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Ruwen Ogien
2003/3 - no 11
pages 5 à 28
ISSN 1291-1941
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dossier
RUWEN OGIEN
Libéraux et pornographes *
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I
L N’Y A PAS SI LONGTEMPS, les rares philosophes qui
s’intéressaient à la pornographie se divisaient en deux
camps assez clairement identifiables 1.
1) Les libéraux, qui recommandaient la tolérance envers la plu-
part des formes de pornographie au nom, principalement, du
droit à la vie privée ou à la liberté d’expression, avec certaines
restrictions mineures, concernant l’affichage public notam-
ment 2.
2) Les conservateurs, qui réclamaient la prohibition ou des res-
trictions très sévères, même dans la consommation privée, au
nom d’une conception substantielle du bien sexuel excluant
tout écart important par rapport à un ensemble de normes
valorisant les relations hétérosexuelles dans un cadre stable,
soutenues par des sentiments d’amour réciproques. D’après
eux, la pornographie est une représentation perverse de la sexua-
* Ce texte reprend les termes d’une communication préparée pour la conférence « L’im-
pératif pornographique », qui devait se tenir en novembre 2001 au Centre Georges-
Pompidou et n’eut finalement jamais lieu. Depuis, il a servi de base à une autre communi-
cation au même Centre, sur la censure, en mars 2002, et à mon livre Penser la pornographie
(Paris, PUF, 2003), mais il n’a pas été publié tel quel. Merci à Roger Rotman, qui
m’a invité à ces conférences, à Alban Bouvier, Monique Canto-Sperber, Sophie Dufau,
Speranta Dumitru, Jean-Yves Goffi, Lubomira Radoilska, Christine Tappolet pour leurs
commentaires et à Bertrand Guillarme qui a accueilli ce texte si chaleureusement.
1. Ronald Dworkin, « Liberté et pornographie », trad. par Marc-Olivier Padis, Esprit, 10,
1991, p. 97-107.
2. Le représentant le plus fameux de ce courant est Ronald Dworkin, « Existe-t-il un droit
à la pornographie ? », dans Une question de principe (1985), trad. par Aurélie Guillain,
Paris, PUF, 1996, p. 417-465 ; « Liberté et pornographie », art. cité.
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nombre de pensées, d’attitudes, de conduites qui touchent de près
ou de loin à la sexualité (des façons de caresser ou de se caresser aux
façons de s’habiller en passant par les façons de rêver ou de parler).
Il aurait été vraiment fantastique que la pornographie échappe à leur
zèle !
Mais tenter de justifier la critique de la pornographie au nom
de principes libéraux est plus inhabituel. Ce n’est pourtant pas un
programme totalement incohérent. Pour apporter une justification
de ce genre, il suffit de montrer que la production, la diffusion, la
consommation de pornographie, selon certaines définitions, ou
dans certaines formes, au moins, sont en conflit avec des principes
libéraux de base. Le problème, c’est qu’aucun philosophe libéral n’a
3. Pour un exposé des positions conservatrices, cf. Walter Berns, « Beyond the (Garbage)
Pale, or Democracy, Censorship and the Arts », dans Ray C. Rist, The Pornography Con-
troversy, New Brunswick, New Jersey, Transaction Books, 1975, p. 40-63 ; Fred Berger,
« Pornography, Sex and Censorship », Social Theory and Practice, 4 (2), 1977, p. 183-
209 ; David Linton « Why is Pornography Offensive ? », The Journal of Value Inquiry,
13, 1979, p. 57- 62.
4. Voir, entre autres, Rae Langton, « Whose Right ? Ronald Dworkin, Women and
Pornographers », Philosophy & Public Affairs, 19, 4, 1990, p. 311-359 et « Speech Acts
and Unspeakable Acts », Philosophy & Public Affairs, 22 (4), 1993, p. 293-330 ; David
Dyzenhaus, « John Stuart Mill and the Harm of Pornography », Ethics, 102, 1992,
p. 534-551 ; Robert Skipper, « Mill and Pornography », Ethics, 103, 1993, p. 726-730 ;
Richard Vernon, « John Stuart Mill and Pornography. Beyond the Harm Principle »,
Ethics, 106, 1996, p. 621-632 ; Danny Scoccia, « Can Liberals Support a Ban on Vio-
lent Pornography ? », Ethics, 106, 1996, p. 776-799 ; Joël Feinberg, Harm to Others,
New York, Oxford University Press, 1984 ; Melinda Vadas, « A First Look at the Porno-
graphy Civil Rights Ordinance : Could Pornography be the Subordination of
Women ? », The Journal of Philosophy, 1987, p. 487-511.
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réussi à l’établir clairement, pour des raisons qui n’ont rien d’acci-
dentel.
À mon avis, la critique libérale de la pornographie n’est pas
fondée. Cependant, j’estime qu’elle est loin d’être stérile. Elle est par-
venue, en effet, à préciser les enjeux moraux et politiques du débat
autour de la pornographie à deux points de vue.
1) Traditionnellement, les libéraux jugent que la pornographie
est protégée par le droit à la liberté d’opinion ou d’expression. Les
libéraux qui s’opposent à la pornographie reconnaissent évidem-
ment ce droit. Mais ils estiment qu’il entre en conflit, dans le cas
de la pornographie, avec un autre principe libéral de base : le
principe d’égalité ou, plus exactement, le principe d’égale consi-
dération de la voix et des intérêts de chacun. Ce n’est pas en atta-
quant le droit à la liberté d’expression, mais en défendant un prin-
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cipe de justice, qu’ils critiquent la pornographie.
2) Les attaques des libéraux contre la pornographie les ont
peut-être rapprochés pratiquement des conservateurs, mais
elles ont aussi mis en évidence ce qui distinguait essentielle-
ment une approche libérale d’une approche non libérale en
général. Le non-libéral attaque la pornographie au nom d’une
conception particulière du bien (du consommateur, des
familles, de la société). Le libéral, lorsqu’il réprouve certaines
formes de pornographie, le fait au nom de torts précis ou
d’injustices flagrantes causés à des personnes ou des groupes de
personnes, c’est-à-dire au nom du juste 5.
Au fond, ce que la critique libérale de la pornographie a réussi
à établir, c’est que même les défenses de la pornographie devaient se
faire au nom du juste pour pouvoir être dites « libérales ».
C’est ce que je me permettrais d’appeler un « progrès » dans le
débat moral.
5. Pour une histoire de la division entre le juste et le bien, généralement attribuée à Kant,
voir l’introduction à leur ouvrage de André Berten, Pablo Da Silveira, Hervé Pourtois
(eds), Libéraux et communautariens, Paris PUF, 1997. Ils pensent qu’elle existait déjà,
sans être explicite, chez Duns Scott, Ockham et Hobbes (p. 27). Son principal promo-
teur contemporain est John Rawls, Théorie de la justice (1971), trad. par Catherine
Audard, Paris, Le Seuil, 1987, p. 57. Charles Larmore l’a brillamment analysée dans
Modernité et morale, Paris, PUF, 1993, p. 45-69. Charles Taylor (« Le juste et le bien »,
trad. par P. Constantineau, Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 1998,
p. 33-56) et Michael Walzer (Thick and Thin : Moral Argument at Home and Abroad,
Cambridge, Mass., Harvard University Press 1994), entre autres, ont montré qu’elle
posait toutes sortes de problèmes, que je me suis permis d’ignorer dans cet essai, car ils
ne me paraissent pas susceptibles de disqualifier l’opposition en général.
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la vie privée et à la liberté d’expression.
2) Les libéraux « anti-pornographie », qui condamnent la por-
nographie telle qu’ils la définissent, au motif qu’elle contribue
à renforcer, en la rendant sexuellement excitante, une injustice :
la discrimination sexuelle dont les femmes sont victimes.
3) Les libéraux « pro-pornographie », qui veulent promouvoir la
pornographie, et non pas la tolérer seulement, au motif qu’elle
contribue à éliminer cette injustice que constitue la répression
de la sexualité (celle des femmes et des minorités sexuelles en
particulier).
Dans ce qui suit, je m’en prends essentiellement à la thèse libé-
rale anti-pornographie. Je propose des raisons de la rejeter, tout en
reconnaissant sa contribution à la clarification de la discussion.
La question que je me pose est très simple. Elle est celle de savoir
s’il est possible de justifier la critique de la pornographie au nom de
principes libéraux. Mais pour essayer d’y répondre, il me faut com-
mencer par préciser un peu ce que j’entends par « principes libéraux ».
Les trois qui comptent dans ce débat sont les suivants : neu-
tralité à l’égard des conceptions substantielles du bien ; principe
6. Wendy McEllroy, XXX, A Woman’s Right to Pornography, New York, St. Martin’s Press,
1995 ; Alan Soble, Pornography, Sex and Feminism, New York, Prometheus Books,
2002 ; Nadine Strossen, Defending Pornography, New York, Scribner, 1995.
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sexuel personnel, même le dernier. Il serait absurde d’établir une hié-
rarchie entre ces choix. Il serait aussi absurde de supposer qu’un
désaccord à leur propos pourrait être tranché par un débat rationnel.
Du point de vue libéral, les désaccords sur ces conceptions substan-
tielles du bien paraissent raisonnables, et les tentatives d’imposer un
genre de vie ou un modèle de personne au détriment d’un autre,
déraisonnables 8. De plus, ces tentatives ont l’inconvénient de porter
atteinte à l’autonomie individuelle. Ce sont des formes de paterna-
lisme, cette attitude qui consiste à vouloir faire le bien des autres sans
tenir compte de leur point de vue 9. C’est une attitude que les philo-
sophes libéraux n’apprécient pas, c’est le moins qu’on puisse dire.
7. Il est possible, bien entendu, de formuler toutes sortes d’objections à mon choix de prin-
cipes et à ma façon de les présenter. La liste de ces principes et leur signification est
l’objet d’une intense controverse, en philosophie morale et politique, dans laquelle je
n’ai pas l’intention d’entrer ici. Mais il me semble, néanmoins, que ceux que je propose
donnent une assez bonne idée des principes libéraux applicables à la pornographie. Sur
ces principes, voir A. Berten, P. Da Silveira, H. Pourtois (eds), Libéraux et communauta-
riens, op. cit., qui contient les textes des représentants les plus marquants de ce courant :
John Rawls, Ronald Dworkin, Charles Larmore (on pourrait ajouter Thomas Nagel).
8. Charles Larmore, « Pluralism and Reasonable Disagreement », dans Ellen Franken Paul,
Fred D. Miller, Jeffrey Paul, Cultural Pluralism and Moral Knowledge, Cambridge, Cam-
bridge Unviversity Press, 1994, p. 61-79 ; George Sher, Beyond Neutrality. Perfectionism
and Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
9. Certaines formes de paternalisme sont faibles. Elles n’admettent d’ingérence dans la vie
d’une personne qu’en cas d’absence provisoire ou permanente de son autonomie et dans
le but de l’instaurer ou de la restaurer. D’autres formes de paternalisme sont fortes en ce
sens qu’elles ne tiennent tout simplement pas compte de l’autonomie de la personne, de
sa capacité à déterminer en quoi consiste son propre bien-être. Je pense ici au paterna-
lisme fort. Cf. J. Feinberg, « Legal Paternalism », Canadian Journal of Philosophy, 1,
1971 ; Gerald Dworkin, « Paternalism », The Monist, 56, 1972, p. 64-84.
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religion. Dans le cadre de l’État libéral, catholicisme, protestan-
tisme, islam, judaïsme, etc. sont censés coexister pacifique-
ment. Aucune conception religieuse n’est promue ou simple-
ment privilégiée par l’État, qui reste neutre en ce domaine.
L’idée d’une neutralité à l’égard des conceptions du bien peut-
être comprise selon ce modèle 10.
2) « Neutralité à l’égard des conceptions du bien » ne signifie
pas « absence de souci du bien ». D’abord, la neutralité morale
n’a de raison d’être qu’entre ces conceptions du bien à propos
desquelles un désaccord raisonnable est concevable ou envisa-
geable. Elle exclut donc celles qui pourraient faire l’objet d’une
réprobation générale (une vie de psychopathe) et elle n’aurait
aucun mal à admettre celles qui pourraient faire l’objet d’une
approbation générale (il est plus difficile de trouver un
exemple). Par ailleurs, il n’y a aucune raison pour qu’un libéral
ne fasse pas la promotion de ce qui nous permet de construire
diverses conceptions du bien ou la promotion des éléments
communs à toutes les conceptions du bien, puisque dans ces
cas, il n’en privilégie aucune en particulier 11.
3) Il est important de distinguer la neutralité des politiques et la
neutralité de leur justification 12. En effet, aucune politique ne
peut être authentiquement neutre. Aussitôt qu’une décision est
prise, elle tend à promouvoir un certain type de comporte-
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devant la télévision ou sur Internet, etc.) ne peuvent être un motif
d’intervention publique que dans des cas exceptionnels où l’on peut
raisonnablement diagnostiquer l’absence d’autonomie personnelle
présente ou future ou un préjudice indirect considérable à autrui (au
contribuable, par exemple, qui devra financer les soins des conduc-
teurs négligents, des cancéreux ou des obèses). De façon un peu plus
précise, ce principe nous demande de ne pas porter atteinte à l’inté-
grité physique ou psychologique d’autrui. Les notions de tort psy-
chologique ou même de tort physique posent toutes sortes de pro-
blèmes, celui de la mesure exacte de la gravité du tort psychologique
étant probablement le plus sérieux, vu l’état actuel de la psychologie
ou de la psychiatrie institutionnelles 14. Cependant, le principe
négatif d’éviter de nuire à autrui, par opposition à se nuire à soi-
même, est, me semble-t-il, assez intelligible.
Les non-libéraux défendent également l’idée qu’il faut éviter de
porter atteinte à l’intégrité physique ou psychologique d’autrui.
Mais ils estiment que les torts que nous nous causons à nous-mêmes
peuvent être, eux aussi, des motifs d’intervention publique. Surtout,
ils pensent que la famille ou la société peuvent être considérées
comme des entités de type organique qui peuvent subir des préju-
dices. Les libéraux rejettent complètement cette idée. D’après eux,
13. Ce principe négatif a été défini par John Stuart Mill (De la liberté, 1859, trad. par
Fabrice Pataut, Paris, Presses Pocket, 1990). Il est connu sous le nom de Harm Prin-
ciple. L’expression n’est pas de Mill, mais de J. Feinberg (Social Philosophy, Englewood
Cliffs, N. J., Prentice Hall, 1973).
14. G. Dworkin (ed.), Morality, Harm and the Law, Boulder, Westview Press, 1994.
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la thèse de l’égale considération doit être endossée par défaut au moins.
Mais cette défense par défaut peut être jugée insuffisante et quelques
précisions concernant ce principe ne seront pas superflues.
1) Le principe positif d’égale considération nous demande seu-
lement de reconnaître que chacun a la même valeur. Mais il ne
nous demande évidemment pas d’accorder le même degré
d’attention ou le même souci à chacun. Du fait que tous les
enfants ont exactement la même valeur objective, il ne suit pas
qu’un père de famille doive s’occuper de tous les autres enfants
exactement comme il s’occupe des siens.
2) Le principe d’égale considération est intrinsèquement lié au
principe d’autonomie. Dans une de ses versions assez populaires,
le principe d’autonomie dit que chacun doit être libre de choisir
la vie qu’il veut mener et qu’il est responsable de ce choix 18. Dans
d’autres versions plus compliquées, « kantiennes », il dit que
nous avons la capacité de penser par nous-mêmes et de trouver
en nous-mêmes, indépendamment de toute autorité extérieure
15. Martha Nussbaum, Sex and Social Justice, Oxford, Oxford University Press, 1999.
16. Idée reprise en droit dans la théorie dite de la « tierce personne ». Depuis l’introduction
dans le droit de la référence à la « tierce personne », l’opposition d’un comportement à
la morale officielle ne suffit plus pour qu’un comportement puisse être qualifié de cri-
minel. Elle a rendu nécessaire l’identification d’un préjudice précisément identifiable
qui peut concerner une personne ou un groupe de personnes. Cf. Flora Leroy-Forgeot,
Histoire juridique de l’homosexualité en Europe, Paris, PUF, 1997, p. 53.
17. R. Dworkin, « Le libéralisme », dans A. Berten, P. Da Silveira, H. Pourtois, Libéraux et
communautariens, op. cit., p. 53-86.
18. R. Dworkin, « Law, Morality, Equality », dans Herlinde Pauer-Studer (ed.), Construc-
tions of Practical Reason, Stanford, Stanford University Press, 2003.
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sement vouloir le bien. Comment peut-on à la fois proclamer
que l’être humain mérite le plus grand « respect » et considérer
qu’il est par nature incapable de découvrir par lui-même ce qu’il
convient de faire ou de penser ? En réalité, on ne peut pas
opposer le principe disant que chacun d’entre nous possède la
même éminente valeur et le principe disant que chacun d’entre
nous mérite d’être entendu au même titre.
Au total, le principe négatif qui nous demande d’éviter de nuire
gravement à autrui et le principe positif d’égale considération de la
voix et des intérêts de chacun sont des principes de justice, en ce sens
qu’ils ont vocation à régler nos rapports avec autrui en lésant le
moins possible les parties concernées (ou dans des versions opti-
mistes, au plus grand bénéfice des parties concernées).
En résumé, le non-libéral voudrait justifier la promotion ou la
répression de certaines conduites au nom du bien. Le libéral exclut
ces formes de justification. D’après lui, on ne peut promouvoir ou
réprimer des conduites qu’au nom du juste.
À la lumière de ces principes, on voit comment le libéral peut
justifier la liberté d’opinion dans certaines limites. Le refus du pater-
nalisme (on laisse à chacun le soin de se faire une opinion en lui don-
nant accès au maximum d’information), le souci d’égale considéra-
tion de la voix ou des intérêts de chacun (qui donne un droit égal à
chacun d’exprimer ses opinions) sont des arguments libéraux puis-
sants en faveur de la liberté d’opinion 19. Mais celle-ci peut être
19. Susan J. Brison, « The Autonomy Defense of Free Speech », Ethics, 108, 1998, p. 312-
339.
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tiques standards des conceptions métaphysiques et politiques de type
libéral 20. Mais, en réalité, tous leurs arguments spécifiques contre la
pornographie sont de type libéral. Aucun d’eux ne procède, explici-
tement du moins, d’une conception particulière du bien personnel
de ceux qui passent leurs journées à regarder des films classés « X ».
Aucun ne parle des torts causés à la « morale », à la « famille » ou à la
« société ». Tous invoquent des préjudices précis, graves, objectifs
causés à des personnes ou des groupes de personnes ou des injustices
de traitement flagrantes. C’est-à-dire qu’au fond tous reposent sur
des considérations relatives au juste et non au bien.
On peut considérer, bien sûr, que ce choix est purement tac-
tique. Étant donné que les féministes radicales s’adressent à des libé-
raux, elles essaient de montrer que ces derniers devraient condamner
la pornographie au nom de leurs propres principes 21. C’est bien pos-
sible, mais cela ne change rien de mon point de vue, puisque je
m’intéresse seulement à la valeur des arguments et non aux causes
qui ont poussé tel ou tel philosophe à les adopter.
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en particulier) ni des réflexions (politiques ou autres) mais des érec-
tions 23.
Ce raisonnement de philosophes est identique à celui qui a long-
temps servi de justification aux lois américaines sur l’obscénité. Alors
qu’elles interdisaient, à des degrés divers selon les époques et les États,
la production, la diffusion et la consommation de matériel pornogra-
phique écrit ou visuel, ces lois n’étaient cependant pas interprétées
comme des atteintes à la liberté d’expression ou d’opinion. Pour-
quoi ? Tout simplement parce que le matériel dit « obscène » était
supposé ne rien « exprimer » : ni intentions artistiques, ni opinions
intellectuelles 24.
L’idée que la pornographie n’était pas seulement une stimula-
tion sexuelle directe et qu’elle pouvait faire passer un message poli-
tique d’inégalité envers les femmes fut admise pour la première fois par
le juge Easterbrook en 1983 seulement. Dans une décision fameuse
et paradoxale, il affirma le caractère anticonstitutionnel de l’ordon-
nance contre la pornographie rédigée par deux célèbres féministes,
l’écrivain Andrea Dworkin et la juriste Catharine MacKinnon 25.
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ment de la Constitution américaine, au motif qu’une opinion ne
peut pas être interdite en raison de son contenu, même s’il est répu-
gnant.
La contre-attaque de Dworkin et MacKinnon resta sur le ter-
rain de la liberté d’expression, mais telle qu’elle peut être comprise à
la lumière du quatorzième amendement, qui affirme l’« égale protec-
tion des lois » et sanctionne toutes sortes de formes de discrimina-
tion 27. La pornographie est, d’après elles, une forme de discrimina-
tion sexuelle d’un type particulier. Elle prive les femmes du droit
reconnu à tous de s’exprimer librement et équitablement, parce
qu’elle disqualifie leur parole. La pornographie conditionne les
hommes à croire que les femmes désirent toujours subir ce qu’elles
subissent dans les films pornographiques même lorsqu’elles disent le
contraire. Elle convainc les hommes que leur « non » sexuel est tou-
jours un « oui ».
Pour rendre cette position plausible, Andrea Dworkin, Catha-
rine MacKinnon et d’autres qui partageaient leur point de vue déve-
loppèrent une stratégie assez contestable, car elle consistait à :
26. L’ordonnance fut finalement déclarée anticonstitutionnelle aux États-Unis, mais pas au
Canada où elle servit de modèle de loi et fut adoptée en 1992. Je raconte cette histoire
dans Penser la pornographie, Paris, PUF, 2003. Cf. aussi Elisabeth Badinter, Fausse
Route, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 27.
27. Catharine MacKinnon, « Francis Biddle’s Sister : Pornography, Civil Rights and
Speech », dans Feminism Unmodified : Discourses on Life and Law, Cambridge, Mass.,
Harvard University Press, 1987, repris dans Susan Dwyer (ed.), The Problem of Porno-
graphy, Belmont, Cal., Wadsworth Publishing Company, 1994, p. 53-66, en particu-
lier la note 23, p. 65-66.
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Au Canada, un juge doit sanctionner, comme la loi locale le lui
demande, un commerçant qui détient et diffuse des cassettes vidéo
« pornographiques ». Mais que signifie exactement « pornogra-
phique », se demande le juge ? 29 La loi ne le précise pas. Après réflexion
et consultations, le juge se range à l’avis d’un « expert » inspiré par les
vues d’Andrea Dworkin et Catharine MacKinnon, qui lui explique
qu’une représentation sexuelle explicite est « pornographique » si, et
seulement si, elle est « déshumanisante et dégradante pour les femmes ».
Très logiquement, le juge ordonne la saisie, à fins de vérification (par
qui, on se le demande), de 266 cassettes vidéo exposées dans le magasin
sur la jaquette desquelles des femmes apparaissent. En revanche, il
ordonne de ne pas toucher à une vidéo gay ultra violente, la seule vidéo
gay du magasin en fait, car elle ne peut pas être « pornographique »
selon la définition retenue. Le côté ridicule de la décision a probable-
ment servi de compensation aux déboires du propriétaire. Il a perdu ses
cassettes, mais il a gagné une bonne histoire à raconter. L’histoire en
effet a l’air absurde, mais si la définition de la pornographie proposée
par Andrea Dworkin et Catharine MacKinnon devenait courante, elle
pourrait se répéter.
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littéraires ou artistiques. Toute représentation humiliante ou
dégradante des femmes doit être exclue. La question de la
valeur artistique de ce genre de représentation ne peut même
pas se poser (pas plus qu’elle ne devrait se poser pour des films
outrageusement racistes ou antisémites, aussi brillants soient-ils
formellement).
2) La définition est focalisée sur ce qui est représenté et non sur
les intentions des auteurs de ces représentations ou sur les
réactions de plaisir ou d’excitation des consommateurs. Je
veux dire par là que, selon cette définition, le fait que l’auteur
ait eu ou non l’intention d’humilier les femmes ne compte
pas. Ce qui compte, c’est que la représentation soit celle d’une
humiliation consentie. Le fait que le consommateur puisse
s’exciter et prendre du plaisir à ces représentations n’a pas vrai-
ment d’importance non plus. Ce qui compte, c’est que les
femmes représentées le soient comme prenant plaisir à ces
humiliations.
Bref, ce qui fait que des représentations sont de la « porno-
graphie », selon la définition, ce n’est pas seulement leur caractère
explicitement sexuel ; ce n’est pas non plus l’intention d’exciter le lec-
teur ou le spectateur avec des chances raisonnables de réussir : c’est le
portrait de femmes que leur soumission excite sexuellement.
30. Pour le texte complet et son analyse juridique, voir N. Strossen, Defending Pornography,
op. cit., spécialement, p. 73-81. Cf. aussi W. McEllroy, XXX…, op. cit., p. 46-47 ;
R. Dworkin, « Liberté et pornographie », art. cité.
31. W. McEllroy, XXX…, op. cit., p. 42.
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Libéraux et pornographes – 19
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sur le caractère non défini ou très mal défini des termes centraux :
« consentement », « humiliation », « objets », « asservissement » et même
« sexuellement excitant » 33. D’autres objections, plus graves à mon avis,
sont relatives à la nature même de cette définition. Pour certains juristes
ou philosophes qui l’endossent, elle ne dit pas que la pornographie est
une « cause » d’inégalités ou qu’elle « contribue » de façon importante à
l’inégalité. Elle affirme que la pornographie est une inégalité par elle-
même, du simple fait qu’elle existe, indépendamment de ses consé-
quences (assez difficiles à évaluer de toute façon). Il n’est pas facile de
donner un sens clair à cette idée 34. Mais faut-il en chercher un ? Je ne
crois pas.
En fait, les promoteurs de cette définition finissent toujours par
inclure des considérations relatives aux conséquences de l’exposition
à la pornographie, c’est-à-dire qu’ils finissent toujours par lui donner
une signification causale 35. Ils pensent qu’une représentation sexuelle
explicite n’est pornographique que si, et seulement si, il existe des
raisons de penser qu’elle peut contribuer significativement à l’asser-
vissement des femmes 36.
À première vue, c’est dans l’esprit des femmes que l’opération
devrait avoir lieu. Ce sont elles qui devraient finir par penser : « Ah,
mais finalement, l’asservissement est sexuellement excitant » 37.
32. Ibid.
33. N. Strossen, Defending Pornography, op. cit.
34. M. Vadas, « A first look… », art. cité.
35. R. Dworkin, « Liberté et pornographie », art. cité.
36. D. Dyzenhaus, « John Stuart Mill and the Harm of Pornography », art. cité.
37. Ibid.
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tisme ou l’homophobie, qui contribuent aussi à accréditer l’idée que
certaines classes de personnes sont méprisables, valent moins que
d’autres ou que leur parole vaut moins que celle d’autres.
Ce genre de définition catastrophiste a un coût élevé. Elle
exclut du domaine de la pornographie toutes les représentations
sexuelles explicites qui ne concernent pas les femmes, celles dans les-
quelles il n’y a pas de soumission évidente, celles où la soumission est
trop évidente, celles qui sont trop violentes, celles où le consente-
ment et le plaisir sont absents, c’est-à-dire une grande partie de ce
qu’on appelle couramment « pornographie ». Pourquoi est-elle
défendue, cependant, avec tant d’ardeur par les libéraux qui n’aiment
pas la pornographie ?
Eh bien tout simplement parce qu’une définition de ce genre
permet de soutenir que ce qui ne va pas dans la pornographie, c’est
qu’elle atteint un principe de justice, celui de l’égale considération de
la voix de chacun 39. S’il est vrai que la pornographie ridiculise les
femmes, si elle contribue à ce que leur voix soit jugée moins sérieuse,
moins digne d’être entendue, la pornographie est une source d’iné-
galité politique. Or, si les principes libéraux n’admettent pas de cen-
sure de la pornographie au nom des conceptions du bien, ils recon-
naissent que des restrictions seraient légitimes s’il était établi que la
pornographie contredisait le principe d’égale considération de la
voix de chacun 40.
Libéraux et pornographes – 21
Mais comment prouver tout cela ? C’est une chose de dire que
la pornographie contribue à toutes ces injustices. C’est une autre
chose de le démontrer. Pour établir que la pornographie dégrade
l’image des femmes, certains de ses adversaires ont essayé d’étayer, en
invoquant les résultats d’études dites « scientifiques », l’idée de plus
en plus courante (dans les « médias » surtout) qu’elle augmenterait
l’agressivité à l’égard des femmes ou diminuerait la sensibilité à
l’égard des violences qui leur sont faites. Mais les principales études
portant sur l’existence d’un tel lien causal sont orientées par deux
théories complètement contradictoires : imitation et catharsis 41.
1) Imitation : l’exposition à la pornographie accroît la tendance
au viol et autres agressions sexuelles. Le consommateur de por-
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nographie apprend des « rôles sexuels agressifs », qu’il met en
pratique lorsque l’occasion se présente (la relation obéirait au
principe « la pornographie est la théorie et le viol est la
pratique » ou au mécanisme d’imitation dit monkey see –
monkey do).
2) Catharsis : l’exposition à la pornographie diminue la ten-
dance au viol et autres agressions sexuelles, selon le mécanisme
dit de la catharsis qui peut prendre plusieurs formes diffé-
rentes : le consommateur de pornographie soulage sa tension
sexuelle indirectement en vivant des relations sexuelles par pro-
curation ou directement par masturbation ; le consommateur de
pornographie subit un phénomène d’habituation qui le conduit
au désintérêt à l’égard de la pornographie et même, parfois, à
l’égard de la sexualité (car, c’est bien connu, « Trop de porno
tue le porno ! ») ; l’exposition à la pornographie réduit les pul-
sions agressives à travers l’expérience de systèmes symboliques
tels que les œuvres d’art.
Comme cela se passe souvent en sciences humaines, la théorie
endossée implicitement conditionne considérablement les résultats.
Il n’est donc pas très étonnant que les amis de la théorie de l’imita-
tion aient quelques travaux qui parlent pour elle. Et il n’est pas éton-
nant, non plus, que les amis de la catharsis arrivent à montrer que les
personnes exposées à la pornographie ont moins de fantasmes agres-
sifs à l’égard des femmes que les autres hommes. Cela leur permet de
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comporter ainsi. S’il suffisait d’être exposé systématiquement à la
pornographie pour devenir un violeur potentiel ou actuel, les indi-
vidus les plus dangereux seraient les censeurs ou les policiers qui pas-
sent leur temps à visionner des films supposés « porno » pour en véri-
fier le contenu. Mais, jusqu’à présent, les policiers et les censeurs se
sont généralement plutôt bien comportés, même s’il y a des excep-
tions probablement.
De son côté, la théorie de la catharsis n’est pas très claire. Que
signifie, par exemple, « l’expérience de systèmes symboliques tels que
l’art » ? Que seule la pornographie dont la valeur artistique est incontes-
table (si quelque chose de ce genre est concevable) peut susciter la
catharsis ?
Personnellement, je ne crois pas qu’on puisse tirer grand-chose
pour nos décisions morales de ces travaux fondés sur des théories
confuses, dépassées, contradictoires, entre lesquelles il semble impos-
sible de trancher.
Paternalisme
Il existe, aujourd’hui, un courant libéral qui ne se contente pas
de tolérer la pornographie, mais qui entend la promouvoir au nom de
principes de justice. Autrement dit, il existe une version de l’argu-
42. Alain Giami, « La vie sexuelle des amateurs de pornographie », Revue européenne de
sexologie médicale, VI (22), 1997, p. 40-47.
43. Th. McCormack, « If Pornography is the Theory, Is Inequality the Practice ? », art.
cité.
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redonner une certaine dignité à des pratiques sexuelles ridiculi-
sées, dévalorisées ou méprisées (celles des minorités sexuelles,
gays ou autres, en particulier).
2) Elle ne semble pas du tout interdire la dénonciation devant
la justice des brutalités sexuelles que subissent les hommes et les
femmes. C’est plutôt dans les pays permissifs à l’égard de la por-
nographie que la dénonciation des brutalités sexuelles semble la
moins limitée par la honte ou la crainte de représailles.
3) Elle s’accompagne d’un mouvement de légitimation du tra-
vail sexuel rémunéré, à commencer par celui des vedettes des
films pornographiques. Ce mouvement pourrait s’étendre aux
prostitués et aux prostituées, qui sont toujours victimes d’un
mépris profond et injuste.
4) Elle donne aux femmes la possibilité d’innover, de proposer
des œuvres de ce genre qui leur conviennent mieux et de modi-
fier éventuellement les goûts « sexistes » du public, plus sûre-
ment que dans une situation où le marché est clandestin.
Pour toutes ces raisons, la diffusion libre et massive de la por-
nographie contribue à atténuer des injustices politiques et sociales.
Bien entendu, ces raisons pour la promotion de la pornographie sont
aussi discutables que les raisons contre la pornographie ou les raisons
pour la tolérance seulement. Mais elles montrent bien pourquoi la
pornographie ne peut pas être alignée sur le racisme, l’antisémitisme
ou l’homophobie.
44. N. Strossen, Defending Pornography, op. cit. ; W. McEllroy, XXX…, op. cit.
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titre Le droit des femmes à la pornographie 45. Personne ne semble le
trouver ridicule ou choquant. Mais que dirait-on de Le droit des juifs
à l’antisémitisme ou Le droit des noirs au racisme ?
Ceux qui détestent la pornographie rejetteront très probable-
ment mon raisonnement. Ils diront que les femmes qui défendent
la pornographie sont tout simplement aliénées, manipulées, « ven-
dues » à leurs oppresseurs. Ce sont des possibilités que nous ne
pouvons pas exclure. Nos préférences et nos croyances peuvent
être déformées par des intérêts particuliers et même manipulées
par toutes sortes de pressions extérieures. Mais pourquoi en serait-
il ainsi dans le cas de la défense de la pornographie par les
femmes ?
Il ne suffit pas d’affirmer que les femmes qui promeuvent la
pornographie sont aliénées, manipulées. Il faut le prouver. La seule
preuve présentée est a priori. Elle dit : si les femmes qui défendent la
pornographie n’étaient pas aliénées ou manipulées, elles ne défen-
draient pas la pornographie. Évidemment, si le fait de défendre la
pornographie est un critère suffisant d’aliénation, l’argument de jus-
tice pour la pornographie ne sera même pas entendu. Mais quelles
raisons avons-nous de penser que c’est un critère suffisant ou même
un critère pertinent d’aliénation ? On peut admettre que le fait de
travailler dans l’industrie pornographique peut déformer dans un
sens favorable ou défavorable les opinions à propos de la pornogra-
phie. On peut admettre, aussi, que des femmes terrorisées par un
Libéraux et pornographes – 25
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que l’argument de la manipulation ou de l’aliénation des femmes
qui militent pour la pornographie n’est pas solide. Par conséquent,
lorsqu’il est utilisé, il est très probablement l’expression d’une
forme de paternalisme. Il revient à dire : « Je sais, mais vous ne
savez pas ce qui est bon pour vous. Et je n’ai pas besoin de
demander votre avis pour le savoir ».
À mon avis, l’incohérence principale de l’argument de justice
contre la pornographie se situe exactement à cet endroit. Il est pater-
naliste, ce qui va à l’encontre de l’argument de justice, lequel est
intrinsèquement lié au principe d’autonomie personnelle.
Je vais me permettre d’ajouter, pour conclure cette discussion, que
ceux qui militent contre la pornographie au nom de la justice ont une
conception incohérente du respect des actes illocutoires des femmes.
Qu’est-ce que cela signifie plus précisément ? Que viennent
faire ici les « actes illocutoires » ?
Certains philosophes ont proposé une traduction de l’idée cou-
rante selon laquelle le « non » des femmes à certaines avances
sexuelles n’est pas toujours pris au sérieux, dans les termes de la
théorie des actes de langage de Austin 46. Selon cette dernière, une
communication linguistique est composée de trois éléments :
1) locutoire (la composante dite « sémantique » : ce que signifie
l’énoncé selon son sens et sa référence « plus ou moins déter-
minés », etc.) ;
46. John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, (1962), trad. de l’anglais par Gilles Lane,
Paris, Le Seuil, 1970.
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le point de vue de Catharine MacKinnon aient des liens de parenté
aussi étroits 48. Mais je voudrais seulement faire remarquer ici que,
appliquée de façon cohérente, cette théorie aurait pour effet de
ruiner son argument contre les féministes pro-pornographie. Car ce
qu’elle fait, tout bien considéré, c’est de disqualifier l’acte illocutoire
des féministes pro-pornographie. Pour Catharine MacKinnon, le
« oui » de ces femmes à la pornographie serait un « non », si elles
n’étaient pas aliénées, manipulées.
Le caractère incohérent des arguments de tous les libéraux anti-
pornographie se situe exactement à cet endroit. Pour eux, quand une
femme dit « non », c’est « non ». Mais quand elle dit « oui » (à la por-
nographie entre autres), ce n’est pas « oui » 49.
En d’autres mots (austiniens), les libéraux anti-pornographie
ne respectent les actes illocutoires des femmes que lorsqu’elles sont
contre la pornographie.
Conclusion
47. R. Langton, « Feminism and Pornography », entretien avec R. Langton dans J. Bag-
gini, J. Stangroom, New British Philosophy, Londres, Routledge, 2002, p. 95-111.
48. J’essaie d’expliquer pourquoi dans Penser la pornographie, op. cit.
49. Pour en savoir plus sur cette curieuse asymétrie, voir Marcela Iacub, Qu’avez-vous fait
de la libération sexuelle ?, Paris, Flammarion, 2002.
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soient les moyens intellectuels utilisés. On peut trouver toutes
sortes de mots pour décrire cette attitude (« idéologique »,
« politique », « militante »). Je ne vois pas très bien comment il
serait possible de la justifier.
RÉSUMÉ
Libéraux et pornographes
Jusqu’à récemment, les philosophes libéraux étaient globalement en faveur de la
tolérance de la pornographie au nom de leur attachement aux libertés de base, à la
liberté d’expression en particulier, et les conservateurs réclamaient la prohibition
de la pornographie au prétexte qu’elle immorale. Mais ce tableau intellectuel a
changé depuis que certains philosophes libéraux ont défendu l’idée que des prin-
cipes libéraux tels que le principe de « ne pas nuire à autrui » ou celui de l’« égale
protection des lois » pouvaient parfaitement justifier la prohibition de la porno-
graphie. Dans cet article, j’essaie de montrer que la critique libérale de la porno-
graphie est incohérente.
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