaient son armée
portant chacun un minot de blé sur leurs épaules; mais,
entrant avant en pays, et y conquérant tout, il vint à
avoir si grande abondance de toutes choses, qu'un bœuf
ne se vendait en son camp qu'une drachme d'argent
[qui pouvait valoir environ trois sols et six deniers], et
un esclave quatre fois autant [qui sont environ quatorze
sols]. De tout autre butin il y en avait une quantité si
grande, que ou l'on n'en faisait compte, ou on le consom­
mait en tout abandon, parce que l'on ne trouvait pas à
qui le vendre, à cause que chacun en avait; car ils ne
firent que courir et chevaucher tout le pays, jusques à la
ville de Themiscyra, et aux campagnes qui sont au long
de la rivière de Thermodon, n'arrêtant en pas un lieu,
sinon autant qu'ils demeuraient à le saccager et piller; à
raison de quoi les soudards se plaignaient de leur capi­
taine, parce qu'il recevait à composition toutes les villes
et n'en prenait pas une à force, ni ne leur donnait moyen
de s'enrichir du pillage. « Encore à cette heure, disaient­
» ils, nous fera-t-il passer outre Amisus, cité riche et
» puissante, que nous prendrions facilement à force,
» qui en presserait un peu le siège, pour nous mener aux
» déserts des Tibaréniens et des Chald éens 17 combattre
» Mithridate ? »
XXVI. Lucullus ne faisait compte de toutes ces plaintes
et doléances des soudards et ne s'en souciait point, parce
qu'il n'eût jamais cuidé qu'ils dussent veni r jusques à
telle fureur et à telle mutination, comme ils firent depuis ;
et au contraire, il se justif-iait plus soigneusement envers
ceux qui le reprenaient et blâmaient de cc t1u'i l s'arrêtait
et amusait si longuement à des villes et villages qui ne
LUCULLUS 1 1 2. 7

valaient pas beaucoup, et cependant donnait loisir à


Mithridate de se refaire, et remettre sus une autre armée
nouvelle. « Car c'e� le point (ce leur disait-il) auquel je
tends, et qui me fait ainsi amuser et séjourner çà et là, ne
demandant autre chose, sinon qu'il se puisse une autre
fois faire fort, et remettre ensemble une seconde armée,
qui lui donne la hardiesse de se trouver encore devant
nous en bataille, et de ne fuir plus. Ne voyez-vous pas
qu'il a à son dos une infinité de pays déserts où l'on ne le
pourrait jamais suivre à la trace, et tout auprès de lui le
mont Caucase, et plusieurs autres inaccessibles, qui sont
suffisants pour receler et cacher non lui seulement, mais
autres innumérables princes et rois qui voudraient fuir la
lice, et ne venir point au combat ? Davantage, il y a peu
de journées de chemin depuis la province des Cabiréniens
jusques au royaume d'Arménie, là où e� le séjour de
Tigrane, le roi des rois, qui a la puissance si grande, qui
déboute les Parthes de l'Asie, et transporte des villes
grecques tout entières jusques au royaume de la Médie,
qui tient toute la Syrie et la Pale�ine, qui a occis et
exterminé les rois successeurs du grand Séleucus, et a
emmené par force leurs femmes et leurs filles en capti­
vité18 . Ce grand et puissant roi e� allié de Mithridate,
ayant épousé sa fille, et n'e� pas vraisemblable que quand
il !'ira humblement requérir de lui donner secours en son
extrême nécessité, l'autre soit pour l'abandonner; mais
e:ll: plutôt à croire qu'il prendra la guerre contre nous
pour le défendre; ainsi, en nous cuidant hâter de chasser
Mithridate, nous nous mettrons en danger d'attirer et
provoquer un nouvel ennemi, Tigrane, qui de longtemps
ne cherche autre chose que quelque occasion apparente
de nous faire la guerre, et il n'en saurait avoir de plus
honnête apparence, que de prendre les armes pour
défendre d'extrême ruine un roi son voisin et son allié si
proche, ayant été contraint de se jeter entre ses bras. �el
besoin donc e�-il que nous-mêmes procurions cela, et
que nous enseignions à Mithridate ce qu'il n'entend pas,
à qui il doit recourir pour lui aider à nous faire la guerre,
et que nous le poussions, ou que, pour mieux dire, nous
le mettions avec nos propres mains en voie d'aller requé­
rir secours à Tigrane ? ce qu'il ne fera jamais de sa volonté
s'il n'y e� nécessairement contraint, e�imant que ce lui
serait déshonneur. Ne vaut-il pas mieux que nous lui
I I 2. 8 LUCULL U S
donnions l e temps et l e loisir d e rassembler une autre
fois les forces de son royaume, et se remettre sus, afin
que nous combattions plutôt contre les Colchiens, Tiba­
réniens, Cappadociens et autres tels peuples que nous
avons déjà battus tant de fois, que contre les Mèdes et
Arméniens ? »
XXVII. En cette résolution demeura Lucullus long­
temps devant la ville d'Amisus, faisant tout expressé­
ment durer le siège sans le presser; puis quand l'hiver
fut passé, il y laissa Muréna pour le continuer, et s'en
alla avec le resl:e de son armée trouver Mithridate, lequel
avait planté son camp près la ville de Cabira, délibéré
d'y attendre les Romains, ayant remis sus un exercite
de quarante mille combattants à pied, et quatre mille
chevaux, auxquels il se fiait le plus, tellement qu'il passa
la rivière de Lycus, et alla présenter la bataille aux
Romains en une plaine campagne. Si y eut quelques
escarmouches de gens de cheval, dans lesquelles les
Romains eurent du pire, et y fut pris un Romain nommé
Pomponius, homme bien esl:imé, lequel fut mené, tout
blessé qu'il était, devant Mithridate, qui lui demanda si
en lui sauvant la vie, et le faisant guérir, il ne voudrait pas
devenir son serviteur et son ami : « Oui bien, lui répon­
» dit-il promptement, si tu fais paix avec les Romains ;
» sinon, je te serai toujours ennemi. » Le roi estima
beaucoup sa vertu, et ne lui fit aucun déplaisir.
XXVIII. �ant à Lucullus, il craignait de descendre
en la plaine, parce que son ennemi était le plus fort de
gens de cheval, et si doutait aussi d'un autre côté de
prendre son chemin par la montagne, pour autant qu'il
était long, malaisé et plein de bois et de forêts; mais ainsi
comme il était en ce doute, on prit d'aventure quelques
Grecs, qui s'en étaient fuis cacher dans une caverne là
auprès, entre lesquels y en avait un vieux nommé Arté­
midore, lequel promit à Lucullus, s'il le voulait croire et
suivre, qu'il le rendrait en un lieu fort et sûr pour y
loger son camp, et où il y avait un château, au-dessus de
la cité de Cabira. Lucullus ajouta foi à son dire, et sitôt
que la nuit fut venue, fit allumer force feux en son camp,
et s'en partit; et après avoir passé quelques pas de mon­
tagnes et détroits dangereux, il se trouva le matin au lieu
qu'Artémidore lui avait promis; et furent les ennemis
bien étonnés quand le jour fut venu, de le voir là au-
LUCULLUS 1 1 29

dessus d'eux, en lieu dont il pouvait sortir sur eux avec


avantage s'il lui plaisait de combattre, et s'il ne lui plai­
sait, et qu'il se voulût tenir coi, il était impossible de l'y
forcer ; car il était lors entre deux de hasarder la bataille
ou non. Mais sur ces entrefaites, on dit que quelques-uns
du camp du roi lancèrent d'aventure un cerf; ce que
voyant, les Romains leur allèrent au-devant pour leur
couper chemin, et commencèrent par ce moyen à se
charger les uns les autres, y survenant toujours d'une
part et d'autre gens de renfort, tant qu'à la fin ceux du
roi y furent les plus forts ; mais les Romains, voyant de
dessus les remparts de leur camp la fuite de leurs gens, en
eurent si grand dépit, qu'ils s'en coururent tout chau­
dement à Lucullus le prier qu'il les menât au combat, et
qu'il leur donnât le signe de la bataille. Lucullus, leur
voulant donner par effet à entendre combien sert la pré­
sence et la vue d'un bon et sage capitaine en une bonne
affaire, leur commanda qu'ils ne bougeassent quant à
eux, et lui-même en personne descendit en la plaine, où il
fit commandement aux premiers de ses gens qu'il ren­
contra fuyant qu'ils eussent à s'arrêter, et à retourner
au combat avec lui ; ce qu'ils firent promptement, et les
autres aussi pareillement ; et ainsi, se ralliant tous
ensemble, tournèrent facilement leurs ennemis qui les
chassaient en fuite, et les remenèrent battant jusques dans
leur fort. Puis quand il fut de retour en son camp, il
imposa à ceux qui avaient fui une certaine note d'infamie,
dont les Romains ont accoutumé d'user en tel cas : c'e�
qu'il leur fit creuser un fossé de douze pieds de long,
étant en chemises tous desceints, leurs autres compa­
gnons présents, et les regardant faire.
XXIX. Or y avait-il en l'o� du roi Mithridate le prince
des Dandariens, qui sont certains peuples barbares habi­
tant au long des marais Méotiques, et s'appelait ce sei­
gneur Olthacus, gentil chevalier de sa personne, hardi
et adroit aux armes, et homme de bon sens pour conduire
une grande affaire, autant qu'autre qui fût en toute la
troupe, et davantage homme de bonne grâce et de bon
entretien en compagnie, sachant bien se rendre agréable
à tous. Ce�ui, ayant toujours quelque contention à
l'encontre des autres seigneurs de son pays, et quelque
jalousie à qui aurait le premier lieu d'honneur et de
faveur auprès du roi, s'adressa à Mithridate, et lui promit
LUCULLU S
qu'il lui ferait un grand service, c'est qu'il occ1ra1t
Lucullus. Le roi fut fort aise de cette promesse, et l'en
loua grandement en son privé; mais en public il lui fit
quelques injures et outrages, expressément afin qu'il eût
quelque couleur de contrefaire le courroucé, et de s'en
aller rendre à Lucullus, comme il fit. Lucullus le reçut à
grande joie, à cause qu'il était fort renommé en son camp,
et pour l'éprouver lui donna incontinent quelque charge,
en laquelle il ·se porta tellement, que Lucullus estima
beaucoup son bon entendement, et loua sa diligence,
de manière qu'il lui faisait cet honneur de l'appeler quel­
quefois au conseil, et de le faire manger à sa table. Un
jour donc que ce Dandarien pensa avoir trouvé l'occa­
sion opportune pour exécuter son entreprise, il com­
manda à ses valets qu'ils lui tinssent son cheval tout
prêt hors des tranchées du camp, et en plein jour comme
les soudards se reposaient et dormaient çà et là emmi le
camp, il s'en alla en la tente de Lucullus, pensant n'y
trouver personne qui lui en défendît l'entrée, pour la
privauté et familiarité qu'il avait prise avec lui, attendu
mêmement qu'il disait avoir quelque chose de consé­
quence à lui communiquer; et de fait y fût entré sans
doute, si le dormir, qui perd tant d'autres capitaines,
n'eût alors préservé et sauvé Lucullus qui dormait; car
l'un des valets de chambre nommé Ménédémus, qui de
bonne aventure gardait la porte, lui dit qu'il venait mal
à propos, pour autant que Lucullus, travaillé d'affaires et
de faute de dormir, ne faisait que de se mettre à som­
meiller. Olthacus, quelque chose que l'autre lui dît, ne
s'en voulait point aller, et dit qu'il y entrerait, voulût
ou non, parce qu'il avait à lui parler de chose de grande
importance. Ménédémus lui répondit que ce ne saurait
être chose de plus grande importance ni plus nécessaire
que la conservation de la vie et santé de son maître,
lequel avait nécessairement besoin de repos, et en disant
cela le repoussa avec les deux mains. Olthacus alors eut
peur, et se tira secrètement hors des tranchées du camp,
monta à cheval et piqua droit au camp de Mithridate sans
avoir exécuté rien de ce qu'il avait entrepris. Ainsi
appert-il que l'occasion et opportunité du temps donne
aux grandes affaires ni plus ni moins qu'aux drogues et
médecines que l'on ordonne aux malades, l'efficace de
sauver ou ôter la vie aux hommes.
LUCULLUS IIJI

XXX. �elque temps après, Lucullus envoya l'un


de ses capitaines nommé Sornatius, au recouvrement de
vivres, avec dix enseignes de gens de pied; de quoi
Mithridate étant averti, dépêcha à sa queue un de ses
capitaines aussi, qui s'appelait Ménandre, auquel Sor­
natius donna la bataille, et le défit avec grand meurtre de
ses gens; et depuis Lucullus y renvoya encore un autre
de ses lieutenants, Adrianus, avec une bonne troupe,
afin qu'il y eût des blés en son camp plus qu'il ne lui
en fallait. Mithridate ne le mit pas en nonchaloir, mais
envoya après deux de ses capitaines, Ménémachus et
Miron, avec grand nombre de gens tant de pied que de
cheval, lesquels furent tous entièrement mis en pièces,
excepté deux seulement qui retournèrent en porter les
nouvelles au camp, lesquelles Mithridate tâcha bien à
déguiser, disant que la perte était beaucoup moindre que
l'on ne pensait, et qu'elle était advenue par l'ignorance
et par la témérité de ses lieutenants; mais Adrianus à son
retour passa en grande pompe et magnificence tout au
long de son camp, ramenant grand nombre de chariots
chargés de blé et de dépouilles qu'il avait gagnées, ce
qui mit Mithridate même en si grand désespoir, et tous
ses gens en tel effroi et en tel trouble, qu'il résolut de ne
s'arrêter plus là. Parquoi les seigneurs qui avaient crédit
autour de lui commencèrent à envoyer devant et faire
emporter secrètement leur bagage hors du camp, mais ils
empêchaient que les autres n'en fissent autant.
XXXI. Les autres gens de guerre, voyant ces conte­
nances des mignons du roi, se prirent à pousser et
forcer ceux qui les voulaient engarder de sortir, et tant
s'alluma cette mutination, qu'ils vinrent jusques à
détrousser les sommiers qui emportaient leur bagage, et
à les tuer eux-mêmes sur-le-champ, entre lesquels se
trouva Doryalus, qui était l'un des principaux capitaines
de tout leur camp, qui n'avait rien sur lui qu'une robe
de pourpre, pour laquelle il fut tué; et Herméus, le
maître des sacrifices, fut foulé aux pieds et étouffé à la
porte du camp par la multitude des fuyants ; et Mithri­
date même, parmi la presse et la foule de ceux qui s'en­
fuyaient en si grand effroi, se jeta hors de son camp
sans avoir autour de sa personne un seul garde ni un
seul écuyer, ni qu'il pût seulement recouvrer un cheval
de son écurie, jusques à ce que Ptolomée, l'un de ses
LUCULLUS

valets <le chambre, qui l'aperçut en la foule des fuyants,


descendit de dessus un cheval qu'il avait, et le lui bailla ;
mais ce fut bien tard ; parce que déjà les Romains étaient
à sa queue qui le poursuivaient de bien près, et ne fut
point à faute de vitesse qu'ils faillirent à le prendre, car
ils en furent assez près pour le faire, mais l'avarice et
convoitise des soudards leur fit perdre la proie qu'ils
avaient si longtemps poursuivie avec tant de travaux et
tant de hasards de batailles, et frustra Lucullus du prix
et loyer de toutes ses viB:oires ; car ils en étaient appro­
chés de si près que, s'ils eussent encore poursuivi le
moins du monde, ils eussent sans point de doute atteint
le cheval qui l'emportait. Mais un des mulets qui por­
taient son or et son argent, fût ou par cas d'aventure,
ou bien par ruse propensée de Mithridate, qui l'eût
expressément fait jeter au-devant de ceux qui le pour­
suivaient, se trouva au beau milieu du chemin, entre
lui fuyant, et les Romains poursuivant, lesquels s'amu­
sèrent à piller l'or et l'argent, se combattant à qui en
aurait, et cependant lui gagna le devant, si bien que
depuis ils ne le purent plus ratteindre. Si ne fut pas cela
seul le dommage que l'avarice des soudards fit à Lucullus,
mais, ayant davantage été pris l'un des principaux secré­
taires du roi, nommé Callistrate, il commanda qu'on le
menât au camp ; mais ceux qui le conduisaient, avertis
qu'il avait en un baudrier dont il était ceint cinq cents
écus 19 , le tuèrent pour les avoir, et néanmoins encore
leur permit Lucullus de saccager et piller le camp des
ennemis.
XXXII. Depuis cette fuite de Mithridate, Lucullus
prit la ville de Cabira et plusieurs autres châteaux et
fortes places, là où il trouva de grands trésors, et les pri­
sons pleines de pauvres prisonniers grecs, et de plusieurs
princes parents du roi même, qui se tenaient pour morts
longtemps y avait, et lors, se voyant délivrés de cette
misérable captivité par la grâce et le bénéfice de Lucullus,
ne pensèrent pas être tirés de prison, mais être ressuscités
et retournés en une seconde vie. Là fut aussi prise l'une
des sœurs de Mithridate nommée Nyssa, à qui la prise
fut salutaire, là où ses autres femmes et sœurs que l'on
pensait avoir reculées plus loin du danger, et mises en
pays de plus grande sûreté près la ville de Pharnacie,
moururent piteusement et misérablement ; car Mithri-
LUCULLUS

date envoya devers elles l'un de ses valets de chambre,


nommé Bacchide, leur porter nouvelles qu'il leur conve­
nait à toutes de mourir. Il y avait entre plusieurs autres
dames, deux sœurs du roi, Roxane et Statira, qui
avaient bien quarante ans chacune, et toutefois n'avaient
jamais été mariées, et deux de ses femmes épousées,
toutes deux du pays d'Ionie, l'une appelée Bérénice,
native de l'île de Chio, et l'autre Monime, de la ville de
Milet. Celle-ci était fort renommée entre les Grecs, parce
que, quelques sollicitations que lui sût faire le roi en
étant amoureux, et qu'il lui eût envoyé quinze mille
écus20 comptant pour un coup, jamais ne voulut entendre
à toutes ses poursuites, jusques à ce qu'il y eût accord
de mariage passé entre eux, qu'il lui eût envoyé le dia­
dème ou bandeau royal, et qu'il l'eût appelée reine. La
pauvre dame, tout le temps auparavant depuis que ce
roi barbare l'eut épousée, avait vécu en grande déplai­
sance, ne faisant continuellement autre chose que de
pleurer la malheureuse beauté de son corps, laquelle,
au lieu d'un mari, lui avait donné un maître, et, au lieu de
compagnie conjugale, et que doit avoir une dame d'hon­
neur, lui avait baillé une garde et garnison d'hommes
barbares, qui la tenaient comme prisonnière, loin du doux
pays de la Grèce, en lieu où elle n'avait qu'un songe et
une ombre des biens qu'elle avait espérés, et au contraire
avait réellement perdu les véritables, dont auparavant
elle jouissait au pays de sa naissance ; et quand ce Bac­
chide fut arrivé devers elles, et leur eut fait comman­
dement de par le roi qu'elles eussent à élire la manière
de mourir, qui leur semblerait à chacune plus aisée et la
moins douloureuse, elle s'arracha d'alentour de la tête
son bandeau royal, et, se le nouant à l'entour du cou, s'en
pendit ; mais le bandeau ne fut pas assez fort et se rompit
incontinent, et lors elle se prit à dire. : « 0 maudit et
» malheureux tissu, ne me serviras-tu point au moins à
» ce triste service ? » En disant ces paroles, elle le jeta
contre terre, crachant dessus, et tendit la gorge à Bac­
chide pour la lui couper. L'autre, Bérénice, prit une
coupe pleine de poison, sa mère présente, qui la pria de
lui en bailler la moitié, ce qu'elle fit, et le burent toutes
deux ensemble. Si fut la force du poison assez violente
pour éteindre la mère, qui était affaiblie de vieillesse ;
mais elle n'eut pas l'efficace de suffoquer si promptement
I I 34 L U CU L L U S
l a fille, parce qu'elle n'en avait pas pris l a quantité qu'il
lui en fallait, mais tira longuement aux traits de la mort,
jusques à ce que, Bacchide la hâtant d'achever, ell<:!­
même finalement s'étouffa. �ant aux deux sœurs qui
n'étaient point mariées, on dit que l'une but aussi du
poison en maudissant et détestant fort la cruauté de son
frère, mais que Starita ne dit j amais une mauvaise parole,
ni qui sentît son cœur failli ou ayant regret à mourir,
mais au contraire qu'elle loua et remercia son frère de ce
que, se voyant en danger de sa personne, il ne les avait
point oubliées, mais avait eu le soin de les faire mourir
avant qu'elles tombassent esclaves entre les mains des
ennemis, et premier qu'ils pussent faire aucun outrage
à leur honneur.
XXXIII. Ces piteux inconvénients firent grand mal au
cœur de Lucullus, qui était doux et bénin de sa nature,
toutefois il tira outre, poursuivant toujours Mithridate à
la trace, jusques à la ville de Talaura, là où, entendant que
quatre jours avant qu'il y arrivât, Mithridate s'en était
fui devers Tigrane en Arménie, il s'en retourna, ayant
premièrement subjugué les Chaldéens et les Tibaréniens,
pris Arménie la mineure, et mis les villes, châteaux et
places fortes en son obéissance. Puis envoya Appius
devers le roi Tigrane, le sommer qu'il eût à lui rendre
Mithridate, et quant à lui, il reprit son chemin devers la
ville d'Amisus, qui était encore assiégée; et la cause pour­
quoi ce siège durait ainsi lon� uement, était la suffisance
et grande expérience du capitame qui la tenait pour le roi,
nommé Callimaque, lequel entendait si bien comme il
se faut servir de tous engins de batterie, et était si rusé
en toutes les habiletés que l'on saurait inventer pour
défendre une place assiégée, qu'il fâcha grandement les
Romains en ce siège, dont il fut bien payé puis après;
mais toutefois si fut-il affiné lors par Lucullus, lequel, à
l'heure qu'il avait toujours auparavant accoutumé de
faire sonner la retraite, et rappeler ses gens de l'assaut
pour les rafraîchir et reposer, fit un jour au contraire
soudainement assaillir la muraille, et de primesaut en
occupa une petite partie avant que jamais ceux de dedans
pussent venir à temps pour la défendre. Ce que voyant
Callimaque, et connaissant qu'il n'y avait plus d'ordre de
la tenir, abandonna la ville; mais premier que d'en partir,
il mit le feu dedans, fût ou pour envie qu'il portât aux
LUCULLUS
Romains, ne voulant point qu'ils s'enrichissent du sac
d'une si puissante ville, ou par une ruse de �uerre, afin
qu'il eût plus beau loisir de se sauver et de s enfuir; car
personne ne se soucia de ceux qui s'enfuyaient par mer
à cause qu'incontinent la flamme fut si grande qu'elle
s'épandit de tous côtés, j usques aux murailles, et les
soudards romains se préparaient seulement à piller.
XXXIV. Mais Lucullus, voyant le feu de dehors, en
eut pitié, et y voulut remédier, priant les soudards de le
vouloir aller éteindre, à quoi personne ne prêtait l'oreille,
mais voulaient tous le pillage, faisant bruire leurs armes
avec grands cris, l' usques à ce qu'il fut contraint de leur
abandonner la vil e à piller, espérant que par ce moyen au
moins sauverait-il les édifices du feu; mais les soudards
firent tout le contraire : car, en cherchant partout avec
torches et flambeaux allumés, pour voir s'il y avait rien
de caché, ils brûlèrent eux-mêmes grand nombre de mai­
sons, tellement que Lucullus, y entrant le lendemain, et
voyant la désolation que le feu y avait faite, s'en prit à
pleurer, disant à ses familiers qui étaient autour de lui
que souventefois auparavant il avait e�imé Sylla bien­
heureux, mais que jamais il n'avait encore eu son bonheur
en si grande admiration comme ce jour-là, en ce <J_ue,
désirant sauver la ville d'Athènes, les dieux lui avaient
fait la grâce de le pouvoir faire : « Et moi, dit-il, qui dési­
» rais en cela !'ensuivre, et sauver celle-ci, la fortune
» contre mon désir m'a réduit à la réputation de Mum­
» mius, qui fit brûler Corinthe. » Toutefois encore s'effor­
ça-t-il en ce qu'il put alors de remettre sus cette pauvre
ville; car quant au feu, il survint par aventure divine une
pluie presqu'à l'in�ant qu'il fut pris, qui l'éteignit, et
lui-même avant qu'en partir fit rebâtir bonne partie des
édifices que le feu avait consumés, et y reçut humaine­
ment tous les habitants �ui s'en étaient fuis, outre les­
quels il y logea encore d autres Grecs, qui y voulurent
de <J_uelque part que ce fût aller habiter, et si leur accrut
temtoire de sept lieues et demie21 de pays qu'il leur
donna. La ville était colonie des Athéniens, qui l'avaient
fondée et bâtie du temps que leur empire était en sa
fleur, et qu'ils dominaient en la mer, au moyen de quoi
plusieurs, fuyant la tyrannie d'Ari�ion s'y en allaient
habiter, et y avaient tout droit de bourgeoisie, comme
les naturels habitants; ainsi leur advenait ce bonheur,
LUCULLU S
qu'en délaissant leurs propres biens, ils allaient posséder
et jouir ceux d'autrui. Mais quant à ceux de la ville qui
purent échapper d'une telle désolation, Lucullus les revê­
tit très bien, et si leur donna deux cents drachmes d'ar­
gent à chacun, et les renvoya tous en leur pays. Le
grammairien Tyrannion fut pris alors, que Muréna requit
et demanda à Lucullus, et lui ayant Lucullus oél:royé, il
l'affranchit; en quoi il usa incivilement et illibéralement
du don que Lucullus lui avait fait; car en lui donnant ce
prisonnier qui était grandement estimé et renommé pour
son savoir, il n'entendait pas que pour cela il fût devenu
serf, de sorte qu'il fût besoin que Muréna l'affranchît; car
faire semblant de lui rendre sa liberté en l'affranchissant,
n'était autre chose que lui ôter celle qu'il avait dès sa
naissance. Mais en beaucoup d'autres choses, et non en
celle-là seule, montra bien Muréna qu'il n'avait pas toutes
les parties qu'un homme de bien et bon capitaine doit avoir.
XXXV. Au partir de là, Lucullus s'en alla visiter les
villes de l'Asie, afin que ce pendant qu'il n'était point
occupé aux affaires de la guerre, elles eussent quelque
soulagement des lois et de la justice; car à faute que de
longtemps elle n'y avait point été administrée ni exercée,
la pauvre province était affiigée et oppressée de tant de
maux et de misères, qu'il n'est homme qui le pût presque
croire, ni langue qui le sût exprimer, et ce par la cruelle
avarice des fermiers, gabelleurs et usuriers romains, qui
la mangeaient et la tenaient en telle captivité, que parti­
culièrement et en privé les pauvres pères étaient contraints
de vendre leurs beaux petits enfants, et leurs jeunes filles
à marier, pour payer la taille et l'usure de l'argent qu'ils
avaient emprunté pour la payer, et publiquement en
commun les tableaux dédiés aux temples, les statues de
leurs dieux et autres joyaux de leurs églises; encore à la
fin étaient-ils eux-mêmes adjugés comme esclaves à leurs
créanciers, pour user le demeurant de leurs jours en misé­
rable servitude, et pis encore était ce qu'on leur faisait
endurer avant qu'ils fussent ainsi adjugés; car ils les
emprisonnaient, ils leur donnaient la géhenne, ils les
détiraient sur le chevalet, ils les mettaient aux ceps, et les
faisaient teni r à découvert tout debout, en la plus grande
chaleur d'été au soleil, et en hiver dans la fange ou dessous
la glace, tellement que la servitude leur semblait un relè­
vement de misères et repos de leurs tourments.
LUCULLUS IIH

XXXVI. Lucullus trouva les villes de l'Asie pleines de


telles oppressions; mais en peu de temps il en délivra
ceux qui à tort en étaient affligés. Car tout premièrement
il ordonna que l'on comptât pour l'usure qui se payait
tous les mois la centième partie de la dette principale
seulement, et non plus ; secondement il retrancha toutes
usures qui passaient le sort principal ; tiercement, qui
fut le plus grand point, il établit que le créancier et
usurier jouirait de la quatrième partie des fruits et du
revenu de son débiteur ; et qui joignait l'usure avec le
sort principal, c'est-à-dire qui prenait usure de l'usure,
était privé du total ; tellement que, par le moyen de ses
ordonnances, toutes les dettes furent payées en moins de
quatre ans, et les terres et possessions rendues toutes
nettes et déchargées de toutes dettes à leurs propriétaires.
Cette surcharge d'usures était procédée des vingt mille
talents, qui sont douze millions d'or, en quoi Sylla avait
condamné le pays de l'Asie, laquelle somme ils avaient
bien payée déjà deux fois aux fermiers et gabelleurs
romains, qui l'avaient fait monter en amassant et accu­
mulant toujours usures sur usures, jusques à la somme de
six vingt mille talents, qui sont soixante et douze mil­
lions d'or. Parquoi ces gabelleurs et fermiers s'en allèrent
crier à Rome contre Lucullus, disant qu'il leur faisait le
plus grand tort du monde; et à force d'argent suscitèrent
quelques-uns des harangueurs ordinaires à l'encontre de
lui22 : ce qui leur était aisé à faire, pour autant mêmement
qu'ils tenaient en leurs papiers plusieurs de ceux qui
s'entremettaient des affaires à Rome. Mais Lucullus
n'était pas seulement aimé des pays auxquels il faisait
du bien, mais était aussi désiré et souhaité des autres
provinces, lesq uelles réputaient bienheureuses celles qui
pouvaient avoir un tel gouverneur.
XXXVII. Au demeurant, Appius Clodius, celui que
Lucullus avait envoyé devers Tigrane, étant frère de la
femme que Lucullus avait lors épousée, se fit première­
ment conduire par quelques guides qui étaient hommes
du roi même, fesquels de propensée malice le condui­
saient par le haut pays, lui faisant faire un grand circuit et
prendre une torse de plusieurs journées, qui n'était point
nécessaire, jusques à ce que l'un de ses serfs affranchis,
qui était natif de la Syrie, lui enseigna le droit chemin;
parquoi il donna congé à ces conduéteurs barbares, et,
LU CULLU S
laissant leur fallacieux détour du droit chemin, en peu de
jours passa la rivière d'.Euphrate, et arriva en la cité
cl'Antioche surnommée Epidaphné, là où il lui fut mandé
qu'il attendît le retour de Tigrane, qui était au pays de la
Phénicie, où il subjuguait quelques villes, qui lui restaient
encore à conquérir, e:t ce pendant il gagna secrètement
plusieurs princes et seigneurs qui n'obéissaient que par
force et malgré eux à ce roi cl'Arménie, entre lesquels
était Zarbiénus, roi de la province Gordiane, et promit
aussi à plusieurs cités de naguères subjuguées et réduites
en servitude qui envoyaient devers lui, le secours de
Lucullus, leur mandant que pour le présent elles ne
remuassent rien; car la domination de ces Arméniens
n'était pas supportable, mais intolérable aux Grecs,
mêmement l'orgueil et l'arrogance du roi, lequel, pour
ses grandes prospérités était devenu si superbe et si pré­
somptueux, que tout ce que les hommes tiennent com­
munément le plus cher, et qu'ils aiment le plus, non
seulement il le voulait avoir et l'estimait être sien, mais
lui semblait qu'il n'eût été fait en ce monde que pour lui,
étant monté en cette excessive outrecuidance par les
grandes faveurs que fortune lui avait faites.
XXXVIII. Car à son commencement c'était peu de
chose, et néanmoins avec ce peu qu'il avait, dont on ne
faisait compte, il subjugua plusieurs grandes nations, et
rabaissa la puissance des Parthes, autant qu'homme qui
eût jamais été avant lui. Il emplit le pays de la Mésopo­
tamie d'habitants grecs, qu'il tira par force de la Cilicie
et de la Cappadoce, les contraignant d'aller habiter là.
Il fit aussi changer de manière de vivre aux Arabes que
l'on surnomme Scénites [comme qui dirait Tenteniers,
parce que c'est un peuple vagabond, qui n'a point d'autres
maisons que des tentes qu'il porte toujours avec soi), les
transportant de leur pays naturel, et les faisant demeurer
fermes auprès de soi pour se servir d'eux au fait de la
marchandise. Il y avait toujours plusieurs rois en sa cour
qui le servaient; mais entre les autres, il y en avait quatre
qui étaient continuellement auprès de sa personne comme
gardes ou laquais, parce que, quand il allait par les champs
à cheval, ils couraient à pied à côté de lui, en tuniques ;
et quand il était assis en son siège à donner audience, ils
étaient tout debout autour de sa chaire, les mains entre­
lacées l'une dans l'autre; laquelle contenance semblait
LUCULLUS 1 1 39

être la plus certaine confession et le plus grand aveu de


servitude qu'ils eussent su lui faire, comme s'ils eussent
par cela déclaré qu'ils lui quittaient toute leur liberté, et
qu'ils offraient leurs corps à leur seigneur, plus prêts de
souffrir que de faire quelconque chose.
XXXIX. Toutefois Appius Clodius, ne s'étonnant ni
ne s'effrayant point pour toute cette pompe tragique,
quand il lui fut donné audience, lui dit franchement à son
visage, qu'il était venu pour emmener avec lui Mithridate,
lequel était dû au triomphe de Lucullus, et parce qu'il le
sommait de le lui rendre entre ses mains, autrement qu'il
lui dénonçait la guerre. Ceux qui furent présents à cette
sommation connurent bien aisément que Tigrane, encore
qu'il se préforçât de montrer une chère ouverte, avec un
ris feint et contrefait, en oyant ces paroles fut bien ému
en son cœur d'ouïr ce jeune homme ainsi bravement et
franchement parler; car, en vingt-cinq ans qu'il avait
déjà régné, ou, pour mieux dire, qu'il avait outrageuse­
ment tyrannisé, il n'avait jamais ouï parole franche et
libre que celle-là; ce néanmoins, il fit réponse à Appius
qu'il n'abandonnerait point Mithridate, et que, si les
Romains lui faisaient la guerre, il se défendrait; et, ayant
dépit de ce que Lucullus, par les lettres qu'il lui écrivait,
l'appelait roi seulement, et non pas roi des rois, par celles
qu'il lui récrivit ne le daigna aussi appeler capitaine. Au
congé prendre, il lui envoya de beaux et riches présents,
qu'il refusa; et le roi lui en renvoya d'autres encore
davantage, desquels Appius ne prit qu'une coupe seule­
ment, de peur qu'il ne semblât à ce roi qu'il les refusât
ainsi obstinément pour aucune malveillance particulière
qu'il eût contre lui, et lui renvoya le demeurant, puis
s'en retourna à grandes journées devers son capitaine.
XL. Or n'avait Tigrane auparavant jamais voulu seu­
lement voir Mithridate, son allié si proche, qui par for­
tune de guerre avait perdu un si grand et si puissant
royaume; mais le faisait tenir superbement, et sans
honneur, comme si c'eût été un prisonnier, en lieux
marécageux et malsains; mais alors il l'envoya querir
honorablement, et le reçut avec grandes caresses. O!!and
ils furent ensemble au palais royal, ils se retirèrent à part
pour parler en secret l'un à l'autre, là où ils se justifièrent
et excusèrent des soupçons qu'ils avaient conçus l'un de
l'autre, au grand préjudice de leurs serviteurs et amis, sur
n40 LUCULLU S
qui ils en rejetèrent les occasions, entre lesquels était
Métrodore le Scepsien, homme de grand savoir, qui
disait plaisamment ce qu'il voulait, et à qui Mithridate
avait e orté si grande amitié, que l'on l'appelait le père
du rot. Mithridate, au commencement de ses affaues,
l'avait envoyé devers Tigrane, lui requérir secours à l'en­
contre des Romains, et Tigrane lui demanda : « Mais toi­
» même, Métrodore, que m'en conseillerais-tu ? » Métro­
dore, soit ou qu'il regardât au profit de Tigrane, ou qu'il
ne voulût point que Mithridate échappât, lui répondit :
« Je te conseillerais, sire, comme ambassadeur, que tu le
» fisses; mais comme conseiller, que tu ne le fisses point. »
Tigrane en fit lors le récit à Mithridate, pensant que pour
cela il ne lui dût point faire de déplaisir en sa personne,
mais au contraire il fut incontinent mis à mort; de quoi
Tigrane fut bien marri, et se repentit fort d'en avoir tant
dit, combien qu'il ne füt pas entièrement la cause totale
de son malheur, et qu'il n'eût fait seulement que pousser
la malveillance que Mithridate dès auparavant avait
conçue encontre lui. Car il y avait déjà longtemps qu'il
lui en voulait, ce que l'on connut quand on surprit ses
papiers et écritures secrètes, entre lesquelles on en trouva
une par laquelle il ordonnait que Métrodore fût tué ;
mais en récompense, Tigrane en inhuma le corps magni­
fiquement, sans épargner somptuosité quelconque envers
le corps mort de celui qne vivant il avait trahi.
Il mourut aussi en la cour de Tigrane un orateur nommé
Amphicrate, si celui-1� mérite qu'on fasse mention de lui
pour la ville cl'Athènes, dont il était natif; car on dit
qu'étant banni de son pays, il s'enfuit en la ville de Séleu­
cie, celle qui est assise sur la rivière du Tigre; et comme
les habitants de la ville le priaient d'enseigner l'art d'élo­
quence en leur pays, il ne daigna, mais leur répondit
présomptueusement que le plat était trop petit pour tenir
un dauphin, comme s'il eût voulu dire que c'était trop
peu de chose que de leur ville, pour l'arrêter. De là il se
retira devers Cléopâtre, fille de Mithridate et femme de
Tigrane, là où il fut bientôt soupçonné et déféré, telle­
ment qu'il lui fut défendu de plus hanter ni converser
avec les Grecs, dont il eut si grand regret, que lui-même
se fit mourir à faute de manger. Et fut celui-là honora­
blement aussi inhumé par la reine Cléop âtre auprès d'un
lieu qui s'appelle Sapha, comme l'on dit en ce pays-là.
LUCULL U S I I41

XLI. �ant à Lucullus, après qu'il eut remis toute


l'Asie en bonne paix et bonne tranquillité, et qu'il y eut
établi de bonnes ordonnances sur le fait de la j uStice, il
ne mit pas aussi en nonchaloir les choses de passe-temps
et de plaisir; mais, cependant qu'il fut de loisir en la cité
d'Éphèse, fit faire force jeux, fêtes et combats de lutteurs
et escrimeurs à outrance, pour la réjouissance de sa
vitl:oire, en donnant l'ébattement aux villes de la pro­
vince, lesquelles en récompense inSl:ituèrent aussi une
fête solennelle en son honneur, qu'ils appelèrent Lucullia,
et la célébrèrent à grande joie, montrant une vraie et
non feinte amitié et bienveillance envers lui, qui lui
était plus agréable, et lui donnait plus de contentement
que tout l'honneur qu'ils lui eussent su faire. Mais depuis
qu'Appius fut de retour, et qu'il eut arrêté et conclu qu'il
fallait aller faire la guerre à Tigrane, il s'en retourna au
royaume de Pont, où il prit son armée qu'il y avait laissée
en garnison, et la mena devant la ville de Sinope pour
l'assiéger, ou plutôt pour y assiéger quelques Ciliciens
qui s'étaient jetés dedans en faveur de Mithridate. Mais
quand ils virent venir Lucullus contre eux, ils occirent
une bonne partie des naturels citoyens, et, mettant le feu
dans la ville, s'enfuirent une nuit; de quoi Lucullus
étant averti, entra dedans, et y mit à l'épée huit mille de
ces Ciliciens qui y étaient encore demeurés, et fit rendre
aux naturels habitants tout ce qui était à eux; mais la
cause principale qui lui fit prendre soin de préserver cette
ville, tut une telle vision : il lui fut avis la nuit, en dor­
mant dans son lit, que quelqu'un s'approcha de lui, et
lui dit : « Marche un peu plus outre, Lucullus, car Auto­
» lycus vient, qui désire parler à toi. » Ce songe l'éveilla,
mais à son réveil il ne sut conjeéturer ce que voulait dire
cette vision. Ce fut le jour même qu'il prit la ville de
Sinope, là où, en poursuivant les Ciliciens qui se sau­
vaient de vitesse, il trouva une Statue gisante par terre
sur le bord de la mer, que ces Ciliciens avaient voulu
emporter; mais ils furent pris et chassés de si près, qu'ils
n'eurent pas loisir de la charger sur leurs vaisseaux28 •
Cette statue, à ce que l'on dit, était l'un des plus beaux
et des plus nobles chefs-d'œuvre du statuaire Sthénis; et
il y a quelqu'un qui dit que c'était l'image d'Autolycus,
celui qui fonda Sinope; car Autolycus fut un des princes
qui partirent de Thessalie avec Hercule, pour aller contre
LUCULLU S
les Amazones, et fut fils de Démachus. Et se dit qu'au
retour de ce voyage, le navire sur lequel il s'était embar­
qué avec Démoléon et Phlogius donna à travers un écueil
qui est en la côte de la Chersonèse, où il se perdit; mais
que lui, s'étant sauvé avec ses armes et ses gens aussi, fit
tant qu'il arriva en la ville de Sinope, qu'il ôta à quelques
Syriens, que l'on dit être descendus et nommés d'un
Syrus fils d'Apollon et de la nymphe Sinope, fille d'Aso­
pus. Parquoi Lucullus, entendant ce propos, se souvint
d'un avertissement de Sylla, lequel en ses commentaires
écrit qu'il n'est rien que l'on ne doive tenir plus assuré
ni que l'on doive plus fermement croire, que ce qui nous
est signifié par songe21 •
XLII. Cependant il fut averti que Tigrane et Mithri­
date étaient tout prêts à descendre en la Lycaonie et en la
Cilicie, afin qu'ils pussent les premiers s'emparer de la
province de l'Asie; si s'émerveilla grandement du conseil
de Tigrane, puisqu'il avait eu intention de courir sus aux
Romains, comment il ne s'était aidé de Mithridate au
fait de cette guerre, lorsque ses forces étaient en leur
entier, et qu'il ne joignait alors sa puissance avec celle de
lui, plutôt que de le laisser ruiner et détruire, et puis sous
une froide espérance aller maintenant commencer une
nouvelle guerre, en se précipitant avec ceux qui ne pou­
vaient eux-mêmes se relever.
XLIII. Sur ces entrefaites, Macharès, fils de Mithridate,
qui tenait le royaume du Bosphore, lui envoya une cou­
ronne d'or du poids de mille écus, le priant qu'il voulût
le nommer et lui donner le titre d'ami et allié des
Romains; à l'occasion de quoi Lucullus estima que cela
était la fin finale de sa première guerre; et, laissant Sorna­
tius avec six mille combattants, à la garde du royaume
de Pont, se partit avec douze mille hommes de pied, et
peu moins de trois mille chevaux, pour aller à la seconde;
ce que tout le monde estimait être grande témérité à lui, et
le jugeaient en cela fort mal conseillé, de s'aller, avec si
petite troupe, jeter entre nations belliqueuses, et s'expo­
ser à tant de milliers de gens de cheval en un pays long et
large infiniment, environné tout à l'entour de très pro­
fondes rivières et de montagnes couvertes de neiges en
tout temps, tellement que ses soudards, qui au demeu­
rant n'étaient guères bien disciplinés ni obéissants à leur
capitaine, le suivaient envis, et étrivaient à l'encontre de
LUCULLUS I l 43

ses commandements. D'autre côté les harangueurs à


Rome criaient ordinairement contre lui, et protestaient
devant le peuple qu'il allait semant une guerre d'une
autre, dont la chose publique n'avait que faire, et qu'il ne
cherchait autre chose que susciter toujours occasions de
nouvelles guerres, afin que toujours il eût des armées à
son commandement, et qu'il ne posât jamais les armes,
pour avoir toujours moyen de faire bien ses besognes
particulières aux dépens et au danger publics. Ceux-là
avec le temps exécutèrent leur dessein [qui était de faire
rappeler Lucullus, et lui subroger Pompée].
XLIV. Mais Lucullus, nonobstant cela, ne laissa point
d'acheminer et hâter son armée le plus tôt qu'il lui fut
possible, tellement qu'en peu de jours il arriva à la
rivière d'Euphrate, laquelle il trouva enflée, troublée et
impétueuse, parce que c'était en hiver, dont il fut sur
l'heure bien fâché, pour autant qu'il pensait bien que
cela Je dût arrêter tout court un long temps, et lui donner
beaucoup de peine et de destourbier à trouver des
bateaux, et à faire faire des radeaux pour bâtir un pont
à passer. Mais sur le soir l'eau commença un petit à
s'écouler, et puis se baissa si fort la nuit, que le lende­
main la rivière se trouva toute réduite à son canal
ordinaire; qui plus est, les gens du pays, voyant de
petites îlettes qui apparaissaient déjà au milieu du cours
de l'eau, et la rivière dormante, comme un marais, à
l'entour d'elles, adoraient Lucullus comme un dieu,
parce que c'était chose qu'ils n'avaient guères jamais aupa­
ravant vue advenir, et à son arrivée ce fleuve s'était sou­
dainement soumis à lui, et s'était rendu doux et traitable
pour lui donner sûr et facile passage; parquoi, pour ne
perdre l'occasion, il passa incontinent son armée, et sitôt
qu'il fut passé, il trouva sur l'autre rive une rencontre
d'heureux présage, qui fut telle : sur l'autre rive de la
rivière paissaient quelque nombre de vaches consacrées
à la déesse Diane, surnommée Persienne, que les Bar­
bares habitant delà le fleuve d'Euphrate révèrent et
honorent sur tous les autres dieux, et ne se servent des­
dites vaches à autre usage qu'à les sacrifier et immoler à
cette déesse25 , mais vont errant par toute la contrée là
où elles veulent, sans être liées ni empêtrées aucunement,
ayant seulement la marque de la déesse, qui est une lampe
imprimée sur leur corps, et n'est pas aisé d'en prendre
1 1 44 LUCULL U S
quand o n e n a besoin, mais y a beaucoup à faire. L'une
de ces vaches sacrées, après que l'armée fut toute passée,
se vint d'elle-même rendre dessus une roche, que l'on
e�ime aussi consacrée à la même déesse, en baissant la
tête et tendant le cou, comme font celles qui sont court
attachées, ni plus ni moins que si elle fût venue expres­
sément se présenter à Lucullus pour être immolée,
comme elle fut; mais outre celle-là, il immola aussi un
taureau à l'Euphrate, pour lui rendre grâces de ce qu'il
lui avait donné si facile passage.
XLV. Si ne fit Lucullus, pour ce premier jour-là, que
camper seulement delà la rivière; mais le lendemain et
les autres jours ensuivant, il entra avant en pays par la
contrée de la Sophène, sans faire mal ni déplaisir aux
personnes qui se venaient rendre à lui, ou qui recevaient
volontiers son armée; car même comme ses gens vou­
lussent qu'on allât prendre de force un château, dedans
lequel on disait qu'il y avait force or et argent, il leur
montra de loin la montagne de Taurus, en leur disant :
« C'e� celui-là qu'il vous faut plutôt aller prendre; car
» quant à ce qui e� dans ce château, il e� en réserve pour
» ceux qui vaincront », et, tirant outre à grandes jour­
nées, il passa la rivière de Tigre, puis entra à main armée
dans le royaume d'Arménie.
XLVI. Q!!ant à Tigrane, le premier qui lui osa porter
la nouvelle de la venue de Lucullus ne s'en réjouit guères,
car il lui fit trancher la tête; au moyen de quoi personne
ne lui en osa plus parler, tellement qu'il était déjà tout
environné de feu, que ses ennemis allumaient tout à
l'entour de lui, qu'il n'en savait encore rien, mais s'ébat­
tait avec ses mignons28 à ouïr des propos de flatteries,
que Lucullus serait bien grand capitaine s'il avait la har­
diesse de l'attendre seulement en la ville d 'Éphèse, et s'il
ne s'enfuyait incontinent de toute l'Asie, sitôt qu'il le
sentirait approcher avec une si triomphante armée de
tant de milliers d'hommes. Ainsi peut-on voir que,
comme tous corps et tous cerveaux ne sont pas assez
fermes ni assez forts pour porter beaucoup de vin, aussi
ne sont pas tous entendements assez résolus ni con�ants
pour ne sortir point hors de soi, ni des bornes de raison,
en grandes prospérités. Toutefois à la fin Mithrobarzane,
l'un de ses mignons, fut celui qui lui osa dire la vérité,
lequel ne se trouva mieux de sa franchise de parler
LUCULLUS 1 1 4s

qu'avait fait l'autre, parce que Tigrane l'envoya incon­


tinent avec trois mille chevaux et bon nombre de gens
de pied, lui commandant qu'il lui amenât le capitaine vif
et qu'au demeurant il passât par-dessus le ventre de tous
ses gens.
XL VII. Or, quant à Lucullus, il était déjà campé avec
une partie de son armée, et l'autre venait après, lorsque
ses coureurs lui vinrent dire la venue de ce capitaine bar­
bare; si eut peur de prime-face que, si l'ennemi les venait
assaillir ainsi écartés les uns des autres, et non en point de
combattre, il ne les mît en déroute et en désarroi. Au
moyen de quoi il demeura dans son camp à le faire for­
tifier et remparer, et envoya Sextilius, l'un de ses lieute­
nants, avec mille six cents chevaux, et un peu plus de
gens de pied, tant nus qu'armés, lui enjoignant qu'il
s'allât planter au plus près de l'ennemi sans combattre,
pour l'amuser et arrêter seulement, jusques à ce qu'il
eût nouvelles que toute l'armée serait ensemble dans le
camp. Sextilius tâcha bieri à le faire ainsi qu'il lui était
commandé, mais il fut contraint contre sa résolution de
venir au combat, tant Mithrobarzane l'alla bravement et
audacieusement assaillir; si y eut rencontre en laquelle
Mithrobarzane mourut lui-même en combattant vail­
lamment, et tous ses gens furent mis en déroute et
presque tous occis, peu exceptés, qui se sauvèrent de
vitesse.
XLVIII. Depuis cette défaite, Tigrane abandonna sa
grande cité royale de Tigranocerta, qu'il avait lui-même
bâtie, et se retira devers le mont de Taurus, là où il
assembla gens de tous cotés; mais Lucullus, ne lui vou­
lant pas donner loisir de se préparer, envoya d'un côté
Muréna pour couper chemin et rompre ceux qui s'assem­
blaient autour de lui, et d'un autre côté envoya Sextilius
pour empêcher une grosse troupe d'Arabes qui lui venait,
lesquels Sextilius chargea ainsi comme ils se voulaient
loger et les défit presque tous, et Muréna, suivant Tigrane
à la trace, épia l'occasion qu'il passait une vallée longue
et étroite, au fond de laquelle y avait mauvais chemin,
mêmement pour une armée qui était de longue étendue;
si lui donna sur la queue, usant de l'opportunité, et
Tigrane se mit incontinent en fuite, faisant jeter tout le
bagage emmi le chemin au-devant de l'ennemi pour le
retarder, et y eut grand nombre d'Arméniens occis en
LUCULLU S
cette déroute, et plus encore de pris. Ces choses ainsi
faites, Lucullus s'achemina devers la cité de Tigrano­
certa, qu'il assiégea tout à l'entour. Il y avait dedans
grand nombre de Grecs, lesquels y avaient été trans­
portés par force de la Cilicie, et beaucoup de Barbares
aussi à qui on en avait autant fait, Adiabéniens, Assyriens,
Gordiéniens et Cappadociens, desquels Tigrane avait
ruiné les villes, et les avait contraints de s'en venir
habiter là ; au moyen de quoi cette ville était pleine d'or
et d'argent, de médailles, statues, tableaux et peintures,
à cause que tout le monde, autant les hommes privés
que les princes et seigneurs, s'étudiaient pour complaire
à ce roi, d'enrichir et embellir cette cité de toute sorte
de parements et ornements de ville. A l'occasion de quoi,
Lucullus pressa le plus qu'il put le siège, se persuadant
que jamais Tigrane ne supporterait qu'elle fût prise, mais
qu'encore qu'il eût autrement délibéré, néanmoins par un
courroux il lui viendrait présenter la bataille pour lui
faire lever le siège ; ce qu'il prenait très bien, n'eût été
que Mithridate, par lettres et par messagers exprès, lui
déconseillait fort de hasarder la bataille, et lui suadait
plutôt de couper vivres de tous côtés aux Romains avec
sa gendarmerie; autant lui en dit et conseilla Taxiles,
capitaine que Mithridate lui avait envoyé, et qui était avec
lui en son camp, le priant à grande instance de ne vouloir
point éprouver les armes des Romains, qui étaient chose
invincible.
XLIX. Tigrane écoutait patiemment leurs raisons du
commencement; mais quand les Arméniens avec toutes
les forces du pays furent arrivés, et les Gordiéniens, et
que les rois des Mèdes et des Adiabéniens furent aussi
venus avec toute leur entière puissance, et que, d'autre
côté, lui fut aussi arrivé un grand nombre des Arabes
qui habitent le long de la mer de Babylone, et grand
nombre aussi d'Albaniens, venant de la mer Caspienne,
et d'Ibériens, qui sont leurs proches voisins, outre une
autre grosse troupe des peuples francs et vivant sans roi,
qui habitent au long de la rivière d'Haraxes, les uns venus
libéralement pour lui faire plaisir, les autres pour les
pensions et pour la solde qu'il leur donnait, alors ne se
tint-il plus, à sa table ni en ses conseils, autres propos
que de certaines espérances de la viél:oire, de braveries
et de menaces barbaresques, tellement que Taxiles fut en
LUCULLUS 1 147

danger de sa personne, parce qu'il contredisait oblique­


ment à la conclusion qui avait été prise au conseil de
donner la bataille ; et eut-on opinion que Mithridate por­
tait envie à la gloire du roi, et que, pour cette occasion,
il lui allait ainsi dissuadant la bataille ; à raison de quoi,
Tigrane ne le voulut pas seulement attendre, de peur
qu'il n'eût part à l'honneur de sa viB:oire ; mais se mit
aux champs avec tout ce grand exercite, disant entre ses
privés amis, ainsi que l'on conte, qu'il n'était marri que
d'une chose seule, c'était qu'il lui fallait combattre contre
Lucullus seul, et non contre tous les capitaines romains
ensemble. Et si n'était pas cette braverie si folle ni si hors
de bon sens qu'il n'y eût quelque apparence, quand il
regardait autour de lui tant de nations diverses, tant de
rois qui le suivaient, tant de bataillons de gens de pied
armés, et tant de milliers de gens de cheval ; car il avait
en son armée vingt mille hommes de trait et de tireurs de
fronde seulement ; cinquante-cinq mille hommes de
cheval, dont il y en avait dix-sept mille armés de toutes
pièces, ainsi que Lucullus même l'écrivit au sénat ; et de
gens de pied armés, di�ribués par enseignes et escadrons,
cent cinquante mille ; de pionniers, charpentiers, maçons
et autres telles gens de bras pour aplanir les chemins,
bâtir ponts à passer les eaux, curer les rivières, couper des
bois et faire autres telles œuvres, jusques au nombre de
trente-cinq mille, qui suivaient à la queue de l'armée,
ordonnés en gens de guerre, faisant paraître le camp de
plus grande montre, et lui donnant plus de force aussi.
L. Q!!and il fut au-dessus du mont de Taurus, et que
l'on put de la ville voir à clair toute son armée, et que lui
aussi put choisir de l'œil celle de Lucullus, qui tenait sa
ville de Tigranocerta assiégée, les Barbares, qui étaient
dedans, recueillirent cette vue avec grands cris de joie
et grands battements de mains, menaçant de dessus leurs
murailles les Romains, en leur montrant l'armée des
Arméniens. Lucullus cependant tint conseil sur ce qu'il
avait à faire, auquel conseil les uns furent d'avis qu'il
levât son siège, et qu'il allât avec son armée tout entière
sans la départir contre Tigrane ; les autres ne trouvaient
pas bon qu'il laissât à son dos un si grand nombre
d'ennemis, ni qu'il levât son siège ; adonc leur répondit
Lucullus qu'ils ne disaient bien ni les uns ni les autres,
mais que tous deux ensemble le conseillaient très bien.
L U CULLU S
Au moyen de quoi il divisa son armée, et laissa au siège
devant la ville Muréna avec six mille combattants, et lui
avec vingt-quatre cohortes, dans lesquelles il n'y avait
pas plus de dix mille hommes de pied armés, et toute sa
chevalerie, avec environ mille hommes de trait et tireurs
de frondes, s'en alla au-devant de Tigrane, et logea en
une grande et spacieuse plaine au long de la rivière. Si
sembla le camp des Romains bien peu de chose à Tigrane,
de manière que pour quelque temps il servit de risée et
de passe-temps aux flatteurs de sa cour ; car les uns s'en
moquaient, les autres tiraient au sort, et jouaient leur part
des dépouilles, comme s'ils eussent déjà gagné la bataille,
et chacun des rois et des capitaines s'allait présenter au
roi, le requérant bien instamment de lui faire cette grâce,
qu'autre ne s'en empêchât que lui, et que le roi se tînt
à l'écart assis en quelque part pour voir l'ébattement.
Et lors Tigrane, voulant montrer qu'il savait plaisam­
ment rencontrer et dire le mot aussi bien que les autres,
dit une parole qui est assez vulgaire : « S'ils viennent
» comme ambassadeurs, ils sont beaucoup ; mais s'ils
» viennent comme ennemis, ils sont bien peu. » Voilà
comment ils se moquaient et se gaudissaient pour lors.
LI. Le lendemain, au point du jour, Lucullus tira
ses gens tous armés aux champs en bataille. Or était le
camp des Barbares de l'autre côté de la rivière, vers le
soleil levant, et d'aventure le cours de la rivière se détour­
nait tout court devers le soleil couchant, là où il y avait
meilleur gué pour la passer ; au moyen de quoi, Lucullus,
faisant marcher son armée en bataille à val le cours de la
rivière pour trouver le gué, et la hâtant d'aller, sembla à
Tigrane se retirer, tellement qu'il fit appeler Taxiles, et
lui dit en riant : « Vois-tu ces beaux légionnaires romains,
» que tu prêchais tant être gens invincibles, les vois-tu
» maintenant fuir ? » Taxiles adonc lui répondit : « Je
» voudrais, sire, que ta bonne fortune fît aujourd'hui
» quelque miracle ; car à la vérité ce serait chose bien
» étrange que les Romains fuissent ; mais ils n'ont pas
)> accoutumé de prendre leurs beaux accoutrements sur
» leur harnais quand ils veulent seulement cheminer par
» les champs, ni ne portent pas leurs pavois et écus
» découverts, ni leurs armets nus en la tête, comme ils les
» ont maintenant, leur ayant ôté leurs étuis et couvertures
» de cuir ; mais, sans point de doute, ce bel équipage,
LUCULLU S 1 1 49

» au 9.uel nous les voyons ainsi reluire, est certain signe


» qu'tls veulent combattre, et qu'ils marchent pour nous
» venir trouver. »
Lli. Taxiles n'avait pas encore achevé son propos, que
Lucullus, à la vue de ses ennemis, fit tourner tout court
le porte-enseigne qui portait la première aigle et que les
bandes prirent leur place pour passer la rivière en ordon­
nance de bataille. Adonc Tigrane, se revenant à toute
peine comme d'une ivresse, s'écria tout haut par deux ou
trois fois : « Ils viennent donc à nous. » Si y eut grand
trouble et grand tumulte quand ce vint à ranger tant de
monde en bataille. Le roi Tigrane en prit à conduire le
milieu, et en bailla la pointe gauche à mener au roi des
Adiabéniens, et la droite au roi des Mèdes, en laquelle
était la plupart des hommes d'armes armés de toutes
pièces, qui faisaient le premier front de toute la bataille.
LIii. Mais ainsi comme Lucullus était prêt à passer la
rivière, il y eut quelques-uns de ses capitaines qui le
vinrent avertir qu'il se devait garder de combattre ce
jour-là, parce que c'était l'un de ceux que les Romains
estiment malencontreux, et les appellent Atri, c'est-à-dire
noirs, parce que c'était celui auquel un Crepion avait été
défait en bataille rangée, avec toute son armée, par les
Cimbres ; et Lucullus leur répondit cette parole, qui
depuis a tant été célébrée : « Je le rendrai aujourd'hui
» heureux pour les Romains. » C'était le sixième jour du
mois d'oétobre. En disant ces mots, et les admonestant
d'avoir bon courage, il passa la rivière, et marcha le pre­
mier droit vers l'ennemi, armé d'une anime d'acier faite
à écailles reluisantes au soleil, et par-dessus une cotte
d'armes frangée tout à l'entour, tenant déjà l'épée traite
en la main, pour donner à entendre à ses gens qu'il fallait
soudainement aller joindre de près les ennemis, pour
combattre à coups de main contre eux, qui n'avaient
accoutumé de combattre que de loin à coups de traits,
et qu'il passerait si vitement et si roidement l'espace de
chemin qu'il leur fallait pour tirer, qu'ils n'auraient pas
le loisir de dérncher ; et voyant que le fort de leurs
hommes d'armes, dont on faisait si grand cas, était rangé
en bataille au-dessous d'un coteau, duquel le dessus était
plain et uni, et la montée qui durait environ un quart de
lieue27 n'était pas fort roide ni coupée, il y envoya
quelque nombre de gens de cheval thraces et gaulois
I I SO L U C U LL U S
qu'il avait à s a solde, e t leur commanda qu'ils les allassent
charger par les flancs pour les troubler, et qu'ils essayassent
à trancher leurs lances avec leurs épées, parce que totit
l'effort de ces hommes d'armes consisl:e en leurs lances,
et ne peuvent faire autre chose, ni pour eux, ni contre
leurs ennemis, tant ils sont pesamment et malaisément
armés, de sorte qu'il semble qu'ils soient emmurés dans
leur harnais comme dans une prison de fer ; et lui,
quant et quant, prenant deux enseignes de gens de pied,
se perforça de gagner aussi le haut de ce coteau, ayant ses
soudards à son dos qui le suivaient de grand courage,
parce qu'ils le voyaient le premier travaillant à pied, et
gravissant contremont la pente du coteau.
LIV. O!!and il fut au-dessus, il s'arrêta un peu au lieu
plus éminent, et se prit à crier à haute voix : « La viél:oire
» esl: nôtre, compagnons, la viél:oire esl: nôtre » ; et en
disant cela les mena droit contre ces hommes d'armes,
leur commandant qu'ils ne s'amusassent point à lancer
leurs javelots, mais qu'ils prissent leurs épées en leurs
mains, et en frappassent sur les j ambes et sur les cuisses de
ces hommes d'armes, parce qu'ils n'ont autres parties
de leur corps qui soient découvertes ; toutefois il ne fut
point de besoin de telle escrime, parce qu'ils n'atten­
dirent pas les Romains, mais avec grands hurlements
tournèrent bride incontinent, et s'allèrent ruer très lâche­
ment eux et leurs chevaux, tout ainsi lourds et pesants
qu'ils étaient, à travers les bandes de leurs gens de pied,
avant qu'ils eussent donné un seul coup, tellement que si
grand nombre de milliers d'hommes fut mis en déroute
sans coup férir, et sans qu'il y eût personne blessé, ni
que l'on vît une seule goutte de sang épandu; mais le
grand meurtre fut quand ils prirent la fuite, ou pour
mieux dire quand ils cuidèrent fuir, car ils ne le purent
pas faire, s'entre-empêchant eux-mêmes de fuir pour
la longueur et profondeur de leurs bataillons. Tigrane
entre autres ne faillit pas à déloger des premiers avec
bien petite compagnie, et, voyant son fils en pareille
fortune que lui fuyant, il s'ôta le bandeau royal d'alentour
de la tête, et le lui bailla en pleurant, lui commandant
qu'il se sauvât le mieux qu'il pourrait par un autre che­
min; mais le j eune prince n'osa pas prendre la hardiesse
de s'en bander la tête, mais le bailla en garde à l'un de ses
plus féaux serviteurs, lequel d'aventure fut pris et amené
LUCULLUS
à Lucullus, de manière qu'entre les autres prisonniers, le
fut aussi le diadème ou bandeau royal de Tigrane. On
tient qu'il mourut en cette défaite plus de cent mille
hommes de pied, et des gens de cheval qu'il s'en sauva
bien fort peu. Du côté des Romains il y en eut environ
cent blessés et cinq tués.
LV. Le philosophe Antiochus, faisant mention de
cette bataille en un traité qu'il a composé des dieux, écrit
que jamais le soleil n'en vit de pareille, et Strabon, un
autre philosophe, en quelques histoires abrégées qu'il a
écrites 28 , dit que les Romains avaient honte, et se
moquaient d'eux-mêmes, de ce qu'ils avaient employé les
armes contre de si lâches esclaves ; et Tite-Live témoigne
que jamais les Romains ne se trouvèrent en bataille avec
s1 petit nombre de combattants contre si grande multi­
tude d'ennemis ; car les vainqueurs n'étaient en tout que
la vingtième partie, et encore pas, de ceux qui furent
vaincus. Dont les plus vieux et plus expérimentés capi­
taines romains louaient grandement Lucullus, en ce qu'il
avait défait deux des plus grands et des plus puissants
princes du monde par deux moyens totalement contraires
l'un par tardité, et l'autre par soudaineté : car il mina et
consuma Mithridate par reculer et dilayer, lorsque ses
forces étaient en leur entier ; et au contraire il ruina
Tigrane par se hâter. Ainsi fit-il ce que peu de capitaines
ont jamais su faire, c'est qu'il usa de tardité pour exécuter,
et de hardiesse pour assurer son affaire.
LVI. Cela fut cause que Mithridate ne se hâta pas fort
pour être au jour de la bataille, pensant que Lucullus
userait de sa ruse accoutumée, de dilayer et reculer tou­
jours, et pourtant s'en venait-il à petites journées au
camp de Tigrane ; mais, rencontrant en son chemin un
petit nombre d'Arméniens du commencement, qui s'en­
fuyaient tout effrayés et épouvantés, il se douta inconti­
nent de la défaite ; puis, en trouvant d'autres en plus
grand nombre tout nus et navrés, alors il en fut au vrai
du tout informé ; si se mit à chercher Tigrane, lequel il
trouva tout seul abandonné de ses gens en bien pauvre
état, et ne lui rendit point la pareille en son adversité, de
l'arrogance et du mépris dont Tigrane lui avait usé en la
sienne ; mais descendit de cheval pour se douloir et pleu­
rer avec lui leur commune infélicité, ec lui bailla tous ses
officiers, et tout le train de maison royale qui le suivait,
I I p. LUCULLUS
pour l e servir, e n l e réconfortant e t l'admonestant d'avoir
bon courage pour l'avenir; puis se mirent tous deux
ensemble à rallier et rassembler gens de guerre de tous
côtés.
LVII. Cependant il se leva une sédition dans la ville de
Tigranocerta entre les Grecs et les Barbares, parce que
les Grecs voulaient rendre la ville entre les mains de
Lucullus, lequel, sur cela, lui faisant donner un assaut,
l'emporta, et se saisit des trésors du roi, qui étaient
dedans, abandonnant au demeurant la ville aux soudards
à piller, en laquelle, outre les autres richesses, il se trouva
en argent monnayé bien huit mille talents. Encore outre
tout cela donna-t-il, du butin qui fut lors gagné sur les
ennemis, huit cents drachmes d'argent à chaque homme
de guerre. Et, entendant qu'il se trouvait en cette ville
force musiciens, joueurs de comédies, sonneurs d'instru­
ments et autres tels ouvriers qui sont requis à faire fêtes
publiques, que Tigrane avait fait venir de toutes parts
pour dédier le théâtre qu'il avait fait bâtir en sa ville, il
s'en servit à faire les jeux et fêtes de sa viB:oire. Puis, cela
fait, il renvoya les Grecs en leur pays, leur donnant
argent pour faire leurs dépenses par les chemins, et les
Barbares aussi qui avaient été là tirés par force hors des
lieux de leur naissance; ainsi advint-il que de la désola­
tion et destruB:ion d'une ville désertée, plusieurs furent
rebâties et repeuplées, au moyen de ce qu'elles recou­
vrèrent leurs naturels habitants, lesquels en aimèrent et
révérèrent depuis Lucullus comme leur bienfaiteur et
leur fondateur. Toutes autres choses lui succédaient aussi
semblablement ainsi que méritait sa vertu, car il aimait
et désirait plus les louanges qui procèdent de bonté, de
justice et de clémence, qu'il ne faisait celles qui naissent
des hauts et grands faits d'armes, parce qu'il disait que
son armée avait part à celles-ci, et que la fortune s'en
attribuait une bonne partie, mais que celles-là étaient
propres à lui tout seul.
LVIII. En quoi il montrait bien qu'il avait une bonne
âme, bien composée et bien instruite à la vertu; aussi en
reçut-il le fruit dont il était digne; car par ces qualités il
gagna les cœurs des Barbares, tellement que les rois des
Arabes se vinrent volontiers mettre, eux et leurs biens,
entre ses mains; aussi se rendit à lui la nation des Sophé­
niens; et celle des Gordiéniens en fut si affeB:ionnée en
LUCULL U S IIH

son endroit, qu'ils eussent volontiers abandonné villes,


maisons et pays, pour le suivre avec leurs femmes et
leurs enfants pour une telle occasion. Zarbiénus, roi de
ces Gordiéniens, comme nous avons dit auparavant, avait
sous main secrètement fait alliance avec Lucullus, par le
moyen d'Appius Clodius, ne pouvant plus supporter la
tyrannie de Tigrane. Cela fut découvert à Tigrane, qui
l'en fit mourir, lui, sa femme et ses enfants, premier que
les Romains entrassent à main armée dans le pays d' Ar­
ménie ; toutefois Lucullus ne le mit pas en oubli, mais,
en passant par son royaume, lui fit des funérailles royales ;
car, ayant fait dresser un beau bûcher, accoutré magni­
fiquement de drap d'or et d'argent, et autres riches
dépouilles de Tigrane, il y voulut lui-même en personne
mettre le feu, et lui fit les effusions funérales accoutumées
aux enterrements, avec ses amis et parents, lui faisant cet
honneur que de l'appeler ami et allié du peuple romain ;
et si ordonna une grosse somme de deniers pour lui faire
dresser une magnifique sépulture ; car on trouva grande
quantité d'or et d'argent dans son château royal, et si y
avait une provision de trois cent mille mines de blé, ce
qui enrichit bien les soudards, et fit émerveiller Lucullus
de ce que, n'ayant reçu pas une seule drachme d'argent
de l'épargne de Rome, il avait entretenu cette guerre par
elle-même.
LIX. Environ ce même temps aussi, le roi des Parthes
lui envoya présenter par ambassadeurs exprès son amitié
et son alliance, à quoi Lucullus entendit fort volontiers,
et lui envoya aussi des ambassadeurs de son côté, les­
quels, à leur retour, lui firent rapport que le roi des
Parthes était en doute de se résoudre en quelle part il
devait plutôt incliner, et que secrètement il faisait deman­
der à Tigrane le royaume de la Mésopotamie pour loyer
de le secourir à l'encontre des Romains. De quoi Lucullus
s'étant bien au vrai informé, résolut de laisser là Tigrane
et Mithridate, comme deux adversaires las et recrus, et
délibéra de sonder et éprouver un petit les forces et la
puissance des Parthes en leur allant faire la guerre, esti­
mant que ce lui serait une grande �loire d'avoir déconfit
et défait tout d'une tire trois si puissants rois, ni plus ni
moins qu'un vaillant champion de lutte, qui aurait tout
de rang abattu trois bons lutteurs, et d'avoir passé à
travers le pays de trois des plus grands princes qui fussent
PLUTARQ....
UE 1 38
IIH L U CULLU S
sous le soleil, toujours viél:orieux, sans jamais être vaincu ;
si écrivit incontinent à Sornatius et aux autres siens capi­
taines qu'il avait laissés à la garde du royaume de Pont,
qu'ils lui amenassent en diligence les forces qu'ils avaient
sous leur charge, faisant son compte de partir de la pro­
vince Gordienne pour aller à ce voyage contre les Parthes;
mais il en advint bien autrement : car ses lieutenants, qui
déjà par plusieurs fois auparavant avaient trouvé leurs
soudards mutins et rebelles à leurs commandements,
alors connurent évidemment leur mauvaise volonté et
désobéissance incorrigible ; car il ne leur fut onques pos­
sible, pour quelques remontrances qu'ils leur pussent
faire, ni pour contrainte dont ils sussent user, de les
pouvoir tirer de là, mais au contraire ils criaient et protes­
taient qu'ils ne demeureraient pas même là où ils étaient,
mais s'en iraient en leurs maisons, laissant là le royaume
de Pont sans garde ni garnison quelconque. Le pis fut
encore que quand on apporta ces nouvelles au camp de
Lucullus, elles donnèrent exemple et audace aux autres
de se mutiner aussi, avec la bonne envie qu'ils en avaient,
parce qu'étant pleins de richesses et accoutumés aux
délices, ils en étaient devenus pesants pour plus endurer
les travaux de la guerre, et ne voulaient plus que se
reposer ; au moyen de quoi, quand ils entendirent les
audacieux termes que tenaient les autres, ils les appelaient
hommes et gens de cœur, disant qu'il fallait suivre le
chemin qu'ils leur enseignaient, et qu'ils avaient assez
fait de services, qui méritaient bien qu'on leur donnât
congé de se retirer à sauveté, et de se reposer désormais.
LX. Lucullus, oyant ces propos, et d'autres pires
encore et plus séditieux, rompit son entreprise du voyage
des Parthes, et s'en alla pour rencontrer de rechef Tigrane
étant au cœur de l'été ; mais quand il fut au-dessus du
mont Taurus, il fut bien ennuyé de voir les champs et les
blés encore tout verts, tant les saisons sont tardives en ces
quartiers-là, à cause de la froideur de l'air ; toutefois il
descendit en la plaine, et défit en deux ou trois rencontres
les Arméniens qui se hasardèrent de l'attendre, et puis
courut et pilla tout le plat pays sans empêchement quel­
conque, enlevant les blés qui avaient été apprêtés pour la
provision du camp de Tigrane, tellement qu'il mit ses
ennemis en la nécessité et disette de vivres, que lui-même
craignait, et ne laissa pas pour cela de les provoquer par
LUCULLUS
tous autres moyens pour les faire venir à l a bataille,
tantôt faisant enclore leur camp de tranchées tout à l'en­
viron, comme s'il les eût voulu affamer, tantôt détruisant
et g âtant tout le plat pays devant leurs yeux ; mais, pour
avoir été battus tant de fois, j amais ne voulurent plus
bouger.
LXI. Ce que voyant, Lucullus à la fin leva son camp et
s'en alla mettre le siège devant Artaxata, la ville capitale
du royaume d'Arménie, dans laquelle étaient ses femmes
légitimes et ses petits enfants, espérant que Tigrane aven­
turerait encore une bataille plutôt que de laisser perdre
cette ville. L'on dit qu'Annibal de Carthage, après que le
roi Antiochus eut été défait par les Romains, se retira
devers Artaxe, auquel il montra et enseigna de faire
plusieurs choses utiles et p rofitables à son royaume, et
entre autres qu'ayant considéré l'un des plus beaux, plus
plaisants et plus fertiles endroits de toute la p rovince, qui
demeurait inutile sans que l'on en fît compte, il y traça
et dessina le plan d'une ville, et depuis y amena le roi, et
l'exhorta de la faire b âtir et peupler. Le roi en fut fort
aise, et le pria de prendre lui-même la charge de conduire
l'œuvre ; et qu'ainsi fut édifiée cette belle, grande et
triomphante cité, laquelle fut appelée du nom du roi
Artaxata, et dès lors faite le siège capital de tout le
royaume d'Arménie. Tigrane donc étant au vrai averti
que Lucullus allait mettre le siège devant, ne le put
endurer, mais se mit à suivre les Romains avec toute son
armée, tant qu'au quatrième j our il s'alla camper tout
auprès d'eux, de sorte qu'il n'y avait que la rivière d' Arsa­
nias entre deux, laquelle il fallait que les Romains tra­
versassent nécessairement pour aller devant Artaxata.
LXII. Lucullus donc, après avoir sacrifié aux dieux,
s'assurant de la viél:oire, comme de chose qu'il eût déj à
tenue entre ses mains, fit passer son armée en ordonnance
de bataille, mettant douze cohortes de front, et les autres
derrière, de peur que les ennemis, qui avaient en tête
grande gendarmerie et bonne, ne les enveloppassent ; et
devant eux encore avaient-ils des archers à cheval mar­
dieus, et des lbériens portant lances, auxquels Tigrane se
fiait plus qu'en nuls autres, comme aux plus belliqueux
et meilleurs combattants qu'il eût à sa solde ; si ne firent­
ils pas pourtant grandes armes ; car, ayant escarmouché
un petit seulement contre la chevalerie romaine, ils
L U C U LL U S
n'osèrent attendre les légionnaires qui venaient derrière,
mais s'écartèrent en fuyant les uns d'un côté et les autres
d'un autre, et attirèrent après eux les gens de cheval
romains, qui se mirent à les poursuivre. Mais adonc les
hommes d'armes qui étaient à l'entour de la personne
de Tigrane, voyant la chevalerie romaine ainsi écartée,
commencèrent à marcher contre les gens de pied; par­
quoi Lucullus, voyant le grand nombre qu'il y en avait,
et comment ils étaient bien armés et bien équipés, eut
peur, et envoya rappeler ses gens de cheval qui chassaient,
et ce pendant lui-même marcha le premier à l'encontre
des seigneurs et satrapes, qui se trouvaient en front devant
lui, avec tous les plus gens de bien de leur o�, auxquels il
donna un tel effroi que, devant qu'il les pût joindre à
coups de main, ils se tournèrent tous en fuite. Il y avait
trois rois en bataille l'un auprès de l'autre; mais celui des
trois qui fuit le plus honteusement et le plus lâchement
fut Mithridate, le roi de Pont, lequel n'eut pas le cœur
d'endurer seulement les cris et clameurs des Romains.
Si fut la chasse longue, car elle dura toute la nuit, jusques
à ce que les Romains furent las de tuer, de prendre pri­
sonniers, et de serrer toute sorte de butin; et dit Tite-Live
qu'il fut bien tué plus d'hommes en la première bataille,
mais qu'en cette seconde il mourut de plus grands per­
sonnages, et furent pris les principaux des ennemis.
LXIII. Depuis cette bataille, Lucullus, élevé en cou­
rage, et ne craignant plus rien, se délibéra de tirer plus
avant en pays, pour achever de ruiner et détruire de tout
ce roi barbare; mais en la saison de l'équinoxe automnal
qui était lors, il fit un si âpre temps (ce qu'il n'eût jamais
cuidé) et tomba tant de froidures, que le plus du temps il
neigeait, et si le ciel se découvrait, il gelait et efüaignait
si rudement, que les chevaux ne pouvaient boire de l'eau
des rivières, tant elle était excessivement froide et gelée,
et ne les pouvaient passer à gué, parce que quand ils
cuidaient traverser par-dessus la glace, elle se rompait et
tranchait les nerfs de leurs pieds, tant elle était forte et
dure; davantage, le pays étant tout plein d'arbres, de bois
et de forêts, et les chemins étroits, ils ne pouvaient aller
par les champs qu'ils ne fussent incontinent tout trempés
de la neige qui en tombait sur eux, et quand ils arrivaient
au logis, c'était encore pis, parce qu'il fallait qu'ils cou­
chassent en lieux mous et humides. A l'occasion de quoi
LUCULLUS

les soudards n'eurent pas suivi beaucoup de jours après


la bataille, qu'ils refusèrent de passer outre ; si envoyèrent
premièrement leurs colonels et capitaines, le prier de se
déporter de cette entreprise, et puis s'amassèrent par.
troupes plus audacieusement et commencèrent à mur­
murer et crier la nuit dans leurs tentes, qui e� un certain
signe d'une armée mutinée, et qui a envie de se rebeller
contre son chef; combien que Lucullus fît tout son pou­
voir de les prier bien in�amment qu'ils voulussent avoir
un peu de patience et supporter encore ce travail, à tout
le moins jusques à ce qu'ils eussent pris la Carthage de
l'Arménie, afin qu'ils pussent ruiner l'ouvrage et la
mémoire du plus grand ennemi que les Romains eurent
onques au monde, entendant d'Annibal.
LXIV. Mais 9uand il vit que pour tout cela ils n'en
voulaient rien faire, il les ramena en arrière, et repassa le
mont Taurus rar autres passa$eS, puis descendit en la
province qui s appelle Mygdorue, terre fertile et chaude,
où il y a une grosse ville et fort peuplée, que les habitants
du pays appellent Nysibis, et les Grecs Antioche de Myg­
donie. Il y avait dedans, pour l'autorité, Gouras, qui
était propre frère de Tigrane ; mais pour l'expérience des
engins de batterie et suffisance en telles affaires, ce Calli­
maque, qui auparavant avait donné tant de peine à
Lucullus au siège de la ville d'Amisus. Lucullus alla
planter son camp devant, et la fit assaillir par tous les
moyens que l'on peut forcer une ville, si vivement, qu'en
peu de temp s elle fut J? rÎSe d'assaut ; et quant à Gouras,
qui se rendit à la merci de Lucullus, il fut traité gracieu­
sement ; mais quant à Callimaque, il ne le voulut point
ouïr, encore qu'il promît, si on lui voulait sauver la vie,
qu'il révélerait des cachettes où il y avait de grands tré­
sors, que personne ne savait que lui ; mais commanda
que l'on le menât après lui les fers aux pieds, pour lui
faire recevoir la punition 9.u'il méritait, de ce qu'il avait
mis le feu en la ville d' Amisus, et lui avait ôté le moyen
de montrer aux Grecs sa bonté, son affeétion et libéralité
envers eux.
LXV. Jus ques ici l'on pourrait véritablement dire que
la fortune suivit et accompagna Lucullus en toutes ses
entreprises et en toutes ses affaires ; mais d'ici en avant, il
semble que le bon vent de la faveur de fortune lui faillit
tout court, tant il fit toutes choses à grande peine, et
1158 LUCULLU S
tant toutes choses lui succédèrent au rebours et mal à
propos. Il est vrai qu'il montra bien toujours la vertu, la
patience et grandeur de courage que doit avoir un bon
et vaillant chef d'armée; mais ses exploits et ses faits
n'eurent onques puis cette grâce de facilité, ni cette
splendeur de gloire qu'ils soulaient avoir auparavant,
mais au contraire fut bien près de perdre celle qu'il avait
par le passé acquise, pour les adversités qui lui advinrent,
et pour les querelles et différends qu'il eut sans propos
avec ses gens. Et le pis esl: encore que de tous ces
malheurs on lui en attribua la principale coulpe à lui­
même pour autant qu'il ne sut ou ne voulut pas s'entre­
tenir en la bonne grâce de la multitude des soudards,
estimant que tout ce que fait un capitaine ou autre per­
sonne constituée en dignité, pour complaire à ceux qui
sont sous sa charge, soit se faire déshonneur à soi-même,
et donner occasion aux sujets de mépriser son autorité;
et ce qui plus encore lui porta de nuisance, fut qu'il ne
portait pas tel respeél: qu'il devait aux hommes de qualité,
et qui en noblesse étaient égaux à lui, mais les avait en
mépris, et ne les estimait rien à comparaison de lui; car
on dit qu'il avait ces vices et imperfeél:ions-là, étant au
demeurant doué de toutes les vertus, dons de nature et
bonnes conditions que l'on saurait désirer; car il était
beau personnage et de belle taille, bien parlant, sage et
avisé autant en affaires de gouvernement comme en fait
de guerre, et autant pour prêcher un peuple en la ville,
comme des soudards en un camp.
LXVI. Salluste écrit29 que, dès l'entrée de cette guerre,
les soudards commencèrent à se mécontenter de lui, pour
autant qu'il leur· fit passer deux hivers tout de rang en
campagne, l'un devant la ville de Cyzique, et l'autre
devant celle d'Amisus; autant les fâchèrent et irritèrent
encore les autres hivers ensuivants; car ou ils les pas­
sèrent en terre d'ennemis, ou encore que ce fût en pays
d'alliés et amis, il les fit néanmoins camper sous les tentes
en campagne, car jamais Lucullus n'entra une seule fois
avec armée dans ville grecque, ni confédérée. Or si les
soudards étaient d'eux-mêmes mal affeél:ionnés envers
Lucullus, les harangueurs de Rome, qui étaient ses enne­
mis, et qui portaient envie à sa prospérité et à sa gloire,
leur donnaient encore bien plus grandes occasions de se
mutiner à l'encontre de lui, parce qu'ils le chargeaient
LUCULLUS
ordinairement en leurs harangues envers le peuple, qu'il
tirait en longueur et faisait durer cette guerre, expressé­
ment afin qu'il eût toujours moyen de dominer, et tou­
jours matière d'amasser, tenant ensemble presque toute
la Cilicie, l'Asie, Bithynie, Paphlagonie, Galatie, le
royaume de Pont, l'Arménie, et toutes les provinces qui
sont jusques au fleuve Phasis; encore avait-il de naguère
pillé les royales maisons de Tigrane, comme si on l'eût
envoyé là pour saccager et dépouiller seulement, non pas
pour défaire et dompter ces rois-là. Et dit-on que ce fut
l'un des préteurs30 , Lucius O!:!intius, qui usa de ces
termes-là. Aussi fut-ce celui qui plus émut le peuple à
décerner que Lucullus serait révoqué de sa charge, et
qu'on lui enverrait des successeurs aux gouvernements
des provinces qu'il tenait. Par même moyen fut aussi
ordonné que plusieurs qui étaient sous sa charge seraient
dispensés de leurs serments, et auraient congé de s'en
revenir de la guerre quarid bon leur semblerait.
LXVII. Mais, outre toutes ces telles et si grandes diffi­
cultés, encore y avait-il une autre plus dangereuse peste,
et qui gâtait plus les affaires de Lucullus que tous les
autres maux ensemble : c'était Publius Clodius, homme
insolent, outrageux et plein de toute témérité. Il était
frère de la femme que Lucullus avait épousée, laquelle
était si déhontée et si abandonnée à son plaisir, que l'on
chargeait son propre frère de l'entretenir. Ce Clodius
étant lors au camp de Lucullus, n'y tenait pas le lieu, ni
n'y avait pas l'honneur qu'il pensait bien mériter; car
il s'estimait digne, et voulait y être le premier; et au
contraire, il y en avait beaucoup devant lui, parce qu'il
était homme ainsi vicieux et si mal conditionné. A
l'occasion de quoi il commença par dépit à suborner et
pratiquer3 1 les bandes que l'on appelait Fimbrianes, et à
les irriter à l'encontre de Lucullus, semant de douces et
gracieuses paroles entre les soudards, qui voulaient et
avaient bien accoutumé d'être flattés; car c'étaient ceux
que Fimbria avait induits à tuer le consul Flaccus, et à
l'élire pour leur capitaine au lieu de lui, au moyen de
quoi ils prêtaient volontit;rs l'oreille aux propos de Clo­
dius, et l'appelaient gentil capitaine et amateur des sou­
dards, parce qu'en parlant à eux il faisait semblant d'avoir
compassion d'eux : « Si jamais ils ne seraient à bout de
» tant de travaux et de tant de guerres, mais useraient
1 1 60 L U CULLUS
» misérablement leurs jours à guerroyer continuelle­
» ment, tantôt une nation, et tantôt une autre, et aller
» vagabonds par tous les climats du monde, sans recevoir
» aucun digne loyer d'une si laborieuse et si longue
» guerre, servant seulement de garde aux chariots et cha­
» meaux de Lucullus, chargés de vaisselle d'or et d'argent
» et de pierres précieuses; là où les compagnons de
» guerre, qui avaient été sous la charge de Pbmpée,
» étaient déjà de repos en leurs maisons avec leurs
» femmes et leurs enfants, et possédaient de bonnes
» terres, étant habitués en de belles villes comme gros
» et riches bourgeois, et si n'avaient point chassé Mithri­
» date et Tigrane hors de leurs royaumes en des déserts
» inhabitables, et n'avaient point détruit et ruiné les
» royales maisons de l'Asie, mais avaient seulement fait
» un peu de guerre en Espagne contre des bannis, et en
» Italie contre des serfs fugitifs. Voulons-nous donc,
» disait-il, avoir toute notre vie le harnais sur le dos ? ne
» vaut-il pas mieux que nous réservions, nous autres qui
» sommes échappés jusques ici, nos corps et nos vies à ce
» gentil capitaine-là, qui estime que la plus grande gloire
» qu'il saurait acquérir soit enrichir ceux qui vont à la
» guerre sous lui ? »
LXVIII. Par telles mutines et séditieuses calomnies
fut l'armée de Lucullus tellement débauchée, que les sou­
dards ne le voulurent plus suivre, ni contre Tigrane, ni
contre Mithridate, lequel s'alla incontinent jeter de
l'Arménie en son royaume de Pont, et commença à le
reconquérir, ce pendant que les soudards romains, muti­
nés à l'encontre de leur capitaine, étaient de séjour à ne
rien faire en la province gardienne, prenant leur excuse
sur l'hiver, et s'attendant que Pompée ou autre capitaine
viendrait bientôt lever le siège, et succéder à Lucullus;
toutefois, quand ils ouïrent les nouvelles que Mithridate
avait déjà défait Fabius, l'un des lieutenants de Lucullus,
et qu'il s'en allait contre Sornatius et contre Triarius, ils
en eurent honte, et se laissèrent mener à Lucullus; mais
Triarius, par une vaine gloire, quand il sentit que
Lucullus approchait, se hâta de vou1oir ravir la viél:oire,
comme si c'eût été chose tout assurée, devant que Lucul­
lus arrivât, et fut lui-même vaincu en une grosse bataille
où l'on dit qu'il mourut plus de sept mille hommes
romains, entre lesquels y avait cent cinquante centeniers,
LUCULLUS 1 161

et de cap1tames de mille hommes vingt-quatre, et si


prit Mithridate leur camp davantage.
LXIX. Peu de jours après la défaite y arriva Lucullus,
qui cacha Triarius, que les soudards demandaient à toute
force en courroux pour le faire mourir; si essaya Lucullus
à son arrivée d'attirer Mithridate à la bataille; mais
Mithridate n'en voulait point, pour autant qu'il attendait
Tigrane, lequel descendait avec une grosse puissance.
Parquai il se résolut d'aller une autre fois au-devant de
Tigrane, pour le combattre premier qu'ils joignissent
leurs forces ensemble; mais comme il se fut mis en
chemin, les bandes fimbrianes lui firent encore une nou­
velle sédition, et ne voulurent point suivre les enseignes,
disant et alléguant que par décret du peuple ils avaient
congé, et qu'ils étaient quittes de leur serment; comment
que ce fût, que ce n'était plus à Lucullus à leur com­
mander, attendu que le gouvernement des provinces qu'il
tenait était déjà baillé à d'autres. Ce que voyant, Lucullus
s'abaissa si fort envers eux, pour les cuider fléchir, qu'il
n'e� sorte d'indignité à laquelle il ne se soumît, jusques
à les aller prier et supplier dans leurs tentes les uns après
les autres, les larmes aux yeux, en la plus grande humilité
qu'il lui était possible, voire jusques à toucher dans les
mains de quelques-uns; mais eux rebutaient fièrement
toutes ses caresses et prières, jetant devant lui leurs
bourses vides, et lui disant félonnement qu'il allât com­
battre lui tout seul les ennemis, puisqu'il avait su si bien
s'enrichir tout seul de leurs dépouilles; toutefois, par
l'intercession et la requête des autres soudards, ces F1m­
brians furent contraints de promettre qu'ils demeure­
raient encore l'été, par tel si, que si durant ce temps il ne
venait personne leur présenter la bataille, au bout du
terme préfixe ils s'en pourraient aller là où bon leur
semblerait.
LXX. Il était force que Lucullus acceptât cette condi­
tion, ou bien qu'il demeurât tout seul, et conséquem­
ment qu'il abandonnât le pays aux Barbares; aussi les
retint-il ensemble, mais ce fut sans plus oser essayer de les
contraindre ni de les mener à la bataille, se contentant
bien qu'ils voulussent seulement arrêter, étant contraint
d'endurer que Tigrane ce pendant courût et pillât la
Cappadoce, et que Mithridate de rechef bravât, lequel il
avait écrit auparavant au sénat avoir été par lui entiè-
n62 LUCULLUS
rement détruit, tellement qu'il venait des commissaires
et députés de Rome à sa sollicitation, pour ordonner avec
lui des affaires du royaume de Pont, comme d'une pro­
vince tout assurément acquise à l'Empire romain ; et
quand ils furent arrivés sur les lieux, ils trouvèrent qu'il
n'était pas maître de soi-même, et que ses propres sou­
dards lui faisaient toutes les moqueries, insolences et
injures que l'on saurait dire ; car ils furent si dissolus
envers leur capitaine, et l'eurent en si grand mépris, que
quand la fin de l'été fut venue, ils s'armèrent de leurs
armes, et, dégainant leurs épées par dérision, appelèrent
au combat les ennemis, qui n'étaient plus en campagne,
mais s'étaient déjà retirés ; et après avoir jeté les cris qu'ils
ont accoutumé de crier au choc d'une bataille, et fait
i;emblant de combattre, en démenant leurs épées parmi
l'air vague, ils s'en allèrent du camp, protestant que le
temps était expiré qu'ils avaient promis à Lucullus de
demeurer.
LXXI. D'autre côté, Pompée écrivait aux autres sou­
dards qui étaient encore au camp, qu'ils eussent à s'en
venir devers lui; car il était déjà subrogé capitaine au
lieu de Lucullus, pour faire la guerre aux rois Mithridate
et Tigrane, par la faveur du peuple, et par les menées et
flatteries des harangueurs de Rome. Ce qui déplut fort
au sénat et à tous les gens de bien et d'honneur, parce
qu'il leur semblait que l'on faisait grand tort à Lucullus
de lui envoyer un successeur non des travaux et dangers
de la guerre, mais de l'honneur et de la gloire du triomphe,
et de le contraindre de céder et quitter à un autre, non
tant la charge de capitaine, que le prix et loyer d'honneur
qui lui appartenait pour les services faits en icelle ; mais
encore sembla cela plus indigne à ceux qui étaient sur les
lieux, parce que, tout incontinent que Pompée fut arrivé
en Asie, il lui ôta toute puissance de punir ou rémunérer
personne quelconque, pour bons ou mauvais offices que
l'on eût faits en cette guerre à la chose publique, et
défendit par affiches attachées aux lieux publics que l'on
n'allât plus devers lui, et que l'on n'obéît point à chose
que lui ni les dix commissaires envoyés pour disposer de
l'état des provinces par lui conquises manderaient ou
ordonneraient ; et si lui était Pompée redoutable, parce
qu'il venait avec une trop plus grosse et plus puissante
armée que la sienne ; toutefois leurs amis furent d'avis
LU CULLU S
qu'ils s'entrevissent, et s'assemblèrent de fait en un bourg
de la Galatie, là où d'arrivée ils s'entresaluèrent amia­
blement et s'éjouirent l'un avec l'autre des beaux faits et
glorieuses viél:oires qu'ils avaient tous deux gagnées.
LXXII. Lucullus était le plus âgé, mais Pompée avait
plus de dignité, parce qu'il avait été capitaine général du
peuple romain en plusieurs guerres, et qu'il avait déjà
triomphé par deux fois. Les faisceaux de verges que por­
taient les sergents devant eux étaient entortillés de
branches de laurier, pour les viél:oires qu'ils avaient
gagnées ; mais celles des sergents de Pompée étaient
toutes sèches, pour autant qu'ils avaient fait un long
chemin par pays secs et arides. Ce que voyant ceux de
Lucullus, leur en donnèrent courtoisement des leurs, qui
étaient toutes vertes et cueillies de frais; ce que les amis
de Pompée prirent à bon signe et heureux présage; car
aussi, à dire la vérité, les choses que fit Lucullus en sa
charge furent cause de l'honneur que Pompée acquit
depuis en la sienne ; toutefois à la fin ils ne furent de rien
meilleurs amis pour avoir parlé ensemble, mais se par­
tirent l'un d'avec l'autre, encore plus aliénés qu'ils
n'étaient auparavant ; car Pompée, par un édit, cassa et
annula toutes les ordonnances de Lucullus, et, lui emme­
nant tous ses autres gens de guerre, ne lui en laissa que
seize cents seulement pour accompagner son triomphe,
encore ne le suivaient-ils guères volontiers; tant était
Lucullus, ou par nature ou par fortune, défeél:ueux en
ce qui est le principal en un grand capitaine, c'est de se
faire aimer à ses gens ; mais s'il eût eu cette perfeél:ion,
avec tant d'autres excellentes vertus qu'il avait, comme la
magnanimité, prudence, grand sens, diligence et justice,
le fleuve d'Euphrate n'eût point été la dernière borne de
l'Empire romain du côté de l'Asie, mais se fût étendu
jusques à la mer d'Hyrcanie, voire jusques au bout du
monde, pour autant que Tigrane avait déjà vaincu les
autres nations qui sont au-delà, excepté celle des Parthes,
laquelle n'était pas pour lors si puissante comme elle se
montra depuis du temps de Crassus, ni si bien unie, mais
était si faible, tant pour les dissensions qu'ils avaient au­
dedans entre eux, que pour les autres guerres de leurs
voisins qui les travaillaient au-dehors, qu'ils ne pou­
vaient pas seulement résister aux Arméniens qui les
harassaient.
L U CULLU S
LXXIII. Mais, à bien prendre les choses ainsi comme
elles sont, il m'est avis que Lucullus porta plus de dom­
mage à son pays par des autres, qu'il ne lui fit de profit
par soi-même, parce que les trophées et viél:oires qu'il
gagna en Arménie si près des Parthes, la ville de Tigra­
nocerta, celle de Nysibis, qu'il avait saccagées, et les
richesses grandes qui en furent apportées à Rome, le
diadème aussi de Tigrane, qui fut mené en triomphe
comme captif, incita Crassus à vouloir passer en Asie
comme si tous les Barbares ne fussent autre chose que
dépoui:lles toutes certaines et proie exposée à qui pre­
mier les voulait aller prendre ; mais au contraire, se trou­
vant à son arrivée enfoncé et accablé des flèches des
Parthes, il servit de témoignage pour prouver que Lucul­
lus n'avait pas tant vaincu par faute de sens ou lâcheté de
cœur de ses ennemis, que par sa propre hardiesse et son
bon entendement ; mais cela se verra ci-après.
LXXIV. Au demeurant, Lucullus, étant retourné à
Rome, y trouva premièrement son frère Marcus accusé
par un Caïus Memmius de ce qu'il avait administré en
l'office de questeur du temps et par le commandement
de Sylla, dont il fut par sentence des juges absous à
pur et à plein ; mais Memmius, en ayant dépit, tourna son
courroux encontre lui-même, irritant le peuple, et lui
donnant à entendre que Lucullus avait retenu et dérobé
beaucoup de richesses qui devaient venir à la chose
publique, et que pour mieux faire ses besognes il avait
tiré cette guerre en longueur ; au moyen de quoi il leur
suadait de lui refuser tout à plat l'honneur du triomphe ;
et fut Lucullus en grand danger d'en être frustré tota­
lement, mais les plus gens de bien de la ville, et qui
avaient le plus d'autorité, se mêlèrent parmi les lignées
quand ce vint à le faire passer par les voix du peuple, et
firent tant par leurs prières et par leur instance et pour­
suite, qu'à la fin, à toute peine, le peuple lui permit
d'entrer en la ville en triomphe.
LXXV. Si fit Lucullus une entrée triomphale, laquelle
ne fut point terrible ni ennuyeuse pour la longue suite
de la montre, ni pour la multitude des choses qui y
fussent portées, comme quelques autres capitaines avaient
fait ; car il fit orner et parer le parc des lices, que l'on
ap1;> elle à Rome Circus Flaminius, des armes des ennemis,
qu1 étaient en fort grand nombre, et des machines et
LUCULLUS

engins de batterie du roi, qui fut chose plaisante à voir,


et en la montre y eut quelque nombre de ses hommes
d'armes armés à haut appareil, et dix chariots de guerre
armés de faux, qui passèrent, et soixante des principaux
amis et capitaines des deux rois, qui furent menés par la
ville prisonniers; et y furent aussi traînées cent dix
galères, toutes armées par les proues de forts éperons
d'airain, et une statue de Mithridate, toute d'or, de
six pieds de haut, avec un riche pavois couvert de
pierres précieuses; outre tout cela y avait vingt taudis
tous chargés et pleins de vaisselle d'argent, et trente­
deux autres chargés aussi de vases et de harnais d'or, et
d'or monnayé aussi, que des hommes portaient; après
lesquels suivaient huit mulets portant des lits d'or, et cin­
quante-six autres qui portaient l'argent fondu en masse,
et cent sept qui portaient l'argent monnayé, lequel pou­
vait monter à la somme de deux millions sept cent
mille drachmes ; et se portaient davantage des registres où
était écrite par articles la somme d'argent qu'il avait aupa­
ravant délivrée à Pompée, pour la guerre contre les cor­
saires, et aux questeurs et trésoriers généraux, pour
mettre aux coffres de l'épargne de la chose publique; et
puis en un article à part, qu'il avait baillé neuf cent cin­
quante drachmes à chaque homme de guerre pour tête.
LXXVI. Après la montre de ce triomphe finie, il fit
un festin général, auquel il fêtoya toute la ville, et les
villages d'alenviron que les Romains appellent Vicos. Et
depuis il répudia sa femme Clodia, pour son impudicité
et son mauvais gouvernement, et épousa Servilia, sœur
de Caton ; mais il ne gagna guères au change, et ne ren­
contra pas mieux en ce second mariage qu'au premier;
car, excepté qu'elle n'avait point le mauvais bruit d'avoir
été pollue et incestée par ses propres frères, elle était
au demeurant aussi déshonnête, impudique et dissolue
comme la première32 ; et toutefois il se contraignit à
l'endurer pour quelque temps, à cause de la révérence
qu'il portait à son frère ; mais à la fin il s'en lassa, et la
répudia comme l'autre.
LXXVII. Au reste, ayant donné merveilleuse espé­
rance de soi au sénat, lequel pensait bien avoir recouvré
en lui un personnage pour servir de contrepoids, et faire
tête à la tyrannie de Pompée, et pour défendre à l'en­
contre du peuple l'autorité de la noblesse et du sénat,
I I 66 L U C U LL U S
attendu qu'il avait acquis par ses hauts faits grande auto­
rité et grande réputation, on fut tout ébahi qu'il délaissât
et quittât soudainement toute entremise du gouverne­
ment des affaires de la chose publique, soit ou parce qu'il
vît qu'elle avait déjà pris coup, et qu'il était trop malaisé
de la retenir qu'elle n'allât en précipice ; ou bien, comme
disent les autres, pour autant que, se voyant comblé
d'honneur, il délibéra de se reposer désormais, et de
mener la plus douce et la plus aisée vie qu'il pourrait,
après avoir passé tant de peines et de travaux, dont la
fin n'avait été guères heureuse. En quoi les uns sont bien
de son opinion, et approuvent cette grande mutation en
ce qu'il ne fit pas comme Marius : aussi ne lui en prit-il
pas comme à lui ; car Marius, après les belles viB:oires
qu'il avait rapportées des Cimbres, et tant de beaux et
hauts faits d'armes qu'il avait à son grand honneur exécu­
tés, ne se voulut pas retirer, et, par manière de dire,
consacrer comme admirable pour une si grande gloire ;
mais, par une insatiable cupidité de gloire et effrénée
convoitise de dominer, il s'alla attacher sur son vieil
âge à de jeunes hommes en brouillis de gouvernement,
qui le jetèrent à faire des violences étranges, et lui en
firent souffrir encore de plus inhumaines. Aussi eût Cicé­
ron (ce disent-ils) vieilli plus heureusement, si, après
avoir éteint la conjuration de Catilina, il se fût retiré en
repos ; et semblablement Scipion, si, ayant ajouté la prise
de la ville de Numance à celle de Carthage, il se fût voulu
reposer ; pour autant, disent-ils, qu'il y a une certaine
révolution et préfixion de temps, outre lequel l'homme
sage ne se doit plus entremettre des affaires de la chose
publique, ni plus ni moins que, passée la fleur de l'âge et
la vigueur du corps, l'homme n'est plus idoine à la joute
ni à la lutte et autres tels exercices de la personne.
LXXVIII. Mais au contraire Crassus et Pompée se
moquaient de Lucullus, de ce qu'il se laissait ainsi aller
aux délices et à la volupté, comme si le vivre voluptueu­
sement et délicieusement ne fût pas plus malséant à ceux
de son âge, que le commander à une armée, ou le gouver­
ner les affaires d'une chose publique. Et quant à moi, en
lisant la vie de Lucullus, il m'est proprement avis que je
lis quelque ancienne comédie, de laquelle le commence­
ment est laborieux, et la fin joyeuse : car aussi y trouvez­
vous à l'entrée de beaux faits d'armes en guerre et de gou-
LUCULL U S
vernement en paix, mais à l'issue, c e ne sont que festins,
banquets, et peu s'en faut qu'il n'y ait même des momeries,
des danses aux torches, et tous autres tels jeux que font les
jeunes gens; car je mets en ligne de compte de délices ses
édifices somptueux, ses belles allées à se promener, ses
étuves, et encore plus, ses tableaux et peintures, et ses sta­
tues, et la curiosité grande qu'il avait de tels arts et de tels
ouvrages qu'il amassait de tous côtés à gros frais et
grandes dépenses, abusant excessivement à cela de la
richesse plantureuse et ample qu'il avait acquise dans les
char� es et guerres qu'il avait maniées; tellement qu'aujour­
d'hu1 que la superfluité a pris depuis si grand accroisse­
ment, encore compte-t-on les jardins que fit faire Lucullus
entre les plus somptueux et les plus délicieux qu'aient les
empereurs. Et pourtant Tubéron le philosophe stoïque,
ayant vu les superbes ouvrages qu'il faisait faire auprès
de Naples le long de la marine, là où il y avait des mon­
tagnes percées à jour, et suspendues à voûtes, et de
grands fossés cavés à force, pour faire passer et courir la
mer à l'entour de ses maisons, et y nourrir du poisson, et
des logis qu'il faisait fonder et bâtir dans la mer même, il
l'appela Xerxem-Togatum, comme s'il eût voulu dire le
Xerxès romain [parce que jadis Xerxès fit ainsi fendre le
mont Athos, et y caver un canal pour passer ses navires].
LXXIX. Il avait bien aussi d'autres lieux de plaisance
dans le territoire de Rome, auprès de Tusculum, où il y
avait de grandes salles et galeries ouvertes à jour de tous
côtés, dont on pouvait voir au loin tout à l'environ.
Pompée, y étant allé quelquefois le voir, le reprit, disant
qu'il avait bien devisé et accoutré son logis pour l'été,
mais que pour l'hiver il était inhabitable. Lucullus s'en
prit à rire, et lui répondit : « Estimes-tu donc que j'aie
» moins de sens et d'entendement que n'ont les cigognes
» et les grues, et que je ne sache bien, selon les saisons,
» changer de demeurance et de maison ? » Une autre fois
il y eut quelque préteur romain, lequel, faisant faire des
jeux pour donner passe-temps au peuple, lui demanda
à prêter des manteaux de pourpre pour accoutrer les
Joueurs. Lucullus lui répondit qu'il ferait regarder s'il en
avait, et qu'il les lui prêterait; puis le lendemain lui
demanda de combien il en avait affaire, et l'autre lui
répondit qu'il en aurait assez de cent. Lucullus adonc lui
répliqua qu'il lui en fournirait deux cents s'il en avait
u68 LUCULLUS
affaire. E t pourtant l e poète Horace, faisant c e compte, y
ajoute une belle exclamation contre la superfluité, disant
que l'on estime la maison petite et non riche, là où il n'y
a des meubles beaucoup plus qu'il n'en faut, et là où ce
qui est caché, et que le maître ne sait pas, n'est plus que
ce qui est en évidence33 •
LXXX. Il y avait aussi de la vanité en sa dépense de
table ordinaire, non seulement en ce que les lits sur les­
quels on mangeait étaient couverts de riches couvertures
de pourpre, et qu'il était servi en vaisselle d'or et d'ar­
gent enrichie de pierres précieuses, et qu'il y avait ordi­
nairement quelques danses, musiques, farces ou autres
tels passe-temps, mais aussi en ce que l'on servait tou­
jours de toutes sortes de viandes exquisement accoutrées,
et d'ouvrages de four, confitures et issues de table curieu­
sement labourées et apprêtées, par où il se rendait admi­
rable à gens de petit entendement et de basse condition
seulement. Pourtant fut Pompée bien estimé d'une parole
qu'il dit un jour qu'il était malade, et que le médecin lui
avait ordonné qu'il mangeât d'une grive; car comme ses
serviteurs lui dissent qu'il serait malaisé d'en recouvrer,
lorsqu'il était la saison de l'été, sinon chez Lucullus, là
où l'on en nourrissait tout le long de l'an, il ne voulut
pas que l'on en allât demander, mais dit à son médecin :
« Comment ? si donc Lucullus n'était voluptueux, Pom­
» pée ne saurait-il vivre ? » et commanda que l'on lui
apprêtât quelque chose de celles que l'on recouvrait
facilement.
LXXXI. Caton était son ami et son allié; toutefois il
haïssait si fort sa manière de vivre et sa dépense ordi­
naire, que, comme un jour quelque jeune homme en
plein sénat prononça une longue et ennuyeuse harangue,
hors de saison et de propos, touchant la simplicité du
vivre, la sobriété et tempérance, Caton, ne le pouvant
plus endurer, se leva en pieds et lui dit : « Ne cesseras-tu
» d'aujourd'hui de nous prêcher, toi qui es riche comme
» un Crassus, qui vis comme un Lucullus, et parles comme
» un Caton ? » Les autres avouent bien que cela fut ainsi
dit, mais que ce ne fut pas Caton qui le dit; toutefois il
est tout évident par les dits mémorables que l'on a
recueillis de Lucullus, que non seulement il prenait plaisir
à cette manière de vivre opulemment, mais encore qu'il
en faisait gloire. Car à ce propos on raconte qu'il fêtoya
LUCULLUS

par plusieurs jours en sa maison quelques personnages


grecs, qui étaient venus de la Grèce à Rome, et qu'eux,
comme hommes nourris à la sobriété et simplicité
grecque, après y avoir été quelquefois, eurent honte, et
refusèrent d'y aller plus, quand depuis on les en alla
semondre, cuidant que ce fût pour l'amour d'eux que
cette grande dépense se fît. De quoi Lucullus étant averti,
leur dit : « Ne laissez pas, seigneurs, de me venir voir
» pour cela; car il est bien vrai qu'il se fait quelque chose
» davantage que mon ordinaire pour l'honneur de vous ;
» mais je veux bien que vous sachiez que la plupart s'en
» fait pour l'amour de Lucullus. » Une autre fois qu'il
soupait tout seul, ses gens n'avaient apprêté qu'une table
et moyennement à souper; il s'en courrouça, et fit appeler
celui de ses serviteurs qui avait charge de cela, lequel lui
dit : « Pour autant, seigneur, que tu n'as envoyé
» semondre personne, j'ai pensé qu'il ne fallait déjà faire
» grand appareil pour le souper. - Comment, lui
» répliqua-t-il, ne savais-tu pas que Lucullus devait
» aujourd'hui souper chez Lucullus ? »
LXXXII. Bref, c'était chose si connue dans la ville de
Rome, que l'on ne parlait que de la somptuosité et magni­
ficence de la maison de Lucullus. Au moyen de quoi
Cicéron et Pompée, le voulant éprouver, s'adressèrent
un j our à lui sur la place, le voyant de loisir; car l'un
était bien de ses plus grands et plus familiers amis, et
l'autre, encore qu'ils eussent eu quelque différend
ensemble pour les affaires de leurs guerres, ne laissait
pas néanmoins de le hanter, et parler amiablement l'un à
l'autre. Cicéron donc, après l'avoir salué, lui demanda
s'il serait content que l'on !'allât voir. « Le plus du monde,
» répondit-il, et vous prie bien fort d'y venir. - Nous
» voulons donc, dit alors Cicéron, Pompée et moi, souper
» aujourd'hui avec toi, sous condition que tu ne feras
» rien apprêter pour nous, outre ton ordinaire. » Lucullus
leur répondit qu'ils seraient trop mal traités, et qu'il
valait mieux attendre au lendemain. Ce qu'ils ne vou­
lurent point faire, ni seulement lui permettre qu'il parlât
à ses serviteurs, de peur qu'il ne leur commandât d'apprê­
ter quelque chose davantage que pour lui seul ; toutefois
à sa requête ils lui permirent de dire seulement tout haut
en leur présence à l'un de ses serviteurs qu'il souperait
ce soir-là en Apollon; car ainsi s'appelait l'une des plus
LUCULLUS
somptueuses e t plus magnifiques sall_es d e son logis ; et
les trompa finement par ce seul mot-là, sans qu'ils s'en
avisassent, parce que chacune salle avait un taux préfixe
et certain de la dépense qui s'y devait faire à chaque fois
que l'on y soupait, ses meubles propres et toute l'ordon­
nance du service, de sorte que quand ses serviteurs
avaient entendu en quelle salle il voulait souper, ils
savaient aussitôt combien il fallait dépenser à ce souper,
et quel ordre il y fallait tenir. Or avait-il accoutumé de
dépenser, quand le festin se faisait en cette salle d'Apollon,
cinquante mille drachmes d'argent, et y fut ce jour-là le
souper apprêté à ce prix, tellement que Pompée s'émer­
veilla grandement comme il était possible qu'un souper
de si excessive dépense eût été si promptement et si
soudainement appareillé.
LXXXIII. En telles choses donc usait Lucullus disso­
lument et outrageusement de sa richesse, comme d'un
instrument véritablement serf et barbare. Mais aussi
était-ce une honnête et louable dépense, celle qu'il faisait
à recouvrer et faire accoutrer des livres : car il en assem­
bla une grande quantité, et de fort bien écrits, desquels
l'usage lui était encore plus honorable que la possession,
parce que ses librairies étaient toujours ouvertes à tous
venants, et laissait-on entrer les Grecs sans refuser la
porte à pas un, dans les galeries, portiques et autres lieux
propres à disputer, qui sont alentour, là où les hommes
doétes et studieux se trouvaient ordinairement, et y pas­
saient bien souvent tout le jour à conférer ensemble,
comme en une hôtellerie des muses, étant bien aises
quand ils se pouvaient dépêtrer de leurs autres affaires
pour s'y en aller. Lui-même aussi souventefois se mêlait
parmi eux dans ces galeries, prenant plaisir de communi­
quer avec eux, et si aidait à ceux qui avaient des affaires à
les dépêcher de tout ce qu'ils lui requéraient. Bref, sa
maison était .une retraite et un recours pour tous ceux
qui venaient de la Grèce à Rome.
LXXXIV. Il aimait toutes sortes de philosophie, et
n'en rejetait pas une seéte34 ; mais il estima touj ours dès
son commencement, et eut en plus grande recommanda­
tion la seéte académique, non celle que l'on nomme la
nouvelle, combien qu'elle fût lors en grande vogue pour
les œuvres de Carnéade, que Philon faisait valoir, mais
bien l'ancienne, laquelle avait lors pour défenseur le
LUCULLU S I I7I

philosophe Antiochus, natif de la ville d'Ascalon, homme


éloquent et disert, que Lucullus mit toute peine de �agner
et l'avoir en sa maison pour ami familier, afin de I oppo­
ser aux auditeurs et adhérents de Philon, desquels était
Cicéron, qui a composé un très beau livre contre cett�
seB:e de l'ancienne académie, auquel il introduit Lucullus
soutenant l'opinion des vieux académiques, qui mainte­
naient que l'homme peut certainement savoir et com­
prendre quelque chose, et appelait cela Catalepsin, et lui
soutient le contraire. Le livre est intitulé LucuUm : car ils
étaient, comme nous avons déjà dit ailleurs, fort bons et
grands amis, et tendaient à une même fin, au gouverne­
ment de la chose publique ; parce que Lucullus ne s'était
pas tant retiré des affaires qu'il ne s'en voulût plus
mêler aucunement, ni plus en ouïr parler; mais seule­
ment céda et quitta de bonne heure à Marcus Crassus et à
Caton l'ambition et la contention de vouloir être le pre­
mier, et d'avoir le plus d'autorité, comme chose qui
n'était ni sans danger, ni sans hasard de recevoir de
grandes indignités.
LXXXV. Et ces deux personnages-là étaient ceux dont
le sénat se couvrait, et qu'il poussait en avant contre la
trop grande puissance de Pompée, que l'on avait pour
suspeB:e, depuis que Lucullus eut refusé ce premier degré­
là de crédit et d'autorité; mais au demeurant il se trouvait
sur la place aux jugements et aux assemblées du peuple,
pour faire plaisir à ses amis quand ils l'en requéraient;
et allait aussi au sénat quand il était question de rompre
le coup à quelque menée, et faire recevoir un rebut à
quelque ambitieuse pratique de Pompée; car il renversa
toutes les ordonnances et constitutions qu'il avait faites,
après avoir déconfit les rois Mithridate et Tigrane, et
empêcha, à l'aide de Caton, une distribution et départe­
ment de deniers, qu'il avait écrit que l'on fît à ses gens de
guerre; tellement que Pompée eut recours à l'amitié, ou,
pour parler plus rondement, à la conspiration et conju­
ration de Crassus et de César, avec le support desquels il
emplit toute Rome d'armes et de soudards, et fit par
force passer et ratifier au peuple ce qu'il voulut, après
avoir chassé violemment Lucullus et Caton de la place.
LXXXVI. De quoi les gens de bien et d'honneur étant
courroucés, et trouvant fort mauvais que l'on eût fait un
si grand outrage à deux tels personnages, les adhérents
n72 L U C U LL U S
d e Pompée subornèrent u n Brutien, qu'ils disaient avoir
été surpris en aguet, comme il épiait Pompée pour le
tuer:36. Sur quoi ledit Brutien étant interrogé au sénat,
nomma quelques autres, et devant le peuple Lucullus,
disant que c'était lui qui l'avait attitré pour occire
Pompée; mais personne n'y ajouta foi, car on aperçut
bien sur-le-champ que c'étaient eux-mêmes qui l'avaient
aposté et suborné pour accuser faussement Lucullus et
les autres adversaires de Pompée, ce qui fut encore plus
clairement avéré quelques jours après, quand on jeta le
corps de ce Brutien mort emmi la rue hors de la prison,
qu'ils disaient être mort de lui-même par maladie; mais
les marques toutes évidentes du cordeau dont ils
l'avaient étranglé, et des coups qu'ils lui avaient baillés,
montraient tout clairement que c'étaient eux-mêmes qui,
après l'avoir suborné, l'avaient ainsi tué.
LXXXVII. Cela fut cause que Lucullus se retira
encore plus des affaires de la chose publique; et quand
encore il vit que l'on eut chassé si méchamment Cicéron
en exil, et que l'on trouva moyen d'éloigner Caton, sous
couleur de l'envoyer avec charge en l'île de Cypre, alors
il se lâcha du tout. Aucuns écrivent qu'un peu devant sa
mort l'entendement lui varia, s'affaiblissant par l'âge
petit à petit; mais Cornelius Nepos dit que ce ne fut
point par vieillesse ni par maladie qu'il se tourna, mais
par poison que lui donna l'un de ses serfs affranchis, qui
avait nom Callisthène, lequel lui bailla, non à mauvaise
intention, mais à celle fin que son maître l'aimât davan­
ta� e, pensant que ce poison eût force de faire aimer, et il
lut troubla le sens tellement que, lui encore vivant, son
frère Marcus, comme son curateur, eut l'administration
de ses biens. Ce néanmoins quand il vint à mourir, encore
fut-il autant plaint et regretté de tout le peuple comme
s'il fût mort en la plus grande vogue de son crédit, et en
sa plus grande prospérité; car tout le peuple accourut
au convoi pour honorer ses funérailles, et fut le corps
porté sur la place par les plus nobles jeunes hommes de
la ville, voulant le peuple à toute force l'inhumer dans le
champ de Mars, ainsi comme ils y avaient inhumé Sylla;
mais pour autant que personne n'y avait pensé, et que les
apprêts des choses y nécessaires n'eussent pas été faciles
à faire, son frère supplia le peuple de se contenter que ses
funérailles lui fussent faites en une sienne terre qu'il avait
LU CULLU S I I 73

près la ville de Tusculum, là où sa sépulture lui était


préparée, et ne vécut pas lui-même guères de temps
après ; car tout ainsi que Lucullus en âge et en honneur
ne l'avait guères laissé derrière, aussi ne fit-il pas à la
mort ; et son frère, qui l'avait toujours fort aimé, ne lui
put longuement survivre88 •
COMPARAISON
DE CIMON AVEC LUCULLUS

I. Et est, à mon avis, l'un des principaux points pour


lesquels à bon droit on peut réputer Lucullus bienheu­
reux d'être mort au temps qu'il mourut, avant que voir
la mutation de la chose publique, que les fatales destinées
bâtissaient déjà par séditions et guerres civiles entre les
Romains, et qu'il décéda en son pays étant déjà bien en
branle de la perdre, mais jouissant toutefois encore de
sa liberté ; et est aussi l'une des semblances qu'il a plus
conformes avec Cimon, lequel mourut, les Grecs étant
en la vigueur de leur concorde, et non encore en trouble
et en combustion les uns contre les autres ; vrai est que
ce fut en son camp et en état de capitaine général de son
pays, non pas retiré chez soi comme las ni oiseux en sa
maison, ni comme s'étant proposé pour le but et le loyer
de ses armes, de ses viétoires et de ses triomphes, une
vie voluptueuse en banquets et festins, suivant ce que
Platon en se moquant reprend et blâme sagement en
Orphée, lequel promet à ceux qui auront bien vécu en
cette vie, pour récompense de leur vertu, une ivresse
perpétuelle en l'autre monde. Bien est-ce une très
honnête consolation et contentement d'esprit à un per­
sonnage affaibli de vieillesse, et que l'âge contraint de se
retirer du maniement des affaires, tant de la paix que de
la guerre, que passer son temps doucement en repos et
tranquillité à l'étude des lettres, où il y ait déleétation
conjointe avec honnête contemplation; mais de terminer
ses aétions vertueuses, et les référer à la volupté comme
à leur dernier but, et au surplus vieillir en voluptés et
en délices, solennisant tout le reste de sa vie la fête de
Vénus, après avoir conduit des guerres et commandé à
des armées, cela ne me semble point digne de l'hon­
nête académie, ni bien séant à un suivant la doétrine de
l'ancien Xénocrate, mais plutôt convenable à un homme
penchant et se laissant aller en la discipline d'Épicure.
CIMON ET LUCULLUS

IL Si est chose bien émerveillable en tous deux, que la


jeunesse de l'un ait été répréhensible et vicieuse, et de
l'autre, au contraire, honnête et vertueuse; mais meilleur
est celui qui se va changeant en mieux, et fait plus à louer
la nature, en laquelle le vice vieillit et la vertu vient en
vigueur, que celle où le contraire se fait. Davantage ils
sont tous deux enrichis par mêmes moyens; mais ils
n'ont pas tous deux usé semblablement de leurs richesses;
car il n'y aurait point de propos de vouloir comparer la
fabrique de la muraille qui regarde vers le midi dans le
château d'Athènes, laquelle fut bâtie de l'argent que
Cimon apporta à Athènes, avec les chambres délicieuses,
et les logis haut élevés pour voir de loin, et environnés
de canaux d'eau tout à l'entour, que Lucullus 6t édifier
auprès de Na pies des dépouilles des Barbares; ni pareil­
lement aussi ne fait à comparer la table de Cimon, qui
était sobre et simple, mais ouverte à tout le monde, à
celle de Lucullus, qui était somptueuse, et sentait son
satrape; parce que celle-là à peu de frais nourrissait tous
les jours beaucoup de personnes, et celle-ci était excessive
en dépense pour nourrir peu d'hommes en superfluités de
délices. Si ce n'est que l'on veuille dire que le temps a pu
être cause de cette diversité; car on ne sait si Cimon eût
eu loisir de se retirer des affaires et des armées en vieillesse
paisible, loin de guerres et de toute entremise du gou­
vernement de la chose publique, eût point mené une vie
encore plus somptueuse et plus dissolue et abandonnée
à toute volupté; parce que de sa nature il aimait le vin,
les fêtes, les jeux, et si était sujet aux femmes, comme
nous avons dit; mais les prospérités et heureux succès
des affaires apportent des plaisirs aux hommes ambitieux
de nature et nés à manier de grandes choses, qui leur
font oublier les appétits des autres voluptés. Et pourtant
si Lucullus fût mort en l'âge qu'il maniait les armes, et
qu'il commandait à des armées, il n'y aurait homme, tant
fût-il curieux ou subtil à rechercher et reprendre les
fautes d'autrui, qui pût trouver un tout seul point à
blâmer en lui; voilà quant à leur manière de vivre.
Ill. Au demeurant, quant aux affaires de la guerre, il
est certain qu'ils ont été l'un et l'autre très excellents capi­
taines, tant par mer que par terre. Mais comme aux jeux
de prix et exercices de la personne, que l'on fait par la
Grèce, ceux qui, en un même jour, gagnent le prix de la
CI M ON ET LUCULLUS

lutte et de l'escrime des poings, sont nommés par une


étrange coutume, non vainqueurs, mais viél:oires, pour
plus leur faire d'honneur, aussi me semble-t-il que Cimon
ayant en un même jour couronné la Grèce de deux
trophées, pour deux batailles gagnées, l'une par mer, et
l'autre par terre, mérite d'avoir quelque préférence par­
dessus les autres capitaines. �i plus est, Lucullus reçut
de sa chose publique l'autorité de commander qu'il eut,
et Cimon la donna à la sienne. Lucullus trouva son
pays déjà commandant aux peuples alliés et confédérés,
à l'aide desquels il défit ses ennemis, et Cimon, au
contraire, trouva son pays marchant sous l'enseigne d'au­
trui, et se porta de sorte par sa vertu, qui le fit présider
à ses alliés et triompher de ses ennemis, contraignant
les Perses de lui céder par force la domination de la mer,
et suadant aux Lacédémoniens de volontairement s'en
déporter.
IV. Et si la plus grande partie que saurait avoir un
excellent capitaine, est se faire tellement aimer de ses sou­
dards, qu'ils prennent plaisir à lui obéir, Lucullus fut
méprisé de ses gens, et Cimon fut estimé et admiré des
alliés mêmes. Celui-là fut abandonné par ses gens propres;
celui-ci fut suivi par les étrangers mêmes; car les alliés se
joignirent à lui. Celui-là revint en son pays délaissé de
ceux avec qui il en était parti; celui-ci retourna comman­
dant à ceux avec lesquels il avait été envoyé pour obéir
à autrui, et, ayant fait tout à un coup trois grandes choses
et fort difficiles à faire pour son pays, c'est à savoir paix
avec les ennemis, principauté sur les alliés, et bienveil­
lance avec les Lacédémoniens. Tous deux entreprirent de
ruiner de grands empires et de conquérir toute l'Asie,
et ne purent ni l'un ni l'autre conduire leur entreprise à
chef, l'un pour l'inconvénient de la mort qui le surprit
tant seulement, car il mourut étant capitaine en chef, et
étant ses affaires en bon train; mais l'autre, on ne le sau­
rait de tout point excuser qu'il n'y ait eu en lui quelque
faute de n'avoir pas su, ou n'avoir pas voulu satisfaire
aux plaintes et doléances de ses gens, dont ils conçurent
une si grande et si aigre malveillance à l'encontre de lui.
V. Toutefois l'on pourrait aussi dire que ce défaut lui
est à l'aventure commun avec Cimon, lequel fut souvent
mis en justice par ses citoyens, qui finalement le ban­
nirent de son pays pour l'espace de dix ans, afin que de
CI MON ET L U C ULL U S I I 77

dix ans, comme dit Platon, ils n'entendissent sa voix; car


à dire la vérité, peu souvent advient que les natures
graves des gens de bien plaisent à la multitude, ni soient
agréables à une commune, pour autant que s'efforçant
ordinairement de la redresser quand elle se tord, elles lui
font déplaisir, ni plus ni moins que font les bandes et liga­
tures des médecins et chirurgiens; car, encore que ce soit
pour remettre en leur lieu naturel les jointures des
membres dénoués et déboîtés, elles font néanmoins
grande douleur au patient; pourtant n'en faut-il à l'aven­
ture donner la coulpe ni à l'un ni à l'autre.
VI. Au reste, Lucullus porta bien plus avant les armes
que ne fit Cimon; car ce fut le premier capitaine romain
qui, avec armée, passa le mont Taurus et la rivière du
Tigre. Il prit et brûla devant les yeux presque des rois
mêmes, les villes royales de l'Asie, Tigranocerta, Cabira,
Sinope et Nysibis, et pénétra du côté de septentrion
jusques à la rivière de Phasis, du côté du levant jusques à
la Médie, et du côté du midi jusques à la mer Rouge et
aux royaumes de l'Arabie, soumettant tout à l'Empire
romain, et ayant défait toutes les forces de ces deux puis­
sants rois, ne laissa rien à leur prendre que leurs per­
sonnes seulement, qui s'enfuirent cacher en des déserts
infinis et forêts inaccessibles, comme bêtes sauvages; à
quoi l'on peut évidemment connaître la différence qu'il y
a entre les effets de l'un et de l'autre, parce que les Perses,
comme s'ils n'eussent reçu aucune perte ni dommage de
Cimon, se trouvèrent incontinent après en bataille contre
les Grecs, et défirent la plus grande partie de leur armée
en Égypte; là où Mithridate et Tigrane, après les vic­
toires de Lucullus, ne firent onques puis beau fait; car
l'un, se sentant déjà du tout affaibli et rompu par les pre­
mières batailles, n'osa jamais montrer à Pompée une
seule fois son armée hors du fort de son camp, mais
s'enfuit au royaume du Bosphore, là où il mourut ; et
Tigrane s'alla lui-même prosterner en terre, tout nu et
sans armes devant Pompée, et, s'ôtant le diadème d'alen­
tour de la tête, le jeta à ses pieds, non point le flattant
pour les vitl:oires par lui gagnées, mais pour celles dont
Lucullus avait déjà triomphé, au moyen de quoi il se
tint quitte à bon marché, et se réputa bienheureux quand
Pompée lui rendit seulement la marque et le titre de roi,
comme lui ayant été ôtés auparavant. Parquoi plus grand
CIMON ET LUCULLUS

capitaine, comme meilleur lutteur, doit être réputé celui


qui laisse son adversaire plus débilité à qui doit com­
battre après lui.
VIL Davantage Cimon trouva la puissance du roi de
Perse toute harassée, et la fierté des Perses ravalée par
plusieurs grosses défaites, où Thémistocle, Pausanias et
Léotychide les avaient battus, et leur allant encore donner
une recharge, il lui fut aisé de vaincre les corps de ceux
qui avaient déjà les cœurs vaincus; là où Lucullus assaillit
Tigrane lorsqu'il n'avait encore jamais été battu, mais
avait le cœur élevé et haut pour plusieurs grosses batailles
qu'il avait gagnées, et grandes conquêtes qu'il avait
faites. Et quant à la multitude des ennemis, il n'y a point
de comparaison entre ceux que défit Cimon, et ceux qui
se trouvèrent en bataille contre Lucullus, tellement qu'à
tout peser et comprendre, il serait malaisé à décider
lequel des deux a été plus grand homme, attendu même­
ment qu'il semble que les dieux ont été favorables à l'un
et à l'autre, avertissant l'un de ce qu'il avait à faire, et
l'autre de ce dont il se devait garder. Ainsi appert-il par
ce témoignage même des dieux, qu'ils ont tous deux été
gens de bien, et que tous deux ont eu une nature divine.
NOTES
Page 1. VIE D E THÉSÉE

1 . Il s'agit de Sossius Sénécion qui fut quatre fois consul (sous


Nerva et sous Trajan). On l'a confondu, à tort, avec Hcrennius
Sénécion qui avait été mis à mort par Domitien. Plutarque lui a
dédié son ouvrage. - 2. Cc sont deux différents passages de la tra­
gédie d'Eschyle les Sept contre Thèbes qu' Amyot a réunis en un seul.
- 3. On sait que Romulus passait pour fils de Mars, et Thésée
pour fils de Neptune. - 4. Cf. 1/iade, IV, 209. - 5 . Car Romulus
tua son oncle et son frère, et Thésée fut la cause de la mort de
son frère et de son fils. - 6. C.-à-d. nés dans le pays même. -
7. Il eut treize enfants. - 8. L'une, Lysidice, épousa Nestor,
le fils du roi de Tyrinthe. L'autre, A§tydamie, devint la femme de
Stenelus, roi de Mycènes. - 9. li leur confiait le gouvernement
des villes sur lesquelles il mettait la main. - 1 0. Dans le Pélo­
ponèse, à l'entrée du golfe Saronique. - 1 1 . Témoi gnage de
Pausanias. - 1 2 . Plut. : « qu'auras promis à un ami. » Amyot
avait-il tout simplement besoin d'une rime ? . . . - 1 3 . Allusion
au vers d'Euripide : Hippolyte enseigné par le ,halle Pitthée. -
14. Plut. : « par la Pythie ». - 1 5 . Plut. : « que si, parvenu en
âge d'homme, il serait assez fort pour déplacer cette pierre . . . »
- 1 6 . Frère d'Égée. - 1 7 . Cela arriva dans un lieu appelé Celen­
deris, près du port de Trézène, Pitthée ayant choisi cet endroit
pour mieux persuader que Neptune était le père de l'enfant. -
1 8 . Plutarque allègue deux raisons différentes de la dérivation du
nom de Thésée du même mot grec thesù, qui sign ifie « position »
et encore « adoption ». Thésée aurait pris ce nom en souvenir des
marques de reconnaissance posées sous la pierre, ou de l'adoption
qui fut faite de lui par Égée. - 1 9. Cf. Roscher, Lex., V, 679-
68 3 . - 20. Ce sacrifice a donné lieu au proverbe : le mouton a payé
l'édu,ation, pour dire que les peuples ne sauraient marquer trop
de reconnaissance à ceux qui ont bien élevé leurs souverains.
A noter que plus de treize cents ans après la mort de Thésée
les Athéniens offraient encore des sacrifices à son précepteur. -
2 1 . D'après Plutarque cette coutume existait déjà avant Thésée.
Eustate écrit pourtant que ce fut Thésée qui l'inaugura. On lit dans
le Traité de la déesse Syrienne, attribué à Lucien, que les Trézéniens
étaient les seuls de tous les Grecs qui eussent cette coutume de
consacrer les prémices de leurs cheveux, et qu'elle ne commença
qu'après Thésée. Cette consécration se faisait, toujours d'après cet
ouvrage, en l'honneur d'Hippolyte, son fils, par tous les jeunes
gens qui autrement n'auraient pas eu la liberté de se marier. Même
coutume chez les Assyriens : les jeunes gens offraient leurs che­
veux et, le cas échéant, les prémices de leur barbe. - 2 2 . A noter
que ce nom était . donné aussi à tous les chants de la poésie épique
n8z NOTES

primltlve qui racontaient ses exploits. - 2 3 . A u temps de Plu­


tarque, les brigands continuaient à infefter ces lieux. Au x1x e siècle
encore, les voyageurs étrangers n'osaient guère s'y aventurer. -
24. Le témoignage de Plutarque eft le seul qui nous refte sur cette
ville dont on ignore le nom. Cf. Pauly-Wissowa, XVIII, 201 6.
- z � . Crommyon était un bourg du territoire de Corinthe. C'eft
là que se tenait cette laie. Strabon nous apprend (liv. VIII) qu'elle
avait donné naissance au légendaire sanglier calydonien. - 26.
Virgile au livre VIII de son Ënéide célèbre ces exploits d'Hercule.
Le musée de Florence possède un groupe de marbre antique :
Hercule étouffant Antée. Le combat d'Hercule et d'Achéloüs a
inspiré les tableaux du Dominiquin et du Guide, au Louvre. Zur­
baran a peint Hercule entraînant Cerbère et Hercule tuant Géryon. On
connaît le célèbre bas-relief de Michel-Ange Hercule combattant
les Centaures. - 27. Plut. : « Le 8 du mois Cronius que l'on nomme
maintenant Hecatomba:on. » Suidas et Harpocration prétendent
que ce mois fut appelé ainsi à cause des fréquentes hécatombes
q:1'on offrait pendant sa durée. Il correspondait au mois de juillet
et non pas au mois de juin, ainsi que l'écrit Amyot. - 2 8 . Plut. :
« Ils vinrent de Sphette tout ouvertement en armes. » Sphette était
un bourg de !'Attique. - 29. Aucun des ouvrages de cet hiftorien
ne nous eft parvenu. Il a rédigé une hiftoire des Athéniens ou de
l' Attique en dix-sept livres, un catalogue des Archontes, un
livre des Sacrifices, des origines de Salamine, deux livres des Olym­
piades et dix-sept livres de combats des Athéniens qui eft peut­
être le même ouvrage que son hi�oire de !'Attique. Il vivait du
temps de Ptolémée Philopator, environ 200 ans av. J.-C. - 30.
Plut. : « De Crète. » L'hi�oire du meurtre du fils aîné du roi Minos
a été racontée diversement par les anciens. Les uns prétendent
qu'Égée l'avait fait assassiner parce qu'il favorisait les Pallantides
et leur promettait du secours. Les autres disent qu'il avait été tué
par le taureau de Marathon et que Minos en avait accusé inju�e­
ment les Athéniens. - 3 1 : L'efpace de neuf ans . . . Le texte grec e�
susceptible de deux sens. Dacier a traduit : de neuf en neuf ans, ce qui
paraît plus conforme à la pensée de Plutarque. - 3 2 . Cf. Eur.,
Fragm . Minos avait l'habitude de sacrifier tous les ans à Neptune
le plus beau taureau qu'il eût. Un jour il en vit un si beau qu'il en
fut charmé et au lieu de le sacrifier, il mit un autre à sa place. Nep­
tune, irrité, rendit l'épouse de Minos Pasiphaé amoureuse de ce
même taureau et de leur liaison naquit le Minotaure : l'homme­
taureau. - 3 3 . Plut. : « Ari�ote dans sa République des Bottiéiens. »
Parmi les ouvrages d'Ari�ote qui se sont perdus, il y en avait un
où il décrivait le gouvernement de cent cinquante-huit républiques.
C'e� à celui-ci que Plutarque fait allusion. - 34. Plutarque
confond ici les deux Minos : le premier, fils de Jupiter et d'Eu­
rope, renommé pour sa sagesse ; le second, petit-fils du premier.
C'eft celui-ci qui avait imposé le tribut aux Athéniens. Les louanges
décernées par Homère et par Hésiode au premier sont reportées
THÉSÉE

p ar Plutarque sur l e second. Platon avait déjà fait l a même


confusion dans son dialogue Minos. (Œ. sur cette distinél:ion
Diod. de Sic., V.) - 3 5 . On connait deux poètes de ce nom :
l'un, natif de l'ile de Céos (5 5 8-468 av. J.-C.), l'autre, originaire
d'Amorgos (vers 660 av. J.-C.). C'est au premier que se réfère
Plutarque. - 36. Cet historien est, d'une manière générale, très
souvent cité par les anciens. Cf. Rœrisch, Élude sur Philo,hore
(1 897). - 37. Plut. : « du Prytanée. » C'était le lieu où s'assem­
blaient les magi:ftrats, et où l'on nourrissait aux frais de l'État
ceux qui avaient mérité cet honneur par leurs services. - 3 8 . On
croyait cet olivier produit par Athéna lorsqu'elle disputa à Poseï­
don le droit de donner son nom à Athènes. - 39. En Élide il
y a eu longtemps une statue de Vénus, qu'on appelait populaire,
et qui était à cheval sur un bouc. C'était l'ouvrage de Scopas.
- 40. D'après Serv. Aen., VI, 2 1 , Sappho en avait parlé. Wila­
mowitz-Mœllendorff signale que )a Bible connaissait l'histoire
du Minotaure déjà au vm• siècle av. J.-C. (Silz..-Ber. Akad. Berl.
1925, 234). Poland (P.-W., XXX, 1 927-1 934) donne tous les
détails. - 4 1 . Il y a eu deux Phérécides. Le premier, philosophe et
théologien, originaire de l'ile de Sciros, fut maître de Pythagore
et de Thalès. II vivait aux environs de l'an 5 5 0 av. J.-C. Le second,
historien, natif de Léria, semble avoir été l'aîné d'Hérodote (on
rencontre ses traces vers 475 av. J.-C.). C'est de ce dernier que
parle Plutarque. - 42. On ignore à quelle époque il écrivait.
Diogène Laërce lui attribue un écrit sur les Philosophes, Athénée
un traité sur Byzance. - 43. Attbù, 1. II ; cf. P.-W., XXX, 1 9 3 0 ;
Bockh, Ueber den Plan der Attbù des Philo,horos (1 8 3 2). - 44.
D'après Meursius, Plutarque cite ici non pas Clidemus, auteur
d'une Hifwire attique, mais Clitodemus, le plus ancien des écrivains
qui ont écrit sur )'Attique. - 45 . Ce Mégarien, qui d'ailleurs
s'appelait Heragoras (cf. Wilamowitz-Ma:11., Comm. gramm., II, 8),
semble avoir été un censeur impitoyable. De même que pour
Hésiode, il signala les interpolations que s'était permises Pisistrate
dans Homère. - 46. Odyssée, XI, 63 1 . - 47. Vers inventés par
Amyot. Chez Plutarque on lit : « C'est l'avis d'Ion de Chio, qui
dit de sa patrie, qu'elle eut pour fondateur le brave Œnopion, fils
du ,ieiUard Thésée. » (Les mots en italiques semblent reproduire
un vers d'Ion.) - 48. Les fêtes qu'on célébrait en l'honneur de la
première Ariane étaient considérées comme plus honorables que
celles qu'on célébrait en l'honneur de la seconde, parce que dans
celles-là on ne voyait qu'occasion de se réjouir et qu'on ne
trouvait dans celles-ci que des motifs de tristesse. Les premières
marquaient que l'héroïne n'était pas morte et qu'elle était une
divinité ; et les dernières évoquaient tout le contraire. - 49.
Callimaque, dans son Hymne à Délos, parle de cette danse en spéci­
fiant qu'on la dansait en rond, et que Thésée en l'instituant mena
lui-même le branle. Dacier pense qu'elle était appelée la Grue
à cause de ses figures. Le meneur de la danse pliait et dépliait le
N O TE S

cercle, pour imiter les tours et les détours du labyrinthe ; de même


quand les grues volent en troupe, il y en a toujours une à la tête
qui mène les autres qui la suivent en rond. Après trois mille ans
cette danse exifte encore en Grèce et se nomme la Candiote. Cf.
Guy, Viryage littéraire de la Grè,e (lettre XII) ; Le Roy, les Rllines
des plus beaux monuments de la Grè,e (p. 22). - 50. Cf. Deubner,
Attiuhe Fefle, et plus particulièrement Homolle in BuU. HeU.,
XIV, 492. - p . Cette coutume était venue de Delphes. Ceux qui
étaient allés consulter l'oracle, et qui avaient reçu une réponse
favorable du dieu, s'en retournaient chez eux avec une couronne
de laurier sur la tête. - 5 2. Plut. : « Le septième jour du mois
Pyanepsion. » Ce mois prit son nom de la fête appelée Pyanepsia,
qu'on célébrait le septième jour du mois ; et la fête était ainsi
nommée à cause des fèves (p_vani) qu'on faisait cuire solennellement
ce jour-là. - 5 3 . Amyot a traduit très librement ces vers dont le
sens d'ailleurs n'eft pas très clair. Dacier, également. en a donné
une version plutôt fantaisifte : Divine bran,he, tu portes des figues
et du froment ; le miel délicieux et l'huile salutaire, düoulent de tes
rameaux sa,rés, et les vieiUes trouvent tn toi te tWux neélar dont eUes
1'eni11rent, et qui les endort. La traduaion littérale donnerait ceci
(d'accord avec Coray) : Le rameau sa,ré efl ,hargé de figues et du pain
savoureux. EUe porte du miel dans un vœe, de l 'huile pour se frotter le
,orps, et une ,oupe de vin pur, pour qu'eUe pui4se s 'endormir après s 'être
enivrée. Coray avoue qu'il « ne comprend pas le troisième vers ».
Il me paraît clair. On ignore seulement qui eft cette EUe dont il
s'agit. - 54. C'eft-à-dire, près de mille ans ; car Démétrios de
Phalère vivait sous le règn e de Ptolomée Philadelphe. Il résulte
d'un passage de Callimaque qui vivait à la cour de ce prince que
les Athéniens envoyaient encore à cette époque à Délos ce vaisseau
« consacré à Apollon et qui eftimmortel » ( cf. son Hymne à Délos). -
5 5 . Plut. : « La fête des Oschophories. » - 5 6 . On choisissait un
certain nombre de jeunes garçons des plus nobles familles dont
les père et mère étaient encore vivants. Ils portaient à la main des
branches de vigne avec leurs raisins, et couraient depuis le temple
de Dionysos jusqu'au temple d'Athéna qui était au port de Phalère.
Celui qui arrivait le premier buvait une coupe de vin où l'on
avait mêlé du miel, du fromage, de la farine et de l'huile. Ils étaient
suivis d'un chœur qui chantait leurs louanges. Des femmes les
accompagnaient portant sur leur tête des corbeilles de fruits, et
l 'on choisissait pour cet emploi les plus riches de la ville. Toute
la troupe était précédée d'un héraut qui portait un bâton entouré
de rameaux. - 5 7. Il y avait les grandes et les petites Panathénées.
Les grandes se célébraient tous les cinq ans le 2 3 du mois Hécatom­
béon (août) et les petites, tous les ans, le 20 du mois Thargelion
(juin). Ces fêtes furent d'abord fort simples et ne duraient qu'un
jour. Mais avec le temps on y ajouta tant de jeux et tant de céré­
monies, qu'il fallut y employer plusieurs jours. Pendant les grandes
Panathénées on portait au temple d'Athéna le voile myftérieux
THÉSÉE

appelé Péplos, o ù étaient dépeintes les aétions les plus remarquables


des dieux et des héros, et on rendait la liberté aux prisonniers.
- 5 8 . Les Méloécies se célébraient le seizième jour d'Hécatom­
béon. Thucydide les appelle Synoïcies. Ce sacrifice n'était pas fait
pour les étrangers mais pour les habitants des bourgs et des vil­
lages qui venaient tenir leurs assemblées dans la ville. - 5 9.
Le texte de Plutarque comporte cinq lignes de vers. Amyot en a
fait huit, Sur l'oracle de Delphes cf. Rohde, P�ché, II, pau. ; et
Pomtow in P.-W., IV, 2 5 28-2 5 40. - 60. Ce fut lors de la prise
d'Athènes par les troupes de Sylla. Comme les soldats romains
exerçaient des grandes cruautés dans la ville, quelques Athéniens,
s'étant sauvés, allèrent à Delphes, et demandèrent à Apollon si la
dernière heure de leur ville était donc venue. La prêtresse leur
répondit par l'oracle auquel fait allusion Plutarque. - 6 1 . Le nom de
Grèce eft dans l'hiftoire une expression ethnographique plutôt
que géographique. Ce nom qui ne se rencontre chez aucun écrivain
national avant Ariftote ne date que des Romains. Ils l'emprun­
tèrent probablement aux Illyriens qui auraient appliqué à l'ensemble
de leurs voisins méridionaux le nom d'une tribu épirote. Ces
rpo:xot devinrent ainsi les parrains de la race entière. - 6z. Les
anciens avaient l'habitude de marquer les limites par des tours ou
des colonnes. Celle-ci fut élevée d'un commun accord par les
Ioniens et les Péloponésiens, pour terminer les différends qu'ils
avaient pour leurs bornes. Elle subsifta jusqu'au règne du roi
Codrus, sous lequel elle fut renversée par les Héraclides qui se
rendirent maîtres du territoire de Mégare. Amyot a traduit assez
librement le texte de Plutarque qui porte : At1 côté qt1i regardait le
levant, ily avait : Ce n'efl pas ici le Péloponèse, maû / 'Ionie. Et atJ côté
qui regardait le couchant, il y avait : CeJ1 ici le Péloponèse, el non p114
/ 'Ionie. - 6 3 . Les jeux olympiques ne furent pas établis par Hercule,
mais près de cinq siècles après lui. Strabon prouve dans son
livre VIII que ces jeux n'étaient nullement connus du temps
d'Homère. - 64. La légende veut que ces jeux fussent inftitués
à Corinthe par Sisyphe, à la suite de l'événement suivant : Ino,
épouse d'Athamas, fuyant la colère de son mari, se jeta dans la mer
avec son fils Mélicerte. Le corps de l 'enfant fut trouvé par Sisyphe
qui le fit enterrer. Dans le même temps Corinthe fut affligée d'une
épidémie de la pefte. On envoya consulter Apollon, qui répondit
que la pefte ne cesserait qu'après qu'on aurait fait à Mélicerte
des jeux funèbres qu'on renouvellerait tous les ans. Ils furent
nommés ifthmiques de l'ifthme du Péloponèse où on les célébrait.
- 6 5 . Mer Noire ou le Pont-Euxin des anciens. - 66. Amyot
n'avait pas compris. Il fallait traduire : joignant le Musée. Il s'agit
d'une colline qui se trouvait dans l'enceinte de la ville d'Athènes,
vis-à-vis de la citadelle. Musée, poète plus ancien qu'Homère, à
en croire Pausanias (1, 2 5 ) y récitait ses vers, et y eft inhumé. C'eft
ce qui a fait donner à cette colline le nom de Musée. - 67. Cette
fête se célébrait en mémoire des cris de joie que poussèrent les
n 86 N O T ES

Athéniens, lorsqu'ils virent Xutus venir à leur secours contre


Eumolpus qui les attaquait. La principale attraétion de la fête
était la course qui avait lieu au milieu d'un vacarme assourdissant,
car pendant tout le trajet les coureurs devaient pousser des cris
devant rappeler ceux de leurs ancêtres délivrés de l'ennemi. - 68.
Cf. Prigge, De Thesei reb. geflÎ4 qui a réuni tous les fragments
connus relatifs à cet épisode. - 69. Plut. : « du héros Chalcodoon. »
On ne sait pas de quel Chalcodoon il s'agit. Pausanias en connaît
deux. L'un fut le père d'Elphenor, chef des Eubéens au siège de
Troie, et trouva la mort dans une. expédition contre les Thébains.
L'autre suivit Hercule en la guerre contre Augias, roi d'Élide, où il
fut tué et solennellement inhumé par Hercule. Cf. Paus, Arcadiques
et Bœotiques. - 70. Ce temple était consacré à la Lune, que les
anciens appelaient la Terre Olympique, c'est-à-dire te"e célef!e,
parce qu'ils croyaient que cette planète était véritablement une
terre comme la nôtre, et qu'elle était dans le ciel. CT. Plut., Traité
des Oracles qui ont cessé. - 7 1 . Cf. Gruppe, Grieçh. Mythologie, II,
605 (note). - 72.. Rhus, c'est-à-dire le torrent. Pausanias rapporte
qu'autrefois en ce lieu il coulait une grande quantité d'eau des
montagnes voisines, mais Théagenes, tyran de Mégare, fit
écouler ailleurs cette eau-là, et au même lieu érigea un autel au
fleuve Achéloüs (Attiques) . - 7 3 . Plut. : « Un édifice. » - 74. Cf.
Tœpffer in P.-W., I, plus particulièrement 1 7 5 7- 1 7 5 8 . - 75.
Pindare est allé à l'encontre de la tradition, qui veut que Démophon
soit le fils de Thésée et de Phèdre. - 76. Dans sa tragédie les
Suppliantes. - 77. Dans son ouvrage précité (cf. supra, n. 43).
- 78. Plutarque avait fait aussi une Vie d'Hercule. Elle ne nous
cil pas parvenue. - 79. Cette tragédie d'Eschyle est perdue. -
80. Cf. ses fragments in Frag. Hill. Gr., Il, 2.7-41 . - 8 1 . Cf. Gruppe,
op. cit. et Preller, Griech Myth., Il, Welcker, Griech. Gotteslehre, 1. -
8 2. . Cette purification se faisait au cours des « petits mystères »
qu'on célébrait dans un lieu appelé Agre, près du fleuve Hissus.
On sacrifiait à Jupiter une truie pleine ; on en étendait la peau à
terre ; on y faisait mettre à genoux celui qui devait être purifié ; on
le lavait avec de l 'eau de la mer, où l'on avait mis du laurier et de
l'orge, et on le faisait passer ensuite par le feu. Après cela, il fallait
tout au moins un an pour être admis aux « grands mystères ». Ceux
qui étaient définitivement admis croyaient que Cérès et Proserpine
auraient d'eux un soin particulier et qu'après leur mort, ils auraient
les premières places dans les enfers. - 8 3 . Sept ans. Les autres lui
donnent dix ans à cette époque. - 84. Plut. : « la voulait avoir
quoiqu'elle fût encore enfant. » - 8 5 . Dacier n'est pas d'accord ici
avec Plutarque. Il croit qu'Orthia ne si gn ifie que sévère, « car les
Grecs appelaient Orthion, tout ce qui était dur, fâcheux et difficile. »
On sait, en effet, que c'était sur l'autel de ce temple que les Spar­
tiates fouettaient cruellement leurs enfants pour les accoutumer à
la souffrance. - 86. Plutarque écrit : « . . . avait surnommé sa femme
Proserpine, sa fille Coré... » A noter toutefois que Coré et Pro-
ROMULUS

serpine n e font qu'un. L a fille d u roi des Molossiens portait ces


deux noms à la fois. Qyant à la femme de cc monarque, elle
s'appelait Cérès. Plutarque ne l'ignorait pas puisqu'il en fait mention
dans ses Morales où il dit que Proserpine ou Coré n'e� autre que la
Lune. - 87. Cf. Fuhr, Dfraer,hi qua supersunt (1 841) et Müller,
FHG, II, 2.2.5-2. 5 3 . - 88. Cf. supra, n. 4 5 . - 89. Cf. 1/iade, livre III.
On a conte!Ué l'authenticité de cc vers, e�imant qu'il n'est pas
vraisemblable qu'Homère eût fait figurer parmi les suivantes
d'Hélène Éthra qui était sa belle-mère et qui avait régné dans
Athènes. - 90. Munitus, d'après Lycophon et Tzetzès. - 9 1 .
L'an 490 avant J .-C. - 9 2. . Plut. : « Près du gymnase o ù l'on fait
aujourd'hui les exercices. C'est encore l'asylc des serviteurs et de
tous ceux qui craignent la violence des plus puissants ... » - 93.
Plut. : « Le huitième jour du mois Pyanéprion. » Tous les pauvres
de la ville étaient convoqués à ce sacrifice et on leur offrait à cette
occasion un copieux repas. - 94. Plut. : « Le huitième jour du
mois Hécatombéon. » - 9 5 . A CONSULTER : Gilbert, Die QgeUen
des Plutar&hiuhen Thema (in Philologes, 1 8 74) ; Wellmann, De
Plutar,hi Thesei 11ita (1 886).

Page 3 7. VIE DE ROMULUS

1. C'e� peut-être une erreur de transcription d'un copi�e de


Plutarque. Il faudrait lire plutôt : « oracle de Thémis. » - 2..
Ou plutôt Larcntinalia. Il y avait deux fêtes de ce nom, l'une le
dernier jour d'avril, l'autre le 2.3 décembre. Plutarque prétend
que celle du mois d'avril était pour la nourrice de Romulus, celle
de décembre pour la maîtresse d'Hercule. Ovide, qui certes était
mieux renseigné, affirme pourtant que c'e� en décembre qu'on
célébrait la fête de la nourrice de Romulus. - 3. Velaturam fa,ere
se disait des bateliers qui faisaient passer l'eau moyennant rétri­
bution. - 4. Cf. le passage correspondant dans Denis d'Halicar­
nasse. - 5 . Les anciens naturali�es prétendaient que les vautours
sentent par avance où il y aura des corps morts, et qu'ils y volent
dès deux ou trois jours auparavant. Cf. Pline. - 6. Fête de Palès,
déesse des bergers, et la même que Ve�a, c'e�-à-dire la Terre. -
7. Plut. : « Et il y eut ce jour-là une conjonétion écliptique de la
lune avec le soleil. » Amyot aurait dû traduire : « éclipse de soleil. »
Il ne peut pas y avoir d'éclipse de lune le trentième jour d'un mois
lunaire, puisqu'alors la lune se trouve entre le soleil et la terre. -
8. Les patrons ont continué à. recevoir de l'argent des clients
étrangers. Ce changement ne fut fait qu'en faveur des clients de
Rome. - 9. Cneius Gellius et Denis d'Halicarnasse placent, avec
plus de vraisemblance, l'enlèvement des Sabines à la quatrième
année de la fondation de Rome. - 10. On honorait Neptune sous
1 1 88 N O T ES

le nom d'Equeflrù, ou Hippius, en mémoire de ce qu'il avait ensei­


gné l'art de dompter les chevaux. - 1 1 . Ne pas confondre. L'autel
était dédié au dieu Consus, et les jeux étaient célébrés en l'honneur
de Neptune. - 1 2 . Denis d'Halicarnasse suit le nombre donné
par Juba. - 1 3 . Cf. Rosenberg in P.-W. (2• série, I, art. Romulus).
A consulter également Ett. Païs, Storia di Roma, I, p. 208 et suiv.
et De Sanél:is, Storia di Romani, I, p. 206 et suiv., qui ont renouvelé
le sujet. - 1 4. Cf. Plutarque, Qg_eftions romaim·s (quest. 87). -
1 5 . Ou Consualia. On y couronnait les chevaux et les ânes qui étaient
ce jour-là dispensés de tout travail. - 1 6. C'est le nom qu'on
donnait du temps d'Amyot à une longue chevelure. Plut. : « sur
ses longs cheveux. » - 1 7. La traduél:ion d'Amyot est ici assez
fantaisiste. Coray a traduit très exaél:ement la première strophe :
« Sur le sommet du Capitole demeurait Tarpeia, qui fit prendre
Rome ; car, dans l'espérance d'épouser le roi des Celtes, elle lui
livra la maison de son père. » La seconde strophe est très bien
traduite par Dacier : « Les Boïens et les Celtes ne l'enterrèrent
point au-delà du Pô, et ne se coupèrent pas les cheveux sur son
sépulcre ; mais ils jetèrent sur cette malheureuse leurs boucliers,
qui furent les seuls ornements de son tombeau. » - 1 8 . Il ne fut
appelé comice qu'après Romulus, pour désigner que c'était le lieu
où se réunissaient les assemblées du peuple. - 1 9. Cette fête se
célébrait le 1 • • mars et le 1 • • avril. Les matrones faisaient un sacrifice
à Mars et à Junon, et recevaient des cadeaux. - 20. Fêtes très
solennelles. Elles se célébraient les 1 1 et 1 5 janvier, sous le Capitole,
près de la Porte Carmentale. Carmenta était la mère et non pas la
femme d'Évandre (cf. Plut., Qg_eftions romaines, LVI). On demandait
à cette déesse qu'elle rendît les femmes fécondes, et qu'elle bénît
la naissance des enfants. - 2 1 . Cf. le § 1 7. - 2 2 . Cette fête, la plus
populaire des fêtes romaines, se célébrait le 1 5 février à l 'honneur
du dieu Pan, qu'on appelait Lupercus, parce qu'il éloignait les
loups. - 2 3 . On offrait à Proserpine entre autres offrandes de
purification des petits ch.iens que l 'on portait autour de ceux qui
avaient besoin d'être purifiés. (Cf. Plut., Qg_efl. rom., LXVIII.) -
24. Appelé ainsi parce qu'on y purifiait les troupes qui s'y assem­
blaient en armes le 1 9 oél:obrc. La fête qui terminait la cérémonie
et qui donnait lieu à une course à laquelle participaient les soldats
présents portait le même nom. - 2 5 . La même que la porte
Latine. On l'appelait Férentine, parce qu'on sortait par là pour
aller à Férentum. - 26 Plut. : « et plaça sur ce char sa statue
couronnée par la Viél:oire. » - 27. Plut. : « qu'il offrit trois fois le
sacrifice nommé Hécatomphonis, pour avoir tué à chaque fois cent
hommes aux Lacédémoniens. » (Cf. Pausanias, l\fesséniaques, XIX.)
- 28. Plut. : « Septempagium » (le canton des sept villages depuis
Véies jusqu'au Tibre). - 29., Plutarque, dans ses Qg_eftions romaines,
rapporte l'origine de cette coutume. Sa version est inexaél:e. Sin­
nius Capito est plus près de la vérité quand il écrit que ce cri est
d'origine plus récente. D'après lui, cette coutume commença
LYCURGUE

après que l e consul Tibérius Sempronius Gracchus eut pris l a


Sardaigne ; car il emmena u n s i grand nombre d'esclaves, que pen­
dant longtemps on ne vit que des Sardes à vendre dans tous
les marchés. C'est ce qui donna lieu au proverbe : Sardi venales,
alitu alio nequior (Sardes à vendre plus méchants l'un que l 'autre),
et qu'on appliqua par la suite à tous les prisonniers que l 'on menait
en triomphe. - 3 0 . Une faute de Plutarque ou de son copi§te.
li faut lire : « aux Al bains. » - 3 1 . Le calendrier romain marque ce
jour-là : populi fugium (la fuite du peuple), nontZ caprotinrz (les
nones caprotines) et fe'7um anciUarum (la fête des servantes). -
3 2 . Plutarque ne rapporte que le premier vers de la réponse. La
prophétesse ajoutait : « Honorez-le par vos sacrifices, comme
n'étant plus mortel. » - 3 3 . La traduél:ion d'Amyot interprète
assez librement les vers de Pindare qui disent : « Le corps est la
proie de la mort, l' âme triomphe d'elle, et demeure seule image
vivante de l'éternité. » - 34. Plut. : « l'âme sèche e§t la meilleure
âme. » - 3 5 . L'étude critique de la légende de Romulus a été
inaugurée par Schwegler (Riim. Gesch., I, 1 8 67). Les travaux de
Pais et De Sanél:is l'ont menée aussi loin que possible.

VIE DE LYCURGUE

1. Ils se basaient sur l'hypothèse qu'Iphitus in§titua les jeux


olympiques 1 0 8 ans avant la première olympiade vulgaire, qui
eut lieu en 776 avant J.-C., et qu'il y avait eu vingt-sept olym­
piades auparavant mais qu'on ne les compta point, et qu'on ne
commença à compter que par la 28•, où Corœbus fut vainqueur.
D'où vient que l'on ignore ceux qui remportèrent le prix aux
vingt-sept premières. Il faut croire que les commencements de
ces jeux, si on adopte cette version, avaient été si mode§tes que
les Grecs eux-mêmes avaient négligé d'en noter les débuts. -
2. Il résulte du calcul assez compliqué auquel s'était livré Strabon,
que Lycurgue vivait au x• siècle avant J.-C. - 3 . a. Xénophon,
De la Rép. des Lacédémoniens, source principale de Plutarque pour
cette Vie. - 4. Cf. dans Hérodote, VIII, la généalogie, peu sûre
d'ailleurs, de Lycurgue. - 5 . « Après Polydeéte ... » Lire après
Patrocle. - 6. Poète. Ne pas confondre avec Thalès, un des sept
Sages de la Grèce, né deux cents ans après Lycurgue. - 7. Hérodote
dit pourtant qu'il serait difficile d'affirmer si cette division passa
des Egyptiens aux Grecs, parce qu'elle était en usage chez les
Thraces, les Scythes et autres barbares, de qui les Grecs pouvaient
fort bien l'avoir prise. - 8. On appelait ainsi les sages Indiens
auxquels Pythagore avait emprunté sa théorie de la métempsycose
- 9. Cf. Platon, Loil, Ill. - 1 0. Ce passage e§t assez obscur, et
comme il e§t dans le dialeéte des Lacédémoniens, peu connu, on
1 1 90 NOTES

éprouve bien des difficultés à l e rendre parfaitement clair. Les


commentateurs de Plutarque ne sont pas d'accord sur ce sujet.
Dacier propose de mettre «Jupiter Sellasius et Minerve Sellasienne »,
parce que Sellasia était une ville de la Laconie sur les bords de
l'Eurotas. Bryant propose de lire « Jupiter Hellanien et Minerve
Hellanienne ». Les Lacédémoniens descendaient, selon la tradition,
de Dorus fils d'Hellen. Il ne serait donc pas étonnant que leurs
deux principales divinités eussent conservé des noms qui leur
rappelaient leur origine. Coray adopte sans réserves le raisonne­
ment de Bryant. - 1 1 . Voici le texte de Tyrtée tel qu'il est cité
par Plutarque : « Ces ambassadeurs, ayant entendu la voix d'Apol­
lon, rapporteront dans leur patrie ces divines paroles : Q!!e les
rois sacrés qui régissent l'aimable ville de Sparte président le
conseil avec les sénateurs et que le peuple rende leurs oracles
dans toute leur pureté, sans jamais les corrompre. » - 1 2. . Cf. Pla­
ton, Loû, Livre III : « Un troisième sauveur ( Je roi Théopompe) trou­
vant cette puissance du Sénat et des rois encore trop importante et
trop redoutable, lui opposa l'autorité des éphores comme un
frein, en la réduisant presque à la douceur et à l'égalité d'une puis­
sance qui se donne au sort. » Les éphores ne restaient qu'un an en
fonéHons et étaient au nombre de cinq. Hérodote et Xénophon
attribuent par contre leur création à Lycurgue. - 1 3 . Plut. :
« Soixante-dix-médimnes. » - 1 4. Plut. : « Dix mines. » -
1 5 . Plut. : « Un médimne de farine. » - 1 6. Plut. : « huit mesures de
vi� » (ce qui fait un peu plus de vingt-huit pintes, mesure de Paris).
- 1 7 . Une espèce de potage. - 1 8. Dits ou oracles. On appelait
ainsi ceux d'Apollon. - 1 9 . Plut. : « Sobre à son ordinaire, comme
ayant toujours mangé à la table commune. » - 2.0. Plut. : « lui
bailla depuis, ainsi que le dit Platon. . . » - 2. x . Une espèce de
chardon cotonneux, cardu111 tomentos111. - 2.2.. Cf. Vie de Thésée,
note 8 5 . On prétendait que cette Diane était la Diane Taurique
dont Oreste et Iphigénie avaient transporté la statue à Lacédé­
mone. Au premier sacrifice qu'on lui offrit il s'éleva une querelle
entre les assistants. On en vint aux mains, et il y eut beaucoup de
gens tués. On en référa à l'oracle qui répondit que « l'autel de la
déesse devait être arrosé de sang. » On lui immolait donc tous les
ans un homme choisi au sort. Lycurgue abolit cette coutume, mais
pour respeél:er la sentence de l'oracle, il ordonna que cet autel
ne serait arrosé désormais que du sang des enfants qu'on y ferait
fouetter. - 2. 3 . Coray estime, avec raison, que toute cette phrase
doit être rattachée à la précédente. Ce n'est pas Plutarque qui
reprend la parole, mais Agis qui continue à parler et achève sa
réplique. Dacier, pas plus qu'Amyot, n'avait saisi le sens de ce
passage. - 24. Plut. : « afin que nous ayons toujours de quoi les
honorer. » - 2. 5 . Il s'agit de compétitions sportives. - 2.6. Plu­
tarque dit bien : Archidamidas. Peut-être est-ce une transcription
libre du nom Archidamos, qu'avaient porté plusieurs rois de Sparte.
- 27. On croit que ces vers sont de Tyrtée qui, précisément, passe
NUMA POM PILIUS 1 191

pour avoir in§titué chez les Lacédémoniens une danse composée


d'enfants, d'hommes adultes et de vieillards. Dacier, dans sa tra­
dué!ion des Vies de Plutarque, s'e§t borné à reproduire textuelle­
ment la version d' Amyot, en la faisant suivre de cette note : « J 'ai
conservé ces vers d'Amyot, parce qu'ils expliquent le texte avec
autant de simplicité et de fidélité que la prose le pourrait faire. »
28. II n'en·e§t pas de même cette fois. Voici la traduél:ion l ittérale :
« Où l'on voit fleurir la valeur des jeunes gens, la musique harmo­
nieuse, et ju§tice mère de l'abondance. » - 29. Ici, non plus. Tra­
duél:ion littérale : « , .. où fleurissent les conseils des vieillards, la
valeur des jeunes gens, les danses, la musique, les fêtes et les plai­
sirs . . . >> - 30. Le texte cité par Plutarque e§t plus bref : « Jouer de
la lyre sied bien à un guerrier. » - 3 1 . Cf. la note I, - 3 2 . Pla­
ton, Loti, I. - 3 3 . Cf. Ari§tote, Politique, VIL Id. Thucydide, IV. -
34. Plut. : « expédition militaire » (après la bataille de Leuél:res,
1 70 av, J .-C.). - 3 5 , An 489 avant J .-C. CT, Diodore de Sicile, XI.
Id. Aelien, VI. Plutarque en parle encore dans la Vie de Cimon. -
36. Plut. : « car elle donna plus de force à l 'ari§tocratie. » - 3 7.
Plut. : « avec une 1rylale, » - Les Lacédémoniens appelaient ainsi
une bande de cuir ou de parchemin qu'ils entortillaient autour
d'un bâton, de manière qu'il n'y avait aucun espace vide. Ils écri­
vaient sur cette bande et après avoir écrit, ils la déroulaient et
l'envoyaient au de§tinataire. Celui-ci, qui avait un autre bâton
tout semblable, y appliquait la bande reçue, et par ce moyen il
trouvait la suite et la liaison des caraél:ères dont le sens sans cela
re§tait indéchiffrable. Cf, infra : la Vie de Lysandre. - 3 8 , J 'ai donné
dans le tome l•r de mon Hifloire du Communtime (Les Origines,
livre II, première partie) l 'analyse des théories sociales et politiques
de ces trois auteurs. - 3 9 . Cf. Ari§tote, op. &il. - 40. A CONSULTER :
Kessler, PlutarchJ Leben du LykurgoJ ( 1 9 1 0),

Page 1 3 0. VIE DE NUMA POMPILIUS

r. Dacier a traduit Réfutation du lempJ. L'interprétation d'Amyot


ne se rapproche pas davantage du texte : tÀtYXo� xp6vwv
(examen, ou reél:ification des temps). - 2. Comme 1oui•erain n'e§t
point dans le texte. Dacier a suivi l 'exemple d'Amyot en ajoutant
ces mots dans sa traduél:ion. - 3 . Ne pas confondre avec Hippo­
lyte, fils de Thésée. Il s'agit ici du fils de Ropalus, roi de Sicyone.
C'e§t pourquoi Plutarque l 'appelle Hippo(yte le Si�J•onien. - 4.
Cf. Pausanias, Attique., XXI. - 5 . Ne pas confondre l 'auteur de
ces vers avec Timon )'Athénien, dit le Misanthrope. - 6. Passage
mal traduit et prêtant à confusion. La version de Dacier eft préfé­
rable : « ... comme l 'écrit le poète comique Épicharmus dans un
petit traité qu'il a adressé à Antenor. Or cet Epicharmus eft fort
N O TES

ancien, et un des disciples même de Pythagore . . . » - 7. Plutarque


a été trompé par la similitude du nom. Car, si la légende veut que
le premier pontife qui fut élu s'appelle Numa, ce n'est pas du roi
Numa Pompilius qu'il s'agit mais du fils du sénateur Marcius
qui portait le même nom. - 8 . Traduél:ion inexaél:e et incomplète.
Plutarque écrit : « Mais le pont de pierre a été bâti longtemps après
par le questeur Émilius. On dit même que le pont de bois n'existait
point du temps de Numa, et qu'il a été construit depuis, lorsque
régnait son neveu Marcius. » Le questeur en question vivait sous
Auguste. A cette époque le droit de refaire le pont avait passé des
pontifes aux questeurs. « Le neveu Marcius » est Ancus Marcius,
le quatrième roi des Romains . - 9. Erreur de Plutarque. Il sait
pourtant que ce n'est pas Numa qui institua les vestales, puisqu'il
écrit lui-même dans la Vie de Romulus que la mère de celui-ci
était une vestale d'Albe. Disons à sa décharge que Romulus s'était
contenté de consacrer à la déesse Vesta un simple foyer dans chaque
tribu et qu'il ne lui attacha pas des gardiennes, à cause de l'affront,
paraît-il, qui était arrivé à sa mère. - 1 0. Amyot a voulu sans
doute alléger et agrémenter quelque peu la description sèche et
essentiellement technique qu'offre ici Plutarque. La voici : « ... Ils
se servent ordinairement de vases creux, dont la surface concave
est formée par le côté d'un triangle reél:angle : tout aboutit de la
circonférence dans un point. �and ces vases sont placés en face
du soleil, les rayons réfléchis de toutes les parties de la circonfé­
rence se réunissent, s'entremêlent dans ce seul point ; ils subtilisent,
ils divisent l'air : les rayons qui ont acquis par la réflexion la nature
et la pointe brûlante du feu, embrasent promptement les matières
sèches et arides qu'on leur présente. » - 1 I . Les femmes qui
avaient trois enfants pouvaient agir sans l'entremise des curateurs.
Cc jus lrium liberorum leur avait été accordé par Auguste qui, le
lendemain des guerres civiles qui avaient épuisé le pays, voulut
inciter les Romaines à faire le plus d'enfants possible. - 1 2 .
Plut. : « entièrement voilée. » - 1 3 . Cf. infra : La Vie d e Camille,
XXXVI. - 1 4. Le feu du foyer était tenu pour sacré chez tous
les peuples aryens. La EI!la grecque et la Ve.fla romaine en sont
les personnifications féminines. Du côté masculin, leur corres­
pondent chez les Grecs Héphaif!os et chez les Romains Vulcain,
qui représentent le feu en général, en tant que puissance bienfai­
sante et redoutable. - 1 5 . li s'agit de Théophraste. - 1 6 . Les
anciens estimaient que le nombre impair est plus parfait, étant le
symbole de la concorde, puisqu'il ne pouvait pas être partagé ; au
lieu que le nombre pair se prête au partage. Donc il symbolise la
division. De là que le premier mois était consacré aux dieux
célestes, et le second aux dieux terrestres. - 1 7. li y a ici une
lacune dans le texte qui a induit Amyot en erreur. li faut lire :
« et février, qui était alors le douzième et dernier, est depuis ce
temps-là le second. » On sait, en effet, par Macrobe (Saturnales,
I, 1 3) que Numa mit le mois de février le second. - 1 8. Hérodote,
NUMA POMPILIUS 1 193

pourtant, affirme a u contraire que les Égyptiens furent le premier


peuple qui commença à compter les années et qu'ils les divi­
sèrent en douze mois. -- 1 9. Il s'agit de la basse Egypte ou du
Delta. Cette partie du pays était considérée du temps de Plu­
tarque comme relativement neuve parce qu'il a fallu faire écouler
les eaux, ouvrir des canaux avant de la rendre habitable. - 20.
D'après la légende traditionnelle, Romulus ayant donné le nom de
son père au premier mois de l'année, voulut donner au second
celui de la mère d'Énée, qui était Vénus. Ceci pour que les deux
premiers mois de l'année portent les noms des deux divinités
auxquelles Rome devait son origine. - 2 1 . Ovide donne trois
étymologies de ce nom : 1 ° Majellé, fille de )'Honneur et de la
Révérence, 2 ° Majores, anciens. 3 ° Maïa, mère de Mercure. -
22. L'exemplaire grec dont s'était servi Amyot portait sans doute
q,uw-rc; (fruits, plantes) . On connaît d'autres où on lit q,8-ro-rc;
(morts) . En ce cas on aurait dû traduire : « en ce mois on sacrifie
pour les morts », ce qui s'accorde parfaitement avec le calendrier
romain qui indiquait le 1 3 de ce mois comme consacré au service
des tombeaux. De même, le 2 1 février on célébrait une autre fête
qu'on nommait Feralia dû inferû (fêtes funèbres aux dieux infer­
naux). - 2 3 . Nom symboliqùe de Jupiter qui était censé connaître
également le passé et l'avenir. C'e:!t pourquoi il était représenté
avec deux visages. - 24. Il avait été fermé trois fois sous Augu:!te
(années de Rome 72 5 , 729 et 744). Néron le fit fermer cinq fois
de suite. Vespa�ien se contenta d'une seule fermeture, après avoir
vaincu les Juifs. - 2 5 . An de Rome 5 1 9, après la première guerre
punique (2 3 5 avant J .-C.). - 26. C'e:!t un fragment d'un hymne
du poète Bacchylide que Stobée a cité intégralement dans son
chapitre De la paix. - 27. Cf. Platon, La République, V. - 2 8 .
D'après Denis d'Halicarnasse ces livres demeurèrent entre les
mains des pontifes : car après la mort de Tullus Ho:!tilius, Ancus
Marcius les fit copier, dit cet hi:!torien, et afficher sur la place
publique afin que tout Je œonde les lût. - 29. D'après Tite-Live
il y avait quatorze livres en tout : sept qui traitaient du droit des
pontifes (en latin) et sept de la sagesse (en grec). - 30. An de
Rome 5 7 3 . - 3 1 . Le récit de Plutarque a besoin d'être confronté
avec Tite-Live, I, 1 8- 2 1 et Denis d'Halicarnasse, II, 5 8-76. Ajouter
Cicéron De rep11blica, II, 1 3 - 1 5 . A CONSULTER les travaux de Schwe­
gler, Pais, De Sanétis et Erdmann, Plutarchi Numa aliquot cap.
comment. iUuflr. ( 1 874).
1 1 94 N O TES

COMPARAISON DE LYC U RGUE


AVEC NUMA POMPILIUS

1. Cette fuophe de Sophocle qui fait partie d'une de ses tragé­


dies perdues intitulée Hermione a été citée par Plutarque ainsi que
suit : « Et Hermione, dont la tunique - Encore ouverte des deux
côtés - Laisse voir les cuisses agréables, - Commence à sentir
des désirs. » - 2. C'e§t une faute de Plutarque ou de son copiste.
Le premier divorce n'eut lieu à Rome que lors de la 5 2 3• année
après sa fondation. Du moins ainsi le veut la tradition historique
qui affirme en plus que ce Spurius Carvilius chérissait tendrement
sa femme. S'il fut obligé d'avoir recours à ce moyen, c'est qu'elle
était stérile. Il dut jurer devant les censeurs qu'il se séparait d'elle
uniquement pour avoir des enfants. Cf. Denis d'Halicarnasse, Il ;
Aulu-Gelle, IV, 3 et XVII, 2 1 .

Page 171. VIE D E SOLON*

1. Plut. : « dans la réponse qu'il a faite à Asclépiades . . . » - 2. On


i gnore le titre de l'ouvrage dont il s'agit. Cet historien était le
disciple d'Aristote et de Platon. - 3 . Solon est le premier poète
attique. Sur la chronologie de ses poèmes, cf. Wilamowitz, AriJ­
toteles und Athen, II, 3 0 5 et suiv., Splœsteter, De SolonÎJ carmù1um
civilium compositione ( 1 9 n). - 4. Ces vers sont rapportés dans Sto­
bée qui les attribue à Théognis. Brunck les a restitués à Solon. -
5 . Cf. Hésiode, Les Travaux et les Jours, l, 3 1 1 . - 6. Plut. : « Comme
Protus qui fonda Marseille. » Cf. Justin, XLIII, 3 . - 7. Ces vers
avaient été attribués également à Théognis. - 8. Plutarque est
moins loquace : « Veuillent les dieux du ciel accorder à ces lois un
succès très heureux, une gloire immortelle. » - 9. En commentant
ce fragment, Dacier prend la défense de Solon : « Plutarque accuse
Solon de simplicité et d'i gnorance... Mais il fait peut-être trop
légèrement le procès à Solon, qui, parlant en poète, n'était pas
obligé à toute l'exaél:itude d'un physicien. » - �o. Plut. : « une
coupe que le roi Crésus avait envoyée, ou, suivant d'autres, un
vase que Bathyclès avait laissé. » - 1 , . Plut. : « Hermippus écrit
que cette histoire est mot à mot dans Pata:cus. » - 1 2 . Autrement
dit, se faisant passer pour un malade. En effet, à Athènes il n'y
avait que les malades qui portaient un chapeau . Platon nous apprend

* L'appel de note 44 de la page 204 correfpond à la note 44 ci-desso111 ;


l'appel de note 44 de la page 2 0 8 correfpond à la note 44 bis ci-deuo111.
SOLON I I9j

(Rép., III) que pDf'I" un ,hapeau entrait dans les ordonnances des
médecins à cette époque. - r 3 . Plutarque donne de cc début une
version plus sobre : « Je suis un héraut qui vient vers vous de
l'agréable Salamine, après avoir composé pour cette assemblée ce
beau discours en v ers. » - 14. Plut. : « Va apaiser par des sacri­
fices les mânes des héros qui ont gouverné leur pays et qui sont
enterrés près de l'Asope face au soleil couchant, » - I j , Iliade, II,
s n -5 5 8 . - r6. Plut. : « archonte. » Le crime �ylonien eut lieu vers
600 avant J .-C. Après s'être emparé de la citadelle d'Athènes, Cylon
fut obligé de se sauv er par la fuite. Ses complices furent égorgés
près de l'autel des Euménides. -- q. A Rome les lois des douze
tables s'inspiraient des mêmes principes. L'une d'elles spécifiait
que le débiteur défaillant était adjugé à ses créanciers qui le gar­
daient chez eux en prison, ou le vendaient. La loi leur permettait
même de le couper en morceaux et de se les partager. - r 8. Plut. :
« Sieds-toi au milieu de la poupe du vaisseau, et prends en main le
gouvernail, la plupart des Athéniens te seront favorables. » - r9.
Plut, : « Si j 'ai épargné ma patrie, et que je n'aie pas voulu m'en
rendre le tyran, ni m'élever par la force et par la violence, en me
déshonorant et en souillant toute la gloire que j 'avais acquise, je
n'en ai point de honte et je ne m'en repens point ; au contraire, je
prétends avoir surpassé par là tous les hommes. » - 2.0. Plut. : « Le
bon esprit, dit-on, et la prudence ont bien manqué à Solon, d'avoir
refusé le beau présent que les dieux lui faisaient. Après qu'il a eu
enfermé une grosse proie dans son filet, il n'a su le tirer, faute
d'esprit et de courage : car si l 'un et l 'autre ne lui eussent manqué,
pour être maître de tant de trésors, et pour régner un seul jour à
Athènes, il ne se serait pas soucié d'être égorgé le lendemain et de
voir sa descendance exterminée, » - 2 I . Cf. Guiraud, La propriété
foncière en Grèce (1 893), Beauchet, Le Droit privé de la rép, Athén.
(1 897), Gernet, La création du teflament (in Rev. des St. Gr., r 92.o),
Vue d'ensemble chez Meyer, Gesch. d. Ali., II (1 893), Busolt, Gr.
Gmh., II (r 8 9 5 ), Beloch, Gr. Gesch., I-II ( r 9 r 2- 1 9 1 3), - 2.2, Amyot
n'avait pas compris le sens de ce passage. Il ne s'agit pas des
« bornes qui faisaient les séparations des héritages » comme il traduit,
mais des écriteaux qui marquaient que ces héritages étaient engagés.
En Grèce, à cette époque, les propriétaires qui avaient engagé
leurs terres ou leurs maisons étaient obligés de mettre des pan­
cartes portant l'indication des sommes pour lesquelles ces terres
ou ces maisons étaient engagées. - 2 3 . Aristide (De para­
phthegmate ) cite le texte intégral de ce poème de Solon. - 24.
Plut. : « Ceux qui étaient auparavant enflés de j oie et d'espérance,
dit-il, me regardent présentement de travers comme un ennemi.
Cependant tout autre à ma place, et avec aussi peu d'autorité,
n'aurait pu venir à bout du peuple, ni le réduire, qu'il n 'eût ôté
tout le gras lait auparavant, » - 2. 5 , Dracon qui fut le premier des
Grecs qui décréta la peine de mort en cas d'adultère voulut, pour
accentuer la répression du meurtre, qu'on fît le procès aux choses
N O TE S

inanimées qui avaient tué quelqu'un. Une �atue qui était tombée
sur un passant fut condamnée au bannissement perpétuel. - 26.
Plut. : « cinq cents médimnes. » - 27. Plut. : « J 'ai donné au peuple
tout pouvoir qui était ju�e et raisonnable, sans trop augmenter ni
diminuer son autorité. Pour les riches, j 'ai aussi pourvu à leur
sécurité, je les ai mis à couvert de toute insulte, et j 'ai également
armé les deux partis de manière que l'un ne puisse jamais opprimer
l'autre. » - 2 8 . Ce fruit était e�imé par les anciens pour son odeur
et pour ses effets salutaires (cf. Pline, XV, 2 ; XXIII, 6) . - 29.
Dans la tragédie de Sophocle. - 30. La drachme avait six oboles.
On pouvait acheter un mouton pour une drachme. Pour deux
drachmes on avait un médimne de blé. Un bœuf ne valait que cinq
drachmes. - 3 I . Selon Diogène Laërce, Solon diminua les prix
en espèces qu'on décernait aux champions des olympiques, car il
trouvait que c'était une chose honteuse de donner à des athlètes
et à des lutteurs des récompenses plus fortes, qu'il fallait garder
pour ceux qui étaient tués à la guerre et dont il était j u�e de nourrir
et d'élever les enfants. - 3 2 . Cf. Hérodote, V, 66. - 3 3 . Euripide
partage cette opinion, confirmée par une inscription découverte à
Cyziques (Caylus, Recueil d'Antiquités, t. I, pages 207 et suiv.). Stra­
bon se prononce dans le sens contraire. - 34. Le droit romain s'e�
inspiré des mêmes principes dans ce domaine. Cf. la loi XIII au
Dige�e, tit. Finium regendorum. - 3 5 . Le terme e� re�é solidement
incru�é. - 3 6 . Id. en tant que sub�antif. Et pourtant dans les
premiers temp'S le nom de paraûte était vénérable et particulière­
ment honoré car il signifiait exallement commensal de la table des
sacrifices. - 3 7 . La phrase citée de Cratinos semble suggérer qu'on
se moquait alors des lois de Solon, et qu'on faisait du feu de ses
rouleaux. - 3 8 . C'était un vœu plutôt hyperbolique, pour pouvoir
l'exécuter il fallait posséder une fortune fabuleuse. Les défaillants
devaient être bannis et leurs biens confisqués, ce qui arrivait habi­
tuellement dans ce cas. - 39. Otfyssée, XIV, 1 62 . - 40. Plutarque
reproduit ainsi les propos de Solon : « Dans les grands desseins
il e� difficile de plaire à tout le monde. » - 4 1 . Canope s'appelle
aujourd'hui Aboukir. - 42. Platon acheva ce conte en utilisant le
récit de Solon, ainsi qu'il résulte du Timée et du CritiaJ. - 43. Il
s'agit de la ville de Soli, dans l'île de Chypre. Solon invoque Vénus
parce qu'elle était la patronne de cette île. - 44. Cf. sur ce pro­
blème l'étude de Fréret dans les Mémoires de i'Acad. des lnscrip.,
V, p. 1 76 et s. - 44 biJ. Plut. : « à changer la tragédie. » Autre­
ment dit, apporter des améliorations dans l'art de la mise en scène.
La tragédie exi�ait longtemps avant Thespis mais ce n'était qu'un
chœur de gens qui chantaient ou s'injuriaient. Thespis fut le pre­
mier qui fit sortir de la foule un personnage qui, pour laisser à
celle-ci le temps de respirer un peu, récitait une aventure miri­
fique arrivée à quelque personnage illu�re. Cf. Horace, la Poétique,
V, 27 5 . - 45 . Plut. : « tu t'es blessé. » - 46. Plut. : « cinquante
hommes portant massues. » - 47. Le dernier vers manque dans
PU BLICOLA I I 97

Plutarque. Coray suppose qu'Amyot l'a ajouté d'après Clément


d'Alexandrie qui le rapporte dans ses Stromater, livre 1. Dacier
me paraît plus près de la vérité en signalant que ce vers se trouve
conservé dans le texte de Diogène Laërce qu'Amyot connaissait
certainement. - 48. Diogène Laërce donne une version toute
différente. D'après lui, Solon s'en alla et il rapporte une lettre que
Pisistrate lui écrivit pour le rappeler, ainsi que la réponse de
Solon. - 49. Cette fable disait que les habitants de l'Atlantide,
ayant déjà soumis à leur joug toute l'Afrique et une grande partie
de l'Europe, menaçaient l'Égypte et la Grèce ; mais que les Athé­
niens s'opposant à leurs troupes vitl:orieuses remportèrent sur
eux des vitl:oires triomphales et les repoussèrent définitivement
dans leur île. - 5 0 . Plut. : « Je ne courtise plus que Vénus, Bacchus
et les Muses qui sont les seules sources de tous les plaisirs des
mortels. » - 5 1 . A CONSULTER : Gilliard, Qgelques Réformes de
Solon (1 907) ; Linforth, Solon the Athenian ( 1 9 1 9) ; Pelissier, De
Solonù verborum ,opia ( 1 9 1 1) ; Keil, Die Solonù,he Verf,usung (1 89z) ;
Bohren, Beitrii,ge zu dem Leben So/on's (in Philo/., 1 870) ; Cerrato,
Sui frammenti dei ,armi Soloniani (1 8 77) ; Prinz, De Solonù Plutar,hei
fontibta ( 1 867) ; Schubert, De Crœso et Solone fabula ( 1 869) ; Adler,
Solon und die Bauernbefreiung in Athen (in Vierteljahmhrift f Staats
u. Volkswirts,haft, 1 896) ; Becker, Die soziale Frage im Athen na,h
neuaufgefundenen Solonùchen Ataf],rikhen (in Neue Kir,hl. Ztschr., 1 892).

Page 213. VIE DE PUBLICOLA

1 . Publicola : celui qui honore le peuple. - z. Brutus : stupide,


sot. - 3 . Denis d'Halicarnasse et Tite-Live, qui traitent le même
sujet, ne mentionnent pas ce sacrifice. - 4. Les litl:eurs. - 5 .
Vindilfa était une baguette dont on donnait un coup sur la tête
de ceux qu'on affranchissait. - 6. On l'appelle maintenant Isola
di S. Bartolomeo. On y voyait le temple d'Esculape, celui de Jupiter
et celui de Faune. - 7. Il y avait en effet deux ponts. L'un
nommé le pont Fabricius rattachait l'île à la ville du côté du Capi­
tole ; l'autre construit par Cestius, et devenu par la suite le ponte
S. Bartolomeo, la rattachait du côté du Janicule. - 8. Ce fut la
première. Publicola peut être considéré donc comme le créateur
du genre qui, depuis, eut un certain succès. En Grèce les oraisons
funèbres ne commencèrent qu'après la bataille de Marathon qui
eut lieu seize ans après la mort de Brutus. - 9. Ici Amyot a suivi
fidèlement Plutarque. Mais celui-ci a dù se tromper, ou bien le
copiste avait mal transcrit son texte. Il n'y avait pas à Rome de
temple de ce nom. Un passage de Tite-Live permet de trancher la
difficulté : « Ubi nunc Vfrœ potœ eft, domta in inft1110 divo œdijfrata »
(« où est présentement le temple de Vfra pota », c'est-à-dire de la
Vitl:oire). Les anciens appelaient en effet la Vitl:oire de ce double
NOTES

nom qui signifie vaincre e t jouir ( vin,ere et potiri) . - 1 0. A juger


d'après ces données, le bétail était à bien bas prix à Rome, et cepen­
dant beaucoup plus cher qu'à Athènes du temps de Solon. Cf.
supra la Vie de Solon, XLIV. - 1 1 . Argent a été ajouté par Amyot.
Plutarque ne spécifie pas le genre de contribution exigée. A noter
que les Romains ne commencèrent à frapper de monnaie d'argent
qu'à partir de l'an 48 5 de Rome. - 1 2 . Plut. : « On fit ensuite le
dénombrement ; il se trouva cent trente mille citoyens. » - 1 3 .
C'est une erreur d'Amyot. Plutarque écrit : « le jour des ides de
septembre. » Elles tombaient toujours le 1 3 de ce mois. - 14. Il
s'agit des guerres de Sylla et de Marius. Ce temple consacré en
l'an 5 04 avant J.-C. fut donc brûlé après 423 ans d'existence. -
1 5 . En l'an 8 1 de l'ère chrétienne. - 1 6. Plut. : « quarante mille
livres pesant. » - 1 7 . Plut. : « douze mille talents. » - 1 8 . Marbre
tiré des carrières de !'Attique, près du bourg Pentèle. - 1 9. Plut. :
« Tu n'es pas généreux, mais tu es malade, tu ne saurais vivre sans
donner. » - 20. Plut. : « autant qu'il en peut labourer lui-même
depuis le matin jusqu'au soir. » - 2. 1 . Plutarque suit ici Tite-Live
et non pas Denis d'Halicarnasse qui en donne une version moins
romancée. - 2.2.. Il y a ici une lacune. Tite-Live dit au préalable
que Porsenna menaça Mutius du feu, pour lui faire déclarer ses
complices. C'est alors que Mutius mit la main dans le brasier.
A noter que cette scène célèbre n'existe que chez Tite-Live. Denis
d'Halicarnasse, qui pourtant était si bien renseigné sur cette
période, n'en dit pas un mot. - 2 3 . Posthumus. Son véritable
nom était C. Mucius Cordus. - 24. Denis d'Halicarnasse affirme
pourtant que de son temps (époque d'Auguste) cette statue n'exis­
tait plus. - 2 5 . Cf. Hippocrate, III, 1 2. - 2.6. Ce passage nous
fait connaître quelle était alors la fortune d'un sénateur et celle
d'un homme du peuple. - 27. Un quart d'as. - 2 8 . La gens Vale­
ria fut une des plus illustres parmi les familles romaines. Elle se divi­
sait en un grand nombre de branches qui se distinguaient l'une de
l'autre par un surnom ou ,ognomen. Publicola en est sans doute le
plus célèbre représentant. Mais on connaît d'autres encore qui
jouèrent un rôle très important dans l'histoire romaine. Ainsi
M. Valeri,a Maximra, son frère, consul en 5 0 5 avant J.-C. et
diélateur en 494, L. Valerira Potitra consul en 499, qui fit voter
les legs Valeria: Horatire qui confirmaient la puissance des tribuns
de la plèbe ; M. Valerira Corvra, quatre fois consul, deux fois
triomphateur, di8ateur en 302, P. Valerira Faita, vainqueur des
Carthaginois et des Gaulois, consul en 2. 3 8 , L. Valerira Flama,
consul en 1 9 5 , printeps senalra ; M. Valerira l\tcssala Niger, célèbre
orateur, contemporain de Cicéron, M. Valerira Messala CorvinUJ,
orateur, historien et philologue, contemporain d'Auguste ; sous
l'Empire les Valerii occupaient les plus hautes fonaions dans
l'administration. Cf. les ouvrages cités de Schwegler, Pais et
De Sanais.
T H É M I S TO CL E 1 1 99

Page z40. COMPARAISON


DE SOLON AVEC PUBLICOLA

I . Cf. Münzer, De gente Valerio ( 1 8 9 1 ) . - 2.. Mimnerme avait


annoncé dans un de ses poèmes qu'il désirait mourir à soixante ans.
Solon lui répondit en vers : « Si lu veux encore me croire, efface
ce mol ; ne le fâche pas contre moi si j'ai mieux réfléchi que toi ; ,hange
ce passage et dû ain1i : Puûsé-je mourir à quatre-vingts ans ! ... _Qge
la mort ne me vienne pas sons foire verser des larmes ; que je lause · à
mes omû après moi. des regrets et du gémiuements. » Ainsi qu'on le
voit, cette fois encore, Amyot avait interprété plus que librement
le texte grec. - 3 . Plutarque avait déjà cité ces vers dans la Vie
de Solon. Cf. p. 1 7 3 et supra la note 4 de cette vie. Ils font partie
d'un assez long fragment (cf. texte et traduéHon anglaise, chez
Linforth, Solon the Athenian, p. 1 64-1 69). - 4. Linforth (op. cil. )
a publié 46 fragments des poèmes de Solon. Il en présente un
commentaire consciencieux et précis.

Page z 4 � . VIE DE THÉMISTOCLE


I. Plut. : « bâtard. » - Une ancienne loi déclarait bâtard tout
citoyen né, quoiqu'en légitime mariage, d'une mère étrangère. -
2. Ces vers sont d'Amphicrates, auteur d'un ouvrage : Des hommes
iUuflres. - 3 . On comprenait sous la désign ation de ,hapeUe une
sorte d'enceinte sacrée où une famille se réunissait pour célébrer
les différentes cérémonies religieuses imposées aux pratiquants. -
4. Dans un livre intitulé De Thémiflocle, Thucydide et Périclès. -
5 . Plut. : « des démagogues » (dans le sens des gouvernants). -
6. Ce philosophe péripatéticien, disciple d'Ari§tote, sembk avoir
rédigé un gros ouvrage sur les amours homosexuelles. - 7. Plu­
tarque tourne en éloge ce que Platon dit comme un blâme.
Cf. Loû, IV. - 8. Stésichore et non pas Stésimbrote. - 9. Plut. :
« il recherchait tous les moyens de gagner de l'argent. » - 1 0.
C'e§t une faute d'Amyot. Aphètes n'e§t pas une île, mais une ville
de la Magnésie. - 1 1 . D'après Hérodote, de trente talents que
les Eubéens envoyèrent à Thémi§tocle, il n'en donna que cinq à
Eurybiade, et trois à Adimante, capitaine des Corinthiens. Le re§te
il le garda pour lui-même. - 1 2. Le vaisseau que les Athéniens
envoyaient tous les ans à Délos pour faire des sacrifices à Apollon.
-1 3 . On ignore le titre de cet ouvrage. - 14. Ces vers sont
extraits d'un poème de Pindare qui a été perdu. La bataille d'Arte­
misium, où les Perses furent vaincus, eut lieu en 480 avant J.-C. -
1 5 . Cf. Strabon, IX. - 1 6 . Plut. : « Les Athéniens, après avoir
vaincu dans un combat naval sur cette mer les innombrables
peuples de la terre d'Asie, ont consacré à la cha§te Diane ces · tro-
1 2.00 NOTES

phées, monument éternel d e l'entière défaite des Mèdes. » - 1 7 .


C e dragon était l e gardien d e l a citadelle e t était nourri dans le
temple d'Athéna. - 1 8 . Tout l'argent que les Athéniens tiraient
des mines de Laurium avait été employé pour b âtir des vaisseaux.
- 1 9 . Le bouclier ou, selon les autres, la cuirasse de Pallas. - 2.0.
Plut. : « Cynossema », la sépulture du chien. - 2. 1 . Le casseron est la
petite espèce de poisson volant que les Romains appelaient loligo. -
2.2.. Cf. v. 3 4 1 . On sait qu'Eschyle avait assisté à cette bataille. -
2. 3 . Épées, lances, cuirasses. - 2.4. Un des surnoms de Bacchus. -
2. 5 . Il s'agit des ornements et des figures qu'on mettait ordinaire­
ment à la proue des vaisseaux, et qui en étaient comme les en­
seignes. C'est ce que les Grecs appelaient Paraûmes. - 2.6. En la
1 1• année de la 7 5 • olympiade, le 2.0 du mois Boédrimion, ou le
2.3 de septembre. - 2.7. Ce pont était fait avec des vaisseaux atta­
chés par des cordages de lin. A peine achevé, il fut rompu par une
tempête. Xerxès, en l'apprenant, fit donner trois cents coups de
fouet à la mer et ordonna d'en construire un autre qui, cette fois,
résista à la fureur des vagues. - 2. 8 . Cf. les Chevaliers, v. 8 1 5 . -
2.9. Lire : Pagau, ville maritime de la Magnésie. Cicéron affirme,
au contraire, dans ses Offices, que la flotte grecque passa l'hiver
dans un port de la Laconie appelé Gythium. - 30. Sorte d'états
généraux de toute la Grèce. - 3 1 . Voir dans Dacier la traduél:ion
plus précise, mais beaucoup moins vivante et colorée, de ces vers
(Les « jeux sacrés de l'assemblée Isthmique » sont les jeux olym­
piques). - 3 2. . Id. - 3 3 . Id. - 34. Cf. sur ce traité le Répertoire
méthodique, à la fin du t. II, l'article Théophraste. - 3 5 . Plut. :
« Donne à la nuit la voix, le conseil, la viétoire », c'est-à-dire
écoute la voix et le conseil de la nuit. - 36. Plut. : « à un seigneur
de la porte du Grand Roi. » On appelait la cour du roi de Perse
la Porte. - 37. Qy'il avait consulté pendant qu'il était en Épire.
- 3 8 . Plut. : « qu'il était bon cavalier. » - 3 9 . Plut. : « le pro­
montoire d'Alcimus. » - 40. A CONSULTER : Albracht, De The­
miflodid Pl11tarchei fontibus (1 873) ; Schmidt E., Eine HauptqueUe in
Plut. ThemiflocliJ ( 1 8 8 3).

VIE DE CAMILLE
1 . L' « accident » en question eut lieu en l'an de Rome 3 5 6, lorsque
ce lac, aujourd'hui de Castelgandolfe, s'enfla au-delà de toute
mesure, après avoir accueilli sans doute une quantité inaccoutumée
des eaux venant de la montagne voisine. - 2.. Ces fêtes, instituées
par Tarquin le Superbe, étaient célébrées par tous les peuples latins
qui se rendaient alors sur Je mont d' Albe en apportant chacun
sa portion destinée à contribuer au festin commun. Les Romains
présidaient au sacrifice. On immolait à Jupiter Latialis un tau­
reau, après quoi tout le monde se mettait à table. Chacun recevait sa
portion de la bête immolée. Si par hasard quelqu'Wl s'en trouvait
CAMILLE 1 2.0 1

privé, l e sacrifice était considéré comme nul e t tout était à recom­


mencer. On jugera combien ces fêtes étaient importantes, puisque
les consuls ne pouvaient partir pour aucune expédition sans les
avoir célébrées. Elles ne furent d 'abord que d'un jour. On en
ajouta ensuite un deuxième, puis un troisième. Finalement on
s'arrêta à quatre. - 3 . Mère de Bacchus. Sa fête qui tombait
le 1 1 juin s'appelait Matralia, c'e§t-à-dire fête de la déesse-mère.
Son temple avait été bâti par Servius Tullius. - 4. L'affaire e§t
délicate. Acharnas, le mari de ladite déesse-mère, était tombé amou­
reux de l'une de ses esclaves, ce dont l'épouse délaissée se jugea
cruellement offensée. Désormais toutes les esclaves sans exception lui
inspiraient une haine implacable. Les Romains, après l'avoir déifiée,
jugèrent bon, pour lui faire plaisir sans doute, de partager ses res­
sentiments. C' e§t pourquoi lors de sa fête, ils ne laissaient entrer
dans son temple qu'une seule esclave qui était censée représenter
la maitresse d' Acharnas ; après lui avoir appliqué un certain nombre
de soufflets, ils la chassaient dehors. - 5 . La patronne de la ville.
- 6. Une erreur de Plutarque qu'il faut reéHfier à l'aide de Tite­
Live, V. 2 2 . Ce n'étaient pas des ouvriers mais des ïeunes soldats,
les mieux faits, les plus beaux de l'armée, qui se présentèrent bien
lavés, bien peignés et revêtus de robes blanches. - 7. Op. cil.,
V, 2 .2. . - 8 . On sait que Plutarque était prêtre d 'Apollon. -
9. En l'an de Rome 3 5 9 . - I O. P/111. : « et qui s'était notoirement
enrichi. » - Reiske a proposé la leçon : « et qui était sans fortune. »
Hi§toriquement elle s'accorde mieux, mais elle n'est appuyée par
aucun manuscrit. - 1 1 . Plut. : « à ce dieu. » - Bryant suppose avec
beaucoup de raison qu'il s'agit d'Apollon, ce qui e§t confirmé
par Tite-Live, V, 2. 3 . - 1 2. . Un an après. - 1 3 . En l'an de Rome
360. - 14. Cette journée du 1 8 juillet e§t marquée dans les anciens
calendriers romains dies AUiensiJ. La bataille eut lieu en l'an de Rome
3 5 4. La défaite des Fabiens, en l'an de R. 2.77. - 1 5 . Dans Qgell.
Rom., XXXV et dans un traité intitulé Dissertations p�ysiques sur
les jours qui ne nous e§t pas parvenu. - 1 6 . La bataille de Gére§te
eut lieu vers le même temps que celle des Thermopyles, autrement
dit vers la 1 •• année de la 7 5 • olympiade. Elle n'a précédé que de
108 ans la bataille de Leuéhes. Donc, première faute de Plutarque.
Il y en a une seconde. Gére§te e§t un promontoire de !'Eubée. Un
endroit de ce nom n'exi§tait pas en Béotie. Par contre on y connaJt,
près de Thespie, une place forte nommée Céresse (Cf. Pausanias,
IX, 1 4). Il y aurait donc lieu de remplacer Gére§te par Céresse. -
17. Amyot n'a pas voulu conserver les noms des mois grecs. C'e§t
regrettable. La bataille de Marathon fut donnée, ainsi que l 'écrit
Plutarque, le six du mois Boédromion, la 3• année de la 7 2.• olym­
piade. - 1 8 . Les batailles de Platée et de Mycale appartiennent à
la 2.• année de la 7 5 • olympiade. - 1 9. La bataille d'Arbèles eut
lieu dans le cours de la 2.• année de la 1 1 2• olympiade. - 2.0. Cette
bataille fut livrée vers la pleine lune du mois de Boédromion, la
4• année de la 1 00• olympiade. - 2. 1 . CT. supra : Vie de Thémis-
1 202 NOTES

tocle, X. X X . - 2 2 . Dans l e traité perdu Jur les jours dont i l fut


que�ion plus haut. - 2 3 . Plut. : « le mois Thargelion » (qui corres­
pond au mois de mai). - 24. La bataille du Granique fut donnée
la 3• année de la I n • olympiade. - 2 5 . JI s'agit d'Éphorus de
Cumes qui avait écrit un ouvrage hi�orique embrassant une
période de 7 5 0 ans depuis le retour des Héraclides. - 26. Plut. : « le
mois Métagitnion » (le 2• mois de l 'année athénienne. Il correspond
au mois d'août) . - 27. Une erreur de calcul d'Amyot. Il y a dans
Plutarque : « le neuvième du mois finissant. » Il fallait donc traduire
le 22• jour, et non pas le 27•. - 2 8 . La 2• année de la 1 1 1 • olym­
piade. La fête des My�ères qui se célébrait à Éleusis dans le temple
de Cérès avait lieu dans le courant du mois de Boédromion (sep­
tembre). - 29. Elle avait lieu le sixième jour de la fête des Mys­
tères, le 20 du mois Boédromion. - 30. Cépion et non pas Scipion.
Il fut battu par les Cimbres en l'an de Rome 649. - 3 1 . Le lende­
main des calendes et le lendemain des nones. - 3 2 . Cf. tl!J.e!I.
Rom., XXXV. - 3 3 . On pourrait voir ici l'origine du culte du
feu. - 34. Auprès du temple de Carmenta, au pied du Capitole. -
3 5 . Dacier traduit : « . . . aulo11r du temple de Junon. » La nuance
mérite d'être notée. - 3 6 . Ce prodige arriva, paraît-il, sous Tar­
quin le Superbe. - 37. On voit ce bâton sur les médailles de
Jules César et d'Augu�e. - 3 8 . Une faute d'Amyot. Plutarque
écrit : « . . . le jour des nones », qui tombe le 7, et non pas le 5 . -
3 9 . Cf. Macrobe, Saturnalia, I, 1 1 . Cette fête e� connue également
sous le nom de la Fête des Servantes. Elle a été établ ie en mémoire
de ce qu'après la prise de Rome par les Gaulois, les peuples voi­
sins, déjà vaincus, demandèrent des épouses des meilleures familles
de Rome. Les Romains leur envoyèrent des servantes revêtues
des habits de leurs maîtresses. Ces servantes, une fois arrivées à
de�ination, avertirent, dès la première nuit, au moyen des signaux
convenus, leurs patrons que leurs « épouseurs » goûtaient les délices
du sommeil, ce qui permit aux Romains de les massacrer sans
difficulté. - 40. Cf. supra, la Vie de Romulus, XLVI. - 4 1 . Il avait
alors 67 ans. - 42. Satrie (chez les Volsques) et non pas Sutrie
(qui se trouve dans la Toscane) ainsi que l'a mis par erreur Plu­
tarque. - 4 3 . La révolte, dite de Licinius Stolo, occupe une place
importante dans l'hi�oire des luttes sociales à Rome. Cf. mon
Hifloire du CommunÎ4me, t. I : Les Origines (2• partie, livre II). -
44. Un oubli de Plutarque. Il n'y avait point alors de monnaie
d'argent à Rome. - 45 . Une faute de Plutarque. Lire : vingt­
trois ans. - 46. An de Rome 3 89. - 47. A CONSULTER : Günther,
Plularchs Vila CamiUi in ihren Beziehrmgen zu Liviw 1111d Aurelim
Villor ( 1 899), Hirschfeld, Zur Camillus Legmde ( 1 8 9 5 , in Feflscbr.
fiir L. Friedlander) et l'excellent article de Münzer : Al. Furius
Camill114 (in P.-W., XIII, 342-348).
PÉRICLÈS 1 203

Page 3 3 2 . VIE DE PÉRICLÈS

1 . 479 avant J .-C. - 2 . Cf. les Fra?,ments édités par Th. Kock
( 1 8 80) : fr. 42 et 44 ; Berck, De Teledide ( 1 8 3 8 , in Reliquiœ Com.
Ali., p. 3 2 7- 3 3 1 ) , Sauppe, Zum Komiker Telekleides (in Philo/.,
1 863), l\[uhl, Z11r Gesrh. d. alten altùchen Komœdie ( 1 8 8 1 ) . - 3 . Cf.
les I'mg,111enls édités par Gœttling ( 1 8 5 3) ; Raspe, De Eupolidù
Sr,µo,ç ( 1 8 3 2) ; 13ergk, De E11polide ( 1 8 3 8). - 4. Cf. les Fragments
édités par Kock ( 1 8 80) ; Cabet, Observa. critica in Platonù Comici
Reliqui.is ( 1 840) ; Diels, Plato com. ( 1 8 8 8 , in MiUer, mél. 2 1 7) . -
5 . Cc qui suit dt un peu confus chez Amyot. Plutarque dit : « ce
poète Yon qui voudrait que de même qu'une représentation tra­
gique, la vertu eût aussi une partie satirique. » On sait qu'une
représentation théâtrale comprenait à cette époque en même temps
qu'une tragédie une pièce où l'élément comique dominait. - 6. Ne
pas confondre avec l'hi!ftorien. (Voir Répertoire.) - 7. Plut. : « beau­
frère de Cimon. » - 8. Plut. : « huit mois durant. » - 9. Ils tra­
vaillaient sous la direél:ion de Phidias qui fit exécuter toutes les
sculptures qui décorent la frise, les métopes et les frontons, par ses
élèves ou par ses rivaux. Ce temple dédié en 43 8 avant J .-C. fut
con!ftruit en une dizaine d'années et coûta plus de 2 . 000 talents
fournis par les Athéniens et leurs alliés. - 1 0 . C'e!ft-à-dire le dôme
et la coupole. - 1 1 . Elle avait 40 !ftades. Sa largeur permettait à
deux chariots d'y passer de front. Elle embrassait le Pirée et le joi­
gnait à la ville. - 1 2 . Le plus ancien odéon d 'Athènes e!ft antérieur
aux théâtres de pierre. Il n'avait pas de toit et servait entre-temps
aux di!ftributions de blé, aux séances d'un tribunal, etc. Périclès bâtit
le premier odéon de pierre. Tl fut brûlé lors de la prise d'Athènes
par Sylla, et Pausanias dit que lorsqu'on le rebâtit, on lui donna
la forme de la tente de Xerxès. Beaucoup d'autres villes grecques
possédaient des odéons. Rome en eut deux. - 1 3 . Les Propylées.
Une étude de re!ftitution faite en 1 845 par Titeux et Chaudet e!ft
conservée à la bibliothèque de !'École des Beaux-Arts. En 1 862 la
ville de Munich a fait élever sous le même nom un portique reliant
la Glyptothèque au palais de !'Exposition des Beaux-Arts. a. Bœhn
Die Propylœen der Akropolù zu Athen (1 8 8 2) et les articles de
W. Dorpfeld in Mittheil11ngen d. d. Infl. Athen. ( 1 8 8 5 ). - 1 4.
Une plante nommée Parthenium. Cf. Pline, XXII, 1 7. - 1 5 . Par
la suite on en fit une déesse spéciale, Hygieia. - 1 6. Il s'agit de
l'A théna Parthénos qui passait pour le chef-d'œuvre de l'arti!fte
(ne pas confondre avec sa formidable A théna Promachos qui se
dressait de toute sa hauteur au sommet de l'Acropole) . Toute en
or et en ivoire l' A théna Parthénos était, contrairement à la Combat­
tante ( Promachos ) , pacifique par l'attitude bien que munie d'attributs
guerriers. Cf. Conze, Die Athenaflatue des PhidiOJ im Parthenon. -
1 7. Allusion aux gardes qu'on avait donnés à Pisi!ftrate. - 1 8 .
Plut. : « une puissance et une autorité que n'avaient point les archontes
1 204 NOTES

annuels. » - 1 9. C'était l a coutume chez les anciens de s e couvrir


la tête, quand on voulait se donner la mort. On connait le ge�e
in�inétif de César tombant sous les coups des conjurés, se couvrant
la face au dernier moment. - 20. Plut. : « vers les Ioniens et les
Doriens. » - 2 1 . Plut. : « ayant obtenu pour les Athéniens le même
droit . . . » - 2 2 . Placé à côté du grand autel, parce qu'un voleur,
après avoir pillé le trésor du temple de Delphes, alla se cacher dans
la forêt du mont Parnasse, où il fut rencontré et dévoré par un
loup. - 2 3 . Plut. : « 1 0.000 pièces d'or. » - 24. L'île de Samos
s'acquit une grande renommée pour avoir été la patrie de Pythagore.
- 2 5 . L'usage de la fève blanche e� antérieur à Périclès. On le
trouve établi fort anciennement dans les tribunaux pour absoudre
les accusés. On s'en servait également pour l'éleétion des magis­
trats. - 26. 441 avant J .-C. - 27. C'e� le nom qu'on donnait
longtemps aux oraisons funèbres. - 2 8 . Marchés. Ainsi s'appe­
laient, au temps d'Amyot, les places publiques où les marchands
étaient obligés d'apporter leurs marchandises pour les y mettre
en vente. Littré cite à cette occasion l'extrait d'un règlement du
6 mars 1 6 3 7, qui démontre qu'à cette époque encore le mot conser­
vait ce sens. - 29. Ce terrain sacré appartenait au temple d'Éleu­
sine et se composait de toutes les terres situées entre Mégare et
!'Attique. - 30. Plut. : « Ce décret ne contenait que des plaintes
très modérées, et exprimées d'une manière tout à fait raisonnable ;
mais il advint que le héraut Anthémocrite qui y fut envoyé mourut. »
3 1 . Les sénateurs qui étaient en fonél:ions pour rendre la j u�ice. -
3 2 . Le sénat d'Athènes était composé ordinairement de 5 00 membres
pris en égal nombre dans les dix tribus. Lorsque les affaires
étaient plus importantes, on leur en adjoignait quelquefois jusqu'à
mille. - 3 3 . Cf. supra la Vie de Solon, XVII. - 34. Plut. : « étant
homme dépensier. » - 3 5 . Plut. : « Stésimbrote écrit que Xantippe
sema lui-même le bruit, qui courut par la ville, que sa femme était
entretenue par Périclès. » - 3 6. Plut. : « 40.000 médimnes. » - 37.
A CONSULTER : Anciens : Thucydide, I et II, 1-65 (important) ;
Pseudo-Xénophon, De rep. Athen, (partial) ; Ari�ote, Confl.
d'Athènes et Polit. - Modernes : Cobet, Ad Plutarchi vitam Periclù
(in Mnemosina, 1 873) ; Abbott, Pericles and the Golden Age of Athens
(1 898) ; Heikel, Beitrage z.ur Erkliirung von Plutarchs Biographie des
Pericles ( 1 8 90) ; Thiene, QEœf!ionum comicarum ad Periclem pertinen­
lium capita tria (1 908) ; Porzio, Atene, Corinto, Pericle e le came della
guerra peloponnesiaca (1 9 1 1 ) ; Dassenbacher, A�yot ais Uebersetz.er der
Lebensbeschreibung des Pericles von Plutarch ( 1 8 8 7) ; Tassis, Plutarco
e il Pericle de Plutarco ( 1 8 8 8).
FAB I US MAX I M US 1 205

Page 3 79. VIE DE FABIUS MAXIMUS

1. Une des familles les plus influentes au temps de la République.


On a discuté pour savoir s'ils étaient d'origine sabine ou latine ;
le nom primitif des Fabii sembla avoir été Fodii ou Fovii. Ils se
créèrent plus tard une généalogie les rattachant à Hercule. Il semble
qu'ils fussent d'abord chargés, avec les Qg_inéliUi, de la célébration
des Lupercales. Ils donnèrent leur nom à une des tribus romaines.
- 2. Sur Q. Fabius Maximus, fils du Cunélator, cf. P.-W. VI, 1789
(n° 1 03). Sur la Laudatio funebrû prononcée par lui cf. Cicer., Brui.,
LVII et Cal., XII. - 3. An de Rome 5 3 7. - 4. D'après Tite-Live,
Fabius fut élu pro-diB:ateur par le peuple, attendu que les consuls
avaient seuls le droit de nommer un diB:ateur, et que l'un d'eux
était mort et l'autre absent. - 5 . Cf. Tite-Live, XXII, 10. - 6.
D'après Tite-Live (XXII, 5 1), qui l'appelle Maharbal, cf. P.-W.,
XXVII, 5 2 3-5 24. Sur la bataille de Cannes, cf. Fried, Ueber die
Schlacht bei Canna (1 898) et Telle, Die Schlacht bei Canna ( 1 8 5 6). -
7. Plut. : « et bons poiriers. » - 8 . En 209 avant J.-C. - 9. Cf. in
Roscher, l'article de R. Peter Iviltm des Herkules in Rom (I, Nach­
triige 2901-3023). - 1 0. Plut. : « qu'on ne lui délivrât ce qui était
nécessaire pour cette guerre. » - 1 1 . Cf. Tacite, Ann., III, 7 1 . - 1 2.
En 203 av. J.-C. - 1 3 . En 202 av. J.-C. - 14. Corn. Nepos
signale aussi qu'Épaminondas vécut et mourut pauvre. Cf. Epam.,
Ill. - 1 5 . A CONSULTER : Buchholtz, Qg_ibm fontibm Plutarchm
in vitû Fabii Maximi et MarceUi mm sil (1 865). Du Rieu, Dû­
putatio de gente Fabia (1 8 5 6). Ses fragments ont été édités par
Meyer ( 1 842) et Cortese ( 1 892).

Page 4 1 8 . VIE D'ALCIBIADE

1. Dacier a traduit : « Nous connaissons la nourrice par Antis­


thène, et le gouverneur par Platon. » - 2. Plut. : « ... car il n'e�
pas vrai, quoi qu'en dise Euripide, que tous les hommes beaux le
soient encore dans leur automne. » - 3. Les Guêpes aB:e I••,
scène l '". La langue française ne peut rendre l'équivoque qui résulte
du texte grec. En effet le mot grec corax (un corbeau) prononcé gras
devient colax qui signifie flatteur. - 4. Plut. : « li marche comme
un efféminé, le manteau traînant, pour mieux ressembler à son père ;
et afin que la ressemblance soit parfaite, il tortille le cou et parle
gras. » - En effet marcher en traînant son manteau était considéré
chez les Grecs comme une marque de « féminité » chez l'homme. De
même à Rome, cette manière de porter la robe avait la même
1 206 NOTES
signification. C'est pourquoi les Romains appelaient dùcinffos les
hommes mols et efféminés, et cinf!ot les hommes virils. - 5 . Plut. :
« de la lyre et du pleétrum. » - 6. Plut. : « comme un coq qui,
après un long combat, va traînant l'aile et se reconnait vaincu. »
- 7. Platon appelait un contr'amour un attachement pur et dégagé .
de toute sensualité, qui aurait permis à Alcibiade de dédaigner tous
ses amants. - 8 . Environ 1 . 5 00 francs au cours 1 9 3 5 . - 9. Plut. :
« 70 mines. » - 1 0 . Pour saisir parfaitement le sens de ce passage
il faut entendre qu'après avoir remporté en personne les trois pre­
mières viétoires, Alcibiade gagna absent encore deux autres prix
par les chars qu'il envoya aux jeux, et c'est ce qu'Euripide veut
dire par les mots : Et tant travail priJ. - 1 1 . Dans un fragment sur
l'éloquence de Pha:ax. Cf. Aulu-Gelle, I , 1 5 . - 1 2 . Plut. : « il était
insensible à l'infamie. » - 1 3 . Cf. Thucydide, VIII : « Hyperbolus,
très méchant homme et banni du ban de l'ostracisme, non pas
par la crainte que l'on eut de son influence et de ses relations,
mais à cause de ses infamies et du scandale que faisait sa conduite. »
- 1 4 . L'été suivant. - 1 5 . Lu GrenouiUet, v . 1 4 2 5 et 1 4 3 1 . -
1 6. Plut. : « qu'on lui mesurerait l'eau . » - On sait que le temps
se mesurait alors avec la clepsydre et par la chute de l'eau. -
1 7. Cf. Thucydide, VIII et IX. - 1 8 . Plut. : « le hiérophante. »
- 1 9 . Plut. : « le hérault. » - 20. Ce qui suit a été rendu par
Amyot d'une manière quelque peu confuse. La version de Dacier
paraît ici plus claire et plus ordonnée : « On aurait dit de même,
ce n'est pas un étranger qui vit à Sparte, c'est un Spartiate que
Lycurgue lui-même a formé, mais à voir ses véritables inclina­
tions, on n'aurait pas manqué de dire . . . » - 2 1 . Euripide, Orelle,
v . 1 29. - 2 2 . Plut. : « un des Persans qui haïssaient le plus les
Grecs. » - 2 3 . L'assassin ne s'appelait pas Hermon, mais c'était
un des soldats d'Hermon qui était alors capitaine du guet à Muni­
chie, un des ports d'Athènes. On lui décerna par la suite une
couronne, parce qu'un des complices, arrêté, déclara à la tor­
ture qu'on se réunissait chez Hermon pour discuter sur le plan
d'aétion. Ce qui donna lieu à croire que ce meurtre avait été exé­
cuté en vertu de ses ordres. (Cf. Thucydide, VIII.) D'après Lysias,
Phrynichus fut tué par Thrasybule de Calydon et par Apollodore
de Mégare. - 24. L'officier de vaisseau qui commandait aux
rameurs. - 2 5 . Le fils de Calleschrus s'appelait Critias, et non pas
Callias. C'est le même que Platon avait introduit dans ses dialogues.
On prétend qu'il était l'oncle de la mère du grand philosophe.
Athénée a rapporté un assez long fragment d'une de ses élégies.
- 26. C'était une fête que les Athéniens célébraient tous les ans
en l'honneur d'Athéna. A cette fête on dépouillait la statue de la
déesse de ses habits et de ses ornements pour les laver (de là le nom
de Plunteria) . Pendant ce temps pour ne pas l'exposer toute nue
on la voilait. Une fâcheuse coquille s'était glissée dans le commen­
taire de Coray qui dit à ce propos : « On y violait ( Iic) la statue de
la déesse, et on la lavait. » - 2 7 . Le 24 du mois Thargélion, qui
C O R I OLAN 1 2.07

correspond à fin juin. --- 28. Les mystères de Cérès et de Proser­


pine. - 2.9. Plut. : « en conduisant Iacchus » (ce qui se faisait le
sixième jour de la célébration des mystères) . - 30. Cf. supra XV.
- 3 1 . La 4• année de la 9 3 • olympiade qui fut la 28• et dernière
année de la guerre de Péloponèse. - 3 2 . Plut. : « Voyant que tout
était perdu, ils entrèrent en des considérations qu'ils n'avaient
pas su faire pendant qu'ils étaient encore en état de pouvoir sub­
sister. » - 3 3 . On sait qu'après la fin de la guerre de Péloponèse,
Athènes tomba au pouvoir de Lacédémone, et en fut gouvernée
par une sorte de direétoire composé de trente membres surnom­
més les « trente tyrans ». - 34. Plut. : « que les Lacédémoniens ne
pourraient pas dominer tranquillement la Grèce, tant que les
Athéniens auraient le gouvernement démocratique . . . » - 3 5 . I-{yc­
çare devint par la suite Carini. - 3 6. L'empereur Adrien fit mettre
la statue d'Alcibiade sur le tombeau de celui-ci et ordonna qu'on y
immol ât un taureau toutes les années. - A CONSULTER : Hertzberg,
Alkibiades der Staatsmann und Feldherr ( 1 8 5 3) qui donne une abon­
dante bibliographie. Ajouter Philippi, Ueber einige Zii,�e am der
Gesch. des Alkibiades (in Hi.fl. Zeitschr., 1 8 87), Fokkc, Rettungen
des Alkibiades ( 1 8 8 3). M. Jean Babelon a publié en 1 9 3 5 une
agréable biographie d' Alcibiade.

Page 47 1 . VIE DE CORIOLAN

1. Cf. supra, la Vie de Numa Pompilius. - 2.. Plut. : « ... en


permettant que la raison y produise la mesure moyenne toujours
si précieuse. » - 3 . C'était la couronne civique des Romains. Celui
qui l'avait obtenue avait le droit de la porter toujours. Q!,and il
paraissait aux jeux publics les sénateurs se levaient et il prenait
place auprès d'eux. - 4. Il faut lire Lartim dont il a été question
dans le § X. C'est une faute du copiste de Plutarque. - j . Rallm,
autrement dit bègues. Ainsi furent surnommés les rois qui fondèrent
la ville de Cyrène. - 6. De procul, loin. - 7. De pof! (patrem )
humatum : après que son père a été enterré. - 8. Pour les anciens
la peste était une sorte de démon ou d'ange exterminateur. -
9. Cf. Pohlmann, Gesch. d. ant. Soz., II, et Walter, Hif!. du Com., I .
- 1 o. Il e n est question dans la v i e d'Alcibiade. - 1 r . Six ans,
d'après Denis d'Halicarnasse, ce qui paraît plus exaét. - 1 2 . Cette
périodicité était invariable, si ce n'est qu'elles ne pouvaient avoir
lieu aux calendes de janvier ni le jour des nones de chaque mois.
Néfastes, à l 'origine, les Nundina furent rendues fastes en 466 par
une loi Hortensia, afin que les gens du peuple venus à Rome pour
le marché pussent faire juger leurs procès ce j our-là et traiter leurs
affaires privées. Les candidats aux magistratures en profitaient
aussi pour parcourir les marchés et faire de la propagande éleétorale.
1 208 N O TES

- 1 3 . Plut. : « ... par tribus et non par centuries. » - 14. Denis


d'Halicarnasse ajoute que ce n'était pas ce partage qui faisait son
crime. Ils en concluaient, estime cet auteur, que Coriolan voulait
par ce moyen gagner la faveur des troupes pour assujettir sa patrie
et s'emparer du pouvoir. - 1 5 . On ignore le nom de l'auteur de
ces vers. - 1 6 . Odyssée, IV, 246. - 1 7. Ici, Plutarque est d'accord
avec Denis d'Halicarnasse. - 1 8 . Id. - 1 9 . On fixait cette fourche
sur la poitrine du « patient », on lui étendait les bras, qu'on atta­
chait aux deux fourchons, et on le promenait dans cet état
dans les principaux carrefours et dans les places publiques. -
20. C'étaient des chars et non des brancards. On y plaçait les
images des dieux. - 2 1 . Coriolan exigea seulement de fournir
des habits pour ses soldats, des vivres pour un mois et perçut une
contribution raisonnable. - 2 2 . Cf. le discours de Minutius dans
Denis d'Halicarnasse. - 2 3 . Parce que c 'était ordinairement, etc. :
une interprétation libre d' Amyot de ce qui précède. - 24. L'ancre
sacrée était celle qu'on ne jetait que dans les périls extrêmes. -
2 5 . Odyssée, IX, 3 5 9 et XVIII, 1 5 7. - 26. Odyssée, XVIII, 290 ;
Iliade, I, 1 8 8 et 1 62 . - 27. Cf. la version donnée par Denis d'Hali­
carnasse. - 2 8 . Certains exemplaires de Plutarque portent sa
mère, ce qui paraît plus logique. - 29. Il est utile de comparer
comment trois auteurs tels que Plutarque, Tite-Live et Denis
d'Halicarnasse font parler une mère dans ces circonstances. On
notera l'habileté littéraire du premier, la puissance du second et
la simplicité du dernier. Et on se souviendra de Shakespeare. -
30. Id. quant à l'attitude de Coriolan. - 3 I . Ce temple fut bâti dans
le lieu même où Coriolan avait été fléchi par sa mère, dans la voie
latine, à quatre milles de Rome. - 3 2 . En 43 1 avant J.-C., par le
diél:ateur Postumius Tubertus. - 3 3 . Le récit de Plutarque doit
être confronté avec Tite-Live, II, 34-40 et Denis d'Halic., VI, 92-4 ;
VII, 2 1 -7 et 41-7 ; VIII, 1 -60. L'examen critique de la légende
coriolanienne est fait par Schwegler, Rom. Gesçh. XXIV, Pais,
Storia di Roma (I, ch. 4), G. Cornewall Lewis, Credibility of Barly
Roman Hiflory (ch. 1 2), Mommsen, Die Erz.iihlung von Cn. Marâm
Coriolan,a (in Hermes, 1 869), Bloch, QJJ.elques mots sllf' la légende
de Coriolan (in Mélanges. . . de /'École fr. de Rome, 1 8 8 1 , I).

Page 5 1 8 . COMPARAISON D'ALCIBIADE


AVEC CORIOLAN

I . Il s'agit de Denis d'Halicarnasse, né vers 5 9 av. J.-C. L'ou­


vrage auquel se réfère Plutarque s'appelle Antiquités romaines.
De ses vingt livres il ne nous reste que onze. Le onzième, défiguré
par de nombreuses lacunes, nous mène jusqu'à l'an 3 1 2 de Rome.
Plusieurs fragments des livres XII-XX nous ont été conservés
TIMOLÉON 1 209

dans les extraits que fit faire l'empereur Constantin Porphyro­


génète, au dixième siècle. Cf. Egger, Denû d'Halicarnaue (1 902) ;
Bocksen, De fontibra Dion. HalicarntJJsensû (in Leipz. St. 1 89 5 ) .
- 2. Plutarque a nommé le célèbre rhéteur grec Dion Chrysos­
tome, né vers l'an 30 de l'ère chrétienne et mort vers l'an 1 1 7.
- 3. a. supra, la Vie de Coriolan, § X X (in ftne) .

Page 5 2.4. VIE DE TIMOLÉON

1. Denis le Jeune, 4• année de la 1 0 5 • olympiade (3 5 8 avant J.-C.).


- 2. a. Diodore de Sic., XVI. - 3. Syracuse étaie une colonie des
Corinthiens. C'est le second établissement des Grecs dans la Sicile
(73 5 avant J .-C.). - 4. La Grèce était alors aux prises avec Philippe
de Macédoine, dont les agents attisaient les discordes dans le pays.
- 5 . Plut. : « Il descendait d'une des plus nobles familles de
Corinthe, car il était fils de Timodème et d'.Êmariste. » - 6. a. Cor­
nelius Nepos, Timoléon, 1. - 7. Ce passage n'est pas facile à traduire.
Je propose : « C'est ainsi que les mobiles qui poussent les hommes
à entreprendre quelque aél:iqn changent facilement, selon qu'on
est loué ou blâmé, s'ils ne reposent pas sur la sagesse et sur la
raison. » - 8. Ou plutôt il prit ces trois dernières en chemin, comme
l'écrit Diod. de Sic. - 9. Il s'agit des torches qui éclairaient la
procession qui avait lieu le 6• jour des mystères d'Éleusis. Cf. Diod.
de Sic. , XVI, 66. - 10. Le mari faisait un présent à sa jeune épouse,
non pas le premier, mais le troisième jour de noces, lorsque la
mariée se laissait voir sans voile. - I 1 . Plut. : « 40 stades. » - 1 2.
Plut. : « 30 stades. » - I 3 . Plutarque ne parle pas de bâtons. A noter
toutefois que du temps d'Amyot ce mot pouvait désigner également
des armes telles que piques, hallebardes, etc. - 14. Sophrosyne,
sa sœur paternelle, fille d'Aristomaque qui avait épousé Denis
l'aîné. - I 5 . Cf. Diod. de Sic., op. cit. - 1 6. Platon mourut avant
que Denys quittât Syracuse. - 1 7 . Cf. Diod. de Sic., op. cil. -
1 8 . L'ancienne Sybaris, à l'entrée du golfe de Tarente. - 1 9 .
Plut. : « Dix mines. » - 2 0 . Plut. : « Et parce qu'il n'avait satisfait
cette vieille rancune qu'au moment où la Fortune l'avait désigné
pour être l'instrument du salut de Timoléon » (omû par Amyot) .
- 2 1 . Q!!atre : l'ile ou la citadelle, Achradyne, Tyché, Néapolis. -
22. Cf. Corn. Nep., Tim., II. - 2 3 . Id. et Diod. de Sic., XVI. -
24. Dans une Hùtoire de la Sicile qui avait treize livres. Cf. sur
Athanis, l'article de Schwartz in Pauly-Wissowa. - 2 5 . Plut. :
« 1 .ooo talents. » - 26. Cf. Holm, Gesch. Siciliens, l ; Freeman­
Lupus, Gesch. Siciliens, II ; Busolt, Griech. Gesch. II. - Sur Gelon :
O. Siefert, Gelon Tyrann von Gela u. Syraku, (1 867). - 27. Tout
agités. - 2 8 . Ce fut sur les bords de cette rivière que Timoléon
battit les Carthaginois. - 29. Plut. : « le mois Thargélion. » -
30. Lire Numides. - 3 1 . 3 3 8 avant J.-C. - 3 2 . Plut. : « . •• par le
1210 NOTES

Péloponèse. » - H · l i s'agit d e boucliers pris dans l e temple de


Delphes. - 34. Polybe en donne une description assez précise
(VII, 6) . Cf. aussi Diod. de Sic., XVI, 72, et Pline, XXXI, 27.
A CONSULTER : Columba, Archeologia di Lentini (in Arch. Jlor. Sic. ,
1 89 1 ) . - 3 5 . Allusion aux vers 24 de Médée d'Euripide. - 36.
Cf. Diod. de Sic., op . &it. - 3 7 . Auteur d'une Thébaide, et qui
vivait au temps de Platon. Cf. Qyintil ien, X, 1 . - 3 8 . li s'agit
du portraitiste Denis de Colophon, surnommé l 'Anthropographos.
Cf. Pline, XXXV, 1 0 ; Aristote, Polit., Il ; Aelian, Var. hifi. , IV, 3 .
- 3 9 . O n notera c e j ugement d e Plutarque sur Homère. - 40.
Plut. : « . . . rendait grâce à la Fortune. » - 4 1 . Plut. : « . . . à la
déesse qui règne sur le hasard. » - 42. Cf. supra, note 24. -
43 . 3 3 7 avant J .-C. - 44. Plut. : « 200 mines. » - 45 . Les
quatre principales sources d'information de Plutarque pour cette
vie sont Éphorus, Théopompe de Chios, Athanis et Timée. Cf.
l'excellente édition critique de la Vie de Timoléon, publiée par Hol­
den à Cambr. Un. Press, en 1 8 89. A CONSULTER : Arnoldt, Ueber
die QEeUen zu Timoleons Leben ( 1 848) ; Held, Prolegomenon ad Plular­
chi vitam TimoleonlÎJ ( 1 8 3 2); Thiersch, Vita TimoleontÎ4 cum codi&e
Monacensi coUala (in Alla philologorum Monacens., 1 8 1 6) .

Page 5 66. VIE DE PAUL-ÉMILE

1 . Démocrite enseignait que la vue était le résultat de cette suite


d'opérations : les objets v isibles produisaient leur image dans l'air
environnant, cette image produisait une deuxième, réduite ; cette
deuxième une troisième plus petite encore ; enfin, la dernière, en
produisait une toute minuscule qui allait se loger dans l'œil humain.
Selon que les images étaient bonnes ou mauvaises l'esprit humain
réagissait dans le sens du bien ou du mal. -- 2. Cf. Drumann­
Groebe, Gesch. Roms, I. - 3 . Cf. sup ra la Vie de Numa Pompi­
lius. - 4. An de Rome 5 3 7. - 5 . Varron. -- 6. Cf. Labatut, Les
Édiles el les mœurs ( 1 867). - 7. L'autorité des augures était très
grande. Ils avaient le pouvoir de dissoudre les assemblées réunies
par l'ordre des premiers magistrats et de casser tout cc qui y avait
été fait. Ils pouvaient obliger les consuls à se défaire de leur charge.
(Cf. Cicéron, De leg., Il, 1 2 .) - 8. Tous les jeunes patriciens qu i vou­
laient réussir dans la politique commençaient par briguer l'honneur
d'être associés au collège des augures. - 9. An de Rome 5 7 2 . -
1 0 . Ce peuple habitait les côtes depuis le golfe de Gênes jusqu'à
Monaco. - 1 1 . Plut. : « . . . à trois bancs de rameurs. » - 1 2. Com­
mencée an de Rome 5 8 3 . -· 1 3 . Plut. : « . . . ne sachant pas que Phi­
lippe avait laissé son armée beaucoup plus forte et mieux aguerrie
par la défaite qu'il avait reçue, qu'elle ne l'était auparavant. »
- 1 4. P/111. : « ... cet homme était Paul-Émile. » - 1 5 . Cf. Tite­
Live (XLIV, 2 7) qui donne une version différente de l'événement.
PAUL-ÉMILE 12Il

- 1 6. De divin . , I I , 40. - 1 7. Comptant par drachmes. - 1 8 . Les


Basternes dont il a été question plus haut. Cf. Diodore de Sic. , II.
- 1 9. Pour éviter qu'ils s'endorment tout debout en s'appuyant
sur leur pique, ce qui arrivait couramment, à en croire Tite-Live. -
20. Ce li vre de Polybe est perdu. - 2 1 . Plut. : « Le mont Olympe
à l'endroit du Pythium, où Apollon est adoré, a de hauteur prise
perpendiculairement dix stades et un arpent moins quatre pieds ;
et c'est moi-même Xénagore, fils d'Eumélus, qui l'ai mesuré très
exaétemcnt ; après quoi je prends congé de vous, grand dieu, et j e
vous prie d e m'accompagner d e vos faveurs. » - 2 2 . L a phalange.
- 2 3 . Plutarque suit ici Tite-Live qui donne pour date de cette
éclipse la nuit du 3 au 4 septembre. - 24. Id. Tite-Live. - 2 5 .
La phalange. - 2 6 . Plut. : « Paliniens e t Raciniens. » - 27. Plut. :
« 1 20 stades. » - 2 8 . Plut. : « 5 0 talents. » - 29. Selon un ancien
proverbe : Tout Crétoû efl un menteur. - 30. Entre les Locriens et les
Crotoniates. Cf. Justin, XX, 3. - 3 1 . An de Rome 845 . - 3 2 .
D'après Tite-Live, Persée n e prononça pas une seule parole au
cours de cette entrevue et ne fit que pleurer. - 3 3 . Ce même dis­
cours dans Tite-Live n'a que 4-5 lignes (XLV, 8). - 34. Ce Jupiter
était d'ivoire, et d'une telle grandeur que, quoique assis, il touchait
presque au plafond, de manière que s'il se fût levé, il aurait emporté
le toit. - 3 5 . D'après Tite-Live les cavaliers eurent 400 deniers,
les fantassins 200 deniers (XL V, 34) ; à noter que le denier romain
correspondait à une drachme d'argent. La différence entre les
deux versions apparait donc frappante. Le texte de Plutarque
n'a-t-il pas été altéré dans cet endroit ? - 3 6 . 2 heures de l'après­
midi. - 3 7 . Plut. : « . .. si de bonne heure on ne les empêchait d'en­
lever à Paul-Émile les honneurs dus à sa viétoire. » - 3 8 . Plut. :
« ... sur les Illyriens et les Liguriens. » - 3 9 . Cf. Tite-Live,
XLV, 39. - 40. On faisait de ces cornes des vases à boire, c'est de
là que vint à Bacchus le surnom de Cornu. - 4 1 . Lors des proces­
sions rel igieuses. - 42. Les deux premières sortes étaient ainsi
appelées d'après les noms des rois de Macédoine qui s'en étaient
servis. La troisième porte le nom de son inventeur Thériclès, un
potier de terre, célèbre à Athènes dans la 88• olympiade. -
43. lliade, X XIV, 5 2 5 et suiv. - 44. Plut. : « . . . en allant le long
de la mer Ionienne. » - 4 5 . Memorabilù Ol"Olio el Romano principe
digna, écrit à propos de ce discours Tite-Live. - 46. 2 3 0 millions
de sesterces. Cf. Pline, XXXIII, 3. ·- 47. L'an de Rome 7 1 1 . -
48. Plut. : « ... et Licinius Philonicus. » Amyot a traduit Philonicta
par séditieux criard. C'est pourtant un nom propre. Cf. Plutarque,
Préceptes d'adminiJ1ration, XLIV. - 49. l'lut. : « ... pays des Ligu­
riens. » - 5 0. Cf. supra § VI où Plutarque apprécie d'une manière
différente la fortune de Paul-Émile. - 5 1 . Cf. Tite-Live, XLIV, 1 7,
- XL VI, 41 et Polybe XXIV-XXXII.
1212 NOTE S

Page 6 1 7. VIE DE PÉLOPIDAS

1. Plut. : « paroles pleines de sagesse et de vérité. » - 2. L'anec­


dote se rapporte à Antigone Gonatas, né en 3 1 8 avant J .-C., roi
de Macédoine depuis 2 7 5 , qu'il ne faut pas confondre avec Anti­
gone le Borgne, son grand-père et frère d'Alexandre le Grand. -
3 . Plut. : « Ils ont péri ces intrépides guerriers - Persuadés qu'en soi
ni la mort ni la vie - Ne sont jamais des biens dignes d'envie -
Mais qu'il e:!t beau de vivre et de mourir vertueux. » - 4. Les Grecs
professaient une grande vénération pour leurs boucliers. Homère a
immortalisé celui d'Achille. Un poème e§t attribué à Hésiode inti­
tulé Le Bouclier d'Hercule (imit. en grande partie du chant XVIII
de l'Iliade). Les héros d'Eschyle surveillent leur bouclier comme la
chose la plus précieuse qu'ils possèdent. On connaît l'adage qu'en­
seignaient les mères spartiates à leurs fils : avec ou sur Je bouclier. -
5 . Plut. : « la cavalerie . . . » - 6. Les Suppliantes, v. 8 6 1 . - 7. Plut. :
« en leur montrant un homme de ce nom qui était manchot et
aveugle. » - 8 . Ou fêtes de Cérès. Les femmes devaient observer
pendant Je temps qu'elles duraient la plus §trille continence. Elles
jeûnaient et couchaient sur des plantes qui passaient pour avoir la
vertu de calmer les désirs. - 9. Plut. : « cent mille drachmes. » -
1 0 . Cf. Plutarque, De gen. Socr., 2 5 - 3 4 et Q!f.œfl. conviv., I, 3 , 1 ; Xéno­
phon, HeU., V, 4 et VIII, 3 ; Corn. Nepos, Pelop. , III, 2, 3 . - 1 1 .
Dans son traité Du démon de Socrate, Plutarque donne une version
différente de l'incident. - 1 2. Le diétionnaire de l'Académie
française a consacré officiellement ce proverbe, sans mentionner
toutefois son origine. - 1 3 . Il fut condamné à une si grosse amende
que, ne pouvant la payer, il se bannit lui-même. - 14. Les trente
tyrans établis par Lysandre. - 1 5 . Plut. : « deux compagnies de
fantassins. » - 1 6 . Ce corps d'élite passait pour être l'ornement
des armées thébaines. - 1 7. 1/iade, XXI, 3 6 3 . - 1 8 . Iolas était
considéré comme l'ami Je plus fidèle d'Héraclès. Il conduisait son
char. Il l'assi§ta à ses derniers moments. Les Thébains célébraient
en son honneur une fête (Iola:ia) avec sacrifices et courses de
chevaux. Ne pas confondre cet « amant » d'Héraclès avec Iolé, une
de ses amantes que la fatale jalousie de Déjanire ne lui avait pas
permis d'épouser. - 1 9 . Cf. Le Banquet. - 20. « L'inconvénient
de Laïus » était son amour pour Chrysippus, fils naturel de Pelops,
qu'il enleva. Cf. Plutarque, ParaUèles des Hifloires grecques et
romaines, XXXIII. - 2 1 . 3 7 1 avant J.-C. - 22. La mort de Phéré­
cyde a donné lieu à des légendes rapportées par Diodore de Sicile,
Porphyre, Jamblique et Apulée. Il paraît que la maladie dont il
était atteint avait un caraétère affreux. Ses chairs étaient rongées
par la vermine et tombaient en lambeaux. Abandonné de tout le
monde, il fut assi§té à ses derniers moments par Pythagore dont
il avait été le maître. D'après une autre version Phérécyde se serait
M ARCELL U S

suicidé e n s e précipitant d u mont Coryce après avoir consulté


l'oracle de Delphes. - 2 3 . 3 69 avant J .-C. - 24. Ils lui en vou­
laient d'avoir épargné les Lacédémoniens dans le dernier combat
qu'il donna près de Corinthe. - 2 5 . « 1 0.000 drachmes. » -
26. Pl11t. : « semblable au coq vaincu qui fuit en traînant l'aile. »
- 27. Pl11t. : « 44 talents. » - 2 8 . D'après la correéûon d'Har­
pocration Épfrrate le Barbu. - 29. Archontes. - 30. 3 64- 3 6 5
avant J.-C. - 3 1 . 3 64 avant J.-C. - 3 2 . 3 5 7 avant J .-C.
a. l'article de Hofmann in Zeitchr. f d. œfle"., Gym11. ( 1 876, p.
1 66- 1 7 1).

Page 663 . VIE DE MARCELLUS

1. Dans sa grande Hifloire qui comptait 5 2 livres et dont il nous


reste quelques fragments. Cf. Unger, Umfang 11nd Anordnung der
Geschichte des Poseidonios (in Philo!., t. LV). Les fragments de P.
ont été recueillis par Müller, FHG, III, 245-296. - 2. 1/iade,
XIV, 86. - 3 . Tout Romain était obligé au service militaire depuis
17 ans jusqu'à 46 ans. Passé cet âge il n'était mobilisable qu 'en cas
de guerre avec les Gaulois, où toute exemption cessait. Les séna­
teurs étaient dispensés du service militaire aétif, mais on les
employait, à l'occasion, pour les postes du haut commandement
dans les armées en campagne. - 4. Édiles curules. - 5 . An de
Rome 3 64. - 6. Polybe donne les chiffres : 700.000 soldats d'in­
fanterie et 70.000 cavaliers. - 7. An de Rome 5 3 1 . - 8. Cf. Valère
Maxime, I, 1 , 5 . - 9. L'interroi, élu pendant les vacances de la
royauté, exerçait le pouvoir cinq jours, puis le transmettait à un
nouvel interroi (pris comme lui dans le sénat), et ainsi de suite ;
généralement le second interroi faisait procéder au choix du roi
définitif, mais jamais ce n'était le premier. Cette magistrature
exceptionnelle subsista sous la République dont le� consuls étaient,
en principe, deux rois temporaires. �and ils abdiquaient ou mou­
raient avant que leurs successeurs fussent désignés, on recourait
à la procédure de l'interrègne. - 1 0 . Cn. Cornelius Scipio Calvus.
- 1 1 . Virdomare. Cf. Val. Max., III, 2, 5 . - 1 2 . Cf. Tite-Live, I,
10, 6 . S'emploie au pluriel pour désigner la dépouille guerrière.
Au singulier signifie dépouille d'un animal (Lucrèce, v. 9 5 4 ; Ovide,
Aiét., IX, 1 1 3). - 1 3 . Plut. : « du poids de cent livres. » - 1 4.
4 ans après. - 1 5 . Cf. Tite-Live, XXIII, 1 6 . - 1 6 . Id., XXIII, 24.
- 1 7 . Il s'agit de Hiéronyme, roi de Syracuse, né en 2 3 1 avant J.-C.,
petit-fils de Hiéron II. Il monta sur le trône à l'âge de 1 5 ans et fut
massacré treize mois après par ses propres sujets. Il passe pour être
le premier roi qui ait fait frapper des monnaies portant l'effigie
royale. - 1 8 . Ici, il y a une lacune dans le texte de Plutarque. Tite­
Live dans XXIV, 29, nous permettra de la suppléer : « Un jour
qu'Appius (le préte11r dont ilfut queflion plm haut) avait envoyé des
troupes pour protéger le territoire des alliés, il (Hippocrate) se
1214 NOTES

précipita avec toutes ses troupes sur ce corps qui était campé en
face de lui, et en fit un grand carnage. » - 1 9. A cinq rangs de
rames. - 2.0. Cf. Heiberg, Geometrical Solutions derived from Mecha­
nics (trad. angl. 1 909) ; Midolo, Archimede e il suo tempo ( 1 9 1 2) ;
Winter, Der Tod des Archimedes (1 9 24). - 2 1 . Ce pont mobile
était jeté sur la muraille de la _ville attaquée du haut d'une tour
d'attaque qui pouvait s'avancer sur des roues. On trouve des
modèles de sambuques dans Thévenot, Mathematici veteres ( 1 68 1 ) .
A u moyen âge ce mot désignait aussi une selle de femme (Sambue
chez Beaumanoir, Froissart, Eust. Deschamps) . L'ensemble
d'échelles et de cordages passant par-dessus les mâts avait suggéré à
Polybe un rapprochement avec la Sambyce (dont la forme ressemble
à une harpe) . - 22.. Plut. : « du poids de dix talents . » Le talent
pesait soixante livres. Ainsi dix talents faisaient le poids de six
cents livres. - 2 3 . Cf. Polybe, VIII, qui a servi de source à Plu­
tarque. - 24. Ce fut la découverte de ce monument qui fit recon­
naître à Cicéron le tombeau d'Archimède lorsqu'il alla à Syracuse
pour informer contre Verrès (7 5 avant J .-C., Cf. Tusc. Difp., V,
2 3 , 64). - 2. 5 . Appelée Galiagra. Cf. Cavallari et Holm, Topografia
archeologica di Siracusa ( 1 8 8 3) . - 2.6. Certains traduisent cadrans. -
2.7. Cybèle, Junon et Cérès sont les principales. Il y en avait bien
d'autres. - 2. 8 . 2• Pythique. - 2.9. Fragment de la tragédie de
Lirymnius. - 30. Ovi4. De là ovo (avoir les honneurs de l'ovation),
ovatus (cri de viél:oire). Ne pas oublier que pour appeler quelqu'un
un imbécile les Romains se servaient du même terme. - 3 1 . Plut. :
« onze tribuns militaires. » - 3 2 . XXVII, 2 . - 3 3 . Édits des
préteurs à leur entrée en charge. (Cf. Cicéron, De Off., III, 7 1 ; Sefl.,
LXXXIX ; Verr., I, 1 09). Plutarque qui vivait encore au temps de
l'empereur Adrien a-t-il connu le ediélum perpetuum publié par
celui-ci (1 3 1 après J.-C.) ? - 34. C'était la punition ordinaire
qui signifiait que les lâches devaient être traités non pas en hommes
mais en bêtes. - 3 5 . Plut. : « tribun militaire. » Amyot traduit par
colonel indistinél:ement tribun militaire et chef d'un corps de troupe
en général. On lit chez Pierre Matthieu (1 5 6 3 - 1 6 2. 1 ) : « Le mari e:ft
le chef, le colonel, le roi de sa femme. » - 3 6 . Bibulus fait allusion
aux bains de Capoue. L'usage des bains chauds s'était tellement
généralisé dans toutes les provinces de l'Empire romain qu'il n'e:ft
pas une ruine de leurs villes ou de leurs établissements, où l'on
ne retrouve des traces de bains appartenan t au serv ice public ou
à des particuliers. - 37. Ce prodige serait arrivé non pas à Rome
mais à Capoue et à Cumes. Cf. Cicéron, De Divin., II. - 3 8 . Cette
explication, ajoutée par Amyot, est inexaél:e. Le nom de cc:s Locriens
venait de cc qu'ils habitaient les environs du promontoire Zephy­
rium. - 3 9 . Ce qui était j ugé comme de bon augure. Plus les dimen­
sions étaient considérables plus le présage devenait favorable. -
40. Plut. : « Ni feu, ni murs d'airain ne peuvent arrêter le cours de
la destinée. » - 4 1 . An de Rome 5 46. - 42. Il voulait s'en servir
pour surprendre la ville de Salapia en écrivant des lettres sous le
A R I S TIDE 12q

nom d e Marcellus e t scellées d e son cachet. Mais Crispinus avait


eu la prudence de prévenir toutes les villes voisines. Cf. Tite-Live,
XXVII, 2 8 ; Appien, Hom., I. - 4 3 . Nous ne possédons aucun
renseignement sur le tombeau de Marcellus. Münzer est obligé
de se contenter de cette constatation (P.-W., III, 2 7 5 4). - 44. Sur
l'authenticité très contestée des statues et des bustes qui portent
son nom, cf. Bernouilli, Rom. Iko11o<�raphie, I, 29-3 1 . Mais ses
traits ont été reproduits sur les monnaies de Marcellinus. Cf. Momm­
sen, A!ii11z.w, 648, n ° 3 0 3 . - 45 . A CONSULTER : Müller, De auE!o­
ribra rerum a MarceUo in Sicilia geflarum ( 1 8 8 2) ; Hesselbarth, Hif1.
kriJ. Unters11chrmgen zur dritten Dekade des Livim ( 1 8 89, p. S 3 3-541) ;
Heyer, Die f2EeUen des Plutard1 im Leben des Mar,eUm ( 1 8 7 1 ) .

Page 704. COMPARAISON


DE PÉLOPIDAS AVEC MARCELLUS

1 . Ces vers font partie des fragments d'Euripide qui nous sont
parvenus. Cf. Christ, Griuh. Lit., p. 270.

Page 70 8 . VIE D'ARISTIDE

1 . Plutarque aurait pu mentionner celle d'Hérodote qui accorde


une place suffisante à Aristide (VIII, 79-8 1 , 9 5 ; I X , 2 8) mais il est
hostile à cet historien qui s'était montré un peu sévère à l'égard
de sa ville natale. On le verra plus loin reprocher à celui-ci des
oublis et des erreurs. - 2. Célèbre orateur et grammairien, Démé­
trios de Phalère fut le disciple de Théophraste. Il avait été gouver­
neur d'Athènes. - 3 . Celui des dix qui donnait son nom à l'année
et à tous les atl:es publ ics. - 4. « �i possèdent 5 00 médimnes »
(tant en choses sèches que liquides). C'était la première classe de
citoyens. La seconde classe, celle des chevaliers, se composait
de citoyens qui avaient 300 médimnes de revenu. La troisième
classe, les zeugites (propriétaires d'un attelage), devait posséder
200 médimnes de revenu. Le reste du peuple, sans compter les
esclaves, portait le nom de thètes ou mercenaires. Cette classe com­
prenait tous ceux dont le revenu était au-dessous de 200 médimnes.
- 5. Dans le principe on appelait chorèges les citoyens que leur
tribu choisissait pour présider à l'ordonnance et fournir aux frais des
chœurs des représentations théâtrales. C'était une fontl:ion hono­
rifique mais dispendieuse, comme on le voit par plusieurs passages
de Démosthène et d'autres écrivains antiques. Plus tard le mot cho­
règes désigna simplement des entrepreneurs qui, moyennant une
certaine somme, se chargeaient de l'organisation des spetl:acles
dramatiques. - 6. On connaît au moins quinze personnages por­
tant ce nom, dont deux poètes . Celui dont il est question dans cette
1216 N O T ES

Vie vivait à Athènes au temps de la guerre de Péloponèse. L'autre


appartient à l'époque hellénistique. Plutarque le mentionne dans
ses Apophtegma (de Alex. fortuna, II, 1). - 7. A partir de 426 avant
J.-C. (année de l'archontat d'Euclide) les Athéniens employèrent
dans les aél:es publics les vingt-quatre lettres de l'alphabet qu'ils
avaient reçues des Ioniens. Auparavant il n'y avait que seize lettres.
- 8. Il fut archonte éponyme en l'an 490 avant J.-C. - 9.
Ce rétablissement se fit après l'expulsion des Pisistratides dans
la 67• olympiade et non après l'expulsion des trente tyrans qui
n'arriva que dans la 94• olympiade, longtemps après la mort
d'Aristide. - 10. Le philosophe stoïcien de l'époque alexandrine
qui fut surnommé la sirène à cause de son éloquence persuasive. -
1 1 . Les Sept devant Thèbes, v. 5 94. - 1 2 . Hérodote rapporte que
Miltiade, quoique ayant reçu les pleins pouvoirs, attendit pour
combattre le jour où son tour de commander venait. - 1 3 . 479
avant J.-C. - 14. Fêtes célébrées tous les ans en août, en l'honneur
d'Apollon et d'Hyacinthe. ,- 1 5 . Ainsi nommées parce qu'elles
habitaient l'antre Sphragidion au mont Cithéron. - 1 6 . Entre
Athènes et Éleusis. Elle s'étendait après les cascades de Rheiti qui
bornaient la limite du territoire d'Athènes. - 1 7 . A confronter
avec la version que donne Hérodote. - 1 8 . IX, 4 5 . - 1 9. Ancien
usage décrit par Homère dans Iliade, VII. - 20. Dacier estime, non
sans raison, qu'il y a faute dans le texte, et qu'il faut lire : cinq
mille. - 2 1 . IX, 69. Hérodote ne parle que des pertes subies par
les Lacédémoniens, les Tégéates et les Athéniens (en tout 1 69 morts).
Il omet les 1 . 200 Grecs des autres localités qui ont péri dans cette
bataille. - 22. Plut. : « Les Grecs jadis, par la force de la Viél:oire,
par œuvre de Mars, obéissant à un dessein hardi de l'âme, ayant
chassé les Perses, ont élevé cet autel de Jupiter Libérateur, commun
à la Grèce libre. » - 2 3 . An 479 avant J .-C. - 24. Près de 200 kilo­
mètres. - 2 5 . Plut. : « Euchidas ayant couru jusqu'à Pytho revint
ici le même jour. » - 26. Amyot a traduit terref!re quand il fallait
traduire souterrain. En effet le « Jupiter et Mercure terrestres » ne
veut rien dire. Par contre on appelait Pluton le Jupiter souterrain,
et Mercure était gratifié du même adjeél:if parce qu'il conduisait
les ombres dans les enfers. - 27. 8 ans après. - 2 8 . Cf. le juge­
ment d'Aristote dans la Conf!. d'Athènes, qui a dû influer sur
celui de Théophraste. - 29. Pauly-Wissowa en connaît vingt-huit
qui s'appelaient ainsi (X, 1 6 1 5 - 1 6 3 1). Celui dont il s'agit y a été
étudié par Münzer avec beaucoup de précision. - 30. Dans son
dialogue CaUiaJ. Cf. Dittmar, Aûchines von Sphelios, p. 203 et suiv.
- 3 1 . Gorgia1, LXXIV. - 3 2 . Plut. : « 5 0 mines. » - 3 3 . Plut. :
« 1 00 plèthres. » - 34. Fille d'Aristide d'après Diog. Laërce (Il,
26) et Suidas. Cf. Luzac, Letliones Aliicœ, de bigamia Socralû (1 809)
et l'article de R. Hanslik in P.-W. XXXI, u 67-u 69 (éd. 1 9 3 3). -
3 5 . Cf. note 3 . - 36. Trois oboles, ou une demi-drachme. - 37. A
CONSULTER : Haebler, De Plutarchi fontibU4 Themif/oclû el Ariflidis
( 1 873) ; Meyer, Ueher die f2!1el/e11 in Plutarchs Lebensbeschreibwigen des
CA T O N L E CENSEU R 1:1. 1 7

Themif1o/eles u. Aris1ides ( 1 882) ; Fu)§t, Ueber die QgeUen Plular,hs


fiir das L,ben des Arillides ( 1 8 8 j).

Page 7 5 1 . VIE DE CATON LE CENSEUR


1. Sur les ancêtres de Caton cf. -Drumann-Groebe, Gesth. Roms,
III. - 2. Ceux dont les ancêtres avaient exercé à Rome les
grandes charges de la république jouissaient seuls du droit d'avoir
chez eux les effigies de leurs aieux. C'étaient des nobiles. Ceux qui
n'avaient droit d'avoir que leur propre image étaient appelés des
« hommes nouveaux » (novi) . Ceux qui n'avaient ni leurs propres
portraits, ni ceux de leurs pères étaient des « ignobles » ( ignobiles) .
- 3 . Ou plutôt Cal11s, prudent, rusé, d'où e§t venu thal. - 4.
P/111. : « Proserpine refuse de le recevoir dans ses enfers. » - 5 .
Caton devait avoir alors environ 2 3 ans (an de Rome j45). -
6. Cf. Caloniana éd. par H. Alb. Lion ( 1 826) ; Fravnent oration11111
éd. par H. Meyer (1 842) ; Additamentum ad M. Portii Catonù
Reliq11it11 (in Philo/., 1 860, p. 1 5 0). A CONSULTER : Schober, De
Marto Porcione Calont oratore ( 1 8 2 5 ). - 7. Exomù, tunique courte et
serrée, sans manches. - 8. An de Rome 5 48. - 9. Plut. : « un as. »
- 10. Le temple de Minerve. - 1 1 . Cf. note 20 de la Vie de Thé­
mi§tocle. - 1 2 . Plut. : « trois médimnes. » 1 3 . Plut. : « trois demi­
médimnes. » - 14. Plut. : « . . . un animal mangeur de chair
humaine. » - 1 5 . Les anciens plaçaient le bon sens et l'intelligence
dans le cœur (ainsi Ari§tote). - 1 6. Ce passage a provoqué une
discussion chez les commentateurs de Plutarque. Dacier e§time
qu'il y a ici une négation oubliée dans le grec. Brotier partage
son avis. Il faudrait donc lire : « Il me semble, Polybe, que tu ne
fais pas comme Ulysse ... » Clavier croit, par contre, que la phrase
grecque e§t correél:e et qu'il faut l'entendre dans un sens ironique.
- 17. Plut. : « . . . la première, d'avoir confié un secret à une femme ;
la seconde, d'être allé par eau où il eût pu aller par terre ; la troi­
sième, d'avoir passé une journée entière sans rien faire. » -
18. Lorsque Léonidas périt avec ses trois cents Spartiates. - 19.
Levés à Firmum, colonie romaine dans le Picenum. - 20. Plut. :
« Il foulait aux pieds toutes les accusations, » - 2 1 . Propre frère de
Scipion. - 22. D'accord avec Tite-Live. D'après Cicéron et Pline,
Caton e§t mort âgé de 85 ans (149 avant J.-C.). - 2 3 . Plut. : « Et
même Cicéron, dans son Dialogue de la vieiUeue, introduit Caton,
qui en fait lui-même le récit. » Cf. Cicéron, De Senet!ute, XII ; Tite­
Live, XXXIX, 42. - 24. Ce début a été imaginé par Amyot. Il ne
figure pas dans le texte grec. - 2 5 . Opération très répandue dans le
milieu de la noblesse romaine. - 26. Son traité De Re Rullita e§t
le seul qui nous soit parvenu. Il ne re§te des autres que quelques
fragments. - z 7. Il mourut au cours de la première ou de la
seconde année de cette guerre. - 28. Odyssée, X, 495 . - 29.
D'après Dacier, le tableau généalogique se présente ainsi : Caton
1 2. 1 8 NOT E S

l e Censeur - Caton le Salonien -- Marc Caton le consul - Caton


d'Utique. - 30. Cf. infra la Vie de Caton d'Utique. A CONSULTER :
Brillenburg. De M. Porcio Cotone Censorio ( 1 8 2 6) ; Dohrn, Ucber
Calo den Aelteren u. dessen Lebensvcrhœltnim ( 1 84 5 ) ; Gerlach,
Marcta Porcita Calo der Censor ( 1 869) ; Kurth, Caton l 'ancien (1 872) ;
Hauler, Zu Calos Schrift rïber dm Land1vesen ( 1 896) ; Ja:ger, Marcm
Porcita Calo (1 892) ; Cortese, De M. Porcii Cato11iJ vita, operibm et
lingua ( 1 8 8 2).

Page 793 . COMPARAISON n' ARISTIDE


AVEC CATON LE CENSEUR

1. Plut. : « cinq ou trois talents. » - 2. Plut. : « ni à la protec­


tion de son génie. » Dans la conception des anciens, les génies
étaient des divinités d'ordre inférieur, ou plutôt une sorte d'in­
termédiaires entre les dieux et les hommes. - 3 . Plut. : « un
homme sans ressources. » - 4. Otfyssée, XIV, 222.

Page 80 1 . VIE DE PHILOPÉMEN

1. Iliade, IX. - 2. Cf. Polybe, X-XXIII ; Tite-Live, XXXI­


XXXVIII ; Pausanias, VIII, 49-5 1 . - 3. Sa statue. Cf. infra § XVII.
- 4. Plut. : « à 20 stades. » - 5. Plutarque entend par !'Achaïe la
partie du Péloponèse qui est au-dessous du golfe de Corinthe, et
qui s'appelait anciennement JEgialus. Ce fut là que se forma la
ligue dite des Achéens dont il est question dans cette Vie. - 6.
Plut. : « De les ordonner en spirale. Cette ordonnance devait leur
permettre de se rapprocher et de se refermer à leur gré. » - 7.
Iliade, XIX. - 8 . Plut. : « prononça le premier vers qui dit C'efl
lui qui couronne nos têtes des fleurons de la Liberté. » - 9. LoiJ, IV. -
10. Cf. infra la Vie de Flaminius, XIX. - 1 1 . Dans la 3• année Je
la 1 47• olympiade. - 1 2 . Ce qui reste de son Histoire se trouye
dans FHG, IV, 3 3 2, 3 3 3 . Son ouvrage est utilisé par Plutarque pour
contrôler celui de Polybe. Cf. Athénée, III, 8 2 . - 1 3 . l'lut. : « les
démagogues eux-mêmes se pliaient à leurs volontés. » - 14. Cf. supra
la Vie de Caton le Censeur, XXIV-XXIX. -- 1 5 . 1'/111. : « plus de
400 stades. » - 1 6. Parce que dans les temps de guerre ils y enfer­
maient leur argent et tout ce qu'ils avaient de précieux. - 1 7 .
I l s'agit d e l'historien. I l devait avoir alors environ vingt-deux ans.
- 1 8. Polybe, en plus de son Hif!oire, lui avait consacré un ouvrage
spécial, aujourd'hui perdu. Cf. Niese, Gesch. d. griecb. 11. maked.
Staaten, II et III.
T . Q . FLAMINI U S 1219

Page 8 3 1 . VIE DE T.Q. FLAMINIUS

1. Aoüs, d'après Tite-Live (XXXII, 1 0). L'Apsus dt une rivière


du pays des Taulantiens, entre !'Épire et !'Illyrie. L'Aoüs passe
au-dessous de Dyrrachium (Durazzo). Philippe empêchait par là
les Romains de pénétrer dans la Macédoine. - 2. Plu/. : « il fut pris
d'un étourdissement ou d'une fonte d'humeurs. » - 3 . Les Cyno­
céphales. - 4. Ne pas confondre l 'auteur de cette épigramme avec
le célèbre poète lyrique du même nom qui était le contemporain
de Sappho. Le poète cité par Plutarque, ennemi acharné de Philippe,
dit Alkaios le Messénien, semble avoir joui d'une réelle popularité
en tant que poète satirique. On a conservé de lui en tout quinze
épigrammes. Cf. Bergk, Ein Epigra1111n des Alkaios von Messen
(in Philo!. , 1 8 75 .) - 5 .a. Reitzen�ein (in P.-W., I, 1 5 06). -
6. P/111. : « mille talents. » - 7. On célébrait les j eux I�hmiques dans
l'i,fthmc de Corinthe, en l'honneur de Mélicerte, ou de Palémon ,
dieu marin. Ces jeux se célébraient la première et la troisième année
des olympiades ; ceux de la première année au commencement de
l'été ; ceux de la troisième au commencement du printemps. - 8 .
Les jeux Némécns s e célébraient l'hiver de l a seconde, e t l'été d e la
quatrième année des olympiades. - 9. Cf. Drœge, De Lymrgo publi­
camm pwmiarum administra/ore ( 1 8 80) et Dürrbach, L'oratmr
L_1•mrg11e ( 1 890). - 1 0 . Sur les deux fils de L. voir P.-W. Nouv.
série, XXVI, 2465 (n ° 1 1 ). - 1 1 . Les Tyndarides, qui sont appelés
également Dioscures, se rattachent à la famille légendaire de Tyn­
dare, roi de Laconie, qui e� le centre primitif de leur culte. Ils
forment une paire de demi-dieux et sont traités comme tels bien
que la légende n'en fasse que des héros. Dès les formes les plus
anciennes du mythe ils sont connus sous les noms de Ca�or et
l'olydcukes (dont on a fait Pollux) et associés à leur sœur Hélène.
- 1 2 . Cf. sur Apollon la remarquable étude de Wernicke in P.-W.
(11, 1 - 1 1 1). - 1 3 . P/111. : « 5 mines. » - 1 4. C'e� ce que les Romains
appelaient un légat. D'après Tite-Live ce n'e� pas Titus Flaminius
qui fut attaché en cette qual ité à Manius Acilius, mais L. Qyinélus
Flaminius (XXXVI, 1 ) . - 1 5 . Ce culte a duré encore plus de
deux cent soixante-dix ans après la mort de Flaminius. - 1 6.
Plut. : « Nous vénérons la fidélité des Romains, cette fidélité tou­
jours infaillible et pure, et nous nous obligeons par les serments
les plus inviolables d'y répondre par un sincère attachement. Filles
céle�es, divines Muses, chantez la gloire du grand Jupiter, de
Rome et de Titus. Chantez la fidélité des Romains. 0 Apollon,
divinité de bon secours ! 0 Titus, notre dieu tutélaire et notre
sauveur ! » - 1 7 . Cf. supra la Vie de Caton le Censeur, où Plutarque
s'occupe de cette aventure sentimentale. - 1 8 . XXXIX, 42.. -
1 9 . Cf. Cie., Calo major, § XII : « Lorsqu'il était consul et occupé
en Gaule, il se rendit, au milieu d'un fe�in, à la prière d'une courti­
sane qui voulait voir frapper de la hache devant elle un des condam-
1220 NOTES

nés à . mort. Flaminius échappa à l a vindiae publique pendant


que Titus, son frère et mon prédécesseur ( c' efl Caton qui parle)
exerçait la censure. Mais Flaccus et moi ne pûmes laisser impunie
une si odieuse condescendance, arrachée à une passion infâme ... »
- zo. Flaminius n'avait alors que 45 ans. - z r . Plut. : « ... terre
Libysse. » - 2 2 . Cf. Tite-Live, XXXV, 14. - 2 3 . Cf. Tite-Live,
XXXIX, 5 1 . A CONSULTER : Gerlach, T. QE. Flaminim (1 872).

VIE DE PYRRHUS
r. Cette guerre commença après la mort d'Alexandre le Grand.
Elle prit son nom de Lamia, ville de Thessalie, où Antipater, suc­
cesseur d'Alexandre au trône de Macédoine, fut assiégé par les
Athéniens. - z. Cf. Justin, XVII. - 3 . Pline affirme que l 'orteil
de Pyrrhus fut mis dans un reliquaire et conservé dans un temple
(VII, 2). - 4. An 3 0 1 avant J.-C. - 5 . La phalange macédonienne.
- 6. Cf. Plutarque, traité De la flatterie. - 7. Elle n'existe plus que
dans la version latine de Donat Acciaioli. - 8. Euripide, les Phé­
niciennes, v. 68. - 9. La réputation des chevaux niséens s'était
maintenue à travers les siècles. C'est cette belle prairie, proche des
Portes Caspiennes, qui fournissait les chevaux pour les écuries des
rois de Perse. Cf. Strabon, XI. - 1 o. Iliade, I, 49 r . - 1 r . Les
Phéniciennes, v . 5 26. - 1 2 . Trente ans avant cet entretien. - 1 3 .
Plut. : « l'infanterie passa à gué e t l a cavalerie partout o ù elle
pouvait. » - 1 4. Plut. : « 300 stades. » - 1 5 . Les Saturnales qui
se célébraient en décembre. - 1 6. Ptolomée Céraunus (le Fou­
droyant) avait été fait prisonnier dans une bataille contre les
Gaulois en l'an de Rome 474 et supplicié ensuite. La défaite
dont parle ici Plutarque est celle de son successeur Sosthène,
lorsque les Gaulois firent une nouvelle irruption dans la Macé­
doine, l'an de Rome 476, sous le commandement de Brennus. -
1 7 . Cornélius Merenda, consul en l'an de Rome 480. -- 1 8 . Ce nom
d'ltonide est venu à la déesse d'ltonus, fils d'AmphiByon, qui
lui bâtit un temple près de Larisse. - 1 9 . Plut. : « Pyrrhus, roi des
Molosses, consacre à Minerve ltonienne ces boucliers des fiers
Gaulois, après avoir défait l'armée entière d'Antigonus. Et ce
n'est pas merveille qu'il ait remporté une si grande viBoire : les
Éacides sont encore aujourd'hui ce qu'ils étaient autrefois, les plus
vaillants hommes du monde. » - zo. Plut. : « les unes ayant leurs
robes retroussées avec des courroies, et les autres revêtues d'une
simple tunique. » Les jeunes filles lacédémoniennes portaient, en
effet, pour tout vêtement une sorte de chemise ouverte des deux
côtés, ce qui, on le sait, indignait fort l'austère Euripide. - 2 1 .
C e vers parodie l'Iliade (XII, 443) : L e meilleur de tom les présages
efl de prendre les armes et de combattre pour la patrie. - 22. Plut. :
« tombé tout de travers au milieu de la porte et restait étendu en
rugissant effroyablement. » - 2 3 . Le récit de Plutarque doit être
C Al U S M A R I U S 1 22 1

confronté avec Polybe, XVIII ; Denis d'Halicarnasse, XVIII, 1


et XIX, 6-9 ; Pausanias, I, 1 3 ; Justin, XVIII, 1-2, X XIII, 3 , XXV,
4-5 . - A CONSULTER : Hertzberg, Rom und Kœnig Pyrrhtt4 (in 1àgcr's
DarfleUungen alt4 der rom. Gesçh., 1 8 70), Scala, Der pyrrhilçhe
Krieg (1 884) ; Schubert, Gesçh. des PyrrhuJ ( 1 894) ; Hamburger,
U11tersuçh11ngen über den P;·rrhilçhen Krieg ( 1 9 27).

Page 9 1 6. VIE DE CAÏUS MARIUS


r. Plut. : « dont les mœurs lui paraissaient trop farouches et
trop sauvages. » - 2 . L'an de Rome 620. - 3. L'an de Rome 6 3 5 . -
4. Collègue <le Cotta dans le consulat. - 5 . On sait que les esclaves
n'avaient pas le droit de voter. - 6. Cf. Am. Bonnet, Além. sur
le traitement des varfres des membres i11/érieurs (in Arçh. gén. de méde­
à11e, 1 8 3 9). - 7. L'an de Rome 648. - 8 . Les pirates de la Bal­
tique. - 9. Au printemps. - 1 0. Plut. : « . . . ce qui fournit à
Homère l'idée de la fable des enfers. » - 1 1 . D'après la loi il fallait
avoir 42 ans pour pouvoir être nommé consul. Scipion avait à
peine trente ans alors. - 1 2 . Plut. : « 1 7.028 drachmes. » - 1 3 .
L . Aurélius Oreste. -- 14. O n l a nomma par l a suite l e Bras-Mort.
- 1 5 . Plut. : « par le pays des Noriques » (la Bavière aétuelle) . -
16. On appelait alors le pays des Génois non seulement le territoire
de Gênes, mais même une partie de la Gaule. - 1 7 . C'est-à-dire
teinte deux fois, ce qui est considéré comme le maximum de luxe.
Cf. Pline, I X , 3 9 . - 1 8 . Plut. : « 30 stades. » - 1 9. C'est bien le
nom donné par les Romains : Fortunœ huj114çe diei. - zo. Plut. :
« trois jours avant la nouvelle lune du mois d'août. » - 2 r . Lire :
des Panormitains, suivant Reiske. - 2 2 . Lorsque Camille fut appelé
second fondateur de Rome, après en avoir chassé les Gaulois. -
2 3 . Il s'agit de P. Rutilius Rufus qui avait été consul l'année avant
le second consulat de Marius. Il avait écrit sa vie en latin, et une
histoire romaine en grec. Il fut envoyé en exil six ans après ce
sixième consulat de Marius. Sylla voulut ensuite le rappeler mais
il refusa de revenir. - 24. Plutarque se base sur les conditions
d'âge légales. Mais il oublie qu'à titre « exceptionnel » Valérius
Corvinus avait été nommé consul pour la première fois à l 'âge
de 23 ans, en l'an de Rome 406. Il le fut pour la sixième fois l 'an
de Rome 46 5 , à l' âge de 8 3 ans. Il y a donc entre ces deux époques
non pas 45 ans, mais 60. - 2 5 . Plut. : « que la vérité, comme dit
Pindare, est le fondement de la plus haute vertu. » - 26. On ignore
ce qu'est devenue cette Vie de Métellus. - 27. Le texte de Plutarque
n'est pas très clair ici. On en saisit cependant le sens : l 'éloignement
de son ancienne demeure était, selon Marius, la cause de ce qu'il
y avait moins de visiteurs à sa porte qu'à celle des autres sénateurs.
- 2 8 . L'an de Rome 666. - 2 9 . Plut. : « 5 00.000 drachmes. » -
30. Pompéius Rufus. - 3 1 . CT. Pline, III, 1 0 . - 3 2 . Plut. :
« 20 stades. » - 3 3 . Plut. : « quatre calchos », environ 5 0 centimes
1 222 N O T ES

au cours 1 9 3 5 . - 34. Cn. Oétavius Nepos et L. Cornélius Cinna.


An de Rome 667. - 3 5 . Les commentateurs des livres sibyllins. -
3 6 . Par ce proverbe Marius se disait que bien que Sylla fût absent,
tout était à craindre pour lui dans Rome qui était la patrie de Sylla.
- 3 7 . A CONSULTER : Gerlach, Mariw und S11Ua (1 8 5 6), Gilles,
Campagne de Jo.1.ariUJ dans la Gaule ( 1 8 70), Votsch, Mariw ais Refor­
ma/or des romûchen Hecrwesens ( 1 8 86), Lanzani, Afario e SiUa (1 9 1 5.),
Robinson, 1'1.arius, Satumima and Glaucia ( 1 9 1 2), Bardey, Das
sech.fle Consulat des Mariw ( 1 8 84), Smit, Observationes in Pl11tarchi
vitam C. Marii ( 1 878).

Page 977. VIE DE LYSANDRE


r. Le problème capillaire préoccupait très sérieusement les
anciens. Il y avait parmi les hommes des partisans des cheveux
longs et des cheveux courts. Lycurgue a-t-il voulu se poser en
arbitre des élégances masculines ? - 2. Problèmes, XXX, 2 . - 3 .
A n 408 avant J .-C. - 4. Plut. : « . . . simple, dorienne. » - 5 . Plut. :
« 1 5 stades. » - 6. Elle a duré 27 ans et prit fin en 405 avant J .-C. -
7. Plut. : « il y en avait même qui assuraient que les fils de Jupiter
Castor et Pollux, quand la flotte partit pour aller à l'attaque de
l'ennemi, firent paraître leurs étoiles aux deux côtés du gouvernail
de la galère de Lysandre. » - 8. Cf. Pline, II, 5 8 . - 9. Cf. Xéno­
phon, Hel/., Il. Ils étaient accusés d'avoir précipité dans la mer
tous les captifs des deux galères et résolu en pleine assemblée de
couper le poing aux prisonniers qu'ils feraient. - 10. Il s'agit
non pas du poète, mais de l'historien, disciple d'Isocrate. - 1 1 .
Ici Plutarque anticipe sur les événements. Cet incident n'eut lieu
qu'après la démolition des murs d'Athènes (Xén.). Cf. infra. -
1 2 . Plut. : « aux pilotes et aux céleustes. » Ces derniers étaient chargés
des subsistances. - 1 3 . Plut. : « du mois Munichion » (qui répond
au mois d'avril). - 1 4. 1=,leélre, v. 1 67. - 1 5 . Plut. : « . . . pour frapper
l'athlète Autolycus. » - 1 6. Cf. supra la Vic de Lycurgue, § LXII.
- 1 7. Plut. : « ... que l'heureuse Sparte nous a donné, ô Pœan l ô
Pœan 1 » - 1 8 . Dans le sens : à menteur menteur et demi. Cc pro­
verbe était fondé sur ce que les Crétois passaient pour les plus
grands fourbes et les plus grands menteurs du monde. - 1 9.
Le proverbe disait : Ulysse n'était pas le seul homme rwé. - 20.
Plut. : « De là naîtront des malheurs sans nombre, qui exerceront
longtemps ta patience, et des orages de guerres sanglantes que tu
auras de la peine à surmonter. » - 2 r . Plut. : « Peut-être, répondit
Lysandre, t'en a-t-on plus dit que je n'en ai fait. » - 22. Cf. Paus.,
VI, 3 , 1 4. - 2 3 . Plut. : « comme le font les poètes tragiques qui ont
souvent recours à des machines pour amener le dénouement. » -
24. Cf. Karapanos, Dodone el res ruines (1 878). - 2 5 . Éphore. -
26. Plut. : « un talent. » - 27. Cet oracle était difficile à entendre
avant son accomplissement. En effet, Lysandre fut tué : 1 ° après
SYLLA 1 2. 2.3
avoir passé un ruisseau dont l'ancien nom était Oplites ; 2. 0 p11r
un homme dont le bouclier était orné d'une image de dragon ;
3 ° lors d'une attaque des Thébains qui le prennent par-derrière
pendant que les Haliartiens l'attaquent de front. - 2.8. Plut. :
« Toi qui fais la guerre au loup avec tes épieux, évite ses confins. »
Les confins du loup semblent désigner le territoire de Délium, parce
que Délium eft à l'extrémité de la Béotie et que le loup chassé
jusque-là, ne trouve plus de terrain. - 2.9. La critique hiftorique
moderne semble se rallier au jugement de Plutarque. Cf. Dellios,
Zur Kritik des Ges.:hichtsschreibers Theopomp ( 1 8 80) et l'article de
Hirzel, in Rhein. Mm. 1 892.. - 30. A noter le recours fréquent à
l'ouvrage d'Éphorus, qui semble avoir rendu des précieux services
à plus d'un hiftorien ancien. Bauër a établi notamment comment
Diodore de Sicile avait utilisé Hérodote par l'intermédiaire d'Épho­
rus (cf. son étude in Jahrb. J. Phil., Suppl., X, p. 279-342.). - 3 1 .
Le récit d e Plutarque a besoin d'être confronté avec Xénophon,
HeUenica, I, 5 . - III, 5 ; Diod. de Sic., XIII, 70 et suiv., 1 04 et suiv .,
XIV, 3 , 1 0, 1 3 , 8 1 ; Lysias, XII, 60 et suiv. ; Juftin, V, 5-7 ;
Polyrenus, I, 4 5 , VII, 1 9 ; Pausanias, III, 9, 3 2 ; 1 o, 9. - A CONSUL­
TER : Gehlert, Vila Lysandri (1 874), Vischer, Al/eibiades 11nd
Lysandros (1 845), Nitzsch, De Lysandro ( 1 847), Homol le, Mémoire
!llr les ex-voto de Lysandre à Delphes ( 1 901).

Page 1 0 1 7. VIE DE SYLLA


I. L'an de Rome 464. - 2.. Plut. : « dix livres. » -- 3. Chez Plu­
tarque on lit respeélivement : 2..000, 3 .000 et 1 .000 sefterces. -
4. Cf. Bernoulli, Rœm. Ikonogr. , I, 87. - 5 . J'ignore quel fut l'auteur
de ce vers. - 6. Cf. !llpra la Vie de Marius, qui donne une version
un peu différente. - 7. Les Phéniciennes, v. 5 54. - 8. Il s'agit
de Sextus Julius César, qui fut consul peu après la préture de
Sylla. - 9 . . Il s'agit d'Ariobarzane I•r Philoromaios. Il fut mis
hors de ses Etats deux fois : la première par !'Arménien Tigranus,
la seconde par Mithridate. Il y fut ramené par Sylla (en 92. avant
J .-C.) et ensuite par L. Cassius (en 90 avant J .-C.). Cf. J uftin,
XXXVIII, 3, 1 ; Appian, Mithr., X, 5 7 . - 1 0 . Plut. : « Chalcidéen »
(c'eft-à-dire citoyen de la ville ou de la province de Chalcides) . -
u . Ils furent consuls ensemble. An de Rome 674. - 1 2.. Cf. Tiesler,
De BeUonœ eu/tu (1 842.). - 1 3 . Plut. : « 2..000 drachmes. » - 14.
Le nom de la déesse a été ajouté par Amyot. Il avait mal choisi.
Bellone ne portait pas la foudre comme celle qui apparut en songe à
Sylla. Ce ne pouvait être que Minerve. - 1 5 . Les anciens accor­
daient souvent à Minerve les mêmes attributions qu'à Jupiter. -
1 6. Plut. : « le médimne se vendait mille drachmes. » - 1 7. Plut. :
« l'herbe nommée Parthenium. » - 1 8 . Le même qui eft appelé
Morion au § XXXVIII. - 1 9. Plut. : <' 4 tétradrachmes. » - 2.0.
Ses descendants qui décidément n'avaient pas le goût des lettres
12. 24 NOTES

les enterrèrent dans une espèce d e fosse (parmi ces ouvrages se


trouvaient également ceux d'Ariftote que ce philosophe en mou­
rant avait transmis à Théophrafte) où ils reftèrent inconnus jusqu'au
temps des Attales, rois de Pergame. Alors ils furent retirés et
vendus, très cher, à Apellicon de Téos. Comme ils avaient été
gâtés par l'humidité et par les vers, Apellicon en fit de nouvelles
copies mais elles ne purent remplacer parfaitement les originaux.
Cf. Diogène Laërce, Vie de Théophrafle. - 2 I . Plutarque appelle
ainsi les poissons dont ils avaient fait présent à Sylla. - 22. Plut. :
« à Nymphée. » (nom propre qui signifie aussi consacré aux
Nymphes). - 2 3 . Dion Cassius affirme que ce feu ne desséchait
ni la terre, ni les arbres, ni les herbes qui croissaient dans le voisi­
nage. - 24. 5 • mois de l'année romaine, appelé Julii mensù à
cause de Jules César. - 2 5 . Plut. : « la plupart n'ayant pas d'ar­
mure complète. » - 26. Le cirque. - 27. Ces vases d'eau sacrée
étaient à la porte des temples. Ceux qui y entraient y trempaient
leurs mains pour se purifier, et l'on en aspergeait l'assemblée
pour la laver de ses souillures. - 2 8 . Ne pas confondre avec celui
qui fut triumvir avec Oél:ave et Antoine. - 2 9 . Direéteur d'une
troupe de mimes. - 30. L'aél:eur qui ne j ouait que des rôles de
femmes. - 3 1 . L'an de Rome 6 1 9 . - 3 2 . Cf. les Fragments de
Sylla édités par H. Peter (1 870). Le livre récent de J. Carcopino
(SyUa, 1 9 3 1 ) remplace les études antérieures. Certaines toutefois
peuvent être consultées encore avec fruit. Notamment : Lau,
Lucius Cornelius SuUa (1 8 5 5), Linden, De beUo civili SuUa110 ( 1 8 96),
Cantalupi, La guerra civile S11Uana in Italia (1 892).

Page 1 070. COMPARAISON DE LYSAN D RE


AVEC SYLLA

1 . Le texte de Plutarque eft beaucoup plus simple et concis :


« En temps de sédition, le méchant eft honoré. » - 2. Ils s'étaient
mis à la tête du prolétariat romain pour agir d'accord avec Marius.
Cf. Vie de Marius, XLIX et s. - 3 . Corn. Nepos n'eft pas de cet
avis. Selon lui, Lysandre « doit sa grande réputation plutôt à
son bonheur qu'à son mérite » ; il é• 1it « remuant et audacieux »,
il ne confiait des emplois qu'aux hommes « qui lui étaient attachés
par les liens de l'hospitalité » et s'était signalé « par son avarice
et par sa cruauté », etc. Cf. Corn. Nepos, LJ•s., I, 4. - 4.
Cf. Vie de Lysandre, XXIV. - 5 . Plut. : « avoir préféré l'intérêt
public à son avantage personnel. »

VIE DE CIMON
1 . Ne pas confondre ce Damon avec le musicien Damon dont
il dt queftion dans la Vie de Périclès, ni avec le philosophe de
CIMON

Syracuse dont l a touchante aventure avait servi d e sujet à une des


plus célèbres ballades de Schiller. - 2. Les gymntUiarques avaient
la direél:ion générale des gymnases. lis étaient secondés par les
sophronilles qui surveillaient la conduite des jeunes athlètes pendant
les exercices. Les pidotribes, enfin, étaient chargés de l'enseigne­
ment sportif. - 3. Plut. : « plusieurs générations. » - Entre la
mort de Lucullus et la naissance de Plutarque il n'y a pas 200 ans.
- 4. Plut. : « Scapté-Hylé. » -Amyot donne la traduél:ion littérale.
- 5 . Cf. Eur., Héraclès dont Wilamowitz place la composition
dans l'avant-dernière décade du ve siècle avant J.-C. - 6. Fils de
l'auteur tragique Philoclès. Ne pas le confondre avec l'hi§torien
Melanthios auteur d'un livre sur les my§tères et qui vivait à l'époque
alexandrine. CT. Meyer, Die Biographi, Kimons (in Foruhungen z.ur
alten Gesch., II, p. 41-43). - 7. Cornelius Nepos affirme (d'accord
avec Théopompe) que Cimon avait épousé sa sœur. Les lois
d'Athènes permettaient en effet à un frère d'épouser sa sœur de
père. Mais tout n 'e§t pas clair dans cette curieuse hi§toire de la fille
de Miltiade. On lui attribue encore un autre mari, Callias, fils
d'Hipponicos, dont il e§t queftion dans la Vie d'Ari§tide. Était-elle
mariée deux fois ? CT. Wilamowitz, in Hermes, XII, 3 3 9 ; Busolt,
Griech. Gesch., III, 1 . - 8. Il s'agit d'Archélaos de Chersonèse qui
vivait à la cour de Ptolémée Philadelphe. Le « philosophe Pametius »
e§t Panaition de Rhodes ( 1 8 5- 1 1 0 avant J.-C.) qui était l'ami de
Scipion l'Africain. Cf. Meyer, op. cil., p. 43. - 9. Q!!i vivait dans
l'entourage de Cimon. - 10. Plut. : « Va tout droit au châtiment
que tes forfaits méritent. » - 1 1 . Cf. !/iode, XI. - 1 2. 45 6 avant J.-C.
- 1 3 . Cf. Kopke, De ]onÎI Chii vila el fragmenlÎI ( 1 8 3 6). - 1 4.
Plut. : « le plus divin, le plus hospitalier, le plus charitable des
hommes, le premier des Athéniens en toute vertu, mais malheu­
reusement il e§t mort le premier. » - 1 5 . Il était venu à Athènes
en 427 avant J.-C., en qualité d'ambassadeur de sa cité natale. -
16. Ses fragments ont été édités par Müller, FHG, II, 68-7 1 . Son
collègue Theognis a laissé également une œuvre poétique appré­
ciée. - 1 7. En la Méditerranée. - 1 8. L'évaluation en écus appar­
tient à Amyot. - 1 9. On rencontrera encore ce personnage dans
la Vie d'Alexandre. Ari§tote, dont Calli§thène était le disciple,
disait que celui-ci avait des capacités littéraires, mais point de
jugement. - 20. Le revenu annuel des mines de Thasos était de
2 à 300 talents. - 2 1 . Monté sur le trône en 479 avant J.-C. Ne pas
confondre avec Alexandre le Grand qui ne régna qu'un siècle et
demi plus tard. - 22. CT. Lucas, Cratinos el Eupolû ( 1 8 26). Sur
Elpinice, Meyer, op. cil., p. 26-27. - 2 3 . Les révoltes des Ilotes
étaient fréquentes. On en compte six dans l'espace d'un siècle.
Il devait y en avoir bien d'autres. Celle dont Plutarque fait mention
ici, e§t considérée comme la plus redoutable. - 24. Lysillrata,
v. 1 140. - 2 5 . Une tribu athénienne. Ne pas confondre avec Œnoé,
bourg de l'Attique. - 26. Plut. : « les guerriers qui étaient au
nombre de cent, placèrent au milieu d'eux l'armure complète de
1 226 NOTES

Cimon, et s e tenant serrés les uns contre les autres ils se firent
tous tuer. » - 27. La Fontaine emploie ce terme pour désigner
la femelle d'un chien de chasse. Au xv1• siècle c'était également
le sobriquet des prostituées. - 2 8 . Cf. Corn. Nepos, Cimon, III.
D'après cet auteur Cimon mourut d'une maladie contraél:ée pen­
dant le siège. - 29. A CONSULTER : Meyer, Die Biographie Kimons
(in Forsch. zur alten Geseh., II, 1 8 99), Ekker, Plutarchi Cimon (1 843) ;
Rühl, Die QgeUen des Plutarchs im Leben des Kimon (1 867) ; Rich­
ter, z,, Plutarchs Kimon (in Jahrb. f. clau. Phil., 1 8 66) ; Rumm­
ler, De fontibm et au{/orilale Plularchi in vila Cimonâ ( 1 8 67) .

Page 1 1 06. VIE DE LUCULLUS


1 . L. Licinius Lucullus qui fut envoyé en 1 0 3 avant J.-C. en
Sicile pour y réprimer la révolte des esclaves. - 2 . Plutarque a été
mal renseigné ici. Il a confondu les personnages et les dates. Mün­
zer, qui fait autorité dans ce domaine, a mis les choses au point in
P.-W. 2• série, t. IV, 1 762- 1 7 6 3 , n° 1 2 . Sur le procès, le même,
t. XXV, 3 7 5 -3 76. Cf. Cicéron, De off., II, 5 0 ; Tite-Live, XXX, 39.
- 3 . Id. - 4. Cicéron, L11c., IV, 1 1 , 6 1 . - 5 . Cf. supra la Vie de
Sylla. Le titre en aurait été Res ge,1œ L. Cornelii S11Uœ (a été utilisé
par Plutarque, Salluste, Diodore et Appien). A CONSULTER : Vitelli,
Nole ed appunti s11U'autobiografia di Lucio Cornelio SiUa (in Studi ital.
di filol. clau., 1 8 98) ; Busolt, .9..!!eUenkrit. Beilrœge zur Gesch. der
rœm. Revolutionszeit ( 1 8 90). - 6. Plut. : « tels des thons qu'on voit,
en se jouant, fendre les vagues. » - 7. Plut. : « restent bientôt à
sec et meurent d'ignorance. » -- 8. La guerre sociale commencée
en 90 avant J .-C. - 9. Les Marses (nation guerrière d'Italie, dans
l'Apennin, sur le bord méridional du lac Fucin) furent les premiers
qui prirent les armes dans cette guerre. - 1 0. JI venait de tuer
L. Valerius Flaccus qui commandait l'armée en qualité de pro­
consul. - 1 1 . Le Pont-Euxin, ou la mer Noire. - 1 2 . L'évaluation
est d'Amyot, et tout à fait approximative. - 1 3 . 1 5 0.000 fantassins,
une nombreuse cavalerie et 400 vaisseaux. - 14. Cet ouvrage
de Salluste a été perdu. - 1 5 . Ne pas confondre ce temple avec
celui dont les traces avaient été relevées par Schliemann vers la fin
de ses fouilles. Sur la Troade (dont Troie fut la capitale) lire Le
Chevalier, le VoJ•age de la Troade fait dans les années I 78J-I 786, avec
atlas (1 802). - 1 6. Ce royaume s'étendait depuis le fleuve Halys
jusqu'à la Colchide. Il avait pris son nom du Pont-Euxin, le long
duquel il était situé au midi. Héraclée était dans la Bithynie ; mais
cette province ayant été conquise par les rois de Pont, fut comprise
dans leur royaume. - 1 7 . Ne pas les confondre avec les habitants
de la Chaldée, célèbres par leurs connaissances astronomiques.
- 1 8 . Cf. Lucien, Macrob., XV ; Appien, Syr., XLVIII et
Mithr., LXVII ; Strabon, XI, 5 3 1 ; XII, 5 3 9 ; XVI, 745 ; Justin,
XXXVII, 3 ; XL, 1 , et les Vies de Sylla et de Pompée. - 1 9 . Plut. :
LU CULLUS 1 22.7

« 5 00 pièces d'or. )) - 2.0. Plut. : « 1 5 .000 pièces d'or. >) -


2. 1 . Plut. : « 1 2.0 §lades. )) - 2. 2. . Cf. Gelzer, in P.-W., XXV,
407-4 1 0 . - 2 3 . Polybe et Strabon ont laissé des descriptions très
précises de l'ancienne Sinope. Polybe : « Bâtie sur une péninsule
qui s'avance v ers la haute mer. L'i§lhme qui la relie au continent
n'a pas plus de deux §lades de longueur. La péninsule du côté de
la ville e§l d'un accès facile ; du côté de la mer elle e§l à pic et
dangereuse pour les navires. )) - Strabon : « Synope e§l entourée
de rochers creusés en forme de bassins, qui dans les hautes marées
se remplissent et rendent le rivage inaccessible. )) - 24. Cf. st1pra,
note 5 . - 2 5 . Le culte de Diane était établi dans la Perse. C'e§l
de là qu'elle a tiré ce surnom de Diana Persica. - 26. Cf. les
sources mentionnées supra, n. 1 8 . - 27. Plut. : « 2.0 §lades. )) -
2 8 . Antérieures à sa Géo,�raphie et perdues aujourd'hui. Ce qui
rdtc e§l recueilli par Müller, FHG III, 490-494. Cf. Otto, Strab.
fi-aglll. (in Leipz.., St11d., 1 89 1 ). - 2.9. Dans sa grande hi§loire
dont on a recueilli, à travers les siècles, tant bien que mal, les
fragments. Cf. leur inventaire très minutieux dans Schanz, Gesch.
d. rœlll. Literalttr I, 2, p. 1 7 3 - 1 77. - 30. Un des tribuns, plutôt. -
3 1 . Plut. : « Irrité de ce mépris, il commença à séduire les troupes
de Fimbria . . . )) - 3 2 . Ne pas confondre cette Servilia avec sa
sœur, la mère de Brutus, qui portait le même nom. - 3 3 . Épîtres,
I, Ép. 6, v. 43 et suiv. - 34. Plut. : « et il n'y avait point de seéte
qu'il rejetait. )) - 3 5 . Un certain Lucius Vettius, agent-provocateur
au service de Cicéron. Cf. sur lui et sur toute cette affaire mon
Brutus, chap. I (in Rev. des Q!f.efl. hifl., 1 9 34). - 3 6 . A CONSULTER :
Lefranc, Vie de Lucullus par Plutarque annotée et commentée
( 1 8 3 0) ; Frœhlich, Lebensbilder beriihllller Feldherren des Alterthums, V
( 1 8 9 5 ) , Gleitsmann, De Plutarchi in LucuUi vitafontibra ac fide ( 1 8 8 3) .
TABLE DES MATIÈRES

IN TROD UCTION, par Gérard Walter vu

VIE DE THÉSÉE . . . . . . . . . .
VIE DE ROMULUS . . . . . . . . . 37
COMPARAISON D E THÉSÉE AVEC ROMULUS 79
VIE DE LYCURGUE . . . . . . . . . . 85
VIE DE N u11A POMPILIUS . . . . . . . 1 30
COMPA RAISON DE LYCURGUE AVEC NUMA POMPI-
LIUS . . • . . . 163
VIE DE SOLON . . . . . . . . . . . . . 171
VIE DE PUBLICOLA . • . . . . . . . . • 2I3
COMPARAISON DE SOLON AVEC PUBLICOLA . 240
VIE DE THÉMISTOCLE . 245
VIE DE CAMILLE . . . . 283
VIE DE PÉRICLÈS . . . . 332
VIE DE FABIUS MAXIMUS 3 79
COMPARAISON DE PÉRICLÈS AVEC FABIUS MAXI-
MUS . . . . • . 414
Vrn D'ALCIBIADE . . • . • . . . . . . . 41 8
VIE DE CORIOLAN . . . . • . . . • • . 471
COMPARAISON D 'ALCIBIADE AVEC CORIOLAN p8
VIE DE TIMOLÉON . . . • . . . • . . . 5 24
VIE DE PAUL-ÉMILE . . . . . . . . . • • 5 66
COMPARAISON DE TIMOLÉON AVEC PAUL-ÉMILE . 614
VIE D E PÉLOPIDAS . . . • • . . . • . . . 617
VIE DE MARCELLUS . • . . • . • . . . • • 66 3
COMPARAISON DE PÉLOPIDAS AVEC MARCELLUS . 7 04
VIE D'ARISTIDE . . . . . . . . . 708
VIE DE CATON LE CENSEUR . . • 75 1
COMPARAISON D'ARISTIDE AVEC CATON LE CEN-
SEUR . . • · · · 79 3
VIE DE PHILOPÉMEN • • . • • • • • 801
T A B L E D E S M A TI È R E S

VIE D E T . Q . FLAMINIUS . . 83 1
COMPARAISON DE PHILOPÉMEN AVEC T . Q. FLA-
MINIUS . . . . . . • 862
VIE DE PYRRHUS • . • 865
VIE DE CAÏUS MARIUS 916
VIE DE LYSANDRE • • 9 77
VIE DE SYLLA . 1017
COMPARAISON DE LYSANDRE AVEC SYLLA 1 0 70
VIE DE ÜMON . • . . . . 1 0 76
VIE DE LUCULLUS I I 06
COMPARAISON DE CIMON AVEC LUCULLUS l 1 74

NO TES :

Vie de Thésée . 1 181


Vie de Romulra 1 1 87
Vie de Lycurgue . . . . I I 89
Vie de Numa Pompilira . . . . . . . . . . I I91
Comparaüon de Lycurgue avec Numa Pompilira . 1 1 94
Vie de Solon . . . . . . . . 1 1 94
Vie de Publicola . . . . . . . . 1 1 97
ComparaiJon de Solon avec Publicola 1 1 99
Vie de Thémiflocle 1 1 99
Vie de Camille 1 200
Vie de Périclès . . . . . 1 20 3
Vie de Fabira Maximra . 1 20 5
Vie d'Alcibiade . . . . 1 205
Vie de Coriolan . . . . . . . . . 1 207
ComparaiJon d'Alcibiade avec Coriolan 1 208
Vie de Timoléon . 1 209
Vie de Paul-Émile 1 210
Vie de Pélopid,u . 1212
Vie de Marcel/ra . . . . . . . . . . 1213
ComparaiJon de Pélopida! avec Marce!IUJ . 1215
Vie d'Ariflide . . . . . . . . . . . 1215
Vie de Caton le Censeur . . . . . . . . . 1217
ComparaÏJon d'Ariflide avec Caton le Censeur 1218
Vie de Philopémen . . . 1218
Vie de T. Q, Flaminiur . 1219
Vie de Pyrrhra . . 1 2 20
Vie de Caim MariUJ [ 221
Vie de Lysandre . . 1 222
TA B L E D ES M A TI È RES

Vie de Sv/la . r:z 2 3


Co111paràùon de l. v1sa11dre avec S)'Ua 1 2 24
Vie de Ci111011 1 224
I "ie de Lum/1u.r . . . . • • • • 1 2 26
Ce volume, ponant le numéro
quarante-troù
de la « Bibliothèque de la Pléiade »
publiée aux Éditions GaUimard,
a été achevé d'imprimer
sur Bible des Papeteries BoUoré Technologies
le IJ août 2 0 07
par Aubin Imprimeur
à Ligugé,
et relié en pleine peau,
dorée à l'or fin 2; carats,
par Babouot à Lag'!)'.

ISBN : 97 S-2 -07 -0 1 04J 2 -9 .


N' dëdition : 1;; 644. N• d'impression : L 7 1 1 J 6.
Dépôt légal : août 2 o o7 .
Premier dépôt légal : 1 9J 7 .
Imprimé en France.

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