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COMPTES RENDUS

W.G. LAMBERT, Babylonian!Creation!Myths, Eisenbrauns, Winona Lake,


2013, xvi + 640 p. et 72 pl., $ 99,50.
Cet épais volume est le fruit de plus d’un demi-siècle de recherches par un des
plus grands savants de sa discipline. W.G. Lambert, décédé en 2011, fut empêché
de mettre la dernière main à son chef-d’œuvre, mais l’essentiel était fait, et le
travail de mise en forme fourni par ses élèves et collègues (cf. p. ix-x) en a permis
la parution dans les meilleures conditions. Grâce à cet effort, c’est une contribu-
tion d’une envergure exceptionnelle qui est rendue accessible au public.
La plus grande part de l’ouvrage (p. 3-277 et 439-492) est consacrée à l’édition
traduite et commentée d’un des plus célèbres textes de la Mésopotamie antique,
« l’épopée babylonienne de la Création » (Enūma!eliš). L’Enūma!eliš narre sous
la forme d’un récit poétique le triomphe de Marduk, le dieu de Babylone. Com-
posé, selon Lambert, à la fin du second millénaire av. n. è., ce récit est un entre-
lacs unique en son genre de traditions populaires et savantes dans les domaines
de la mythologie, de la théologie et de la cosmologie. Remarquable est la viru-
lence avec laquelle est affirmée la supériorité de Marduk sur tous les autres dieux
(cf. p. 457 sq.) : cette tendance prononcée à l’hénothéisme place ce texte en
rupture avec la traditionnelle tolérance du polythéisme mésopotamien. Quelle fut
l’influence de ces conceptions sur la naissance du judaïsme, notamment lors de
l’exil à Babylone1 ? La question mériterait que les biblistes s’y penchent de plus
près, d’autant que des idées proprement monothéistes sont également attestées
en Babylonie au premier millénaire av. n. è. (cf. p. 264-265). Le retentissement
de l’Enūma! eliš dépassa les frontières du monde mésopotamien, puisque, par
exemple, les textes grecs d’Eudème de Rhodes et de Bérose s’en font l’écho.
L’édition de Lambert présente un texte considérablement moins lacunaire que
les éditions précédentes. L’auteur met en effet à contribution de nombreux témoins
ignorés jusqu’à présent, notamment en réunissant des fragments séparés d’une
même tablette (ces « joins » dont Lambert s’était fait une spécialité). L’établisse-
ment du texte repose en outre sur d’innombrables collations personnelles. La
traduction anglaise, fidèle et agréable à lire, rend le texte consultable par un large
public.
Les commentaires linéaires et thématiques, à la fois clairs et précis, témoignent
d’une érudition digne des plus grands humanistes. L’étude philologique (p. 3-44
et 463-465) établit que l’ensemble de nos témoins manuscrits (sauf quelques

Sur la part de l’hénothéisme dans l’histoire de la religion juive, cf. récemment T. Römer,
1

L’invention!de!Dieu, Paris, 2014.

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doi: 10.2143/JA.302.2.3055597

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fragments assyriens des environs de 900 av. n. è.) remonte à un archétype com-
mun, lourdement corrompu à plusieurs endroits et postérieur de plusieurs siècles
à la composition du texte. La possibilité d’établir un stemma!des relations entre
les manuscrits est exclue par la liberté avec laquelle les scribes pouvaient choisir
entre différentes variantes sans être tributaires d’une recension donnée. L’intro-
duction à la langue et au mètre du poème constituera une référence incontour-
nable pour toutes les études ayant trait aux textes littéraires akkadiens. La recons-
titution de la cosmologie et de la théologie mardukienne (p. 147-277) exprimées
dans le poème est une des plus éclatantes illustrations à ce jour du raffinement
et de la complexité de la culture savante mésopotamienne, qui égale celle des
autres cultures écrites de l’Antiquité.
Outre l’Enuma! eliš, cet ouvrage contient l’édition traduite et commentée de
15 textes plus courts au contenu voisin de « l’épopée babylonienne de la créa-
tion » (p. 281-395) et de plusieurs extraits à contenu cosmogonique (p. 396-401).
Ces éditions sont toutes d’une très grande valeur, et portent parfois sur des textes
qui ont souffert d’un manque d’intérêt inexplicable (par exemple « Enmešarra’s
Defeat » ou, plus encore, « The Toil of Babylon »). « The Murder of Anšar ? »,
« Damkina’s Bond » et « The Defeat of Enutila, Enmešarra, and Qingu » étaient
restés entièrement inédits. Les autres textes paraissent sous une forme nettement
moins incomplète que précédemment, accompagnés d’une traduction et d’un
commentaire tout aussi utiles que ceux de l’Enuma!eliš. L’étude des théologies
d’Enlil et d’Anu, ainsi que de Namma/Ningirimma/Ninimma (p. 405-436),!est un
modèle du genre, qui s’appuie à la fois sur les textes narratifs, les commentaires
érudits, les listes de divinités et tous les autres genres de sources pertinents pour
restituer certains des débats théologiques qui agitaient les milieux lettrés de la
Mésopotamie antique.
Une faiblesse considérable de l’ouvrage doit néanmoins être soulignée. Il reflète
manifestement un travail accompli en grande partie plusieurs décennies avant sa
publication, sans que les découvertes survenues entre-temps n’aient systématique-
ment été prises en compte. Un exemple particulièrement lourd de conséquences
est celui de la date de composition de l’Enūma!eliš!: aucune référence n’est faite
aux arguments de poids apportés par S. Dalley en faveur d’une datation à la fin du
règne de Hammurabi, roi de Babylone2. Il était souhaitable de mentionner un
article de l’auteur, paru en 2008, qui est à certains égards plus à jour que cette
monographie3.
Cette somme monumentale constitue en même temps une excellente porte
d’entrée dans les études cunéiformes. D’une lecture aisée, rendu plus maniable
encore par les riches index en fin de volume, il porte sur certains des textes qui,

2
Cf. S. Dalley, « Statues of Marduk and the Date of Enūma!eliš », Altorientalische!
Forschungen 24, 1997, p. 163-171.
3
Cf. W.G. Lambert, « Mesopotamian Creation Stories », in : M.J. Geller et M. Schipper
(éd.), Imagining!Creation, Leyde, 2008, p. 15-59.

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depuis le déchiffrement des premières tablettes, ont contribué à la fascination


particulière qu’exerce la culture mésopotamienne depuis sa redécouverte. En
renouvelant considérablement nos connaissances sur l’histoire de la religion et
de la pensée dans le Proche-Orient antique, cet ouvrage devrait s’imposer comme
une référence incontournable pour tous les orientalistes et antiquisants.
Victor GYSEMBERGH

Stefan M. MAUL, Die!Wahrsagekunst!im!Alten!Orient.!Zeichen!des!Himmels!


und!der!Erde, C.H. Beck, Munich, 2013, 423 p. avec 45 illustrations
et une carte, 29,95 €.
Nils P. HEESSEL, Divinatorische! Texte! II.! Opferschau-Omina (= Keil-
schrifttexte aus Assur literarischen Inhalts 5), Harrassowitz Verlag,
Wiesbaden, xii + 469 p. avec 155 illustrations, 78 €.
L’ouvrage de S. Maul, qui fait suite à un important article sur les « Oracles et
présages »1, porte sur la divination, un aspect central dans de nombreuses cultures
de l’Antiquité. Les pratiques divinatoires de la Mésopotamie antique naissent
d’une conception du monde dans laquelle chaque élément a fonction de signe
(p. 9-19). Dans une précédente étude sur les rituels « Namburbi »2, l’auteur avait
déjà montré l’importance de cette conception (« Zeichenhaftigkeit der Welt »),
laquelle s’avère donc exercer une influence déterminante dans de multiples
domaines de la culture savante au Proche-Orient ancien. En outre, la démarche
divinatoire est étroitement liée à celle de l’offrande par une relation de réciprocité
(p. 21-27) : en retour d’un don, la divinité révèle des informations sur l’avenir.
La forme de divination par excellence est donc celle consistant à examiner les
entrailles d’un mouton sacrifié, l’extispicine (p. 29-109). Cette pratique est remar-
quablement bien documentée, et l’auteur étudie en détail ses procédures d’une très
grande sophistication. Il révèle aussi les ressorts du « grand art de la question »
(p. 111-129) : l’importance qu’avait le fait de formuler sans ambiguïté la question
posée à la divinité donnait au spécialiste de l’extispicine (akk. bārû, litt. « voyant »)
un rôle de premier plan à la fois dans la vie politique du royaume et dans la réus-
site du rituel. L’art d’inspecter les entrailles des oiseaux obéissait à des règles
analogues : cette pratique, dont l’existence a longtemps fait débat, est étudiée pour
la première fois d’après tous les textes disponibles, y compris des inédits (p. 131-
153). Pour qui n’avait sous la main ni troupeau ni volière existaient d’autres
méthodes tout aussi codifiées, mais plus pratiques et moins coûteuses : la divina-
tion avec une poignée de farine, par l’encens ou encore par l’huile (p. 154-179).

S.M. Maul, « Orakel und Omina », in : Reallexikon!der!Assyriologie 10, 2003-2005,


1

p. 45-88.
2
S.M. Maul, Zukunftsbewältigung.! Eine! Untersuchung! altorientalischen! Denkens!
anhand!der!babylonisch-assyrischen!Löserituale,!Mayence, 1994.

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