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Économies, Sociétés,
Civilisations
Braudel Fernand. Georges Gurvitch ou la discontinuité du social. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 8ᵉ année, N.
3, 1953. pp. 347-361;
http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1953_num_8_3_2187
GEORGES GURVITGH
OU LA DISCONTINUITÉ DU SOCIAL
jusqu'à sa page 348. Je laisserai de côté la seconde partie, elle reprend des
études anciennes sous un titre un peu trop commode, « Antécédents et
perspectives»1 ; mieux eût valu, à mon avis, ne pas les accoler à ce livre neuf
et dynamique qui en eût été allégé. Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, pour un
historien, la littérature actuelle n'offre rien d'aussi ferme, d'aussi
nourrissant que ces quatre cents pages tendues, bourrées d'idées et d'intelligence....*
Même si, finalement, nous ne voulons pas en suivre toujours les leçons péremp-
toires, le dialogue s'engage fructueux, comme hier avec François Simiand,
Maurice Halbwachs ou Marcel Mauss.
Pourquoi rien, aussi, ou presque rien, sur les sciences humaines rénovées
du xxe siècle (géographie, ethnologie, "économie politique) ? Rien non plus
sur l'histoire, ou si peu.... Or, la sociologie ne peut être construire et enfermée
en elle-même. Elle n'est pas autarcique. De même, pourquoi rien, ou presque
rien, en dehors de tant de pensées sous-jacentes, sur les sciences exactes et
expérimentales, dont l'idéal, les méthodes nous tourmenteront' toujours,
même lorsque nous devinons que nos regrets ou nos imitations s'adressent
à la science d'hier, beaucoup plus encore qu'à celle d'aujourd'hui? Georges
Gurvitch, lors de ses très rares comparaisons, puise volontiers dans les
exemples de la microphysique, pour opposer ses équations d'incertitude aux
lois, ou soi-disant lois, de la physique macroscopique. La pensée qui
s'exprime dans le livre de Pierre Auger, Uhomme microscopique1, est présente
ici, comme elle l'était dans tant de remarques et d'écrits de ces vingt
dernières années. Alors, n'était-il pas nécessaire de la dire avec netteté au seuil
de ce livre révolutionnaire, de rattacher ou d'opposer la neuve sociologie
aux neuves sciences expérimentales? Gros problème que discutait tout
dernièrement encore, avec beaucoup d'intelligence, Francesco Vito2, à propos
de l'économie politique et de ses méthodes.
N'y aurait-il pas lieu aussi de tenir compte tout pareillement, en ces
domaines méthodologiques, [du livre Jsi novateur de Johan von Neumann et
Oskar Morgenstern, cette Theory of Games and Economic Behavior3 parue
en 1944 et sur quoi Jean Fourastié4 vient de publier un article
enthousiaste? Leurs remarques sur le prévisible, l'imprévisible et le conditionné
en matière sociale, méritent attention. Elles rompent le cercle ensorcelé du
déterminisme social.
Plus encore, le vieux débat du subjectivisme et de l'objectivité en sciences
sociales, ce boulet, n'avions-nous pas le droit d'en être délivrés enfin, nous
spécialement, les historiens — que certains philosophes à peu près au courant
de l'histoire telle qu'elle se pensait]il y a soixante-quinze ans enferment toujours
dans ce dilemme stérilisant? Il n'y a pas plus d'histoire ou de sociologie
objective, entièrement objective, dirait Georges Gurvitch, qu'il n'y a, même
à la limite, de physique objective. Le physicien ou le sociologue, l'historien,
les observateurs du social, tous travaillent en eux-mêmes, et hors d'eux-
mêmes, ils créent autant qu'ils recueillent ou enregistrent. Lucien Febvre
a su dire, mieux qu'un. autre, combien l'historien ajoutait et devait ajouter
à la matière brute de l'histoire, aux documents et aux faits. « II n'y a pas
d'histoire objective», au sens courant de l'expressfon5. Ce qui ne veut pas
dire que l'historien ait le droit de s'abandonner sans plus, à ses passions, à ses
simplifications ou, qui pis est, à ses prudences. Il fera bien, au contraire, de
s'astreindre à une problématique décidée, de formuler nettement ses desseins,
II
* *
***
2° étendu
1. P. 345 en
structuré (sauf lorsj;
tration pour la société globale ïfsauf lorsqu'il est au pouvoir) ; 10° radicalement incompatible
avec les autres classes ; 11° ne disposant à l'égard de ses membres que de la contrainte
conditionnelle. »
358 ANNALES
Je crois préférable de rejeter en note cette enumeration. Elle donne l'idée de
la difficulté où l'on est, lecteur de bonne volonté, de se reconnaître aisément
dans cette écriture trop rapide. Même pour un philosophe, je doute que ce
texte soit compréhensible immédiatement et pense qu'il serait bon, pour le
rayonnement même d'une pensée d'une telle qualité, que des concessions
fussent faites, de temps à autre, par notre ami, à l'art d'écrire humainement,
pour des lecteurs qui ne sauraient tout savoir et ont besoin souvent de mots
fort simples pour s'élever progressivement jusqu'aux pensées compliquées.
Mais peu importent ces critiques mineures. Ici, comme ailleurs, c'est la
pensée seule qui compte," même si l'on nous laisse le soin de l'exprimer à
nouveau pour la rendre mieux saisissable.
En ce débat compliqué, je ne voudrais que signaler deux points. Pour
Georges Gurvitch, les classes, ainsi que les définit son esprit autoritaire, ne
se décèlent pas avant le xvie siècle. Elles ont eu alors, et alors seulement, la
possibilité de se développer. « Cette possibilité est d'assez fraîche date et ne
remonte pas au delà du~xvie siècle, et de la naissance de l'industrialisme»
(p. 345). Ceci péremptoire. Mais passons.... Second point, il porte dans la
liste des critères de Georges Gurvitch le n° 9. Je le crois d'importance pour
nos recherches. Il consiste à replacer la classe, si classe il y a, dans le contexte
de la société globale. Pour Georges Gurvitch (p. 347) : « Les classes sociales
évincées du pouvoir et les classes sociales ascendantes sont les plus
récalcitrantes à la pénétration par la société globale. En revanche, la classe sociale
au pouvoir accepte plus aisément cette pénétration tout en croyant la
dominer. Si elle ne parvient pas à le faire, c'est le début de sa déchéance. » Ce
schéma, sans doute, est discutable, mais très utile : il n'y aura d'étude valable
des classes sociales, sur le plan de l'histoire, que quand on essaiera de
dénombrer leurs effectifs, de mesurer leurs pouvoirs matériels, de fixer leurs
idéologies — toutes choses que font bien et même très bien quelques jeunes
historiens élèves d'Ernest Labrousse, attachés à l'étude de , l'opinion publique et
des structures sociales, du xixe siècle. Encore faudra-t-il toujours tenir
compte de ces fermetures ou ouvertures des classes sur l'ensemble de la
société globale.
III
Après ces parcours et détours, où sont nos idées familières, celles que nous
avions tant bien que mal saisies dans ces fleuves de la pensée sociologique
d'hier — ces fleuves si nourrissants pour tant d'historiens — un Durkheim,
un Halbwachs, un Mauss (surtout un Mauss) ? Le présent livre nous réveille
et nous surprend, il annonce un soudain et terrible changement de temps.
J'ai essayé, à, mon corps défendant, de le traduire, quand j'ai pu, en termes
d'histoire, de ramener à, notre langue cette pensée ardue. Il s'en faut que la
correspondance ait été parfaitement établie. La science d'aujourd'hui tourne
le dos au simple.... Il s'en faut aussi, bien sûr, que j'adhère sans plus aux idées
de Georges -Gurvitch.
GEORGES GURVITGH OU, LA DISCONTINUITÉ DU SOCIAL 359
Sans difficulté, certes, je suis d'accord avec ses griíles explicatives,
superposées les unes aux autres, à l'horizontale celles-ci, à la verticale celles-là.
En brisant les pensées et le vocabulaire d'hier, il a voulu reprendre et, en
fait, a repris contact avec le complexe et le multiple, sources de toute
observation valable. Et c'est bien ainsi. Je suis aussi d'accord, je l'ai dit, avec
ses destructions initiales nécessaires. Avec lui (et Ignace Meyerson) je crois
à la discontinuité historique de la pensée. La pensée procède « par bonds »,
par ruptures, par changements brusques de front. Je crois aussi, après avoir
lu et suivi attentivement Georges Gurvitch, que le social est traversé, hors
de ses multiples liaisons, par des crevasses, des rides, des zones de silence,
des no man's lands. Je crois, sans hésitation, qu'historiens nous avons le
plus grand intérêt à rajeunir notre problématique, au feu de cette tentative
puissante pour recréer, synthétiquement, la vie sociale. Je pense aussi que
Georges Gurvitch nous enseigne, par surcroît, sans trop le chercher, la valeur
de l'histoire globale, la nécessité de replacer chaque observation,- chaque
mesure, dans l'ensemble du champ de force social.... De la sociologie, dirons-
nous, ou des multiples manières d'être lié dans le tout ou par le tout. Nous le
savions déjà, nous le savons mieux après l'avoir lu. Il nous enseigne aussi, si
nous acceptons de le suivre, que tout est, scientifiquement, a priori de même '
valeur, ce qui dure, ce qui s'écroule, ce qui brûle dans un étroit creuset, ce
qui embrase les vastes architectures sociales.... En tout cas, contre le choix
précipité, la théorie théorisante, le dogmatisme inconscient, la
généralisation hâtive, la simplification dangereuse, son livre vif et dru ne cesse de
protester avec véhémence. A nous de l'entendre si nous sommes sages. et
voulons vivre au rythme intellectuel de notre époque.
Mais aussi que de réflexions à contre-courant ! Nous pourrions,* des heures
■durant, protester, regimber, démolir à notre tour. Gomment est-il possible
que la sociologie veuille se construire à elle seule? Que Georges Gurvitch
néglige à ce point l'histoire, cette multiple poussée, cette incessante pesée du
temps? Je l'ai déjà dit : puis-je y revenir? il néglige trop l'histoire, cet
incessant écoulement des réalités sociales, l'histoire science du temps, je
veux dire du temps qui coule sous nos yeux comme du temps' en mouvement
d'hier. L'histoire, vaste expérience, à demi expérimentation, à condition de
connaître ses multiples recours. Le goût intellectuel de Georges Gurvitch pour
le discontinu, n'est-ce pas aussi, à sa manière, un désir de rompre avec l'histoire,
de couper les ponts, de cacher, mais aussi d'installer, au coeur même de son
système, une énorme blessure? Le temps d'aujourd'hui n'est pas celui d'hier.
Sans doute, mais de là à se réfugier dans l'instant présent, la distance est
grande ! Dans ce temps actuel qu'il ne peut méconnaître, voyez avec quel
soin notre collègue rejette ce qui [dure, le cristallisé, le fossilisé, le permanent,
pour aller à ce qui change ou veut changer, à ce qui innove. Il lui faut du
pain frais, des pousses printanières.... D'où sa prédilection pour l'événementiel,
en somme, dont je ne nie pas les valeurs, ni les hautes températures humaines,
ce que j'ai déjà dit et écrit bien des fois. Dans l'actualité y a-t-il un
péril des technocrates et Georges Gurvitch d'organiser aussitôt puis de
publier la passionnante Première Semaine du Centre d'Études Sociolo-
360 ANNALES
gigues1 quija été un notoire succès de librairie. Mais aller vers ce qui brille, ce
qui éclate, est-ce toujours sage, ou mieux, suffisant ? Ce peu de souci pour les
vastes architectures sociales s'allie, chez Gurvitch, à une complaisance
prudente, mais à une complaisance à l'égard de la sociométrie du Dr Moreno.
Sur cette grande expérience un article — même signé de Moreno lui-même2
— ne saurait faire la lumière. En tout cas, on sait que l'une des techniques,
assez prompte à se détacher de l'ensemble de la sociométrie de Moreno,
est'le sociodrame, la reconstruction sous forme théâtrale, dramatisée, rapide,
saisie dans l'instant même par l'organisateur à la fois participant et
observateur, d'une expérience sociale avec possibilité d'en mesurer les effets,
puis, si nécessaire, de la recommencer. C'est là encore une méthode de
travail sur l'infiment petit — sur l'atome, dit le Dr Moreno — justement dans
un champ social, les États-Unis, de texture plus souple, moins structuré que
les vieilles sociétés d'Europe. Mais la parenté, quoi qu'on en dise, est grande
de la sociométrie à la microsociologie.
En outre, malgré ses masques et son équipement moderne, qui ne verra
dans le sociodrame de Moreno, l'événement, lui encore, l'historico-drame sur
quoi, hier, a été construite toute la maison de l'histoire ? de l'événement
remonter à l'histoire globale, est-ce si facile ? Est-ce dans la'chaleur de
l'instant, dans le feu du drame, même théâtral, que la substance des hommes se
fond pour prendre et révéler sa vraie forme sociale? Que de sociodrames,
alors, n'aurions-nous pas à fournir à nos collègues : à Dresde le 26 juin 1814,
Napoléon reçoit Metternich, le baron Fain entend et note l'entretien dans
la pièce voisine... ; le 5 juillet 1866, au lendemain de Sadowa, conseil des
Ministres à Saint-Cloud; 15 juillet 1870, au Corps législatif.... Que cette
histoire soit de l'histoire, nul ici, aux Annales, n'a jamais dit le contraire, mais
elle n'est pas toute l'histoire, l'événement est le matériau d'une histoire
particulière, comme le sociodrame ne peut être que celui d'une sociologie
particulière, partielle et pas forcément privilégiée....
Il est vrai que tout ceci passe à, côté ou en dessous de la pensée prudente
et souple de Georges Gurvitch qui, certes, n'est pas le père de la sociométrie.
Mais s'il veut nous permettre de clore ce trop long entretien par des questions
qui le concernent personnellement, demandons-lui, à son choix, ou de
s'expliquer sur la géographie, pour nous diffusée à travers toute la masse, toute <
l'épaisseur du social, ou de se prononcer sur les fondements économiques dont
les réalités n'apparaissent guère dans son livre qu'ici ou là, en filigranes....
Demandons-lui aussi, surtout, de se prononcer clairement sur la discontinuité
du social, cette discontinuité qui, selon lui, n'exclut pas son contraire, le
continu.... Car enfin, si le destin social se brise sans cesse tout en se poursuivant
et se continuant sans cesse, des discontinuités sont des catastrophes qui se
répètent, non pas des exceptions survenues à point nommé pour dispenser la
sociologie du recours à l'histoire. Sur le plan du psychologique, rien de plus
Fernand Braudel