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Publications de l'École française

de Rome

Emergence de l'Etat dynastique et territorial dans l'espace


musulman occidental au Moyen Âge
Pierre Guichard

Résumé
Après un rappel de la complexité du problème de l'«Etat» dans l'Islam médiéval, Etat tantôt nié par les théoriciens et
politologues, tantôt utilisé comme instrument d'analyse des réalités par les historiens, la contribution passe en revue les
différents pouvoirs politiques ayant existé dans l'Occident musulman. Elle conclut à la très difficile émergence d'Etats au sens
moderne du terme avant le XIVe siècle, qui voit l'Occident musulman se diviser en organismes politiques à caractère plus
nettement dynastique et territorial que ceux qui étaient apparus au cours des siècles antérieurs.

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Guichard Pierre. Emergence de l'Etat dynastique et territorial dans l'espace musulman occidental au Moyen Âge. In: Genèse
de l'État moderne en Méditerranée. Approches historique et anthropologique des pratiques et des représentations. Actes des
tables rondes internationales tenues à Paris (24-26 septembre 1987 et 18-19 mars 1988) Rome : École Française de Rome,
1993. pp. 215-228. (Publications de l'École française de Rome, 168);

https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1993_act_168_1_4344

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PIERRE GUICHARD

ÉMERGENCE DE L'ÉTAT DYNASTIQUE


ET TERRITORIAL DANS L'ESPACE MUSULMAN
OCCIDENTAL AU MOYEN ÂGE

II paraît à peine nécessaire de rappeler en introduction la


complexité du problème de l'«Etat», que l'on peut envisager sous des
perspectives historique, sociologique, juridique, etc. . . Sans
prétendre engager une discussion théorique, et simplement pour poser
des limites à une réflexion d'ordre principalement historique, et
pour clarifier ma position de départ, je dirai qu'il y a Etat à partir du
moment où l'on trouve :
1) Un pouvoir doté d'une certaine continuité et stabilité dans
le temps.
2) Un territoire défini (donc une délimitation de l'intérieur et
de l'extérieur).
3) Une emprise du pouvoir sur le territoire par l'intermédiaire
d'un «appareil étatique», qui relie aussi la population au «pouvoir
central».
4) Une certaine conscience d'unité et acceptation de ces
données par l'ensemble de la population (selon R. Lowie, «l'Etat
comprend les habitants d'une aire déterminée qui reconnaissent la
légitimité de la force, lorsqu'elle est employée par des individus
qu'ils acceptent comme chefs ou gouvernants»1)·
J'accepterai d'autre part, toujours à titre de point de départ,
l'idée qu'il y a un Etat moderne «quand l'Etat constitue le réfèrent
ultime du discours des hommes», hypothèse fournie dans la circulaire
définissant le projet de table ronde.
Je préciserai enfin que le champ «privilégié» de ma recherche
est l'Espagne musulmane, surtout entre le Xe et le XIIIe siècle, mais
que je voudrais m'interroger, avec malheureusement beaucoup de
lacunes dans mes connaissances, sur l'Islam occidental au Moyen
Age dans son ensemble.
Il existe indubitablement, dans l'espace musulman occidental,
des formations politiques qui répondent à la définition en quatre
points donnée ci-dessus. Je prendrai pour exemple l'Etat andalou à

Cité par G. Balandier, Anthropologie politique, Paris, 1969, p. 153-154.


216 PIERRE GUICHARD

l'époque omeyyade, et plus précisément l'accession au pouvoir et la


cérémonie d'investiture de l'émir 'Abd al-Rahmân III (qui devient
calife en 929) à Cordoue, en octobre 912. Le récit qu'en fait la Chronique
anonyme de Abd al-Rahmân IIP apporte les indications suivantes :
Objet de la préférence de son grand-père, l'imam (ou émir) Abd
Allah (le septième émir omeyyade de Cordoue), appelé par lui à
résider avec lui dans le palais (où ne résident pas les fils de Abd Allah),
Abd al-Rahmân est, à la mort de ce dernier, reconnu comme
souverain par les «hauts personnages du régime» (âmâl ahi al-dawla) . Une
première cérémonie de reconnaissance (bay 'a) a lieu dans le salon
de réception du palais. Jurent fidélité au nouveau souverain, par
ordre de priorité, ses oncles paternels, ses quatres grands-oncles
paternels, les membres de la tribu de Quraysh (tribu du Prophète et
des Omeyyades), les clients (mawlâ/s) de la dynastie, puis les
personnalités les plus notables de Cordoue : fuqaha, personnages les plus
relevés, membres des familles «nobles» (buyûtât). Une fois reconnu
ainsi par l'«aristocratie» (khässa), le souverain accompagné par les
ministres (wuzarâ') et les hauts dignitaires du régime (wudjûh al-
dawla) va présider à la cérémonie d'enterrement de son grand-père
dans le «mausolée des califes» (rawdat al-khulafa) de Cordoue.
Pendant plusieurs jours de la semaine a ensuite lieu la
prestation de la bay' a par la 'âmma (le peuple) de Cordoue, dans la grande
mosquée. Les personnages chargés de recevoir le serment
d'obédience au nom du prince sont le vizir préfet de la ville (sâhib al-
madîna), le cadi de Cordoue, les deux sâhib al-shurta (préfets de
police) et le sâhib ahkâm al-sûq (muhtasib).
Des lettres sont envoyées aux gouverneurs des provinces Çum-
mâl) pour demander le même serment de fidélité. Des envoyés sont
par ailleurs dépêchés dans les mêmes provinces pour obtenir des
actes de fidélité des différentes autorités.
Il est évident qu'explicitement ou implicitement les quatre
éléments qui conforment l'Etat défini précédemment se retrouvent
dans ce passage. Il y a continuité dynastique et existence d'un
groupe dirigeant, à la fois familial/tribal et
gouvernemental/administratif (les deux ne se recouvrant d'ailleurs pas), un territoire soumis
au pouvoir central par l'intermédiaire d'une système centralisé (les
'ummâl), et une grande insistance mise sur la «reconnaissance» ou
bay 'a du pouvoir par les sujets.
Il est difficile de savoir dans quelle mesure cet «Etat» «constitue
le réfèrent ultime du discours des hommes». On pourrait simple-

2 Ed. et trad. E. Lévi-Provençal et E. Garcia Gomez, Una cronica anònima de


Abd al-Rahmân IH al-Nâsir, dans Madina, 1950, 2.
L'ÉTAT DYNASTIQUE ET TERRITORIAL MUSULMAN AU MOYEN-ÂGE 217

ment faire quelques constatations en rapport avec ce problème.


Deux, entre d'autres probablement possibles. En premier lieu la
notion même d'autorité étatique/pouvoir central, dégagée des
circonstances concrètes à travers lesquelles cet Etat se manifeste (tel
souverain, tel agent du pouvoir) existe dans le langage courant, en
particulier avec l'utilisation du terme de sultan qui désigne à cette
époque cette autorité «étatique» abstraite, indépendamment des
personnes qui l'exercent, et non pas le «prince» lui-même, comme ce
sera le cas plus tard, à partir du XIe siècle. On pourrait analyser
d'autres notions, comme celle de dawla (dynastie ou régime), qui
implique l'idée d'une alternance au pouvoir (un «tour») des «Etats»
successifs détenteurs de cette autorité étatique ou sultan. D'autre
part, à travers les sources, il ne semble pas y avoir de véritable vie
sociale et religieuse en dehors de cette organisation étatique. La
structuration socio-religieuse en termes musulmans nécessite
l'existence d'un pouvoir central, et cette structuration à son tour
constitue l'Etat lui-même. En dehors de cela, il n'y a qu'une situation quasi
«tribale», qui n'est pas de l'ordre de l'écriture ni de l'histoire. On
peut en donner un exemple concret, emprunté à la même époque :
en 928, à la suite d'une campagne militaire omeyyade, les
populations surtout berbères qui vivent dans la région de Mérida
reconnaissent l'autorité du pouvoir central cordouan. Une délégation
est envoyée à cet effet à Cordoue avec à sa tête un notable de
Mérida, dont Ibn Hayyân dit qu'il servait de faqîh à ses concitoyens (ta-
faqqaha fî-him). Le sultan accorde la paix, et investit cet Ibn Mun-
dhîr de la fonction de cadi dans sa ville3. Il semble bien qu'il n'y a
pas antérieurement de cadi dans la ville, faute d'une telle
nomination par le sultan.
A travers ces exemples, on touche à la liaison classique dans
l'Islam médiéval entre vie politico-sociale et vie religieuse. La
conception occidentale «laïque» de l'Etat (quels que soient les liens
concrets et idéologiques qui lient l'institution étatique à l'institution
religieuse) étant inconnue dans la civilisation musulmane. Dans
l'investiture de l'émir Abd al-Rahmân III, le lien entre le souverain et
les sujets (la prestation de bay' a par la population de Cordoue) a lieu
par l'intermédiaire des «magistrats» investis des wilâyât
(magistratures) à caractère juridico-religieux classiquement dénombrées par
les docteurs andalous4. Considérés dans cette dernière perspective,
les sujets de l'Etat musulman se confondent avec YUmma ou
Communauté des croyants, et l'appareil de l'Etat s'identifie, au

3 Ibn Hayyân, Muqtabas, V, éd. P. Chalmeta, Madrid, 1979, texte p. 240, trad,
182-183.'
p.
4 E. Lévi-Provençal, Histoire de l'Espagne musulmane, III, Le siècle du califat
de Cordoue, Paris, 1967, p. 116 n. 2, et 241-242.
218 PIERRE GUICHARD

moins partiellement, avec Γ «appareil de l'Islam». Un bon


témoignage de cette conception «unitaire» se trouverait dans l'ouvrage du
juriste marocain du XVe siècle Al- Wansharîshî intitulé «Livre des
magistratures», et qui s'inspire directement des Ahkâm al-sultâniya,
le traité classique du «droit public» musulman rédigé par l'oriental
Mawârdî au XIe siècle, mais aussi d'auteurs andalous comme Ibn
Sahl, qui vit à l'époque des taifas5. Dans ce texte, d'Al-Wansharîshî,
on trouve classées parmi ces wilâyât ou magistratures toutes les
charges «publiques» qui remplissent quelque fonction d'ordre
politique, administratif, juridico-religieux, économique et social et
détiennent une quelconque autorité dans l'Etat/communauté.
L'expression de «magistratures» ne doit donc pas tromper. Les fonctions
énumérées sous le terme de wilâya, remplacé souvent en Espagne
par celui de khutta, sont sans doute pour une part de nature
proprement judiciaire, mais elles relèvent aussi de l'administration, du
maintien de l'ordre public, voire du gouvernement lui-même dans la
mesure où, pour Wansharîshî comme pour Mawârdî, non seulement
le califat lui-même, mais aussi l'«émirat sur un pays», c'est-à-dire en
fait le gouvernement d'une province du monde islamique, font
partie de ces magistratures, comme en font partie les fonctions
militaires («l'émirat pour la guerre sainte»), fiscales («la perception des
dîmes et celle de l'aumône légale» et dévaluation des fruits de la
terre», c'est-à-dire le recensement des récoltes pour la fixation de
l'impôt). Wansharîshî inclut même dans sa liste des wilâyât des
charges mineures, sans responsabilité ni pouvoir de décision,
comme «les fonctions de secrétaire, interprète, préposé», ou de
nature purement sociale et «caritative», comme la tutelle d'un enfant
orphelin.
Cette conception se retrouve à travers tout le Moyen Age
musulman, occidental aussi bien qu'oriental. Elle définit un appareil
étatique, mais, du fait de la confusion de ce dernier avec l'«appareil de
l'Islam», elle rend difficile l'émergence d'Etats comparables à ceux
qui s'élaborent en Occident chrétien sur une base à la fois
dynastique et territoriale. C'est en ce sens que l'on répète souvent qu'il n'y
a pas de véritable notion d'Etat dans l'Islam classique. C'est ainsi,
par exemple, que le volume de la revue d'études politiques Pouvoirs
consacré aux systèmes politiques musulmans6, s'ouvre par un article
sur «Pouvoir et Etat dans l'Islam» qui débute par l'affirmation qu'«il
n'y a pas d'idée d'Etat dans l'Islam», où la notion fondamentale est

5 Al- Wansharîshî, Kitâb al-wilâyât («Livre des magistratures»), éd. et trad.


Bruno et Gaudefroy-Demombynes, dans Collection de textes arabes publiés par
l'Institut des Hautes Etudes Marocaines, VIII, Rabat, 1937.
6 1. W. Zartman, Pouvoir et Etat dans l'Islam, dans Les régimes islamiques ,
numéro monographique de la revue Pouvoirs, 12, 1980, p. 5-14.
L'ÉTAT DYNASTIQUE ET TERRITORIAL MUSULMAN AU MOYEN-ÂGE 219

celle d'une communauté unique des Croyants dont la division en


«Etats» particuliers ne peut être qu'une donnée de fait et non de
droit : «II est admis que la Communauté puisse se subdiviser en
entités politiques à cause des exigences de la géographie, des
communications ou de l'histoire nationale (Coran, 49, 13 : «Nous vous
avons constitués en confédérations et en tribus pour que vous vous
connaissiez»). Mais cette entité politique n'a ni personnalité morale,
ni statut légal, et ni le Quran ni la pensée juridique religieuse ne lui
accordent de fonction». Dans un autre article du même recueil7,
Paul Nwya, analysant les institutions «qui structurent la
communauté musulmane et qui, par leur souplesse, ont permis à l'Islam de
surmonter chaque fois ses crises internes et de se maintenir
identique» à travers l'espace et le temps, évite - volontairement? - le
terme d'Etat et ne parle que de l'«appareil de l'Islam». Ann K.S.
Lambton, dans son excellent ouvrage8, souligne à son tour que les
juristes des Xe-XIe siècles «n'admettent pas l'existence de l'Etat en
tant qu'institution ayant son propre droit et considèrent l'existence
d'un Etat temporel en tant qu'institution séparée comme une
usurpation due à l'intrusion d'éléments de corruption dans la
Communauté. En conséquence, ajoute-t-elle citant Gibb, non seulement
toute discussion de l'institution du gouvernement dans la pensée
politique s'est concentrée sur le calife, qui seul est considéré
représenter cette autorité, mais encore l'Etat en tant que tel est considéré
comme un phénomène purement transitoire et, bien que doté du
pouvoir temporel, manquant d'une autorité intrinsèque propre»
(p. 17). Comme le montre cependant la fin de cette citation, et le
titre même de l'ouvrage dont elle est tirée, il est, en fait,
pratiquement impossible même aux islamisants de se passer de la notion
d'Etat pour parler de l'organisation politico-administrative dans la
civilisation musulmane traditionnelle, ou même pour exposer la
pensée politique des théoriciens du Moyen Age musulman. Ainsi
Yadh ben Achour, traçant les grandes lignes de «La structure de la
pensée politique islamique classique», est-il tout naturellement
amené à écrire que «c'est à partir du pouvoir d'un seul que se constitue
et se conçoit l'Etat. Mais comme la concentration absolue du
pouvoir est une vue de l'esprit, les penseurs ont dû avoir recours à
diverses explications pour comprendre la diffusion du pouvoir dans
l'Etat. . . La pensée politique islamique ne reconnaît aucune espèce
de «séparation des pouvoirs» dans l'Etat, etc.»9.

7 P. Nwya, L'appareil de l'Islam, ibid., p. 47-56.


8 A.K.S. Lambton, State and Government in medieval Islam, Oxford
University Press, 1981.
9 Y. Ben Achour, Structure de la pensée politique islamique classique, dans
Les régimes islamiques cit., p. 15-26.
220 PIERRE GUICHARD

Si ceux qui s'intéressent à l'histoire des doctrines politiques


dans l'Islam ne peuvent éviter d'utiliser le concept d'Etat, à plus
forte raison en va-t-il de même des historiens, plus intéressés par la
pratique et par les réalités politiques que par l'évolution des idées.
Ils se heurtent cependant à la même contradiction. D'une part il n'y
a pas en principe d'Etat légitimement constitué, au sens
géographique que le terme «Etat» a pris dans l'histoire occidentale, donc
pas de légitimité non plus d'une organisation étatique, avec ses
spécificités propres, à l'intérieur d'un espace particulier. Il n'y a pas -ou
il ne devrait pas y avoir- d'Etat andalou, marocain, ifriqiyen, ni à
plus forte raison grenadin ou tlemcénien, doté en tant que tel de
permanence institutionnelle. Le fait que des Etats successifs aient
approximativement la même assise géographique est dû au rôle
structurant des grandes villes dans la vie politique (Grenade ou Tlemcen
sont les capitales «naturelles» des constructions politiques qui
s'élaborent dans leurs régions respectives), et non pas à la continuité
dynastique qui joue un rôle si important dans l'histoire occidentale.
Sans s'éloigner des frontières de l'Islam, on pourrait comparer par
exemple la remarquable continuité de l'Etat catalan, centré sur la
dynastie comtale barcelonaise, avec la discontinuité fondamentale
de l'Etat grenadin au cours de la même période du XIe au XIVe
siècle. Rien ne relie politiquement la Grenade nasride à la Grenade
ziride, alors que la cohérence de l'histoire catalane est évidente. Il ne
s'agit pas seulement de continuité dynastique, encore que le fait
dynastique joue un rôle important dans l'affirmation de l'Etat
chrétien : l'Aragon ou la Navarre maintiennent une continuité politique
à travers les vicissitudes de leur histoire dynastique. Et pourtant, les
institutions grenadines ont sans doute moins varié d'une époque à
l'autre que ne l'ont fait les institutions navarraises, aragonaises ou
catalanes. Ces institutions, relativement complexes et hiérarchisées,
il est difficile, et c'est là que réside le second terme de contradiction,
de ne pas les qualifier d'« étatiques». Si la discontinuité politique
entre les régimes (duwal) est évidente et si les frontières des
dominations politiques sont sujettes à de grandes variations, les structures
elles-mêmes des organisations étatiques sont au contraire dotées
d'une grade stabilité et d'une grande uniformité, car elles s'inspirent
pour l'essentiel des normes d'un droit public musulman dont le
caractère de permanence frappe bien davantage que les capacités
d'évolution.
Compte tenu de l'existence de ces institutions étatiques, les
historiens ne peuvent donc guère, à propos des entités politiques
musulmanes du Moyen Age, se dispenser d'utiliser constamment le
concept d'Etat, en Occident aussi bien qu'en Orient. Lévi-Provençal
parle ainsi de l'Etat omeyyade de Cordoue dont les institutions
s'inspirent elles-mêmes de celles de l'Etat abbâside : son administration
L'ÉTAT DYNASTIQUE ET TERRITORIAL MUSULMAN AU MOYEN-ÂGE 221

fortement centralisée, écrit-il, «assurait dans la monarchie hispano-


umaiyade la marche des affaires civiles et la gestion financière de
l'Etat. Cette administration, la khidmat al-Khilâfa (service califien),
nécessitait le recrutement de multiples agents et ne différait pas
sensiblement dans l'ensemble, toutes proportions gardées, de celles de
l'empire abbâside ou même de celles de Byzance à la même
époque»10. La complexe machinerie administrative du califat tendra
sans doute à se simplifier par la suite, peut-être dès l'époque des tai-
fas du fait de la décentralisation politique d'al-Andalus, sans doute
aussi à l'époque almoravide à laquelle se rapporte probablement la
description que fait Al-Maqqarî, d'après Ibn Sa'îd, de l'appareil
gouvernemental central ou kitâba, terme que Lévi-Provençal traduit par
«secrétariat d'Etat»". Mais, fondamentalement, comme le suggère
cette dernière expression, il s'agit bien toujours d'une organisation
de nature étatique qui, en al-Andalus, à travers les avatars du
pouvoir politique, se perpétue sans changements fondamentaux jusqu'à
l'époque de l'émirat nasride de Grenade. Rachel Arié consacre ainsi
de longs chapitres de sa thèse sur l'Espagne musulmane à l'époque
nasride à une description minutieuse «du rôle et du mécanisme des
services publics de l'Etat nasride»12. On pourrait en dire autant de la
partie institutionnelle des travaux concernant le Maghreb, où le
caractère à la fois incontestablement «étatique» et en même temps
éminemment fragile de constructions politiques toujours à la
recherche de leur légitimité théorique aussi bien que de leur assise
territoriale apparaît avec évidence. Là comme en al-Andalus, l'aspect
souvent en apparence imprévisible et heurté des variations de la
géographie politique est dû à l'apparition soudaine des Etats, à leur
expansion ou à leur rétraction brutale, à leur disparition également
subite et difficile à expliquer. Dans bien des cas, ces Etats d'allure
éphémère peuvent sembler artificiels, créés par la seule élévation
circonstancielle d'un pouvoir local à la souveraineté sur une aire
plus étendue. Ainsi le premier émir Abdalwâdide de Tlemcen,
profitant de la désorganisation de l'empire almohade pour imposer un
pouvoir politique autonome à Tlemcen, y crée-t-il de toutes pièces
dans les années 1240 une administration centrale, avec un hâdjib,
des vizirs, un grand cadi, etc.13.

10 E. Lévi-Provençal, Histoire de l'Espagne musulmane cit., III, 1967, p. 22.


"Ibid., p. 23-24.
12 R. Arié, L'Espagne musulmane au temps des Nasrides, Paris, 1973, p. 179
sq.
13 G. Marçais, Le makhzen des Beni Abd al-Wad, dans Mélanges d'Histoire et
d'Archéologie de l'Occident musulman, I, Articles et conférences de Georges
Marçais, Alger, 1957, p. 131-139.
222 PIERRE GUICHARD

Si l'on jette un regard d'ensemble sur l'histoire politique de


l'Occident musulman médiéval, il me semble que cette «difficulté d'être»
des Etats marque au moins la période IXe-XIIIe siècle, sans que l'on
puisse constater d'évolution vers des formes plus proches des Etats
européens modernes pendant toute cette période. Jusqu'au milieu
du VIIIe siècle, il n'y a pas d'entité étatique en Occident musulman,
qui fait partie du califat omeyyade de Damas. Dans les années 740,
du fait de la crise de ce dernier, deux émirats pratiquement
autonomes se constituent à Kairouan et à Cordoue. Ils ne durent qu'une
dizaine d'années, mais ils préfigurent la situation ultérieure de
séparation d'avec l'Orient. En 756, à la suite d'une période de troubles,
l'omeyyade Abd al-Rahmân Ier, échappé au massacre de sa famille
par les Abbâsides, s'empare du pouvoir à Cordoue. Dans la seconde
moitié du VIIIe siècle, s'établissent au Maghreb d'une part les
émirats khâridjites (schismatiques) de Tlemcen et de Sidjilmasa, et
d'autre par l'émirat idrisside de Fès. En 800, le califat de Bagdad
accepte de reconnaître comme émir héréditaire de Kairouan l'Aghla-
bide Ibrahim Ier. Le moins mal connu de ces émirats, du point de
vue institutionnel, est celui de Cordoue, grâce à des sources un peu
plus abondantes, et à l'étude de Lévi-Provençal. Il est celui qui se
rapproche le plus de la définition «occidentale» de l'Etat dynastique
et territorial. Le prestige de la lignée omeyyade (d'ascendance cali-
fale), l'heureuse circonstance d'une succession régulière en ligne
directe, la définition géographique imposée d'une part par le caractère
péninsulaire d'al-Andalus, d'autre part par l'existence d'une
«frontière» avec les chrétiens, favorisent cette relative stabilité temporelle
et spatiale. Les choses sont moins claires pour les autres «Etats»
occidentaux. Celui qui se rapproche le plus de l'Etat andalou est l'Etat
aghlabide. Mais dans l'un et l'autre cas, les structures
gouvernementales et administratives de l'Etat paraissent embryonnaires, leur
développement étant entravé d'une part par les réalités locales
(tribalisme par exemple) d'autre part par le caractère musulman de la
civilisation, qui interdit l'accession à une autonomie théorique totale
par rapport au califat oriental. On a pensé par exemple que les
Aghlabides ne développaient pas l'institution vizirale dans la mesure où
la nomination d'un vizir restait une prérogative califale, réservée au
pouvoir de Bagdad dont les Aghlabides se disent théoriquement
dépendants14. Ni les Aghlabides ni les Omeyyades n'accèdent à la
pleine souveraineté de principe, de type califal, marquée par l'usage
d'un laqab honorifique en Allah.

14 J. F. P. Hopkins, Medieval muslim Government in Barbary until the sixth


Century of the Hijra, Londres, 1958, p. 3.
L'ÉTAT DYNASTIQUE ET TERRITORIAL MUSULMAN AU MOYEN-ÂGE 223

La nature exacte du pouvoir des Idrissides, dont l'Etat unitaire


dure d'ailleurs très peu de temps, est un peu obscure. Les
«souverains» de Sidjilmasa et de Tahert, en revanche, sont des imâm/s,
d'abord chefs d'une «secte» religieuse (le khâridjisme soufrite pour les
uns, ibadite pour les autres), et seulement dans les faits dirigeants
d'Etats aux limites territoriales floues, pratiquement privés de
moyens de contrôle étatique en raison de la quasi inexistence de
structures gouvernementales et administratives, et du caractère
tribal de l'organisation sociale. Les Khâridjites ne prétendent pas à la
nécessité d'un pouvoir unique dans l'Islam, prétention qui,
d'ailleurs, auraient été sans conséquence vu le caractère sectaire de ces
mouvements «schismatiques». Il n'en va pas de même des deux
nouveaux califats qui apparaissent en Occident au début du Xe siècle, à
Kairouan et à Cordoue. Alors qu'aucun des pouvoirs locaux
existants dans cette partie du monde musulman n'avait émis de
prétentions universalistes, le califat shiite de Kairouan, proclamé en 910,
s'affirme l'unique pouvoir légitime dans le Dâr al-Islâm dont il
revendique la direction, cherchant à miner de l'intérieur (par l'action
de ses missionnaires-propagandistes), et à conquérir de l'extérieur
(par la force de ses armées) les pays khâridjites et sunnites qui
l'entourent. Cet expansionnisme shiite provoque la réaction d'abord
défensive des Omeyyades de Cordoue, qui érigent leur émirat en califat
afin de se doter d'une arme idéologique et d'un prestige comparable
à celui de leurs rivaux. Sans jamais, comme ces derniers, prétendre
étendre leur autorité sur l'ensemble du monde musulman et sur
l'Orient, les califes de Cordoue n'en pratiquent pas moins une politique
d'expansion au Maghreb occidental, soumettant les pouvoirs
idrissides qui s'y étaient maintenus depuis la dissociation du premier
émirat de Fès et les zones tribales autonomes, et refoulant vers le
Maghreb oriental l'influence des Ubay dites de Kairouan, puis de
leurs successeurs et représentants Zirides après la conquête de
l'Egypte et le départ pour le Caire des califes shiites. Les structures
gouvernementales, administratives et militaires mises en place par
les deux califats occidentaux sont sensiblement plus lourdes et
complexes que celles des émirats qui les ont précédés. On connaît
surtout les institutions du califat de Cordoue, en particulier le
cérémonial de cour, grâce aux «Annales palatines» du règne de al-Ha-
kam II (961-976), conservées par Ibn Hayyân d'après le texte d'al-
Râzî, contemporain du califat15. Il traduit la revendication de
principe d'un pouvoir totalement souverain, et doté de tous les attributs

15 E. Garcia Gomez, Anales palatinos del califa de Cordoba al-Hakam II, por
Isa Ibn Ahmad al-Râzî, Madrid, 1967.
224 PIERRE GUICHARD

correspondant à cette plénitude, exprimée par l'usage de laqab/s ca-


lifiens en Allah comparables à ceux des Abbâsides, par la frappe de
monnaie d'or, par la construction de la ville palatine de Madînat al-
Zahrâ', etc. . .
L'époque suivante voit succéder à ces grands califats d'Occident
des pouvoirs fragmentés, qui éprouvent une grande difficulté à se
définir, entre l'acceptation de l'état de fait de la division et le rêve de
restauration d'un grand califat unitaire. L'ambiguïté est surtout
patente et sensible dans l'Espagne des taifas. Dans une première phase,
on assiste à de multiples tentatives, souvent rivales, de
reconstitution de la situation antérieure. Les pouvoirs locaux ne cherchent
leur légitimité que dans une prétendue investiture par un califat
fantoche, qui n'est parfois qu'une pure fiction comme lorsqu'en 1035,
cinq ou six ans après la disparition définitive du califat de Cordoue,
les gouvernants abbâdites de Seville intronisent dans leur ville un
sosie du troisième calife omeyyade Hishâm II, disparu en 1013 au
cours des épisodes agités de la période qui suit la «révolution de
Cordoue» de 1009, mais d'une façon un peu mystérieuse qui laissait
planer quelques doutes sur la réalité de sa mort. Ce faux calife
Hishâm al-Mu'ayad fut reconnu par plusieurs des «rois des taifas». A
Valence, par exemple, gouvernée par le Amiride 'Abd al-'Azîz al-
Mansûr depuis déjà une quinzaine d'années, ce n'est qu'à partir de
cet avènement du faux calife Hishâm II à Seville que l'on frappe des
monnaies, sous l'invocation de ce dernier. On sait par ailleurs
qu'aucun de ces «souverains» des taifas andalouses du XIe siècle ne
s'arroge de titre témoignant d'une revendication à la plénitude de la
souveraineté, soit temporelle et spirituelle (khalîfa), soit seulement
temporelle (malik). La plupart prétendent au titre de hâdjib
(«chambellan»), qui évoque une autorité déléguée par un hypothétique
califat (qui figure sur les monnaies par l'allusion à un fictif «imâm Abd
Allah»), ou encore plus modestement à celui de wazîr. Presque tous,
cependant, se parent de surnoms honorifiques ou laqab/s en Allah,
qui supposent une participation à cette souveraineté de type califien
dont ils n'osent s'affirmer pleinement détenteurs. On constate
cependant des cas à première vue surprenants. Plusieurs ne prennent
que des laqab/s plus modestes en dawla (du type «Sayf al-Dawla»,
qui suggèrent encore le caractère subordonné et délégué du
pouvoir), même parmi les plus puissants de ces souverains des taifas.
C'est le cas, par exemple, du Hûdide Ahmad Ier de Saragosse (1046-
1081), que les sources et certaines inscriptions du palais de la Dja'fa-
riya (Aljaferia) créditent du laqab de Al-Muqtadir bi-Llâh, alors qu'il
ne figure sur ses monnaies, pourtant relativement nombreuses
(mais toutes d'argent) qu'avec le surnom plus modeste de 'Imad al-
Dawla, ce qui laisse supposer un usage public du laqab plus prudent
que l'usage privé.
L'ÉTAT DYNASTIQUE ET TERRITORIAL MUSULMAN AU MOYEN-ÂGE 225

Au Maghreb à la même époque, il n'y a pas, du moins en


principe, de véritable Etat souverain une fois acquis le départ des Fati-
mides pour l'Egypte en 973. La légitimité des Zirides de Kairouan et
des Kalbites de Palerme, puis un peu plus tard celle des Hammâ-
dides de la Qal'a, s'appuie sur celle des califes du Caire qui les
considèrent comme leurs représentants. Quant au Maghreb occidental,
une fois passée la période d'hégémonie cordouane, il retourne à une
situation de division «tribale» qui ne laisse pas place à de véritables
Etats. Cette situation ne dure cependant que peu de temps, quelques
décennies, et favorise l'extension à ces régions du pouvoir almora-
vide né au Sahara occidental vers le milieu du XIe siècle. Le régime
almoravide, étendu à l'Espagne à la fin du siècle, prétend rattacher
l'Occident musulman au califat de Bagdad. On sait que les émirs
sanhadjiens de Marrakech avaient obtenu des fuqaha andalous une
fatwâ les autorisant à détrôner les souverains des taifas, et du calife
'abbâside un diplôme leur reconnaissant le gouvernement de
l'Occident et le titre à'amîr al-muslimîn. On a moins souvent remarqué
que le système politique mis en place en al-Andalus et au Maghreb à
cette époque correspond à une sorte de «sultanat», assez proche
dans la pratique de la théorie du même nom proposée dans ses
écrits par Ghazâlî pour justifier le système politique prévalant dans
le califat abbâside à l'époque seldjoukide16. Les liens
politico-idéologiques entre l'Orient et l'Occident du monde musulman sont
d'ailleurs bien soulignés à cette époque par le rôle joué par le juriste an-
dalou Abu Bakr al-Turtûshî17. La crise du régime almoravide, un peu
avant le milieu du XIIe siècle, laisse place à une grande confusion
politique, surtout en al-Andalus, où l'époque des «secondes taifas»
est marquée par l'émergence de «mini-Etats» dont certains, comme
celui du cadi Ibn Hamdîn à Cordoue, sont des décalques du régime
almoravide (du point de vue de la titulature), alors que d'autres, plus
originaux, sont plus proches du mouvement almohade par leur
caractère religieux et théocratique, mais marqués aussi par une forte
influence du sufisme qui s'est développé dans la péninsule à la fin de
l'époque almoravide. Ainsi celui des Muridûn de l'Algarve, dirigé par
le mystique Ibn Qasî18, et celui, moins connu, de Murcie, qui a pour
chef un autre personnage à tendance ascético-mystique, Ibn al-
Hadjdj.
Le mouvement almohade réussit là où ces tentatives locales
avaient échoué. Il rompt avec la fiction d'un lien avec le califat

16 K. S. Lambton, op. cit., eh. VII.


17 V. Lagardère, L'unificateur du malikisme oriental et occidental à Alexandrie,
dans Revue de l'Occident Musulman et de la Méditerranée, 31, 1981, p. 47-61.
18 V. Lagardère, La tarîqa et la révolte des Muridûn en 539/1144 en Andalus,
dans Revue de l'Occident Musulman et de la Méditerranée, 31, 1981, p. 157-170.
226 PIERRE GUICHARD

oriental, et s'érige lui-même en pouvoir à vocation universaliste,


parvenant finalement pour la première et seule fois dans l'histoire
depuis la fin du califat omeyyade de Damas à unifier sous un seul
pouvoir la totalité de l'Occident musulman. Ses bases philosophico-
théologiques, inspirées du mu'tazilisme et des doctrines de Ghazâlî,
restent cependant étrangères à l'ensemble des docteurs de l'Islam
occidental, restés attachés à la doctrine malikite qui avait régné
presque sans partage aussi bien sous les Omeyyades de Cordoue que
sous les Almoravides. Ce pouvoir doctrinalement étranger à la
tradition andalouse et maghrébine n'est accepté qu'en raison de sa
capacité à mobiliser les forces occidentales dans la guerre sainte contre
les chrétiens, et peut-être aussi du fait d'une certaine indifférence au
politique de la part de la société musulmane. Il se heurte, dans son
effort de réunification de l'Islam occidental, à la tenace résistance
du curieux Etat d'Ibn Mardanîsh qui, pendant un quart de siècle
(1147-1172) occupe la zone levantine de l'Espagne, autour de Murcie
et de Valence. Vilipendé par les sources arabes d'époque almohade
comme le type même du «souverain injuste», Ibn Mardanîsh n'en
parvient pas moins à tenir en échec sa vie durant la puissance
almohade, vraisemblablement appuyé, en dépit des vices que lui prêtent
les sources hostiles de l'époque suivante, par la complicité tacite des
ulémas andalous, dont beaucoup se sont réfugiés dans cette région
lors de l'occupation par les Almohades du reste d'al-Andalus. Il n'est
pas sans intérêt de constater que le régime d'Ibn Mardanîsh, de
façon plus nette encore que celui des Almoravides, se prétend fidèle à
l'unité de l'Islam sunnite et au califat 'abbâside. Ce rêve d'une
«réintégration» de l'Islam occidental à l'unité abbâside semble n'avoir
pas été que la caution de principe de régimes peu assurés de leur
légitimité. On sait que le calife almohade al-Ma'mûn (1227-1232) tente
officiellement de répudier les spécificités doctrinales de l'almoha-
disme19. Mais surtout, dans la partie orientale d'al-Andalus, à
l'époque même où al-Ma'mûn rejette l'almohadisme, se produit la
révolte anti-almohade d'Ibn Hûd qui reprend le titre almoravide d'A-
mîr al-Muslimîn, et prétend surtout restaurer la souveraineté
abasside sur al-Andalus. Diverses études récentes d'Emilio Molina
Lopez ont bien montré que ce programme hûdide avait rencontré
une étonnante adhésion de la part de l'ensemble des élites de la
région murcienne où s'impose d'abord ce mouvement.
La rapide désorganisation de l'éphémère domination hûdide,
qui entre 1228 et 1231 avait paru devoir s'étendre à l'ensemble d'al-

19 R. Le Tourneau, Sur la disparition de la doctrine almohade, dans Studia


Islamica, 1970, XXXII, p. 193-202.
L'ÉTAT DYNASTIQUE ET TERRITORIAL MUSULMAN AU MOYEN-ÂGE 227

Andalus, manifeste bien la fragilité de ces constructions politiques


de l'Islam occidental qui ne parviennent à aucun moment à résoudre
la contradiction existante entre les multiples pouvoirs de fait
susceptibles de naître à tout moment des particularismes locaux et des
oppositions idéologiques, et l'aspiration sans cesse réaffirmée à une
restauration de l'unité de YUmma. Il ne semble pas que
l'antagonisme réel qui oppose les Andalous aux Maghrébins, et s'exprime au
moment de la «révolution» hûdide par une sanglante réaction contre
les éléments berbères se trouvant dans la péninsule, ait jamais
cristallisé en un authentique «nationalisme» andalou, susceptible de
favoriser l'émergence d'un véritable Etat, en dépit des circonstances
favorables que représentaient le sentiment de supériorité culturelle
et le relatif isolement péninsulaire. Aux XIe et XIIe siècles, avec les
mouvements almoravide et almohade, c'est du Maghreb et non d'al-
Andalus que partent les initiatives aboutissant à la construction de
grands Etats, mais ceux-ci restent à base religieuse, fortement
marqués, surtout à l'époque almohade, par la conception universaliste et
«totalitaire» du pouvoir traditionnelle dans l'Islam. Ces conceptions
évoluent-elles quelque peu à l'époque suivante? Pour Abd Allah La-
roui, sous l'influence principalement des réfugiés andalous au
service des souverains maghrébins du XIVe siècle, c'est une conception
nouvelle de la politique qui se fait jour, celle-ci devenant, dans la
pratique de ces groupes de «spécialistes», plus autonome à la fois à
l'égard de la société et de la religion. Dans cette pratique, «le pouvoir
n'avait plus besoin de justification religieuse sérieuse; d'où une
coupure totale avec le passé fatimide, almoravide ou almohade. La
religion devenait chez eux réellement affaire privée (d'où le
développement concomitant d'un sufisme individualiste et quelque peu
pharisien) et idéologie consciemment justificatrice de l'ambition des
princes : ce qui était loin d'être le cas dans les siècles précédents!
Cette autonomie de la politique ouvrait la voie à une véritable
«laïcisation» du pouvoir»20. C'est peut-être à cette époque, effectivement,
que les Etats de l'Occident musulman se rapprochent le plus dans
leurs fondements généraux, de ceux de l'Occident chrétien : des
dynasties de longue durée (les Hafsides durent de 1228 à 1574, les Mé-
rinides de 1258 à 1420, les Nasrides de 1238 à 1492), avec, semble-t-
il, une assise territoriale dans l'ensemble mieux assurée qu'à
l'époque précédente, encore que ce point puisse se discuter. Du moins
une conception «territoriale» du pouvoir se trouve-t-elle chez des
auteurs du XIVe siècle comme le grenadin Ibn al-Khatîb, ou le
maghrébin Ibn Khaldûn qui intitule par exemple la 7e partie du cha-

A. Laroui, L'histoire du Maghreb : un essai de synthèse, Paris, 1970, p. 197.


1
228 PIERRE GUICHARD

pitre III du livre premier de la Muqaddima : «Toute dynastie s'étend


sur un territoire déterminé».
Il conviendrait cependant de vérifier d'abord jusqu'à quel point
une telle conception est véritablement nouvelle chez les auteurs
occidentaux, et, si tel était le cas, de rechercher si elle a pu avoir des
conséquences discernables dans l'histoire politique ou
institutionnelle des «Etats» de l'Occident musulman à cette époque. C'est cette
recherche que j'aurais souhaité amorcer, mais dont je n'ai pu, faute
de temps, que poser les préliminaires en rappelant le caractère très
«islamique» et, à certains égards «archaïque», si l'on assimile les
Etats chrétiens de la même époque à des Etats «pré-modernes» et
que l'on se situe par rapport à eux, des formations politiques
musulmanes d'al-Andalus et du Maghreb jusqu'au XIIIe siècle.

Pierre Guichard

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