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La connaissance de soi
Colloque de l’U.P.J.V (Amiens) les 28 et 29 juin 2004

La connaissance de soi et la personne


(Arielle Castellan)

Introduction :

Le problème de la connaissance de soi est sans doute l’un des problèmes qui se propose à la
conscience comme le plus fondamental, et aussi le plus angoissant. Si les sciences, exactes ou
humaines, nous permettent aujourd’hui de mieux comprendre le monde, ou encore les
caractéristiques de l’homme, ce que nous sommes, non pas en tant qu’homme mais en tant
qu’individu, entité subjective, lui demeure mystérieux. Toutes les affirmations que nous pouvons
porter sur nous-mêmes paraissent sujettes à caution : si pour être objective la science se doit de
prendre du recul face à son objet, que puis-je affirmer de moi qui ne soit pas insuffisant du point de
vue rationnel ? Et si je m’en tiens à une description purement rationnelle, ne suis-je pas menacé de
toujours ignorer mon véritable objet, c’est-à-dire ce soi purement subjectif, unique, qui ne prend son
sens que dans sa dimension radicalement particulière ? Il y a là un paradoxe qui rend toute
appréhension de la connaissance de soi nécessairement difficile.
Un des éléments qui permet sans doute de mieux éclairer cette difficulté réside dans la notion
d’identité : chaque discours sur soi se veut une affirmation d’identité entendue au sens psychologique
du terme. Ce que je veux, c’est énoncer quelque chose de vrai à propos de moi. Et quelque chose qui
me soit propre, et non pas commun à tous les individus qui sont, eux aussi, des « moi », mais pour
reprendre la célèbre formule de Sartre, des « moi qui ne sont pas moi ». Il s’agit donc de débusquer ce
qui fait la spécificité du moi que représente chacun de nous pour pouvoir se livrer à son étude. A cette
condition seule une connaissance de soi est possible. Elle ne porterait autrement que sur des caractères
génériques, et non sur la conscience spécifique qui est visée.
Si donc la condition sine qua non de la connaissance de soi est l’élucidation de ce qu’est ce
« soi » sur lequel doit porter notre étude, il nous est nécessaire avant toute interrogation sur la
possibilité même d’une telle connaissance, de concentrer notre attention sur ce soi qui est l’objet de
notre recherche. Or là, il pourrait sembler que nous ayons un élément de réponse avec la notion de
« personne ». L’identité propre de chaque individu est en effet communément entendue comme son
« identité personnelle », la notion de personne servant dans cette expression à mettre l’accent sur la
dimension subjective et particulière de l’identité en question. La notion de « personne » permet donc
d’objectiver d’une certaine manière le « soi » dont il est question.
Tout notre problème alors va être d’essayer de déterminer dans quelle mesure une telle
substitution est effectivement féconde ou au contraire aporétique. La « personne » est-elle le lieu du
« soi », permet-elle de l’appréhender, d’en énoncer les caractéristiques, d’en concevoir une
connaissance ? Ou bien au contraire, cette substitution n’est-elle pas à l’origine des difficultés que
nous rencontrons à tenir un discours sur le « soi » ?
2

I) Le problème de la connaissance de soi et la notion de personne.

a) Les différents modes de connaissance de soi.

Il convient donc, pour mener à bien cette étude des conditions de possibilité de la
connaissance de soi, de commencer par définir clairement les différents termes et notions que nous
avons évoqués. S’il existe différentes définitions de la connaissance, chacun conviendra qu’une
connaissance a pour objet de nous permettre d’énoncer, à propos d’un objet, un discours tenu pour
vrai car conforme à cet objet. Une telle définition, quoique minimaliste, doit nous suffire pour l’instant
puisque notre interrogation porte davantage sur l’objet de la connaissance que sur la connaissance
elle-même. Dans ce contexte précis, se connaître soi-même peut donc, semble-t-il, revêtir deux
acceptions distinctes :
- soit nous parlons de « ce que je suis »
- soit nous parlons de « qui je suis »
Le problème est donc pour nous de savoir laquelle de ces deux visées est la plus efficace pour
comprendre, appréhender ce qu’est le « soi ».
L’objection selon laquelle ces deux formules pourraient être équivalentes ne saurait être
retenue puisque nous voyons bien que chacune porte sur le même objet envisagé de façon
radicalement distincte. Dans le premier cas, nous considérons le soi comme une réalité susceptible
d’identification par le biais de critères précis : je suis un être humain, par exemple. Dans le second,
nous visons plus particulièrement ce qui fait l’identité propre du sujet : je suis cet individu particulier.

Commençons donc par nous interroger sur cette seconde visée. Le « soi » est-il appréhendé
par la question « qui suis-je ? ». La réponse est ici positive. Il s’agit même de la question qui semble la
plus judicieuse pour identifier le « soi ». Mais cette réponse soulève de nombreux problèmes : en effet,
qui peut répondre à cette question ? Nous voyons bien que seul le sujet lui-même peut énoncer quoi
que ce soit à propos de son moi, de l’intimité de sa pensée, de la représentation qu’il se fait de son
identité. Il s’agit donc d’une interrogation à la première personne, et qui, comme telle dépend de la
réponse que le sujet lui apporte. Si telle est donc bien la visée de la connaissance de soi, nous voyons
qu’il faudra alors apporter un soin tout particulier à définir quel type de connaissance de ce soi est
possible. Il est en effet périlleux d’envisager une connaissance qui serait purement particulière et à ce
titre peut-être incommunicable. Mais cette réponse soulève aussi un autre problème : celui de la
possibilité d’une telle connaissance. En effet, pour qu’il y ait connaissance, il faut qu’il y ait
permanence de l’objet connu : si tout ce que j’énonce sur moi n’est plus valable la minute suivante
parce que je ne suis plus le même « moi », y a-t-il encore un sens à parler de connaissance de soi ?

Ceci nous amène à la première visée que nous avons évoquée. Il est possible que la question
du « soi » en tant que « qui suis-je ? » ne puisse faire l’économie du « soi » en tant que « que suis-je ? ».
Cette première question peut en effet nous permettre d’établir le critère fondamental de la
permanence. Si je suis en mesure de montrer que ce que je suis est un être permanent, une substance
qui dure, je suis alors en mesure de tenir un discours sur « moi » qui ne soit pas réduit à néant par la
possibilité d’un changement radical sitôt mon discours énoncé. Mais cette question, elle, vise moins
l’individu qu’un état de l’individu, une caractéristique par laquelle une première définition est
possible. Elle se présente donc comme un préalable nécessaire mais probablement insatisfaisant : la
définition d’un état, en effet, sera sans doute davantage générique que spécifique. Ainsi par exemple,
dire d’un animal qu’il est un chat ne dit rien sur sa spécificité propre. Dire d’un « je » qu’il est une
substance qui demeure malgré les accidents qui peuvent survenir ne dira peut-être rien de l’individu
en tant qu’identité propre.
3

b) La notion de personne.

Or c’est bien à la croisée de ces deux questions que se situe la notion de « personne ». Qu’est-
ce en effet que la personne ? La notion de « personne » a cette particularité de joindre dans un même
terme deux « réalités » différentes mais qui toutes les deux semblent répondre au problème de la
connaissance de soi.
D’une façon très générale, la personne représente l’individu humain dans sa dignité d’être
humain, c’est-à-dire d’individu conscient et rationnel, capable de finalité et de choix. Il s’agit alors à la
fois d’un énoncé descriptif et d’un énoncé normatif : celui qui n’est pas une personne n’appartient
plus à cette communauté d’êtres pensants et ne peut donc prétendre aux mêmes droits ni aux mêmes
devoirs. Nous rejoignons ici le sens plus juridique et impersonnel du terme. Le droit s’attache en effet
aux personnes, indépendamment des individus. La personne morale, ainsi, peut juridiquement être
une société distincte de toute personne physique particulière. Ce second sens, que nous ne retiendrons
pas, a cependant ceci d’intéressant qu’il nous avertit déjà que la notion de personne ne nous permettra
peut-être pas de répondre de manière satisfaisante à la question du « soi » : une personne abstraite ne
saurait convenir à notre recherche puisque nous recherchons au contraire ce « soi » spécifique et
propre à chaque individu.
Le premier sens, lui, semble plus prometteur puisque l’individu semble envisagé dans sa
dignité d’être pensant, capable de se poser comme un « moi » et donc susceptible d’une connaissance
de soi. Par ailleurs, il répond partiellement à notre question. En effet, à la question « que suis-je ? »,
tout individu conscient qu’il est un « je » peut répondre : « je suis une personne », c’est-à-dire, pour
reprendre la définition que donne Kant au livre 1 de l’Anthropologie du point de vue pragmatique :
« Que l’homme puisse posséder le Je dans sa représentation, cela l’élève infiniment au-dessus
de tous les autres êtres vivant sur la terre. C’est par là qu’il est une personne, et grâce à l’unité
de la conscience à travers toutes les transformations qui peuvent lui advenir, il est une seule et
même personne, c’est-à-dire un être totalement différent par le rang et par la dignité de choses
comme les animaux dépourvus de raison, dont nous pouvons disposer selon notre bon
plaisir ; […] »1
Ce texte extrêmement célèbre appelle deux remarques au regard de notre sujet :
1. La première est que l’affirmation d’être une personne permet à l’individu de répondre à la
question de la connaissance de soi par une négation : « je ne suis pas une chose », et ceci
implique que je suis un individu digne de respect, et que toute personne le sera aussi. Il
s’agit donc de la connaissance d’un statut plus que de la connaissance de soi en tant que
soi.
2. La seconde est que Kant pose ici clairement l’identité et la permanence de la personne par
le biais de la conscience. En d’autres termes, affirmer que je suis une personne revient à
affirmer que je suis bien toujours la même personne. Même si ce n’est pas l’intention de
Kant, il y a ici une affirmation « substantialisante » : la personne est une substance, c’est-à-
dire ce qui reste le même à travers les changements.

On pourrait à bon droit s’interroger sur ce qui autorise à assimiler la notion de « personne » à
celle d’une personne unique et identique à elle-même. Mais pour répondre à cette question, il nous
faut mettre en avant les origines mêmes de la notion. Or celles-ci sont doubles : d’une part, nous
retrouvons Boèce qui dans le De duabus naturis et una persona Christi utilise la notion de « personne »
pour traduire celle d’hypostase, c’est-à-dire de substance et qui par là semble justifier l’affirmation
kantienne ; mais d’autre part, nous ne pouvons méconnaître la première origine de la notion qui
remonte aux stoïciens.

1 Page 51, éd. G-F, trad. Alain Renaut.


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II) Les origines et le sens de la notion de personne.

a) Les origines stoïciennes de la notion de « personne ».

Pour comprendre les ambiguïtés de la notion de personne, il nous paraît judicieux de


remonter à ses origines par delà les altérations que le christianisme a pu lui faire connaître pour des
raisons théologiques. Or ces origines nous amènent au stoïcisme qui est la première école
philosophique a avoir utilisé de façon systématique la notion. Notre problème alors est de discerner
quel est son sens originel.
Une des occurrences les plus célèbres de la notion intervient dans le court texte suivant du
Manuel d’Epictète :
« Souviens-toi que tu es un acteur qui joue un rôle2 dans une pièce qui est telle que la veut le
poète dramatique. Un rôle bref, s’il veut que ton rôle soit bref, long, s’il veut qu’il soit long. S’il
veut que tu joues le rôle d’un mendiant, veille à jouer ce rôle avec talent : ou un boiteux, ou un
magistrat, ou un homme ordinaire. Car ce qui t’appartient, c’est ceci : bien jouer le rôle qui t’a
été donné. Mais choisir ce rôle appartient à un autre. » 3
De même que le latin « persona », le grec « prosôpon » renvoie explicitement à la notion de théâtre. Du
reste, le contexte ne laisse aucun doute à ce sujet. Le rôle de l’individu est ici présenté comme lui étant
« étranger » : il s’agit de le jouer avec « talent » ce qui suggère un effort, un investissement et en même
temps, un impératif moral : il faut « bien » jouer ce rôle pour accomplir son devoir. L’individu semble
donc compris comme une entité duelle : d’une part l’individu centré sur lui-même, en tant que
« moi », pure intériorité, et d’autre part l’individu envisagé dans sa dimension sociale en tant que
personne, pure extériorité, masque à l’usage des autres. Notre « personne » ne nous appartient pas en
premier lieu : elle nous est donnée par le dieu. Ce qui ne veut pas dire pour autant que les stoïciens
concevaient la « personne » comme une mascarade sociale : au contraire, cette notion est le pivot de
toute leur morale. Notre rôle en effet nous apprend ce que nous devons faire, il ouvre le champ du
convenable. Sont convenables toutes les actions que nous accomplissons conformément à notre nature
qui elle-même s’enracine dans la Nature, dans le Tout. Pour bien nous conduire, nous devons donc
répondre à une exigence qui rejoint notre problème : connaître notre nature et agir en conformité avec
elle. Avec la notion de personne apparaît donc chez les stoïciens l’ébauche d’une interrogation sur la
connaissance de soi.
Cette interprétation est confirmée, semble-t-il, par l’examen des textes. Tout au long de ses
Entretiens, Epictète insiste sur la nécessité pour chacun d’entre nous de bien jouer son rôle. Et cette
idée est déjà présente dans le stoïcisme antique, ainsi que l’atteste Diogène Laërce :
« […] le sage est comme le bon acteur qui joue son rôle comme il convient, qu’il prenne le
masque de Thersite ou celui d’Agamemnon. » 4
Mais il pourrait sembler que le rôle en lui-même est purement indifférent, en d’autres termes, que
notre rôle est substituable avec un autre sans aucune conséquence. C’est d’ailleurs ce que semble
indiquer la citation que Diogène attribue à Antipater. Et c’est aussi ce que semble suggérer la notion
même de personne : le masque de théâtre, le rôle peut être endossé indifféremment par n’importe quel
acteur. Il suffit de voir le masque pour connaître le rôle joué, pour savoir tout ce qu’il y a à savoir de la
personne. La personne n’est en effet peut-être que l’expression sociale d’une fonction de l’homme qui
ne permet en aucun cas de le connaître ou d’appréhender qui il est.
Une telle interprétation n’aurait rien de surprenant dans la mesure où nous savons que le
problème du « soi » de la conscience de soi ne se posait pas pour les Anciens. Et cet argument,
pourtant mauvais, a pu être utilisé pour résoudre le problème : les stoïciens ne font du rôle qu’une
fonction de l’homme extérieure à lui justement parce qu’ils ne disposent pas de la notion de
conscience de soi pour faire le lien entre les deux et assimiler l’individu et la personne. Toutefois, il
nous semble qu’une telle interprétation, non seulement ne rend pas justice à la complexité de la
pensée stoïcienne, mais est en outre fausse. Et nous allons maintenant voir pourquoi.

2 En grec : « Πρόσωπον » à savoir le rôle de théâtre.


3 Chap.17, trad. P.Hadot, Livre de Poche.
4 Diogène Laërce, VII, 160.
5

b) Le « rôle » et son appropriation.

Afin de bien cerner le sens et la valeur de la notion de « personne » dans la pensée stoïcienne,
il convient en effet d’en étudier de plus près les mécanismes. Une étude plus approfondie montre que
les stoïciens ne conçoivent à aucun moment la « personne » comme un masque creux et indifférent. Il
existe au contraire une corrélation étroite entre la personne et l’individu, et c’est cette corrélation qui
semble être à l’origine de l’interprétation contemporaine de la notion. Il faut donc nous y attarder un
peu.
Epictète nous met en garde lui-même contre une interprétation trop « fonctionnelle » de la
notion de personne. En effet :
« On ne mélange pas ainsi des rôles différents ; tu ne peux pas jouer à la fois celui de Thersite
et celui d’Agamemnon. Si tu veux être Thersite, il te faut être bossu et chauve ; si c’est
Agamemnon, tu dois être grand, beau et aimer ceux qui sont sous tes ordres. » 5
L’allusion à l’apparence physique est à prendre ici dans un sens métaphorique : nous ne pouvons
modifier notre apparence. Mais la métaphore est éloquente en ce qu’elle nous révèle du rapport
qu’entretient l’homme à son rôle : en plus de l’effort nécessaire que nous avons pu constater, celui-ci
requiert de la part de l’individu une appropriation pour devenir pleinement son rôle. Rester comme à
l’extérieur de notre rôle, de notre personne serait donc un contresens : nous devons devenir ce rôle,
devenir cette personne.
Pour autant, et c’est là que la pensée stoïcienne révèle toute sa complexité, il ne faudrait pas
croire non plus que notre rôle peut et doit nous « absorber » au point que nous ne soyons plus que ce
rôle, comme un acteur qui se prendrait pour le masque qui symbolise son personnage. En effet, nous
devons nous appliquer à jouer notre rôle, à devenir une personne, mais non pas parce que ce rôle a
une valeur intrinsèque. Si nous devons nous appliquer à bien jouer notre rôle, c’est parce que cela est
conforme à notre nature d’être raisonnable. Etre une personne n’a de sens, de valeur, que parce que
nous sommes des êtres raisonnables qui n’ont donc pas de fonction instinctive comme l’aurait un
animal. Ainsi que le rappelle Epictète :
« Tous les autres êtres sont bien loin de pouvoir être conscients du gouvernement de Dieu ;
mais l’animal raisonnable possède des moyens de raisonner sur toutes ces questions, de savoir
qu’il est une partie du monde, quelle espèce de partie il est, et qu’il est bien que les parties
obéissent à l’ensemble. » 6
C’est cette dignité d’être rationnel, cette conscience que nous avons du monde et de nous-même qui
nous imposent de devoir jouer un rôle, de constituer notre rôle et non de suivre une nature instinctive.
L’animal n’a pas à devenir une personne : il est cheval ou taureau. L’homme au contraire doit jouer
son rôle d’homme, et pour cela jouer le rôle plus particulier, spécifique que le dieu ou le destin lui a
donné.
« Il faut comprendre aussi que la nature nous fait jouer deux rôles, l’un commun à tous,
puisque nous avons tous part à la raison et à ce rang supérieur qui nous place au-dessus des
bêtes ; de lui dérivent l’honnêteté et la convenance ; et d’après lui on recherche une règle pour
découvrir les devoirs. L’autre rôle est celui que la nature attribue en propre à chacun ; comme,
en effet, nous sommes extrêmement différents par nos corps (les uns valent par leur vitesse à
la course, les autres par leur vigueur dans la lutte ; et dans leur aspect, les uns ont de la
dignité, les autres, du charme), il y a une variété plus grande encore dans les âmes. » 7
Nous pouvons apercevoir, à travers ces formules, la genèse de la notion contemporaine de
personne et de la dignité morale qu’elle suggère. Pour les stoïciens déjà, être une personne ne peut
être que le propre de l’homme car il s’agit du propre d’un être conscient et rationnel. Pourtant, nous
l’avons dit, le rôle ne doit pas nous absorber : bien jouer notre rôle signifie agir en conformité avec lui
afin d’agir en conformité avec notre nature qui s’enracine dans la Nature universelle. Mais il reste
malgré tout une distance : notre rôle n’a de sens et de valeur que parce qu’il nous permet d’exprimer
ce que nous sommes, notre nature humaine. Seul, il est vide. Et en aucun cas il ne doit nous amener à
oublier l’importance de la dimension individuelle et du retour sur soi.

5 Entretiens, IV, 2, 10.


6 Entretiens, IV, 7,7.
7 Cicéron, Des Devoirs, I, 30, 107.
6

c) La personne et le souci de soi.

Nous ne pouvons comprendre à la fois l’importance et le paradoxe de la notion de personne


que si nous la replaçons dans son contexte propre. Et pour cela, il est nécessaire de revenir sur
quelques principes fondamentaux du stoïcisme qui permettent de la fonder.
La pierre d’angle de la doctrine stoïcienne se trouve dans la notion de conciliatio pour
reprendre le terme latin utilisé par Cicéron qui traduit ainsi l’oikeiôsis ou « appropriation » que chaque
être conduit à l’égard de lui-même. L’idée des stoïciens est la suivante : l’observation des êtres vivants
montre que toute perception du monde extérieur s’accompagne d’une perception de soi-même. Cette
perception de soi-même engendre un amour de soi, et le mouvement par lequel l’être se saisit comme
soi propre est ce que les stoïciens appellent l’oikeiôsis. Sénèque le décrit précisément dans une de ses
lettres à Lucilius :
« C’est à lui-même que l’animal s’intéresse d’abord : il faut bien qu’il y ait quelque chose à
quoi le reste puisse se rapporter. Je cherche le plaisir : pour qui ? Pour moi : c’est donc à moi
que je m’intéresse. […] Si je fais tout dans l’intérêt de ma personne c’est que l’intérêt que je
porte à ma personne précède tout. Cet instinct existe chez tous les animaux sans exception et il
n’est pas greffé en eux, mais inné. » 8
Si l’homme manifeste cette appropriation de soi, elle se doit d’être chez lui plus complète que chez
l’animal puisqu’elle va se doubler progressivement de la raison qui permet à l’individu de se
connaître lui-même bien plus que ne saurait le faire l’animal qui ne fait que suivre son instinct.
Epictète insiste longuement sur ce point :
« […] il suffit aux bêtes de manger et de boire, de se reposer, de s’unir, d’accomplir toutes les
fonctions qu’on trouve chez les êtres sans raison ; mais pour nous, à qui <le dieu> a fait don
de la faculté de la conscience, cela ne suffit pas ; si nous n’agissons pas comme il convient,
avec ordre, en nous conformant à la nature et à la constitution de chacun, nous n’atteindrons
pas notre fin. »9
Notre fin, nous l’avons vu, est d’accomplir notre rôle, de devenir une personne et de participer à
l’ordre du monde en en devenant des acteurs volontaires. Mais cette visée ne doit pas nous faire
oublier sa condition : nous conformer à la nature et à la constitution de chacun. Cette expression n’a
rien d’anodin : elle traduit bien l’importance fondamentale accordée par les stoïciens au « souci de
soi » pour reprendre la formule de Foucault. Nous ne pouvons, ne devons pas faire l’économie de ce
que nous sommes, individuellement, pour pouvoir bien jouer ce rôle qui demeure au fond assez
impersonnel. Nul ne choisit d’être esclave ou empereur : c’est notre fonction, et nous devons
l’accomplir du mieux possible pour vivre conformément à la Nature. Mais cette fonction ne doit en
aucun cas nous faire perdre de vue notre constitution propre, notre sphère individuelle. Il n’y a qu’en
comprenant cela que nous pourrons agir convenablement. Cicéron le rappelle en effet :
« Si la convenance est quelque part, elle est dans l’égalité que l’on conserve avec soi-même
dans la vie entière et dans chaque action, et l’on ne pourrait la conserver si l’on imitait le
caractère d’autrui en oubliant le sien propre. […] la conduite la plus convenable pour chacun,
c’est celle qui est la sienne propre. » 10
Notre nature raisonnable implique en effet que nous ayons toujours à l’esprit le nécessaire souci de soi
sans lequel nous ne pourrons nous conduire convenablement. Ce qui implique que nous sachions
prendre de la distance vis-à-vis de notre rôle : s’il nous est nécessaire de le jouer avec ferveur, cette
ferveur ne doit jamais nous amener à oublier que ce qui anime ce « masque », c’est notre « soi », notre
âme à laquelle nous devons accorder toute notre attention. Cela passe par des moments consacrés
dans la journée à un repli sur soi par lequel nous dressons le bilan de ce que nous avons fait. Mais ce
qui nous intéresse ici, ce ne sont pas les moyens par lesquels les stoïciens préconisent ce retour sur soi
mais les conséquences qu’une telle distinction entre le soi et le rôle peuvent avoir dans notre
interprétation de la notion de personne.

8 Lettres à Lucilius, 121, 17, trad. P.Veyne.


9 Entretiens, I, 6, 14-15.
10 Des Devoirs, I, 31, 11-114.
7

III) Quelques conséquences.

a) La distinction stoïcienne du soi et de la personne.

Cette distinction stoïcienne est en effet lourde de conséquences si l’on s’attache à l’analyser de
plus près.
La première de ces conséquences touche l’identité de la personne. Envisagée comme une
fonction, un rôle, la notion de « personne » chez les stoïciens n’implique pas de permanence à
l’identique de ce rôle. Nous sommes bien toujours une personne, nous avons bien toujours un rôle,
mais ce rôle peut se modifier au fil des évènements de notre destin. Epictète a joué le rôle d’esclave
avant d’endosser le rôle de professeur stoïcien. Il s’agit bien du même individu, du même soi mais il
ne s’agit pas à proprement parler de la même personne si l’on entend par là une identité autre que
numérique. Il y a bien la personne d’Epictète, mais cette personne a pu se manifester à travers
différentes fonctions, qui sont abstraites de son être même. Nous rejoignons ici le sens juridique que
nous avions pu observer au début de notre étude, et il ne s’agit pas d’un hasard. Les distinctions
stoïciennes ont en effet alimenté le droit romain, dont le nôtre est aussi l’héritier.
La seconde conséquence se situe dans le prolongement de la première. Puisque la personne
n’implique d’autre identité que celle d’une fonction, elle ne peut servir de fondement à une
quelconque permanence substantialisante. En d’autre terme, la personne n’est pas une hypostase pour
reprendre la formule de Boèce. Dire que nous sommes une personne ne peut suffire à garantir que
nous soyons la même personne. Les stoïciens n’affirment rien de plus que le fait d’être une personne
est le propre d’une conscience rationnelle. Toute conscience rationnelle est bien une personne. Or
Boèce, reprenant à son compte la notion, lui donne un sens bien différent qui est venu se substituer au
sens stoïcien. L’argumentation de Boèce, pour résumer schématiquement ce que l’on peut lire dans le
De duabus naturis et una persona Christi est la suivante : puisque l’on ne peut admettre deux natures –
divine et humaine – en un seul corps, il faut bien trouver une substance qui puisse servir de
« support » à ces deux natures différentes. Boèce estime trouver cette substance dans la personne et
affirme donc :
« En effet, il s’agit d’une personne (ainsi que nous l’avons vu) c’est-à-dire une substance
individuelle de nature rationnelle : c’est ainsi que se fait l’union de l’homme et de dieu. »11
La notion de personne s’est donc trouvée ainsi augmentée de celle de substance individuelle qui
demeure malgré les accidents qu’elle rencontre. Or une telle affirmation ne peut manquer de susciter
une série de problèmes que nous pouvons maintenant aborder.

Qu’est-ce qui nous conduit en effet à affirmer que la personne est bien une seule et même
personne ? Nous pouvons bien affirmer que tout individu est une personne, et ce quels que soient les
changements auxquels il est confronté, en tant qu’il est un individu conscient et rationnel. Mais
comment affirmer qu’il est bien la même personne ? Ce que nous rappelle l’étude de la pensée
stoïcienne, contre la pensée de Boèce, c’est que la notion de personne n’a aucune portée ontologique :
elle a une portée descriptive et normative. Dire que je suis une personne n’est pas définir mon être,
mais affirmer une caractéristique de ma nature. Or cette caractéristique a elle-même deux
particularités :
1. Elle ne m’est pas propre, mais est commune à tous les êtres conscients et rationnels,
ce que les stoïciens avaient déjà vu, et ce qui explique qu’ils ne fassent pas de la
personne le lieu du soi
2. Elle n’indique rien sur ce que je suis hors de cette dignité à laquelle je peux
prétendre. Elle renseigne bien en partie sur ce que je suis, une personne. Mais cette
définition ne contient rien d’autre qu’elle-même et ne peut donc nous permettre
d’affirmer quoi que ce soit d’autre à propos du sujet qui émet une telle affirmation.
C’est l’affirmation d’un statut bien plus que l’explication d’une nature.

De telles remarques pourraient nous amener à penser que tout ce que nous obtenons au terme
de cette étude n’est que négatif. Nous ne pouvons déduire de ces propos que l’idée selon laquelle le
« soi » est à distinguer de la personne, et que l’étude de la connaissance de soi doit se faire sans avoir

11 Page 402 de l’édition numérisée par la BNF (Gallica) des œuvres théologiques de Boèce.
8

recours à la notion de personne. Même si éviter de se fourvoyer est en soi appréciable, il nous semble
cependant que ce n’est pas la seule conséquence de cette étude, mais qu’elle nous offre aussi peut-être
la possibilité de reformuler le problème de la connaissance de soi de façon plus claire.

b) Quelques distinctions à construire.

Le problème de la connaissance de soi ne peut faire l’économie d’une interrogation sur


l’identité. Nous l’avons vu, la recherche du soi suppose que l’on s’interroge sur la nature de ce soi,
question qui peut se dédoubler en « que suis-je ? » et « qui suis-je ? ». Mais si la personne est bien une
affirmation de ce que je suis, elle ne permet en aucun cas de dire qui je suis, puisque je ne suis pas à
strictement parler mon rôle. Plus encore, la notion de personne ne permet à aucun moment d’affirmer
une identité substantielle de notre moi.
Or il se peut qu’à travers la notion de personne, ce soit justement cette identité substantielle
qui soit visée. Si nous sommes bien toujours une personne, il est aisé d’affirmer que nous sommes
toujours la même personne. La transition se fait presque à notre insu de l’identité numérique à
l’identité de nature. Puisque numériquement, la personne dont il est question se réfère bien à un
individu unique, on peut bien affirmer qu’il s’agit de la même personne à travers l’identité numérique
de l’individu qu’elle désigne. Et comme la personne est dépouillée de toutes les caractéristiques
particulières de l’individu, même si ce dernier change, nous affirmons qu’il demeure la même
personne puisqu’il est toujours une personne qui renvoie à un individu. Ainsi nous dirons par
exemple que le Docteur Jekill et Mister Hyde sont bien la même personne même s’ils sont deux
individualités bien distinctes. Ce qui ne peut manquer de susciter bien des difficultés et des
paradoxes.
La première de ces difficultés est évidemment celle du lien entre les deux individus : quelle
continuité existe-t-il entre deux individualités si différentes ? Puis, si nous poussons plus loin le
paradoxe par le biais du recours à une fiction, supposons qu’un savant réussisse à ôter Mister Hyde et
à l’incarner dans un nouveau corps : s’agit-il de la même personne ? Du même individu ? On ne peut
dire qu’il s’agit d’une personne radicalement différente si l’on a affirmé auparavant que le Docteur
Jekill et Mister Hyde étaient bien la même personne. Et pourtant, ils ont été dissociés.
Autre difficulté : si pour résoudre le problème, nous affirmons qu’il s’agit toujours du même
Mister Hyde, envisagé comme une personne, et du même docteur Jekill, lui aussi envisagé comme une
personne, comment deux substances peuvent-elles cohabiter dans un même corps ? Dire en effet qu’il
s’agit d’une même personne implique nécessairement une continuité, une permanence de l’essence
par delà les changements accidentels.

Pourtant, à y regarder de plus près, il semble que ces difficultés puissent trouver un début de
solution si nous acceptons de renoncer à donner à la notion de personne une dimension ontologique
qu’elle n’a pas les moyens d’endosser. Dire d’un individu qu’il est toujours une personne ne signifie
pas qu’il soit toujours la même personne, mais qu’il a, en tant que sujet conscient, cette dignité morale
particulière qui le distingue des choses non rationnelles. Il convient donc peut-être de chercher à
établir la permanence du soi non pas dans cette « extériorité » que représente la personne mais dans la
conscience elle-même et la représentation qu’elle se forge d’elle-même. Reprenons, pour illustrer ce
point, un exemple fictif évoqué par Derek Parfit.
Supposons qu’un savant génial me permette de voyager sur une planète lointaine. Comme
mon corps serait mort avant d’arriver là-bas, le savant met au point une machine qui copie mon esprit,
désagrège mon corps et reconstitue sur la planète lointaine un corps identique dans lequel soit
transféré mon esprit. La question telle qu’elle est classiquement posée est : suis-je la même personne ?
Or notre hypothèse est que cette question est mal formulée. Je suis bien une personne, sur cette
planète lointaine, puisque je possède toutes les caractéristiques de la personne. Il n’y a pas ici de
problème. La question est donc plutôt la suivante : suis-je la même identité ? Suis-je le même « moi » ?
Et cette question permet de mieux appréhender le problème puisque nous voyons alors que la réponse
à la question se trouve davantage dans la représentation que le sujet se fait de lui-même que dans une
affirmation ontologique lourde de conséquences métaphysiques et difficile à tenir.
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Conclusion :

En conclusion, il apparaît que le détour par la notion de personne n’est pas inutile pour mieux
délimiter le champ de la connaissance de soi. Ce que nous a montré cet examen, c’est en effet le danger
qu’il y a à vouloir substantialiser de façon artificielle le soi en ayant recours à la notion de personne. Si
la personne nous dit bien quelque chose de l’homme, elle ne nous permet pas de dire qui nous
sommes, ni même que nous sommes le même. Et se référer à l’identité personnelle pour définir le soi
est donc une entreprise nécessairement aporétique.
Aussi nous semble-t-il fondamental, pour ne pas sombrer dans des paralogismes sans fins, de
distinguer soigneusement l’identité personnelle de l’identité subjective. L’identité personnelle
représente la personne en tant qu’elle est envisagée comme la même de l’extérieur, c’est-à-dire en tant
que chacun d’entre nous attribue une relation à l’identique entre un individu et sa dignité de
personne, sans affirmer d’identité ou de permanence substantielle. L’identité subjective, elle, se
construit par le biais de cette identité du soi, de cette permanence qu’il nous reste encore à fonder ou à
laquelle peut-être il nous faudra renoncer. Quoi qu’il en soit, cette étude peut nous amener à
concentrer notre réflexion sur la seule issue possible à ces difficultés, à savoir une étude systématique
de la représentation de soi.

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