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UIK - Ecole Supérieure privée d‟Architecture et des Beaux Arts « Ibn

Khaldoun »

La création à l’épreuve du lieu


Actes de colloque à l’UIK

Nomen GMACH, Professeur à l‟Université de la Manouba

Imen BEN YOUSSEF, Maître de conférences à l‟Université de Tunis I

Sana JEMMALI AMARI, Maître de conférences à l‟Université de Sousse

1
L’identité en devenir

L’installation fractale à l’épreuve du temps P7

Manel Aloulou

Assistante à l‟ISMAG

Autour du lieu et la question de l’installation P 27

Nihel Lehyani

Assistante à l‟ISMAK

Le lieu à travers la pratique de Rachid Koraichi P 44

« Chemin des roses » hommage à Djalal Eddine El Rumi

Nouba Saguer

Assitante à l‟ISAMS

Appropriation et marquage du lieu P 55

Moufida Ghodbane

Maître-assistante à l‟ISBAN

Buren, ou les rayures révélatrices ? P 70

Zouhé Chaibi

Assistante à l‟UIK

Installation-performance : « corps à corps » P 79

Lieu d’une œuvre sculpturale en éclat

Meriam Ferchichi

2
Captation de performances et mise en espace des images P 100

Sana Jemmali Amari

Maître de conférences à l‟ISBAS

Lieux d’être P 108

Tharouet Saadi

Assitante à l‟UIK

Espaces, spatialité et création

L’architecture de la période de la Reconstruction : entre mimétisme P 120


traditionnel et transposition moderniste

Salma Gharbi Koubaa

Assistante à l‟UIK

Penser le traumatique à travers ses lieux P 135

Nawel Chtourou Kallel

Assistante à l‟ESSTED

L’interpellation des lieux de mémoires dans et à travers l’architecture P 149


muséale

Fatma Derouiche

Maître-assistante à l‟ISBAS

La reconversion des espaces domestiques vernaculaires en maisons P 155


d’hôtes

Hanène Mathlouthi

3
Assistante à l‟UIK

L’architecture modulaire au service de l’architecture scolaire P 165

Kmar Kallel

Assistante à l‟UIK

L’idée architecturale et le lieu P185

Ferdaws Belkadhi

Maître-assistante à l‟ENAU

Le design, appropriation et interaction

Le design social: une nouvelle approche de la création du lieu P 202

Imen Ben Youssef Zorgati

Maître de conférences à l‟ISBAT

De la domotique vers une dialectique des lieux P 212

Hend Rahma Elloumi

Assistante à l‟ISMAG

L’évenementiel et l’espace public : pour une nouvelle identité du lieu P 222

Anis Allouche

Assistant à l‟ISAMS

4
Le design événementiel dans le lieu patrimonial pour une trace P 238
durable

Ahlem Bouhlel

Designer chercheur

5
L’identité en devenir

6
L’installation fractale à l’épreuve du temps
Manel Aloulou
Assistante à l‟ISMAG

La pratique picturale est de plus en plus la cible de divers ravalements,


puisqu‟il y avait un équilibre général qui inciterait l‟artiste et le scientifique
à modifier les méthodes et les outils. Leurs attitudes sont préférablement
comparables dans le domaine artistique, comme dans la science. Tous
deux sont porteurs, par un degré élevé de curiosité cérébrale, engageant
perpétuellement des questions à la quête de la vérité. De cette manière, on
peut accéder au sein du problème des conditions des possibilités d‟une
convergence entre deux pôles, qui ont pour but de changer notre lecture et
notre vision sur le monde. L‟introduction de cette nouvelle vision dans le
monde biomorphique, constitue l‟invention d‟une nouvelle vision du
monde, invisible et complexe et une irruption de l‟inconnu de ce monde qui
prend forme et par la suite, des visions de synthèse émergente. La théorie
du chaos permet cette convergence en découvrant la science de la
complexité qui est issue de la cybernétique et de la systémique. Dans ce
sens, Edgar Morin affirme : « Notre conception du monde s’est modifiée au
cours du XXe siècle. Le monde a cessé d’être une machine déterministe
parfaite pour faire place à un univers soumis à une dialogique entre ordre,
désordre, organisation, notions non seulement antagonistes, mais devenus
complémentaires »1.
Ces notions font appel à un nouvel imaginaire de notre monde, trouvant
l‟inspiration dans la géométrie fractale. Cette géométrie qui n‟a en son
essor, que lorsqu‟on détient de nouvelles possibilités d‟observation et de
création, tout en mettant en compte à chaque fois la fractalité au cœur
d‟une réalisation tridimensionnelle comme l‟installation. Ce type de
réalisation a pour but de révérer des questions esthétiques et des
préoccupations artistiques.
C‟est grâce à Geoffrey Grigson que le concept biomorphique a été révéré
au vocabulaire de l‟histoire de l‟art moderne. Ensuite, ce terme a connu une
seconde naissance, par l‟intermédiaire d‟H-Barr Jr. Bientôt il traverse
l‟Atlantique en 1936. Ce terme a conduit ainsi à l‟évolution de « l‟art
abstrait non géométrique »qui se développe, pour participer à l‟apparition
de l‟art abstrait géométrique. Beaucoup d‟artistes ont travaillé à
1
CONDE Susan, La Fractalité dans l’art contemporain, Editions La Différence, Paris, 2001, p.11.

7
l‟élaboration de l‟abstraction fractale en matière d‟art, où l‟art fractal
présente une nouvelle idée de l‟espace : aussi bien tridimensionnel que
bidimensionnel. Le champ de ces deux pratiques s‟est développé et a connu
plusieurs ouvertures et dimensions plastiques. Il était frappant que le
phénomène de l‟abstraction fractale traverse la création des artistes et le
travail continue, évolue clairement, surtout dans l‟espace extérieur, naturel
où l‟inspiration fractale est appliquée à la sculpture, aux dispositifs
tridimensionnels et aux installations. Ces pratiques s‟expliquent par une
grande diversité de méthodes de réalisation et d‟hybridation. Ceci nous a
vivement interpellées, c‟est la raison pour laquelle nous avons orienté notre
recherche vers l‟œuvre fractale, comme principe générateur d‟espaces
tridimensionnels. Cette nouvelle science de la théorie des chaos étudie le
désordre du monde invisible de la vie cellulaire et des formes fragmentées
qui semblent être partout : C‟est la puissance qui porte en elle, de façon
originairement indistincte, l‟ordre, le désordre et l‟organisation. En effet,
les structures fractales envahissent le monde, elles sont très variées. Une
fractalité géante qui concerne les chaos, les êtres humains et qui dépasse
toute régularité et toute symétrie. C‟est dans le cas de contemplation où
s‟inscrit une relation intellectuelle et affective au monde dans lequel nous
vivons.
L‟un des champs propices à l‟étude de cette dernière analyse, est les
formes biomorphiques que je considère, tout le long de cette recherche,
comme origine à l‟œuvre. Ces derniers ont pris en charge l‟idée de la
création par l‟écriture biomorphique tout en se désignant à travers une
adaptation de la cellule biomorphiques, et une nouvelle perception de
l‟espace cellulaire. Le fait de présenter un nouveau caractère d‟œuvre, tout
en impliquant une intervention et un regard plastique à la profondeur de
l‟espace cellulaire de notre corps, celle-ci suppose un changement et un jeu
esthétique avec l‟espace qu‟il occupe. Quand on parle de l‟espace, il est
nécessaire de l‟analyser d‟un point de vue poïétique et phénoménologique.
Dans ce sens, Merleau Ponty annonce que penser, c‟est établir un chemin
dans l‟espace. Aussi, a-t-il affirmé aussi que « l’’espace n’est pas le milieu
(réel ou logique) dans lequel sont disposées les choses, mais le moyen par
lequel la position des choses ou de le concevoir abstraitement, comme
caractère qui leur soit commun, nous devons le penser comme la puissance
universelle de leurs connexions »2. Grace à ce pouvoir, nous pouvons
exercer la diversification du regard porté au monde cellulaire. Ce monde

2
Maurice MERLEAU PONTY, Phénoménologie de la perception, Editions Gallimard, France, 1945, p
281.

8
entretient une relation perceptuelle indéterminée, flottante les fragments et
les formes constituants de ce monde.
Ce pouvoir suggère le dynamisme de la complexité perceptuelle des
formes biomorphiques du monde cellulaire. Faisant mien ce trait d‟esprit,
je me suis engagée vers une logique amnésique qui s‟impose dans ma
recherche, comme une force de l‟inconscient. Ce dernier cède souvent pour
le réfléchir. Mon retour aux champs biomorphiques est un retour qui tient
compte des règles de la raison et des logiques gérant mon travail. Mon
regard plasticien de la vie cellulaire s‟avère comme une transition qui fait
interférer un monde intérieur et un monde extérieur.
La recherche dans l‟espace biomorphique se définit comme un voyage
dans le temps. Il s‟agit d‟une expérience qui renvoie vers une autre, latente,
pour que je parle d‟un retour au monde invisible de la vie cellulaire. La
marche au sein de ce monde invisible se présente, à moi, comme une
source de rêve et comme un fantasme. Ces derniers semblent être, dans ma
démarche, comme une force de création. L‟engagement de tout mon corps
dans le travail me fait entrer dans une relation très intime avec le monde
biomorphique. Il ne s‟agit pas d‟une simple relation physique, il s‟agit
d‟une relation qui touche à mon inconscient, à mon coté psychique pour
développer un espace biomorphique qui traite les modalités de l‟art de
l‟installation, de ses enjeux communicationnels et de sa mise en place, tel
qu‟un lieu de création, d‟accueil et de rencontre.
Depuis la fin des années 1960, l‟attitude envers le spectateur est
considérée comme le fruit de l‟introduction de modèles conceptuels, issus
notamment de la psychanalyse, dans la création artistique et dans la
réflexion sur l‟art. Ce type d‟art transgresse la fatalité de la
bidimensionnalité en la transformant en une installation pénétrable qui
inaugure une nouvelle esthétique de la réception.
- Si la multidisciplinarité et la pluralité de l‟art renvoient à
l‟installation, à quelle œuvre peut-on attribuer ce terme
d‟installation ?
L’installation comme forme de représentation de l’espace biomorphique
est « une discipline inépuisable, souvent héroïque par ses dimensions,
parfois spirituelles et subversives »3. Elle constitue l‟un des modes
d‟expression les plus fertiles de la création contemporaine, qui aboutit à
une théorie esthétique de l‟œuvre. Regarder la vie des cellules c‟est à mon
sens, l‟appréhender comme un espace de la réalité, renvoyant vers un
3
- ARCHER Michael, Installation de l’art en situation, Thomas and Hudson, 2000, p.13.

9
monde de l‟imaginaire. Mes observations me font entrer dans une relation
fort intime avec la morphologie du monde cellulaire. Je m‟approche d‟elle
et c‟est elle, parfois, qui me contraint à encore m‟approcher. Ces
observations m‟invitent à m‟engager corps et âme avec elle.
Bref, la problématique présentée pour participer à ce colloque aura pour
objectif d‟exploiter la démarche de ma recherche. S‟articulant autour de la
poïétique de l‟installation, ma pensée profitera des interprétations et des
analyses mettant en rapport le corps, la paroi et le pénétrable. Il s‟agit d‟une
recherche qui aborde d‟extraire les significations d‟un projet d‟écriture
biomorphique et sa réalisation visuelle qui a posé un problème
d‟identification esthétique. C‟est l‟espace biomorphique qui apparait
comme composante essentielle. Celle-ci est pratiquée par le spectateur-
visiteur qui a ignoré un nouveau type de poésie selon l‟espace visuel d‟une
complexité fractale. Dans se sens, il me semble fondamental de développer
une pratique qui se réalise avec et dans l‟espace : un espace qui donne une
occasion visuelle au spectateur, une modulation espace-temps, tout en
créant plusieurs espace fluides à circulation libre. La réflexion engagée
dans cette recherche me permet de créer des contacts renouvelés avec le
public en vue de modifier le lieu de réflexion sur les conditions de
réception de l‟œuvre. L‟essentiel a été présenté par le développement des
enjeux de l‟espace pénétrable de l‟installation, faisant du spectateur une
composante essentielle.
Cependant l‟idée de la création m‟a lancée au sein d‟une recherche
pratique. Celle-ci m‟a permis de montrer les surgissements d‟une œuvre
parfaitement nouvelle pour qu‟une installation éphémère en extension
spatiale prenne forme, engendrant une trace visuelle et une nouvelle
expérience du corps
- Comment la matière participe-t-elle à la construction de la
poïétique de l‟installation à travers la plasticité de l‟espace
biomorphique ?
- Dansquelle mesure la structure cellulaire du monde biomorphique
présente-elle la métamorphose d‟un espace pénétrable ?
A ce niveau, je commence à vous présenter mon expérience pratique à
travers ma recherche plastique

10
L’installation Pénétrable I et Pénétrable II 2014
4/4m - H : 2m
Techniques mixtes
Socle en fer, peinture, vitrail et matière transparente

L‟installation une armature métallique, des baguettes métalliques fixées


selon une hauteur plus haute que la hauteur de l‟homme. Ces baguettes sont
suspendues d‟une façon parfois régulière, parfois irrégulière, parfois
espacée, parfois extrêmement rapprochée des formes, en tissu rempli de
matière transparente et colorée. En fait, cette œuvre est le fruit d‟une
longue réflexion de plusieurs années. C‟est une recherche qui à commencé
depuis 2013 et peu durer longtemps encore puisque le monde ne peut
exister que par une représentation qui fait sens dans un champ de
divergences.
A la rigidité et la force de la structure se mesure la souplesse de la masse
des pendules. A l‟encontre de la régularité de la progression, nous trouvons
la discontinuité du morcellement par l‟accumulation d‟éléments ténus,
infimes, juxtaposés mais disjoints. Parfois nous trouvons la transparence de
la matière, parfois l‟opacité. Celle-ci participe à l‟irradiation de la lumière.
Une lumière qui est diffusée par la matière translucide qui donne des
intervalles entre les fibres. La couleur présentée par la matière est

11
indéfinissable, elle change selon la luminosité, tantôt pleine, tantôt forme
ou opalescente. Les seules sensations que nous pouvons déchiffrer, ce sont
des sensations tactiles. Cette pratique propose une nouvelle expérience du
corps. A partir des déplacements fournis par le corps, ce dernier découvre
le principe de révocabilité entre extérieur et intérieur. Ainsi, le potentiel de
la transformation et de la transfiguration qu‟offrent les formes de la
réalisation, se présentent sous forme d‟une constante mutation, une
mutation qui est à la fois imposante et fragile.
Il s‟agit réellement d‟un ensemble de tiges de collant remplies de matière,
qui sont accrochées et suspendues au plafond, descendent vers le sol. Ces
tiges ont formé de deux constructions que j‟ai appelées « Pénétrable I » et
« Pénétrable II ». Chaque construction est haute de plus de deux mètres et
large de quatre mètres. Les deux constructions «Pénétrable I » et
«Pénétrable II » sont situées l‟une à coté de l‟autre. Toutes les deux
construisent un travail continu de deux mètres de hauteur et huit mètres de
largeur. Ainsi, la lecture de ces deux constructions peut être continue. Ces
formes ou ces pendules en matière donnent le plaisir de regarder à
l‟intérieur malgré qu‟elles se soient des formes fermées que notre regard
pénètre pour voir de près autre chose au-delà. Les tiges de la construction
de ce travail, sont installées au milieu de la palais Abdellya, incitant les
visiteurs à la traverser.
C‟est une installation suspendue du toit et composée des formes de tissu
transparent et souple. Ces formes qui sont remplies de matières
transparentes confèrent à l‟œuvre une dimension multi-sensorielle. Ce que
je veux montrer, c‟est, par les moyens de la peinture, la force énergétique
de l‟espace ; il s‟agit pour moi, en quelque sorte, de l‟apprivoiser. Si ma
peinture est devenue pluridimensionnelle, c‟est parce que le mouvement
n‟existe pas en deux dimensions. L‟idée de volume virtuel, qui me
préoccupe beaucoup, est aussi en soi quelque chose de philosophique,
comme tout ce qui est virtuel, puisqu‟elle supprime le lien direct à l‟objet.
En ce sens, il s‟agit de quelque chose d‟irréel et non seulement d‟une
nouvelle réalité. Celle-ci participe à créer une relation entre le lieu
d‟exposition et l‟œuvre. En d‟autres termes, cette pratique crée une tension
entre deux éléments qui se trouvent au sein même de l‟œuvre : c‟est la
matière souple et la gravité qui s‟opposent : à la transparence de cette
matière, à la taille imposante à cette pratique et à la fragilité de la matière
utilisée. La façon de disposer des éléments qui constituent cette réalisation
permet au spectateur de pénétrer et d‟appréhender l‟œuvre sous tous les
angles.

12
Fragment de l’installation
Pénétrable I
2014
4/4m - H : 2m
Techniques mixtes
Socle en fer, peinture vitrail et matière transparente

Il s‟agit d‟un espace où toutes les connexions sont possibles, réelles comme
virtuelles, dans un mécanisme d‟arrangement transparente des formes qui
laissent tous les temps, tous les événements visibles. Le but principal de ce
genre de pratique, reste toujours de faire entrer et participer l‟individu et le
spectateur en interaction avec mes formes biomorphiques. « Les unes et les
autres habitent l’espace d’une manière analogue et sans doute, pourrons-
nous, en les interrogeant, voir de quelle manière elles sont une manière de
pénétrer la réalité, c’est-à-dire de mieux comprendre notre situation de
conscience-corps dans l’espace»4. Ainsi, le spectateur participant peut les
toucher et les déplacer. L‟objectif principal est donc d‟investir l‟espace,
tout en lui donnant un sens grâce bien sur, à la forme de son installation.
Le spectateur-visiteur peut s‟approprier l‟espace et par conséquent donner
un autre sens à l‟œuvre, tout en donnant sa propre interprétation. Par la
suite, nous pouvons dire que cette pratique est le fruit d‟une démarche qui
donne sens à différentes interprétations. Nous pouvons percevoir ce genre
de réalisation dans la retranscription minimaliste et abstraite du lieu, malgré
qu‟elle soit : d‟une part remplie de sens et de symbole et d‟autre part,

4
Eugénie de Keyser, Art et mesure de l’espace, Ed Charles Dessart, 1970, p.11.

13
l‟interaction entre visiteur et œuvre n‟est pas seulement physique mais
aussi spirituelle.

Fragment de l’installation
Pénétrable I
2014
4/4m - H : 2m
Technique mixte
Socle en fer, peinture vitrail et matière transparente

Une importante variété de rapports et de relations intimes qui s‟opposent


entre deux éléments : le corps et ses harnais, tous les deux sont soumis à la
gravité. C‟est une réalisation qui nous permet de pénétrer dans un monde
qui est à la fois inquiétant et surprenant. Ce qui compte alors, c‟est
d‟articuler le voir et le savoir et de faire partager, les différentes
expériences avec une démarche bien déterminé. « L’idée du Pénétrable a
graduellement émergé, mais c’est en multipliant les tiges jusqu’à ce
qu’elles couvrent entièrement l’espace et deviennent une œuvre
autonome»5. Le but majeur de cette scène artistique est de métamorphoser
le monde invisible de notre corps vers une installation sculpturale
pénétrable. Le visiteur peut la découvrir tout en s‟enfonçant dans un
entrelacement complexe d‟allure et d‟espace de labyrinthe. Celui-ci évoque

5
Ariel Jiménez, Conversaciones con Jesús Soto/Conversations with Jesús Soto, Caracas, Fundación
Cisneros, 2005, p. 174. [Notre traduction].

14
à la fois le monde intérieur du corps et la peau qui immobilise ses
frontières. De cette manière la pratique réalisée incite à une nouvelle
lecture de l‟espace.

Fragment de l’installation
Pénétrable I
2014
4/4m - H : 2m
Techniques mixtes
Socle en fer, peinture vitrail et matière transparente

Il s‟agit d‟une œuvre anthropomorphique, une créature (humanité) de


collant de matière. Ces collants sont présentés contrebalancés par des
masses qui envisagent des corps spatiaux. Cette interprétation montre une
sorte de confrontation entre une humanité qui emprunte sa vie à la tension
des matières qui lutte contre la gravité-instant d‟équilibre, où les voiles de
collant se font peaux. Le corps ne trouvera l‟identité de sa forme que dans
l‟équilibre, résultant d‟un conflit entre gravité et matière, pour traiter les

15
notions d‟espace et de corps. En fait, la forme et le contour se présentent
définis lorsque la matière est étirée dans l‟espace pour montrer la légèreté
de la masse. Cette matière translucide, flexible et épidermique privilégie
l‟immersion sensorielle du visiteur pour donner à penser le passage du
temps et la fragilité des mondes. C‟est une réalisation qui peut être habitée,
traversée, ressentie et même sentie, et permet au spectateur de pénétrer
l‟œuvre pour expérimenter, par son propre corps, ses sens et son esprit.
En se voyant émergé entre les formes de matières suspendues, le visiteur
interagit avec les autres spectateurs qui pénètrent l‟œuvre. Nous pouvons
dire par la suite que cette pratique appelle à la sensualité, à la corporalité et
à la réflexion. Il s‟agit réellement d‟une expérience de couleur, d‟émotion,
d‟événements sensoriels et de langage. Cette pratique évocatrice constitue
des formes biomorphiques ou organiques qui nous enveloppent, le temps
que nous y pénétrons dans un univers de sensations. Elle est organique
parce qu‟elle désigne le point de vue de la vie.
Cette participation utile est d‟ailleurs l‟un des refrains de l‟art
contemporain. « Il est vrai que l’art vivant nous intéresse directement, car
il est étroitement lié à nos rapports personnels avec les choses, à notre
manière actuelle de vivre dans l’espace »6. C‟est l‟art de la participation
qui évoque des installations pénétrables et qui présente au public des
réalisations, comme véritables expériences. La relation de base aux choses,
c‟est de toucher autant qu‟à sentir. La réalisation est en soit quelque chose
qui a beaucoup à regarder avec le tactile. « Il fallait rendre accessible la
cohérence des choses, révéler la valeur véritable des corps, des objets,
leurs rapports entre eux, et cela de la manière la plus immédiate, par le
regard»7. Celle-ci participe à développer d‟une part un espace qui engendre
un état de réflexion silencieuse, et d‟autre part, d‟entrer en contact avec son
propre corps. Cela nous permet d‟accéder à une certaine libération sociale
qui nait par la surprise qui prouve cette expérience.
Tout cela permet de voir les éléments qui constituent l‟œuvre comme
corps spatial, le sol comme espace, lieu où l‟environnement devient un
environnement qui met en évidence l‟espace biomorphique, la gravité se
présente comme pensée physique qui crée une relation avec la puissance de
la matière transparente. Cette dernière donne un équilibre de tension des
pouvoirs et donne aussi une relation des énergies. De cette manière, la
gravité reste toujours le pont d‟évanouissement de notre conception de
l‟espace.

6
Eugénie de Keyser, op cit, p.10.
7
Eugénie de Keyser, op cit, p.11.

16
Notre regard est tendu dans une réalisation qui pendrait place dans
l‟espace vide : les éléments qui constituent cette réalisation se développent
comme un organisme de contact. Tout cela est intéressant pour l‟étude une
relation complémentaire ou une combinaison de relation entre deux
éléments qui sont : le corps et ses harnachements. Ceci «fait allusion à un
vivant, généralement à un être humain, et cette vocation est si forte en
pleine période d’abstraction»8.
Voila comment nous pouvons déchiffrer la base de ce travail. Toutes les
pièces seront suspendues et ne trouveront l‟identité de leur forme que dans
l‟équilibre, résultant d‟un combat entre gravité et matière. Un organisme
cellulaire et vivant nait de la tension exercée par la masse de matière
vibrante, transparente et fluide sur le collant-peau. Un frémissement et un
chuchotement de vie sur une peau qui reste l‟ultime limite entre le
spectateur et toute autre chose. « Des volumes asymétriques dont
l’équilibre fait naitre de multiples tensions. La masse reste compacte mais
le lieu n’est pas simplement occupé par la statue. Le dynamisme de celle-ci
exige, pour déployer toutes ses virtualités, un espace qui peut être
considérable»9.
L‟installation réalisée représente le monde invisible et cellulaire de notre
corps et elle le rendre visible. Devant cette opposition entre le visible et
l‟invisible, passion et raison, l‟être s‟expose au monde. Notre corps
représente le désir et l‟énergie en mouvement qui s‟attache à toutes formes
possibles de la vie humaine. Celle-ci crée un conflit entre matière et
culture.
Cette réflexion nous a conduits à déchiffrer notre perception de
l‟écoulement du temps, tout en le présentant comme signe de la conscience
rationnelle que nous avons déjà constituée à base d‟une ultime installation
pénétrable. Ce dispositif aux multiples facettes, invite le spectateur à une
expérience sensorielle intense. Une installation de pièces suspendues,
fragiles et imposantes qui nourrissent une œuvre poétique riche et
inclassable. Une œuvre au sein de laquelle l‟organique à l‟œuvre, montre le
sens, au cœur de l‟expérience artistique. Ces pièces organiques qui sont en
apesanteur, à l‟échelle des lieux, amènent les spectateurs vers un voyage
intérieur.

8
Eugénie de Keyser, op cit, p.29.
9
Eugénie de Keyser, op cit, p.125.

17
Fragments de l’installation
Pénétrable II
2014
4/4m - H : 2m
Technique mixte
Socle en fer, peinture vitrail et matière transparente

Ces derniers donnent à penser le passage du temps et la fragilité du


monde. Leurs modèles, aux formes étranges, s‟apparentent et se présentent
à des peaux délicates dont la matière translucide, flexible et transparente,
sous l‟action de la lumière, rappelle l‟organisme cellulaire de l‟espace
biomorphique. Celui-ci procure au spectateur une sensation de toucher. En
effet ces formes organiques de cette installation créent une atmosphère
pacifiée et rassérénée qui appelle à une complexité physique. Les
spectateurs se sentent libres de rencontrer les formes et de les manipuler.
Avec la résistance de la matière, chaque spectateur a la possibilité d‟entrer
en contact avec son propre corps.
Par cette installation, je m‟intéresse essentiellement aux relations qui se
développent entre tous les éléments qui constituent l‟œuvre. Ces relations

18
se produisent entre le visiteur et la sensibilité, inhérente au lieu
d‟exposition. Cette relation fonctionne alors comme une frontière, elle
admet aux visiteurs de percevoir son processus d‟installation et de création.
Les modèles et les formes organiques de cette pratique, dégagent et
proposent une impression de fragilité et de sensibilité. Ces derniers flottent
au-dessus du visiteur qui se trouve complètement englobé par l‟installation.
Cette dernière le sollicite physiquement (toucher, utilisation) et
psychologiquement pour qu‟elle devienne par la suite un espace interactif
et contemplatif. Celui-ci pose des questions complexes d‟équilibre, de
gravité et de tension afin de rester bien sur debout. Pour cela, je peux dire
que mes espaces pénétrable I et pénétrable II se construit à base de
formes et de volumes biomorphiques souples et mi-corporels qui
emplissent l‟espace de la réalisation. Les visiteurs savent les toucher, les
traverser, d‟appuyer et même de marcher à l‟intérieur de l‟œuvre. La
matière déterminante de ma recherche enveloppe les collants. Ces formes
enveloppés ont participé à créer des volumes translucides qui transforment
le lieu et l‟espace de l‟exposition. Cette forme de travail peut être
considérée comme une expression de l‟art abstrait, puisque leur interaction
avec le spectateur, leur confère un autre niveau d‟interprétation.
Ce travail se manifeste dans un lieu comme un espace organique
pénétrable, il s‟agit d‟un travail crée pour être appréhendé physiquement,
tout en traversant des volumes à éprouver pleinement. L‟espace de l‟œuvre
appelle à la sensualité et à la corporalité. Cet espace offre une ample
représentation de ses créations. De cette façon le spectateur peut s‟évader
du quotidien, arrêté de respirer et de penser directement à la vie. Par la
suite, notre regard passe à percevoir le monde avec notre corps dans sa
spatialité plus que dans la limite du champ visuel.
En utilisant un mélange de matériaux passant de l‟état liquide à l‟état
solide, j‟ai essaye de figer des gestes et des moments dans un espace temps
donné. La matière utilisée renferme son propre existentiel, ainsi que sa
propre temporalité au delà de son champ de présence. De cette façon, la
perception humaine s‟oriente, non seulement dans sa façon et manière
d‟être au monde, mais aussi de ses mutations internes.
Généralement mes questions sont d‟ordre esthétique. Je pense à la
matière, à l‟espace et parfois à sa forme, mais réellement c‟est la matière
qui pense et impose ses qualités externes. Mon langage pratique de la
biomorphique m‟a amenée à réfléchir à des idées et à des questions de
forme et d‟espace. Je peux parler de la continuité de mon travail et du
développement de mon vocabulaire plastique, tout en observant la

19
morphologie cellulaire de notre corps, et tout en analysant mon processus
de travail.
Le mélange de couleur-vitrail, qui se nuance à l‟impression de la lumière,
fait ressortir les effets de la matière, qui rappelle, tantôt un microcosme, et
tantôt un macrocosme. Un jeu d‟échelle et de couleur se présente dans
lequel le regard du visiteur peut chercher, se poser et même transcender
l‟espace. La fluidité des couleurs emplit la surface et le vide d‟un espace
vierge et transparent. Cette fluidité vient se figer et se fixer selon un arrêt
du temps physique dans la fixation de la matière.
C‟est au sein de ce genre de pratique que se présente le rôle du spectateur
pour faire créer un lieu visuel entre la matière et les formes réalisées.
Celles-ci lui permet par la suite de comprendre les enjeux perceptifs de ma
réalisation pratique. Ce type de réalisation présente une sorte de relation
entre l‟art et le vivant. Le visiteur est invité à trouver son propre rythme. Il
est censé circuler dans l‟espace entre les formes. Ces dernières jouent sur
l‟alternance du plein et du vide, sur la surface et la profondeur, sur des
lignes et des courbes, et aussi sur les oppositions des couleurs vives. Une
certaine énergie optique, vibrante et linéaire, émanent de ces formes
tendues dans l‟espace. Cette pratique tente de faire un rapprochement
formel avec l‟Optical. Venant de l‟univers biomorphique, et se trouvant
dans les arts plastiques, ce parcours de passage participe à intégrer
totalement le corps du spectateur et ses déplacement dans l‟espace. Tout
cela, c‟est pour jouer avec des modulations infinies de la lumière qui joue
sur la sensibilité du spectateur.
- Dans quelle mesure l‟interactivité entre l‟œuvre et le public
bouleverse-t-elle les statuts de l‟œuvre, du spectateur et de
l‟artiste ?
Par le principe de l‟interactivité, nous pouvons constater que l‟œuvre
interactive peut toucher le spectateur et le bouleverser. Par la suite, nous
pouvons constater que le spectateur est responsable de faire évoluer
l‟œuvre. Il est même partie intégrante de l‟œuvre, car c‟est lorsqu‟il se voit
dans le viseur, que le sens extrême est dévoilé. Le spectateur fait évoluer
l‟œuvre. Celle-ci fait établir un dialogue entre les éléments constitutifs de
la réalisation et des spectateurs. Cette communication présente le centre de
l‟œuvre. C‟est une communication qui se produit entre le spectateur,
l‟œuvre et l‟espace. Une communication entre le monde réel et le monde
virtuel. Cette dernière présente la relation extérieure au travail, elle est
toute en relations, intérieures et extérieures.

20
Par ce type d‟interactivité communicative entre les éléments qui
constituent le travail et le spectateur, nous pouvons prouver un nouveau
type de spectateurs, c‟est le spectateurs-acteur. Par la suite, cette
communication interactive demande, non seulement la présence du
spectateur, mais essentiellement son action. Cette interactivité participative
de l‟œuvre fait du spectateur-acteur, l‟auteur de l‟œuvre. Pour cela, le
spectateur fait partie de l‟œuvre, il n‟est plus passif mais au contraire il est
actif. Il est l‟auteur, et parfois il devient même le producteur de l‟œuvre.
L‟œuvre n‟est plus une réalisation finie, elle se présente d‟une manière
différente avec chaque type de spectateur. Un spectateur-acteur et une
œuvre-expérience sont la base d‟une représentation contemporaine. Par
cette démarche, nous pouvons dire que cette recherche est passée de la
représentation du vivant à la représentation des comportements du vivant.
Dans mes installations Pénétrables I et Pénétrable II, les collants
enveloppés par la matière sont suspendus dans l‟espace à hauteur de la
vision pour que le spectateur puisse vraiment plonger le regard dans la
matière. J‟ai utilisé les collants comme support pour la matière, d‟une part,
parce que c‟est une matière déformable, souple qui permet d‟avoir des
effets de transparence, et d‟autre part, parce que je vois que le collant
comme matière qui renvoie à la paroi, au corps et même à la peau, la peau
dans son aspect matériel et même tactile. Le fait d‟avoir utilisé « les
collants » pour suspendre la matière, celle-ci renferme également l‟idée de
corps et de la peau qui sont comme la fonction entre l‟objet et l‟espace. La
rigidité des formes de matières obtenues est le résultat d‟une idée de jeu
entre le fluide et le rigide. Cette tendance de la matière suspendue a
débordé l‟espace et son rapport au corps avec ses forces de gravité. Une
gravité sans notion d‟équilibre, sans idée d‟espace-temps et aussi sans
matière et sans corps. Tout serait fluide et mouvant. Dans ce sens, je
m‟engage dans ma recherche à parler de la pesanteur de la matière dans
l‟espace. Ce type d‟installation qui est utilisée par la plus part des artistes
contemporains, produit directement un lieu de réflexion sur les conditions
de réception de l‟œuvre et fait du spectateur une composante essentielle.
Lorsque l‟art devient situationniste, transactionnel, relationnel et vivant,
plusieurs types de questionnement s‟émergent. Ce genre de questions
apparaît quand le public est en situation, une situation qui lui permet d‟une
part, de se manipuler à travers de son corps et d‟autre part de s‟investir et
même de faire intervenir sa subjectivité.
Dans ce sens, du point de vue méthodologique, il me semble fondamental
de parler du Pénétrable de Jésus Rafael Soto qui est installé au Musée d‟Art
Moderne de Paris en 1969. En fait, les Pénétrable de cet artiste représentent

21
le meilleur exemple pour parler, d‟une part, du temps qui fait l‟œuvre et,
d‟autre part, des espaces et lieu déterminés.
La réalisation est formée à base de structures métalliques, où nous
trouvons divers fils de Nylon qui sont accrochés .En peignant les fils de
nylon, l‟artiste réussit à déchiffrer plusieurs formes en volumes. Le plus
important de ce type de réalisation c‟est que les gens sont capables de
pénétrer à l‟intérieur, de se frotter contre les fils, et de faire l‟expérience
d‟un espace formellement englobant et vibrant. D‟une manière tactile et
visuelle l‟artiste participe à la perception d‟un espace éphémère et
multidimensionnel.
Pour parler de la multi-dimensionnalité de l‟espace, il suffit de pénétrer à
l‟intérieur de la réalisation et de se laisser accommoder par des sensations
vibratoires et tactiles. Par la, nous pouvons constater que l‟implication
participative et corporelle du public exhibe un certain réconfort aux
problématiques art-public. Quand l‟art évolue vers l‟absolument
conceptuel, il se fonde sur des théories difficilement saisissables comme
par exemple : les règles de la participation visuelle, et les notions d‟espace-
temps humain… . De cette façon, seul le corps et la participation, peuvent
apporter l‟additif nécessaire à l‟art. Au niveau de cette dimension, nous
pouvons dire que le statut de l‟œuvre change, conjointement avec la
participation du public.
Réellement, cette vigilance, cette attention qui nous mène à l‟expérience
incarnée, représente des moments éphémères. Des moments qui vont de la
découverte à la maitrise. Ceci nous permet de découvrir des moyens
d‟action.

Quelques fragments de l’œuvre


Sculpture pénétrable
Jésus Rafael Soto

Au sein de ce genre de réalisation, le spectateur-visiteur se déplace à


l‟intérieur du travail. Une instabilité optique s‟accroit, par le déplacement
du champ visuel. Un champ où les systèmes de perspective se trouvent

22
piégés et mis en défaut pour chercher l‟instabilité visuelle du spectateur.
Développant la pensée de Merleau-Ponty à partir laquelle « le monde est
autour de moi pas devant moi » l‟artiste montre que dans le pénétrable, le
spectateur fait vraiment partie de l‟œuvre. (…) le pénétrable est la
matérialisation de l‟idée qui a nourri ma pensée sur l‟état du plein total de
l‟univers par les relations. C‟est la révélation de l‟espace sensible éventuel,
tels que l‟énergie, le temps et le mouvement (…) l‟homme n‟est plus ici et
le monde là. Il est dans du plein, et c‟est ce plein que je voudrais faire
sentir avec des œuvres enveloppantes, il s‟agit de faire comprendre que
nous baignons dans la trinité espace-temps-énergie»10. Selon l‟échelle
d‟agrandissement de ce genre de réalisation pénétrable, nous pouvons dire
que ce travail s‟adapte essentiellement à l‟espace.
Dans ce sens, nous trouvons l‟exemple de l‟œuvre Richard Serra. Cette
dernière joue essentiellement sur la déambulation et l‟expérimentation des
limites du corps et de l‟espace. Ceci montre le mouvement physique et la
variété du spectateur qui animent les formes immobiles qu‟il crée.

Des fragments de l’œuvre « La matière du temps »,


Richard Serra, Guggenheim Bilbao

Par la réalisation de cette récente installation, Richard Serra se montre


comme un maitre dans l‟art, pour actionner la perception du visiteur-
spectateur-promeneur qui a pour raison de monter plusieurs effets optiques.
Des effets qui conduisent vers une saisissante illusion de mouvement et des
vues vertigineuses. L‟idée de la perception par le corps des spectateurs,
participe à dynamiser l‟œuvre au point de la rendre mobile. « On peut
seulement dire que ce qui a un caractère de nouveauté peut facilement
devenir effrayant et étrangement inquiétant. Il trouve la condition
10
Soto « Réflexion sur l‟art » 1964, in Jésus Rafael Soto, rétrospective, Meymac, abbaye Saint-André,
1992, p.135.

23
essentielle de l’émergence d’un sentiment d’inquiétante étrangeté dans
l’incertitude intellectuelle… Mieux, un homme (…) sera sujet à recevoir
des choses ou des événements qui s’y produisent une impression
d’inquiétante étrangeté»11. Par ce genre de travail, nous sommes allés à
une réelle ouverture des formes invisibles du monde biomorphique. Ce type
de pratique permet l‟accès réel du spectateur à l‟intérieur de la réalisation.
Ce qui a pour but de faire céder la place pour l‟ouvrir et l‟interpréter à sa
manière dans un contact direct et intime. Celle-là offre au spectateur
l‟occasion de vivre cette ouverture des formes invisibles à partir de ces
différents niveaux. Cette ouverture que peut vivre le récepteur à l‟œuvre
présente une ouverture qui est « basée sur une collaboration théorique
mentale du lecteur, qui doit interpréter librement un fait esthétique déjà
organisé et doué d’une structure donnée, même si cette structure doit
permettre une infinité d’interprétation »12.Il apparait donc important de
donner à la même œuvre l‟occasion de se renouveler, non pas en fonction
du renouvellement de ses constituants et de ses éléments, mais plutôt en
fonction de son déplacement dans l‟environnement. Ce qui peut arriver aux
formes biomorphiques du monde cellulaire pour déménager, de l‟espace
fermé vers l‟environnement ouvert. Par la suite, nous pouvons s‟insérer
dans l‟espace ouvert. Ces formes constituent une création plastique que le
spectateur doit traverser pour s‟introduire à l‟intérieur des constituants de
l‟espace ouvert.
La présentation et l‟exposition de ma pratique doit être dans un lieu où il
y a l‟existence des gens qui passent pour remarquer cette œuvre imposante.
Dans cette perspective, nous pouvons parler des enjeux du pénétrable vue
l‟installation, puisque les divers éléments de l‟œuvre constituent un
environnement. Un environnement qui sollicite une participation et une
pénétration plus active du spectateur. Un spectateur qui s‟approprie l‟œuvre
à base de ses sens, et aussi par la capacité à créer du sens dans ce qu‟il voit.
Dans ce cas, nous pouvons aussi parler d‟installation, puisqu‟il s‟agit d‟un
travail réalisé dans et avec un espace temps. Par ce type de réalisation, j‟ai
voulu donner aux spectateurs une occupation visuelle, une modulation
espace-temps et un espace fluide à circulation libre. Le spectateur pendra
l‟œuvre, comme s‟il la visitait de l‟intérieur. Celle-ci se considère comme
environnement. On est dedans, à l‟intérieur et on n‟est pas en face, il n‟y a
plus de spectateur, il n‟y a que des participants.
Ce genre de recherche pratique nous mène à l‟Art cinétique. Cette
recherche tente de rendre sensible au sein d‟une abstraction perceptive, la
11
SIGMUND Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Folio essais, Gallimard, P216
12
UMBERTO ECO, L’œuvre ouverte, Paris, Editions du Seuil, 1965, p25.

24
présence du mouvement, du temps et de l‟espace. Cette construction
plastique, riche d‟effets optiques, explore la question de l‟implication du
spectateur dans l‟œuvre. Celle-ci, nous montre l‟expérience d‟une œuvre
lieu intégré et approprié dans un environnement que nous pouvons visiter.
C‟est un environnement dans lequel nous pouvons courir et déambuler pour
apprécier l‟expérience de la contemplation virtuelle de l‟œuvre. C‟est pour
cela que le spectateur peut jouer avec son monde environnant. La matière,
le temps et l‟espace, constituent une trinité indissociable. Par ailleurs, le
problème d‟intégration du spectateur face à l‟œuvre d‟art, met en avant
plusieurs processus. Parmi lesquels nous trouvons : l‟appel aux sens, l‟acte
sensoriel c'est-à-dire entendre, voir... et aussi un autre processus qui joint
l‟attention de libérer face à l‟œuvre. En fait, l‟art contemporain montre
également ce rapport œuvre/spectateur, tout en s‟interrogeant sur
l‟intervention possible du spectateur dans l‟œuvre. En s‟appuyant sur la
présence du spectateur face à l‟œuvre comme fonction de la force de
l‟œuvre, plusieurs problématiques se posent par la suite. Nous pouvons
trouver la performance qui met en avant l‟action de l‟artiste ou l‟action de
la moderne substance utilisée.
Tout cela, il est intéressant de parler d‟une œuvre éphémère qui
s‟accomplit dans une durée qui nécessite non seulement l‟attention et la
présence du spectateur, mais aussi la participation du spectateur dans la
construction de l‟œuvre. De cette façon ce type de pratique plastique doit
faire appel, d‟une part à la sensibilité du spectateur, et d‟autre, part à sa
mémoire sensorielle. Le but principal de ce genre de pratique, c‟est de
présenter une telle association biologique, une symbiose entre l‟homme et
l‟œuvre d‟art. L‟homme devient partie intégrante de l‟œuvre. Cette
symbiose s‟effectue réellement entre le non-moi et le moi, entre le dehors
et le dedans. C‟est une sorte de symbiose qui pourrait être la répétition,
l‟écho. C‟est en fait la symbiose qui s‟effectue entre le moi et l‟objet.
Celle-ci, nous fait ré expérimenter notre regard vers le monde à partir de
notre propre corps.
Voila comment un organisme cellulaire et vivant a pu naitre de la tension
exercée par la masse de la matière vibrante, transparente et fluide sur les
collants- peaux. Un frémissement et un chuchotement de vie sur peau qui
est resté l‟ultime limite entre le spectateur et toute autre chose. Cette
réflexion nous a conduits à déchiffrer notre perception de l‟écoulement du
temps, tout en le présentant comme signe de la conscience rationnelle que
nous avons déjà constitué à base d‟une ultime installation pénétrable.

25
Bibliographie
1- ARCHER Michael, Installation de l’art en situation, Thomas and Hudson, 2000.
2- Ariel Jiménez, Conversaciones con Jesús Soto/Conversations with Jesús Soto,
Caracas, Fundación Cisneros, 2005.
3- CONDE Susan, La Fractalité dans l’art contemporain, Edition La Différence,
Paris, 2001.
4- Eugénie de Keyser, Art et mesure de l‟espace, Ed Charles Dessart, 1970.
5- GUILLOT Agnès et MEYER Jean-Arcady, La Bionique, quand la science imite
la nature, Edition DUNOD, 2008.
6- Maurice MERLEAU PONTY, Phénoménoogie de la perception, Editions
Gallimard, France, 1945.
7- Soto « Réflexion sur l‟art » 1964, in Jésus Rafael Soto, rétrospective, Meymac,
abbaye Saint-André, 1992.
8- SIGMUND Freud, L‟inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Folio essais,
Gallimard, P216
9- UMBERTO ECO, L‟œuvre ouverte, Paris, Editions du Seuil, 1965, p25.

26
Le lieu, contrainte et engagement d’une pratique
artistique personnelle
Nihel Lehyeni
Assistante à l‟ISAMK
Depuis l‟apparition de l'installation, et surtout depuis la délivrance de l'art
crée en dehors des murs du musée, la question de l'idée du lieu est devenue
une problématique pour les artistes. A présent, le discours qui entoure le
thème du lieu est en réévaluation approfondie alimenté par des analyses
critiques. Donc, l'environnement devient une composante à part entière de
l'œuvre, conçue en fonction d'un lieu particulier avec lequel elle entre en
relation.
Daniel BUREN qui interroge l'espace public et urbain, avec ses bandes de
couleur, est un exemple éclairant de l'art in situ. Ainsi que Richard LONG,
Robert SMITHSON, Walter DE MARIA, CHRISTO, qui effectuent de
vastes opérations sur le paysage, souvent éphémères sont les principaux
représentants du Land art et l'art in situ. Ces interventions mettent en
valeur, soulignent ou critiquent le lieu en question pour nous inviter à le
voir autrement, ouvrir l'horizon à la pratique artistique, modifier le paysage
urbain et stimuler les spectateurs. Ce qui nous amène à poser la question
sur l‟essence même de l'œuvre d‟art :
- Est-ce une pratique classique destinée à la contemplation dans des
lieux clos ou une provocation par l‟acte qui constitue lui-même une
prise de position tout autour de l‟art ?
- Et si la pratique se dégage de tout ce qui est conventionnel, quels
sont les moyens adéquats pour répondre aux enjeux proposés ?
Alors, dans une sorte de réévaluation, l'apport majeur de ma pratique
artistique est de prendre comme point de départ la ville de Sfax et ses
remparts comme un champ d'investigation puisque la mémoire du passé est
une base pour une pratique contemporaine pour construire mon propre
espace plastique, par des prises de position et des choix précis. Une
pluralité de questions se pose face à moi, dont je peux citer :
- Quels sont les choix structurels, chromatiques et stylistiques qui vont
me permettre d'écrire dans cet espace historique et quels sont les
enjeux poétiques qui vont permettre la coexistence entre l'interaction
de l'intervention et l'espace public dans lequel l‟intervention prend
place dans un souffle créateur, inventeur et audacieux ?

27
- Le lieu est-il seulement un prétexte ou un support à la création ou
une résultante de l‟intervention artistique dans l‟espace public ?
- Faut-il chercher d‟autres modes pour traiter ce phénomène physique
comme élément plastique ?
- A quoi répond l‟appel à un lieu de mémoire émanant de différentes
sphères ?
Pour réussir à trouver les réponses je dois m'engager directement dans
une pratique picturale qui sera une recherche de probabilités, de possibilités
et de combinaison de mes éléments pour essayer de saisir les lois effectifs
de l'équilibre et du déséquilibre, du mouvement et de l'inertie de
construction et de déconstruction pour créer un jeu dynamique qui exprime
la rythmicité de l'œuvre et propose une nouvelle lecture de la ville. Il s'agit
d'un passage d‟un espace matériel, ou nous pouvons considérer des
éléments mesurables et qualifiables à un espace mental, caractérisé par la
subjectivité et le sens propre que chacun accorde. Aussi, l‟installation
transforme t-elle le lieu qu'elle investi et sa lecture est-t-elle possible par
tout regard suffisamment attentif. Bien plus, le champ artistique s‟élargit
dès lors vraiment à l'espace public dont il interroge pour éventuellement la
remettre en cause.
I- La ville contrainte et engagement d’une pratique artistique
personnelle :
La ville est une construction humaine en devenir continu. Chaque
génération réinterprète l‟espace-temps de la ville d‟une autre perspective, le
vit d‟une façon différente, y rajoute ses propres constructions et parfois la
reconstruit selon ses besoins, mais aussi ses orientations artistiques ou son
regard idéologique. Cette tension non-résolue entre la continuité et le
changement est, en effet, la condition de la vitalité de la ville. Toute lecture
de la ville est en effet une réinterprétation de l‟ensemble des éléments qui
appartiennent à l‟espace et aux temps de la ville.
Penser la ville artistiquement, car il s‟agit bien ici de parler d‟une création
personnelle dont le travail est basé sur l‟expérimentation de la photo-
peinture. Mais quel rapport entre moi-même et la ville, l‟urbain me diriez-
vous ? Je puise, m‟inspire de ce qui m‟entoure et notamment des remparts
de la ville pour créer, déployant toute une esthétique d‟un art en action, me
réinventant, bousculant l‟ordre établi des évidences et opérant une forme de
résistance artistique en même temps que j‟œuvre à la reconstruction d‟un
espace social.
Mon travail plastique s‟inscrit dans un parcours de recherche personnelle
et expérimentale. C‟est depuis 2011 que j‟ai décidé d‟abandonner toutes les

28
pistes de recherche entamées pour me concentrer seulement sur un thème
qui est le lieu. Au début, je ne pensais pas travailler sur un sujet à la fois
aussi vaste et en même temps si personnel.
Ma première ébauche de recherche sur le lieu a commencé par une photo.
Je me suis servie de mon appareil photographique pour faire naitre les traits
d‟une autre ville. Il s‟agit d‟une photographie de format 30/45 dans laquelle
j‟ai modifié les traits de la ville en utilisant du cadrage et du recadrage pour
me brider le contour de la ville et transformer petit à petit mon regard. Dans
ce travail, je décide de renaitre la ville. En me servant de la photographie
comme moyen plastique plus que comme fin, je parviens à jouer sur une
nouvelle identité. Il s‟agit de parler d‟un certain destin qu‟on tenterait de
bouleverser.
Ensuite, j‟ai décidé de travailler autour d‟une représentation d‟une image.
On peut dire que ce travail est la deuxième étape dans mes ébauches de
recherche sur la ville. Cette fois-ci je me suis servie de la peinture. Ici je me
projette dans une image que je la fais de manière expérimentale et iconique.
Nous vivons dans une aire de l‟image. Il s‟agit de transcender l‟espace et le
temps. Ces photos-peintures inventent un nouveau terrain où prend forme
une réalité transcendée, ce qui laisse le public perplexe. On glisse ici vers la
notion d‟hétérotopie, définit par Michel FOUCAUT comme un lieu concret
de l‟utopie. Un lieu imaginaire prend forme. Un besoin de dépasser tout ce
qu‟on connaît, pour pouvoir plus loin et accepter les autres modèles
culturels. Un besoin de voir au-delà de simple regard.
Dans une exploration des rituels du quotidien, je réinvente mes habitudes.
Lorsqu‟on est face à une œuvre, on en fait l‟expérience. On se retrouve
projeté dans un monde rempli d‟étrangeté, d‟éléments qui nous sont
étrangers, dont on ne connaît pas les codes. Ces photos-peintures se
confrontent à nous dans le souci d‟une certaine esthétique propre à moi.
Le spectateur fait l‟expérience du souffle de la vie qui réside dans l‟œuvre
d‟art. Il pénètre sa mythologie personnelle. En présence de certains objets
empreints de forte symbolique, on est plongé dans une mémoire
sensorielle, parfois collective ou individuelle. J‟invoque cette mémoire par
le geste. Tout commence par un geste, une trace, un élan du corps.
L‟espace et la mémoire dans leur dimension esthétique ont une grande
relation avec les Installations artistiques dans l‟art contemporain, étant
donné que la proposition de ce type d‟œuvres implique l‟intervention
plastique sur des espaces extérieurs comme la ville. Et il s‟avère que si je
choisi les remparts pour reconstruire sa forme et couleur d‟origine de façon

29
poïétique, c‟est que je montre de nouveau le lieu sous un autre point de
vue, transformant l‟espace, en créant un nouvel espace dans celui-ci. Une
série d‟interventions plastiques au moyen des jeux de lumières, du
débordement de l‟outil, de la couleur, du geste, de l‟effacement et de
l‟oblitération… Dans ce cas, le fait de montrer quelque chose en dehors de
son lieu habituel implique un changement et un jeu esthétique avec l‟espace
qu‟il occupe. Quant au concept de perception, il est important dans ce cas
de l‟analyser du point de vue de la phénoménologie. Selon le philosophe
français Merleau PONTY, dans son œuvre Phénoménologie de la
perception (1976), il affirme également que « vivre, c‟est habiter un espace
que nous interprétons »13.
Stimulant la mémoire du spectateur par des photos-peintures transportées
sur des bandes transparentes, j‟établis un dialogue de formes, de lumière et
de couleur entre l‟espace et les matériaux que j‟utilise. De cette façon le
spectateur doit parcourir cet espace et le réinterpréter pour obtenir sa propre
idée sur ce que je montre, acquérant une nouvelle expérience à travers ces
pans suspendus, faisant que chaque expérience aille s‟incorporer aux
souvenirs antérieurs. Le contact expérimenté dans l‟espace réel fait que la
mémoire du lieu revienne à nous. Travailler avec l‟espace de façon
pluridimensionnel suppose comme une espèce de glissement de l‟œuvre
vers le spectateur. Donc l‟intérêt de la stimulation de sens à travers les
installations artistiques reste toujours la ligne directrice de mon travail sur
le plan plastique et visuel.
Réinventer le patrimoine : trompe-l‟œil, effet de réel, sorties du cadre de
la représentation, tous ces phénomènes, qui visent à créer un espace de
contact entre le sujet de l‟observation et le discours, relèvent d‟une
problématique de la présence. Il s‟agit d‟une certaine manière de
s‟interroger sur les formes de la continuité entre le monde de la
représentation et le monde réel. Mon propos est d‟étudier les régimes de
liaison de passage, de contact, de figuration de la jonction entre l‟image et
le spectateur. Il s‟agit en quelque sorte de s‟interroger sur la façon dont
l‟image sort du cadre, sur les stratégies d‟interpellation du récepteur, mieux
sur les stratégies de partage des sensations.
Un cas particulier où les frontières entre l‟espace du vécu et l‟espace du
représenté se brouillent quoique de manière inverse est celui du « discours
indirect libre ». Dans certaine mesure, le discours indirect libre construit,
lui aussi, une zone de passage, un espace de transition, entre le monde de
l‟expérience et le monde du discours ou du récit. La ville patrimoniale un
13
Merleau PONTY, Phénoménologie de la perception, 1976.

30
espace d‟expression et de création artistiques, un espace de jeu et d‟enjeu.
Quand l‟artiste se nourrit de la ville, il a une approche intime de la ville, il a
une capacité à créer des œuvres spécifiques à chaque territoire, dans un
rapport au lieu, à sa mémoire et au public qui ouvre toute une série
d‟espace-temps nous incitant à revisiter la ville.
En effet, La ville reconstruit est la conséquence d‟une évolution de ma
démarche. Cette œuvre marque chez moi le passage du spectaculaire vers
un travail plus axé sur l‟intime. Cette recherche m‟a amené à explorer des
endroits de ma ville, et d‟en donner une lecture personnelle, imaginaire.
C‟est la ville que je voulais mettre en scène par le biais de l‟intimité.
J‟avais envie de rencontrer un public sur son lieu de vie, dans un rapport
direct et avec cette règle très simple d‟injecter de la fiction dans le réel.
Comment l‟espace peut devenir moteur, source d‟idées pour créer
l‟imaginaire ?
Mon goût pour la scénographie n‟est pas pour rien non plus dans cette
volonté de travailler au cœur même de la ville. J‟ai eu beaucoup d‟intérêt à
aller chercher des lieux qui pouvaient être intéressant sur un plan purement
scénographique en termes d‟espace, mais aussi par rapport à ce qu‟ils
pouvaient raconter dans la ville. Tout était en train de changer, les
remparts étaient en pleine mutation. En franchissant les arcades, on
plongeait un siècle en arrière. C‟est ça qui m‟a intéressé. Comment un
espace raconte aussi le temps, comment tout cela a un rapport avec la
mémoire : je reviens toujours à ces thématiques. Ce qui est passionnant
dans une ville, ce sont les différentes strates de la vie que l‟on peut
déceler… le témoignage du temps est constant.
J‟avais vraiment envie de faire un spectacle à l‟échelle de la ville, mais
qui soit en même temps intime. L‟espace privé et l‟espace public sont
devenus les axes autour desquels je travaille désormais. Comment l‟espace
public est marqué par l‟espace privé, et inversement, c‟est ce
questionnement qui nourrit mon travail et ma démarche. Il y a la ville que
l‟on voit et que l‟on regarde, et il y a une autre ville en chacun d‟entre
nous. J‟entends de plus en plus amener les gens à regarder ce qu‟ils voient
tous les jours, à redécouvrir un lieu qu‟ils fréquentent tous les jours. Les
spectateurs deviennent acteurs d‟une situation. Il s‟agit toujours pour moi
de faire travailler l‟imaginaire. L‟installation, c‟est le symbole d‟un
isolement, lequel permet en même temps une écoute intérieure. Que reste-il
du rapport collectif d‟un espace public lorsque l‟on est dans cet isolement ?
L‟exposition ne parle que de la ville. J‟injecte une fiction dans la fiction.
Il s‟agit de permettre aux spectateurs de visiter le musée de leur journée

31
quotidienne. C‟est tout l‟espace public qui est investi : tout est possible,
tout est lieu de représentation. J‟ai besoin de trouver dans la ville un
espace où l‟on va un peu sortir du flot urbain traditionnel, où l‟on se
rapproche de l‟intimité, de l‟invisible. C‟est l‟intime de la ville qui est en
jeu, cette ville qui raconte l‟invisible. J‟ai découvert deux choses :
comment pouvait-on à la fois investir un lieu de vie, et comment ce lieu de
vie pouvait devenir un espace poïétique. Par conséquent donc, comment la
ville peut-elle devenir un espace plastique, une scénographie porteuse
d‟histoires, source aussi d‟imaginaire et d‟écritures. C‟est une approche
intime de la ville qui est proposée, une approche faite de sensations, faite
de bribes, faite de souvenirs… ce n‟est pas au fond La Ville qui importe,
mais c‟est Ma ville, Ta ville, Sa ville, la ville que chacun peut s‟approprier
et faire sienne. Ce qui m‟intéresse, c‟est la ville qui nous habite. Quand on
habite une ville, on est habité par cette ville et chacun en porte une
scénographie personnelle, la géographie intérieure qui est son approche,
son rapport individuel à cette ville-là, à sa ville.
Après avoir, d‟une façon presque volontariste, imposé une fiction
spectaculaire aux espaces urbains, j‟ai renversé un petit peu la vapeur, c'est-
à-dire que je suis allé chercher ce rapport intime à la ville.je dis souvent
que dans une ville, il y a deux villes : il y a celle qui se donne à voir, et puis
il y a celle qui est portée par les gens. J‟aime bien déstabiliser le rapport
traditionnel à l‟œuvre, j‟aime bien qu‟il se passe quelque chose qui ne soit
pas ce que l‟on attendait. Pourquoi ? Pour changer la posture ? Pour
changer le regard ? Pour inscrire le spectateur non plus dans une position
frontale. Tout ce que je fais repose sur la question du rapport de la photo-
peinture au public et à l‟espace urbain, à la ville, aux lieux de vie, donc au
quotidien, donc la vie. Ce qui m‟intéresse vraiment, c‟est que chacun vive
une expérience personnelle dans une histoire, pendant l‟exposition. C‟est
vraiment cet aspect là qui m‟intéresse : comment les choses sont elles là,
c‟est notre cadre de vie, c‟est là où tout se joue ; et comment peut-on
regarder cela autrement, comment peut-on amener ces gens à regarder cela
autrement, alors que c‟est ce qu‟ils pourraient voir tous les jours. C‟est
vraiment comme cela que la ville m‟intéresse.
- Comment la vision et l‟imaginaire peuvent-ils être mis à profit pour
penser la ville ?
- Comment la production artistique peut-elle permettre de redessiner
l‟espace urbain, et le temps d‟un spectacle ?
En partant du palais d‟El Abdellya, qui est un patrimoine didactique,
transformé de génération en génération, mes photos-peinture vont être

32
installées dans cet espace. Une représentation qui entraine un changement :
concevoir un espace à vivre à une échelle de proximité nous amène vers la
question des aménagements de l‟espace intérieur, où le souci du détail, du
geste, du toucher et de l‟usage sont essentiels. La création offre la
possibilité de rendre le quotidien étrangement différent. Pour les visiteurs,
cela donne aussi l‟occasion de découvrir ou de revoir un lieu. Ainsi la ville
prend, le temps de la création et de l‟exposition, la figure d‟un espace, d‟un
espace à voir, à entendre, à ressentir, à vivre dans cette dimension là. Elle
génère une esthétique urbaine nouvelle.
Dans le palais d‟El Abdellya à la Marsa, se crée un champ de travail
d‟une expérience pratique. C‟est un espace d‟art et de création. L‟espace
est ici le point de départ de la mise en œuvre de ce travail
multidisciplinaire. Le palais est considéré comme espace à investir. Le
travail est à la fois, dans le lieu et opté pour le lieu en interaction avec lui.
Mon expérience va mener à une transformation visuelle et mémorielle,
permettant une symbiose avec le lieu, le public, qui se prête volontiers à un
partage de l‟expérience vécue. Ce qui aura permis à ce lieu (le palais) de
subir des transformations radicales, de devenir le temps d‟un événement,
un espace de rêve d‟exploration et de liberté où l‟œuvre s‟est construite
pendant le jour de l‟exposition. Il s‟agit d‟une installation sur deux espaces
mitoyens et communicants.
Reposer une réflexion sur l‟espace présuppose, d‟entrée de jeu une
composition de la spatialité où celle-ci ne se donne pas comme catégorie a
priori de l‟expérience, mais se constitue à partir de / et dans l‟expérience
qu‟elle soit sensible, cognitive et / ou esthétique. L‟espace de l‟œuvre
devient un espace de rêve partagé avec d‟autres14.
Le regardeur, dans son expérience esthétique et en pénétrant l‟ontologie
de l‟objet de son regard, vit sa propre médiation et réveille son propre moi.
Celui-ci est impérativement différent du moi du créateur de cet objet. Les
deux individus, le créateur ainsi que le regardeur, rentrent chacun dans un
état de déformation et de re-formation d‟un autre moi. C‟est un moi qui ne
se manifeste que lorsqu‟on l‟appelle plus particulièrement pendant un
processus de création.
Dans son action, l‟artiste se transforme en un autre. Il subit des moments
alternés de tension et de relâchement qui permettent à son autre moi, son
moi mythique de fonctionner. SOURIAU explique que le terme
« mythique » n‟indique pas qu‟il s‟agit d‟un individu fictif et irréel et que

14
Sierge TISSERON, Psychanalyse de l’image, p.170

33
ce double, simultanément ami et ennemi de l‟artiste, peut fonctionner soit
en parfaite harmonie, soit en conflit. Il pense aussi que ce moi mythique
n‟est pas une force surnaturelle qui déposséderait l‟individu de tous ses
pouvoirs. Bien au contraire, elle exigerait de lui lucidité volonté et savoir-
faire technique.
Il ne s‟agit pas pour le plasticien de s‟exposer et d‟étaler son être. C‟est la
plasticité du contemplateur qui rentre en jeu. Par son regard, ce
contemplateur agit sur l‟œuvre et en même temps il la subit. Il la recrée en
quelque sorte et elle de son coté mobilise en lui un sentiment. Ici, l‟œuvre
devient un corps indépendant et autonome et n‟a pas forcément besoin de
son auteur pour vivre ou mieux, pour faire vivre. Cependant, et dans un
autre contexte, le plasticien, par sa présence et par sa volonté, peut parler
de son attitude et de sa propre plasticité. Cette plasticité n‟est jamais figée,
elle ne se présente pas comme un acquis définitif et un savoir objectif fixe.
Elle est, de par sa définition, en activité continue.
Mon travail introduit une brèche dans la routine perceptive, enrichit
l‟imaginaire des lieux, dévoile la face cachée des sites qu‟ils investissent.
Le rôle de l‟artiste, enfin et surtout, est de donner à un lieu, un espace ou
territoire, le « génie » dont il est parfois dénué, c'est-à-dire la capacité
d‟émouvoir, d‟évoquer et de signifier. Créer de la surprise, introduire de la
pensée, de l‟imaginaire, autant d‟intentions qui prennent souvent des
formes subtiles, sans chercher à s‟imposer autoritairement dans le paysage
urbain.
Ma pratique vise la déstructuration de l‟image perçue et à déstabiliser la
structure rythmique de l‟espace d‟exposition celui du palais d‟El Abdellya.
De ce fait je viens d‟interroger les limites de deux espaces. D‟où l‟idée du
dedans et dehors et cette destruction se fait par des pans suspendus pour
construire mon univers poétique basé sur des combinaisons, des
enchevêtrements et des renversements de l‟ordre établit. Il s‟agit d‟un
passage entre un espace physique, ou nous pouvons considérer des
éléments mesurables et qualifiables à un espace mental caractérisé par la
subjectivité et le sens propre que chacun accorde.
La question de l'œuvre et du lieu, dès lors, devient celle du temps, de notre
temps en paroi au vertige de la mondialisation et des technologies, c'est
cette alliance du patrimoine et de l'art contemporain. C'est un débat
essentiel entre l'art comme chose à voir et l'art comme manière de voir
entre l'art comme représentation et l'art comme manifestation, c'est en
quelque sorte traduit en actes et en gestes artistiques en levant le privilège
et le monopole de ce débat. L'insertion de l'œuvre dans l'espace public ou

34
dans l'environnement déplace la question si difficile d'un accès du public à
l'art contemporain c'est l'œuvre qui vient au devant des spectateurs, donc
c'est un dialogue plus ou moins tendu entre une œuvre d'art contemporaine
et un site historique.
La question qui se pose : qu'est ce qu'un lieu de mémoire aujourd'hui ?
C'est un contexte marqué par un brouillage de frontières entre le réel et
l'imaginaire, entre la fiction et la réalité. Donc, l'installation réécrit l'histoire
d'un lieu, où le spectateur devant cette réécriture de l'espace, est appelé à
réfléchir lui même sur la vision qu'il porte sur le lieu. Il peut ainsi découvrir
ce que renferme son propre imaginaire.
Le palais d‟El Abdellya n‟est pas seulement un lieu de spectacle et
d‟exposition mais c‟est également un lieu d‟un aspect ordonné, il est
rythmique, labyrinthique et colossale. Son aspect formel, avec une
dominante chromatique qui annonce la couleur des matériaux utilisés.
Ainsi cette intervention va détruire la rythmicité et l‟ordre établit par des
chevauchements entre l‟intérieur et l‟extérieur permis par la photo-peinture
qui superpose à l‟espace réel une image abstraite. L‟intervention
chromatique par la projection et l‟interaction de la lumière sur les murs du
palais le déstructure et nous amène à une image de synthèse.

II- Genèse et appropriation du lieu :

L‟aspect patrimonial et muséal est souvent éclipsé par l‟ensemble


harmonieux et apaisant et il s‟agit donc de proposer au public des supports
de médiations adaptées qui prennent place et s‟intègrent organiquement
dans la structure du lieu d‟exposition, une signalétique conceptuelle et des
parcours d‟interprétation permettant la reconstruction de l‟espace.
L‟installation est donc une sorte d‟écriture, on parle de l‟endroit et de
l‟envers, du dénivellement, ce qui oblige le spectateur à réagir ses
distances, et à orienter sa façon de voir. Plus précisément, le fait de
reconstruire une installation, demande un changement conceptuel et
pratique, entre ce qui est considéré comme un geste d‟exposer simplement
et celui d‟installer. A travers ce déplacement, un lieu nouveau se crée,
faisant référence au lieu originel, seuil infranchissable en pierre et béton. A
son opposé, le lieu inventé est pénétrable, souple coloré et ludique. Il
s‟ouvre à la pénétration et à l‟interprétation à travers un temps qui se veut
vertical, celui du choc, de la rupture et de la reconstruction.

35
Ces bandes déstabilisent la structure de ce monument par une verticalité
affirmée et des graphismes qui flottent à la surface des bandes et qui
s‟intègrent aux divers niveaux de ce monument ou cassent sa rythmicité par
des obliques ou des lignes lyriques ainsi que la simulation des arcs dans des
dimensions différentes de celui de l‟édifice. Alors je me suis trouvé devant
une peinture géante qui sera accroché sur le monument où on pourrait donc
penser que à des traces qui nous fait entrer dans un monde pour une durée
précise et permet au spectateur de constater les minuscules changements
qui s‟opèrent. Je me suis engagé alors dans une expérience artistique qui
n‟est pas contemplative mais au contraire inscrite dans une temporalité
complexe. Elle m‟oblige à retracer mentalement le processus d‟exécution et
donc à se restituer la pensé habituellement invisible dans un travail qui se
dévoile dés le premier contact. C‟est une mise en scène qui vise la
déstructuration de ce monument néanmoins elle reste partielle puisque les
bandes de différents largeurs s‟y intègrent parfaitement touchant
profondément la contrainte du dedans et dehors.

Il y a deux espaces qui se présentent : l‟espace de l‟œuvre, et l‟espace dans l‟œuvre. On


abordera alors une expérience sensible de l‟espace.

Dans une première approche, j‟ai essayé de trouver des liaisons entre ces
images de l‟intérieur et de l‟extérieur, puisque mes images sont
indépendantes, chacune a sa structure, son ensemble de couleurs et sa
facture. Cette approche propose des solutions variées à une même question
.C‟est la poétique qui entre en jeu pour marquer des transformations et des
différences au sein de ce travail, tout en cherchant des adéquations entre les
couleurs de terre et les couleurs lumières, pour créer des harmonies et des
mariages qui sont le fruit de cette lutte parfois douce et parfois violente.
Dans une deuxième approche l‟installation m‟a permis de construire un
environnement tridimensionnel à base d‟images traitées qui vise à
déstabiliser mes images, à créer un dialogue au sein d‟un même travail et
des interactions avec l‟ensemble.

36
Le discours s‟approfondit progressivement avec la multitude de solutions
que je propose : la mutation, la juxtaposition, l‟emboitement et les voilages
imposent un caractère à un autre. C‟est une méthode constructive qui vise à
atteindre un certain dynamisme, c‟est la structure interne des formes qui est
à la base de la composition.
Est-ce que mes images vont garder leur autonomie ? Est-ce mon espace
va avoir la même identité ?
Mon intention est de perpétuer la tradition de la représentation : les rôles
s‟inversent, les images s‟enchevêtrent, elles bougent et se bousculent. Il se
crée un environnement complexe, agité, face à un mouvement. C‟est un
montage de plans successifs par l‟effet de transparence, dans une nouvelle
temporalité où le palais et l‟image deviennent complices. Je recherche les
fils de la mémoire culturelle à la fois à partir de mes propres
expérimentations ainsi que ma sensibilité et ma subjectivité. Mon but est
d‟utiliser l‟espace d‟exposition afin d‟abolir les frontières entre l‟intérieur
et l‟extérieur. C‟est de rafraîchir notre perception, de re-sensibiliser les
spectateurs que nous sommes dans le flot de la vie à travers l‟espace et le
temps.
Le mur subit une métamorphose perpétuelle, il se transforme et devient un
lieu qui accueille le geste d‟appropriation, le geste plastique. Ce lieu
s‟approprie une nouvelle vie, il est relativisé et offert à la contemplation et
à l‟investigation, laissant éclater la force à l‟idée. Le lieu est donc
questionné et s‟ouvre sur un nouveau rapport à l‟espace et au temps : la
ville est calquée sur différents supports, afin de témoigner de mon parcours,
de ma vision du lieu. L‟ensemble représente un monde, où le montage des
images nous amène à un rêve et à une réalité, à une nouvelle signification
et à une nouvelle identité.
Cette aventure constitue une polémique à propos de ce lieu, où nous
intensifions l‟historicité vis-à-vis de la pensée réflexive. On se trouve
confronté à cette réalité qui change tout, pour créer un choc esthétique. Il
s‟agit d‟un système de balançoire qui tisse des liens entre le réel vécu et le
nouveau inventé, en induisant une charge d‟interactivité. C‟est un
environnement pictural qui dénigre un dedans de sujet et un dehors du
monde. Mon objectif est de transmettre au spectateur le processus de
création et d‟établir une certaine pluridisciplinarité dans cette intervention,
puisque ce processus est séquencé dans l‟espace. C‟est un aller-retour
continuel entre l‟individuel et le collectif.

37
Actuellement le mur n‟a aucun rapport avec ce qui est fait, avant. Face à
l‟installation, l‟espace participe à son réaménagement intentionnellement
voulu. Le lieu a été « re-privatisé ». Le lieu contenant est devenu
maintenant contenu de la création artistique. Il y a une confrontation entre
l‟existant et le nouveau. Cette opération de transformation des lieux, est un
travail sur la mémoire. Ensuite, l‟espace provoqué, énonce la présence
d‟une connaissance antérieure qui va chercher à extérioriser sa mémoire, et
dévoiler les traces et les empreintes vécues. La relation entre le lieu et
l‟image est réveillée, à travers la dynamique de leur récupération. On parle
d‟une intégration des images et d‟un dialogue avec l‟espace qui l‟entoure.
Il s‟agit de renouveler la perception du public dans un lieu qu‟il connaît. Il
s‟agit d‟une manipulation dans une conduite picturale qui va prendre en
considération l‟espace dans toutes ses dimensions, pour le poéitiser. Le
palais est considéré comme un moyen d‟action pour le changement du
territoire. La création est, dans ce cas là, échangeable par la réappropriation
de l‟œuvre par le spectateur.
Ce processus considère le lieu comme un cadre spécifique, puisque les
caractéristiques du lieu d‟exposition sont insérées d‟une manière
révélatrice. Cette insertion est en rapport avec l‟architecture du palais et
l‟historique des expositions précédentes. Le lieu de l‟intervention est fixe et
ne change pas de position, il s‟entretient avec l‟espace architectural et il en
dépend. Ce concept de l‟espace ouvert perd échos. L‟espace de mon travail
se situe entre la matière de la peinture et de la photographie. Cette matière
apporte une richesse visuelle pour se joindre aux champs des matériaux
d‟expression plastique. L‟investissement du mur d‟exposition, pour la
création d‟un discours visuel sur la base de l‟assemblage de photographies
peintes, scrute le statut fragmentaire de ce médium, et le sens à donner à
son intégration. Il y lieu de comprendre, comment je suis venue à
recomposer l‟espace, afin de soutenir le sens à donner à mes photos-
peintures qui sont ajustées sur des bandes transparentes.
Mon exposition se présente dans un discours qui relate l‟histoire du lieu,
comme une pensée articulée en trois visions distinctes. Je porte un regard
transversal sur le lieu, qui devient une œuvre. Je présente un ensemble
d‟images conçues en lieu, avec la spécificité architecturale et historique de
l‟espace. Jouant de la lumière, j‟interpelle les références, les pensées, les
souvenirs, les absences et je pousse l‟autre à l‟introspection.
Ces photos-peintures prennent ainsi, en compte et à la fois, l‟architecture
et le vécu d‟une traversée. Ces images rencontrent l‟esprit du regardeur et il
en résulte quelque chose d‟exclusif pour chacun, où se combinent jeux de

38
matières, textures, reflets, illusions et détournements. Je fais exploser la
matérialité et fais surgir des figures subtiles et éphémères, par les formes
qui les entourent. De l‟ensemble émerge la construction d‟un lieu empreint
de raffinement. Ce travail instruit une réflexion sur le temps et les
déformations subies par la mémoire. Le visiteur est porté par la vision de
l‟écoulement du temps. Je reconstruis des images éparses, issues du réel,
que notre mémoire visuelle a collectées. Ces images sont ensuite
recomposées, afin de renoncer aux originaux dont elles sont issues, et ainsi
nous placer face à une représentation illusoire, créée de toute pièce.
Les photos-peintures offrent des regards ambigus, questionnant la
perception. J‟amène l‟Autre à douter par le questionnement constant de
notre habilité, à observer et à comprendre. Je saisis les espaces, les plans
fuyants, je reconstitue les strates observées, et je les recompose, en leur
offrant une autre forme. Je bouscule les perspectives et incite à rentrer dans
l‟image en profondeur, comme dans un rêve instantané. Les traces du passé
se fixent dans le présent, et offrent un parcours de voyage dans plusieurs
dimensions. Les images sont interprétées librement au fil du regard de
chacun.
Je m‟intéresse ici à la mémoire visible des lieux et des personnes. J‟attire
notamment l‟attention sur des objets, dont les qualités esthétiques sont bien
considérées. Ces remparts de la ville de Sfax, hétéroclites, font référence à
des souvenirs que chacun s‟approprie. Il s‟agit en réalité d‟objets du
quotidien, abandonnés sur place. L‟image a rafraichi cet ensemble d‟objets
à la frontière de l‟art. Ils deviennent vivants par le fait d‟avoir extraits du
lieu surchargé auquel ils appartiennent. Aucune mise en scène n‟a été
nécessaire. Ils changent de statut, sinon de nature, puisqu‟ils sont détachés
de leur contexte, et ils apparaissent alors comme des installations
artistiques. Entre documentaire et imaginaire, ces photos placent la réalité
et la fiction dans une sorte d‟incertitude. Le regard posé devient point de
départ d‟un cheminement historique vers une vérité revisitée.

III- Dialectique de la construction d’un espace/temps :

La prise de photo de la ville sous forme d‟images fugitives n‟est pas aussi
innocente qu‟on pense car ma pratique vise certains aspects à dévoiler et ne
peut être efficace que par la convivialité avec l‟espace. Elles dénigrent
l‟image cliché et scrute le fond du lieu pour le voir autrement. Ainsi se

39
déclenche un nouvel instant de création ponctué par des interrogations
autour de l‟essence du lieu et de l‟enjeu de ma pratique.
Les premières images sont déjà des fragments du temps. Elles offrent à
ma subjectivité l‟occasion de déconstruire et reconstruire, non pas
arbitrairement, mais selon les spécificités du lieu. Les brèches ouvertes
permettent de dévoiler certains détails de l‟intérieur tout en étant à
l‟extérieur. La forme elliptique de ce dernier permet à l‟œil une navigation
libre dans des détails qui peuvent se ressembler et constituer une sorte de
labyrinthe ou différer pour marquer des repères dans l‟espace géré dans le
temps. C‟est le fait de faire dialoguer le dehors, l‟espace de l‟existence,
avec le dedans.
L‟installation m‟a permis de confronter des nouvelles représentations de
l‟espace qui dématérialisent le monde physique, le ré-agencent et le
conduisent à établir de nouvelles relations au réel. Donc on remarque dans
mon espace des surgissements de la lumière, des émergences de la ligne,
des flottements de la surface accentués par des directions obliques faisant
allusion, à un mouvement perpétuelle et à une bataille continuelle entre les
zones éclairées et non-éclairées.
Dans l‟espace de mon travail, les images, les formes et les couleurs sont
en gestation. Elles subissent une métamorphose continuelle car les
ouvertures de lumières envahissent les surfaces sombres, il se fait un
discours de face à face entre le proche et le lointain, le net et le flou, le
précis ou l‟effacé, le caché ou le dévoilé pour dégager une image de
synthèse, une expression artistique éphémère qui exprime la fragilité de
l‟instant et engendre une relation entre la couleur lumière et la couleur
naturelle.
Ce sont les diverses apparitions captées au fil du temps et dans l‟espace.
C‟est une image panoramique de la réalité du moment où le regard se
focalise sur tel ou tel point et le contemple avec une extrême concentration
et selon une subjectivité qui laisse le regard répondre à l‟appel de l‟image,
à l‟endroit où il peut l‟entendre. Donc on peut accorder un temps infini à un
fragment spatial.
Mes réalisations exposées, qui prennent l‟espace du palais comme partie
prenante à l‟ensemble de l‟espace, crée dans son contenu plastique à
structure bi et tridimensionnelle. Trois niveaux d‟espaces apparaissent,
mettant en évidence aussi bien la portée dimensionnelle que la portée
fonctionnelle.

40
- Le premier niveau est celui de l‟espace médinal, faisant fonction de
support limité au lieu, dans son contexte architectural
- Le deuxième, est celui de l‟espace plastique, se limitant aux
applications de modulation des remparts, en d‟autres termes, à
l‟intervention plastique sur la photo
- Le troisième, est celui de l‟espace, du stade matériel à celui de
l‟immatériel.
La question qui se pose consiste à savoir si on est piégé dans un circuit, ou
dans une conduite ? On est dans un espace de vertige, sans début ni fin. Le
spectateur est en train de naviguer librement, de confronter de nouvelles
représentations de l‟espace qui dématérialisent le monde physique, le ré-
agencent et le conduisent à édifier de nouvelles relations au réel.

IV- De l’éphémère à la pérennité :

Malgré la fragilité de l‟image et son aspect éphémère, j‟arrive pendant


quelques instants à m‟approprier le lieu. C‟est une image qui va effacer
l‟image précédente et malgré son côté fragile, elle va persister dans ma
mémoire : le lieu est une sorte d‟éveil des sens où, à tout moment, l‟image
engendrée par la métamorphose, peut s‟éclipser mais elle est déjà gravée
dans la mémoire. C‟est un instant dans l‟absolu, c‟est une expérience qui
touche le mental parce qu‟on ne peut plus voir le monument de la même
manière, on touche la mémoire visuelle et on casse la convention et l‟image
cliché. Donc on construit au niveau de l‟idée et non pas du réel.
C‟est le signe d‟un « désir instant » comme l‟a dit Barnett Newman du
sublime, « it‟s now » c‟est le maintenant, de l‟eternel présent, du présent
perpétuel, le moment même de sa création qui vise à renouer avec la
conscience de la durée, de l‟écoulement du temps et bien entendu, de la
mort : l‟image est mortelle, mais la conscience même de son caractère
mortel lui restitue une vie. L‟image est vivante, mouvante, elle s‟accomplit
dans la durée. Le regard articule le visible à la syntaxe et savoure la
tromperie, il nous convie à son tour à tisser des liens entre le concret et
l‟immatériel de son étendue. Donc mon espace constitue une ouverture
spirituelle, métaphysique qui dépasse l‟aspect matériel et superficiel des
choses et pour présenter un environnement sensible qui exploite la fragilité
de notre monde pour créer un certain équilibre. Ce sont des ouvertures sur
le monde, entre le rationnel et l‟irrationnel, l‟objectif et le subjectif.

41
Par cette approche, qui vise à réincarner le lieu réel chargé de
significations dans une image virtuelle éphémère, j‟annonce ma prise de
position par apport à l‟activité artistique, je dévoile une nouvelle esthétique
qui porte un œil critique sur l‟œuvre d‟art considéré non pas comme un
objet de contemplation mais comme un prétexte de méditation qui touche
divers territoires.
Tout d‟abord, c‟est une émotion envers cette métamorphose du lieu entre
les limites de l‟aventure, du rêvé, du possible et du faisable avec des
moyens du présent qui permettent l‟innovation du lieu appartenant au passé
et au présent par le remuménage effectué.
C‟est une sorte de reconsidération de l‟acte pictural ainsi que du
patrimoine, l‟artiste a les pieds sur terre, il est à la fois dans les airs.
Néanmoins ce travail dépend aussi d‟un élément très important dans sa
lecture, c‟est le spectateur qui entre en jeu puisque l‟œuvre va vers lui et le
pousse à une certaine interactivité stimulée par l‟opposition entre l‟image
cliché et figé de la ville et à la nouvelle image dans laquelle il se trouve
induit.
Il entre en jeux malgré lui. L‟œuvre d‟art marque ici un temps fort et se
met aux pieds du spectateur et cherche sa complicité, de ce fait elle
s‟enrichit par les interprétations et les appréciations, elle est contemporaine
elle provoque une nouvelle image qui restera toujours gravé dans la
mémoire collective malgré son côté fragile et éphémère.
J‟expose mon expérience et je la mets à la disposition du spectateur qui
déambule d‟une photo-peinture à l‟autre, sans perdre le fil d‟une
composition qui veut être méthodique, homogène et je dis presque
chronologique, pour pouvoir reconstituer le parcours de la ville et la
reconstruire à sa guise et naviguer de l‟intérieur des ruelles étroites de la
ville et voltiger d‟un rempart à un autre et d‟une tour à une autre à bord de
ce vaisseau chimérique et purement imaginaire de la peinture, ce véhicule
fictif…
En exposant mes photos-peintures, j‟ai remarqué que ce voyage est une
ouverture plastique qui a interpellé beaucoup de gens. Ils vont l‟effectuer
avec leurs esprits à travers un regard à la fois pensif et contemplatif. La
photo-peinture n‟est qu‟un moyen inabordable par l‟esprit qui l‟adopte pour
réaliser un pénible rêve qui le transporte vers un univers réel, un espace
tangible : la ville de Sfax telle qu‟elle est. La photo-peinture est
certainement une représentation, mais elle est aussi une image-objet qui lie
le spectateur et la photo-représentation.

42
Enfin toute création exposée au public est une forêt vierge qui attend
d‟être déchiffrée, décryptée, élucidée. Mais peut être vaut-il mieux qu‟elle
demeure en l‟état : un vaste territoire inexploré, enchevêtré, secret, une
réserve de rêves ?

Bibliographie
- DIDI-HUBERMAN Georges, La Demeure, la souche, Ed. Minuit, Paris, 1999.
- DURAND Régis, Le regard pensif. Lieux et objets de la photographie
aujourd‟hui, Skira, 2002.
- MONS Alain, L‟ombre de la ville, essai sur la photographie contemporaine, Ed.
De la Villette, 1994.
- MASBOUNGI Ariella, Penser la ville par l‟art contemporain, Ed. De la Villette,
Paris, 2004.
- MERLEAU PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Ed. Gallimard,
1976.
- TISSERON Sierge, Psychanalyse de l‟image : des premiers traits au virtuel, Ed.
Dunod, 2005.

43
Le lieu à travers la pratique de Rachid Koraichi
« Chemin des Roses » hommage à
Djalal Eddine El Rumi
Nouba Saguer
Assistante à l‟ISAMS

Dans une œuvre qui monte plusieurs dispositifs, où l‟œuvre elle même fait
dispositif, le « pourquoi », le « comment », le « où » et le «Avec quoi »
jouent désormais un rôle aussi important dans l‟aura, la reconnaissance et
la signification d‟une œuvre que les simples «quoi » et « par qui ».

Céramique, broderie, poterie, sculpture, pierre, acier, parchemin, soie…


l‟œuvre de Rachid Koraichi transcende les matières et les techniques,
l‟ombre et la lumière. Ce plasticien expose dans les plus grands lieux de la
planète, revendique un travaille collectif, itinérant, en hommage aux poètes,
aux mystiques de l‟Islam. Posant les mots, les marques, l‟espace d‟une
fraternité première et sacrée, reliée à l‟infini.
Rachid Koraichi s‟est nourri de ces traditions et de ces expériences. Il
s‟est beaucoup influencé des dimensions spirituelles de son héritage soufi
et de sa culture arabo-islamique. Ce texte s‟attache ainsi aux œuvres de
Rachid Koraichi et à la pensée profonde que veut dégager l‟artiste dans
ses créations. Une dimension qui se veut mystique selon un héritage soufi.
Cette rédaction élabore une discussion raisonnée qui consiste à déblayer,
creuser, déchiffré selon une approche descriptive et analytique une pratique
qui se veut contemporaine de l‟artiste algérien Rachid Koraichi, qui fait de
l‟exposition le cœur de l‟expérience esthétique. Ses expositions placent en
relation des objets, des lieux et des publics, mais aussi, elles contribuent à
discerner le sens des œuvres de manière spécifique.
Des questionnements sur les œuvres d‟art qui ne s‟exposent jamais
d‟elles-mêmes. En quoi est-il impossible de faire abstraction du lieu de
l‟exposition dans la lecture d‟une œuvre ?
Dés lors, le discours sur l‟art se doit de parler d‟une confrontation plutôt
que d‟un genre philosophique, esthétique de l‟œuvre.
Qu‟est-ce qu‟une œuvre sans son exposition ? Peut-on tenir compte d‟une
œuvre sans son exposition ? Qu‟advient-il du sens de l‟œuvre, de son

44
identité à travers les déplacements dont elle fait l‟objet ? L‟exposition
n‟est-elle pas le site de l‟art, le lieu où l‟art a lieu ?
Chaque œuvre se réfère à quelque chose et elle investit un lieu. L‟œuvre
se lit alors comme une couche de traces actives, lieu de mémoire qui
semble vivre des présences mythiques. Le lieu et la référence se donnent
rendez-vous, sollicitant le spectateur à pénétrer les profondeurs du
dispositif.
Qu‟est ce que la question du lieu dans l‟art contemporain ? Comment le
lieu est il réfléchi par Rachid Koraichi ? Qu‟est-ce qui fait ici l‟œuvre, son
« aura » ? Qu‟est-ce la présence singulière qui se dégage du lieu ?
Des réflexions autour de la question de l'inscription de l'œuvre dans un
environnement. Quel est l'impact d'une œuvre dans un lieu qui existe déjà ?
Une œuvre d‟art est-elle immuable au cours des différentes expositions ?
Comment l'art contemporain investit-il l'espace public ? Quelles lectures a-
t-on de l'œuvre in situ, pensée et conçue par l'artiste en dialogue avec le
lieu ?
Rachid Koraichi propose, une installation « chemin des roses » en
intervenant dans l‟enceinte de la vieille
citadelle d‟Alger. Car, comme il l‟explique,
une telle exposition ne peut avoir lieu dans une
galerie moderne. En effet en choisissant la
Citadelle d‟Alger, qui est en cours de
restauration, Rachid Koraichi a eu le mérite
d‟ajouter l‟esprit de ce lieu à son travail. Il a
choisis un lieu chargé d‟histoire, où on peut
sentir l‟accumulation des siècles et des
événements dans un même espace. Un lieu
chargé de
significations, personnalisé.

Fig.1

Un lieu de dialogue entre deux entités opposées, la foule qui prie et celui
qui est Prié (Dieu), séparées par le chemin des roses, un podium filant sur
lequel sont posés les grands personnages de Koraichi et des assiettes
remplies d‟eau et de pétales de roses. L‟éclairage joue ici un rôle

45
primordial de toute cette mise en scène et fait corps avec les œuvres :
contrastes, jeu d‟ombres portées, lumière révélatrice…

Fig.2 Fig.3

„Le chemin des roses‟, un dispositif qui renferme plusieurs œuvres, qui
immerge ses visiteurs dans un puissant champ magnétique, dans lequel ils
peuvent contempler à l‟extrémité de chacun de ses pôles la plus magnifique
des interactions de l‟artiste : le « Prié » source de lumière dans une voûte
noire à un bout de la composition et les priants capteurs de lumière dans
une voûte blanche à l‟autre extrémité. Entre les deux, un parcours parsemé
de vasques de porcelaine et gardé par des silhouettes d‟acier sur un chemin
de la lumière.

Fig.4 Fig.5

46
Fig.6 Fig.7

Le cœur de cette œuvre est représenté par un ensemble de 28 textiles en


lin brodés avec des paroles de Rûmî, 21 sculptures d'acier de 98 cm et 196
priants d‟acier de 28 cm.
Le choix des lieux a donné naissance à une atmosphère de recueillement,
une mise en scène qui se distingue par sa dramaturgie. Les pierres
monumentales de la muraille, les voutes puissantes aux variations d‟ocre,
de marron et parfois de rose, cette odeur du passé qui suinte des murs, la
lourde pénombre qui n‟accepte la lumière extérieure qu‟en difractions à
peine perceptibles… Rachid Koraichi a voulu trouver le ton juste, la bonne
note qui convenait à l‟aura de Djallal Eddine El Rumi.
Des sculptures d‟acier, des sculptures métalliques, des lins brodés et des
vasques en céramique. Ces objets sont choisis et regroupés autour d‟un
dénominateur commun : leur aspect théâtral.
Un caractère qui s‟avère problématique, car il se révèle malgré une
dimension mystique, dans le sens où l‟attitude du plasticien nous introduit
dans un espace, un lieu qui donne naissance a une atmosphère de
recueillement. Un lieu qui va contribuer au fait de rendre hommage à
Mawlânâ Djalâl Oddîn-Rûmi.

L‟artiste va jouer sur l'entrecroisement des ombres projetées symbolisant


le caractère éphémère de notre vie, contrastant avec la permanence et la
stabilité de l'humanité.
Cette exposition détonne par son originalité dans la mesure où chaque
pièce est une œuvre mais que l‟ensemble est peut être considérer comme un
dispositif si on choisit une approche plus large, sans doute la principale
vision que cherche à nous transmettre son créateur. C‟est d‟ailleurs dans cet
esprit qu‟il convient d‟aborder cette manifestation, en se laissant gagner par

47
la totalité d‟un lieu, d‟un art et d‟un moment.
Cette installation regroupe des sculptures métalliques de signes
étrangement anthropomorphes, des broderies de fil doré sur soie bleue (une
référence au coran sur parchemin bleu du Musée d'Arts Islamiques de
Kairouan, Tunisie) et des vasques en céramique remplies d'un fond d'eau
parsemé de pétales de roses Où Koraichi reprend des textes d'al-Rûmî

Rachid Koraichi a été très inspiré par la configuration des lieux. Les neuf
grandes alcôves, disposées de part et d‟autres de la salle centrale, ont été
recouvertes de tissages légers et transparents à travers lesquels se laissent
percevoir les tissages rectangulaires bleus, brodés d‟or et éclairés.
L‟interposition de ce rideau translucide est l‟occasion pour Koraichi de
mettre en scène le rapport entre voilement et dévoilement, ou encore
apparence et essence, qui est au cœur de la tradition soufie et des textes qui
l‟ont établie.
Sur un plan artistique, le procédé introduit une dimension théâtrale
indiscutable, que l‟on soit ou non transporté par la spiritualité voulue.
Les murs de fond de l‟exposition donnent lieu à un jeu d‟ombres. Ainsi, sur
le mur de droite, un assemblage de personnages (4 fois 99) plantés à
l‟horizontale sur la paroi, se projettent dans un enchevêtrement qui peut
surprendre les spectateurs.
L'histoire d‟une rencontre entre un artiste contemporain et Rûmî,
mystique du XIIIe siècle, fondateur de l'ordre des derviches tourneurs, est
l'aboutissement d'un long cheminement, riche en détours et en compagnons
de route, qui a donné naissance à une exposition « chemin des roses ».
Dans l'œuvre de Rûmî, une place essentielle est accordée aux diverses
formes artistiques que sont la poésie, la musique et la danse. Ce dernier
considère que les arts sont l'objet d'une admiration constante, pour lui c‟est
un moyen d‟accéder au divin. Il considère Dieu comme l'Artiste Créateur
par excellence. La création du monde est l'œuvre vivante du plus grand
artiste, mais Dieu, en créant le monde ne fait rien d'autre que créer un
miroir.

Conformément au hadîth qudsi (parole sacrée) où Dieu dit :


« J'étais un trésor caché et je désirais être connu »15.
« L'Artiste montre son talent afin qu'on croie en lui et reconnaisse ses
capacités.»16
15
Cité et expliqué par Rûmî, Mathnawî, 1992, p. 994-995.

48
Il considère que l'acte du Créateur est dans la volonté de communiquer sa
transcendance.

« Mais, si le monde est miroir épiphanique dans lequel vient se refléter la


gloire de l'Être, ce monde lui-même est « divinisé » puisqu'il reflète la
Beauté divine. «La totalité des formes n'est qu'un reflet dans l'eau de la
rivière : si tes yeux sont dessillés, tu sauras qu'en réalité elles sont toutes
Lui. » Ainsi, l'immanence et la transcendance ne sont pas séparées: elles
sont des aspects complémentaires de la même Réalité ».17

Dans la mystique de Rûmî, l'artiste dévoile la beauté de la Création, nous


rapprochant ainsi de l'être. Le meilleur artiste, selon Rûmî, est le plus apte à
refléter la Création. Cette passivité de l'esprit artistique contemplateur de
beauté.
Pour lui l‟artiste est un médiateur, un miroir de la transcendance de ce qu‟il
crée, c‟est le fil d‟Ariane qui peut nous rapprocher de la beauté de l‟être ;
une beauté inaccessible, qui exige une pureté trop grande pour nous.
Dans son œuvre, Rachid Koraichi à été fidèle a la tradition soufi, qui se
traduit par l‟exigence d‟écrire les versets du Coran et les textes des
mystiques comme s'ils se reflétaient dans un miroir afin que le sens soit
voilé avec sagesse à ceux qui ne le comprennent pas. Accéder au sens du
texte exige ainsi un effort de concentration et de purification; Ils
considèrent que la parole sacrée est trop précieuse pour se livrer
immédiatement.
D‟ailleurs Koraichi soutient cette attitude soufi dans son acte, quand il a
réfléchi certains fragments des poèmes de Rûmî.

« Du moment où tu vins dans le monde de l'existence, une échelle fut placée


devant toi pour te permettre de s’évader. D'abord tu fus minéral, puis tu
devins plante ; ensuite tu es devenu animal ; comment l'ignorerais-tu ?
Puis tu fus fait homme, doué de connaissance, de raison et de foi.
Considère ce corps tiré de la poussière : quelle perfection il a acquise. »18

16
Rûmî, Le livre du dedans, 1994, ch. 5, p 46-47.
17
Rûmî, Mathnawî,op. cit.,L. VI,v. 3138,p. 1572.

18
Rûmî, Odes mystiques, 1984, p. 322.

49
Rachid Koraichi à sûrement été sensible à cette pensée ; l‟eau dans les
vasques, qui charment l‟oreille de l‟artiste n‟était pas là par hasard. Une
symphonie qui se laisse s‟élever à l‟écho de la voix divine, à un chant qui
s'élève jusqu'à la perfection de l'homme ; d‟où le rôle principale que le
minérale joue dans cette exposition à une dimension, ou une penser qui font
référence à celle de Rûmî.
Une autre forme artistique est célébrée: La dance. Rûmî, été le fondateur
de l'ordre des Mawlavîs ; ces derviches tourneurs qui par leurs dance fêtent
symboliquement l'ensemble de la Création, du macrocosme au
microcosme. Leurs mouvements décrivent le système solaire dans une
ronde cosmique à l'intérieur de laquelle chacun, semblable à une planète,
tourne sur soi ; mais la danse décrit également l'ascension réalisée par
l'Être.
Cette apologie de la danse mystique est reprise par l‟artiste :
Elle apparaît quand il a fixé le mouvement des derviches tourneurs dans
l'acier et à l'intérieur des vasques, faire de la danse une suite d'immobilités
successives qui créent un rythme, ceci est le tour de force qu'il réalise. Une
animation circulaire qu‟on voit dans ces dessins : le point, symbole de
l'Unité de l'Être, en tournant très vite, va donner naissance à des lignes
concentriques.
Toute l'exposition reprend le point et les cercles comme un refrain,
rappelant que le monde et l'homme, en leurs mouvements le long du cercle
de l'existence, doivent leur apparition à la manifestation de l'Essence
divine. Les lignes des dessins s'inscrivent sur un fond pour lequel Rachid
Koraichi a choisi le bleu, évoquant ainsi les voûtes du ciel décrites par
Rûmî. Le bleu indigo est repris pour le tissage des bandes de lin brodées
d'or. De même la représentation d‟une multitude de sourates du Coran bleu
qui sont calligraphiées en lettres d'or: Des fils d'or qui s'entrecroisent en des
lettres brodées afin de souligner la beauté du message transmis par Rûmî.
La position centrale de l'homme est figurée par la présence des Mawlavîs
découpés dans l'acier et qui, grâce à la virtuosité de l'artiste, s'animent du
mouvement cosmique qu'ils célèbrent.
Par ailleurs les formes elles mêmes ne sont pas considérée dans leurs
contexte mystique. Elles sont prises dans le sens où on l‟entend : mystère.
Il se donne dans la pulsation d‟un événement toujours singulier, toujours
fulgurante.

50
Or il est plus intéressent de retrouver dans ces formes quelque chose de
mystique d‟un aspect soufi devant une simple forme, comme le cercle par
exemple. Qui est le point étendu, il participe de sa perfection. Les cercles
concentriques représentent des degrés de l‟être, les hiérarchies créées. Le
mouvement circulaire est parfait, immuable, sans variation, ni
commencement, ni fin.
Le cercle symbolise le ciel et le mouvement circulaire et inaltérable,
symbole du monde spirituel, invisible et transcendant. Koraichi et Rûmî
sont liés par une semblable vision mystique.

Entre clarté et ambiguïté, entre la forme et son ombre, entre le fixe et le


mouvant, les œuvres de Rachid Koraichi entraînent en un voyage d‟écriture
et de chant, qui a son origine dans la nostalgie et prend pour fin
l‟affranchissement.
Dans son dispositif „chemin des roses‟, Rachid Koraichi semble puiser
dans un lexique particulier, mais celui ci reste soumis à un souci plastique
pur et simple, qui obéit à un certain système de représentation. Il reprend
des éléments relatifs à un répertoire culturel dans lequel il a emmagasiné
ses pulsions et la mémoire de ses ancêtres pour en faire autre chose. Ce
n‟est pas une attitude qui repousse forcément l‟idée de la foi ou de dieu,
mais elle repousse l‟idée du superficiel ; chez Koraichi, une liberté est
apparente, il entre de plain-pied dans les préoccupations des problèmes
picturaux universels.
Cette œuvre, éminemment personnelle et en marge des courants
esthétique, est ainsi traversée de bout en bout par les dimensions arabes,
berbères, africaines, méditerranéennes ou occidentales, qu‟il a travaillées
chacune à sa façon avant de les intégrer dans une représentation du monde
particulièrement éclairée.
Surplombant ces vasques féminines et quasi lunaires, la force toute
masculine de leurs gardiens d‟acier semble touchée par la grâce débordante
de vie. Des pétales frais et veloutées embaument l‟air et les vieilles pierres
de la citadelle d‟une atmosphère de paradis.
Une installation qui dévoile la rencontre d'un célèbre mystique du XIIIe
siècle, fondateur de l'ordre des derviches tourneurs, et d'un artiste
contemporain. Au travers de sept thèmes - la tolérance, la Création, le
miroir, la poésie, la danse, la musique et l'amour. Récurrents dans l'œuvre
du poète soufi Mawlânâ Djalâl Oddîn-Rûmi, se découvre une œuvre
poétique qui vient refléter comme un écho graphique le travail de Rachid
Koraichi. Si la Création tout entière est miroir de la magnificence divine,

51
les arts en sont le reflet le plus fidèle et l'artiste devient alors l'intercesseur
privilégié entre Dieu et la beauté du monde. Jeu de miroirs infini qui ne
pouvait que séduire un artiste comme Rachid Koraichi pour qui la vie et
l'art sont une seule et même entité.
Rachid Koraichi s‟immobilise devant ses objets et tente de les saisir de
part sa sensibilité de plasticien, en suggérant d‟une manière sous-jacente
des œuvres en rapport avec le concept mystique et celui du lieu de
l‟exposition.

Par ailleurs, toute production touche à combler un vide, et une telle


installation rentre dans un système non clos puisque sa combinatoire
s‟ouvre à une sorte de „délire illimité‟. C‟est en fait cette force qu‟arrive à
exprimer Koraichi, qu‟on regarde, qu‟on essaye de découvrir. Un dispositif
qui permet de s‟entretenir avec l‟artiste au travers d‟un objet plastique.
Ainsi, il semble opportun de dire que Rachid Koraichi s‟implique dans un
mouvement vertigineux, inouï entre mémoire et transgression à partir
duquel il creuse le sillon novateur d‟une pensée agissante, trouvant sa
matérialité dans un champ plastique infini, celui de la projection d‟une
mémoire semant les germes d‟une créativité, broyant tous les stéréotypes
d‟une pseudo réflexion sur l‟authenticité, l‟identité… tous les ingrédients
d‟une pensée sclérosée permettant tous les obscurantismes. C‟est la mise en
œuvre d‟une transgression de l‟image de la mémoire que Koraichi opère
par chaque élément plastique utilisé, réinventé. C‟est donc en quittant une
apparente dimension spirituelle traditionaliste qu‟il invente son propre
cheminement créateur et par la même fonde sa propre spiritualité.
Faire de cette installation, un moment de retour en partant d‟un vécu,
d‟une expérience, vers un monde de sensations qui nous plongent dans une
vie lointaine et qui nous remet dans une dimension spatio-temporelle d‟une
histoire, d‟un secret. Une installation à travers laquelle on retrouve les
traces de la vie, un témoin d‟un désir, d‟un souvenir qui a insufflé chez
Koraichi une énergie et une charge d‟un désir de création dans un lieu bien
déterminé.

Bibliographie
OUVRAGEE
LINGS Martin, Qu‟est-ce que le soufisme ? ; Edition : du seuil

MARCHAND Valère-Marie, Les ouvriers du signe, Edition ACR

52
RUMI Mawlânâ Djalâl al-dîn
- Odes mystiques, Dîvân-Echms-ETABRîZî, Trad. Eva de Vitray
Meyerovitch et Mohammad Mokri. Edition Klinckseck
- Le livre du dedans, 1994
- Mathnawî, 1992

RANDOM Michel, MAWLANA Djalal-ud-din-Rumi, le soufisme et la dance, sud


éditions

Valère Marie Marchand : Les ouvriers du signe ; calligraphie en culture musulmane ;


Ed : ACR
REVUES, CATALOGUES

Mohamed JENDOUBI :
- Exposé: Le Soufisme et Jalel Ed Din Roumi ; El Watan, le quotidien
indépendant ; vendredi 16 octobre 2009; 144 N° 5765

Maryline Lostia :

-"Le Chemin de Roses, Hommage à Rûmi", Centre Culturel d'Ankara le


texte du catalogue de l'exposition "Mesguish" pour la Galerie Fine Art à Sidi-
bou-Said, Tunisie, 2000 ;

-RACHID KORAÏCHI : UNE ARCHITECTURE CÉLESTE


POUR LE SOUFISME.

DICTIONNAIRES, ENSYCLOPÉDIES

Dictionnaire Larousse ; Le petit larousse ; 2006

Dictionnaire des symboles ; Jean Chevalier, Alain Ghreerbrant, Robert Laffont /Jupiter,
Paris; 2005.

Dictionnaire des symboles musulmans ; Malek Chebel, Albin Michel; 2001

INDEX ICONOGRAPHIQUE

Figure 1: photo de la citadelle d‟Alger avant la restauration ;


http://algeria.com..........................................................3
Figure 2: photo de Rachid Koraichi parsème les vasques de l‟exposition Chemin des
roses avec des pétales de roses ; universes-in-universe.org/…/Rachid
Koraichi…………………………………………………………………..……….....4
Figure 3: Vasque en céramique de l‟exposition chemin des roses ; Où Koraichi a repris
des textes d'al-Rûmî ;
http://www.flickr.com/photos/cefc/266280436/…...………………….................…..........
...................................…….4
Figure 4 : photo de l‟exposition chemin des roses à la citadelle d‟Alger;
http://www.founoune.com/articles..............4

53
Figure 5 : photo de l‟exposition chemin des roses à la 49ème Bienal de Venecia;
http://www.universes-in-univers.....4
Figure 6: photo de l‟exposition chemin des roses à la citadelle d‟Alger;
http://www.founoune.com/articles…….......5
Figure 7 : photo de l‟exposition chemin des roses à la 49ème Bienal de Venecia;
http://www.universes-in-univers..5

54
Appropriation et marquage du lieu
‘’ Djerbahood, le village transfiguré ’’

Moufida Ghodhbane
Maitre assistante à
l‟ISBAN

L‟épuisement de la planète Terre, la mauvaise exploitation des richesses


naturelles, ont amené des groupes d‟artistes a redonner vie aux espaces
abandonnés et aux lieux vacants ; selon des projets artistiques et
esthétiques qui re-structurent et, des fois même, transfigurent les lieux et
les territoires abordés. Des œuvres comme celles de Christo et Jeanne-
Claude, de Walter De Maria, de Daniel Buren, de Richard Long, de Carl
André, de Robert Morris, de Robert Smithson, d‟Oppenheim et d‟Alan
Sonfist, n‟ont pas seulement proposé de nouvelles démarches créatrices,
mais aussi et surtout, une remise en cause du statut de l‟œuvre d‟art et de
l‟artiste qui s‟est montré de plus en plus attentif, aussi bien à la nature
qu‟à l‟espace urbain.
„‟ Djerbahood‟‟ ou le « musée de Street art à ciel ouvert », tel qu‟il est
appelé par les dirigeants du projet (Galerie Itinérance, Mehdi Ben Cheikh,
Les Street artistes actifs…) se propose comme rénovation de certains
endroits délaissés ou transformés par le temps. Sur des bâtis déjà existants,
le dessin et la peinture prennent formes et donnent nouvelles apparences
aux lieux. S‟agit-il donc d‟une quête de l‟authentique, ou d‟un marquage
qui recrée la relation au territoire et aux origines ? Mais s‟agit-il vraiment
d‟un sentiment d‟appartenance qui a guidé tout ce projet d‟itinérance ? Ou
s‟agit-il peut être d‟un groupe d‟artistes qui est à la recherche d‟une
communauté déterritorialisée ?
Cet intérêt pour le voyage et le déplacement s‟expliquerait-il par le
nouveau caractère souple de l‟artiste contemporain qui s‟inscrit dans de
nouvelles modalités d‟être au monde ?
M odalités qui seraient fondées sur le partage, la participation, la sociabilité
et l‟identité plurielle, venant du monde entier.
Il est donc primordial de s‟intéresser aux formes peintes sur ces vieux
murs pour vérifier à quel point, ces derniers étaient en symbiose avec le
contenu des images.
Quel impact l‟image pourrait-elle espérer produire sur le lieu ?

55
1. ‘’Djerbahood ‘’: Recoupements et écarts.
Le village „‟Erriadh‟‟, était choisit comme meilleur territoire pour le
projet „‟Djerbahood‟‟, avec son ancienne architecture, ses étroites ruelles,
ses parcours et ses ruines. Et c‟est à ce village que se trouve l‟une des plus
vieilles synagogues , „‟ la ghriba‟‟, qui a été construite a peu près en 586
av JC, et qui était aussi à l‟origine de ce choix.
„‟ The Hood‟‟ : est une appellation qui est venue d‟une installation de
Rodolphe Cintorino qui l‟à expliqué au groupe d‟artistes participants,
comme « le quartier d’où émerge la création ‘’ underground’’ » en
anglais. L‟organisateur du projet, Mehdi Ben Cheick, écrit dans son livre
Djerbahood : « ce nom m’a tellement plu que je l’ai adopté pour
l’ensemble du projet, ‘’Djerbahood ‘’. (…)’’El Hara’’ ancien nom de ce
même village a en arabe dialectal la même signification. »19 Les sites
choisis sont donc variés : une place centrale composée de trente porte
bleues, les ruelles autour de la place, le marché, the Hood, le hors- piste : le
palais Ben Ayed et l‟ancienne prison.
« Faire de ce projet un laboratoire de créativité contemporaine et
internationale »20 a écrit Mehdi Ben Cheick, mais quels étaient donc, les
soucis de ces artistes participants ? Ont-ils respecté le lien qu‟a le site
avec son milieu historique ? Ou sont-ils à la recherche d‟un nouveau
contexte territorial qui leur permet appropriation et marquage des lieux
abordés ? Djerba s‟ouvre comme « musée à ciel ouvert », dont les murs
seront animés selon différentes factures par cent cinquante artistes (trente
nationalités) : créer dans ce sens, c‟est comme a dit René
21
Passeron : « l’exercice d’une liberté d’esprit » , un exercice d‟accès à la
culture, au patrimoine, au métissage référentiel et surtout « à la conscience
planétaire » encore selon l‟expression de Passeron. La rencontre des lands
artistes à l‟Ile de Djerba, permettrait-elle ou non de re-concevoir l‟habitus
esthétique ? Reste à prouver et à vérifier. Mais la réaffectation d‟un
ensemble de symboles, d‟images et de factures est certaine.
La relation entre l‟image et le lieu est problématique car l‟image
représentée, appartient à un registre connotatif bien déterminé, il n‟est pas
forcement adéquat. On a l‟impression que le lieu n‟accueille pas
réellement ces images, il reste indifférent, il ne trahit pas son authenticité.

19
Mehdi Ben Cheick : « Djerbahood, le musée de Street art à ciel ouvert», Galerie Itinérance, Edition
française originale : Éditions Albin Michel, Paris, Édition Tunisienne : Lalla Hadria, Tunis.2015, p9.
20
Op cit p10.
21
René Passeron, « La naissance D‟Icare », éléments de poétique générale, ae2 cg éditions, 1996, presses
Universitaires de Valenciennes, p 93.

56
L‟œuvre de « Inti » (chili), pose la question indispensable de l‟identité et
de l‟altérité qui émerge de la non coïncidence lieu/image. Une sorte de
dissemblance qui interpelle les regardants (les habitants, les visiteurs, les
artistes, ...). La proximité géographique n‟est plus un facteur déterminant
de l‟œuvre, le lieu n‟est qu‟espace véritable selon la décision de l‟artiste,
pour supporter l‟image peinte. L‟aménagement du territoire est neutre,
passif, il accentue la rupture entre l‟image et son support architectural.
Rupture que Daniel Buren décrit comme « tension-crise » entre l‟œuvre et
le lieu d‟exposition, invitant les artistes a repenser cette relation en écrivant
dans son livre : « Notes sur le travail », « il ne s’agit pas de créer son
propre musée ni architecturalement ni culturellement sous prétexte
d’échapper aux musées, ce qui reviendrait une fois encore à tenter de
s’isoler, s’extraire de la réalité, en fait de faire à une autre échelle et de
nouveau son ‘’ petit tableau .’’ ».22 Cette crise liée à la non coïncidence :
événement / société, image / lieu ou expression / contexte ; provoque la
naissance des écarts entre l‟image et son référent et l‟œuvre et son mi- lieu.
De ce fait, la relation reste suspendue : Image qui renvoie à un temps autre,
différent de celui de son instauration. Un temps dont la conjugaison
plastique de ses instants obéit à d‟autres critères esthétiques.
L‟œuvre de l‟artiste Alexis Diaz (Puerto Rico), ne passe pas inaperçue,
elle a quelque chose de particulier, non pas seulement au niveau de sa
forme, mais aussi et surtout au niveau de son contenu. Cette représentation
d‟une main géante permet de penser à un ensemble d‟images conformes à
des traditions picturales et à un registre précis.

Une main géante avec un œil ouvert, représentée sur un vieux mur d‟un
habitat détruit, où avait poussé une végétation qui suggère au moins une
certaine vie dans ce lieu. La forme globale de la main ressemble à un
arbre, avec sa position verticale et surtout accentuée par des racines
représentées en bas du mur, comme continuité de la végétation qui
tourbillonne autour de la main qui représente l‟axe de la forme. Quant à la
couleur verte, elle est symbole de vie dans ce territoire ocre, délaissé.
Image qui suggère un certain sens allégorique, symbolique et même
iconique : reflétant tout un héritage historique de la représentation selon
des lois et des modes qui distinguent la culture chrétienne. Tenant compte
du cadrage, du modèle, du clair-obscur, suivant le modèle de la
Renaissance ; un choix esthétique qui s‟harmonise avec le signe iconique.
Un recoupement de peinture suggérant l‟allégorique avec un espace réel,

22
Daniel Buren,‟ livre. Daniel Buren, Notes sur le travail : les écrits 1965-2012‟‟.

57
qui interpelle le public, mais qui satisfait ou non l‟attente culturelle, c‟est à
discuter.
L‟image ouvre le lieu sur une dimension patrimoniale : (l‟œil Ŕ la main)
symboles de protection, de vigilance, de pouvoir, image, qui nourrit de
nombreuses significations et interprétations. Cette relation, lieu / image,
accentue la complexité des sens connotatifs suggérés et que seul le
registre historique permet la compréhension de ces éléments.
L‟œuvre implique une dimension sémiotique qui nécessite que le public
soit averti ; une sorte d‟acceptation collective de l‟interprétation liée à la
démarche, ou une sorte de consensus permettant de rendre explicite le
message communiqué. Sauf que le public de cette image n‟est pas tout
averti, il est multiple, composé de plusieurs cultures : juive, chrétienne,
musulmane, occidentale et maghrébine. Alexis Diaz a-t-il pensé à tous ces
éléments complexes, en représentant cette main ? A-t-il cherché a repérer
son espace de peinture par des signes accessibles par tout le monde, ou
était Ŕil préoccupé par la production du sens qui appartenait à sa culture,
marquant par le même geste son lieu approprié ?
Sommes-nous vraiment face à une œuvre à connotation idéologique ? Ou
est-ce juste l‟aspect formel de l‟œuvre qui renvoie à ce référentiel ?
Sommes nous donc devant une représentation d‟un mythe contemporain
qui célèbre la relation : homme / environnement, rendue lisible, dans cette
œuvre à travers la main qui renvoie à la vie humaine et la végétation qui
symbolise la nature et la vie saine. Cette complexité sémantique s‟ouvre
sur d‟autres possibilités interprétatives illimitées, accueillant ses reliefs
symboliques à travers la superposition de lectures.
L‟histoire de l‟image est aussi une histoire du regard ; comme manières de
faire voir ; situation qui nécessite la construction du regard à travers
l‟exercice et le vécu du visible singulièrement, afin d‟atteindre un stade
avancé du regard, où ce dernier devient requalifié et ouvert au partage de
l‟affect comme accord entre les regards, suivant la leçon de Deleuze qui a
écrit dans „‟ qu‟est ce que la philosophie‟‟ dans son dernier chapitre
« percept, affect et concept » : « les accords sont des affects »23, qui
‘ « débordent la force de ceux qui passent par eux »24un débordement
nécessaire à l‟extension des affects, au partage ; nécessaire aux images
visibles et à la culture visuelle.
Le regard est cultivé, aiguisé non seulement, selon le regardant et ce qui
est regardé, mais aussi selon le cadre du regard. ‘’Le regard (…), est à coup
23
Gilles Deleuze et Félix Guattari,‟‟qu‟est ce que la philosophie‟‟ éditions originale 1991 by les éditions
de Minuit, Paris ŔCérès Edition, Tunis, p183.
24
Op cit

58
sur, le produit d’une création culturelle ‘’25, nous a dit René Passeron ;
Que signifie donc, cette main verte ? Quel registre symbolique et plastique
révèle-t-elle ?
Venant de l‟Amérique du Sud, de Puerto Rico, pour représenter des
images à Djerba, à ciel ouvert, Alexis Diaz cherche-t-il a promouvoir ce
lieu oublié, ou plutôt a contextualiser sa peinture ? Cette peinture surréelle
qui vient habiter un mur d‟une architecture détruite, une vieille demeure,
négligeant son histoire et son ancienne fonctionnalité, pour s‟afficher
comme nouveau visage du mur. Cherchant à diffuser sa marque, sa
peinture, Alexis Diaz donne à voir des formes simples mais qui renvoient à
une riche culture, créant d‟un même choix une situation de partage du
sensible : œuvrant dans un sens de mise en scène de ces dessins dans un
environnement singulier, à mémoire précise. Une forme de proximité, à
cette nouvelle culture de partage, devenue possible à travers les nouveaux
moyens de communication et les nouveaux médias.
Et c‟est justement dans ce sens que nous sommes entrain de lire les
œuvres des Street artistes dans le cadre de Djerbahood, comme œuvres
liées aux regards pluriels, aux cultures différentes mais partagées dans un
même lieu.

Les œuvres de Curiot (Mexique), Dome (Allemagne), Ethos (Brésil),


Evoca 1 (République Dominicaine), Faith 47 (Afrique du Sud), Katre
(France), M. City ( pologne), Maatoug (Libye), Monica Canilao (USA),
Nebay (France), Stinkfish ( Colombie), Wissem ( Tunisie) ; sont ancrées
dans leurs références et leur patrimoine pictural. Ces peintures sont venues
d‟un vaste champ référentiel, mais elles ne sont pas forcément
reproduction ni réplique d‟une image déjà vue ; plutôt versions qui
rappellent leurs sources culturelles.
Ces peintures veulent peut-être échapper au-delà de leur cadre référentiel
local pour se donner comme les grandes œuvres universelles qui dépassent
les frontières. L‟extension de ces pratiques artistiques territoriales et
urbaines, dans le monde, concrétise la mise en cause de l‟opposition entre
les arts majeurs et les arts mineurs, pour ouvrir les champs des expressions
artistiques les uns sur les autres, faisant de l‟espace d‟action artistique, un
lieu d‟expérimentation et de vie. Comme l‟a affirmé René Passeron : « la
notion d’œuvre reste essentielle à la compréhension du devenir des

25
René Passeron, „‟ regard critique et regard poïétique‟‟, recherches poïétiques, dossier n ° 7,
printemps1998, p6.

59
sociétés. »26 Un devenir de la mondialisation et de la décentralisation de la
culture. C‟est peut-être dans cette perspective que la galerie Itinérance,
programme l‟évènement „‟ Djerbahood „‟ pour faire de ce lieu de mémoire
« lieux de vie ouverts sur le présent, le vivant et même le festif »27, comme
a écrit Norbert Hillaire, dans « l‟expérience esthétique des lieux ». C‟est
peut-être de la sorte que fonctionnent aujourd‟hui les artistes plasticiens qui
visent un marché mondial à travers des images types comme celles du
tunisien El Seed.

2. L’appropriation du lieu comme moyen d’identification.


Devant l‟œuvre de l‟artiste tunisien EL Seed, graffiteur mélangeant la
calligraphie arabe et le graffiti depuis 2006, on sent ses sources
d‟inspiration. El Seed est un « surnom provient d’un tag qu’il écrit alors
qu’il a seize ans et étudie le cid. »28 Ses maitres sont Nja Mahdaoui et
Hassan Massoudy. Son intervention dans le lieu urbain, le requalifie en le
connotant par son graphisme géant, qui substitue à la valeur patrimoniale
de la calligraphie arabe, une valeur de participation à la pratique
contemporaine des territoires.
El Seed présente son art comme „‟ Calligrafiti ‟‟, « un mélange de l’art
historique de la calligraphie arabe et de l’art moderne de graffitis, mêlant
culture de la rue de Paris et de l’histoire arabe à effet poétique. »29 , C‟est
ainsi qu‟il le présente sur son site personnel.
Cherche t-il donc une certaine appartenance, à travers cette calligraphie qui
lui assure une célébrité internationale, ou au contraire, accentue t-il sa crise
identitaire ? La rupture ou le lien avec la culture arabo Ŕmusulmane, sont-
ils réellement le critère de la singularité de l‟œuvre ? Ou sommes-nous déjà
faces à d‟autres critères qui dépassent la question de l‟authenticité et de
l‟appartenance ?
Ouvrant son art sur un nombre de territoires (Jiddah, Dubaï, New York,
France, Tunisie..), El Seed, conduit un projet de revendication d‟un lieu
pour en faire usage artistique, comme il le précise : « le mur est un prétexte
pour ouvrir la conversation avec le public. »30

26
René Passeron, « La naissance d‟Icare », ae 2 cg Éditions, Presses Universitaires de Valenciennes,
1996, p 93.
27
Norbert Hillaire, « l‟expérience esthétique des lieux », ouverture philosophique, l‟Harmattan, 2008, p
245.
28
https://frwikipedia.org/wiki/El_Seed
29
El Seed-art.com/el-seed/
30
El seed-art.com/sculpture/

60
Cette calligraphie de grande taille peinte sur des murs, implique la remise
en cause de la relation identité / lieu : la diversité des lieux, la mobilité de
l‟artiste renvoie à la question de l‟appropriation. Dans son œuvre „‟les murs
perdus „‟ :‟‟Lost walls‟‟, El Seed s‟identifie à un héritage singulier (la
calligraphie arabe), sans se limiter au territoire.
Pour cet artiste, le marquage d‟un lieu, est une forme de légitimation de
l‟œuvre et de sa présence ; il matérialise son identité par des expressions et
slogans ou même par des versets coranique comme celle réalisée à Gabes
au sud tunisien sur un mur de la grande mosquée Jara. La calligraphie arabe
renvoie à une expression artistique patrimonialisée et à la création d‟une
marque plastique qui révèle les racines identitaires. Tout le résultat
plastique obtenu dans cette calligraphie murale, s‟inscrit dans ce que la
géographe Pernette Grandjean appelle „‟ la projection de soi dans un
lieu’’31. Une projection qui témoigne du processus historique de l‟identité :
mémoire individualisée par l‟artiste et marquée par une vitalité
contemporaine assurée à travers la facture et les sujets choisis :
‫ '' افتح قلبك‬،‘‘ ‫ '' على الطريق إلى دمشق‬،‘‘ ‫ '' اتفق العرب على أن ال يتفقوا‬،‘‘ ‫'' إسمي فلسطيه‬
'' ‫ احترموا الكبار‬،''
Des contenus sémantiques qui stigmatisent l‟artiste et l‟inscrivent dans un
cadre esthétique précis celui de la proximité et de la communication.
Toutes les phrases écrites dans les compositions murales citées reflètent des
situations sociales et politiques actuelles, reflètent aussi l‟intention
esthétique de l‟expérience artistique qui se veut pragmatiste. La conduite
créatrice définit son appartenance culturelle et ses affinités
communautaires ; c‟est une forme de signature artistique qui met en avant
les éléments de l‟ancrage identitaire. Dans ce sens Marie-Christine Poirée
dit dans son livre „‟ l‟empreinte au XXème siècle : « le graphe retrouvant
le mur comme un second épiderme, garde la trace et la mémoire de
l’homme. Comme l’inscription d’une pierre tombale il commémore ceux
que sans cela on pourrait oublier. »32
Dans ce sens, le Street art est l‟expression des artistes qui se sentent
défavorisés, cherchant à marquer leurs territoires, « a renaitre à la vie,
renaitre des ruines de leur passé et rebâtir l’édifice de leurs êtres. »33
La question de la renaissance était fondamentale, non seulement avec El
Seed, mais aussi avec la majorité des participants à « Djerbahood ».

31
Pernette Grandjean , „‟construction identitaire et espace‟‟ ;L‟harmattan, Paris p 13
32
Marie- Christine Poirée, « L‟empreinte au XXème siècle de la Véronique au « Verre ironique »,
Éditions L‟harmattan, Paris, 1997, pp104, 105.
33
Op.cit, p 105.

61
Et si El Seed a gardé la même inscription graphique qui est devenue
presque une marque stéréotypée, c‟est par ce que pour lui, la marque est
indépendante et inchangée quel que soit le lieu qui la reçoit. La
Calligraphie est pour cet artiste, mémoire d‟une identité, et l‟art pour lui,
c‟est donner forme à la mémoire, pour permettre d‟accéder à l‟espace
contemporain. Norbert Hillaire précise qu‟ « avec la question de l’œuvre et
du lieu, c’est donc la question de la mémoire qui surgit, et elle se pose en
particulier à propos du patrimoine et du monument.»34
Une expression qui révèle un certain besoin de retour au patrimoine,
recherche d‟une identification à une culture et à un espace. C‟est en fait un
repère gardé en mémoire et exploité comme la boussole qui détermine la
construction de la relation aux territoires. L‟œuvre de l‟artiste belge Roa
en est l‟exemple ; œuvre qui propose une configuration singulière basée sur
des sujets simples comme : le caméléon, le poulpe, l‟œuf et le crâne… ;
compositions réduites le maximum à une seule forme fabuleuse.

3. Des murs et des images fabuleuses


Ces images d‟animaux fabuleux ont une symbolique et une connotation
dans la culture de l‟artiste et sont présents sur différents murs à Djerba.
Œuvre minimaliste, dont la palette est restreinte à un camaïeu de bleu ou
de noir et blanc. Le contraste frappant entre la forme et le lieu dans lequel
elle est représentée, accentue la dimension fictive de la peinture ; un poulpe
géant couvrant tout un bâtiment ou un caméléon endormi dans un coin
d‟une demeure à moitié détruite, qui semble coincé par deux jarres ou
amphores rappelant un temps lointain de la Méditerranée, où les monstres
étaient héros des histoires. Formes géantes animant les murs des lieux
choisis, dévorant son vide et créant une fiction étrange : des apparitions
dans un monde calme, brun, sec et chaud. L‟angle choisi pour représenter
le caméléon suggère l‟enfermement et la bête semble prisonnière dans un
royaume désertique qui fait peut-être allusion à la mythologie grecque ou
aux bestiaires du Moyen âge. Roa nous a interpellés par le choix du lieu où
a été inscrite sa forme : un pouvoir d‟opérer un lien entre la peinture et son
Topos.
Ce topos : lieu, ruines, traces d‟une vie, d‟un passé perdu, des vestiges
porteurs de souffles muets, habités par des histoires oubliées. Seuls les
murs, les pierres et ce qui reste des coupoles témoignent d‟une civilisation
plurielle, des époques et des cultures, des générations qui étaient passées

34
Norbert Hillaire, « expérience esthétique des lieux », L‟Harmattan, 2008, p 109.

62
par là. « Les artistes, (…) ont pris une autre voie : ils ont fait œuvre pour
nous faire vivre, sentir et penser autrement le paysage urbain ».35
Un lieu urbain comme lieu de circulation, lieux de modes d‟expression
autres et d‟appropriation ; lieux transformés en sites artistiques selon ce
qu‟on appelle aujourd‟hui „‟démocratie culturelle „‟. Des sites réanimés par
des artistes qui s‟inscrivent dans une interaction socio-esthétique,
participants, qui s‟engagent volontairement ayant l‟intention de mêler „‟in
socius „‟ avec „‟ l‟in situ‟‟ dans des espaces patrimoniaux.
L‟idée de cette transfiguration du site provient d‟une idée adoptée par les
Streets artistes qui convient les publics au partage de l‟espace : qu‟ils
ouvrent entre eux et ceux qui veulent participer à sa transformation
momentanée. Une expérience qui implique tous les autres espace-temps, à
travers un travail d‟adaptation plastique, d‟une forme dans un lieu pour
faire interagir ce qui est représenté et l‟espace de représentation : créant
une symbiose bizarre entre le site détruit et la grande forme bleue qui
s‟impose et anime le lieu, rappelant un „’temps fabuleux’’ comme disait
Mircea Eliade, temps des „‟commencements„‟, à travers ce poulpe géant qui
s‟installe dans ce monde de ruines, suggérant la vie et la renaissance. Un
animal marin, objet d‟un culte peut être, selon la croyance grecque, choisi
par l‟artiste belge Roa comme l‟une de ses principales formes dans ce
projet ; animal qui révèle un ailleurs perdu, ramène à l‟histoire de cette île
„‟Djerba‟‟, à son passé, à son appartenance à la méditerranée.
Sur cette terre mythique, Roa, peint ses animaux géants, imposant leur
présence sur des architectures regardant les passagers et se baignant dans
les rayons jaunes du soleil du sud. Cette forme d‟expression invite à
l‟interrogation sur la relation entre l‟œuvre et son espace ; ce mi- lieu qui
évoque des références locales et d‟autres appartenant aux autres
cultures. „’Pour qu’une croisée des regards, permette de constituer la
subjectivité dans le monde „‟36, comme a écrit Marie Ŕ José Mondzain.
Étant séparés et unis, les artistes participant au projet „‟Djerbahood‟‟, ont
vécu le lieu universellement, puisqu‟ils ont rendu des récits et des formes
qui ne coïncident pas forcément avec le patrimoine local. Il est
remarquable que les représentations sont l‟écho d‟une culture planétaire,
devenue mondialisée : expression libre, graffiti, Street art…, d‟ailleurs en
vogue dans le monde entier, envahit toutes les villes et ayant public partout
et nombre de participant toujours en augmentation. Ces évènements
artistiques à caractère participatif impliquent la singularité des lieux
(anciennes villes, ruines, maisons traditionnelles, sites archéologiques,
35
François Soulages, « La ville et les arts à partir de Philippe Cardinali », l‟Harmattan, 2011, p 195.
36
Marie- José Mondzain, « Esthétiques et sociétés », Editions L‟Harmattan, Paris, 2009, p 81.

63
quartiers populaires (…) sans contraintes d‟harmonie universelle, bien au
contraire, les critères esthétiques varient selon les artistes, qui se sont fixés
des styles indifférents aux lieux et aux territoires choisis. Le choix de
l‟artiste Roa, de représenter des animaux, n‟est pas déterminé en fonction
du site puisqu‟il a opté pour le même sujet dans toutes les villes visitées :
Panamá City, Albany (NY)- Living Walls 2011, Nässjö-Suède, San Juan -
Puerto Rico, Mexico...
Une peinture qui devient marque d‟un artiste, tout comme la calligraphie
d‟El Seed, l‟animal de Roa peuple l‟architecture qu‟il occupe : ruine ou
neuve, classique ou moderne, palais ou prison ; il est devenu signature
déterminant l‟identité plastique de l‟artiste.
4. Le marquage du lieu : L’expérience déterritorialisée
De manière symptomatique, les Street artistes interviennent de la même
manière dans leurs pays que dans d‟autres, aussi bien dans un lieu rural que
dans un lieu urbain, ils veulent créer des recoupements culturels et
civilisationels, en marquant les lieux par leurs traces qui témoignent de
leurs passages et qui représentent surtout une forme d‟unification des
territoires. L‟artiste espagnol David De La Mano, a représenté ses mêmes
silhouettes noires à Djerba, à Paris, à Londres, à Israël et dans plusieurs
villes et villages.
L‟œuvre représente des formes stylisées sombres, d‟un aspect minimaliste
et expressif. Œuvre qui se donne comme foule noire, personnage seul, un
couple ou un groupe ayant presque la même allure, l‟anonymat est suggéré
par la couleur noire qui accentue la dimension surréelle des formes. Mais
face à cette peinture, le public de Djerba n‟a pas senti la même chose que
le public français ou espagnol, ils n‟ont pas les mêmes références et donc
ne peuvent pas consommer de la même manière et avoir la même
sensibilité à cette foule noire, qui vient de partout, rappelant des mises en
scène du jugement dernier selon la tradition chrétienne, devant cette œuvre
un public averti, trouve vite ses repères sémantiques et plastiques, mais un
public non averti ne peut consommer les œuvres que comme éléments
décoratifs, chose qu‟on a vite détectée en regardant la vidéo présentée par
(Hamideddine Bouali www. Djerbahood.com) et (www.lamula.fr), qui
montre l‟attitude du public djerbien, à travers ses commentaires et ses
interprétations de l‟évènement « Djerbahood‟‟ et des œuvres en particulier
qui, sont selon les intervenants dans la vidéo : „‟ images qui embellissent le
quartier ».
Le discours véhiculé et la position des citoyens renvoient à la relation
avec un touriste parce que le statut de l‟artiste n‟a pas changé chez la
majorité des habitants des lieux, de leur attitude folklorique ; Même les

64
déclarations des artistes n‟étaient pas directes et franches, ils avaient un
discours flatteur pour ne pas choquer les habitants et les présents en
général. Cette attitude n‟a pas trop valorisé les œuvres et n‟étaient surtout
pas au service des artistes eux mêmes. Discours flottant, qui déroutait les
critiques et les spécialistes amenant la situation de la rencontre, œuvre/ lieu
et public/artiste, à un niveau économique et touristique standardisé. Même
si dans toute cette situation floue, certains artistes ont su transformer le lieu
de communication en un lieu de création et de partage du sensible,
évoquant une dimension esthétique singulière ; le Street art et l’in situ,
restent dans certaines sociétés, dépendants de validation par le biais d‟un
texte écrit ou d‟un discours explicatif, chose qui n‟est pas forcément
nécessaire dans le monde occidental où le land art et le Street art ont vu le
jour. Dans ce sens Daniel Buren a dit : « il ne s’agit pas d’ornementer
(enlaidir ou embellir) le lieu (l’architecture) dans lequel le travail s’inscrit,
mais d’indiquer aussi précisément que possible l’appartenance du travail
au lieu et inversement, aussitôt que celui-ci s’y ‘’affiche’’. »37 Cette vision
artistique de l‟in situ, qui consiste à mettre en place des dispositifs et des
matériaux qui s‟intègrent dans des environnements précis, choisis par
l‟artiste ; implique une nouvelle dimension esthétique de l‟urbain, de
l‟éphémère et du partage.
Le territoire est donc le principal élément, non seulement de la
construction d‟une œuvre, mais aussi de la construction d‟une identité
plastique, qui semble être basée sur le concept de la réduction des moyens
au profit de l‟attitude et de la mise en œuvre du lieu. Des expériences qui
suscitent une relation nouvelle avec la nature, faisant grande impression
chez le public ; mais démontre surtout, que l‟activité artistique ne se
résume pas à la production d‟œuvres d‟art, mais implique la singularité de
l‟acte créateur, de la signification et de l‟exploitation de l‟environnement
naturel ou urbain dans le cadre général de l‟art contemporain. C‟est d‟être
aussi dans son propre rituel artistique, vivre le lieu et vivre la performance
de l‟animation de ce dernier, comme a fait l‟artiste Pantonio Tinho, qui a
voulu ré-identifier son lieu par une représentation de figures sur plusieurs
murs, composant un labyrinthe, avec l‟image discontinue d‟un lapin qui
court d‟un mur à l‟autre accentuant la multiplication des angles de vue et
l‟aspect fictif de la composition. Quant à la jeune fille, elle est stable, elle
regardait le petit animal se déplacer, tout comme Alice au pays de
merveilles, elle est éblouie par ce monde bizarre. En fait, les formes
ponctuent le lieu, brisent la linéarité du temps et se mettent en situation
dans l‟espace, selon l‟organisation de la scène suggérée. Quant à B-Toy, il

37
Daniel Buren, „‟livre. Daniel Buren ; notes sur le travail‟‟, les écrits 1965 -2012

65
marque son lieu par des visages anonymes qui le ponctuent, l‟éclairent et
l‟habitent.
Les œuvres de B-Toy nous rappellent les images paléochrétiennes peintes
dans les catacombes là où les peintres composaient avec les murs et
l‟architecture. Par une palette spécifique, des ocres jaunes et des ocres
rouges qui se détachaient bien du mur détruit, comme renaissant de ruine,
B-Toy crée sa peinture, l‟impose, défiant le cadre urbain et créant son écart
esthétique.
Une image à la recherche d‟un lieu qui l‟abrite, que B-Toy installe ici,
dans cet habitat détruit, pour lui redonner vie, à travers la vivacité de ce
visage épanoui comme celui d‟une vierge d‟un Raphaël ou d‟un Caravage.
Le lieu semble accueillant de l‟image malgré son statut d‟intruse, il
l‟encadre bien, lui sert comme champ de renaissance qui s‟ouvre aux
différentes figures afin d‟en créer un nouveau monde qui tolère les
contrastes et les écarts sémantiques et esthétiques.
Dans cette même logique s‟inscrivent l‟œuvre de l‟artiste libanais Yazan
Halwani et de l‟artiste Kenyan WiseTwo qui obéissent tous deux à leurs
registres sémantiques : l‟image du poète palestinien Mahmoud Darwich
comme figure emblématique dans le monde arabe, image tellement
sémiotisée que sa présence devient message et sens connotatif de la
révolution et la résistance. Cet agencement lieu / image, est révélateur de
dimension subversive : „‟Elhara‟‟ un lieu habité par des juifs tunisiens qui
se trouve habité par l‟image du grand poète palestinien Mahmoud Darwich,
ouvre les champs de l‟interprétation et des écarts . L‟image de Yazan
Halwani crée un compromis entre le réel et le fictif, un message sans bruit à
travers cette référence singulière, invitant le monde entier à partager cette
rencontre géographique dans un lieu autre, un „‟ailleurs‟‟ qui transforme le
réel et l‟inscrit dans un nouveau cadre. Quant au portrait géométrique de
WiseTwo qui s‟inscrit dans la facture africaine par excellence avec ses
formes géométriques, ses couleurs contrastées, ses proportions décalées et
son aspect irréel, c‟est un visage qui ressemble plus à un masque ou à une
sculpture. En fait les deux artistes sont restés fidèles à leurs références,
choix qui n‟a pas été fait par le portugais ADD Fuel, qui a opté pour un
travail qui restitue le caractère identitaire du lieu : à travers des formes
géométriques bleues rappelant l‟arabesque et les ornementations arabo-
musulmanes. C‟est probablement une manière de composer avec la
mémoire du lieu, qui survécut même à travers des signes et des bâtiments
fragmentaires ; une sorte de résistance à l‟oubli que les artistes récupèrent
comme énergie interne à leurs œuvres. ADD Fuel a donc restitué ce
caractère identitaire tardif de Djerba : style, couleur, forme et architecture.

66
Le bleu de la composition révèle bien le bleu de la porte et l‟éclat des
murs blancs ; un retour au standard esthétique attribué à la Tunisie surtout
(Sidi Bou Saïd), une forme de légitimité recherchée par certains artistes à
travers le respect de la facture et du style local. L‟expérience du lieu
implique surtout l‟expérience de la réception, comme vécu sensoriel de
l‟œuvre en tant que condition et forme.
La réception se joue en fonction du territoire et de son histoire comme
élément problématisant du faire artistique et déterminant de la situation de
réception. Dans ce sens, le travail artistique environnemental se situe dans
des contextes d‟adaptation aux lieux choisis, selon des stratégies de faire et
de communication indéterminées d‟avance, mais qui prennent forme au fur
et à mesure de l‟évolution de leur processus d‟instauration.
Par exemple certaines œuvres qui sont réalisées à Djerbahood, comme
celles de Kan et Logan Hicks, ont été adaptées à l‟esthétique locale à
travers le choix du contenu plastique : points colorés agencés dans un
ordre régulier, rappelant les compositions des arabesques avec des couleurs
vives et un aspect décoratif. C‟est une forme de requalification d‟un
contenu et d‟une forme locale dans son territoire : comme pour mettre
l‟accent sur l‟ancrage identitaire de l‟élément plastique. Mais s‟agit-il,
dans ce cadre artistique et esthétique, de respecter les éléments
symboliques attachés aux lieux ? Ou au contraire, de proposer de
nouveaux moyens d‟expression qui transformeront les lieux par leur
imaginaire ?
Certaines œuvres du projet Djerbahood proposent des réponses à cet
enjeu, en combinant deux contenus : un figuratif et un abstrait, (l‟œuvre de
Brusk), comme adaptation entre la calligraphie et la représentation. Une
forme d‟entre deux, qui n‟a pas de caractère clair, mais qui se veut dans
l‟un et dans l‟autre, comme un hommage rendu à la calligraphie arabe et à
l‟architecture traditionnelle.
Dans cette visée plastique, l‟artiste marocain Abdellatif Moustad, réalise
son œuvre qui se veut formes en harmonie avec le cadre spatial à travers les
losanges alignés sur la façade de l‟habitat et la calligraphie, ornant en
graphismes, ces formes régulières. Il met sa composition géométrique à
l‟épreuve du site patrimonial, il s‟inscrit dans un autre temps, celui de son
imaginaire. Un temps mémorial de l‟ancien rapport entre peinture et
architecture et entre calligraphie et architecture ; héritage mis en forme
comme dialogue avec la tradition.

67
C‟est comme si la situation de la création est inscrite dans la récupération,
le retour aux racines pour pouvoir s‟en détacher, s‟écarter et se recréer dans
ce lieu- même.
Les œuvres qui ont été créées dans les sites d‟Erriadh sont surtout ponts
de rencontres et versions d‟échange artistique et espaces d‟interactivité ;
mais certaines œuvres n‟ont pas pu atteindre ce statut, elles sont restées
nostalgiques aux traditions et aux formes déjà connotées. C‟est pourquoi
leurs moyens d‟expressions ont été vus comme ajoutés au lieu et non pas
comme ouverture et extension du patrimoine.
C‟est à partir de ce même patrimoine que l‟approche de la délocalisation
du lieu a vu son développement et sa pluralité dans les différentes
problématiques de l‟art contemporain qui interroge la ville, les territoires et
les sites à mémoire.
Bibliographie
Daniel Buren,‟ livre. Daniel Buren, Notes sur le travail : les écrits 1965-2012.
François Soulages, „‟la ville et les arts à partir de Philippe Cardinali, l‟Harmattan, 2011.
Gilles Deleuze et Félix Guattari,‟‟qu‟est ce que la philosophie‟‟ éditions originale 1991
by les éditions de Minuit, Paris ŔCérès Edition, Tunis.
Marie- Christine Poirée, « L‟empreinte au XXème siècle de la Véronique au « Verre
ironique », Éditions L‟harmattan, Paris, 1997.
Marie- José Mondzain,‟‟ esthétiques et sociétés‟‟, éditions L‟Harmattan, Paris, 2009.
Martine Joly, „‟L‟image et les signes‟‟, Approche sémiotique de l‟image fixe. Éditions
Nathan 1994.
Mehdi Ben Cheick : « Djerbahood, le musée de Street art à ciel ouvert», Galerie
Itinérance, Edition française originale : Éditions Albin Michel, Paris, Édition
Tunisienne : Lalla Hadria, Tunis.2015.
Norbert Hillaire, „‟ l‟expérience esthétique des lieux „‟, ouverture philosophique,
l‟Harmattan, 2008.
Pernette Grandjean, „‟construction identitaire et espace‟‟ ; L‟harmattan, Paris p 13.
René Passeron, « la naissance D‟Icare », éléments de poétique générale, ae2 cg éditions,
presses Universitaires de valenciennes, 1996.
René Passeron, „‟ regard critique et regard poïétique‟‟, recherches poïétiques, dossier n °
7, printemps1998.
René Passeron, la naissance d‟Icare, ae 2 cg Éditions, Presses Universitaires de
Valenciennes, 1996.

68
https://frwikipedia.org/wiki/El_Seed
www.El Seed-art.com/el-seed/
www. El seed-art.com/sculpture/
www.djerbahood.com.

69
Buren ou les rayures révélatrices
Zouhè Chaibi Bouden

Assistante à l‟UIK

Le vingtième siècle a vu naître des manifestations relevant de


l‟architecture et des arts visuels impliquant aussi bien l‟espace matériel que
l‟identité spatiale.

Le rapport de la création au lieu pourrait clairement se lire dans les œuvres


de Daniel Buren qui sont réalisées in situ, c'est-à-dire en fonction de leurs
lieux d'accueil. Buren a su renouveler son travail ; progressivement devenu
décoratif, spectaculaire voire architectural. Le lieu n‟est plus le support de
la pratique et de l‟exposition mais il devient l‟enjeu principal de la création.

Contredisant la présence d‟une œuvre toute puissante, le travail de Buren


n‟est donc pas autonome, il est totalement dépendant du contexte dans
lequel il est présenté. C‟est un travail in situ qui n‟existe qu‟en fonction de
l‟endroit, toujours chargé de sens, qui l‟accueille.

Les productions plastiques s‟articulent dans et à travers la matérialité des


espaces d‟expression dans le travail de Buren qui est entièrement fabriqué
par ce lieu. Le musée ou le lieu d‟exposition qui peut être la rue, un lac, un
paysage montagneux, devient à son tour médium artistique et atelier que
l‟artiste met en scène selon l‟orchestration bien réglée de son motif rayé.

Buren utilise les bandes alternées non pas comme support à l‟invention
d‟une toile abstraite, mais comme un "outil visuel", c'est-à-dire comme un
motif capable de révéler le lieu dans lequel l‟œuvre s‟inscrit ; en rapport
avec…, en conflit avec…, en harmonie avec…, perturbées par…, définies
par…, construites sur…, définissant un message…

Héritières de la pensée moderniste, les premières œuvres de Daniel Buren


se caractérisent par une certaine rigueur théorique. Quand il décide en 1965
de limiter sa peinture à des rayures verticales dont la largeur sera toujours
de 8,7 centimètres, son objectif est de réduire la peinture à un fait purement
objectif. Buren évoque lui-même l‟idée de faire une peinture au "degré
zéro". « Le problème central, dit-il, c‟est que ce qui est "donné à voir" ne
soit pas une illusion et c‟est peut-être là le centre de la chose, c'est-à-dire
que la toile, la couleur ou la forme sont ce qu‟elles sont et rien de plus et
rien de moins »

70
Les outils de travail de Daniel Buren

Travail in situ

La notion de travail in situ, telle que Daniel Buren l‟emploie pour définir
son activité artistique dès 1965, signifie que l‟œuvre naît de l‟espace dans
lequel elle s‟inscrit ; elle ne saurait être envisagée sans considération de son
lieu de présentation, dans et pour lequel elle est conçue. L‟artiste mène des
expériences picturales ; il constate rapidement que « l‟environnement de la
peinture [...] semble toujours plus important et plus riche que la peinture
elle-même.» Or ce caractère déterminant du contexte est bien souvent
oublié, ignoré ou accepté sans discussion, au nom de la « soi-disant
autonomie de l‟œuvre d‟art » (une œuvre aurait un contenu intrinsèque qui
agirait de la même manière en toutes circonstances). Une idée contre
laquelle lutte Daniel Buren, affirmant que le lieu agit sur l‟œuvre, de façon
extrêmement forte et toujours non-dite, que le musée notamment soumet
les œuvres à ses contraintes et à ses implications sous-jacentes, presque
toujours en contradiction profonde avec les œuvres exposées.

À travers la notion de travail in situ, il tente d‟inverser cette relation, afin


que ce soit l‟œuvre qui transforme le lieu ou, du moins, le révèle tel qu‟il
est, dévoile ses spécificités et donc le poids qu‟elle a sur elle. Pour cela,
elle doit répondre à un principe simple : sa conception, sa fabrication, son
exposition doivent être déduites du lieu et réalisées sur place ; une méthode
qui implique la perte de l‟atelier et l‟abandon des formats habituels tels que
les toiles transportables d‟une cimaise à une autre, les photos, les films, ou
encore des objets en trois dimensions. Buren va ainsi de lieu en lieu sans
connaître au préalable ce qu‟il va réaliser, sa biographie officielle se
limitant à la phrase « vit et travaille in situ » : l‟essentiel est à faire, à voir,
à expérimenter, dans le lieu même. À chaque fois les dispositifs sont
uniques et détruits à la fin de l‟exposition, puisqu‟ils ne peuvent être
installés ailleurs . Cela exclut bien entendu les commandes pérennes.

Chaque œuvre de Daniel Buren est donc indissociable de son site, qu‟elle
soit en osmose avec lui ou érigée contre lui.

Travailler in situ, c‟est questionner la liberté supposée de l‟artiste et,


surtout, dévoiler les spécificités insoupçonnées mais signifiantes des lieux,
offrir une nouvelle vision du lieu et de l'œuvre qui s'y montre ainsi «
élargie».

71
Travail situé

Le travail in situ, intimement lié au lieu dans lequel, pour lequel et en


fonction duquel il est conçu, est par définition non déplaçable. Mais il
existe une deuxième série d‟œuvres, qui peuvent circuler suivant des règles
à chaque fois définies : ce sont celles que Daniel Buren nomme les travaux
situés.

Plus précisément encore, c‟est en 1975, en raison d‟une contrainte, que la


notion de «travail situé » s'est développée : le musée de Mönchengladbach,
en Allemagne, où Daniel Buren venait d'exposer, devait déménager et
transporter son œuvre dans un nouveau bâtiment, la question alors s‟est
posée : comment déplacer les œuvres ?

Ce ne sont pas pour autant des œuvres qui peuvent s‟accrocher « n‟importe
où », insiste Buren, et on retrouve là sa lutte contre la « soi-disant
autonomie de l‟œuvre d‟art » ; il y a bien une règle du jeu à suivre et un
type d‟espace à adopter, ce sont des travaux mobiles dont on peut voir
différentes combinaisons, différentes versions.

La métaphore du théâtre semble le mieux correspondre au principe des


travaux situés : à chaque installation, c‟est une pièce de théâtre que l‟on
rejoue ; le texte n‟a pas bougé, mais la mise en scène, le décor, n‟ont rien à
voir avec la première représentation et ainsi notre appréhension, tout
comme l‟apparence de la scène, change.

L‟outil visuel

Les bandes verticales alternées, blanches et colorées, de 8,7 cm de large,


peuvent apparaître comme étant la signature du travail de Daniel Buren.
Plutôt qu‟une signature, elles sont un signe, le seul élément immuable des
œuvres de l‟artiste.

En 1965, Daniel Buren remarque ces rayures régulières sur un tissu au


célèbre marché Saint-Pierre, à Paris. Elles lui semblent d‟abord
intéressantes comme fond révélateur pour la peinture : « Ce dessin a deux
avantages : d‟abord se montrer et ne pas être confondu avec un fond neutre
; et aussi pouvoir servir de guide à ce qui va s‟inscrire sur la toile. » Le
motif des bandes alternées apparaît alors comme un formidable instrument
révélateur à déployer dans l‟espace, ce qu‟il appellera son outil visuel.

72
Cet outil, disposé judicieusement dans un lieu donné, peut attirer
l‟attention et en même temps s‟intégrer au site : c‟est cet équilibre qui a
permis à Daniel Buren de le conserver, son efficacité ne s‟étant jamais
démentie. À la manière de ponctuations, les bandes verticales révèlent les
spécificités, les dimensions d‟un lieu (elles fonctionnent comme un
instrument de mesure), elles incitent aussi le spectateur à porter un regard
nouveau sur un endroit familier, elles sont un appel, un signe, le seul
élément invariant d‟un vocabulaire qui s‟est renouvelé de lieu en lieu, au fil
des ans.

Cependant, c‟est aussi un leurre que l‟artiste tend : il ne faudrait pas


considérer l‟outil visuel comme un motif en soi, répété à l‟envi. L‟œuvre
n‟est pas là, mais bien dans ce que ce signe montre et révèle au spectateur
attentif. C‟est un motif lisible selon son contexte.

La couleur

Daniel Buren se démarque par un usage de couleurs franches, jugées


décoratives, adjectif qu‟il assume parfaitement car « d‟une certaine façon,
l‟art n‟a jamais cessé de se préoccuper du décoratif » pourtant au moment
où il arrive sur la scène internationale, son usage est pourtant curieusement
proscrit. Les avant-gardes de l‟art minimal et de l‟art conceptuel,
essentiellement, se contentant du blanc et du noir, voire de gris et d‟ocres,
teintes neutres, ou bien encore de la couleur brute des matériaux utilisés,
prétendus gages de sérieux ; chez Buren, la couleur offre des qualités
irréductibles : elle rayonne, diffuse, prend un certain volume, elle peut être
appliquée à l‟outil mais aussi à d‟autres éléments du dispositif : murs,
parois,... Le spectateur se retrouve alors « pris » dans la couleur, qui a
conquis l‟espace tridimensionnel. Le choix et l‟agencement des nuances
dans une œuvre relèvent du hasard, à de rares exceptions près souvent pour
des raisons de lecture. Ainsi, le goût personnel de l‟artiste n‟entre pas en
jeu dans la composition. Ordre alphabétique, ordre des couleurs de l‟arc-
en-ciel, tirage au sort : ce n‟est pas dans leur agencement que les couleurs
agissent, mais au sein d‟un dispositif et avec leurs caractéristiques propres.
« J‟utilise la couleur en ayant conscience qu‟il s‟agit d‟un élément
fondamental des arts visuels. C‟est l‟un des rares éléments que les artistes
peuvent aborder et toucher et qui est d‟une certaine façon de la pensée
pure. C‟est impossible de la transcrire ni en musique, ni en parole, ni en
philosophie, en rien ! C‟est brut ! ». Les couleurs sont probablement l‟une
des choses les plus intrigantes et importantes de l‟art visuel, un élément clé
de la philosophie de Daniel Buren.

73
La lumière

Tout aussi insaisissable et indescriptible que la couleur, la lumière joue


avec certains matériaux, réfléchissants, translucides ou transparents, ainsi
qu'avec les formes et les ombres, avec les couleurs justement, transformant
l‟œuvre et son environnement à chaque instant. Ceci s‟inscrit dans la
logique du travail in situ, puisque l‟appréciation d‟un lieu peut totalement
changer en fonction de sa lumière, ou de son éclairage.

« Les Deux Plateaux », dans la cour d‟honneur du Palais-Royal à Paris,


offrent un spectacle tout autre au crépuscule, lorsque l‟éclairage se met en
marche. Ce sont deux lectures possibles de l‟œuvre : diurne et nocturne.
Ceci montre encore la puissance et l‟influence de la lumière sur notre
perception. La lumière est l‟un des éléments fondamentaux avec lesquels
jouent les interventions de Daniel Buren. La lumière traverse, change, se
colore, elle est brutale ou tamisée, naturelle ou artificielle : dans tous les
cas elle agit indéniablement et considérablement sur notre vision, au fil des
heures et des saisons .

Le reflet

Le reflet est l‟un des éléments auxquels Daniel Buren a pu avoir recours
dans ses dispositifs, au travers de miroirs, de matériaux réfléchissants ou de
jeux d‟eau. Sa première des propriétés est l‟inéluctable inclusion de
l‟espace autour de l‟œuvre appuyant la position de l‟artiste sur
l‟interrelation fondamentale entre l‟objet et son contexte. En outre, un reflet
n‟est jamais fixe, il est toujours dépendant de la position du regardeur : on
retrouve là une autre idée défendue par Daniel Buren : aucun point de vue
unique ne saurait être privilégié. Le miroir « contextualise » donc l‟objet en
fonction de la mobilité du spectateur : il y a une infinité de points de vue
possibles, et ceux-ci sont toujours fragmentaires. Dans certains cas enfin,
l‟usage du reflet offre un « effet spécial»: l‟impression d‟infini lorsque
deux miroirs sont placés face à face, la multiplication du reflet dans les
angles, l‟annulation des frontières, ou encore la vision périscopique, qui
offre un spectacle inédit et surprenant.

Au-delà de ces effets, Daniel Buren confie au miroir un vrai rôle, celui
d‟un « troisième œil », qui permet de voir en même temps ce qu‟on a
devant les yeux et derrière la tête. Ainsi le miroir « n‟a pas forcément
l‟ambition de réfléchir quoi que ce soit, mais a plutôt l‟intention de montrer
des choses bien particulières, que seuls des miroirs peuvent montrer. De
plus, il transforme l‟espace et permet de voir « plus et différemment. »

74
Ainsi, refléter, c‟est donner une façon de voir, dynamique, c‟est aussi
renvoyer l‟œuvre à autre chose, à l‟extérieur, à son regardeur.

Points de vue

Comment regarde-t-on une œuvre ? Comment une œuvre engage-t-elle


notre regard ? Comment un lieu regarde-t-il un autre lieu ? Qu‟y a-t-il à
voir à travers une fenêtre ? Les questions de points de vue sont multiples et
fondamentales dans l‟histoire de l‟art.

Au point de vue unique, généralement employé par les artistes, Daniel


Buren propose d'en substituer une multiplicité, laissant au spectateur la
liberté de choisir sa propre perspective et d'en changer à sa guise. C‟est
pourquoi, la meilleure approche de son art est la déambulation, chaque pas
offrant une nouvelle vision de l‟œuvre et du lieu avec lequel elle fait corps.
Daniel Buren oppose ainsi au point de vue « monoculaire, univoque et
dictatorial » des tableaux de la Renaissance, par exemple, une «perspective
réelle », mise en jeu à chaque instant par un spectateur actif. « Il y a non
plus un ou deux points de vue fixés d‟avance, mais une multitude, sans
hiérarchie et sans commandement, qui se répondent, interfèrent, s‟induisent
les uns les autres, s‟enrichissent, se contredisent. Chaque point de vue a un
sens propre qui ne réduit pas les autres à néant. »

Le visiteur orchestre sa propre perception de l‟œuvre et du site. Son


expérience est unique, progressive et active à la différence de celle offerte
par la grande majorité des tableaux exposés dans les musées, face auxquels
on demande au visiteur d‟adopter un seul point de vue, frontal, sous peine
de ne rien voir du tout.

Il y a d‟ailleurs souvent un travail virtuel à faire en synthétisant plusieurs


points de vue: un plan à imaginer, des lignes à relier visuellement et
mentalement. En contrepartie de cette liberté, la vision que l‟on a de
l‟œuvre est toujours fragmentaire, ce qui intéresse aussi Daniel Buren.

Jamais on ne peut en avoir une appréhension globale, si ce n‟est par la


déambulation ; enchaînement dynamique de points de vue personnels sur
l‟œuvre, mais aussi sur l‟extérieur, le contexte.

Révéler

La « révélation » est l‟un des enjeux de l‟art de Daniel Buren. Il ne s‟agit


pas d‟une révélation au sens mystique, ni prophétique, ni d‟une prétention à

75
la vérité absolue, mais d‟une révélation critique et sensée. Une révélation
en quelque sorte similaire à celle que procurent les instruments optiques :
on voit d‟une autre manière, on perçoit ce que l‟on ne percevait pas
forcément, on nous dévoile l‟invisible. L‟art de Daniel Buren pourrait être
considéré dans son ensemble comme un « outil pour voir », un outil à la
disposition du spectateur.

Dès les premiers affichages sauvages dans la rue, à la fin des années 1960,
il s‟agit de révéler les règles implicites et/ou inconscientes qui régissent le
domaine de la vision, les conditions de visibilité de l‟art et les faux
présupposés sur l‟artiste, ce que Daniel Buren développera continuellement
ensuite, lorsque des institutions l‟inviteront.

Lorsqu‟il agit sur un environnement ou un site particulier, ce sont les


éléments insoupçonnés ou oubliés qui surgissent grâce à son intervention :
le sous-sol du Palais-Royal et la convexité de sa cour d‟honneur avec « Les
Deux Plateaux », par exemple. C‟est un apprentissage de la vision et un
élargissement du champ visuel que propose Daniel Buren avec chacune de
ses interventions.

L‟artiste est un révélateur et ses moyens sont, à chaque fois, réinventés en


fonction du lieu ; ils prennent généralement la forme d‟un dispositif dont le
seul élément fixe est l‟outil visuel, ces bandes alternées de 8,7 cm de large,
instruments de mesure, de rythme et de « révélation », signe devenu
signature, en tout cas indice d‟une enquête à mener.

Mouvement

Pour Daniel Buren, le spectateur doit être actif et explorer une œuvre sous
différents points de vue ; l‟œuvre elle-même doit prendre en compte cette
dimension : certains de ses éléments ne s‟apprécient qu‟avec le
mouvement, et elle peut elle-même être mobile

On y retrouve l‟idée de la déambulation, de l‟inéluctable relation entre un


objet et son contexte, et de l‟instabilité, de la multiplicité des points de vue
et des perspectives. Cette

fois, c‟est l‟œuvre elle-même qui prend en charge ce mouvement et


l‟impose au spectateur.

Daniel Buren a ainsi orchestré plusieurs œuvres performatives ou


évolutives. Ici, les couleurs se dévoilent, là, elles changent au fil du temps

76
et du mouvement. Ces démarches nous rappellent combien son œuvre est à
rapprocher des modalités du théâtre ou même du cirque.

L‟œuvre d‟art ne tient plus figée dans son cadre, accrochée au mur du
musée, elle passe par la fenêtre et vagabonde. Le mouvement devient son
moteur : le vent gonfle les drapeaux, les bannières, comme les voiles de
bateau, les bus et les trains emmènent l‟art sur leurs chemins, les escalators
deviennent cascades, les couleurs et les formes fuient et s‟adaptent sans
cesse, rien n‟est établi. Au regard et au corps de se mettre en mouvement, à
leur tour.

Le son

La sonorité est une question qui a beaucoup hanté les arts visuels du XXe
siècle ; bien que les dispositifs d‟enregistrement, de diffusion et de création
sonore soient en plein essor, ces outils restent encore inexplorés par de
nombreux artistes.

L‟artiste ne se contente plus de peindre, il parle directement au spectateur


et cela est intégré dans l‟œuvre. Ce ne sera pas la seule fois que l‟on
entendra la voix de Daniel Buren, qui décrira des actes ou lira des textes,
comme dans certaines de ses vidéos et performances. Mais l‟usage du son,
ce n‟est pas seulement l‟adresse vocale. Parfois c‟est de la musique qui est
en jeu, qu‟il s‟agisse de collaborations avec des groupes ou de sélections de
musiques existantes. Et de manière régulière, le son intervient dans les
travaux de Daniel Buren comme élément de mesure en effet la sonorité
d‟un espace donne des indices de son volume, ou encore comme élément
de révélation en attirant la vue vers d‟autres éléments : c‟est le cas du bruit
de l‟eau qui s‟écoule sous « Les Deux Plateaux » et qui dévoile le sous-sol.

Le son, instrument pour révéler l‟invisible, permet surtout d‟ajouter une


dimension à l‟œuvre d‟art. Ce qui est entendu complète ce qui est vu, l‟un
ne pouvant se réduire à l‟autre. Sons de voix enregistrés, musique, son des
éléments et des matériaux : il faut ajouter une quatrième présence sonore,
en perpétuelle évolution, dans le travail de Daniel Buren : celle des lieux
d‟intervention, dont l‟ambiance, est de fait intégrée à un travail in situ.

Finalement, Daniel Buren, est l‟un des créateurs français les plus reconnus
et honorés dans le monde. Il a réalisé près de deux mille expositions dans le
monde entier. Originaire de Boulogne-Billancourt, il déclare vivre et
travailler in situ, mettant l‟accent sur l‟importance fondamentale des sites
dans lesquels et pour lesquels il crée: l‟essentiel est à faire, à voir, à

77
expérimenter, dans le lieu même. À chaque fois les dispositifs sont uniques
et détruits à la fin de l‟exposition puisqu‟ils ne peuvent être installés
ailleurs. Chaque œuvre de Daniel Buren est donc indissociable de son site.
La force évidente de l‟œuvre de Daniel Buren serait-elle l‟offre sans
relâche, d‟un terrain fécond, mettant en place la démocratisation de l‟accès
à l‟art contemporain ?

BIBLIOGRAPHIE :

-Daniel Buren, « Limites critiques », Les Écrits, Tome 1, page 175.

-Daniel Buren, « Au sujet de… », Entretien avec Jérôme Sans. Flammarion, Paris, 1998,
p.24.

-Entretien avec Maurice Ulrich. Paris : L‟Humanité, 9 décembre 2009.

-Architecture, Contre-architecture : transposition, travail in situ ; 09/10/2010 -


22/05/2011

78
Installation-performance :
« Corps-à-corps»
Lieu d’une œuvre sculpturale en éclat
Meriam Ferchichi
Plasticienne chercheur
Introduction :
Depuis la modernité, la création artistique peut être assimilée à
l'exploration des productions hybrides, ou radicalement nouvelles,
inclassables dans les anciennes catégories. Ainsi, divers terminologies
apparaissent sous le nom de ("performance", "body art", "land art", "art
conceptuel», «installation",...).

L'un des points à remarquer dans l'art du XXe siècle, est la diversité
des productions, qui est une ouverture des catégories artistiques
traditionnelles telles qu'elles étaient représentées par les arts plastiques
:(Peinture, Sculpture, Architecture...).

Personnellement, je m‟occupe particulièrement de la mise en scène du


corps de la sculpture, des danseurs, du spectateur et de l‟espace, là où
se crée un lieu d„une œuvre en éclat à travers une création
artistique intitulée: Installation-performance : « Corps à corps ».
Nous éclairons ainsi comment la performance, l‟installation, la sculpture
et la danse constituent aujourd‟hui un nouveau mode de penser, de faire
artistique, en ouvrant un questionnement sur la place qu‟elles pourront
occuper dans le champ de la création plastique actuelle.
Mes réflexions débouchent sur la perception et la compréhension du
processus de perception par la vision, par le toucher, par l‟audition.
Le processus d‟instauration de l‟œuvre deviendra l‟axe central de mon
travail artistique, c‟est dans et par la poïétique en évoluant entre
différentes disciplines que se dévoilera le « corps à corps ».
Ce qui m‟interpelle et captive constamment le regard, c‟est cette
perception des corps qui bougent dans les salles de danse et sur la scène.
J‟aime tant les grands espaces où se créent des phénomènes d‟entrelacs,
d‟ordre physique et psychique, où la notion de direction et
d‟organisation se produit autour de la mise en scène du corps, où se
manifeste une mouvance éphémère qui se dissout dans un ici et
maintenant.

79
Danser, sculpter, peindre, dessiner sont des pratiques qui composent,
mes recherches, mon travail, ma vie et plus particulièrement la vie des
arts plastiques et de la danse, des disciplines en perpétuels mouvements,
en controverse ou en symbiose caractérisent ma façon de faire, de
toucher, de caresser les choses, de voir, de regarder, d‟observer, de
reculer, de contourner la matière comme un partenaire de danse, de
parcours.
« Ce que j’ai fait, c’est que j’ai donné à la danse autant d’importance
plastique que cinétique (mouvement physique).Voyez-vous, le danseur
pense toujours d’une façon cinétique, tandis que je pense plastiquement
aussi »38
En effet, cette mixité artistique est ancrée en moi, je me reconnais dans
cette transdisciplinarité qui orchestre la recherche artistique, qu‟elle soit
issue de la scène ou des arts plastiques.
Ma pratique plastique dans le monde de l‟art de la scène est
probablement fort enrichissante dans mon travail de plasticienne, et
réciproquement.

Il s‟agit de croiser, changer, multiplier les regards pour participer à la


création d'autres perceptions, créant ainsi des passages entre les
disciplines et les perceptions, au-delà des contradictions.
La transdisciplinarité s‟inscrit dans la grande mutation de notre temps ,
dans une sorte de nouveau réel où les oppositions entre les disciplines
dynamisent la lecture du corps plastique, produisant ainsi une
interaction d‟un autre corps ouvrant de nouveaux réels dans une sorte
d‟intersection, des connaissances et des savoirs.

Les questions sur lesquelles se basera ma recherche sont


essentiellement relatives au temps et à l‟espace environnant duquel le
corps plastique pourrait épouser le champ disciplinaire de la danse.

Comment un danseur appréhendera-t-il un espace qui n‟est pas celui du


théâtre ou de la salle de danse, prenant comme partenaire un objet
sculpturale ?
Quelle est la nature de ce corps dans notre recherche ?

38
POPPER Frank, Art, Action et Participation l’artiste et la créativité, Editons Klincksieck, Paris, 2007,
Page 105.

80
1-Corps comme lieu de l'activité créatrice :

L‟origine de ces questionnements remonte à mes propres expériences


sensibles en tant que plasticienne, danseuse, chorégraphe, scénographe
et metteur en scène. Il sera aussi question du corps devenu corps
présenté, corps Ŕobjet, corps qui s‟expose et expose, un corps dans un
jeu de dédoublement de « je » où « je » joue plusieurs « je » dans un
même espace-temps.
En effet ce projet est une démarche transdisciplinaire dans un chemin
d‟exploration de nouvelles pistes de recherches sur le corps et de sa
mise en scène.

Par le biais de ce travail, nous étudions également, la création de


nouveaux outils plastiques qui permet la communication entre les arts et
les idées, afin de tisser une trame transdisciplinaire où le corps est en jeu
et rend possible la rencontre de tous ces circuits, je tente ainsi
d‟apporter des échos de réponses à la frontière de ces disciplines
entrecroisées.

Je me nourris incessamment de cette tendance à faire correspondre les


deux arts, celui de la sculpture et de la danse, à les marier
inconsciemment, jusqu‟à me mettre dans une seule peau : celle du
metteur en scène- plasticienne danseuse et chorégraphe.
Cela dit, j‟expérimente un ensemble de pratiques, de manipulations
utilisées à partir d‟un raisonnement transmis par une expression
artistique unifiée dans la matière qui est la sculpture.
Plus qu‟un prétexte, la danse est devenue un état d‟esprit important dans
mes travaux, une sorte d‟élixir qui se propagerait à travers différentes
manipulations plastiques.

Dans l‟ouvrage Phénoménologie de la perception, Maurice


MERLEAU-PONTY affirme : « Si je rapproche de moi l’objet ou si je
le fais tourner dans mes doigts « pour le mieux voir », c’est que chaque
attitude de mon corps est d’emblée pour moi puissance d’un certain
spectacle, que chaque spectacle est pour moi ce qu’il est dans une
certaine situation kinesthésique, qu’en d’autres termes, mon corps est
en permanence mis en situation devant les choses pour le percevoir et
inversement les apparences toujours enveloppées pour moi dans une
certaine attitude corporelle. »39

39
Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Editions Gallimard, 1976, page 349.

81
Le but aussi est de faire sentir aux spectateurs le mouvement,
l‟impression d‟une confusion entre le mouvement réel et irréel d‟un
corps sculptural, diriger ses pas, contrôler ses gestes, la direction de son
regard, de son toucher, le guider vers un circuit qui lui est réservé,
mettre en scène son corps avec celui du lieu.

Nous partons donc de l‟observation de la forme d‟un corps vivant,


celui d‟un danseur vers le corps d‟un objet sculptural allant vers le corps
plastique d‟une installation-performance. Ceci est une qualité qui est
pour nous le fondement même de notre recherche portant sur le corps.
Cela justifie le titre de notre étude où nous pouvons y retrouver des
références aussi bien dans les arts plastiques que ceux de la scène, tout
en étant située dans un carrefour entre plusieurs autres disciplines
entremêlées.

De nos jours, chaque artiste dans son champ disciplinaire propre, et par
son interaction avec les autres champs, peut avoir une vision commune
avec les autres artistes issus d‟autres disciplines en s‟exprimant par
d‟autres moyens.
Cette situation qui fait que les arts ont suffisamment la possibilité de
voir ce qui les unit par-delà leurs différences est totalement original
dans notre histoire et s‟enracine dans la création contemporaine.
Je propose de situer ma pratique au sein de l‟ensemble
transdisciplinaire, immergeant la recherche à l‟intérieur d‟un espace-
temps d‟une expérimentation.
Intégrer la méthode de la danse, la notion d‟improvisation et de
chorégraphie dans les arts plastiques, suscite mon intérêt pour la
transdisciplinarité, là où les disciplines sont complémentaires dans la
création artistique. Cela n‟est pas sans enrichir la vision des arts
plastiques et les arts de la scène, sur la vision du corps du danseur, du
corps de la sculpture, du corps du spectateur, tout cela à travers leur
complexité et leur unité.

Les arts plastiques et les arts de la scène travaillent tous deux sur les
limites de l‟invisible et du visible, tous deux traitent du corps par leur
langage. Au-delà de leurs spécialisations, ils peuvent tisser des liens,
une nouvelle peau vers une nouvelle vision du corps.

Ce mode de faire complexe s‟apparente à tisser ensemble des


problèmes et des solutions. C‟est en fait toute cette complexité qui
forme le tissage qui, d‟une certaine manière, s‟apparente à l‟état où
chaque file de chaque discipline s‟enfile et se touche.

82
Est-ce que c‟est l‟œuvre qui fait l‟espace ? Ou est-ce que c‟est l‟espace
qui fait l‟œuvre ?

2-Laboratoire du geste :
C‟est par l‟expérimentation de l‟installation et la performance dans
plusieurs espaces, à différents moments, que je pose l‟hypothèse que
l‟instauration de la mise en scène du corps dans un champ
transdisciplinaire ne peut être à la proportion de l‟œuvre qu‟une fois
présentée, exposée et mise en connexion avec le spectateur dans un
espace-temps défini.

Installation-Performance : « Corps à Corps » est une recherche qui


permettra d‟étudier une hybridation de l‟art plastique. Elle a pour objet
d‟explorer les concepts artistiques, les notions théoriques et pratiques
que la mise en œuvre de cette création soulève, afin d'en retirer des
informations qui contribueront à permettre de répondre aux questions
soulevées pour favoriser la compréhension des divers enjeux d'une telle
pratique transdisciplinaire.
C‟est une mise en scène qui développe une création artistique qui se fait
de façon partagée, collaborative, entre le plasticien, le danseur et le
spectateur dont chacun se révèle indispensable à la concrétisation de ce
processus plastique.

C‟est un travail (exposé dans deux espaces) , le premier se trouve au


Palais Abdeleya à la Marsa à Tunis du 16 mai au 6 juin 2014, le
deuxième dans la galerie du Centre Russe des Sciences et de la Culture
à Tunis du 19mars au 3 avril 2015, les deux évènements se sont produits
à l‟occasion d‟une exposition d‟arts plastiques , la première intitulée «
Une esthétique du banal » et le deuxième « corps 360° ».

Cette recherche aborde une forme d‟installation en premier lieu qui se


transforme en performance dans laquelle nous suggérons plusieurs
métamorphoses, c'est-à-dire un espace qui fait naître des formes et qui
est l'aboutissement de l'espace conçu lui-même comme « objet »
introduit par un temps d‟une chorégraphie dansante préétablie.

Il s'agit d‟une sculpture Ŕ un cube de 1,70/1.70 m recouvert de collant


transparents de couleur chair- à laquelle les 4 danseurs épousent chacun
deux une paroi du cube et où les spectateurs sont appelés à ajouter des
mouvements de leur corps tout au long de l‟installation laissant place à
la performance créee par la réaction du geste dansé.

83
Faire danser la sculpture revient à faire vivre, donnant la vie aux
nouvelles sensations et perceptions inattendues, d‟où la nécessité d‟une
création chorégraphique qui libère la sculpture de son immobilisme.
Cette production présente plusieurs situations objectives et subjectives
qui communiquent les unes avec les autres au sein d'une présentation
éclatée d‟une sculpture en mouvement grâce aux gestes des danseurs,
des ombres et des lumières.

De la sculpture à la danse, un autre regard sur l‟esthétique que ce soit


pour moi sculptrice , metteur en scène, chorégraphe , ou pour les
danseurs et les spectateurs, ces derniers créent un moment où tout peut
arriver à travers l‟improvisation, un moment où cet acte continue à créer
un processus créatif qui échappe à ma prévision, échappe à la
chorégraphie, où tout se fait et se défait .
Une improvisation qui devient esquisse, commune aux arts plastiques et
à la danse, son traitement diffère, permettant, en danse, d‟expérimenter
la réaction des spectateurs lors de la performance ce qui se joue entre
pulsions, rythmes, lignes, volumes, ombre et transparences, virtualité et
épaisseur, action et réaction, forme et figure, corps et peau. À la fois
dansé, masqué, sculpté, donné à voir mais aussi donné à toucher, à
danser.

Fig-1

Installation–performance : « Corps à corps »,


Centre Russe des Sciences et de la Culture, 2015.
Photographie prise par Lokmen Tarbelsi

84
Il s‟agit de sculpter des lignes et des plans plus que des volumes et des
masses, comme le démontre la figure-1 ci-dessus, de s‟inspirer de
l‟objet banal tel que ce tissu collant, cette matière qui ressemble à notre
peau et le réinventer en lui donnant un corps, celui de la sculpture,
« L’essence de la peinture est une toile blanche, l’essence de la
musique, le silence, et l’essence de la sculpture, l’objet trouvé. »40
Car dans cette étude, ce tissu exige une attention, une méthode, pour le
comprendre, nous analysons la matière de plus près et de loin, nous
l‟observons, nous décortiquons, chaque limite.

Felipe Barbosa dit : « Je transforme le moins possible le matériau


parce que je ne veux pas perdre sa signification originelle. Il ne s’agit
pas seulement de modifier la fonction d’un objet. Il s’agit de sublimer ce
qu’il nous dit. »41
D‟où les notions que je tente de faire émerger sont : corps/ identité,
identité multiple, corps/ objet, corps/ espace.
La recherche portent aussi sur la notion du mouvement, jouant sur
l‟apparition et la disparition, l‟ombre et la lumière, l‟intérieur et
l‟extérieur, l‟animé et l‟inanimé, le naturel et l‟artificiel, l‟absence et la
présence, est rassemblée dans une sphère de sensations tactiles et
visuelles.

Ce qui nous surprend en lisant le livre de Rose Lee Goldberg « La


Performance du futurisme à nos jours » c‟est qu‟on nous fait voir les
première performances en 1909 avec celles des futuristes où le
métissage entre l‟art plastique et l‟art de la scène a commencé avec les
peintres futuristes qui deviennent des artistes de la performance tels que
Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Luigi Russolo, Gino Severini et
Giacomo Balla ainsi que le fameux artiste Marinetti, en transposant
leurs idées du manifeste comme dans leurs intérêts pour la vitesse et
l‟amour du danger dans la production scénique.Nous commencerons
donc à partir de quelques étapes en nous orientant vers quatre prises de
vues essentielles :
-L‟expérience du corps spectateur, du corps plastique et celui des
danseurs dans la création artistique ;

40
Norbert Hillaire, « L’expérience esthétique des lieux », Editions L‟Harmattan, Paris, 2008, Page180.
41
MANCO Tristan, Matériaux +Arts = œuvre, Quand les artistes contemporains font appel à des
matériaux naturels ou recyclés, Editions Pyramyd, 2010, Page24.

85
-La relation corps-espace ;
-Les attitudes et les aptitudes du corps ;
-Son rapport au toucher.

Fig-2
Installation du cube de 1.70/1.70m avec extension de collant, au milieu mon
corps - Salle de danse du centre chorégraphique Santa en Italie, 2012
Photo prise par Marco Brugiafreddo

En réalisant cette sculpture, je me suis beaucoup inspirée de la


kinesphère qui m‟a énormément aidé à synthétiser ma recherche entre la
danse et l‟art plastique .
Elle est tirée du vocabulaire de la danse et est théorisée par le danseur
chorégraphe Rudolph Laban, danseur chorégraphe pédagogue et
théoricien de la danse hongroise. Ce qui m‟interpelle chez lui c‟est qu‟il
a inventé de nouvelles conceptions du mouvement et de la notation
chorégraphique « La labanotation ».
La kinesphère constitue la modélisation de l‟espace extrapersonnel
accessible aux membres du danseur que nous tenterons de développer
dans les arts plastiques. Selon lui, dans l‟étude du mouvement, il y a six
catégories distinctes qui sont :
- Le corps
- L‟espace
- L‟effort
- La forme
- Le phrasé ou le rythme
- L‟interrelation

86
Fig-3

Rudolph Laban , Space Modules of the Arms and Legs I , Kirstein, 1953.

Les recherche de Laban me permettent de comprendre les rythmes


spatiaux, rendant conscient la localisation des segments des danseurs
dans l‟espace et dans le temps, tous ces systèmes m‟aident à organiser la
mise en scène afin de donner une perception cohérente et complète du
rythme avec le corps de l‟installation.

Comment définir cette mise en scène dans un ordre particulier ?

3-Espace-temps d’une mise en scène :


La mise en scène se présente comme une installation dans un espace
fermé où j‟y organise l‟évènement performatif en mettant tous les corps
dans un contexte nouveau.
Durant les expositions, de loin j‟observe ce qui se déroule, d‟un œil
d‟un metteur en scène, d‟une plasticienne, d‟une danseuse, d‟une
spectatrice, ayant la volonté de prendre au piège le corps du spectateur,
de prendre contact avec l‟autre. C'est une intervention plastique sur des
espaces déjà construits, où je tente de montrer un espace, sous un autre
point de vue, en le transformant en produisant un nouveau lieu, au
moyen des jeux d‟ombre et de lumière en lui donnant aussi une
ambiance musicale .

Cependant, ici, notre vision de la mise en scène du corps dans une


perspective transdisciplinaire est égale à l‟espace, l‟effort, la forme, le
rythme et l‟interrelation qui nous permet d‟élaborer une chorégraphie où

87
est menée une étude des mouvements préparatoires à l‟espace de
l‟installation performance qui tient compte de la gestuelle, des
déplacements dans l‟espace, des rythmes, des postures, des
enchaînements des mouvements dans un circuit prédéfini.
Les procédés se divisent en expérimentations théoriques et pratiques.
J‟analyse la disposition du corps sculpturale et des spots de lumières qui
se font par rapport à l‟espace et les corps des danseurs, afin de les
mettre tous en situation comme dans la figure ci-dessous

Fig-4

Installation du cube de 1.70/1.70m avec extension de collant, au milieu corps de


4 danseurs- Salle de danse du centre chorégraphique Santa en Italie, 2012.
Photo prise par Marco Brugiafreddo

Nous analysons ici la façon dont le corps du danseur et l‟objet


plastique sont construits ensemble dans un même espace-temps et jouant
sur la perception par le travail de l‟ombre et la lumière, réalisant tout un
jeu de figures, dans un circuit en trois dimension vu en 360°.

a-Corps d’une installation:


La première étape de cette mise en scène est l‟installation des parois du
cube éparpillées formant une sorte de labyrinthe de telle sorte que le
spectateur observe un objet sculptural lui permettant de circuler et de
pénétrer le corps de l‟installation librement. C‟est une manière de
donner aussi au spectateur une sensation d‟immersion. La place qu‟il
prend dans ce système spécifique est liée à son point de vue variable
improbable.

88
Fig-5- INSTALLATION-PERFORMANCE
« CORPS A CORPS », « Une esthétique du banal »
Palais la Abdeleya à la Marsa , Tunis, 2015
Photo prise par Hakim El Ahmoudi

Fig-6- INSTALLATION-PERFORMANCE
« CORPS A CORPS »
« Corps 360° », Centre Russe des sciences et de la culture, Tunis, 2015.
Photo prise par Lokmen Trabelsi

En tant que metteur en scène et plasticienne, il s‟agit pour moi d‟une


construction étudiée du labyrinthe, le comment de l‟accueil du public,
les enjeux des corps présents, l‟élaboration de la précision des
déplacements du mouvement, la mise en danger du spectateur.

Cette recherche exerce une puissante influence sur la conception du


temps. Son impact sur le jeu entre le temps et l‟espace joue un rôle
primordial dans l‟étude de la création de la 4 ème dimension, celle de la
composition chorégraphique.

89
b-Chorégraphie des corps :
Dans la seconde étape de l‟itinéraire, les danseurs sont éparpillés dans
la salle de l‟exposition, dans le même lieu où se trouvent les spectateurs,
vêtus identiquement de noir.
Les parois du cube sont répandues sur quatre danseurs dans quatre coins
de l‟espace et placées parallèlement comme les diagonales d‟un carré
laissant la place aux spectateurs pour circuler au milieu et observer ce
qui se passe devant les paravents. Derrière chaque danseur, se trouve un
spot de lumière éloigné à 5 cm de son corps de manière à ce qu‟il joue
sur l‟étirement de son ombre en épousant la sensation de la tension du
collant en extension.

Fig-7
INSTALLATION-PERFORMANCE
« CORPS A CORPS »
« Corps 360° », Centre Russe des sciences et de la culture, Tunis, 2015
Photo prise par Lokmen Trabelsi

Le début de la performance est formel, ordonné. Chaque danseur prend


place dans son espace pour danser et commence à se mouvoir derrière
les trames de tissu dans un mouvement improvisé , pur et dépouillé de
complication suivant le rythme que donne la musique, en observant leur
ombre sur la trame comme sur un miroir, leur ombre leur donne une
nudité dans le mouvement.
Les corps des danseurs s'annulent ouvrant sur une musique qui devient
visuelle, croisant la sculpture et la danse. Le regard de l'Autre est
créateur, le corps de l'autre est créateur, en transformant complètement
l'espace, là où la chorégraphie et la mise en scène de l'installation

90
performance, devient une source d'imagination, en se servant d‟un corps
pour en inventer un autre.

Fig-8
INSTALLATION-PERFORMANCE
« CORPS A CORPS »,
« Corps 360° », Centre Russe des sciences et de la culture, Tunis, 2015.
Photo prise par Lokmen Trabelsi

Les ombres des danseurs apparaissent sous forme d‟une chorégraphie


des lignes et des figures où la couleur chair du tissu apparaît comme une
peau qui bouge.
La danse des corps de l‟installation Ŕperformance commence avec la
première note de la musique « Sacré the wine ode suite » du chanteur et
compositeur Tunisien Dhafer Youssef.

Les danseurs dynamisent les parois de la sculpture, nous entrevoyons


légèrement leurs corps vêtus en noir, une main, des doigts qui traversent
en caressant, le tissu à travers le vide créée dans la composition de
l‟extension du collant, en le caressant, griffant, suivant le rythme que
donne la musique.
La musique a la capacité de nous faire voyager et plus loin, de nous
transformer. Le rapport sculpture-spectateur-danseur se développe, la
mise en scène devient un lieu d'échange, de vécu interne et externe, en
mouvement imprévisible du regardeur, qui découvre, touche, écoute, où
l'installation-performance se nourrit des émotions de l'observateur à
travers ses gestes, ses réactions suspectes, probables et improbables.

91
Comme le formule Didi-Huberman:" La peau est comme un oignon,
chaque corps dans la nature se trouve composé de multiples séries de
spectres, en couches superposées. Chacun est donc un feuilleté de
pellicules imperceptibles. Ce qui nous amène à dire que la peau est une
infinité de plis."42
En effet à travers la perception des ombres projetées dans l‟espace une
sorte de peau dévoile des enveloppes cachées dans ses profondeurs,
comme un passage d'un lieu à un autre, d'une peau à une autre, à la fois
une apparition et une disparition.

Ces ombres sont composées de figures, comme dans la figure-9- ci-


dessous et ces figures d'une danse de lignes. La pièce représente la toile,
les corps de l‟installation, le pinceau et les ombres le résultat du geste
obtenu.
Le vide, l'impalpable prend forme, la matière, la substance prend forme
des murs, des corps, de l'espace tout entier.
Quel impact une telle œuvre peut-elle avoir sur le spectateur et
comment?
Comment pouvons-nous réinventer l‟espace?

c-L’espace dansant :
La participation du spectateur à l'œuvre d'art n'est pas chose nouvelle.
Depuis longtemps, le travail de l'artiste ne trouve son accomplissement
que dans la manière dont le visiteur ou le contemplateur de l'œuvre va
l'investir. C‟est ce qui caractérise, toutefois, ce que l'on appelle
'l'interactivité' l'intervention directe du spectateur dans le déroulement
et le fonctionnement de l'œuvre. Ce lien ne s‟effectue qu‟au niveau
même de sa mise à la disposition du public.
Cet élément à connotation sculpturale perd une partie de son sens
traditionnel. Sa situation symbolise la déconstruction du cube de façon
qu‟il perde sa fonction habituelle et que l‟espace du cube se trouve
éparpillée dans tous les sens dans l‟espace. L‟image du cube projetée
sur les murs à travers l‟ombre est pour ainsi dire éclatée de tous côtés
par une transgression et un renouvellement du code sculptural.

42
Didi Huberman Georges, « Etre crane, lieu, contact, pensée, sculpture », Ed, Les éditions de minuit,
Page 20.

92
Ces ombres intriguent et en même temps impressionnent de partout dans
la pièce, l‟espace devenu la matrice des jeux d‟ombres, qui se dégagent
comme des strates, dans tout l‟espace.
« L’architecture n’est-elle pas elle aussi, à travers et en elle-même, un
équilibre invisible entre la dynamique des espaces réels et tangibles et
le sens des lieux qu’elle construit et prolonge ?»43 La création
chorégraphique se joint à la perception esthétique là où le mouvement
devient lui- même objet esthétique, corps esthétique.
Les catégories de l‟espace et de la durée s‟entrecroisent en effet, en
prenant compte de la durée de la musique comme un point fixe et le
parcours des danseurs dans tout l‟espace.
Chacun des spectateurs dans cette mise en scène possède un temps et
un espace de déplacement différent, il y a un temps de contemplation et
de mouvement, où la forme des figures des ombres, restent toujours
improbables. Il y a aussi un temps d'oubli et un temps d'imagination, un
temps de création et un temps d‟errance, marquant l'espace avec son
corps et son ombre, il s'agit ici d'une re-création continue.

Fig-9
INSTALLATION-PERFORMANCE
« CORPS A CORPS », « Corps 360° »
Centre Russe des sciences et de la culture, Tunis, 2015
Photo prise par Lokmen Trabelsi

A un certain moment les danseurs marchent alors de long en large dans


la salle, leurs déambulations cadencées, deviennent peu à peu flâneries,
contournements, deux couples se forment en union, le corps des
43
Bernard Salignon, « Où, L’art, L’instant, Le lieu », Editions Du Cerf, Paris, 2008, Page47.

93
danseurs avec le corps de la sculpture, soudés par une nouvelle
séquence de la chorégraphie.
L‟espace prend corps à travers le corps de l‟installation-performance et
celui des spectateurs. Non seulement nous laissons au début aux
spectateurs la liberté de trouver la pose qui leur convient dans l‟espace,
mais aussi de leur faire croire que le lieu de l‟observation est celui du
milieu qui est le plus intéressant, les guidant vers le milieu de
l‟installation-performance, sans les inviter ils se dirigent par eux-
mêmes.

Fig-10

INSTALLATION-PERFORMANCE
« CORPS A CORPS »
« Une esthétique du banal », Palais la Abdeleya à la Marsa , Tunis, 2015
Photos prise par Hakim El Ahmoudi

Quand les parois du cube se mettent à se mouvoir, les spectateurs


regardent cette danse comme un autre “accident”, les ombres
s‟éparpillent sur tous les murs de tout l‟espace où se produit la
performance, où nous pouvons observer une énergie, un corps à corps.
d-Au piège :
La performance continue avec d‟autres séquences celle où les danseurs
luttent avec les parois de la sculpture dans le but de piéger les
spectateurs, architecturant l‟espace, les poussant vers un piège.

94
 Une nouvelle perception s‟installe, une nouvelle étape de la mise en
scène, une autre organisation performative qui se produit, celle de la
prise au piège du spectateur par le cube et les danseurs. Ici se
présente le moment le plus improvisé de la performance car on ne
peut jamais prévoir la réaction d‟un spectateur, c‟est pourquoi, nous
avons tenté au début, de l‟attirer comme une proie, où le corps du
spectateur doit jouer le rôle du corps acteur involontairement mis en
scène différemment de celui des danseurs et celui de la sculpture.
Son corps est pris au piège, il est obligé par le mouvement des parois
de se déplacer là où le portera la vague de la danse.
L‟espace, de la salle n'est donc plus un vide mais constitue un corps, je
me dois d‟opérer un passage, une liaison spatiale et temporelle, ce qui
procurerait au regardeur un pouvoir d‟action, de devenir un élément de
la sculpture, l‟espace est donc voyant et mobile, un corps en
mouvement, ouvert vers des transformations dans un chaque instant
ayant des rapports changeant entre forme et espace.

C'est un travail de contact, de toucher. Le lieu s'invente au fur et à


mesure de notre avancement, la perception se renouvelle, qu'elle soit
visuelle ou tactile, le toucher nous donne la profondeur des choses
autour, les ombres tatouent le corps de l'espace mis en scène, le plafond,
le plancher, le corps du cube, des danseuses et des spectateurs.

95
Fig-11

INSTALLATION-PERFORMANCE
« CORPS A CORPS »
« Corps 360° »
Centre Russe des sciences et de la culture, Tunis, 2015.
Photos prises par Heithem Chebbi

La sculpture mise en scène surgit cette fois-ci en éclat, se réunit et se


reconstitue, afin de prendre au piège le corps du spectateur, des figures
labyrinthiques, des chimères flottantes dans un désordre, mettant le
regardeur dans une sensation de vertige, de pesanteur et de légèreté
métamorphosant la perception de la peau du corps, la peau de l‟espace.

Ce « corps à corps » sera toujours imprévisible malgré la


chorégraphie mise en place, malgré tous les facteurs fixes dans cet
espace temps. L‟improvisation est toujours là, l‟improbabilité de la
réaction du regardeur, la décision libre des danseurs dans la
chorégraphie jouent le rôle de la surprise, de l‟inattendu.
Je dirai que c‟est un travail plastique éphémère, aussi tout se passe
dans l‟Ici et Maintenant, dans les deux expositions malgré la réalisation

96
de la même installation-performance, la mise en scène des deux était
totalement différente et cela est dû aux réactions subjectives et
imprévisibles émises par les spectateurs, dû au lieu, à l‟architecture
même de l‟espace.
Comme une boucle qui doit se fermer mais qui reste entrouverte pour
la continuité d‟une nouvelle conduite créatrice, pour une re-création
infinie, une vidéo synthèse s‟ajoutent pour laisser la trace de la
démarche de cette Installation-performance : « Corps à corps »,

Le temps de l'installation-performance : Corps à corps se déroule cette


fois-ci en image. J‟ai donc essayé d‟inscrire avec un vidéaste, la
poïétique du travail plastique, quelques détails importants du processus
et de la mise en scène, d‟inscrire ces ombres dans un passage d‟une
vidéo, une sorte de projection hallucinatoire, de la mémoire.

C‟est une projection vidéo de 4.21 minutes, les images sont extraites
de l‟installation-performance au musée Abdeleya à l‟occasion d‟une
exposition d‟arts plastiques « Une esthétique du banal » et la deuxième
exposition au Centre russe des sciences et de la culture « Corps 360° ».
Le montage en soi est aussi une mise en scène d‟évènements
importants superposés, juxtaposés, filtrés, dans le but de mieux
comprendre, d‟avoir une vision d‟ensemble, une approche différente, de
différents espace-temps, comme à la recherche d‟une autre perception,
sensation, où la mise en scène du corps devient virtuelle. C‟est pour
nous comme « Rechercher une réalité nouvelle et différente »44
Ce montage présente d‟une certaine manière une mémoire de la réalité,
ce qui fuit, ce qui se désintègre avec le passage du temps.
Conclusion :

Dans cette activité artistique, l‟art plastique et l‟art de la danse


représentent un outil nécessaire dans mon approche de l‟installation-
performance : « corps à corps ». Aujourd‟hui, nous percevons aussi à
quel point la dynamique de l‟œuvre peut surprendre une fois exposée et
mise en contact avec le spectateur.
Cette conduite créatrice se veut toujours ouverte à d‟autres lieux et
disciplines afin que le travail plastique prenne différentes formes en
quête d‟harmonie et d‟unité en relation avec l‟Autre et par l‟activité

44
Hanna SEGAL, « Délire et créativité », Editions Des Femmes, Paris 1987, Page 313.

97
artistique. Même si aucun langage n'est facile à acquérir et plus
précisément le langage transdisciplinaire, il faut le conquérir, le
ressentir, trouver ce qui traverse, au-delà de la culture, ce qui fait sens,
lien, ouverture, se procurer une conduite créatrice qui déplace les
frontières.

BIBLIOGRAPHIE

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VAN LIER Henri, Les arts de l’espace, Editions Casterman, Paris, 1971.

99
Captation de performances et mise en espace des
images
Sana Jemmali Ammari
Maître de conférences à l‟ISBAS

Introduction:
Cette communication porte sur l‟analyse de photographies et de séquences
vidéo d‟une performance déroulée dans un lieu spécifique et des
circonstances particulières. Nous avons tenté d‟exploiter les éléments
plastiques, sémantiques et symboliques les images et leurs rapports aux
lieux. L‟agencement des images interroge la corrélation à l‟espace temps de
l‟œuvre et au réalisme des sensations et des émotions. Ainsi, nous
associons le visuel et le numérique et ses divers effets pour créer des lieux
autres. Les images défilent et font écran avec une réorganisation de
l‟espace, ce qui bouleverse la perception, immerge le spectateur dans une
incertaine hétérotopie et lui propose une relation différente.
1-La captation photographique ou vidéographique serait une captation
de lieu :
Tout d‟abord capter une photo ou une vidéo veut dire créer des images par
l‟action de la lumière. Cela consiste à utiliser la lumière pour enregistrer la
performance. Prenons un exemple précis, un éclairage va créer des zones
d‟ombre et de lumière afin de représenter notre corps en mouvement.
Dans ce cas l‟élément essentiel de la captation est le cadre qui établit
avant tout une limite spatiale dans le parking45 entre ce qui sera reproduit
sur la photo ou sur l‟écran et ce qui, au contraire, devra en être exclu.

45
La performance s‟est déroulée dans un parking souterrain.

100
Limiter la place de parking, 11 m2, dans l‟espace souterrain par le film en
plastique.
Ce cadre va définir l'espace dans lequel le sujet sera mis en scène et celui
qui capte cherche à harmoniser cette composition. Le soin apporté à cet
espace est particulièrement important ; Cela rejoint ce qu‟a dit Edouard
Boubat« La photo est une fenêtre sur l‟espace et le temps, c‟est une croisée.
Croisée des rayons à travers l‟objectif, croisée d‟un regard avec le vôtre,
croisée d‟un instant avec un geste. Le reportage est devant nous. »46 dans le
sens que l‟image est une ouverture.
L'élément principal ; le sujet est souvent en avant plan par rapport au reste
qui est l‟arrière-plan. L‟espace du cadre nous donne à voir l‟espace de la
prise de vue. Cette idée rejoint la pensée de Susan Sontag qui disait que
« La photo est une mince tranche d‟espace autant que de temps »47

46
Edouard Boubat, La photographie L’art et technique du noir et de la couleur, ed. Librairie Général
Française, Paris, 1989, p. 128.
47
Susan Sontag, Sur la photographie, ed. Christian Bourgeois, Angleterre, 1993. P.36.

101
La captation numérique se fait à travers une lentille optique convergente
qui conduit à une formule optique complexe qui a pour fonction
d‟enregistrer l‟image formée. De plus, plus le capteur est sensible, plus il
est possible de prendre des images rapidement ce qui donne lieu à un
ensemble de photos et un ensemble de séquences vidéo. Plus cette
définition est grande, plus l'image sera riche en détails et pourra notamment
faire l'objet d'un agrandissement. Chaque captation à part ne porte que sur
un instant défini et une distance de mise au point. Cette dernière étant fixée
quand le sujet situé sur le plan conjugué du capteur, c'est-à-dire situés à la
distance de mise au point et apparaîtra net dans le cadre. Le fait de rappeler
ces procédures techniques, cela va nous permettre de porter un regard
nouveau de cette image numérique face au lieu.

2-Le rapport de l’image captée au lieu :

La peinture avait pour rôle la représentation de la réalité. Mais avec


l‟arrivée de la photographie qui a bouleversé le monde, la peinture perd son
rôle de représentation figurative. C‟est dans le sens que Susan Sontag disait
que « le travail des photographes n‟échappe pas, par nature, au trouble et à
l‟ambiguïté qui caractérisent normalement les rapports de l‟art et de la
vérité. Même quand ils ont avant tout le souci d‟être le miroir de la
réalité »48. La photographie et la vidéo capturent le réel et deviennent des
moyens d'expression à part entière. De nombreux artistes les pratiquaient
parallèlement à d'autres modes d'expression ou s'y consacraient
exclusivement. L‟acte photographique ou vidéographique crée une
nouvelle réalité et un nouveau lieu.

48
Ibid, p. 19.

102
Assez vite les photographes et les vidéastes explorèrent diverses voies
pour mettre à profit les nouvelles techniques qui s'offraient à eux. Les
applications se multiplièrent avec les progrès scientifiques et la facilité
d'utilisation. L‟image inaugure une nouvelle ère dans la représentation et le
reportage en général. Toutefois, cette représentation avait ses limites au
départ. Mais avec l'avènement du numérique, les trucages deviennent
presque à la portée de tous.

La captation des photos et des vidéos dans le travail de la performance est


un moyen d‟enregistrer la trace d‟un l‟espace et d‟un le temps. Dans notre
cas, l‟espace est un lieu où nous nous situons, c‟est l‟étendue vide et libre
caractérisé par l‟espace souterrain qui est un espace privé inaccessible au
grand public vu que l‟espace public est pris par d‟autres qui pensent que le
corps doit être caché et il est objet. L‟image captée, nous renvoie un espace
rectangulaire qui représente un lieu spécifique, réserve de toutes les
impostures. Le cadrage, les retouches et le montage interprètent le réel.
Dans le sens où les photographies « elles sont capables d‟interagir avec
celui qui les crée ou celui auquel elles sont destinées »49

3-La perception du montage et l’interprétation du lieu comme un


enjeu principal :

Un lieu peut être rendu dramatique par certaines techniques, par exemple,
en augmentant la densité des formes alors que la réalité ne l'était pas autant.

49
Edmond Couchot ; Norbert, Hillaire, L’art numérique Comment la technologie vient au monde de l’art,
ed. Flammarion, 2002, p. 22.

103
Le simple fait change le lieu et attire l'œil du spectateur. En photographiant
et en filmant, on modifie la perception à une ou plusieurs images. Chacun
peut déformer les objets et créer des aberrations. Aujourd'hui, les appareils
numériques offrent une haute définition de l'image se mesurant en millions
de pixels. Ces appareils sont munis de petites cartes mémoires pouvant
contenir des centaines voire des milliers d'images (espace) dont on peut
faire le tirage chez soi à l'aide de l‟ordinateur.

Un montage est un assemblage de photos ou vidéos par « collage » à l‟aide


d‟un logiciel qui donnera un aspect différent par les retouches et les
trucages.

4-La réorganisation du lieu : Propriété et immersion


D‟après le dictionnaire petit Robert, un espace dépend d‟une longueur et
d‟une largeur, c‟est une surface déterminée relative à la vue. Un lieu est
une portion déterminée de l‟espace considérée de façon générale et
abstraite. C‟est l‟endroit qui s‟occupe de la situation d‟un objet dans un
lieu. Le lieu indique les alentours et les environs. Donc, on est face dans
notre travail, on a deux lieux : le premier est celui de la représentation sur
les photos et les vidéos et le deuxième serait celui du montage. Ainsi, la
position et l‟emplacement du corps dans l‟espace est un lieu ponctuel et
précis en un point : place parking souterraine N°39 dans la résidence
Horizon 3 à la falaise de Monastir. Donc, la position dans le lieu modifie la
fonction expressive de la forme de notre corps ; il ne sera plus jamais le
même. Par exemple, notre performance a eu lieu en plein air sur la corniche
en présence d‟un grand public, la position aurait été ponctuelle. Il y aura
toujours une probabilité, aléatoire, entre l‟approché et l‟exact.
Donc la forme ou l‟objet corps ne peut pas être ponctuelle. La forme est
large et dense, elle ne peut se définir d‟une façon exacte mais plutôt

104
approchée globalement. Dans la densité de la forme, on ne peut pas dire
qu‟elle est là et précise dans un point car elle est partout. On peut localiser
un lieu par la fréquence des objets qui l‟occupent. Ce qui explique le
principe d‟incertitude50, de la fonction et de sa détermination dans l‟espace.
Donc, nous avons l‟impression que le lieu est exact et inchangeable or
non ; tout se joue entre le micro et le macro, entre le visible et l‟invisible.
Le lieu est variable si on dépasse l‟espace matériel, car un lieu peut être un
espace temps car il dépend du temps et de l‟espace.

Nous constatons que le lieu varie avec le temps. On a un espace-lieu


croisé avec le temps. Ce qui fait qu‟à n‟importe quel instant, on a un lieu
différent. Alors, le temps est associé au lieu et on ne peut pas les séparer.
Ce lieu est fait d‟objets, car ceux-ci résonnent avec le temps, lequel
intervient sur les corps. Un lieu peut être aussi fictif, imaginaire, illusoire.
Dans le le rêve, nous nous transportons d‟un lieu à un autre sans bouger
dans le sens que le rêve modélise l‟inconscience. Ainsi nous constatons
qu‟entre la conscience et l‟inconscience, on peut changer le lieu.
Pareillement entre réalité et rêve. Cela veut dire que pendant la journée,
nous sommes en train de filmer par nos yeux et nous emmagasinons dans
notre subconscient et la nuit tout revient « de telle sorte que l‟organisation
vit dans un rythme de masque et d‟ostentation »51. Récapitulons, avec les
techniques de montage, nos lieux peuvent être changé. De ce fait, dans
notre mémoire, le lieu est en train de se modifier, nous oublions ce que
nous avons vu car notre mémoire s‟altère. Nous rappelons vaguement un
lieu qu‟on a vu ou visité il y a des années. « C‟est une nécessité liée à
l‟économie, à la constitution des réserves »52.

50
Le Principe d‟incertitude découvert par Werner Heisenberg en 1925.
51
Gaston, Bachelard, La terre est les rêveries du repos, ed. Cérès, Tunis, 1996, p. 14.
52
Ibid, p.15

105
Donc, il y a des points fixes et des points qui bougent et c‟est pour cela
nous photographions des lieux. Le relookage au moment du montage
montre que nous perdons des détails. Ce lieu cadre rectangulaire dépend de
plusieurs éléments qui sont définis par certaines opérations devient une
matrice. Il devient un contenant qui renferme. Le lieu photomonté a la
capacité de tenir encore des milliers de spectateurs. Ce dernier va contenir à
l‟infini sans limites et bornes du parking souterrain. Nous allons contenir
des foules de spectateurs visiteurs sur You tube. Et là un troisième lieu qui
se présente qui est celui du réseau internet. Donc, d‟un temps précis et d‟un
espace précis qui représente un lieu particulier de la performance
éphémère, ces photos montées sont désormais comme une sorte de
remodelage et d‟une réécriture. Il ne s‟agit plus de performance car avec le
montage et la diffusion sur le réseau la notion d‟éphémère n‟y est plus.
Nous arrivons à plusieurs lieux dont le sens que chacun devant son poste
peut voir des lieux au pluriel, des lieux autres et des lieux collectifs que
l‟œuvre vient de le reformuler et rejoigne le sens de « l‟œuvre inventant le
lieu »53 comme le disait Edmont couchot. Ce nouveau lieu sur le réseau
« comme s‟il s‟agissait de s‟assurer encore de la réalité et de la présence du
monde et de l‟autre, de sa proximité, même sous forme d‟une présence à
distance, d‟une téléprésence. L‟art numérique apparaîtrait alors comme un
moyen paradoxal de recontextualiser l‟œuvre, de la relocaliser »54. Nous
serons comme dans les utopies et les univers sont sans lieux. « L‟Internet
apparaît en tout cas comme le lieu de cette mémoire à venir, comme musée
virtuel global »55. Ce nouveau lieu de diffusion va permettre d‟appréhender
des lieux individuels et collectifs qui se caractérisent par des hétérotopies
qui auront des interprétations différentes. Quand nous avions l‟envie de
passer la performance sur la corniche et en public nous avons eu un refus
de la part de la mairie par peur d‟une mauvaise réaction des autres qui
voyait que le corps est un péché il ne doit pas s‟exposer dans le l‟espace
public. Ce large public qu‟on a choisit au départ sera rattrapé sur le réseau
internet.

A la fin, ce nouveau lieu immersif va nous contenir et nous contenter dans


le sens de nous rendre contentes, apaisées, satisfaites et calmes. Ce qui fait,
notre performance qui était un protocole d‟action et une forme de résistance
dénonçant la crainte de l‟Autre et le reflexe de l‟autocensure devient une
thérapie cathartique.

53
Op. cite, Edmond, Couchot ; Norbert, Hillaire, L’art numérique Comment la technologie vient au
monde de l’art, p. 237.
54
Ibid, p. 237.
55
Ibid, p. 231.

106
Bibliographie

- Le Petit Robert
- Bachelard, Gaston, La terre est les rêveries du repos, ed. Cérès, Tunis, 1996
- Boubat, Edouard, La photographie L’art et technique du noir et de la couleur,
ed. Librairie Général Française, Paris, 1989.
- Couchot , Edmond; Hillaire, Norbert, L’art numérique Comment la technologie
vient au monde de l’art, ed. Flammarion, 2002.
- Sontag, Susan, Sur la photographie, ed. Christian Bourgeois, Angleterre, 1993.

107
Lieux d’être
Tharouet Saadi

Assistante à l‟UIK

Nous sommes tous spectateurs, quelle que soit la scène qui nous anime.
Et donc, en tant que spectatrice, mais aussi, en tant que chercheur et
plasticienne, je m‟intéresse aux véritables enjeux de l‟Art contemporain en
Occident, dans le monde Arabe et essentiellement en Tunisie. Ces
préoccupations nous amènent à nous interroger sur plusieurs
réflexions concernant le phénomène d‟appartenance et d‟exclusion et les
problèmes d‟identités culturelles.
L‟intitulé nous renvoie nécessairement à la notion de l‟espace en tant
qu‟espace référentiel, du pays, de la culture et de l‟identité. Le langage
pictural est une expérience essentielle de l‟identité distinctive, car il nous
permet non seulement de nous situer par rapport à nous-mêmes, mais aussi
par rapport au monde qui nous entoure.
La question identitaire se situe au cœur des interrogations sur les sociétés
contemporaines. Quel rôle l'espace joue-t-il dans l'articulation des
processus identitaires?
Comment l‟évolution du monde contemporain influe-t-elle sur le rapport
identité/espace ? Quel est le rôle de l‟artiste dans ce processus ?
L'identité d'un individu se décline sur des répertoires multiples,
culturels, familiaux, professionnels et principalement spatiaux. Un grand
nombre de lieux entrent en compte tout au long du chemin de vie, depuis le
lieu de naissance, les lieux de résidence, les lieux d‟exister.
Réfléchir les liens étroits qui peuvent se tisser entre l‟être, le spectateur et
l‟espace identitaire constitue la problématique fondamentale. Il est
généralement admis que tout art est une forme de recherche. L‟art
contemporain suscite passion, perplexité, intérêt et mépris. Ce va-et-vient
entre l‟œuvre et l‟idée renforce la relation que le lecteur peut entretenir
avec l’œuvre : c’est un rapport de communication et d’interactivité.
L’artiste qui produit une œuvre véhicule et structure un message à travers
son objet : il ne peut ignorer qu'il travaille pour un récepteur. C'est ainsi
que l'artiste va exploiter son espace, pour établir une relation privilégiée
avec son spectateur. Dans cette essentielle relation entre l‟artiste et les
lieux se forge le sentiment d‟identité. Le lieu devient ainsi un voyage, une

108
expérience chargée de sens et de rite qui s‟accomplit au cours de messages
codifiés.
Les véritables enjeux de l‟art contemporain sont de donner à voir, à
ressentir, à s‟exprimer et à expérimenter par tous les procédés et méthodes
possibles. Cet art sollicite notre intellect, notre conscience et nos émotions.
De ce fait, l‟objet est détourné favorisant le concept et l‟idée dans le but de
pousser le spectateur à établir des liens intimes avec l‟œuvre. Et donc l‟art
devient un lieu pour intervenir physiquement et intellectuellement, ce qui
pousse l‟artiste à prendre conscience de son rôle et à être plus responsable
vis-à-vis de son œuvre. Celle-ci devient ainsi une ouverture, un message
essentiellement perplexe, une multiplicité de signifiés qui coexistent en un
seul signifiant.
Toute œuvre d'art, même si elle a une allure achevée et fermée dans son
achèvement de corps ou d‟objet, est ouverte. Elle peut être interprétée de
différentes manières, sans que son invincible étrangeté soit altérée.
Apprécier une œuvre d'art revient à en transmettre une interprétation, un
accomplissement, à la faire renaître dans une vision originale. C’est un
rapport d’interactivité et d’échange qui se forme et se maintient.
Une œuvre contemporaine permet de maintenir des gestes d’autonomie
consciente et pénétrante chez le regardeur, ce dernier apprête sa forme
personnelle qui n'est pas attachée nécessairement à l'œuvre. La recherche
du mouvement renvoie à l‟image privilégiée, transparente et incite le
spectateur à bouger, à se déplacer perpétuellement pour apercevoir et
distinguer l'œuvre sous des aspects continuellement différents, comme si
l‟objet présenté est en perpétuelle renouvellement.
À la recherche souveraine d‟une innovation, d‟un changement et d‟une
originalité, les artistes tunisiens ont suivi une succession de voies de
recherches esthétiques originales, dont les plus radicales, sont de l‟ordre
de l‟art conceptuel, du minimalisme, de la performance et de l‟art corporel.
Ils ont essayé de modifier fortement la signification et la perception de
l'œuvre, qui s'oriente parfois dans des voies occultes aux profanes et
novices. L’œuvre devient ainsi entrouverte, communicative. Il y a toujours
un débat, une contestation, et donc un aboutissement. L'ouverture devient
ainsi un outil de savoir révolutionnaire.
C‟est dans le contexte d'une nouvelle approche d‟art qu‟apparaît ce qu'on
peut désigner un mouvement d'art contemporain tunisien. Éventuellement,
cette démarche récente se traduit par une diversité d‟expériences. Cette
nouvelle génération a en commun un désir d'affranchir toute limite selon

109
des styles formellement nouveaux. Pour revivifier ce patrimoine et cet
héritage, un nouveau langage et une nouvelle réflexion s‟impose.
Situé au croisement d'une civilisation des signes et d'une civilisation de
l'image, l'art contemporain tunisien porte en lui les traces avérées d'une
phase de transition. Mais les artistes tunisiens d'aujourd'hui ont orienté leur
quête pour se reprendre, ressaisir et renouer avec les sources multiples
héritées du passé en les récréant avec toutes les formes de la
contemporanéité.
En se penchant sur les différentes expériences d‟art contemporain en
Tunisie, il est frappant d‟observer la grande diversité des
ouvrages. Plusieurs d‟entre eux ont abordé la question de l‟identité.
Certains artistes sont eux-mêmes tiraillés entre deux cultures. Ils usent
alors, pour matériau artistique leur propre expérience et révèlent la difficile
élaboration d‟une sensation à la fois personnelle et collective.
Les artistes tunisiens se sont engagés dans le champ de la création
contemporaine, en renouvelant les langages artistiques, en libérant l‟œuvre
de son statut de produit fini et extérieur à un acte qui l‟engendre.
Plusieurs artistes se sont adaptés aux nouveaux langages d‟art
contemporain. Mais c‟est Abderrazak Sahli qui est le premier artiste
tunisien à s‟attarder sur la création contemporaine, en exploitant, dans ses
expositions, d‟autres interventions telles que la poésie sonore et la
conception du lieu.
Abderrazak Sahli aborde la question de l‟identité, de l‟actualité et de
l‟histoire au croisement de son expérience et de son pays. A travers son
œuvre, il développe le concept de l‟identité, du signe. En disposant ses
œuvres selon un mouvement moutonnant, en circulant entre ces formes
rondes, l‟artiste se compare au berger au milieu de ses troupeaux. A
travers la multiplication, la répétition, l‟agencement dans l‟espace, le
« sakhane » fait valoir une synergie entre l‟air, la lumière et la couleur
Avec l'œuvre « sakhane », un nouveau type de rapport entre l'artiste et
son public s‟établit, un nouveau fonctionnement de la perception
esthétique, une place nouvelle assurée au produit artistique dans la société,
un rapport inédit entre la contemplation et l'utilisation de l'œuvre d'art.
Son œuvre est principalement basée sur la multitude des objets et des
formes ; elle en traduit la diversité. L‟encombrement des objets dans ses
toiles et ses installations n‟est en fait que l‟image de la population, de la
foule qui est en bataille et mouvement. Son ouvrage dégage sans cesse

110
un dialogue fondé principalement sur la communication l‟ouverture et la
liberté.
Autour de cet élément central qui est « sakhane », plusieurs composantes
véhiculent sa pratique et sa démarche : des éléments muraux découpés et
peints sur « papier boucher », des motifs et des signes insérés pour
rappeler son vécu et donc son identité.
En multipliant les focus du regard, en zoomant sur la lumière, la
sonorisation, la couleur et la structuration de l‟espace en incorporant le
corps en transformant ainsi le lieu en une scène imprévue et spectaculaire,
le rapport à l‟œuvre évolue vers une autre démarche.
Il aurait, toutefois, suffi de jeter un œil vigilant sur les œuvres de
Abderrazak Sahli pour distinguer la révolte et l‟agitation. En contemplant
certaines œuvres il y a une réalité sociale mystérieuse, codifiée qui s‟ouvre
et se familiarise avec le spectateur.

Sakhanes, 2004, acrylique sur toile de jute, 50 cm x 33 cm

Dans ce sens Abderrazak Sahli témoigne : « L‟idée originale qui a


présidé à la création de cette installation m‟est venue de l‟observation d‟un
objet familier : « le sakhane ». En effet cet objet-souvenir de mon enfance
demeure porteur de sa fonction première, en tant que source de chaleur ;
fonction inscrite dans notre tradition culturelle tunisienne. « Le sakhane »

111
en tant qu‟objet-support, me sert de structure-armature que j‟habille de jute,
sur laquelle je peins mes motifs à l‟acrylique »56.
« Ainsi, la vision de l‟ensemble permettra de saisir la composition d‟un
espace délimité par des œuvres aérées, filtrant la lumière. Le tout crée une
transparence de laquelle l‟œil et les différents sens du visiteur pourront
jouer. »57

L‟ouverture de l'œuvre devient un moyen pour lui d'interpeller le


spectateur, et c‟est à travers le regardeur que l‟artiste réagit face au néant
de l'existence. L‟artiste impose au spectateur ses interrogations et ses
requêtes.

Etre artiste, c‟est inscrire sa singularité dans des formes et des dispositifs
actuels, tout en préservant l‟empreinte culturelle. La démarche conceptuelle
d‟Abderrazak Sahli traduit le souci de se positionner dans un espace de vie
parcouru de contradictions. Avoir une conscience engagée dans un présent
où l'identité de l'artiste ou du citoyen est en mutation constante, face aux
problèmes que connaît la société tunisienne et face aux nouvelles exigences
de la vie quotidienne.
La richesse souvent biculturelle de certains artistes se manifeste surtout
par l'ouverture à l'altérité dans l'expérience de sa propre subjectivité. Les
œuvres de Fatma Charfi restent sans doute l‟exemple qui traduit ces
notions. On peut dire que la plupart de ses créations dégagent des
contraintes d'appartenance elle défend ses concepts et exige une pratique
et une forme de recherche singulière. Elle insère des signes ou des
symboles qui en seraient caractéristiques. Cette manière de créer, de
concevoir est une sorte de souci de soi et de contrariété.
L‟expérience de Fatma Charfi dévoile une démarche nouvelle. En effet, à
travers sa créature singulière « Abrouc » révélé au public tunisien en
1993, et dont la naissance et l’évolution constituent un vrai cycle
mythologique moderne.

56
http://www.galeriehelenelamarque.com/catalogue_sahli.pdf
57
http://www.galeriehelenelamarque.com/catalogue_sahli.pdf

112
Fatma charfi, Rouge, Blanc, Noir
détail, 2002.

« Abrouc » est l‟image de quelqu'un de malin, d'insolent, c‟est une


créature à la fois archaïque et moderne à caractère universel. Fatma Charfi
décide d'en faire l'élément symbolique et mythique de son travail. Elle se
sert de la capacité exceptionnelle d'Abrouc à se métamorphoser, à se
transformer, à s'adapter, à se tortiller, à se rabattre, à s'enrouler, se
développer, à réaliser toutes sortes de mouvements. Il apparaît, il disparaît,
il s‟agence et se met en scène avec tous les éléments et les objets.
« Abrouc », cette créature légère, fragile mais en même temps tenace. Elle
est troublante, hilarante, angoissante, caricaturale, désagréable, peut être
convertie et manipulée à l'infini. Elle est souvent prise entre contrainte et
autonomie dans les différentes mises en scène. En effet, cette démarche et
ce processus créatif personnel au niveau du concept, des techniques,
supportent les préoccupations de l'artiste et sa profonde réflexion sur le
lieu, l'homme, la vie, la mort et la société contemporaine.

« Propose de tisser un fil transparent de plusieurs kilométres fait dans du


film alimentaire où circulent les "Abérics", formes métaphoriques de
l'homme ravalé au rang d'insecte, à qui Fatma Charfi donne vie par un lien
fort et interactif avec la réalité »58.

58
http://tunisartcontemporain.com/artiste/index.htm

113
En effet, l‟artiste réfléchit le lieu, le concept, l‟espace et le temps. Tout est
calculé, tout est fondamental. Son souci essentiel c‟est comment
transmettre sa contrariété, son émotion à travers son œuvre.

Fatma CHARFI - Installation Réseaux Abérics

Il est essentiel que les artistes, parmi d‟autres et avec d‟autres,


s‟exténuent à réfléchir la question de l‟identité, se manifestent également à
travers l‟expérience de Feriel Lakhdar, son travail est axé sur la
possibilité de retranscrire ses préoccupations, ses aspirations
contemporaines à travers ses personnages féminins provocants, ses
figures attirent le regard, ils suscitent toujours la réflexion. Elle parvient
ainsi, à travers son art, à interroger l‟être, et sa primauté sur le paraître. Sa
réflexion consiste à décaler l‟approche pour permettre à chacun de penser.
Elle veut représenter les femmes dans leur dimension sociale et mondaine.
Elle crée des figures enveloppantes et surprenantes, à rondeurs plaisantes
et à la sensualité proclamée. Elle donne ainsi à voir la femme tunisienne
avec délicatesse et humour. Toujours à la recherche du surprenant, elle
dépasse les attentes du spectateur, l‟objet fragile se déforme et se
transforme au gré de son imagination. Son sens de la composition et son
regard manipulé accentue sa démarche provocatrice, elle récupère toujours
une ampleur difforme ou ludique, ce qui lui permet de poser, avec humour,
des questions essentielles.

114
Feriel Lakhdar, Sans titre, technique mixte sur toile, 80*80 cm, 2008

Ses sujets sont toujours critiquant, exaltant ou caricaturant. Engagée, elle


s‟exprime à travers son univers, soulevant à chaque fois une nouvelle
interrogation. Son œuvre est basée essentiellement sur la représentation des
femmes dans la société moderne et contemporaine, particulièrement les
femmes tunisiennes. Dans ses peintures, ainsi que ses sculptures, elle
représente des femmes voluptueuses aux formes généreuses, symbolisant la
force et l'autonomisation des femmes dans la société.

115
Feriel Lakhdar, Sans titre, technique mixte sur toile, 200*150cm, 2008

En pénétrant l‟univers d‟Insaf Saada, on est saisi par un tourbillon de


matières solides inscrites dans un cercle dont le centre nous échappe. On
voit une multitude de cercles se former, s'élargir, se détruire, se démolir et
quelquefois s‟éclater. Elle invite le spectateur à entrer dans cette ronde, à
partager son inquiétude, son angoisse et donc univers si particulier.
Haifa Safta s‟attarde sur le travail d‟Insaf Saada en s‟exprimant :
S'abandonner dans le temps décousu, ce temps à jamais perdu et qui n'a pas
de lieu, à mille-lieux. Le retrouver par hasard, le re-co-(n) naître, en
recoudre les bribes, l'ancrer dans une toile sans écriture, dans une peinture
acharnée, décharnée, "née sous x", récit d'une chimère perdue…couleur
argent !59
Le problème de l‟identité semble occuper la place centrale et la
préoccupation fondamentale dans sa pratique. A travers son œuvre dévoile-

59
http://www.tunisartcontemporain.com/artiste/triksaa/saada/saada1.htm

116
t-elle un passé, une trace ? Évoquer très justement la problématique du
passé et de la trace comme concept essentiel. Prendre conscience que la
trace est un défi porté à l‟identité. A l‟intérieur de l‟espace, le spectateur se
trouve face à un espace hallucinant, saturé de symboles, de formes,
d‟objets, de matériaux, encombrant la vision qui se perd devant tant de
signes entremêlés, ambigus, à travers des symboles, remplissant
l‟atmosphère sous un éclairage agencé.

Insaf Saada. Moucharabieh, Peinture sur abaisse-langues, 100 x 230 cm

L‟artiste est passionnée des cénacles mystiques, des cercles sacrés et des
rondes magiques. Dans cette expérience rebelle, tout tourne autour du
cercle. Un monde spirituel, imprévisible, tournant et roulant là où on
l'attend le moins, se fondant dans les matières les plus diverses, résine,
métal découpé, se tissant d‟exagérations lumineuses, s‟ornant d'ors en
fusion. Sur des fonds noirs, elle trace avec son empreinte un territoire
distinctif, Insaf Saada se plaît à exposer cette multitude de cercles
fantastiques.
Le mouvement artistique tunisien s‟est amplifié et diversifié, grâce aux
conceptions des nouvelles tendances. L‟apport de la nouvelle génération a
été déterminant pour le renouvellement du langage plastique en Tunisie. La
consommation de la rupture avec l‟art miroir du monde et l‟avènement de
la subjectivité comme ressort essentiel de la création, offrent de nouvelles
possibilités à l‟imagination, et favorisent une multitude d‟expressions
qu‟un attachement excessif aux procédés et aux thématiques de la
génération précédente n‟aurait pas permises.

117
L‟histoire des arts plastiques en Tunisie, est habitée de nombreuses
expériences, de questionnements, de compositions et recompositions
diverses d'un patrimoine ouvert à la différence. La pratique artistique en
Tunisie reste, sans doute, un foyer riche de l'histoire pluricivilisationnelle
du pays et de l'apport culturel du patrimoine arabe.

118
Espaces, spatialité et création

119
L’architecture de la période de la Reconstruction :
entre mimétisme traditionnel et transposition
moderniste
Salma Gharbi Koubaa
Assistante à l‟UIK
Cet article se propose de caractériser l‟œuvre architecturale et urbaine de
la période de la reconstruction, un legs qu‟a connu la Tunisie à une période
donnée et dans un contexte spécifique, celui de l‟Après guerre. En effet,
cette architecture est distinctive vu son émergence dans un contexte
historique, économique et social caractéristique d‟une époque déterminante
dans l‟histoire de l‟architecture tunisienne, allant dans une première phase
de 1943 jusqu‟à 1947 puis poursuivie jusqu‟à l‟Indépendance en 1956. Il
fallait impérativement, suite aux bombardements et à l‟état critique auquel
était confronté le pays, reconstruire les villes tunisiennes, reloger la
population sinistrée et créer de nouvelles zones, qu‟elles soient
commerciales, industrielles, d‟éducation ou de plaisance. Dans cette
optique, l‟Etat fait appel à l‟architecte Bernard Zehrfuss pour établir un état
des lieux de la situation du pays et pour mettre en route un plan d‟action,
visant la mise en place d‟études urbaines et architecturales pour
reconstruire le pays. Zehrfuss rassembla, pour cela, plusieurs architectes
dont Jason Kyriacopoulos, Jacques Marmey, Jean Le Couteur et plusieurs
autres. L‟intérêt de l‟équipe d‟architectes reconstructeurs à offrir une
architecture consciencieuse de son environnement et de son usager, est très
explicite dans leurs discours. En effet, l‟équipe de Zehrfuss, même si issue
d‟une formation académique à l‟école des Beaux-arts de Paris, prônait
parfaitement les idéaux du mouvement moderne, notamment ceux de Le
Corbusier, en essayant d‟appliquer dans plusieurs cas, les recommandations
de la Chartes d‟Athènes et en s‟intéressant aux éléments générateurs de
l‟ambiance, tels que la lumière, l‟air et le son. Ainsi, nous remarquons dans
l‟œuvre de la Reconstruction, en plus de cette vague de modernité, un
mimétisme, né du paysage architectural présent sur le territoire qu‟il soit au
nord ou sud du pays. Certains parlent d‟une architecture « tunisienne », qui
porte l‟identité ou les caractéristiques propres aux éléments architecturaux
locaux. Il s‟agit d‟une architecture blanche, pure, sans ornementation,
exécutée avec les matériaux disponibles comme les moellons, les briques
creuses, le plâtre, la chaux hydraulique ou grasse, et la main d‟œuvre
tunisienne, experte dans les techniques de constructions locales qui sont
rapides et peu coûteuses dans leur mise en œuvre. Quelles sont les
caractéristiques ainsi de cette architecture née dans un contexte

120
spatiotemporel spécifique ? Et d‟ou tire-t-elle son cadre référentiel faisant
d‟elle une œuvre particulière?

Contexte de l’édification de cette production architecturale et urbaine


Pour énoncer brièvement l‟histoire de la Tunisie, nous pouvons dire
qu‟avant l‟établissement du Protectorat français en 1881, la Tunisie était
gouvernée par une monarchie héréditaire celle des beys Husseinites depuis
1705 qui fut précédée par les beys Mouradites arrivés après la conquête
turque et le règne de l‟Empire Ottoman. La Deuxième Guerre Mondiale,
quant à elle, n‟a pas épargné la Tunisie, un pays colonisé par la France et
principalement visé par les bombardements vu son emplacement
stratégique. Ces opérations étaient brèves mais destructrices, s‟étalant sur
six mois depuis novembre 1942 jusqu‟à sa libération en mai 1943. Les
dégâts dans les villes étaient considérables mais diversement répartis. «A
Tunis seul le quartier du port avait été sérieusement éprouvé, Bizerte était
à peu près anéantie, Sousse et Sfax étaient très démolies » (Dhouib
Morabito, 2010). Les dommages matériels étaient colossaux, mais les
dommages causés à la population furent les plus pénibles. Les sinistrés se
trouvaient dans une position dégradante. En effet, seuls les propriétaires
des biens et des immeubles pouvaient être indemnisés, les locataires par
contre, se trouvaient dans l‟obligation de réparer les logements
endommagés et pillés à leurs frais. Cette situation était alarmante, il fallait
non seulement reloger cette population et trouver des solutions rapides à la
manière de reconstruire de nouveaux logements mais aussi à faire évoluer
le pays, son infrastructure et ses équipements.

Figure 1: immeuble détruit pendant la guerre

121
L’équipe « reconstructrice » : Genèse, formation et influences
Roger Gromand60 était convaincu que les villes ne pouvaient plus être
dessinées par les ingénieurs. En effet, l‟urbanisme tunisois était laissé entre les
mains des ingénieurs des travaux publics coloniaux, chargés jusqu‟à la Seconde
Guerre Mondiale de dessiner les plans d‟aménagement qui étaient établis sans
précision en offrant ainsi « un urbanisme de laisser-faire, sans imagination et
sans idées »61 (Culot & Thiveaud, 1995). De ce fait, il commença par embaucher
une équipe de jeunes architectes faisant partie de l‟administration municipale et
de l‟urbanisme créé par le décret du 15 juillet 1943 qui devient le 3 février 1944
une sous direction de l‟administration municipale et de l‟urbanisme. L‟équipe
était constituée de six architectes, il fallait vu l‟ampleur du travail à faire,
organiser et coordonner tous les services appelés à participer à la construction et
la Reconstruction. Ainsi fut crée au sein du même département, le commissariat
à l‟urbanisme, à l‟habitat et au tourisme le 22 mars 1945 qui aboutit le 21
novembre 1946, à la création d‟un nouveau commissariat, celui de la
reconstruction et du logement qui deviendra après le Ministère de l‟Urbanisme
et de l‟Habitat. Ainsi commença, le travail de cette jeune équipe d‟architectes,
une équipe enthousiaste qui a su faire de cette production architecturale une
œuvre à part entière.
Ces architectes reconstructeurs, sous l‟égide du secrétaire général Gromand,
jouirent d‟une grande liberté ayant influencé le processus de production
architecturale pendant ces quatre années. Ainsi le premier maillon de l‟équipe de
la Reconstruction est l‟architecte Bernard Zehrfuss, Grand Prix de Rome en
1939, qui fut sollicité par René Mayer, ministre des travaux publics, une fois
arrivé à Alger pour une mission auprès de la Résidence pour étudier les
problèmes de la reconstruction tunisienne. «René Mayer, secrétaire aux
communications au commandement en chef civil et militaire de l’Afrique du
Nord, constatant l’arrivée de Bernard Zehrfuss à Alger, lui confia une mission
d’enquête générale sur les questions d’urbanisme en Tunisie entre le 28 mai et
le 27 août 1943, qui devait se terminer par la remise d’un rapport dans un délai
de trois mois» (Dhouib Morabito, 2010). La mission donnée à Zehrfuss était de
préparer un rapport se composant de deux volets, le premier est un volet de
diagnostic relatif à l‟évolution des tracés des agglomérations tunisiennes
commentés avec des aperçus et des schémas de données essentielles, historiques,
géologiques, climatologiques, démographiques, sanitaires et économiques. Le
deuxième est un volet de réflexion où il expliquait les solutions qu‟il proposait
face aux problèmes rencontrés en se basant sur des croquis explicatifs. Le
rapport devait être remis à la direction des travaux publics. C‟est ainsi que
Bernard Zehrfuss atterrit en Tunisie en mai 1943 et y resta pour quelques

60
Roger Gromand était le secrétaire général au gouvernement tunisien et l‟ancien contrôleur civil au Maroc

122
années. Après la réalisation de cette étude et l‟imprégnation du pays, « le
général Mast, résident général à Tunis, lui confiera la direction d’un atelier
d’architecture et d’urbanisme chargé d’établir les plans des principales villes
du pays, parmi lesquelles Bizerte, Tunis et Sfax et de surveiller leur réalisation»
(Desmoulins, 2008). La première tâche de Zehrfuss, vu l‟ampleur du travail à
faire, était de constituer une équipe d‟architectes ayant le sens du travail en
groupe et capable d‟assurer toutes les missions auxquelles ils seront amenés à y
répondre. Ainsi, la convention du 1er septembre 1943 signée entre Bernard
Zehrfuss et Roger Gromand concerne les architectes suivant : Jean Drieu La
Rochelle, Jacques Marmey, Roger Dianoux, Michel Deloge et Jean-Pierre
Ventre. En octobre 1944, deux architectes intégraient l‟équipe : Lu Van Nhieu,
seul recruté parmi ceux exerçant en Tunisie, et Jason Kyriacopoulos. En mai
1945, François Jerrold signa un contrat avec l‟administration se chargeant d‟une
mission d‟urbanisme de 4 mois avec le titre d‟urbaniste conseil de la région de
Tunis. Son recrutement était lié aux problèmes soulevés par l‟établissement du
plan de Tunis dont l‟étude était confiée en février 1944 à Michel Deloge. Le 19
mai 1945 furent recrutés, Etienne Laingui et Jean Le Couteur comme architectes
régionaux de Sfax et de Bizerte.

Figure 2: Organisation des services d'architecture et d'urbanisme de


Tunisie de 1943 à 1947 (Zehrfuss, Etudes et réalisations d'architecture et
d'urbanisme faites en Tunisie, 1948), source : Architecture d’Aujourd’hui
N°20
Le service d‟architecture et d‟urbanisme fonctionnait comme un atelier où les
hommes de l‟art avaient les mêmes convictions et les mêmes idéologies. En
effet, la plupart des architectes de cette équipe ont eu leur formation à l‟école
des Beaux Arts à Paris. Bernard Zehrfuss, Armand Demenais, Jean Auproux,
Jacques Marmey et Paul Herbé étaient formés dans l‟atelier d‟Emmanuel
Pontrémoli, Jason Kyriacopoulos et Jean Drieu La Rochelle ont étudié dans
l‟atelier Gromort et Michael Patout et Jean-Pierre Ventre, quant à eux, dans
l‟atelier de RogerŔHenri Expert. Jean le Couteur, en revanche a eu sa formation
dans un premier temps dans l‟atelier régional de Rennes puis dans l‟atelier
d‟Eugène Beaudouin, l‟un des précurseurs du mouvement moderne, à Marseille.
Il énonce « avec Perret tout était régulier… codifié, par contre j’ai beaucoup

123
aimé Beaudouin, il vous ouvrait des fenêtres, il vous racontait des histoires, il ne
nous imposait pas son architecture… quand on fait un relevé, on le dessinait de
suite et ça, c’est formidable, cela a été un enseignement intéressant » (Couteur,
2003). Même si la formation académique reçue s‟intégra dans du pur
classicisme, on leur enseignait « la liberté, liberté de penser, liberté de
développer leur propre personnalité » (Folliasson, 1999). Ces élèves retinrent de
cette formation trois grands principes :
- « L’enseignement du dessin d’architecture et celui de la composition
- La possibilité de se familiariser avec la maîtrise d’œuvre et de savoir
orienter et diriger une équipe
- la liberté du choix d’expression » (Folliasson, 1999)
Une fois la formation académique terminée, Bernard Zehrfuss fut rattaché à
l‟armée, où on l‟envoya au Liban puis démobilisé et renvoyé par la suite à
Marseille où il retrouva sa famille et son ancienne famille de l‟école des Beaux
Arts à savoir Eugène Beaudouin, qui le prenais comme assistant au sein de son
atelier, et d‟autres comme Auproux, Brodovitch, Chauffeney, Le Couteur,
Margaritis. Ces derniers l‟invitèrent à les rejoindre dans un village abandonné
pour former ainsi une communauté d‟artistes, connus sous le nom de « groupe
d’Oppède ». Zehrfuss passe deux années dans cette communauté « comme le
chef reconnu et incontesté » (Hir, 2001), une équipe, constituée en 1942, par une
quarantaine de membres, « architectes, peintres, sculpteurs, célibataires ou
familles avec enfants. S'installeront aussi à Oppède des musiciens, et même un
facteur d'orgue » (Hir, 2001). Loin des tumultes de la guerre et de l‟occupation,
cette équipe œuvrait à la réalisation de projets d'aménagement de zones de
loisirs, de rénovation de maisons, et des projets artistiques portés par la
communauté. Elle devient en quelque sorte une annexe de l‟école régionale des
Beaux-arts de Marseille où les étudiants déposaient leurs travaux. Oppède est
considéré comme le « lieu où s'expriment tous les possibles, dans des ébauches
qui témoignent d'une très grande liberté, telle que peut se la permettre une
architecture pensée comme dessin, quand ne viennent pas la brider les
contraintes d'une réalisation concrète » (Hir, 2001). Mais la plupart de cette
production ne restera malheureusement que sur les papiers et dans les cartons,
« Les créations artistiques qui voient le jour restent des œuvres individuelles,
aux styles variés ». Cette expérience reste fructueuse au niveau des rencontres
faites et du travail d‟équipe multidisciplinaire. Parmi ces rencontres, nous citons
celle faite avec les artistes du surréalisme, à savoir le dramaturge Arthur
Adamov, le peintre Marcel Duchamp ou l‟écrivain René Char. Le Surréalisme
étant un mouvement littéraire, culturel et artistique développé au 20e siècle
défini par André Breton comme un « automatisme psychique pur, par lequel on
se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre
manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence
124
de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation
esthétique ou morale » (Breton, 1988). Cette rencontre avec les artistes
surréalistes marqua forcément l‟équipe des architectes d‟Oppède, de cette part
de sensibilité62 que doit à la fois, éprouver un architecte et concevoir avec dans
son œuvre.
Plusieurs recherches sur l‟architecture de la période de la Reconstruction
tunisienne étaient fondées sur un aspect spécifique de cette œuvre, celle alliant
tradition et modernité. Sous cette apparence, la production de l‟équipe était
guidée par une volonté de produire une image architecturale qui s‟inscrit dans
l‟environnement existant pour créer une homogénéité avec le style local. Ainsi
les influences dans cette production, étaient des influences locales imprégnées
de visites faites sur le territoire tunisien allant du nord vers le sud. Une partie du
paysage architectural, fut ainsi une alliance équilibrée entre le moderne à travers
les volumes et les formes pures, déniant toute ornementation, et le traditionnel,
mettant en œuvre des éléments architectoniques allant de la voûte, à la coupole
et en passant par l‟arc.63
Bien que leur formation à l‟Ecole des Beaux Arts fût une formation
académique, cette équipe d‟architectes n‟était pas insensible aux courants
révolutionnaires de la scène architecturale en France à savoir le Mouvement
Moderne et ses idées directrices de la Chartes d‟Athènes. « Ces architectes ont
des idéaux de l’architecture moderne. Ils croient à l’influence du climat sur
l’architecture, à l’authenticité de l’expression constructive, à la sincérité des
volumes simples et dépourvus d’ornement, à l’organisation régulière et
rationnelle des ensembles. » (Dhouib Morabito, 2010).

Le style architectural de la Reconstruction


L‟œuvre de la Reconstruction est caractérisée par un nouveau langage
transposé depuis l‟Architecture Internationale vers l‟architecture tunisienne
locale. En effet, l‟architecture en Tunisie a connu plusieurs courants ou styles
architecturaux à savoir, l‟Art nouveau (1900) avec son ornementation et ses
motifs floraux avec le garde-corps des balcons en fer forgé. Le Néo-classique
avec ses compositions symétriques et ses proportions raisonnées avec une
décoration beaucoup plus sobre se basant sur les pilastres et les corniches ou
encore le néo-mauresque, édifié par la colonie française mais imprégné de

63
Parmi les recherches faites dans ce sens, nous citons le mémoire de mastère de Narjess Abdelghani, « La place
de l’arc, de la voûte et du claustra dans l’architecture de la reconstruction », l‟article de Charlotte JELIDI,
« hybridités architecturales en Tunisie et au Maroc au temps des protectorats : orientalisme, régionalisme et
méditerranéisme » , « Rationalisme et tradition » de Marc Breitman, « The architects of the « Perchoir » and the
Modernism of Postwar Reconstruction in Tunisia » de Béchir Kenzari

125
l‟architecture arabo-musulmane à travers les arcades, les coupoles, la
« guennaria »…

Figure 3: Théâtre municipal de Figure 4: Hôtel Majestic,


Tunis, architecte: Jean Emile Architecte Paul Baron (style Néo-
Resplandy (style Art nouveau), classique), Source: http://mutual-
Source: http://mutual- heritage.crevilles-
heritage.crevilles- dev.org/tunis/items/show/36
dev.org/tunis/items/show/9

Toutefois, en parallèle, poursuivait sa prolifération, dans l‟autre rive de la


méditerrané, un style dénaturé de toute ornementation, prônant un langage où il
n‟y a lieu qu‟aux volumes purs, aux lignes continues appelé le Mouvement
Moderne. Ce langage a été transposé dans l‟architecture locale tunisienne par
l‟équipe de Zehrfuss en alliant, dans une large panoplie de projets, cette
modernité naissante à la tradition architecturale des éléments phares tels que les
arcs, les arcades et les voutes. Charlotte Jelidi cite : « Du second XXe siècle aux
années 1910 se développe un éclectisme orientalisant, puis au cours des années
1920-1930 c’est un régionalisme maghrébin qui fait son apparition à la
demande des autorités. Et enfin, après la Seconde Guerre mondiale, une
nouvelle forme d’hybridation architecturale voit le jour, inscrite
symboliquement et a posteriori par ses créateurs dans le Mouvement Moderne »
(Jelidi). Ainsi les principales spécificités de cette architecture, est le jeu savant
entre volumes, surfaces et couleur donnant résultat à une œuvre simpliste,
épurée et sobre. Ainsi plusieurs édifices ont vu le jour, qu‟ils soient de
l‟équipement ; comme des écoles, des hôpitaux, des marchés, des abattoirs, des

126
ministères…du résidentiel : comme les habitations individuelles et les logements
collectifs.

Le mimétisme traditionnel
Bernard Zehrfuss avait comme mission, dès le début de sa mise en place sur le
sol tunisien, d‟établir un rapport sur un état des lieux de tout ce qui caractérise
l‟architecture et l‟urbanisme de la Tunisie. De ce fait, cette mission lui a permit
de parcourir tout le territoire, du nord au sud et de découvrir les spécificités
locales qui caractérisent l‟architecture vernaculaire tunisienne. Il cite « il suffit
d’entrer dans la Grande Mosquée de Kairouan pour atteindre le sommet de cet
art dont l’Islam a doté le monde méditerranéen. Mais, si ce monument est l’un
des plus purs, combien d’autres séduisent par leurs proportions harmonieuses.
Gabès et son architecture sur pilotis de troncs de palmiers ; Hergla, ville des
pêcheries avec son marabout et son cimetière qui descend vers la mer, les
mosquées de Djerba au volume simple, aux dimensions exactes. Toute cette
architecture est vivante, humaine et son échelle exacte» (Zehrfuss, Annales de
l'Iinstitut Technique du Bâtiment et des Travaux Publics: la construction en
Tunisie, 1950). Ainsi cette identité dans l‟architecture locale tunisienne était
pour Zehrfuss, un point essentiel à mettre en valeur et à surtout explorer dans les
futures conceptions de l‟équipe.

Figure 5: Mosquée de Kairouan, Figure 6: Mosquée à Djerba, photo


photo prise par Zehrfuss, Source: prise par Zehrfuss, Source :
(Zehrfuss, Annales de l'Iinstitut (Zehrfuss, Annales de l'Iinstitut
Technique du Bâtiment et des Technique du Bâtiment et des
Travaux Publics: la construction en Travaux Publics: la construction en
Tunisie, 1950) Tunisie, 1950)

Ainsi fut créée une architecture « tunisienne » qui porte l‟identité ou les
caractéristiques propres aux éléments architecturaux locaux, mais souvent
décrite comme « absolument pas régionale » (Jelidi), « dans la mesure où la
127
plupart des édifices construits au nord, ressemblent sensiblement à ceux du
sud ». Il s‟agit d‟une architecture pure, sans ornementation, exécutée par les
matériaux disponibles comme les moellons, les briques creuses, le plâtre, la
chaux hydraulique ou grasse, et la main d‟œuvre tunisienne, experte dans les
techniques de constructions locales qui sont rapides et peu couteuses dans leur
mise en œuvre. Plusieurs bâtiments témoignent de cette part de tradition. Nous
citons dans ce qui suit les plus significatifs :
La maison minima
Dans le style traditionnel, la principale conceptualisation réalisée par Zehrfuss
et Kyriacopoulos, reste la Maison Minima. Il s‟agit d‟une maison constituée de
cellule-type (cuisine-séjour-alcôve), qui peut être composée pour former : une,
deux, trois ou quatre pièces disposées à la fin autour d‟un patio. Cette même
cellule peut servir de base à des compositions telles que des marchés, des écoles,
des dispensaires… C‟est une habitation réduite à sa simple expression et
exécutée par les matériaux disponibles comme le pisé, toub, pierres tufeuses,
pierres calcaires, briques grossièrement cuites ou séchées au soleil, pierres plates
pour la couverture et les branches d‟oliviers et de palmiers. Cette conception
prend comme repère référentiel l‟architecture du « Dar » et du « Menzel »
Djerbien. Claudius-Petit affirme : « C’est à Djerba qu’il faut aller chercher la
leçon d’architecture ; des volumes simples, de dimensions humaines, une
fantaisie qui ne se désarme pas font des menzels comme des mosquées- si
proches des hommes- les témoins de ce que vaut une tradition qui ne perd pas la
mesure » (Petit, 1948).

Figure 7: Présentation de la maison Minima par Maxime Rolland dans la revue Architecture d'Aujourd'hui n°20 de
1948

128
Les écoles
Dont les principales furent : l‟école type 2 classes à Nakta (architectes : Zehrfuss, Drieu et
Kyriacopoulos), édifiée aussi en 25 petits centres ruraux différents.

L‟école type 2 classes est composée


principalement de deux grandes salles
de classe couvertes de trois voutes
chacune. Ces deux salles donnent sur
une galerie en portiques couverte
quant à elle par des voutes croisées.
De part et d‟autres des deux salles, on
trouve deux salles communes,
chambres (dortoirs), cuisines et
toilettes.
Figure 8: Dossier graphique de l'école type 2 classes; Source:
l'Architecture d'Aujourd'hui n°20

L‟école type 8 classes est dessinée par


Zehrfuss et Kyriacopoulos dans une
configuration en L. l‟entrée aux salles
disposées en bande, donne directement
sur une galerie surmenée de voûtes
croisées. L‟entrée principale de l‟école
se fait par un porche marqué d‟une
coupole donnant sur un vestibule
offrant l‟accès à la galerie. Ce système
d‟entrée se réfère à l‟entrée en chicane
de l‟architecture traditionnelle.
Figure 9: Ecole type 8 classes à Ferryville,
Zehrfuss et kyriacopoulos, Source: Architecture
d'Aujourd'hui n°20

Figure 11: École de formation professionnelle,


place du Mouton, Tunis, architectes: Zehrfuss
Kyriacopoulos
Figure 10: Ecole De Porto Farina, architecte: Paul Herbé

129
Les marchés et les boutiques
Les marchés édifiés était traités dans une configuration en souks, comprenant
des boutiques. Ils étaient construits en maçonnerie et couverts de voutes en
berceaux, voutes d‟arêtes et coupoles suivant la technique traditionnelle. Les
principaux marchés édifiés sont :
- Le marché aux poissons à Bizerte, par Jean Pierre-ventre
- Le marché couvert de Sidi Bouzid, par Bernard Zehrfuss, Jean Drieu et
Jason Kyriacopoulos
- Le marché couvert à Bou-Arada par J. Cohen et Assous
- Le marché couvert de Bizerte Zarzouna par Bernard Zehrfuss, Drieu La
Rochelle et Jason Kyriacopoulos

Figure 12: Marché couvert Sidi Bouzid, architectes:


Zehrfuss, Drieu et Kyriacopoulos, source : Fonds Figure 13: Plan du marché couvert de Sidi Bouzid,
Zehrfuss, disponible sur: source : l'Architecture d'Aujourd'hui n°20
http://archiwebture.citechaillot.fr/fonds/FRAPN02_ZEH
RF

La transposition moderniste et fonctionnaliste


En plus du paysage architectural créé à partir du langage vernaculaire, il y a eu à cette
époque, un nouvel air de modernité en contraste total avec les styles connus autrefois, prônant
une expression de lignes épurées, de volumes simples. Cette expression architecturale, à
caractère moderne, dénie toute ornementation et superflus au niveau des façades en offrant en
revanche, la meilleure fonctionnalité possible entre les espaces intérieurs, les accès et mettant
en valeur les espaces extérieurs et les espaces verts. Plusieurs équipements et logements
collectifs ont été édifiés selon ce langage, nous citons :
Les hôpitaux
Parmi les principales réalisations, on retrouve la Cité Hospitalière de Tunis conçue par
Bernard Zehrfuss avec les systèmes combinant « système bloc en hauteur américain » et
«système pavillonnaire sans étage » (Zehrfuss, Cité Hospitalière de Tunis, 1948) avec un réel
soin dans l‟étude de la circulation et les liaisons entre les différents pavillons. L‟hôpital de
BizerteŔZarzouna conçu par Paul Herbé, est implanté à proximité des bois de pins, « dans une
excellente orientation qui tient compte du soleil et du régime des vents. L’utilisation des
pentes de Ben-Negro, dans le parti architectural volontairement simple, donne au

130
déroulement des activités de cet hôpital un sentiment de naturel et de logique » (Herbé, 1948).
Les architectes de la Reconstruction accordaient de l‟importance au choix des terrains sur
lesquels ils allaient édifier leur projets selon la fonction. Ils étudiaient la manière avec laquelle
ils allaient l‟implanter en tenant compte du relief, de l‟orientation, des vents dominants…
Figure 14: 1951-1954. Cité Hospitalière Habib
Thameur et Centre ophtalmologique, Tunis, Source
: Fonds Zehrfuss, disponible sur :
http://archiwebture.citechaillot.fr/fonds/FRAPN02_
ZEHRF

A part les projets de la Santé publique, plusieurs autres projets s‟intégraient dans le Style
Moderne et Fonctionnaliste, nous citons :

Les équipements scolaires


Le collège Franco-musulman Sadiki à Khaznadar par B. Zehrfuss, conçu dans une
composition moins rigide et dissymétrique. Toute la construction est en béton armé apparent
avec des éléments préfabriqués tels que les allèges et brise-soleil.

Figure 15 : Collège Sadiki, B. Zehrfuss, Source : Architecture Figure 16 : Plan d'ensemble du collège,
d'Aujourd'hui n°60 Source : Architecture d’Aujourd’hui n°60

Autre équipement public


Immeuble de la Direction des Services de Sécurité à Tunis (actuellement Ministère de
l‟Intérieur) : la conception de cet édifice par les trois architectes, Zehrfuss, Glorieux et
Kyriacopoulos, s‟est faite de manière à dégager deux principaux blocs de huit et trois étages
pour les services administratifs et judiciaires, reliés par un bloc de trois étages comprenant les
garages et les services généraux. Les circulations ont été conçues de manière à séparer le
public, du personnel et du détenu. Le bâtiment a été aussi conçu selon plusieurs trames : la
première, de type structurelle, est carrée de 5m10 de côté dont certaines parties apparentes sur
la façade ont été coulées avec du gravion choisi de teinte blanche et laisées brutes de
décoffrage et bouchardées. Sur la façade, et à partir du 2ème étage, apparait une trame de 1m70
avec un remplissage constitué d‟éléments en béton armé préfabriqué de 3m20 de hauteur.

131
Figure 17: Immeuble de la Direction des Services
de Sécurité à Tunis, Zehrfuss, Glorieux-Monfred
et Kyriacopoulos, Source : Architecture
d’Aujourd’hui n°60

Les architectes voulaient explorer les visées de l‟architecture moderne. Ils concevaient
des bâtiments dont l‟expression était bien prononcée avec des lignes verticales et horizontales
bien prononcées, des volumes distincts avec un jeu de hauteur entre les blocs, un dégagement
de la circulation verticale sur les façades. Ceci était faisable surtout dans le cas où il y avait la
possibilité d‟utiliser les matériaux adéquats comme le béton, l‟acier ou les éléments
préfabriqués à partir de détails dessinés par les architectes et qui donnaient à la façade un
certain rythme et une certaine linéarité. Dans le cas contraire, ils privilégiaient l‟utilisation des
techniques traditionnelles qui s‟appuyaient sur l‟utilisation d‟une main d‟œuvre experte dans
l‟exécution des voutes, des arcs ou des coupoles. La contrainte économique, le paysage
architectural traditionnel mais aussi l‟idéalisme et le savoir faire de cette équipe de la
Reconstruction a offert pendant cette période, une diversité incontestable dans la production
architecturale et ce sur tout le territoire tunisien.

Conclusion
La production architecturale de la période de la Reconstruction d‟Après-guerre tunisienne est
une alliance entre modernisme et tradition : un modernisme transposé depuis l‟architecture
internationale avec un langage usant des idéaux du mouvement moderne, alternant lignes et
volumes épurés et une tradition « tunisienne » prenant comme référence l‟environnement et le
climat, les traditions et les usages, les matériaux et les techniques de construction locaux.
Cette œuvre « hybride », « métisse » ou « croisée » a donné lieu à une architecture
« tunisienne » qui s‟inscrit parfaitement dans le paysage méditerranéen unissant la couleur
blanche à l‟épuration des volumes et au mouvement du à l‟utilisation de l‟arc, de la voute ou
de la coupole, au jeu d‟ombre et de lumière naissant du claustra et à l‟échelle humaine de tout
le bâti et qui a su trouver son équilibre dans un lieu et un contexte spécifique, celui de la
Tunisie d‟Après-guerre. Cette production architecturale peut être, de nos jours, référentielle,
dans le sens où elle propose un équilibre et une belle alliance entre l‟architecture arabo-
musulmane locale et l‟architecture contemporaine du paysage international.

132
Bibliographie

"l'Avenir". (5 janvier 1946). Extrême détresse des populations sinistrées de Tunis. Dans les quartiers
de la mort. L'avenir de la Tunisie .

Breton, A. (1988). Œuvres complètes I. Éditions Gallimard.

Couteur, J. L. (2003). Entretien avec Jean Le Couteur. (Attalah, Intervieweur)

Desmoulins, C. (2008). Bernard Zehrfuss. Paris: éditions du patrimoine, centre des monuments
nationaux.

Dhouib Morabito, H. (2010, janvier 29). La reconstruction en Tunisie de 1943 à 1947. Paris: thèse de
doctorat Université Paris I Panthéon-Sorbonne.

Folliasson, M. (1999). Notice sur la vie et les travaux de m. bernard zehrfuss (1911-1996). Dans I. D.
-ARTS (Éd.).

Herbé, P. (1948). hôpital de Bizerte-Zarzouna. Architecture d'Aujourd'hui

Hir, G. L. (2001). À propos d’Oppède de Consuelo de Saint-Exupéry. Études littéraires , 33 (2), pp.
125-144.

Jelidi, C. Hybridites architecturales en tunisie et au maroc au temps des protectorats :. Dans


Architectures du Maghreb IXe-XXe siècle.

Petit, C. (1948). Bilan. Architecture d'Aujourd'hui (20).

Zehrfuss, B. (1950, Juin). Annales de l'institut technique du bâtiment et des travaux publics: la
construction en Tunisie. Architecture et Urbanisme (5)

Zehrfuss, B. (1948). Cité hospitalière de Tunis. Architecture d'Aujourd'hui (20).

Zehrfuss, B. (1948, octobre). Etudes et réalisations d'architecture et d'urbanisme faites en Tunisie.


Architecture d'Aujourd'hui (20)

Table des illustrations :

Figure 1: Immeuble détruit pendant la guerre __________________________________________ 121


Figure 2: Organisation des services d'architecture et d'urbanisme de Tunisie de 1943 à 1947 (Zehrfuss,
Etudes et réalisations d'architecture et d'urbanisme faites en Tunisie, 1948), source : Architecture
d'Aujoud'hui N°20 _______________________________________________________________ 123
Figure 3: Théâtre municipal de Tunis, architecte: Jean Emile Resplandy (style Art nouveau), Source:
http://mutual-heritage.crevilles-dev.org/tunis/items/show/9 _______________________________ 126
Figure 4: Hôtel Majestic, Architecte Paul Baron (style Néo-classique), Source: http://mutual-
heritage.crevilles-dev.org/tunis/items/show/36 _________________________________________ 126
Figure 5: Mosquée de Kairouan, photo prise par Zehrfuss, Source : (Zehrfuss, Annales de l'Iinstitut
Technique du Bâtiment et des Travaux Publics: la construction en Tunisie, 1950) _____________ 127
Figure 6: Mosquée à Djerba, photo prise par Zehrfuss, Source : (Zehrfuss, Annales de l'Iinstitut
Technique du Bâtiment et des Travaux Publics: la construction en Tunisie, 1950) _____________ 127
Figure 7: Présentation de la maison Minima par Maxime Rolland dans la revue Architecture
d'Aujourd'hui n°20 de 1948 ________________________________________________________ 128
Figure 8: Dossier graphique de l'école type 2 classes; Source: l'Architecture d'Aujourd'hui n°20 __ 129

133
Figure 9: Ecole type 8 classes à Ferryville, Zehrfuss et kyriacopoulos, Source: Architecture
d'Aujourd'hui n°20 ______________________________________________________________ 129
Figure 10: Ecole De Porto Farina, architecte : Paul Herbé _______________________________ 129
Figure 11: École de formation professionnelle, place du Mouton, Tunis, architectes : Zehrfuss
Kyriacopoulos __________________________________________________________________ 129
Figure 12: Marché couvert Sidi Bouzid, architectes: Zehrfuss, Drieu et Kyriacopoulos, source : Fonds
Zehrfuss, disponible sur: http://archiwebture.citechaillot.fr/fonds/FRAPN02_ZEHRF __________ 130
Figure 13: Plan du marché couvert de Sidi Bouzid, source : l'Architecture d'Aujourd'hui n°20 ___ 130
Figure 14: 1951-1954. Cité Hospitalière Habib Thameur et Centre ophtalmologique, Tunis, Source :
Fonds Zehrfuss, disponible sur : http://archiwebture.citechaillot.fr/fonds/FRAPN02_ZEHRF ____ 131
Figure 15 : Collège Sadiki, B. Zehrfuss, Source : Architecture d'Aujourd'hui n°60 _____________ 131
Figure 16 : Plan d'ensemble du collège, Source : Architecture d‟Aujourd‟hui n°60 ____________ 131
Figure 17: Immeuble de la Direction des Services de Sécurité à Tunis, Zehrfuss, Glorieux-Monfred et
Kyriacopoulos, Source : Architecture d‟Aujourd‟hui n°60 ________________________________ 132

134
P[e/a]nser le traumatique à travers ses lieux

« Il y a une barbarie nécessaire, à savoir que,


pour inventer,
il faut prendre le risque de mettre en question la tradition et la culture. »

JACQUES DERRIDA

De la neutralité des lieux ?

On soutient souvent que l‟architecture est un langage et que toute architecture raconte une
histoire, parfois sensée, parfois « absurde », parfois aussi n‟est lisible qu‟à travers le discours
de son créateur qui tente de lui injecter un sens qu‟elle contredit, ou même s‟en indispose. Ces
architectures tentent souvent de se rendre visibles, distinctes, refléter dans leur seules
présence la signature de leur créateur, indépendamment de toute autre considération ; car,
certains pensent que si le pari technique est réussi, si le parti esthétique est rehaussé, si cette
signature est reconnaissable, vendable, exportable et, paradoxalement, imitable, alors, peu
importe si elle s‟implante au Brésil, en Afrique du Sud, à Chicago, New York, Montréal,
Berlin ou Dubaï ! Plus encore, ces architectures, pour qu‟elles puissent devenir exportables,
s‟implanter facilement dans un paysage urbain qui ne leur est pas destiné de prime abord et
seoir aux particularités géographiques et culturelles des milles-lieux qui les accueillent, sont
ces mêmes architectures qui doivent se proclamer apatrides, dégagées de toute connotation
géographique ou culturelle. Des architectures sans dieu ni lieu, en somme, qui vont se
concevoir et se perpétrer à partir de caractéristiques stylistiques et formelles codées, unanimes
et unifiées et présentées comme traits d‟un mouvement architectural reconnaissable,
reproductible et internationalisé.
Ce qui est arrivé après la Deuxième Guerre mondiale est l‟exemple le plus saillant de ladite
diffusion architecturale64, dans le sens où l‟Architecture Moderne qui voit son apogée avec
l‟expansion du Style International, est devenue par ce dernier ubiquitaire, reléguant au second
plan et les particularités géographiques et les spécificités culturelles.
Malgré tout, et dans un certain sens c‟est compréhensible, si l‟on considère qu‟après le chaos
de cet-après-guerre, l‟urgence de reconstruire les cités détruites s‟imposait dans une prise en
compte immédiate des nouveaux projets sociaux et des conditions économiques auxquelles
cette architecture répondaient efficacement. Vu d‟un autre angle, c‟est également légitime si
l‟on voit qu‟à la réalité bouleversée, aux conflits qui ont secoué le monde entier Ŕ et qui ont
fait voir à quel point les intérêts des uns et des autres, les cultures des uns et des autres, les
individualismes des uns et des autres, ont pu générer des conflits aussi dévastateurs Ŕ à ce réel
insensé, obscur, confus et décousu, s‟imposait un ordre unificateur : Au projet social et face

64
Non que ça ne s‟est jamais produit auparavant, mais le développement fulgurant de l‟industrie et les larges
mouvements d‟urbanisation qui se sont entamés dès la fin du XIXe siècle, ont activement participé à la diffusion
du mouvement moderne partout dans le monde.

135
aux problèmes posés par l‟intense transformation urbaine, s‟ajointe un projet esthétique
précis : Purifier, uniformiser, standardiser pour instaurer l‟ordre et le système, le paradigme
universel où l‟axialité, la centralité et l‟orthogonalité seront le dogme et une pensée, traduiront
dans un langage à elle, l‟exacerbation de l‟architecture et le « déni » d‟une réalité, une réalité
refoulée, en quelque sorte.
Néanmoins, et malgré l‟acceptation qui fait d‟elle une application rigoureuse et totalisante des
principes constructifs de l‟ingénierie chez Le Corbusier par exemple, ou ceux relevant d‟un
géométrisme austère comme chez le Bauhaus, ou conceptualisant des valeurs réductives de
l‟utilitarisme ou du fonctionnalisme, l‟Architecture Moderne et dans l‟aboutissement du style
International, est une réaffirmation de la dimension symbolique de l‟architecture. Car en un
sens qui n‟est toujours pas lisible (reconnu mais ignoré) ou qui n‟est pas toujours lisible
(littéralement), l‟architecture est toujours cette « chambre d‟écho » à la fois gigantesque et
finement articulée où l‟essentiel de ce qui nous arrive trouve ses résonances. »65.

Elle est « aussi l‟activité qui a résisté le plus farouchement à la reconnaissance de cette
dispersion première, ontologique, en édifiant des forteresses contre le dehors, des monuments
à la tyrannie et des temples aux dieux. »66. A cette dispersion première, s‟ajoute celle
qu‟installa la guerre où des cités entières furent rasées, oblitérant du même coup toute
confiance dans les valeurs des Lumières. Face au tableau sombre que peignèrent deux guerres
finissantes, l‟omniprésence du style unique dans le parachèvement de ses formes et sa
consécration, peut donc être lue comme une riposte au désordre, aux discordances qui ont
secoué le monde en ce XXe siècle. Cette réalité aseptisée reproduite dans des formes pures,
des volumes simples et lisses, sans ornement, sans référence culturelle ou historique, sans
connotation à l‟espace géographique, à une appartenance quelconque, ethnique, religieuse ou
autre67…etc. est cette même réalité niée car inassimilée. Comme elle a trouvé sa traduction Ŕ
ou devrions-nous dire sa négation dans l‟objectivation de son idéal Ŕ dans cet art,
apparemment silencieux, qu‟est l‟architecture, elle a maintenu au cachot Ŕ ou si l‟on suit les
leçons freudiennes, au seuil de l‟antichambre Ŕ un événement qui est passé pendant trop
longtemps par des médiums autres que l‟architectural. Nous dirions même, qu‟après une sur-
médiatisation qui a suivi l‟après deuxième Guerre Mondiale, (avec principalement le procès
de Nuremberg qui fit découvrir au monde une réalité d‟une atrocité inégalable, avec la
littérature et les témoignages qui fusèrent dans tous les sens, avec cet « on savait pas » qui
laissa place à « on en sait trop… »), nous dirions que suite à cette profusion médiatique,
s‟installa un silence qui coupa très précipitamment, ou trop tard peut-être, un cordon trop
visible, trop dur pour qu‟il soit coupé en tout cas!
L‟on s‟est questionné dès lors, et dans un contexte où la pluralité des approches disqualifiait
celle totalisante d‟un style souvent critiqué pour son puritanisme, sur ce que pourrait, encore,
dire l‟architecture, et comment le dirait-elle quand elle ne peut plus cacher un mal-être
derrière des façades lisses et des volumes purs, quand elle re-prend à nouveaux frais la
problématique du lieu, éprouve la mémoire des lieux et délinée les lieux de mémoire à l‟aune
d‟une pensée qui déconstruit les idéaux et impose une critique sévère aux fondements de la
métaphysique et à leur représentation suprême, éminemment architecturale et
architectonique !

65
Benoît Goetz, La dislocation : Architecture et philosophie, Les Editions de la Passion, 2001, p. 16
66
Ibid., p. 30
67
Mais se référant à présent aux nouveaux Dieux du capital.

136
Dans cette veine, et gorgés de la philosophie déconstructive de Derrida, Peter Eisenman,
architecte américain, et Daniel Libeskind, architecte polonais68 tous deux juifs (et l‟on se
demande si c‟est un hasard ?) n‟omettent pas de questionner d‟abord la neutralité
moderniste et un refus de l‟architecture à prendre position où Libeskind, le plus engagé d‟eux
deux, nous dit, réfutant le retranchement de l‟architecture, que « Mies Van Der Rohe, Walter
Gropius et les autres grands maîtres du modernisme soutiennent qu‟un édifice devrait
présenter au monde un visage neutre. Une telle philosophie est un peu surannée à mon goût.
De la neutralité ? Après les cataclysmes politiques, culturels et spirituels qui ont marqué le
XXe siècle, peut-on vraiment aspirer à une réalité aseptisée ? A-t-on sincèrement envie de
s‟entourer de bâtiments ternes et sans âme ? Ou préférons-nous affronter nos histoires, les
complexités et les désordres de la réalité qui est la nôtre, nos émotions les plus pures, afin
d‟inventer une architecture pour le XXIe siècle ? »69

Les lieux neutralisés


Les Deux Guerres se terminent sur le spectacle affligeant d‟un monde en ruines, où « des
bâtiments ternes et sans âme » prennent peu à peu la place de ceux que ces guerres finissent
par raser, complètement. Trop peu nombreux sont les territoires qui ont échappé à cette
destruction. Les Etats-Unis par exemple, territoire relativement épargné, voient affluer les
millions de migrants, notamment les heimatlos70, qui échappèrent à la persécution nazie et à la
Guerre, trouvant dans l‟Amérique un terrain fertile à la diffusion de leurs idées, notamment
pour les leaders du Bauhaus. Mais ce contexte de fin de guerre fut aussi un important
déclencheur de la prolifération du mémorial partout dans le monde : en effet, aussi violente et
destructrice soit-elle, une catastrophe naturelle infligerait beaucoup moins de douleur qu‟une
autre causée par l‟homme. Cette dernière laisse derrière elle un goût amer et consternant
amplifié par le fait que l‟agresseur, la cause de ces malheurs et de ce traumatisme
soit…humain. Ses effets retentissent sur celui qui la subit mais aussi sur celui qui l‟amène à
prendre lieu, et ses causes, aussi justifiées soient-elles Ŕ quoiqu‟injustifiables sous aucune
figure Ŕ restent incompréhensibles et abyssales. Les pertes humaines et matérielles furent
tellement importantes qu‟une sensibilité aigue se développa autour de l‟idée du devoir de
mémoire. Le mémorial prit alors une dimension importante dans le processus de
reconnaissance et de consolation des traumatismes de guerre. Les formes varièrent mais le
dessein fut le même ; de l‟obélisque à la plaque commémorative à la statue et passant par les
stèles ; rendre hommage aux victimes et honorer les morts est resté l‟objectif de tout
monument mémoriel.

Mais que construire après Auschwitz ? Quel monument saurait rendre compte de l‟indicible,
quelle architecture pourrait figurer l‟ineffable ? À ce degré zéro de conscience,
d‟intelligibilité, de tolérance, mais aussi d‟histoire et de mémoire, où une nation s‟ampute et
ampute ses homologues de plus de six millions de leurs populations, effaçant de la mémoire
du monde toute trace de leur existence, que saurait être un monument à cette absence ?

Le réveil douloureux de l‟après chute du Mur et la réunification des deux Allemagnes, a


réveillé autant de maux tus et enfouis. Le débat sur le trauma qui s‟est particulièrement
intensifié en Allemagne, plus qu‟ailleurs, a ouvert la polémique sur les possibilités de
68
Naturalisé Américain
69
Daniel Libeskind, Construire le Futur : d’une enfance polonaise à la Freedom Tower, Editions Albin Michel,
2005, p. 22
70
Un terme qui qualifie un Allemand exilé, notamment pour fuir le nazisme.

137
réconciliation et a permis au « fleuve du récit de couler » devant une opinion publique
incrédule. La réalité de la Shoah, le paradigme Auschwitz, ne pouvaient passer sans une
reconnaissance de leur dimension traumatisante. Ce qu‟entama l‟Allemagne donc au XXème
siècle ne peut être lu que dans l‟envie de colmater une blessure et de remédier à un tort qui a
tâché pour longtemps son histoire et qui se répercute sur son présent. L‟approche ne fut pas
anodine et s‟arma d‟une stratégie bien rodée ; elle s‟est inscrite dans la perspective de
reconstruction du pays et a mis l‟accent sur l‟instauration et la mise en œuvre d‟une
architecture expérimentale qui fit de la capitale le haut-lieu d‟une approche innovante et
audacieuse qui ne se limitait pas à réitérer des formes mais travaillait surtout à édifier une
nouvelle identité à la ville, loin de son passé accablant. Le défi consistait aussi à allier
l‟ancien et le nouveau, en sauvegardant le tissu historique de la ville. Pour ce, et dès les
années 1980, plus de huit cents architectes prirent part à la reconstruction de la capitale. Des
projets révolutionnaires et des noms notoires. Mais le révolutionnaire d‟un architecte
déconstructiviste n‟est pas le même que celui d‟un moderniste ou postmoderniste. « Ainsi,
nous dit Libeskind, parler d‟architecture (ou parler de Berlin et de la situation contemporaine),
c‟est parler du paradigme de l‟irrationnel. […] les travaux les plus représentatifs de l‟esprit
contemporain proviennent de l‟irrationnel, alors que ce qui prédomine dans le monde, ce qui
domine et souvent tue, se fait toujours au nom de la Raison. L‟irrationnel en tant que non-
commencement de ce projet [le Musée Juif de Berlin (désormais MJB)] a été mon point de
départ. »71

Cet irrationnel est jusqu‟aux bouts manifeste dans les œuvres de Peter Eisenman Ŕ l‟architecte
du Mémorial des Juifs Assassinés d‟Europe, Berlin (désormais MJAEB) Ŕ aussi. Mais c‟est
dans son antonymie même que se manifeste l‟exacerbation de l‟architecte : la pureté
moderniste, l‟ordonnance, la fonctionnalité, le rationalisme excessif, l‟idéal unitaire et
anthropocentrique,…etc. des notions qui ne peuvent plus enclore ni figurer le « sujet post-
nucléaire » ; un sujet fragmenté, décentré, multiple et tourmenté que les formes architecturales
traditionnelles ne peuvent plus représenter.

Au final donc, et quand quelques années plutôt le débat portait sur la légitimité d‟une
représentation de l‟expérience traumatique des survivants, les préoccupations depuis quelque
temps se sont tournées, étrangement, vers l‟étude de l‟intensité et des moyens pour
l‟utilisation du traumatique dans la transmission de la mémoire de l‟holocauste aux
générations futures. Paradoxalement, l‟Etat Allemand travaille hardiment à propulser sa
capitale au rang du « plus grand centre de recherche et de formation sur l‟histoire et la culture
du judaïsme germanophone. »72

La déconstruction : « permis de construire » du traumatique


« Ils auraient pu ne jamais avoir lieu. ».
Tels Derrida décrit ses rapports avec l‟architecture (Madrid, 1997). Avant cette date,
beaucoup d‟autres rencontres ont eu lieu soulignant soit implicitement soit explicitement que
« dans la déconstruction […] l‟appel à l‟architecture était nécessaire 73 ». Derrida qui s‟est
toujours décrit comme étranger à l‟architecture et surpris qu‟on ait fait appel à lui, un

71
Daniel Libeskind in, Jacques Derrida, Les Arts de l‟Espace : écrits et interventions sur l‟architecture, Editions
de la Différence, Paris, 2015, p. 141
72
Clemens Beek, Daniel Libeskind et le musée juif de Berlin, Jaron Verlag, 2011, p. 59
73
Jacques Derrida, « Déconstruction Ŕ architecture. Table ronde de Madrid », 1977, in Les Arts de l’Espace.

138
philosophe, pour la réalisation d‟un projet architectural74, est aussi celui qui manifesta un
intérêt inconditionnel pour cette discipline.
L‟architecture des années 80/90 s‟ajuste donc à la déconstruction en philosophie, non dans
une approche parallèle et mimique mais plutôt sous la forme d‟une complémentarité et une
étendue de l‟acte. En se proclamant comme courant détracteur du modernisme et du
postmodernisme, le déconstructivisme, qui revendique ses origines philosophiques, remet les
fondements de l‟architecture en question. Bannière d‟une avant-garde, la déconstruction se
décline sous des expressions ambiguës de fragmentations, de superpositions en couches, de
décortication et de mise en place d‟une réquisition des présupposés métaphysiques et de tous
genres de centrismes. Ce questionnement ébranlant des fondements philosophiques, seyait
également à une pensée architecturale révolutionnaire qui s‟asphyxiait sous des mastodontes
de verre et d‟acier qui formaient système en s‟internationalisant de plus en plus et en
homogénéisant davantage que l‟architectonique.
Partant, et face à l‟urgence de repenser l‟architecture et de re-problématiser son telos, re-
considérer son topos, les mêmes soucis des fondements se transposèrent d‟un contexte, à
priori purement linguistique, fond-amentalement philosophique, pour le fond-démantèlement
des systèmes qui dans l‟unicité doctrinale qu‟ils prophétisent et prolifèrent, estompent bien les
singularités. Ainsi, les architectures expérimentales de ces mêmes années sont sensiblement
en dé-phasage par rapport à un canon esthétique bien installé depuis les premières décennies
du XXe siècle. Elles le sont encore plus avec toute forme « rationnelle » de représentation.
Elles problématisent l‟approche architecturale à la lumière des enseignements
déconstructionnistes et découvrent dans l‟approche derridienne un autrement du faire. Eu
égard de ce glissement de champ, Derrida stipule que malgré la négativité du mot, « la
déconstruction, […] est une critique non pas de ce que la construction construit mais de ce qui
rassemble ; il ne s‟agissait pas de détruire la construction, mais de mettre en question le motif
totalisateur, la synchronie atemporelle de la structure, du système. »75.

Il ajoute qu‟« une des choses qui [l‟]‟intéressait le plus dans ces architectures différentes
qu‟on rassemble abusivement sous le nom de « déconstructivisme », c‟était, d‟une part, un
nouveau rapport au langage, même au langage parlé ; habituellement, on conçoit
l‟architecture comme un art silencieux, un monument ne parle pas, c‟est de la pierre, du
verre…, monument étranger à la discursivité langagière. Or ces architectes-là se sont
beaucoup intéressés au langage, à la parole, à la littérature, et ont essayé d‟inscrire cette
référence au langage dans les constructions. »76

Suivant une méthode propre à elle, donc, mais adjacente, l‟architecture déconstructiviste
explore les aspects refoulés ou explicitement celés par une subversion des paramètres de
conception du projet et une décristallisation du vocabulaire de l‟architecture traditionnelle. Le
questionnement des formes est semblable à celui effectué par la déconstruction se prenant à
un texte littéraire. Largement inspiré des travaux de S. Freud sur le langage (faire remonter en
surface les troubles cachés de l‟inconscient de la personne interrogée pour pouvoir analyser
son mal-être), J. Derrida fait parler le texte littéraire pour que ce dernier puisse aussi dévoiler
les sujets éludés et livrer les idées refoulées par l‟auteur pour aboutir, par le biais d‟une
argumentation convaincante et bâtie, à déjouer la logique et la cohérence du texte en question.
Pour Derrida, en effet, aucune théorie n‟est absolument vraie, logique ou incontestable. Son

74
Il s‟agit du Parc de La Villette avec Bernard Tschumi et Peter Eisenman. 1985
75
, Derrida, op.cit. p. 347
76
Ibid.

139
travail fait amplement interpeller le lecteur en l‟impliquant dans son jeu déconstructif par la
juxtaposition ( dans certains de ses écrits) de deux textes différents sur deux pages accolées,
où le jeu de comparaison effectué par le lecteur fait germer chez ce dernier des mécanismes
de reconstitution d‟une pensée autre que celle à laquelle aboutirait la lecture simple de ce
même texte.
En architecture, l‟architecte procède de la même façon que tout concepteur, tout créateur.
Mais rarement comme un philosophe. Quand le philosophe est pénétré par ce flux de pensée
universelle qui agit en lui tel « une espèce de monologue intérieur », et qu‟il prélève de ce
flux qui le traverse et qu‟il traverse ce que sera considéré comme apte à fonder le concept,
l‟artiste, fils de son époque et son produit, s‟imbibe de l‟essaim d‟idées, de pensées, de
préoccupations, de maux, d‟appréhensions, de philosophies, de systèmes qui vont agir comme
un levier à la création artistique. Pour le philosophe, c‟est la prédisposition au discernement, à
l‟analyse, à la critique qui va contribuer à la formation de sa vision synthétique et plus tard à
la formation d‟une pensée conceptuelle. Quand l‟artiste, doté d‟une réceptivité particulière et
d‟une vision sensible du monde qui l‟entoure, ou d‟un aveuglement77 nécessaire, va agir
comme une peau perméable, spongieuse, ajourée qui va humer l‟atmosphère particulière qui
l‟enveloppe, les faits saillants de son époque, les événements décisifs, pour les laisser macérer
en lui et se retranscrire dans l‟œuvre. Dans ces conditions, nous affirmons à la suite de
Derrida que « ce qui caractérise notre époque architecturale ne peut pas ne pas avoir
enregistré l‟événement de la Deuxième Guerre mondiale. Cela se marque […] chez des gens
comme Libeskind ; […] on ne va pas construire un Musée Juif de Berlin comme on
construirait un autre monument, avec les normes d‟un temple harmonieux, habitable. Il faut
construire un lieu inhabitable […]. Il s‟agissait donc, pour Libeskind, d‟accorder une
architecture à cet événement destiné à effacer les noms, et naturellement, une architecture qui
ne soit pas une injure à cet événement ne pouvait pas ressembler à une architecture gréco-
chrétienne, ce n‟était pas possible. Je pense donc qu‟il y a, dans l‟architecture
déconstructiviste, quelque chose qui n‟était pas possible avant la Deuxième Guerre
mondiale. »78

Par ailleurs, Jacques Derrida, vers qui se réfèrent nombre d‟artistes et d‟architectes
déconstructivistes, a remarqué que beaucoup d‟entre eux étaient juifs, notamment Libeskind
et Eisenman. Il se dit lui-même incapable de pouvoir « interpréter ce phénomène » car il y a
plusieurs voies d‟interprétation qui éclaireraient le recours à ce mouvement dans l‟expression
d‟une pensée architecturale. Derrida propose donc, que l‟une de ces voies « serait de se référer
à une tradition judaïque qui privilégie l‟écriture, la trace, la surimpression, la
surindétermination des couches graphiques, etc., le motif de l‟écriture comme motif juif,
talmudique, cabalistique, et, bien sûr, il y a chez Eisenman des références de type théologique
de l‟absence, de Dieu qui se cache la face comme Dieu juste, etc. »79 si cette voie
d‟interprétation est possible, elle est aussi problématique, car elle restreindrait la pensée
déconstructiviste à une pensée juive de l‟architecture, à une architecture juive en somme.
Derrida en vient qu‟on « peut suivre cette voie-là et se demander si une architecture juive,
comme architecture non représentative, n‟est pas en conflit avec une tradition grecque ou
chrétienne de l‟architecture »80.

77
Selon l‟idée développée par Derrida dans, Jacques Derrida, Musée du Louvre, Mémoires d’aveugle :
l’autoportrait et autres ruines, Réunion des musées nationaux, 1990
78
Jacques Derrida, Les Arts de l‟Espace, p.p. 357.358
79
Ibid.
80
Ibid.

140
S‟il serait difficile à ce moment-là de concevoir un mémorial de la Shoah comme on
concevrait une cathédrale, comment le sera-t-il alors ?

*Eisenman : la ville, un palimpseste


Tout comme beaucoup d‟architectes déconstructivistes, P. Eisenman accorde une importance
primordiale au site qui se présente pour lui comme un texte. Les caractéristiques du site et la
signification du lieu sont le lieu d‟une transtextualité. L‟accumulation « fictive » des traces du
passé, de ce fait, n‟est pas ignorée et participe au contraire à la considération du site comme
un « palimpseste ». L‟espace de la ville, comme celui du texte, devient un espace de transfert
et de mise en scène d‟une présence au monde. Il devient, au même titre que l‟objet construit
ou l‟œuvre d‟art, une projection et une construction mentale dotés d‟une dimension
significative qui est lisible si regardée à la lumière de leur constitution dans un contexte
particulier d‟événements majeurs qui passent par une construction/destruction/reconstruction
dans un mouvement continu de donner sens à la ville.
C‟est, ayant égard de ces considérations, que des architectes comme Eisenman pensent la ville
comme palimpseste81 où toute trace, ou même toute absence de trace dans un lieu connoté,
devient un outil dans la conceptualisation de l‟œuvre. L‟architecte pense ses projets et
l‟interrelation avec le site dans l‟intention de mettre en œuvre une lecture métonymique de
l‟architextualité ou de ce que Genette définirait dans Palimpsestes, comme une transtextualité
« ou transcendance textuelle du texte, qu‟ [il] définissait déjà […] par « tout ce qui le met en
relation, manifeste ou secrète, avec d‟autres textes ».82 Ces autres textes qui ont travaillé
Eisenman lors de sa conceptualisation de cette œuvre, et qui l‟ont aussi fait travailler, sont très
étroitement liés à un contexte historique et politique dont la lecture n‟aurait pu être effective si
l‟on omet de dire qu‟à ses références s‟ajouteraient des penseurs comme Noam Chomsky ou
Nietzsche !

Pour le MJAEB, le choix du site fut d‟une importance particulière dans l‟aboutissement à
cette représentation de l‟Holocauste. Eisenman a voulu que son mémorial soit le lieu de cette
transcendance, un lieu qui inciterait à la réflexion, un lieu de silence, aussi silencieux qu‟un
prisonnier à Auschwitz, disait-il. Le défi consistait à créer cette sculpture géante, au centre de
Berlin, surplombée par la porte de Brandebourg et le Reichstag, emblèmes de la ville. Un lieu
où le visiteur, déambulant seul, entre en conflit avec la mémoire et subit l‟épreuve du souvenir
dans une abstraction déconcertante de l‟événement. Le silence forcé qu‟il subit le place face à
l‟interrogation ; d‟abord de l‟intention de l‟architecte : qu‟a voulu dire l‟architecte de ce
mémorial ? Ensuite face à l‟événement : est-ce ceci ce que ressentirait un prisonnier dans un
camp d‟extermination ? L‟isolement ? L‟angoisse, le traumatisme ? La recherche et l‟attente
de la sortie dans ce décor froid et patibulaire ?

Plus de 26 millions d‟euros pour une mer de ciment, donc, et presque 17 ans pour que ce
projet voie le jour. S‟étendant sur un terrain de plus de 19 000 m2, 2711 stèles gisent au cœur
de Berlin, diablement égales, 95 centimètres de largeur, 2,38 mètres de longueur chacune,

81
Palimpseste: (du latin palimpsestus, du grec palimpsêston) ; Parchemin dont la première écriture, grattée ou
lavée, a fait place à un nouveau texte. http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/palimpseste/57417
« Dans la critique littéraire moderne (cf. Genette, Palimpsestes), ce terme désigne la transtextualité, c‟est-à-dire
tout ce qui met un texte en relation avec d‟autres textes. L‟idée est que les couches inférieures du texte
transparaissent en filigrane. » http://www.etudes-litteraires.com/figures-de-style/palimpseste.php
82
Genette Gérard, Palimpsestes, La littérature au second degré, Editions du Seuil, 1982, p. I

141
espacées d‟exactement 95 centimètres les unes des autres, juste ce qu‟il faut pour laisser
passer une seule personne à la fois. Néanmoins, les hauteurs attribuées aux stèles varient, elles
(de 20 centimètres à 4 mètres). L‟enjeu technique consistait à concevoir un champ de stèles
sur une surface ondulée, visuellement mouvante, permettant de loin une perception de la
totalité du champ. N‟ayant pas d‟entrée principale, pas de point de départ, ni point d‟arrivée,
le visiteur déambule ainsi à sa guise entre les stèles grises, froides, habité par une impression
de vide. L‟enjeu architectural lui, consistait à créer à travers l‟orthogonalité des stèles, une
sensation d‟isolement et d‟aliénation semblables à ce qu‟avaient ressenti les Juifs dans les
camps de déportation. La parfaite organisation du champ, d‟après Eisenman, est une allusion
au crime parfaitement organisé et industrialisé qu‟a mis en place Hitler pour venir à bout de
plus de 40 % de la population juive mondiale.

Sous ce vide d‟un gris anthracite, se loge un centre d‟information, quatre salles en tout, aux
noms évocateurs, dont la réalisation fut confiée à Dagmar Von Wilcken.

Partant, si la proposition de l‟architecte juif Peter Eisenman a été retenue parmi les centaines
de projets, c‟est entre autres à cause du fait que son monument n‟endosserait pas le costume
du monument national ; il proposerait en fait, une interrogation et inciterait le visiteur à la
réflexion sur ce crime perpétré par l‟Etat. L‟emplacement de ce mémorial a fait, de ce fait,
l‟objet de beaucoup de controverses : placé sur les ruines de bâtiments dépendant de la
chancellerie hitlérienne et surplombant le bunker de Joseph Goebbels, les stèles de ciment se
dressent comme des pierres tombales, colmatant à jamais une triste page de l‟histoire de
l‟Allemagne. Elles rappellent dans leur alignement les baraquements des camps, les trains de
déportation, les rails du sens unique, du point de non-retour vers les portes d‟Auschwitz, elles
ressemblent à ces wagons, sinistres, inquiétants, aux files interminables, rangées et entassées
des déportés. Des stèles au nombre qui semble vouloir chiffrer celui des valises, les piles de
valises, ...on est loin du compte ! Elles évoquent des masses, des masses de tout, de semblants
de couches dans un dortoir de chimère, des masses de corps empilés…

L‟iniquité des stèles retrace la ségrégation et l‟injustice vécues au sein de ce régime despote,
elles s‟élèvent, inégales, telles des notes muettes, certaines plus soutenues que d‟autres,
soufflant leur malheur… La lourdeur des masses, matérielle et visuelle dégage une charge
sémantique qui contraste avec la simplicité apparente de l‟œuvre. L‟organisation spatiale et
volumétrique reconstitue allégoriquement le monde des camps sans en être une
représentation. L‟image qui nous est donnée à voir est plutôt celle d‟une errance…

Eisenman a voulu retracer le crime, parfaitement organisé, infiniment industrialisé, où la


Solution finale fut appliquée à la perfection. Préméditée, organisée, exécutée, jusqu‟aux
moindres détails.

Au demeurant, la déambulation dans l‟œuvre d‟Eisenman pourrait nous révéler que pour
« lire » les constructions de l‟architecte, il faut au préalable les situer dans un cadre théorique,
dans un monde textocentrique - éclairé par les théories philosophiques de Derrida - avant de
les consigner à un site réel. L‟expérimentation du cube par cet architecte lui a fait comprendre
que cette forme a toujours traversé l‟architecture de la plus classique à la plus moderniste,
fortement commandée par un souci d‟élévation qui constitua pour longtemps un des
principaux fondements de l‟architecture. Le cube d‟Eisenman lui, n‟aspirait pas à ces idéaux,
l‟architecte voulait au contraire, creuser le site, le dénuder et l‟aborder autrement que pour y
faire empiler un cube sur l‟autre, s‟enfonçant sciemment dans une approche anti-idéaliste qui
vient contrer cette course vers le ciel prônée par le modernisme.

142
L‟approche d‟Eisenman s‟enchaina autour d‟un jeu subtil de dénivellations dans le dessein de
tracer une histoire et de relater une mémoire. Le cube excavé, le « el » d‟Eisenman invoque le
vide, une forme fragmentée, à moitié présente, ou plutôt, à moitié absente. Dépassant les
fondements de l‟humanisme, de l‟origine et de la présence, Eisenman propose une
architecture de l‟absence et ce à plus d‟un niveau. Outre son abord anticonformiste du site et
du cube, le cursus de l‟architecte pointe du doigt la notion classique du projet en architecture
en mettant en exergue un espace de transposition et de fantasme par la conception de projets
virtuels ou non réalisés où la maquette et le dessin renvoient à l‟alternative d‟un monde
imaginé, partiellement ouvert à la réalisation.

Si pour Eisenman, l‟exploration de la thématique de la mémoire et de l‟histoire à travers le


MJAEB ne donne pas de suite, Libeskind, lui, en fait un souci et un devoir.

*Libeskind : un architecte de l’épitaphe83

Pas étonnant que les œuvres de Libeskind soient aussi parlantes de leur époque et si pénétrées
de l‟histoire et de la mémoire des lieux si l‟on sait qu‟en amont ou en aval, il était toujours au
cœur des événements qui ont bouleversé le cours de l‟histoire de ces dernières décennies. Il
est d‟abord fils de rescapés de l‟Holocauste et comme il dit « nous sommes tous les enfants de
nos parents, et mon histoire de fils de rescapé de l‟Holocauste, rejaillit indéniablement sur
mon travail. De par ce que je suis, j‟ai été amené à réfléchir longuement à des notions telles
que le traumatisme et la mémoire. Non pas le traumatisme lié à une catastrophe individuelle,
que l‟on peut surmonter et guérir, mais celui qui implique l‟anéantissement d‟une
communauté entière et sa présence à la fois réelle et virtuelle. »84. Encore qu‟il vivait à Berlin
pour suivre la réalisation de son musée, lorsqu‟en novembre 1989, le Mur tombait, l‟amenant
à prendre part aux événements. Douze ans plus tard, le jour de l‟inauguration du Musée Juif,
un certain 11 septembre 2001, les deux tours jumelles furent réduites en cendre, l‟amenant
encore, à reconstruire, là où tout a été détruit. Abreuvé de la pensée déconstructiviste et des
théories avant-gardistes auxquelles il a consacré sa timide carrière de l‟avant MJB, Daniel
Libeskind s‟est mis un point d‟honneur à transcrire dans la pierre les maux de l‟humanité.

Ainsi, un projet comme le MJB, rencontra beaucoup plus de critiques que d‟acquiescements,
vu la prise de position franche et infléchie à laquelle tiendra Libeskind avant sa construction,
mais surtout tout au long de sa réalisation qui dura 12 ans. « Un projet comme celui-ci est
provocateur non seulement parce qu‟il comporte des angles étranges mais aussi parce qu‟il
enfreint plusieurs règles de construction » explique Libeskind à Derrida lors d‟une
discussion85 (1992) qui fait suite à leurs correspondances. Il ajoute qu‟il recherche
explicitement cette transgression « dans une ville qui va jusqu‟au bout de la transgression,
alors, seule la transgression offrirait l‟exemplarité… »86

83
Définie comme une « inscription sur un tombeau pour rappeler le souvenir d‟une personne morte… »,
L‟épitaphe est employée par nous pour rappeler la valeur mémorielle inhérente à l‟approche de Libeskind dans
une grande partie de ses travaux, où la symbolique de l‟acte architectural rejoint une symbolique de l‟inscription
d‟une mémoire en transmission, un geste qui relie constamment le passé à un avenir. L‟inscription est également
à regarder de la constatation qu‟ait faite l‟architecte lors de sa visite aux cimetières juifs d‟Allemagne, dont les
tombes sont restées à jamais vides, anonymes car inoccupées. Mais c‟est également à lire à la lumière de la
tradition talmudique, où l‟écriture prend une dimension particulière dans la perpétuation du souvenir.
84
Daniel Libeskind, Construire le Futur, p.21
85
Daniel Libeskind in Jacques Derrida, les Arts de l’Espace, p. 161
86
Ibid.

143
Dès son abord, cachée dans une ruelle et par la végétation, la parataxe87 forcée d‟un
Kollegienhaus, -fief de la Cour suprême prussienne de 1735- et d‟une zinguerie88
contemporaine, interpelle quiconque qui se tiendrait devant ce tandem improbable et défie sa
compréhension et sa conception du modèle muséal, du canon architectural et du sens de ce
geste rédempteur dans l‟âtre d‟un antisémitisme jusqu‟au-boutiste.
Dans sa biographie, Libeskind raconte sa rencontre avec le lieu, « un modeste terrain
poussiéreux, dit-il, qui accueillait à l‟occasion des cirques ambulants. Mes collègues, [cent
soixante cinq architectes de renommée internationale], photographiaient frénétiquement les
lieux, les cadrant sous tous les angles possibles ; moi par contre, je n‟ai pas pris un seul cliché,
car ce que j‟éprouvais à ce moment-là, aucune pellicule ne serait parvenue à le fixer. Tandis
que j‟arpentais le site, mes réflexions se portaient vers tout autre chose. Comment faire, me
demandais-je, pour saisir un passé si vital et si créateur, mais chargé en même temps de
laideur et de souffrance ? Comment étreindre d‟un seul geste les turbulences du passé et le
futur imprévisible, quand on n‟a à sa disposition que du verre et de l‟acier ? »89. C‟est sans
doute cette conscience de la gravité et l‟importance de la tâche, l‟impossibilité de traiter d‟un
espace aussi connoté, dans un lieu aussi emblématique, lourd d‟histoire, qui fut la scène de
violences et de destructions ineffables, ce lieu-même qui ne saurait être simplement un terrain
à bâtir, pense Libeskind, et surtout à Berlin, car pour lui, l‟histoire juive berlinoise, est un peu
en dessous du niveau du sol. Un projet qui ne nécessitait pas pour lui une documentation
particulière ni des prises de vues acharnées comme l‟ont fait les dizaines d‟architectes autour
de lui.
Nous ne sommes pas sans savoir qu‟« architecturer un espace, c‟est d‟abord bâtir une unité de
sens. Or cet acte de partage, de précision, ne devient véritablement architectural qu‟avec
l‟existence de la porte»90.

Dès lors, questionnons-nous : que serait un espace, et un espace muséal, sans porte, sans la
solennité de la porte et l‟immersion qu‟elle opère dans un espace aussi particulier que le
musée ? La réponse de Libeskind à ce propos est peu anodine :
Tout visiteur qui veut comprendre l‟histoire juive berlinoise, vieille de deux mille ans, devrait
traverser, pour accéder au MJB, l‟enceinte du bâtiment baroque. Ceci fait, ce n‟est pas des
escaliers qui le font monter noblement aux étages, mais un puits de béton brut qui transperce
sans aucune raison fonctionnelle, tous les étages du vieux bâtiment, et qui fait descendre le
visiteur vers les fondations du Kollegienhaus, par des escaliers sombres et étroits.
La neutralité d‟un geste architectural qui fait fonctionner un musée sur la présence d‟espaces
dont la fonctionnalité est absente, dont l‟accès est interdit, dont les escaliers qui font monter
aux espaces d‟exposition butent sur un mur blanc, dont les axes qui articulent toute la
circulation au sous-sol déstabilisent cette circulation-même en l‟entrecoupant et en la faisant
aboutir dans des tours sombres ou des jardins penchés et encerclés….etc. tous ces gestes sont
une transgression de cette neutralité ; d‟abord de celle que toute œuvre architecturale devrait
s‟en défaire pour signifier, ensuite celle plus symbolique : de sociétés qui se sont trop peu
battues pour s‟unir contre la dictature !
87
Procédé syntaxique consistant à juxtaposer des phrases (ou des mots) sans expliciter par un mot subordonnant
ou coordonnant le rapport de dépendance qui existe entre elles.
http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/parataxe/58040
88
Ensemble des éléments en zinc (ou revêtus de zinc) d'un bâtiment. (Dict. xxes.).
http://www.cnrtl.fr/definition/zinguerie
89
Daniel Libeskind, Construire le Futur, p. 13
90
Benoit Goetz, La Dislocation, p. 51

144
La neutralité des matériaux, devient aussi désuète car ils deviennent, autant que les formes, un
médium puissant de transmission et un actant discursif qui construit le récit de l‟œuvre. Dans
les deux œuvres, le MJB de Daniel Libeskind et le MJAEB de Peter Eisenman, les matériaux
utilisés sont aussi polémiques que le parti architectural.
Si Eisenman peint ses stèles avec un produit confectionné par la même société qui a pourvu
les chambres à gaz du Zyklon B, Libeskind lui, choisit de couvrir son musée d‟une peau de
zinc. Un matériau pauvre auquel les musées substituent ordinairement la noblesse des
marbres, la robustesse des pierres, le verbiage du verre ou, depuis quelques décennies, les
ressources du béton…etc., ce n‟est pas seulement pour résoudre une contrainte économique.
Libeskind s‟en explique : « en construisant le Musée Juif, je décidai de rendre hommage à ces
toits [les toits de Berlin sont recouverts d‟une couche de zinc], et j‟habillai le bâtiment de
minces couches de zinc. […] il se trouve beaucoup de gens pour dire que je commettais une
terrible erreur. C‟est trop fragile, prévinrent-ils ; ça bleuit. Justement ! Répondis-je. C‟est ce
que je veux : c‟est pour sa modestie que j‟aime ce matériau ; j‟aime la façon dont il s‟oxyde
lentement et semble disparaître. Je ne cherche pas un acier inoxydable qui conserve à jamais
son éclat. Je veux que le bâtiment se fonde dans la ville. Je veux que les fenêtres avec leurs
angles vifs et leurs formes nerveuses, ressortent de plus en plus à mesure que le bâtiment se
fera plus effacé. »…. « je tiens à ce que mes constructions aient une relation organique avec
l‟espace dans lequel elles vivent, qu‟elles se rattachent aux rues et aux bâtiments qui les
entourent Ŕ par les matériaux, l‟échelle, la couleur. »91

Les fenêtres dont parle l‟architecte, n‟en sont pas unes. Elles résultent du couplage des
adresses de personnes anonymes et célèbres, juives et non-juives, comme Paul Celan, Mies
van der Rohe, et d‟autres. Les motifs qui ont résulté de ces croisements sur la carte de Berlin,
sont aussi ceux qui ont donné cet aspect de zigzag à ce musée, une sorte d‟étoile de David,
déchiquetée, mais ont donné aussi ces stigmates sur la peau du bâtiment ! Ces fenêtres toutes
différentes et bizarres n‟offrent pas de vue concrète ou panoptique, comme tout le bâtiment
d‟ailleurs: elles sont l‟expression de l‟arrachement au dehors, elles se font plaies, entailles et
lésions. Des minces perçages qui zèbrent les parois, coupant de la sorte le paysage et nous
arrachant par moments, au récit de l‟espace intérieur, la vue qui s‟en émane se fait éloquente :
Loin de décrire des histoires mêlées où la réconciliation et le pardon semblent gagner du
terrain et estomper, ne serait-ce que peu, ce passé lourd en blessures, la vue donnée à voir et à
penser par ces encoches dresserait plutôt le paysage d‟une contradiction, d‟un tête-à-tête
sinistre et mystérieux entre ces deux bâtiments.

Concrètement, Libeskind ne puise pas ses références dans le répertoire des classiques. Les
représentations mentales qui habitent son œuvre dénotent la sensibilité singulière de
l‟architecte dont les connaissances musicales pourvoient les constructions d‟une dimension
poétique qui contraste avec le caractère habituellement rigide du bâti. S‟il a choisi de nommer
son œuvre Between the lines, et de le présenter sur les portées d‟un papier à musique, c‟est en
référence à l‟œuvre du célèbre compositeur Arnold Schönberg et plus exactement à son
livret inachevé « Moïse et Aron »92.

91
Daniel Libeskind, Construire le Futur, p. 258
92
Opéra en trois actes d'Arnold Schönberg (1954 [version concert] ; 1957 [version scénique], Hambourg,
Zurich). Livret d'Arnold Schönberg.
http://www.larousse.fr/encyclopedie/ehm/Mo%C3%AFse_et_Aaron/183439

145
Telle une note muette traduisant une partition inachevée, le cadre conceptuel dans lequel
Libeskind nous introduit, annonce d‟emblée les ruptures mélodiques, les changements de
tonalités, où des sons stridents, des échos, des dissonances ponctuent l‟espace et ce n‟est pas
une métaphore : le seul vide accessible, le vide de la mémoire est jonché de milliers de
visages en fer, dont les sons d‟entrechoquement interpellent déjà un visiteur par ces sonorités
angoissantes avant même qu‟il n‟y accède.

Du reste, tout le parcours se fait dans une narration fragmentaire affermie par les vides, des
blancs qui se font souvent obscurs. Ces vides inaccessibles donnent sens à l‟espace tout en
affirmant sa négation. Les transitions se font labyrinthiques et font perdre à celui qui les
arpente le fil du récit, un fil qui se contracte, se relâche et se déroule au fil du parcours. Les
« voids », comme les appelle notre architecte, sombres, froids, préservent la rupture et
instaurent le non-sens par la mise en avant d‟un dessein de confusion et de la préméditation
par l‟ouverture de l‟espace à l‟interprétation. Cette même interprétation doit se faire dans
l‟expérience de la confusion, de l’errance « le labyrinthe, c’est l’errance provoquée par une
multitude de choix à faire qui enfoncent le sujet toujours plus profondément dans la
confusion. »93. L‟espace du musée se fait équivoque, plus on tente de le saisir, plus il
s‟éloigne de l‟intellection ; il poinçonne inlassablement une présence d‟une hantise et d‟une
spectralité qui s‟imprègnent à même les murs de la bâtisse. D‟abord par une mise-en-corps
réelle des couplages d‟adresses, dont certaines furent relevées des archives des nazis, ensuite
de la spectralité effrayante des tombes vides dans les cimetières juifs de Berlin, des plaques
restées sans inscription, sans noms.

Ce projet est emblématique à plus d‟un niveau. L‟approche singulière de l‟architecte a fait
qu‟il soit visité vide, par plus de 350 000 personnes.
Pareilles approches se retrouvent dans toutes ses constructions, quoique moins traumatisantes
que l‟expérience du MJB. Du musée des Beaux-arts de Denver, au musée de la Guerre de
Manchester, également au musée de l‟Histoire Militaire à Dresde…etc., où chacune de ces
constructions nait d‟une réflexion pointue sur le site et tente de s‟y incorporer par une
compréhension aigue de ses caractéristiques et sa dimension symbolique. Si pour le MJB le
choix conceptuel s‟imposait de façon patente à Libeskind, compte tenu de la symbolique du
lieu et de la nature de l‟œuvre à réaliser ; une attention particulière au site reste intacte si l‟on
considère son approche dans les différentes œuvres qu‟il eut à réaliser. Sa villa « 18.36.54 » à
Connecticut, USA, (et pour citer une catégorie architecturale autre) est un exemple de son
architecture peu conventionnelle et « un tour-de-force » architectural comme il dit. Ce que
l‟on sait moins, c‟est qu‟elle a été conçue en s‟imprégnant de « l‟esprit du lieu » comme on
dit, en faisant parler l‟esprit des ancêtres de l‟Américain d‟aujourd‟hui, les Amérindiens qui
habitaient cette terre et dont les formes pointues de la construction de Libeskind et sa
conception en ruban, rappellent étrangement le tipi amérindien.
Avant son MJB, il proposait déjà deux projets à Berlin dont celui de City Edge (1987) et
l‟Oranienburg Competition for Sachsenhausen (1993). Les dialogues que ces projets
établissent avec les lieux sont si intenses, qu‟il propose pour le premier un pont qui enjambe
le Mur, quant au deuxième, destiné à le rendre habitable après avoir été un camp de
concentration, Libeskind propose de le noyer sous un lac.

Le lieu : un discours en construction

93
Bertrand Gervais, La Ligne Brisée. Logiques de l’imaginaire. Tome II. Montréal, Le
Quartanier, Collection Erres Essais, 2008. P. 33

146
Pour Eisenman comme pour Libeskind, la notion de projet reste éminemment celle qui se
rapporte à sa conceptualisation, à la dimension théorique qui permet d‟abord de bâtir ses axes
symboliques, et même si ça aboutit la plupart du temps à une architecture de papier, « paper
architecture », où les négociations entre le commanditaire et l‟architecte se trouvent dans des
impasses, ceci n‟altère en rien leur philosophie du projet architectural. Car cela confirme que
les notions et concepts qui font maintenir ensemble leurs formes déchiquetées, qui font tenir
une architecture qui ne jure que par les dé-, les dis-, est une architecture dont la violence et la
force conceptuelle qui l‟animent lui sont supérieures et inhérentes en même temps, dans la
mesure où elle tente continuellement de réconcilier ces tensions par et à travers une pensée
concrète et non seulement dans l‟application de schèmes discursifs.
Jacques Derrida le dit clairement à l‟aune d‟une propension aux décalquages, un phénomène
qui participe plus à la cristallisation d‟une mode qu‟à l‟établissement de nouvelles traditions
conceptuelles : « je crois qu‟en effet, une erreur que feraient les architectes qui se disent
déconstructionnistes consisterait à croire qu‟ils vont appliquer un discours philosophique à
l‟architecture. Une architecture qui serait simplement l‟application d‟un discours serait sans
intérêt et partout où les architectes s‟emploieraient à appliquer des schèmes théoriques ou
discursifs, c‟est sans intérêt. »94 Et Derrida d‟ajouter : « partout où ça prend cette forme
d‟application mécanique, de répétition stéréotypée d‟un discours déconstructiviste [ou autre],
ça sert de couverture idéologique »95 et qu‟il faut par conséquent être attentif aux enjeux de
tout acte architectural, aux enjeux économiques mais aussi politiques et idéologiques.
Car, et une fois engagé dans une voie quelconque, l‟architecte, aussi avant-gardiste soit-il,
aussi inventif et anticonformiste, aussi insoumis aux « injonctions politiques », c‟est aussi un
architecte qui va frayer la voie à une nouvelle conception et surtout à une nouvelle
conceptualisation du discours architectural, et cette voie a toujours un « inconscient politique,
[une] idéologie » qui appellent à une veille constante et à une vigilance qui questionneraient
en permanence et les motifs de ce discours et son telos.

94
Jacques Derrida, Les Arts de l’espace, p. 353
95
Ibid. p. p. 353.354

147
Bibliographie :

/Clemens Beek, Daniel Libeskind et le musée juif de Berlin, Jaron Verlag, 2011

/Jacques Derrida, Les Arts de l’Espace : écrits et interventions sur l’architecture, Editions de
la Différence, Paris, 2015

/Jacques Derrida, Musée du Louvre, Mémoires d’aveugle : l’autoportrait et autres ruines,


Réunion des musées nationaux, 1990

/Gérard Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Editions du Seuil, 1982

/Bertrand Gervais, La ligne brisée. Logiques de l’imaginaire. Tome II. Montréal, Le


Quartanier, Collection Erres Essais, 2008

/Benoît Goetz, La dislocation : Architecture et philosophie, Les Editions de la Passion, 2001

/Daniel Libeskind, Construire le Futur : d’une enfance polonaise à la Freedom Tower, Editions
Albin Michel, 2005

148
L’interpellation du lieu de l’exposé dans et à travers
l’architecture muséale
Fatma Deouiche
Maître-assistante à l‟ISBAS

Introduction :
Aujourd‟hui la mission du musée ne se limite pas à conserver et protéger les
objets, il est censé aussi les diffuser, les rendre accessibles et les transmettre au
public. Il est un médiateur entre les générations, entre les diverses cultures et
entre les différents espaces-temps, et c‟est d‟ailleurs ce qui fait de la visite du
musée un voyage dans le temps et dans l‟espace. En fait, de part son
accumulation d‟objets de temps différents, le visiteur de ce lieu hétérotopique96
se trouve hors du temps réel en s‟appropriant les objets du passé sous l‟effet de
la visualisation et de la contemplation, et accédait ainsi dans des lieux lointains
dans le temps et dans l‟espace.
Avec le musée-objet, le lieu originel des collections est souvent interpellé dans
des tentatives de contextualisation de la thématique de l‟exposition. Cette
contextualisation dépasse dans certain projet muséographique les aires de
l‟exposition pour englober tout le cadre spatial du musée dans une approche qui
met en exergue le rapport contenant/contenu, et ce pour la création du sens à
travers le développement du concept du lieu de l‟exposé. Cette approche prend
effet avec l‟épanouissement de l‟architecture muséale dont la naissance se veut
une alternative au recyclage muséographique des monuments historiques. En
effet, dénigrant le remploi des anciennes bâtisses historiques avec leurs charges
morphologique et esthétique propres qui pèsent lourd dans la programmation de
l‟établissement muséal et surtout qui entrave la conservation de l‟héritage
patrimonial et son exposition, le musée moderne a réclamé une conception
architecturale qui lui soit propre en émanant des missions qui lui sont acquittées
en tant qu‟institution culturelle de haut niveau au service de la société. De ce
fait, l‟architecture muséale s‟est imposée en tant que Art qui cherche à
transmettre la complexe réalité des valeurs sociales et culturelles actuelles.
Désormais la conception et la construction d‟un musée est une forme
d'expression architecturale particulière qui porte les traces des styles, des
tendances et des écoles de son époque, mais qui peut aussi véhiculer des
concepts et des messages en rapport avec le lieu de son exposé.
D‟après Umberto Eco il est possible de jouir de l‟architecture comme d‟un fait
de communication, puisque les objets architecturaux communiquent non

96
Michel Foucault, Dits et écrits 1984, Des espaces autres (conférence au Cercle d'études architecturales, 14
mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49. M. Foucault n'autorisa la
publication de ce texte écrit en Tunisie en 1967 qu'au printemps 1984.

149
seulement leurs fonctions constructives d‟abris, mais aussi des signifiés comme
des sentiments ou des « atmosphères », exactement comme la musique ou la
peinture97. De ce fait, la déambulation du visiteur dans l‟espace du musée de
l‟extérieur vers l‟intérieur induit une exploration et une consommation du lieu
aussi bien physique que mentale. Ainsi ce lieu architectural avec sa vocation
muséographique sera un médium de sens et de sensation qui renvoie d‟une
manière ou d‟une autre au lieu de l‟exposé selon une interprétation qui stimule
l‟imaginaire collectif du public. Il est considéré comme un dispositif assurant
l‟initiation au rituel de la visite muséographique qui prépare le visiteur à se
détacher du lieu traditionnel pour passer dans le lieu autre du musée et accéder
même au lieu de l‟objet.
Comment se traduit architecturalement le rapport qu’établit le bâtiment
du musée avec le lieu de l’exposé ? Et quels effets il opère sur l’expérience
de visite du musée ?
La création d‟une enveloppe architecturale pour un musée-objet qui soit
perméable au sens et porteuse de signes de l‟exposé dépond à la fois du contexte
du projet, des réalités physique et intellectuelle références au lieu de l‟objet et de
l‟ingéniosité du créateur pour les traduire et les interpréter dans une œuvre
architecturale.

Ce triple rapport au lieu dans la création architecturale est repérable dans les
exemples du musée de la Nubie d‟Assouan en Egypte (1997) et du musée des
Arts Premiers du quai Branly à Paris (2006), deux projets contemporains qu‟on
estime intéressant dans ce sens à l‟étude du fait de leur exploitation du concept
du lieu comme repère à leur création architecturale. La fondation de ces deux
projets de musée était marquée par un contexte géopolitique donnant lieu à une
controverse sociale qui a été considérée lors de la définition aussi bien des
objectifs de la fondation de l‟établissement que des choix architectural et
muséographique.
La muséification de l‟héritage patrimonial déplacé dans un nouveau lieu
d‟implantation était un sujet de discussion pour le premier projet et de
contestation pour le second. Pour le cas du musée de la Nubie, le projet
muséographique devait impérativement assurer à la population déplacée des
villages inondés d‟Assouan lors de l‟édification du grand Barrage, un lieu
propice à la sauvegarde du patrimoine culturel de la région qui se trouve menacé
de disparition par l‟action de déracinement. Ce musée d‟archéologie au départ
sera aussi spécialisé en ethnographie et aura une double mission qui se veut
scientifique et sociale: la conservation et l‟exposition des collections
archéologiques dégagées lors des opérations de sauvetage sous le label de
l‟UNESCO, et la préservation d‟un patrimoine culturel matériel et immatériel du
peuple de la Nubie. Or, la valorisation de l‟héritage culturel nubien ne se limite

97
Groupe U, Traité du signe visuel, édition du seuil, France 1992, pages 407 et 408.

150
pas à une partie des aires de l‟exposition permanente mais sera considérée
comme l‟identité même du lieu du musée.
Dans le cas du musée du quai Branly, les critiques étaient plus féroces envers
le futur projet98 mais celles qui prennent une forme de contestation se rapportent
à l‟éthique même de cet établissement dédié à la présentation des collections
ethnographiques relatives aux cultures d‟Afrique, d‟Asie, d‟Océanie et des
Amériques faisant auparavant partie d‟anciens musées français. Ce projet était
alors considéré comme un musée des cultures de l‟autre et non de Soi, selon un
point de vue nationaliste ou perçu encore comme un musée de l‟héritage
déshonorant de la politique coloniale de la France, de point de vue
décolonialiste, ou encore comme un musée pour la démarcation de la culture du
Notre pour l‟exclusion de l‟Autre, de point de vue égalitaire. Pour contourner
ces contestations, les responsables du projet avec l‟appui du président français
Jacques Chirac, parrain du musée, on porté le drapeau de la préservation de la
diversité des cultures en procédant par un changement profond dans le statut des
collections ethnographiques qui seront désormais considérées comme des
collections des Arts Premiers : L‟objet exotique devient œuvre d‟art, et le choix
de l‟esthétisme sera le vecteur de cette création muséale.
Subséquemment chaque musée prône son propre rapport au lieu référentiel de
son exposé. Il s‟agit d‟un rapport direct pour le musée de la Nubie où la
conception du continuum muséal part d‟un héritage architectural spécifique à la
région et qui est ancré dans l‟imaginaire collectif de la société nubienne ; et d‟un
rapport indirect pour le musée du Quai Branly traduisant une création
architecturale qui s‟appuie sur la réalité intellectuelle du lieu originel des
collections avec sa charge symbolique relative à un imaginaire collectif
universel.

En effet, le concepteur du projet architectural du musée nubien s‟est référé à la


réalité physique du lieu des collections en puisant dans le potentiel de
l‟architecture vernaculaire de la région. Cette dernière était traduite par
l‟édification d‟un bâtiment monobloc instauré dans un parc paysager de
50000m2 en bordure du Nil, et intégré à son environnement naturel et urbain 99.
En effet, ce musée côtoie des sites historiques de périodes différents :
pharaonique (l‟obélisque inachevé) ou le cimetière fatimide.

98
Ces critiques portent essentiellement sur : le cout colossal d’un tel projet en plus de l’attribution du terrain
au pied de la tour Effel qui est d’une grande valeur immobilière ; la nécessité réelle d’ouvrir un nouveau musée
au cœur de Paris, une ville qui compte déjà beaucoup d’attraits touristiques. Voir LAUNAY Stéphanie, Le musée
du Quai Branly, construction et représentation des identités par la médiation muséale, Mémoire de fin
d’études, Section « Politique et Communication », Université Lumière Lyon 2, Institut d’Etudes Politiques, 2007.
Page 13.
99
La conception du musée de la Nubie était assurée par l‟architecte égyptien Mahmoud El-Hakim, également
architecte du musée de Louxor (1973). L‟aménagement paysager a été confié à Werkmeister & Heimer
Landscape Architects (Allemagne) et Leila Masri de Sites International. Les expositions ont été réalisées par
l‟architecte mexicain Pedro Ramerez Vázquez.

151
La réalisation architecturale de
Mahmoud El Hakim, qui lui a valu le prix
Aga Khan d‟Architecture en 2001, est une
interprétation contemporaine du savoir
faire architectural significatif de la culture
nubienne avec ses proportions humaines,
ses formes simples et ses matériaux
locaux. Le défi de la conception
architecturale était à double contrainte : le
premier consiste à préserver le caractère
originel des constructions traditionnelles
pour assurer la restitution d‟un lieu de repli identitaire cependant, le deuxième
incite à la modernisation de cette même architecture pour répondre au besoin des
fonctions muséales. De ce fait, le bâtiment édifié conjugue l‟épuration
volumétrique des formes simples de l‟architecture traditionnelle à la matérialité
de la pierre locale (grès) sublimée par les hautes techniques de la construction,
ce que lui y procure la force et la
robustesse des monuments
pharaoniques. Ces caractères Façade d’entée du musée de la Nubie
s‟affirment avec l‟aspect introverti du
bâtiment aux façades aveugles
ponctuées de registres décoratifs de
l‟ornementation architecturale populaire
faisant office de fenêtres. Ce traitement
de parois extérieures accentue la
sobriété des lieux et donne à La grande salle d’exposition, sous-sol,
l‟aménagement intérieur plusieurs Musée de la Nubie
possibilités dans l‟utilisation de grandes
surfaces pour créer les sous-espaces du musée. Dans sa conception de l‟espace
intérieur, Mahmoud El Hakim se réfère à l‟architecture pharaonique, en adoptant
l‟aspect sacral que dégage la configuration des temples de la région d‟Assouan
tels que ceux de l‟ile de Philae ou du site d‟Edfou, pour créer une grande zone
centrale au cœur du bâtiment réservée à l‟exposition permanente100. La
conception architecturale de ce musée fait de l‟édifice un monument qui reflète
l‟esprit de deux architectures locales de différents temps dans une interprétation
contemporaine.

100
L‟architecte a profité de la typologie du site sur lequel il a édifié le bâtiment, et qui était une carrière
pharaonique de granite, pour créer ce grand espace central dans le creux de la crête. Cet espace est accessible par
un système de rampes qui part de l‟entrée principale au RDC pour arriver au sous-sol en desservant les
différentes galeries d‟exposition tout autour et en donnant au visiteur une vue plongeante sur le plateau du fond
où est exposé la fameuse statut de Ramsès II sous un puits de lumière naturelle. Voir : Nubian Museum Project
Brief (PDF) dans http://www.akdn.org/architecture/awards.asp?tri=2001

152
Avec le complexe du Quai Branly101,
qui occupe un parc de 25000m2 au bord
de la Seine dans un site de prédilection
au pied de la tour Effel, la conception
du musée centrée sur les œuvres profite
aussi de l‟environnement et de ses
paysages. Elle est développée dans trois
projets en architecture, en
muséographie et en paysagisme et qui
sont intimement liés en tant
qu‟éléments de la mise en Vue extérieure, musée Quai Branly
représentation. Le musée développé par
Jean Nouvel dans ses deux phases architecturale et muséographique veut
traduire le nouveau statut accordé à ses œuvres par une architecture moderne
mais modeste. L‟architecte conçoit un bâtiment extraverti qui s‟ouvre sur la ville
de Paris avec des façades transparentes qui intriguent avec leurs bardage en bois
et dérangent avec la série de cubes colorés en sailli. Les nouvelles technologies
de la construction et du bâtiment fusionnent avec l‟âme du lieu des œuvres. La
forêt, le fleuve, et les obsessions de la vie et de la mort sont interpellés via leurs
charges symboliques et spirituelles102. Ces dernières sont interprétées par
l‟architecte en usant des signes qui habitent les éléments architectoniques
stylisés dans leurs formes et leurs proportions et la matière dématérialisé dans sa
couleur et sa texture. En évoquant son œuvre, Jean Nouvel dit «les poteaux
aléatoires dans leur positionnement et leur taille, se prennent pour des arbres
ou des totems, […] la matière par moment semble disparaitre, on a l’impression
que le musée est un simple abri sans façade, dans un bois. ». Il s‟agit ici d‟une
démarche poïétique qui réinvente la poétique du lieu de l‟exposé au moyen
d‟une réalisation qui accorde dans son expression esthétique plus d‟importance
au signifiant qu‟au signifié.
Cette même approche se confirme avec
l‟aménagement intérieur des aires
d‟exposition où le concepteur propose un
parcours guidé par une rampe
« reptilienne » qui se faufile entre les
plateformes permettant au visiteur de
découvrir au détour d‟une courbe un
nouvel espace et des nouvelles œuvres.
Tous les dispositifs de la mise en
exposition, présentoir, éclairage et
Espaces de l’exposition permanente,
101
musée Quai Branly
Le complexe est composé du musée et de trois autres établissements scientifiques et culturels consacrés aux
arts premiers.
102
Jean Nouvel, lettre d‟intention au concours international d‟architecture, site officiel du musée des Arts
premiers du Quai Branly.

153
décors, sont orchestrés pour la mise en évidence de la qualité artistique des
œuvres.
Dans ces deux projets les collections ainsi que le choix de leur mise en
exposition étaient une partie prenante de la conception architecturale. En
conséquence, le public est pris en charge lors de la visite par le dispositif
architectural qui l‟initie à la découverte des collections. Un dispositif qui
participe à la communication de l‟exposé en évoquant ses lieux. En fait, ce sont
deux œuvres architecturales qui proposent chacune un discours chargé de sens et
de symboles propre à son projet muséal. Un discours qui veut confirmer une
identité pour l‟une et un discours qui espère changer une vision d‟Autrui pour
l‟autre.
Finalement, il semble que grâce à son discours architectural et son parcours
mental, chaque création muséale invente son propre lieu de visite, un lieu de
tous les lieux.

Bibliographie
₋ GROUPE U, Traité du signe visuel, édition du seuil, France 1992.
₋ LAUNAY Stéphanie, Le musée du Quai Branly, construction et représentation des
identités par la médiation muséale, Mémoire de fin d‟études, Section « Politique et
Communication », Université Lumière Lyon 2, Institut d‟Etudes Politiques, 2007
₋ Michel Foucault, Dits et écrits 1984, Des espaces autres (conférence au Cercle
d'études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5,
octobre 1984, pp. 46-49.
₋ Museum Vol IX, n° 2, 1956, L‟architecture contemporaine et les musées.
₋ Museum No 164 (Vol XLI, n° 4, 1989) Architecture muséale : au-delà du temple » et
…au-delà
₋ PELLEGRINO, Pierre, Le sens de l‟espace, Livre III, Anthropos, Paris, 2003.
Site web
₋ Nubian Museum Project Brief (PDF) dans
http://www.akdn.org/architecture/awards.asp?tri=2001

154
La reconversion des espaces vernaculaires domestiques en
maisons d’hôtes
Hanène Mathlouthi

Assistante à l‟UIK

Nous pensons que « la Tunisie possède toutes les potentialités, naturelles,


architecturales et culturelles pour paraître parmi les meilleures destinations
touristiques du bassin méditerranéen.»1 Cependant, il reste beaucoup à faire pour
amorcer le développement et atteindre l‟objectif ciblé. Spécialement au Sud,
cette immensité territoriale doit être perçue comme l‟espérance d‟un demain
meilleur.

Tout d‟abord, il est prépondérant de saisir la notion du vernaculaire dans le


cadre de la reconversion. Il s‟agit donc d‟une architecture patrimoniale
fortement influencée par le contexte local, ses traits culturels et ses techniques
traditionnelles. Dans le même geste, elle allie les matériaux de construction et le
savoir faire régional. Plus largement, cette notion due vernaculaire s‟inscrit dans
une recherche de compréhension systémique entre les territoires (particularité,
contrainte) et la manière dont elle peut être pensée (organisation, conception),
construite (matériaux, méthodes) et vécue (usage, entretien). Ce patrimoine
architectural ayant des aspects à la fois tangibles et intangibles, continue de
demeurer et d‟être une source d‟inspiration pour participer, dans un esprit
environnemental, à notre adaptation au monde d‟aujourd‟hui voire même de
demain.
Fondée principalement sur une économie des moyens suivis par une stimulation
équilibrée du développement local formant ainsi les principaux fondements de
l‟architecture durable.
Reconversion des maisons d’hôtes : restauration et mise en valeur d’un
patrimoine architectural
Ces héritages architecturaux s‟offrent aujourd‟hui aux savoirs des architectes et
des architectes d‟intérieur comme aux acteurs du patrimoine et de sa valorisation
à des fins de connaissances d‟usages nouveaux. Cette approche met en valeur la
notion de « la reconversion ». Il s‟agit donc de mettre en valeur non seulement
les traditions et les modes de vie des Tunisiens de chaque région mais aussi le
patrimoine ciblé ce qui va induire une nouvelle forme touristique proprement
dite.
Pour étayer cela, il nous paraît essentiel d‟ébaucher par l‟identification de
l‟édifice ciblé. Par ailleurs, plusieurs interventions vont être mises en jeu. Ceci
induira ainsi une nouvelle forme touristique, qui est en mesure de donner un

155
second souffle pour la promotion des différentes régions d‟une part, et assurera
un déroulement meilleur de cette réhabilitation d‟autre part. L‟idée est aussi de
faire vivre tous les lieux historiques de la Tunisie, de créer des circuits de
découverte et de proposer une vraie immersion de culture locale. Cette notion
tient nécessairement à respecter les spécificités de la région ciblée.
L‟objectif fondamental est d‟obéir aux besoins et aux attentes de ses usagers.
Ce principe va incontestablement contribuer à la valorisation du patrimoine qui
traduit parfaitement aussi bien l‟identité du territoire que sa particularité. Il est
important aussi de réutiliser les éléments existants plutôt que de les remplacer
par d'autres nouveaux. Il est tout aussi conseillé de faire en sorte que le
patrimoine conjugue des utilités. Il est évitable qu‟un élément du patrimoine ne
soit plus fonctionnel en termes d‟usage. Celui-ci doit avoir la possibilité
d‟évoluer grâce à la reconversion en prenant garde que sa pérennité soit garantie
dans le long terme. Parmi les rôles de l‟architecte dans ce travail de
reconversion est de revitaliser les caractéristiques spatiales architecturales de
l‟endroit et l'aménagement de l‟espace.
Enjeux de la reconversion
Les espaces reconvertis sont menacés par les différentes « mises en tourisme »
dans les territoires délaissés, principalement dans le Sud tunisien. Leur enjeu
premier est de fournir une solution alternative à un tourisme dit de masse. Il est
hors doute qu‟elles se traduisent comme étant des marqueurs d‟identité et
qu‟elles contribuent même à la protection des ressources, à la fois naturelles et
patrimoniales, sans oublier, qu‟elles participent également à un échange
interculturel entre les usagers. Ces notions de reconversion des maisons d‟hôtes
posent néanmoins plusieurs problématiques: la gouvernance impliquant les
citoyens et les attentes et satisfactions des touristes, dans un marché qui est de
plus en plus concurrentiel. Ceci dit, on aboutit à une réflexion qui se base
essentiellement sur ce qui est représenté dans ces zones de caractère.
D‟ailleurs, plusieurs études ont été ainsi présentées pour faire le lien avec le
passé de certaines régions et le développement des lieux spécifiques. Les projets
de réhabilitation et surtout la contribution dans la notion du développement
local, qu'il soit privé ou public, affirment la diversité des acteurs. Leurs
équipements et leurs dispositifs sont impliqués dans une dynamique de
développement territorial et touristique. La tâche des décideurs politiques, ou
encore celle des acteurs économiques et de la population dans ce genre de projet,
sera déterminante pour définir ce que les uns et les autres entendent par la
reconversion, relevant essentiellement de ce qu'on appelle communément
« l'écotourisme ».

156
« La question des retombées de cette nouvelle ou potentielle “manne” pour les
populations reste posée avec même une possible aggravation des déséquilibres
régionaux. »2
Perspectives de la réhabilitation
La reconversion est inéluctable à l‟occasion d‟un dysfonctionnement, d‟une
panne, d‟un désordre technique un peu contraint, pour pallier un désagrément,
une gêne. On peut dire que la conversion est motivée à l‟occasion, par exemple,
d‟une acquisition ou de l‟arrivée d‟un nouvel occupant, pour remettre en état le
logement, satisfaire de nouvelles exigences et couvrir de nouveaux besoins. Elle
peut aussi être encouragée par des campagnes d‟incitation, de promotion ou
d‟aide ou des mesures fiscales. Mais aussi est-elle incitée, à l‟occasion de la
mise en place de nouvelles dispositions réglementaires, de cession du logement
dans de bonnes conditions, ou simplement d‟un engagement citoyen en faveur
des économies.
La reconversion est éminemment contextuelle. Elle s‟inscrit dans un cadre
urbain et architectural donné. Sa spécificité dépend de l‟édifice ciblé .Il s‟agit
avant tout d‟une décision prise par le propriétaire sur son bien, tout en notant
que cette action répond essentiellement aux exigences du propriétaire, ses
attentes et ses moyens. Donc, pas de conditions rigides, mais quelques
recommandations doivent être prises en considération. Le respect du patrimoine
architectural et urbain est primordial. En effet, l‟ancien bâti porte des valeurs
patrimoniales, traduisant non seulement les modes de construction, mais aussi
les modes d‟expression architecturale bien spécifiques. On note aussi la pensée
globale et le croisement des points de vue, qui stimulent l‟ensemble des
réflexions architecturales, spatiales voire même techniques thermiques,
acoustiques, sanitaire, hygiène, éclairage, confort d‟hiver, confort d‟été et
encore, des travaux respectueux de la qualité patrimoniale. Les fiches qui
suivent présentent une gamme de travaux possibles permettant d‟économiser
l‟énergie et d‟améliorer le confort des habitants.
Habiter dans le patrimoine ancien reste un mode de vie particulier, qui profite
d‟un environnement riche et complexe auquel il doit s‟adapter. Les travaux
réalisés doivent se montrer respectueux des qualités et des variations du
patrimoine existant. Il faut donc se méfier de la solution standard et chercher les
solutions les plus adaptées. Il faut aussi savoir faire en sorte de privilégier la
préservation des qualités spécifiques du bâtiment.
Les maisons d'hôtes : formules et conventions en usage
Une nouvelle vague d‟hébergement touristique permet de découvrir les
ambiances traditionnelles et locales. Elle répond aussi à une sorte de
dépaysement, fortement recherché. Une demeure domestique de source

157
ancestrale sera réactualisée en tant qu‟image porteuse de nouveaux produits
touristiques. C‟est un bilais qui assure la sauvegarde du patrimoine qui obéisse à
des normes d‟hygiènes aux standards internationaux.»3 Dans ce genre
d‟hébergement, on note une sorte de confort, exigé par l‟authenticité que dégage
ce patrimoine vivant reconverti.
La reconversion des maisons d‟hôtes nécessite un cadre juridique spécifique
de la Tunisie (selon les cas d‟étude choisis), réalisé par le ministre du tourisme.
« Il concerne en premier lieu : les dispositions générales qui conjuguent que
chaque demeure est soumise en une partie de la disposition des clients (touriste)
tout en leur offrant un hébergement et le petit déjeuner. Ce type de gestion est en
quelque sorte familiale. Les conditions prévues au présent arrêté s‟appliquent
aux opérations de création et de mise en exploitation de chambre d‟hôte. »4
Il faut mentionner que le nombre maximum des sous-espaces (chambre d‟hôte)
se limite à cinq chambres, dont la capacité maximale est une quinzaine de
personnes. La demeure oblige l‟hôte, qui est le propriétaire de l‟espace, et le
client, à devoir tous deux partagé la demeure réhabilitée. Son implantation
oblige un site sain, bien placé tout en respectant un ensemble de spécificités
propres à chaque région. Elles reposent sur des objectifs bien précis.
Les meilleures conditions d‟accueil et de confort doivent être appliquées aux
séjours touristiques, puis il est essentiel d‟obéir aux besoins et aux attentes des
clients, comme il faut aussi contribuer à la mise en valeur et à la réhabilitation
du patrimoine et l‟environnement qui l‟entoure. Et enfin, il faut faire appel aux
ressources complémentaires pour participer au développement local.
Dans une demeure touristique, le séjour constitue un segment fondamental,
celui où peut séjourner le groupe entier. Il est donc un espace d‟échange et de
communication entre les usagers. Il faut qu‟il soit convivial et toujours
disponible pour le client durant toute sa période d‟habitation et surtout à son
arrivée et à son départ. La notion d‟échange et de partage on trouve aussi des
devoirs, voire même des obligations à respecter. L‟hôte est redevable d‟informer
son client sur toutes informations dont il en aura besoin pour qu‟il puisse
découvrir le charme et les traditions de la région. Comme il est aussi redevable
de signer une assurance civile qui contient tous les risques qui englobent tant
l‟hébergement que les activités des clients. Concernant les chambres d‟hôtes, il
est indispensable qu‟elles soient confortables et que la construction soit en bon
état.
Il faut que la personne qui opte pour la création d'une maison d‟hôte, ait un
accord légal de l‟administration du tourisme, tout en respectant toutes les
conditions pour pouvoir lancer son projet. Ces principes de reconversion vont
être étudiés par la commission nationale du tourisme tunisien, qui va donner son
avis concernant les principes de création de la maison d‟hôte. Au-delà de la date

158
de partition, l‟hôte aura une année pour
régulariser la situation de sa demeure,
dont l'implantation est extrêmement liée
à l‟autorisation d‟exploitation.
DAR BIBINE Ŕ DJERBA
Dar Bibine est un « houch » (une
habitation typique de Djerba), situé
au cœur de la médina d‟Erriadh. Une
vielle demeure que les propriétaires
décident de reconvertir en maison
d'hôtes. Ils la baptiseront, Dar
Bibine. L'ancienne demeure a été
restaurée avec audace par ses
propriétaires, passionnés et
passionnants.
Le projet de reconversion s‟est
inscrit naturellement et avant tout,
dans la volonté de sauver cette
ancienne bâtisse d‟une ruine
annoncée et de préserver l‟âme du
quartier. La démarche de l‟architecte
a été guidée par la simplicité des
lignes de la « dar ». De l‟apparente
pauvreté des matériaux mis en œuvre
(bois de palmier, terre battue,
chaux…) dégage une vraie richesse
architecturale faite de coupoles,
dômes, voûtes, arches, niches…Ces
formes architecturales constituent les
entités fondatrices de cette
construction vernaculaire.
En se gardant d'en dénaturer
l'architecture originelle, cette architecture
djerbienne a été revisitée avec beaucoup de délicatesse et de goût, étant fondée
sur un mariage heureux entre le traditionnel et le moderne. Les quatre chambres
que compte cette maison d'hôtes, tout en gardant leur aspect monacal, sont
admirablement agencées. Pour la décoration, en dehors de quelques „mergoum‟
ou de „foutas‟, l'espace a été dépourvue de vieux clichés de l'artisanat tunisien.
Grâce au raffinement de son accueil et à l'art de vivre de ses hôtes, "Dar Bibine"
a bien rencontré le succès qui découle indéniablement de la convivialité qui y
règne, propre à l'idée originelle des maisons d'hôte.
159
160
Etat avant la reconversion

161
La maison est blanche et bleue. L‟architecte s‟est principalement concentré sur
la typologie de la bâtisse : espace ouvert long et étroit, "doukana" existante, peu
d‟ouvertures. Un espace dans lequel doit s‟intégrer un coin couchage, un bureau,
des rangements et une salle d‟eau. Dans ce projet, chaque détail a eu son
importance. Chaque pièce a donc été pensée « individuellement ». Linge de
maison signé, pièces uniques revisitées par un artisanat tunisien, œuvres d‟art
contemporain, complètent le décor raffiné de chaque chambre. Sur le toit, la
terrasse chauffée en hiver surplombe une piscine. Bien-être, discrétion et partage
sont les maîtres mots de cette maison où les petites attentions des hôtes sont
nombreuses. Une cuisine délicate et créative, servie avec générosité dans une
vaisselle sans cesse renouvelée, parfait ce tableau déjà idyllique.

Le patrimoine reconverti : un facteur de développement

Méditer une architecture vernaculaire, c‟est méditer les projets futurs tout en se
basant sur un savoir alternatif d‟une pratique conséquente. D‟ailleurs, en se
référant aux valeurs de notre patrimoine architectural, il est bien clair que cette
approche doit être investie avec le moindre coût possible. Il est obligé que
chaque segment du patrimoine traduise sa valeur traditionnelle, issue d‟une
région bien spécifique. C'est à la fois un savoir-faire et un moyen de
réactualisation, dont l'objectif est de toujours regarder l'avenir.
Dans ce sens, la région ciblée traduit en quelque sorte une longue tradition
pétrie de valeurs culturelles et authentiques. Celles-ci sont exprimées
spontanément par des gens, qui d‟une génération à une autre, se sont transmis
leur art et leurs manières de résoudre intelligemment leurs problèmes quotidiens,
à partir de leurs besoins et de leurs possibilités. Ces architectures sans titres, loin
des influences étrangères, ont produit bien évidemment une architecture
humaine, fonctionnelle et esthétique en dégageant les lignes préférentielles qui
sont aussi spécifiques que leur langue, leur climat et leurs coutumes. Une
édification définie par son identité culturelle insolite et qui a eu lieu suite à un
ensemble de paramètres, étant extrêmement liés aussi bien au milieu purement
environnemental physique qu‟à l‟environnement social.
Cette nouvelle formule touristique veille à ne pas dénaturer le patrimoine. Elle
tend à transformer les noyaux d‟habitations des sources ancestrales en une
formule d‟hébergement, fondée primordialement sur la notion de partage, du
chez soi. Cette activité participe sans aucun doute à la restauration du tissu
urbain. Elle contribue à la valorisation du patrimoine et surtout de
l‟environnement. L‟architecte opte pour une revitalisation des caractéristiques
spatiales architecturales de l‟endroit. Ces principes traduisent la source
d‟exploitation des maisons d‟hôtes, qui vont essentiellement perturber le moins
possible le système social et économique du pays d‟accueil et respecter les
communautés locales toutes s‟inscrivant dans une perspective de développement

162
durable. Le fonctionnement des maisons d‟hôtes repose fondamentalement sur la
particularité, les prestations, et les services. Tout y est différent par rapport à un
tourisme de masse dont la répartition est éminemment équitable. C‟est une
forme d‟hébergement touristique en meilleure adéquation avec la population et
l‟environnement. Il faut tenir compte aussi du fait que ce patrimoine vivant
reconverti va certainement engendrer des bienfaits purement économiques tels
que « l‟augmentation des investissements, surtout les étrangers d‟entre eux. Ces
capitaux sont réinjectés directement dans l‟économie locale. »5 Un
développement qui va cibler le secteur du travail. En fait, « n‟exigeant pas un
niveau d‟instruction élevé ou spécialisé dans l‟hôtellerie, les maisons d‟hôtes
recrutent leur personnel parfois parmi les habitants du quartier, surtout les jeunes
d‟entre eux. »6
La consommation touristique qui devient de plus en plus directe, est fortement
liée à l‟amélioration des maisons d‟hôtes. En somme, ce qu‟on vient de citer,
peut participer à l‟amélioration du niveau de vie de la population. Il est
prépondérant de mentionner les conséquences que peut entraîner cette nouvelle
formule dans le secteur touristique. D‟abord, ceci a eu lieu grâce au contact
direct entre l‟hôte et sa clientèle « Les gens sont contents de ce style de
vacances. Ils en parlent une fois chez eux et reviennent accompagnés de leurs
familles ou de leurs amis. »7 Ensuite c‟est un moyen qui est absolument
enrichissant vis-à-vis du produit culturel local. L‟alliance entre l‟architecture
traditionnelle et l‟architecture contemporaine, par le principe de la reconversion
donne une nouvelle expression du concept d‟architecture vernaculaire, en lui
assignant un objectif sans soucis environnementaux. En effet, une appropriation
perspective stimule, ainsi, avantageusement le développement durable au niveau
des sites sur lesquels une analyse profonde de l‟architecture domestique
traditionnelle fonde une base pour assurer cette intervention plus ou moins
minutieuse.

Bibliographie

[5] B.Berrissoule, « Raids : effets de mode ou tendance de fond », l‟Economiste du 22 avril


2002.

[3] MAISONS D’HÔTES A DJERBA[en ligne]. madjerba.com, 01 mars 2012 [consulté le 07


Novembre 2014]. Disponible sur : http://www.madjerba.com/

[1] Mouna ZERTI BENDIF, « Mise en valeur du patrimoine pour la promotion du tourisme
dans le cadre d’un développement durable », Archi_Mag magazine en ligne. Disponible sur :
http://archi-mag.com/wp/

[6] M.Degrencourt et A.Duboy, « Découvrir les raids », magazine médina, mi-juin 2001.

163
[4] Salma BELHADJ SOUEMI, « Maisons d’hôtes, naissance et développement », mémoire
en ligne, publié en 2008.

[2] Revues des régions Arides, « Développement territorial, patrimoine et tourisme en zones
fragiles et menacées : entre dynamiques économiques, démocratie participative et
communication », Tunisie, 2012.

164
Le modulaire et le modulable : Vers la création d’un
établissement scolaire flexible
Kmar Kallel

Assistante à l‟UIK

L‟architecture étant considérée comme art de création de l‟espace et du lieu,


est devenue la cible privilégiée de la nouvelle technologie. En effet, elle
s‟intègre dans un processus d‟innovation qui est à l‟œuvre avec la renaissance de
la construction moderne depuis la seconde moitié du XXe siècle. Dans cet esprit,
la conception des lieux éducatifs dans le secteur scolaire a pu exploiter cet
avancement sur plusieurs niveaux. Considéré comme un axe multidisciplinaire,
le secteur scolaire regroupe à la fois, les architectes, les designers, les
pédagogues, les sociologues, etc. Manifestement, la création d‟un établissement
scolaire autonome nécessite un environnement pédagogique innovant et durable
faisant appel à une approche « adaptée aux besoins des utilisateurs » c‟est-à-dire
une approche soutenant que l‟environnement d‟apprentissage façonne les élèves,
et inversement (Lippman, 2010).
De façon générale, les bâtiments scolaires durables se caractérisent non
seulement par l‟utilisation des technologies mais aussi par les nouveaux
matériaux de construction. Cependant, ils continuent à négliger, en majorité, les
autres critères de durabilité tels que le développement social. Tout
environnement pédagogique dit « innovant » n‟est pas nécessairement original
ou bien novateur. Ces deux caractéristiques requièrent une pensée architecturale
bien spécifique obéissant aux besoins des apprenants comme à ceux des
enseignants.
Dans cet article, nous évoquons un concept de construction et
d‟aménagement innovant qui a révolutionné l‟architecture scolaire sur plusieurs
niveaux appelé « Le modulaire » (Rivière, 2008). Il s‟agit effectivement
d‟unetechnique de construction qui, lorsqu‟elle est mise au service des
établissements scolaires, permet aux apprenants d‟interagir avec leur
environnement d‟apprentissage (et inversement).

Une conception durable ne s‟agit pas seulement d‟appliquer quelques notions


écologiques mais de rechercher des solutions permettant de faire contribuer
l‟environnement pédagogique Ŕ social et physique Ŕ au développement des
élèves (Musset, 2012). L‟architecture modulaire, proposant un système
modulable et flexible grâce à une grande variété de composants (Hering, 2006),
s‟est avérée la plus adaptée pour la création des lieux d‟éducation. Cette
approche ne suppose pas qu‟un bâtiment scolaire puisse être conçu de façon

165
idéale ; elle permet, en revanche, de mettre en évidence ses avantages et
contraintes propres.
Au cours de cet article, nous allons essayer tout d‟abord de détecter les
différents types de construction de ce concept tout en nous appuyant sur des
exemples concrets d‟établissements scolaires. Ensuite, nous essayerons de
dégager les enjeux de cette innovation technologique en démontrant sa plasticité
sur l‟environnement pédagogique, social et physique des apprenants.

Le modulaire et le modulable : Un concept fructueux


Dans les écrits de V. Frigant, un économiste cherchant une solution
d‟organisation pour les firmes d‟architectes, définits la modularité comme étant
« une décomposition d’un produit complexe en une série de sous-ensembles qui
sont assemblés les uns aux autres pour former le produit final » (Frigant, 2004).
Une architecture est dite donc modulaire lorsque elle permet à un bâtiment de
s‟adapter à différentes situations (géographique, climatique, urbanistique,
budgétaire) en employant un système formé d‟éléments, ou modules, qui
peuvent être assemblés puis séparément modifiés, retirés, ou ajoutés sans
interférer avec le fonctionnement des autres éléments.
Avant même d‟être assignée à l‟architecture, la notion de la modularité a
démarré avec les arts plastiques. En effet, le néoplasticisme des peintres
néerlandais Piet Mondrian et Theo van Doesburg au cours des années 1920,
accorde à la grille une place prédominante à travers la combinaison de couleurs
posées en aplat au sein d'un système de rectangles et de carrés inégaux (Vernant,
Bosca, 2013). En Tunisie, le modulaire, ou la reprise d‟un même élément dans
une œuvre plastique s‟est développé à partir de la seconde moitié du XXe siècle
à travers plusieurs artistes reconnus à savoir Samir Triki, Lotfi Larnaout et
Rachid Fakhfakh. Ils ont fait du carré l‟objet de toute composition modulaire en
s‟inspirant surtout des entrelacs géométriques de l‟architecture arabo-
musulmane (Triki, 1995).
L‟utilisation des modules par ces artistes nommés dans la production de leurs
œuvres plastiques a ouvert la voie à une architecture mobile, capable de se
déplacer mais aussi de se développer à l‟infini. La notion de « grille spatiale » se
retrouve dans plusieurs structures combinatoires comme la Ville contemporaine
par Le Corbusier (1922), la Cité verticale par Ludwig Hilbersheimer (1924),
L'Unité d'Habitation de Marseille par Le Corbusier (1945) et La Tour capsule
Nakagin de KishoKurokawa (1972) (Friedman, 1970). Ceci a amené les
architectes de cette époque à réfléchir les avantages que ce concept pourrait
apporter pour l‟architecture de demain.
Bertrand Quénot, directeur général d'Algeco et président de l'Association de
Constructions Industrialisées et Modulaires en France (ACIM) affirme que ce
nouveau design dominant joue un rôle important dans l‟architecture scolaire
166
(Rivière, 2008). En effet, il a assuré les possibilités d‟améliorer ou de modifier
les différents éléments de l‟établissement scolaire selon les besoins
pédagogiques, économiques, environnementaux ou sociétaux comme par
exemple l‟élévation du nombre d‟élèves, le besoin d‟espace secondaire pour
plus d‟activités, les travaux de rénovation en cas d‟usure, faire participer la
collectivité etc.
Les constructions modulaires scolaires : Une approche composée
L‟emploi de l‟architecture modulaire dans la construction des établissements
scolaires désigne, d‟un côté, la préfabrication industrielle des modules en atelier
et d‟un autre, la construction de modules sur pilotis sur chantier selon une
logique organisationnelle modulaire bien déterminée.
La fin de la Seconde Guerre mondiale a suscité l‟apparition de l'idée de la
série et du standard. La mondialisation et le raccourcissement des cycles
économiques, la forte poussée démographique et le manque de logement ont
imposé la flexibilité comme condition de survie et d‟adaptation
(Simonetti, 1977). En effet, les architectes se doivent d‟adapter leurs solutions à
une mobilité croissante, soutenue par l‟utilisation des nouvelles technologies.
Le modulaire industriel
Malgré sa réapparition assez récente, la notion de la modularité est
relativement ancienne surtout en matière d‟organisation productive modulaire au
sein des vastes mouvements de standardisations industrielles qu‟ont connus les
industries automobiles et ferroviaires il y a plus d‟un siècle (Resendiz-Vazquez,
2010).Selon Arbocentre (Hering, 2006), une entreprise de préfabrication de
module à structure de bois, le modulaire industriel s‟agit principalement
d‟une conception tridimensionnelle qui consiste à former un système de
plusieurs modules préfabriqués en usine et prêts à être assemblés entre eux. Ces
constructions sont en général composées d‟une ou plusieurs pièces à des
dimensions normalisées permettant de moduler les espaces et réaliser des
bâtiments temporaires ou définitifs à partir d‟unités industrielles. A travers la
construction de la maison modulaire ÉcoTerraMC (Berneche, 2011), nous avons
pu soutirer les étapes principales de la préfabrication industrielle :
 Première étape : Planification des modules
 Deuxième étape : Préfabrication ou production industrielle des bâtiments
 Troisième étape : Transport et Montage des modules
Parmi ces avantages, nous citons : la réduction du temps et du coût par
rapport à une construction traditionnelle, l‟utilisation des matériaux de
construction fiables et naturels (béton, bois et acier), la limitation de la
consommation d‟énergie, le gain d‟espace, l‟optimisation des ressources
matérielles et humaines et le contrôle de la qualité.

167
Afin de mieux comprendre les enjeux de ce type de construction, nous avons
choisi de traiter l‟exemple de d‟ « Hyperion School » : un établissement
scolaire (archdaily.com) situé à Amsterdam.
Il s‟agit d‟un bâtiment modulaire temporaire conçu en 2012 par Burton
Hamfelt Architectuur (voir figures1 et 2) après la démolition de l‟ancienne école
en 2011. Afin d‟aboutir à un projet rapide et efficace et permettre aux jeunes
élèves d‟accéder à l‟éducation de base dans les délais réglementaires, la
commission s‟est mise d‟accord pour fournir un système de conception et
d‟architecture tournant autour d‟une stratégie modulaire dans un endroit bien en
vue à Overhoeks au Nord d'Amsterdam. La conception du système de
l'immeuble a été choisie pour permettre la flexibilité et la rapidité de montage.
L‟objectif était de convier le maximum d‟élèves dans un minimum de temps
grâce à l‟emploi des moyens de construction modernes. Après cinq ans, l‟école
modulaire sera démantelée et réutilisée pour d‟autres fins et emménagera, par la
suite, dans un bâtiment permanent.

Figure 19 : Vue d'extérieur Hyperion School Figure 18 : Façade de l'Hyperion School

A l‟instar de l‟ « Hyperion School », la construction en usine à partir de


modules préfabriqués est reconnue comme un excellent choix pour les écoles et
d'autres grands bâtiments. C‟est une architecture qui cherche à tirer profit de la
technologie et amène ainsi l'idée que la forme doit être l'expression d'une
fonction et être appropriée à un besoin. En raison des contraintes extraordinaires
que cette école a rencontrées en matière de coûts et de temps, six mois
seulement étaient disponibles pour la totalité du projet. En effet, la construction
en usine a permis de réduire considérablement le travail sur chantier. Il y aura
probablement moins de perturbations de l'environnement et des personnes vivant
à proximité. Sur site, l‟emplacement de chaque module a pour objectif de
répondre à ses exigences spécifiques ainsi qu‟aux préférences du client.
L‟exécution sur chantier se résume en majeure partie à un travail de montage
(voir figure 3).
L‟ « Hyperion School » bâtiment modulaire inspiré par le mouvement moderne,
présente une forme simple parallélépipédique, aux angles vifs. La conception du
plan nous amène à la rigueur classique : symétrie claire et ordres classiques dans
la disposition des modules (voir figure 4). Ceci est considéré comme un
vocabulaire prenant des formes rectangulaires, se basant essentiellement sur la

168
centralité, dans le but de s‟adapter à toutes les exigences de l‟environnement
pédagogique pour assurer des espaces d‟apprentissage multifonctionnels.

Figure 20: Montage des modules, Figure 21: Disposition des modules sur plan,
Hyperion School Hyperion School

Le modulaire sur pilotis


La modularité est un concept très générique ayant la capacité de s‟appliquer à
diverses circonstances. Cependant, dans toute sa diversité, cette notion renvoie
toujours à l‟idée d‟une simplification de la réalité par une décomposition claire
(Catel, Monateri, 2004) des constructions architecturales. En choisissant de
construire un bâtiment selon le concept de modularité, les modules formant ce
dernier ne sont pas nécessairement préfabriqués en atelier comme on l‟a
mentionné précédemment mais peuvent être construits selon un système de
pilotis en acier et béton armé. Cette méthode consiste à décomposer un bâtiment
en plusieurs modules ou cellules pouvant être conçus et mis en œuvre
indépendamment, en toute autonomie et directement sur chantier. La
coordination entre ces différentes unités se ferait alors par des espaces de liaison
ayant le rôle d‟une circulation horizontale. Sauf que ce type de construction sur
pilotis requiert plus de temps et un budget supérieur à celui d‟une construction
préfabriquée mais offre les mêmes avantages en termes d‟organisation spatiale
et disposition modulaire. Ajoutant aussi que, cette approche permet au client
d‟avoir un choix infini de déterminer la morphologie et les dimensions de
chaque module selon ses besoins.
Les deux études de cas représentant cette approche conceptuelle sont
« Gandra School » et « Gerardo Molina School ».
« Gandra School » : Construction modulaire dynamique
« Gandra School » est un établissement scolaire (archdaily.com) conçu en 2012,
destiné aux élèves de 6 à 12 ans et comprenant 14 modules, un gymnase et une
cours centrale de récréation. Les salles de cours sont situées en rez-de-chaussée
ainsi qu‟en étage et réparties en modules sur pilotis (voir figures 5 et 6). L‟école
est implantée sur un terrain relativement plat d‟environ un hectare, entre
urbanisation et espace agricole. Le site fait face à un paysage naturel alpin
imposant et un lac.

169
Figure 23 : Façade prise 2, Gandra Figure 22 : Façade prise 1, Gandra
School School

Le concept est développé autour d'une cour centrale s‟adaptant à la forme


irrégulière du terrain mais aussi à sa fonction vu qu‟il est incrusté dans un
environnement fortement naturel. La solution est basée sur la construction d'un
module spatial qui se répète dans des positions et des géométries différentes
(voir la figure 7). L‟architecte a surtout misé sur la création d‟espaces
polyvalents avec des différents jeux en perspective, ombre et lumière, tout à fait
inspirants.

Figure 24 : Les modules de classe de Gandra School

Le plan a été conçu selon des formes géométriques simples (le carré et le
rectangle) autrement dit « des modules » se basant essentiellement sur la
centralité. Cet établissement a été conçu avec divers programmes, diverses
formes et dans divers contextes. Les salles de classes sont configurées en
modules simples, juxtaposées et clairement perceptibles, où les variations de
l'orientation, de la mise en œuvre et les pentes de la toiture déterminent la
conception formelle du centre scolaire.
Le système constructif mixte en béton et acier, permet de répondre aux
objectifs de conception bioclimatique. L‟organisation simple et régulière des
modules sur un seul niveau a réduit l‟impact de la construction sur
l‟environnement et a permis de faire profiter tous les occupants du bâtiment des
paysages naturels sur tous les angles grâce aux différentes orientations des
modules.
L‟irrégularité formelle, illustrée par la figure 9, est visible en élévation, au
niveau des différentes façades des modules (façades des modules en rectangles
brisés) et en plan au niveau de la disposition des modules. Le choix architectural
porte sur l‟adaptation discrète, voire «invisible» des différents modules au site.
Disposées les unes après les autres, les cellules suivent une trajectoire

170
irrégulière, le projet échappe ainsi à toute vue lointaine pour laisser intacte la
perspective naturelle du site.
La toiture de l‟établissement scolaire présente une silhouette démunie d‟une
forme précise (informalité relative). Les différentes orientations et les pentes du
toit accordent un aspect ludique qui correspond au thème de l‟édifice et son
environnement (voir figure 8).

Figure 26 : Détail élévation d'un Figure 25 : Perspective


module, Gandra School axonométrique, Gandra School

« Gerardo Molina School » : Les modules au service de la collectivité


Gerardo Moline School (archdaily.com), est un établissement scolaire
construit en 2008 dans un contexte culturel et social spécifique à la ville en
question (voir figures 10 et 11). En pensant ce projet, l‟architecte a cherché à
défonctionnaliser le bâtiment afin qu‟il puisse servir à des multiples usages au
service de la communauté. En effet, l‟école Gerardo Molina est loin d‟être un
projet isolé et exclusif à l‟éducation de base. Il s‟agit d‟un bâtiment sinueux et
évolutif qui s‟ouvre à toute la ville. En effet, tous les petits espaces de détente et
les parcs extérieurs sont conçus, non seulement, pour l‟usage des élèves, mais
aussi, pour l‟usage public, laissant derrière, les barreaux et les murs qui
stéréotypent les départements d'enseignement comme des espaces fermés.

Figure 28 : Vue aérienne, Gerardo Figure 27 : Prise 1, Gerardo Molina School


Molina School

L‟objectif était de développer un projet urbain qui encourage les centralités


sectorielles en faisant des espaces spécifiques à l'école (i.e. bibliothèque,
171
auditorium, cafétéria, salles de soutien etc.) des espaces pour les activités du
quartier.
Le projet est soulevé comme un système modulaire sur pilotis (voir figure
12), qui est capable de s‟adapter à une diversité de situations soit
topographiques, urbaines ou en rapport avec le programme général de l‟école. Il
est basé sur une série réglementée de procédures, d‟actions ordonnées ou de
protocoles, et sur une construction d'un système de groupement de chaînes
qualifié pour opérer et agir en fonction de l'endroit, la quantité de la lumière
naturelle, la topographie et les événements, en d‟autres termes, un système
adaptatif.

Figure 29 : Disposition des modules, Gerardo Molina School

La construction du modèle est basée sur la combinaison de modules mobiles


ayant subi une rotation. Il s‟agit d‟un système de pièce unique capable de
développer une structure organisée plus complexe et plus adaptative que la
somme des autres parties.
Enfin, on peut dire que les trois études de cas présentées dans cette première
partie nous ont permis de soutirer différents types d‟architecture modulaire et de
dégager leurs influences sur la flexibilité du système dans le but d‟avoir une
vision critique globale et personnelle sur les différents enjeux de la modularité
pouvant affecter la construction des établissements scolaires.
L‟architecture modulaire : Une approche plurielle au service de l‟architecture
scolaire
Les trois études de cas présentées dans la première partie de l‟article nous ont
permis non seulement de comprendre le fonctionnement des différents types de
construction modulaire, à savoir le modulaire industriel et sur pilotis, mais aussi
de dégager leurs influences sur la flexibilité du système à travers les diverses
dispositions des salles de cours en module sur le site : l‟ordre et le dynamisme.
Afin d‟avoir une vision critique globale et personnelle sur les différents enjeux
de la modularité pouvant affecter la construction des établissements scolaires,
nous toucherons à l‟importance de l‟intervention de ce concept à l‟intérieur des
modules c‟est-à-dire dans l‟espace d‟apprentissage des apprenants.

172
Espace scolaire modulable ou magistral ? Enjeux
Dans l‟Antiquité, l‟objectif était d‟instruire de manière fonctionnelle un grand
nombre d‟élèves qui ne pouvaient plus accéder à l‟enseignement
individuellement. De là est née la « méthode frontale ou magistrale » (Marquez,
2011). En effet, cette méthode consiste à ordonner les élèves par âge, les
soumettre à plan d‟étude rigoureux, donner des cours au sein d‟une salle de
classe de forme rectangulaire avec des fenêtres sur le levant pour faciliter la
prise de note et elaborer une organisation spatiale bien déterminée : série de
tables alignées et dirigées vers le tableau formant des rangées entre lesquelles
l‟enseignant circule.
Puisque les contraintes et exigences qui pèsent sur les bâtiments ne cessent
d‟évoluer, les infrastructures scolaires ont évolué aussi afin d‟être adaptables et
flexibles, pour pouvoir à la fois suivre le progrès technologique et répondre aux
besoins et impératifs changeants des groupes d‟utilisateurs et de la communauté
dans son ensemble.
En effet, l‟école est considérée comme une construction affective qui joue un
rôle important dans la vie des jeunes élèves. Selon Christian BERGER,
secrétaire général de la Conférence Intercontinentale de l'Instruction Publique de
la Suisse romande et du Tessin (CIIP) en 2004, les critères communs d‟un
espace d‟apprentissage moderne favorisant le confort des apprenants sont
(Berger, 2004) :
 La modularité et flexibilité : que ce soit des espaces appropriés à l‟usage
des TICS, aux pédagogies socioconstructivistes et aux nouveaux
curricula ;
 la réversibilité ou la défonctionnalisation : les espaces seront conçus pour
servir à de multiples usages au service des apprenants. La
défonctionnalisation consiste à concevoir la réversibilité du lieu, c‟est-à-
dire que le changement de fonction ne doit en aucun cas affecter
l‟ensemble, les espaces doivent demeurer souples afin de s‟adapter à
n‟importe quel usage futur.
 La transparence des espaces d‟apprentissages communiquant ;
Les formes d‟enseignement changent régulièrement. Il faut donc des espaces
qui permettent une grande souplesse d‟utilisation. Un espace travaillé pour un
usage pédagogique précis risque de ne pas convenir à long terme. Les classes
rectangulaires ou carrées ne sont pas une mauvaise solution car elles sont
propices à de multiples utilisations. Mazalto Maurice et Paltrinieri Luca
démontrent l‟importance de la flexibilité et la transparence des nouveaux
espaces scolaires à travers cette citation : « Au lieu de chercher à fixer, dresser,
assigner, comme c’était le cas au XIXe siècle et encore souvent aujourd’hui,
l’architecture doit désormais favoriser la circulation et la socialisation des

173
élèves, en variant continuellement les dimensions des espaces qu’ils sont
amenés à traverser. Pour que l’utilisateur puisse investir de différentes
manières le même espace, il doit faire preuve « d’agilité spatiale », c’est-à-dire
qu’il doit être capable de modifier rapidement l’organisation des espaces
d’apprentissage, par exemple à travers le mobilier ou les cloisons » (Mazalto,
Paltrinieri, 2013)
En résumé, selon de nombreux auteurs, l‟avenir des espaces scolaires est
toujours à la transparence et à la flexibilité ce qui a permis à l‟architecture
modulaire de s‟imposer rapidement dans les sociétés.

Plasticité architecturale et l’impact du modulaire sur l’environnement


pédagogique des établissements scolaires
Qu‟entend-t-on par « environnement pédagogique » ? L'auteure de l'article,
Lucie Marchadour, cite, dans une publication de l'OCDE en 2012
nommée « L’environnement physique peut-il avoir un impact sur
l’environnement pédagogique ?», qu‟un environnement pédagogique est surtout
capable d‟influer sur l‟apprentissage de l‟élève, à savoir l‟environnement
physique, l‟apprenant lui-même, ses camarades et ses enseignants. Et c‟est là
toute la tâche de l‟ergonomie appliquée à la pédagogie : penser la disposition de
la salle de classe ou de formation comme étant un élément du confort de
l‟apprenant (donc de sa bonne disposition à apprendre), ainsi qu‟un vecteur de
son interaction avec les autres élèves et le pédagogue (Marchadour, 2012).
Dans le but de satisfaire les besoins actuels des enseignants et des élèves,
l‟architecture ne doit pas être dictée par une vision pédagogique linéaire et
statique. En effet, l‟interaction entre architecture et pédagogie aboutit à une
symbiose susceptible de créer un environnement complexe, orienté vers
l‟apprentissage de l‟élève et la prospérité de la collectivité. L‟analyse des trois
différents établissements scolaire, nous a amené à réfléchir sur les différents
types et dispositions de l‟architecture modulaire mises en œuvre. La production
modulaire préfabriquée ou sur pilotis peut paraître rigide sur certains niveaux et
flexible sur d‟autres. Quels sont ces différents niveaux et comment influent-ils
sur l‟environnement pédagogique scolaire ?
Les différentes dispositions et constructions modulaires comme outils de
réversibilité spatiale
Une architecture modulaire scolaire employant le jeu de pleins horizontaux et
verticaux permet à l‟enfant de développer des notions formelles et
proportionnellement harmonieuses. Il s‟agit d‟une forme de construction
permettant aux apprenants de lire presque littéralement leur environnement
lorsqu‟ils s‟y déplacent. Par ailleurs, le bâtiment devient une partie prenante
dans le processus d‟apprentissage, là où l‟ensemble des sens contribue à la
perception.

174
Volumétrie modulaire souple : Une disposition ordonnée ou dynamique
Dans le cas d‟ « Hyperion School », la disposition des modules les uns auprès
des autres, les juxtaposer et les emboîter les uns sur les autres selon une
trajectoire rectiligne et uniforme, favorise une organisation autour d‟un espace
central destiné au rassemblement ou aux locaux communs. Il s‟agit d‟un espace
public au sein de l‟école favorisant les rencontres, les interactions entre les
groupes, les relations sociales et l‟appropriation par les enfants d‟une identité
publique.
En disposant les cellules d‟une façon dynamique et désordonnée comme le
montre « Gandra School » et « Gerardo Molina School », cela a permis d‟avoir
des orientations différentes afin de profiter d‟une luminosité ambiante et adaptée
pour chaque cour et période de la journée. Dans le cas de « Gandra School » et
« Gerardo Molina School », la configuration dynamique permet aux utilisateurs
de choisir un module orienté vers le soleil si le cours exige une plus forte
luminosité. Par contre, les cours qui ne requièrent pas beaucoup de lumière (i.e.
salle d‟informatique, de projection etc.) sont pris en charge dans un module
orienté de l‟autre côté et ainsi de suite. C‟est aussi valable pour les saisons, en
été comme en hiver, cette disposition dynamique permet de profiter des
performances énergétiques au maximum en choisissant les modules les plus
adaptés selon l‟exposition du soleil et la chaleur.
Des modules préfabriqués ou sur pilotis ?
Le cas d‟une préfabrication industrielle modulaire illustré par le schéma de la
figure 13, apparaît au niveau de la construction de l‟établissement scolaire
temporaire « Hypérion School ». La flexibilité se manifeste surtout au niveau de
la production des modules en série, de la rapidité d‟assemblage, du montage et
des matériaux de construction qui sont adaptables à long terme. La durée de la
construction d‟un bâtiment modulaire préfabriqué varie entre 6 et 12 mois, c‟est
pour cela qu‟il faut réfléchir sur la notion de la souplesse après la construction
même du bâtiment vu que la taille des modules est imposée par l‟entreprise qui
les préfabrique en raison du transport et de l‟avancement technologique qui est
encore assez limité.
Le cas d‟une construction modulaire sur pilotis, illustré par le schéma de la
figure 14, apparait au niveau de la réalisation des établissements scolaires «
Gandra School » et « Gerardo Molina School ». La flexibilité se manifeste
surtout au niveau du choix infini de possibilités en termes de dimension et de
morphologie. En effet, un système de pilotis en acier et béton armé permet de
construire une structure fixe, c‟est-à-dire un squelette en béton sur lequel on
dispose les modules sans contraintes, tout en ayant la possibilité d‟ajouter,
éliminer ou modifier n‟importe quelle unité selon les besoins sans toucher à la
structure de base du bâtiment. Cette technique permet aussi de personnaliser,
d‟intervenir ou de faire des travaux de rénovation en cas de besoin sur chaque
175
module indépendamment des autres. La durée de la construction d‟un bâtiment
modulaire sur pilotis prend plus de temps que celui d‟une construction
préfabriquée et requiert un budget plus
élevé. C‟est pour cette raison qu‟il faut
réfléchir sur la manière d‟intervenir au
sein des modules et de les rendre aussi
souples que possible vu que la structure
du bâtiment est fixe. En effet, dans ce
type de construction, la disposition
modulaire est imposée par un nombre
précis de configurations prédéfinies à
l‟avance.

Figure 30 : Préfabrication industrielle MODULAIRE : Figure 31 : Construction modulaire sur PILOTIS :


Compromis entre rigidité et flexibilité Compromis entre rigidité et flexibilité

Espaces d’apprentissages modulables :


agencement et ergonomie
L‟environnement scolaire est considéré
comme un atelier de recherche et d‟expérimentation où la perception des choses
et les relations entre les enfants sont des stratégies pour la construction de la
cognition et de la connaissance. Tout cela pour dire que les enfants perçoivent
l‟espace de façon critique, c‟est pour cela que leur développement dépend d‟une
bonne architecture. Dans le but de délimiter cette rigidité interprétée dans les
modules sur pilotis et préfabriqués, l‟aménagement de l‟environnement
physique, des trois établissements scolaires, s‟est focalisé sur la polyvalence et
la défonctionnalisation, donnant ainsi aux modules la possibilité de s‟adapter à
n‟importe quelle situation (i.e. travail en groupe, travail individuel, activité
parascolaire, etc.) de plusieurs façons :
 En effet, toutes les salles de cours d‟ « Hyperion School » sont équipées
d‟une ouverture donnant sur l‟espace de rassemblement permettant ainsi
de faire communiquer toutes les cellules entre elles et de favoriser la
transparence : critère important dans l‟aménagement d‟un module souple
et polyvalent ;
 Ajoutons aussi la présence des « break-out spaces », de l‟effet à double
hauteur et de l‟étage qui n‟est pas cloisonné par des séparations rigides
mais plutôt par un garde-corps en métal permettant ainsi d‟avoir une vue
globale sur tout l‟espace d‟« Hyperion School » ;

176
 En utilisant du mobilier flexible, des légers murs de séparations
(démontables et déplaçables). En effet, dans « Gerardo Molina School »,
chaque module comporte deux salles de cours séparées par une cloison
légère afin de profiter de tout l‟espace modulaire en cas de besoin ;
 La présence du mur rideau, dans le cas de « Gandra School », a fait du
bâtiment un excellent scénario de flexibilité en matière de performance
énergique et transparence. Ce type de vitrage a aussi délimité l‟effet
couloir ayant pour rôle de connecter les modules entre eux.

Le modulaire : pour une meilleure plasticité des éléments architecturaux


au service des espaces scolaires
La flexibilité au service d’un apprentissage « à vie » et « de la vie »
Depuis quelques années, le système scolaire suit une évolution très rapide. En
effet, les bâtiments ont une durée de vie relativement longues, et les modes
pédagogiques sont parfois passablement éphémères, c‟est pour cela qu‟il faut
penser à concevoir des espaces flexibles capables d‟évoluer au cours du temps.
La question des bâtiments destinés à abriter des écoles telles que nous les
concevons aujourd‟hui et les réaliserons demain, relève d‟une thématique qui
borde la pédagogie et l‟architecture. Il est impératif de concevoir des espaces
adaptés aux nouvelles formes d‟enseignement, aux ensembles d‟élèves
caractérisés par l‟hétérogénéité (Mazalto, Paltrinieri, 2013) et au corps
enseignant actuel.
Pour résumer, les espaces d‟apprentissage doivent adhérer à un changement
de paradigme, où l‟établissement, uniquement prévu pour l‟enseignement,
devient un lieu de vie.
Selon Marie Musset et Mark Dudek, dans le but de bâtir un établissement
scolaire flexible au service d‟un apprentissage « à vie », il est nécessaire
de (Musset, 2012) (Dudek, 2007) :
 concevoir des espaces flexibles capables d‟évoluer en parallèle avec
curriculum comme le montre l‟exemple d‟ « Hyperion School », un
établissement scolaire. En effet, il est doté d‟une structure porteuse qui
permet de réagir avec souplesse aux différents besoins non prévisibles
de l‟école ;
 Dissimuler des écoles dans les parcs et jardins arborisés, pour qu‟elles
soient isolées du bruit et des sources de pollution, est préférable au
groupement des élèves dans de grands établissements plus coûteux par
leur construction et leur exploitation. Assurément, les trois
établissements scolaires étudiés évoqués dans cet article, sont inscrits
dans un environnement naturel propice à l‟apprentissage de base ;

177
 Eviter les bâtiments monumentaux. En effet, l‟enfant est le sujet et non
l‟objet de l‟éducation. L‟architecture doit être donc à son échelle ;
 Permettre à une seule salle d‟apprentissage des utilisations différentes
au profit des projets de groupes et d‟équipes car l‟enseignement frontal
classique est considéré actuellement comme non pédagogique. Dans le
cas de l‟ « Hyperion School », les deux parois qui séparent les salles
sont vitrées ; en cas de besoin, il est possible de tirer des rideaux pour
séparer les classes au niveau visuel et de basculer les parois pour avoir
deux salles communicantes.
Afin de mieux rattacher les expériences éducatives des apprenants au monde
tel qu‟il est, il est préférable que l‟établissement scolaire soit associé à
l‟apprentissage de la vie et des valeurs. Dans ce contexte, Marie Musset et Mark
Dudek affirment aussi dans leurs écrits qu‟il est toujours essentiel de tenir
compte de deux considérations primordiales (Musset, 2012) (Dudek, 2007) :
 Le développement du programme scolaire convenable à l‟apprentissage
ne doit pas s‟arrêter aux limites du domaine de l‟école, mais englobe
tous les alentours ;
 Un bâtiment scolaire doit tenir compte de la collectivité considérée
comme un tout et pas seulement du bien-être scolaire des élèves ;
 Tous les espaces communs sont accessibles à la communauté c‟est pour
cela qu‟il faut les placer au centre ou sur la bordure du bâtiment.
Le dernier exemple de « Gerardo Molina School » montre une organisation
spatiale dans laquelle la cour centrale, le terrain de jeu et la bibliothèque sont
situés de telle manière qu‟ils puissent être utilisés pendant les heures d‟école par
les enfants du quartier sans gêner le cursus scolaire. Tous les espaces communs
sont accessibles à la communauté même lorsque l‟école est fermée.
L‟architecte de « Gerardo Molina School » a voulu offrir aux habitants d‟un
quartier défavorisé de multiples possibilités d‟enrichir leur vie communautaire et
individuelle. En fait l‟idée majeure de ce concept est partie d‟une architecture
modulaire mise au service de la collectivité. En effet l‟école est située au cœur
d‟un quartier urbain dont les équipements sont accessibles aux gens qui désirent
les utiliser même en dehors des heures d‟école. Ce concept illustre en quoi les
écoles peuvent contribuer à une renaissance de la vie des lieux publics.
Effectivement, grâce aux modules disposés dynamiquement les uns après les
autre, ces derniers ont permis de décomposer l‟espace en espace privé et espace
public accessible à toute la collectivité. Cette approche encourage les élèves à se
tourner vers l‟extérieur et les rendent attentifs à la relation qui les lie à la
collectivité qui est à leur service. L‟architecte, dans ce cas, donne une grande
importance autant à l‟éducation sociale qu‟à l‟éducation scolaire.

178
Les tendances de renouvellement spatial d’un environnement scolaire
modulaire
L‟analyse des trois établissements scolaires, l‟appropriation du concept de
« modularité » et l‟ouvrage de DUDEK Mark « Projet et réalisations, Ecoles et
jardin d‟enfants » (Dudek, 2007), nous ont permis de distinguer cinq tendances
qui ont participé à la création d‟une architecture scolaire moderne. En les
prenant individuellement, elles peuvent agir comme des accélérateurs pour la
planification du programme architectural des écoles primaires ; considérées
ensembles, elles peuvent être arrangées comme étant les éléments d‟une
transformation plus riche au service de l‟architecture modulaire.
- L'accès à l'information : l‟école à l‟ère des nouvelles technologies
Etant désormais omniprésentes, les nouvelles technologies ont une importance
de plus en plus forte dans notre quotidien ; les élèves de la génération actuelle
ont grandi avec les technologies numériques. Grâce à Google, les jeunes peuvent
désormais accéder à une multitude d'informations, de contenus et de ressources.
Mais la technologie à elle seule ne peut pas être le seul outil de l‟apprentissage,
il est fondamental de concevoir un bâtiment scolaire sur la base de plan avec une
infrastructure adaptée et flexible. En réponse à cette transformation de la
pédagogie, on constate l‟apparition d‟une grande variété de dispositions
spatiales de locaux, variété qui tend à devenir la norme. Le cas d‟ « Hyperion
School » et « Gerardo Molina School » englobe parfaitement ces
caractéristiques. En effet, ces établissements comportent plusieurs salles de
projection de haute technologie, permettant à l‟enfant d‟accéder au maximum de
ressources.
- Des environnements d‟apprentissage spécialisés ou multifonctionnels
Les environnements d‟apprentissage spécialisés les plus habituels dans les
écoles primaires sont les médiathèques, les salles de sport et les locaux destinés
aux activités artistiques et musicales. Cependant, il y a des écoles qui préfèrent
rendre ces espaces non seulement publics mais aussi multifonctionnels comme
c‟est le cas de « Gerardo Molina School » pour la médiathèque et la cafétéria
mais aussi de« Gandra School » pour le gymnase.

- Une conception partant de l‟intérieur ou de l‟extérieur


L‟étude des différents plans des trois établissements scolaires, nous a permis de
soutirer deux types de conception :
 Une conception allant de l‟intérieur vers l‟extérieur : Pour l‟ « Hyperion
School » et « Gandra School ».
Ce qui requiert une réflexion centrée uniquement sur les élèves et exige une
conception basée sur les salles de classe et les espaces de circulation autrement
dit « les breaks out spaces ».
179
Dans le cas d‟une architecture modulaire les « break-out spaces » sont en
général des espaces reliant deux ou plusieurs modules aux autres, ces espaces
peuvent servir à l‟apprentissage par projet favorisant l‟interaction au sein du
groupe. Ce sont des environnements extensibles autorisant l‟apprentissage
individuel ou en groupe ou encore la détente.
L‟idée majeure de ces espaces est de les rendre des lieux d‟enseignement
secondaire permettant à l‟enseignant de superviser plusieurs endroits à la fois.
Dans le cas d‟ « Hyperion School », « les breaks-out spaces » sont l‟espace
d‟accueil (voir figure 16) et l‟escalier servant d‟une scène de projection en cas
d‟un évènement spécifique (voir figure 15).

Figure 33 : Espace d’accueil, Figure 32 : Escalier, Hyperion School


Hyperion School

Le plan de « Gandra School » est muni de « breaks out spaces » intégrés dans
un corridor élargi avec des salles de classe d‟un seul côté (voir la figure 17).
Situés entre l‟environnement naturel extérieur et les espaces de circulation
intérieurs, ces espaces de détente entrent en relation directe avec les salles de
classes. Cette configuration, plus centrée sur l‟apprenant, permet aux élèves de
progresser depuis le contexte extérieur vers la salle de classe.

Figure 34 : répartition « des break out spaces », Gandra School

 une conception allant de l‟extérieur vers l‟intérieur : Pour « Gerardo


Molina School »
Elle consiste à prendre un compte la succession des espaces publics, semi-
publics et privés. Les environnements d‟apprentissage spécialisés les plus
habituels dans les écoles primaires sont les médiathèques, les salles de sport et
180
les locaux destinés aux activités artistiques et musicales. Cette approche requiert
une différenciation des diverses parties de l‟école afin de faciliter l‟orientation
des utilisateurs. Cette conception propose deux variantes de base concernant la
disposition des espaces publics. Comme le montre le plan de la figure 18, on
remarque que ces espaces sont généralement composés de : terrain de sport, un
auditorium et une cafétéria (colorés en bleu sur le plan sur la figure 18). Et les
espaces privés (colorés en vert sur la figure 18), comportent les salles de classes
et les espaces de liaison.

Figure 35 : Zoning Privé/public, Gerardo Molina School

Ces espaces forment un groupe multifonctionnel situé en bordure de l‟école et


au centre, fonctionnant comme un point de rassemblement (voir la figure 18).
Cette répartition permet au public d‟accéder plus facilement à ces espaces
communs en dehors et pendant les heures de cours. Une disposition centrale du
terrain de sport et avec les salles de cours organisées autour, réglera la question
du service. Et une seconde disposition, de ces espaces situés sur la bordure,
comme pour la cafétéria et l‟auditorium sera convenable surtout pour les
personnes qui fréquentent l‟établissement pour les repas et les réunions.
- Un éclairage naturel adapté
La présence de la lumière naturelle dans les bâtiments d‟enseignement joue
un rôle très important dans le processus d‟apprentissage. Une disposition
modulaire dispense un éclairage naturel approprié aux écoles là où l‟on en a
besoin dans le but d‟atteindre de bonnes performances visuelles et éviter des
situations inconfortables pour la vue.
En effet, les trois établissements scolaires sont équipés de fenêtres latérales
que ce soit dans les salles de cours que dans les espaces de circulation. Ces
ouvertures procurent une luminosité bien déterminée selon l‟orientation des
modules et les saisons permettant ainsi d‟exploiter les performances
énergétiques de chaque cellule selon les exigences. Les toits d‟« Hyperion
School » et « Gerardo Molina School » sont munis de lanterneaux : un dispositif
d‟éclairage zénithal utilisé dans des écoles construites sur un niveau. L‟efficacité

181
du système dépend de la profondeur du puits de lumière et des dimensions de
l‟ouverture du lanterneau.
Enfin, on trouve dans quelques modules de « Gandra School » et « Gerardo
Molina School » des claires-voies. Ce sont des ouvertures situées dans la partie
haute des façades. Elles laissent pénétrer la lumière du jour vers le fond du local
et permettant une répartition lumineuse et plus homogène s‟il y‟a une fenêtre
latérale.

Conclusion
Depuis le début du XXe siècle, des pédagogues novateurs ont pointé
l‟importance des espaces scolaires et la nécessité de les faire évoluer, en
proposant des solutions innovantes, en matière d‟organisation spatiales et
fonctionnalité, capables d‟offrir des constructions laissant la place à
l‟appropriation et à la transformation, parmi elles on cite : la modularité. A partir
de là, notre travail préliminaire de recherche avait pour premier défi de définir
l‟architecture modulaire considérée, à travers l‟ensemble des composantes
matérielles et immatérielles, comme étant :
 Une technique moderne de production modulaire se basant sur la
préfabrication industrielle qu‟on a démontrée à travers l‟exemple
d‟ « Hyperion School ».
 Un concept de construction sur pilotis se basant sur une structure fixe
comportant plusieurs modules évolutifs disposés de diverses manières
qu‟on a illustré à travers les deux études de cas « Gandra School » et
« Gerardo Molina School ».
Il y a donc émergence d‟un nouveau type de construction décomplexifiant
l‟école en plusieurs cellules connectées par des espaces de liaisons destinés à la
circulation et aux « breaks out spaces ». L‟investigation des trois établissements
scolaires nous a permis de retenir des critères communs d‟une école modulaire,
ont pu être retenus :
 La flexibilité : que ce soit des espaces appropriés à l‟usage des TICS,
aux pédagogies socioconstructivistes et aux nouveaux curricula ;
 La réversibilité ou la défonctionnalisation : conception de bâtiments
pour multiple usages, c‟est-à-dire, changer leurs fonctions sans toucher
à l‟ensemble ;
 La transparence : permettant de concevoir des espaces d‟apprentissages
communiquant ;
 La participation de la communauté à la gestion du projet et son libre
accès à l‟établissement tout au long de l‟année ;
 Les impératifs de développement durable (i.e. matériaux, énergie, eau
etc.) et de la sécurité (i.e. santé, acoustiques, lumière etc.).

182
Les formes d‟enseignement changent régulièrement. Il faut donc des espaces qui
permettent une grande souplesse d‟utilisation. A travers ces propos et les
exemples étudiés, nous pouvons présumer que les deux types de dispositions
modulaires, dynamiques et ordonnées, ont contribué à faire évoluer les
bâtiments selon les techniques de construction utilisés (préfabrication
industrielle ou construction sur pilotis). Une disposition dynamique des modules
a prouvé son efficacité à faire participer les communautés locales durant toute
l‟année.
Enfin, cette étude nous a aidé à démontrer que la modularité a renforcé la
complémentarité entre architecture et pédagogie dans les établissements
scolaires sur plusieurs niveaux grâce à la plasticité des éléments architecturaux.
Ces derniers ont assuré la conception des espaces scolaires multifonctionnels et
polyvalents capables de s‟adapter à n‟importe quelle situation.

Ribliographie

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pédagogique, Collection Frac Centre, Galerie permanente Page 31, Ligne 16-20

184
L’IDEE ARCHITECTURALE ET LE LIEU
Ferdaws BELCADHI
Maître assistante, E.N.A. U

INTRODUCTION

« Ce qui concerne l‟architecture va bien au-


delà de l‟action de l‟architecte » Alvaro Siza

Cette citation d‟Alvaro Siza, extraite d‟un entretien sur les rapports de
l‟architecture et du lieu 103exprime l‟idée d‟une subjectivité de l‟architecture ; ou
plus précisément d‟une subjectivité des rapports de l‟Homme et de
l‟architecture. C‟est bien parce qu‟elle est sujette à interprétation que
l‟architecture échappe à l‟architecte et devient la propriété physique,
intellectuelle, mémorielle, pérenne ou temporelle d‟un individu et/ou d‟une
collectivité. Nous allons nous intéresser ici à cette dimension subjective. En
s‟interrogeant sur la poétique architecturale, sur les conditions de la création, il
s‟agit d‟essayer d‟apporter une pierre à la connaissance des principes qui
fondent l‟acte de conception architecturale.

Il importe en effet au praticien, et à l‟enseignant que je suis d‟essayer de


discerner et de comprendre, à défaut de connaître, la nature des outils qui sont à
la disposition de l‟architecte quand il élabore un projet. Je ne veux pas évoquer
ici les outils que sont le dessin, la maquette, la coupe, le plan, la photographie, la
simulation virtuelle, etc., qui sont les moyens de traduction d‟une pensée, mais
bien plutôt intellectuels qui guident et orientent les choix et les décisions du
concepteur104. L‟architecte détermine l‟espace pour les autres, il lui donne non
seulement une forme, mais également du sens. Pour Hegel, l‟architecture est une
mise en espace d‟une pensée : « L’œuvre architecturale a pour but de façonner
artistiquement l’environnement extérieur, en soi même inorganique, de
l’esprit ».105 Hegel ne précise pas dans cette citation si l‟esprit en question est
celui de l‟architecte ou du commanditaire (qui peut être un individu, une
collectivité, etc.). L‟architecte façonne l‟espace de tous. Il porte une
responsabilité collective. Pour revenir à la citation qui a introduit cet article,

103
Alvaro Siza, in Lieux contemporains, sous la direction de Michel Mangematin et Chris Younès, Editions
Descartes et Cie, Paris 1997, p.203
104
Sachant que le dessin génère peut être autant les concepts qu‟il les traduit. On pense ici particulièrement à
Carlo Scarpa qui associe pleinement la pensée et le dessin, et pour qui « dessiner, c„est penser »
105
Hegel, Esthétique, Le livre de Poche, LGF, Paris, 1997, p. 334

185
Alvaro Siza exprime donc l‟idée que l‟architecture est porteuse de sens. C‟est
bien l‟architecte qui, par son action donne du sens à son architecture

LE LIEU DANS LE CHAMP DES CONNAISSANCES

La perception du lieu dépend de la nature du regard porté sur lui. Le lieu est
lu et décrypté par l‟architecte. Cette lecture fait appel à des savoirs et des
connaissances professionnelles, mais également culturelles et sociales. Le lieu
du projet est l‟objet d‟une interprétation. Il est ainsi objet de lectures différentes.
Cela est perceptible dans le cas du projet de Bucarest où l‟architecte/individu a
fait preuve d‟une faible capacité à lire et interpréter le territoire, mais également
chez Koolhas, qui semble tenir compte de certaines spécificités du lieu pour
déterminer la nature de son intervention architecturale. Avant d‟aller plus loin
sur l‟analyse de cette rencontre potentielle de la démarche de conception
architecturale et du lieu, il semble nécessaire de développer la notion de lieu,
notamment au regard de ce qui vient d‟être relevé, à savoir la possibilité de
lectures différentes de ce qu‟est le lieu.

Merleau Ponty et le lieu

Merleau-Ponty développe et construit une pensée établie à partir du concept


de phénoménologie de la perception. Pour Merleau-Ponty, la condition
phénoménologique conduit la perception du lieu : le lieu comme chose visible,
vue vécue, analysée dans un contexte singulier, est, comme toute chose, l‟objet
et le sujet d‟une perception relative, personnelle et culturelle : « La vision n’est
pas un certain mode de la pensée ou présence à soi : c’est le moyen qui m’est
donné d’être absent de moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Etre, au
terme de laquelle seulement je me ferme sur moi »106. Raphaël Gély entre autres
analystes de l‟œuvre du philosophe, développe dans Les usages de la
perception, une approche analytique de la phénoménologie, telle qu‟envisagée
par Merleau-Ponty. En l‟établissant à partir et autour de l‟espace physique
perceptible, et donc des lieux. Gély concrétise la problématique merleau-
pontienne de la perception phénoménologique : « La perception
phénoménologique est habitée par l’expérience du caractère pluriel des
parcours perceptifs que nous pouvons faire d’une réalité, que cette réalité soit
un tableau, une maison ou un paysage. Quand je me promène dans la
campagne, que je me laisse m’enfoncer progressivement dans le paysage.

106
Maurice Merleau-Ponty, L‟œil et l‟esprit (1964) Gallimard collection Folio essais, Paris, 2007, P.81

186
Quand je me promène dans la campagne, que je me laisse m’enfoncer
progressivement dans le paysage qui est devant moi et à mes côtés, je sais que je
peux tout à coup me retourner et regarder en sens inverse l’espace que je viens
de franchir. L’ici d’où je suis parti pour en arriver là peut être transformé par
moi en un là que je regarde depuis ce nouvel ici auquel je suis arrivé »107

Confronté à un même lieu, le regard porté sur ce lieu diffère donc dès lors que
ce regard est novice ou déjà construit. Gély insiste notamment sur la distinction
des perceptions chez Merleau-Ponty, ce que ce dernier nomme la transcendance
horizontale et la transcendance verticale. La transcendance horizontale se
caractérise par la perception physique qui transite notamment par le regard. La
transcendance verticale implique les perceptions culturelles, historiques,
professionnelles, etc. : « Ce qui apparait dans cette (...) transcendance
horizontale, c’est l’importance de la réversibilité des différents parcours
perceptifs dans le processus de constitution de l’apparaître phénoménologique.
Cette possibilité de faire du lieu où je me trouve un lieu que je pourrais
percevoir d’ailleurs modifie à la fois la perception que j’ai de ma situation
présente et la perception du lieu vers lequel je me dirige. »108. Selon Merleau-
Ponty et l‟analyse qu‟en fait Raphaël Gély, la perception d‟un lieu dépend donc
bien des références personnelles et culturelles d‟un lieu dépend donc bien des
références personnelles et culturelles qui construisent en amont de toute
perception cette capacité de percevoir : « La thèse selon laquelle c’est à
l’expérience qu’appartient le pouvoir ontologique ultime et non à l’essence
signifie dans ce cadre interprétatif que la perception d’une réalité donnée est
travaillée par l’épreuve de la relativité de nos visées intentionnelles. Se vivre
comme expérience, pour la perception, c’est faire l’épreuve de la contingence
des déterminations à partir desquelles celle-ci vise le donné. »109.

Raphaël Gély prend sur ce point l‟exemple précis d‟une église : « On pourrait
analyser la perception que j‟ai de cette église romane qui est là au loin en
étageant différents niveaux d‟appréhension, du plus élémentaire au plus
complexe. Ainsi, cette église romane est perçue comme une réalité matérielle
qui occupe tel endroit de l‟espace. Cette église peut être visée encore, selon nos
différents intérêts, comme appartenant à un type de système de pouvoirs, comme
une œuvre architecturale, etc. Autrement dit, l‟expérience perceptive de cette

107
Raphaeël Gély, Les usages de la perception, réflexions merleau-pontienne, éditions Peeters, Louvain, 2006,
P.99
108
Ibid.
109
Ibid. pp.99-100

187
église ne se réduit pas à l‟expérience sensorielle que je peux en faire. Percevoir
cette église comme une habitation ou même comme un lieu sacré relevé bien des
compétences possibles de l‟acte de percevoir, si bien que l‟activité perceptive est
toujours déjà inscrite dans une historicité fondamentale ».110. Cette analyse de
Merleau-Ponty rejoint la problématique évoquée un peu plus tôt au sujet de la
cathédrale Saint-Joseph de Bucarest. Il est intéressant de relever que le choix de
l‟église en tant qu‟exemple n‟est pas anodin. Il est un choix plus pertinent
qu‟une crèche, un grand magasin ou une usine, car le regard porté sur un lieu à
forte connotation symbolique, ici plus spécifiquement un lieu culturel, parait à la
fois exacerber la sensibilité du regard et élargir le champ des interprétations.
C‟est ce que montre le projet de Bucarest ; la polémique n‟a lieu que parce
qu‟elle se focalise sur les rapports de l‟église et de la tour de bureaux. Elle
n‟aurait pas eu lieu si à la place de l‟église s‟était trouvé un centre commercial
ou une banque. C'est-à-dire que l‟église en tant que lieu représente bien plus que
ce qu‟elle est en tant qu‟architecture. Elle est une médiation qui permet
l‟émergence et l‟existence d‟une forme de pensée initialement religieuse, mais
qui devient symbolique par l‟histoire en acquérant d‟autres valeurs. Pour
Merleau-Ponty, la lecture et la compréhension du lieu dépendent strictement des
conditionnements culturels, religieux, familial, géographique, historique,
professionnel, etc. de l‟individu qui se projette physiquement dans le lieu, et
dont la perception modèle également l‟idée du monde.

Heidegger et le lieu

Bien que des différences apparaissent quant à cette notion de perceptionn


phénoménologique entre Hedegger et Merleau-Ponty, se qui nous intéresse ici
est de constater que la même dimension subjective de la perception fonde la
pensée heideggérienne du lieu. Si les approches en termes d‟analyses diffèrent,
le questionnement est similaire : l‟interrogation heideggérienne renvoie aux
conditions de la compréhension et de la perception du lieu, ce que développe
entre autres Pierre Dulau qui note que la position de Heidegger « est (..) celle
d’une conditionnalité du penser et du territoire.»111. On note chez Heidegger
l‟importance de la localisation de l‟individu ou de la communauté en « son »
lieu, « son » habiter, qui modèle et organise une relation singulière à cet endroit
entre les hommes, les divins, le ciel et la terre, ce qu‟Heidegger nomme le

110
Ibid. p.106
111
Pierre Dulau, Martin Heidegger, la parole et la terre, in Le territoire des philosophes, Lieu et espace dans la
pensée au XXème siècle, sous la direction de Thierry Paquot et Chris Younès, Editions de la Découverte, Paris,
2009, p. 182

188
Quadriprti. L‟être de l‟home se manifeste dans cette localisation précise, et donc
distincte d‟une autre localisation, à laquelle tout participe, le climat, la
topographie, la matière, le langage…Selon Heidegger, un lieu n‟est donc un lieu
dans l‟espace que par la médiation de l‟esprit humain. La perception du lieu est
donc une perception singulière et personnelle. Mais, parce qu‟elle s‟inscrit dans
le registre perceptif de paramètres communs à une assemblée plus ou moins
importante d‟individus, cette singularité de la perception n‟empêche nullement
l‟existence d‟une perception collective du lieu. Prenons ici l‟exemple du pont tel
qu‟il est donné par Martin Heidegger dans son célèbre texte Bâtir, habiter,
penser : « Le pont est à vrai dire une chose d’une espèce particulière ; car il
rassemble le Quadriparti de telle façon qu’il lui accorde une place. Car seul ce
qui est lui-même un lieu peut accorder une place. Le lieu n’existe pas avant le
pont. Sans doute, avant que le pont soit là, y a-t-il le long du fleuve beaucoup
d’endroits qui peuvent être occupés par une chose ou une autre. Finalement l’un
d’entre eux devient un lieu et cela grâce au pont. »112. On imagine aisément
qu‟après la construction du pont, constituant alors un lieu par sa simple présence
(E. Souriau), le pont lui-même va exister en tant que lieu spécifique, sujet de
perceptions différentes pour tous ceux qui vont être confrontés à cet endroit
désormais singulier.

LA PERCEPTION DU LIEU

Le lieu est toujours référencé à une réalité physique ou intellectuelle. Le lieu


est d‟abord l‟espace qu‟un corps occupe. Mais, il est également un espace sans
aucun rapport avec les corps qui peuvent le remplir. Malgré leur distinction, ces
deux définitions se rejoignent : L‟espace occupé par le corps peut être défini
dans son rapport au corps sous deux aspects : une dimension topologique
mesurable (je m‟installe à une distance donnée et précise de ce tronc d‟arbre),
dans les deux cas, « je » détermine un lieu C‟est ce que décrit Augustin Berque
quand il évoque les deux conceptions possibles du lieu : « dans l‟une, le lieu est
parfaitement définissable en lui-même, indépendamment des choses. C‟est le
lieu des coordonnées cartésiennes du cartographe, dont l‟ordonnée (la
longitude), l‟abscisse (la latitude) et la cote (l‟altitude) s‟établissent dans
l‟espace absolu des Principia mathematica de Newton. Le lieu y est un point
abstrait, totalement objectif. Il relève d‟une géométrie qui permet de définir un
moins strictement les objets qui peuvent ou non s‟y trouver. Un tel lieu n‟est

112
Martin Heidegger, Essais et conférences (1958), traduit de l‟allemand par André Préau, Gallimard, Paris,
2003, pp.182-183

189
autre qu‟une synthèse du topos aristotélicien avec l‟idéal platonicienne. L‟autre
conception possible relève de la chôra. C‟est la plus problématique, car elle est
essentiellement relationnelle. Le lieu y dépend des choses en dépendent, et ce
rapport est en devenir : il échappe au principe d‟identité. La dimension plus
strictement topologique du lieu (le topos d‟Augustin Berque) ne nécessite pas la
présence physique du cops : la position de l‟arbre peut être définie en termes
cartographiques et mesurables, ou par une position relative à d‟autres lieux
(l‟arbre est situé au sommet de la colline qui domine le village), mais elle ne
peut cependant se passer d‟une conscience du lieu car ce sont l‟esprit et la
mémoire qui confèrent une existence au lieu. Pour prendre un exemple du côté
de la mythologie, le paradis n‟a pas d‟existence réelle connue, il est localisé par
la plupart des cultures quelque part dans les cieux, en un point inaccessible à
l‟homme. Il est un pourtant un lieu référencé, auquel l‟esprit humain est capable
de donner une existence et une forme. L‟esprit humain se fabrique une
conscience de l‟existence du lieu. Il en génère une matérialisation possible, qui
ne nécessite pas une expérience réelle et physique du lieu pour exister. La
valeur accordée au lieu, qu‟il soit vécu ou rêvé, a une existence et du sens pour
une partie plus ou moins importante de l‟humanité. Un lieu ne semble donc être
un lieu dans l‟espace que par la volonté de l‟esprit humain. Il est le fruit d‟un
processus intellectuel et non seulement visuel. Ainsi, pour Etienne Souriau dans
son Vocabulaire d‟esthétique, une portion donnée de l‟espace peut être un lieu, à
condition d‟être objet de connaissance. E. Souriau donne l‟exemple d‟une œuvre
d‟art qui par sa simple présence génère un lieu. Mais ceci peut être extrapolé,
au-delà de l‟œuvre, à tout objet qui marque un espace en un point singulier.
Cette marque peut ainsi être un objet physique, géographique, un événement,
etc. Le Mont Everest n‟a été physiquement expérimenté que par un petit nombre
d‟individus. Il est pourtant un lieu commun, reconnu, topologique situable par
une bonne partie de l‟humanité, et sensible du fait des signes dont on l‟a pourvu
et dont il est porteur : cette montagne suscite tout d‟abord une reconnaissance
géographique (topologique), elle est physiquement le plus haut sommet du
monde, elle génère chez certains êtres humains l‟envie physique et sportive de la
conquérir : elle est donc pour eux le lieu de la confrontation, du danger et de
l‟exploit. Elle est d‟abord un espace topographique, des suites de murs de glace
et de roches à franchir. Elle est chez d‟autres, et plus particulièrement pour les
cultures locales, le lieu d‟une sacralisation extrême qui empêche pratiquement
toute profanation113.

113
« Toutes les cultures sacralisent leur montagne ». Citation de Michel Serres in Variations sur le corps,

190
Le Thoronet ou la Tour Eiffel ne sont pas des lieux naturels ; en tant
qu‟espaces construits, ils sont les fruits d‟une volonté humaine. Mais ils
bénéficient d‟une dimension similaire à l‟Everest en tant que lieux portés à la
fois par le réel et par l‟imaginaire. La Tour Eiffel en tant que lieu existe, y
compris pour un grand nombre d‟habitants de la planète qui ne s‟en sont fait
pourtant qu‟une image, fabriquée par les restitutions de voyages, les histoires,
les cartes postales, les images télévisées, etc. La valeur accordée au lieu, qu‟il
soit vécu ou rêvé, a une existence et du sens pour une partie plus au moins
importante de l‟humanité ; on peut ainsi aisément imaginer que la tour Eiffel
représente un lieu pour une plus grande communauté d‟individus que le
Thoronet. Dans ce rapport du réel et de l‟imaginaire d‟un lieu, E. Souriau, de
son côté, donne dans son vocabulaire d‟esthétique, l‟exemple du poète William
Wordsworth : « On peut (…) remarquer que certains lieux se sont chargés (…)
de tout un investissement affectif valorisant, et sont devenus des lieux
imaginaires plus vrais que ce qu’ils sont comme lieux réels. Voir par exemple,
chez Wordsworth, l’opposition de « Yarrow unvisited », le site de Yarrow que le
poète refuse d’aller voir pour lui garder son halo poétique, et de « Yarrow
visited », ce lieu de poème et légendes tel qu’il se montre quand on va le voir
dans la réalité. Outre ces espèces de sacralisation par l’accumulation des
traditions poétiques, on peut signaler la fréquence des prédilections pour
certains types de lieux chez des écrivains, des artistes, et pour certaines
situations géographiques »114. Un lieu ne semble donc être un lieu dans l‟espace
que par la volonté de l‟esprit humain. Il est le fruit d‟un processus intellectuel et
non seulement visuel. Le lieu existe par l‟humain. Il peut ainsi posséder une
valeur individuelle ou collective. Le lieu qu‟il soit, génère son identité à partir
des rencontres physiques, matérielles, intellectuelles, immatérielles avec une
architecture, un espace géographique singulier, une œuvre d‟art, un roman, un
poème, un récit, un film…Le lieu est une projection réelle ou virtuelle du corps
humain dans un espace concret, topologique et/ou intellectuel et sensible.

éditions M. Pommier/ Fayard, Paris, 1999


114
Etienne Souriau, Vocabulaire d‟esthétique, Presses Universitaires de France, Paris, 1990, p.951

191
LE LIEU ET L’ARCHITECTURE

Le lieu est toujours référencé à une réalité physique ou intellectuelle. Du point


de vue d‟une stricte définition, il est une portion déterminé d‟espace : Pour
Littré, le lieu est d‟abord l‟espace qu‟un corps occupe. Mais il est également
dans une une seconde acceptation un espace considéré sans aucun rapport avec
les corps qui peuvent le remplir ; malgrè leur distinction, ces deux définitions se
rejoignent : l‟espace occupé par le corps peut être défini dans son rapport au
corps sous deux aspects : une dimension topologique mesurable et ou une
dimension plus sensible

APPROCHES DU LIEU, DE VITRUVE A L’AUBE DU XXè SIECLE. DU


CONSENSUS ET DE L’UTOPIE, LA CONFIRMATION DU LIEU
COMME REPRESENTATION DU MONDE

Vitruve, l’éthique, la politique et le lieu

Vitruve, au premier siècle avant J.C., associe le lieu aux questions de santé et
de salubrité publique. Pour Vitruve, le lieu du projet est d‟abord un espace
naturel, déterminé et reconnu par sa salubrité. Ainsi, qu‟il s‟agisse d‟une ville ou
d‟un bâtiment, le lieu se détermine en amont de l‟édification du projet.
L‟objectif est d‟établir des bâtiments sains et des villes saines, et la condition
initiale pour cela est que les lieux d‟édification soient des lieux sains. Le projet,
en s‟établissant en un lieu, se soumet aux conditions climatiques de ce lieu, à
savoir le soleil, l‟air et le vent : « Quand on veut bâtir une ville, la première
chose qu’il faut faire est de choisir un lieu sain. Pour cela il doit être en un lieu
élevé, qui ne soit point sujet aux brouillards et aux bruines, et qui ait une bonne
température d’air, n’étant exposé ni au grand chaud, ni au grand froid. De plus,
il doit être éloigné des marécages : car il y aurait à craindre qu’un lieu, dans
lequel au matin le vent pousserait sur les habitants les vapeurs que le soleil en
se levant aurait attirées de l’haleine infecte et vénéneuse des animaux qui
s’engendrent dans les marécages, ne fut malsain et dangereux…. » 115. Cette
question du lieu d‟accueil du projet est considérée de manière très précise par
Vitruve. Loin des a priori radicaux, les lieux sont étudiés et à étudier de manière
quasi-scientifique, au besoin en s‟appuyant sur une expérimentation biologique
(3…j‟approuve fort la manière dont usaient les Anciens, qui étaient de
considérer le Foie des animaux qui paissaient dans les lieux où ils voulaient

115
Vitruve, Les dix livres d’architectures, corrigés et traduits en 1684 par Claude Perrault, Pierre Mardaga
éditeur, Liège, 1996, Livre I, Chapitre IV, p.16-17

192
bâtir… »)116. Bien que la définition du lieu chez Vitruve, parce qu‟elle semble
issue d‟une stricte analyse paraisse éloignée de l‟approche culturelle et
expérimentale qu‟en fait Heidegger, la conscience d‟un renforcement de la
nature du lieu par le projet existe bien dans sa pensée. Cette conscience se
détermine encore une fois en vertu de questions de salubrité : « La Bienséance
que requiert la Nature des lieux, consiste à choisir les endroits où l’air et les
eaux sont les plus saints pour y placer les Temples, principalement ceux qu’on
bâtit au Dieu Esculape, à la Déesse Santé, et aux autres Divinités par qui l’on
croit que les maladies sont guéries. Car les malades par le changement d’un air
malsain en un salutaire, et par l’usage des meilleures eaux, pourront plus
aisément se guérir : ce qui augmentera beaucoup la dévotion du peuple qui
attribuera à ces Divinités la guérison qu’il doit à la nature salutaire du lieu. »117

Vitruve rejoint par cet exemple la définition du lieu telle qu‟elle sera
envisagée par Heidegger dix-neuf siècles plus tard. Le lieu ne devient lieu, ou
devient un lieu autre par la présence du projet. Il est également intéressant de
noter la distance que Vitruve prend vis-à-vis de la religion (les Divinités par qui
l’on croit que les maladies sont guéries) en même temps qu‟il instaure le lieu
comme un lieu de renforcement du pouvoir religieux (ce qui augmentera
beaucoup la dévotion du peuple qui attribuera à ces Divinités la guérison qu’il
doit à la nature salutaire du lieu). Ce faisant, Vitruve attribue ici au lieu de
l‟édification de l‟architecture un rôle qui dépasse du cadre strict de l‟harmonie
des formes, des matières et des volumes, à laquelle il consacre cependant
l‟essentiel de ces Dix livres d’architecture. Mais, par cet exemple, il s‟établit
que Vitruve envisage bien l‟architecture comme le lieu d‟une représentation et
d‟une valorisation d‟un pouvoir en place (en l‟occurrence dans ce cas,
religieux). L‟idée de l‟architecture chez Vitruve dépasse la triade Solidité-
Utilité-Beauté. Elle interpelle ce qui concerne la Cité entière, pour laquelle la
salubrité publique, est un paramètre essentiel de la cohésion d‟un groupe
humain. Vitruve projette dans l‟espace de la Cité une idée ordonnée du monde.
La cité vitruvienne se construit sous la tutelle des dieux. Elle est la
représentation d‟un monde ordonnée. Les dieux dominent physiquement la ville,
ils affirment leurs caractères protecteurs (il s‟agit ainsi de découvrir les
murailles de la ville depuis le temple, et donc sous la protection des dieux).
Vitruve propose donc un modèle de cité qui cherche à se déterminer comme un
lieu de sérénité. L‟immanence de la moralité de la cité vitruvienne se perçoit

116
Ibid. p.18
117
Ibid. Chapitre VII, p.27

193
également à travers la façon dont Vitruve décrit l‟architecte comme un être
pourvu d‟une absolue moralité. Ces questionnements sont toujours actuels. Ils
accompagnent entre autres les polémiques au sujet des attitudes de Rem
Koolhass et de Westfourth Architecture…

Palladio, à la rencontre du paysage

Le projet architectural palladien concentre encore le monde en son


architecture : la symétrie, la centralité, une certaine symbolisation du cosmos (la
nature, comme représentation du monde est une référence pour Palladio),
organisent la composition des villas palladiennes. Mais au-delà de cette
approche formellement anthropocentrique, symbolique, le site du projeet oriente
fortement le projet. Palladio prend ainsi position par rapport au paysage. La
perception visuelle est un outil essentiel de détermination du lieu. Le lieu du
projet devient à la fois lel lieu regardé du projet, et le lieu regardé depuis le
projet. La définition du paysage nous devient ici familière au sens où le paysage
prend peut être avec Palladio une dimension qu‟il possède encore aujourd‟hui.
Ce rapport au paysage est complexe au sens où il ne se limite pas à un rapport
harmonieux de l‟architecture et du territoire naturel ou agricole environnant. La
villa palladienne organise et domine le monde, en même temps que le site
participe à l‟organisation de la villa. Nous prendrons ici trois exemples dans la
production de Palladio, la villa Barboro à Maser, la villa Foscari près de Venise,
et la villa Rotonda à Vicence : La villa Barbaro est un bâtiment situé sur la partie
supérieure de la partie aménagée d‟un flanc de coteau, à Maser, à quelques
cinquante kilomètres au nord de Venise. Le projet s‟inscrit sur une ligne de
niveau et regroupe en un même lieu la partie noble de l‟habitation, à l‟étage et
au centre, et un certain nombre de bâtiments d‟exploitation agricole qui
occupent le rez-de-chaussée et les ailes latérales. L‟ensemble est organisé en un
seul geste architectural qui fait que la distinction des fonctions et des
affectations n‟est pas immédiatement lisible. La villa présente ceci de
remarquable que la coupe transversale établit la puissance du lien qui existe
entre la topographie naturelle de la colline, la source présente sur le site et
l‟organisation des locaux. La villa est intégrée au profil de la colline, légèrement
encastrée dans la pente qu‟elle redessine localement pour mieux intégrer la
source existante. La source est à la fois magnifiée et désacralisée. Elle alimente
par gravité et plus trivialement les installations sanitaires du rez-de-chaussée. Le
geste architectural issu du coteau se prolonge par la longue voie d‟accès linéaire
et bordée d‟arbres qui relie la villa au paysage de la Vénétie. Palladio affirme la

194
position dominante de la villa sur le territoire, notamment sur tout le territoire
agricole qui s‟étend aux pieds de la propriété, qui permet d‟en apprécier
l‟ampleur en même temps que ce dispositif constitue un moyen de surveillance
efficace des métayers et des ouvriers. La villa Foscari se trouve dans un contexte
similaire par rapport à Venise, mais à l‟ouest de la cité lacustre et sur une
parcelle plane ; elle se présente comme une entité composée, compacte et
proportionnée, mais la présence du fleuve (la Brenta) a incité Palladio à
organiser la composition de la villa en fonction de ce cours d‟eau ; tant pour
profiter de la sérénité de la présence de l‟eau depuis la villa, que pour en
magnifier la découverte visuelle depuis le cours d‟eau. Ce petit fleuve constitue,
étant donnée la proximité de Venise et sa navigabilité, le principal moyen
d‟accès à la villa. La façade principale s‟offre ainsi au nord, tournée vers l‟eau.

La villa Foscari ne semble pas dominer le monde à la manière de la villa


Barbaro, elle semble bien plutôt dialoguer avec le monde, former avec lui une
harmonie visuelle. Ceci ne procède pas d‟une évolution de la pensée de Palladio
et de sa perception du lieu. Les villas Barbaro et Foscari ont été réalisées à peu
près en même temps (1557 et 1559). La villa de la Rotonde, établit une relation
puissante au paysage à travers un dialogue avec les quatre horizons. Ici, l‟endroit
où le projet est édifié est intégrant et intégré à l‟architecture. La villa Rotonda à
Vicence cristallise à la fois l‟expression d‟une harmonie intrinsèque, en même
temps qu‟il s‟établit une relation puissante au paysage. La villa Rotonde à
Vicence cristallise à la fois l‟expression d‟une harmonie intrinsèque, en même
temps qu‟il s‟établit une relation puissante au paysage. Le lieu est interprété par
Palladio comme un lieu possible de l‟expression d‟un dialogue de l‟humanisme
(en tant que mouvement tendant à la rationalité et à l‟affranchissement de tout
offrre métaphysique et spirituel) et du cosmos. L‟architecture se concentre sur
elle-même en même temps qu‟elle s‟ouvre sur le monde.

195
Figure 1 : L’idéalité paysagère chez Palladio, La Rotonda

Dans le projet architectural Palladien (XVIe siècle), l‟expression du volume


architectural et le choix de cadrages de vues sont exprimés depuis le projet
d‟une part et depuis le paysage vers le projet d‟autre part. La nature devient une
scène de représentation du monde : « Le site est un des plus plaisants et des plus
agréables qui puisse se trouver : c’est un monticule d’accès facile, baigné d’un
côté par la Bacchiglione, un fleuve navigable, et entouré de l’autre par des
collines plaisantes, ressemblant à un très grand théâtre, qui sont toutes cultivées
et produisent des fruits excellents ainsi que les meilleurs raisins. Et pour
pouvoir joui de tous les côtés de la très belle vue, qui est tantôt dégagée et,
tantôt s’étend jusqu’à l’horizon, on a aménagé des loggias sur les quatre
façades »118

Le Corbusier, le paysage et la spiritualité

Dans la même lignée d‟esprit, l‟environnement idéel Corbuséen vise une


universalité du monde. Cette vision stipule un rapport étroit entre l‟Homme et la
nature. Ses projets peuvent être regardés à partir de ce soubassement
idéologique. Entre paquebot terrestre et monastère laîc, la cité Radieuse va

118
Andrea Palladio, Les quatre livres de l’architecture (Titre original, I Quattro Libri dell’Architecttura, publié
en 1571), traduit par Roland Fréart de Chambray, Flammarion, Paris, 1998, Livre II, p. 18

196
constituer un point d‟entrée pour tenter de comprendre la nature de ce rapport
dans l‟architecture corbuséenne. Pour C. Norberg-Schulz pourtant, le
Mouvement moderne se situe hors de toute approche spirituelle. Il considère en
effet qu‟au-delà de l‟habiter comme fin (« l’architecture moderne comme
manifestation des interactions qui appartiennent au monde de la vie »). Le
Corbusier, quand il conçoit La Cité Radieuse ou les Immeubles-villas (pour
rester sur ces symboles du Mouvement moderne), parce qu‟il s‟inspire tant du
couvent que du paquebot, cherche ainsi à établir des liens étroits entre le projet
et le paysage.

Le Corbusier associe le bien-être physique à ce bien-être spirituel. Ainsi


adopte-t-il des positions radicales sur le jardinage. Il décrète de manière
unilatérale que le jardinage n‟est bon ni pour la santé, ni pour l‟esprit : « Culture
physique, dira-t-on ? Bien mauvaise, bien incomplète, bien dangereuse parfois.
Les enfants ne peuvent pas jouer (courir), les parents non plus (pas de sports).
Rendement : un panier de pommes et de poires ; des carottes, du persil pour les
omelettes, etc. : dérisoire»119. La référence de cette vision de la nature se trouve
dans l‟architecture de la Chartreuse : Pour Le Corbusier, l‟ouverture de chaque
cellule monastique sur le paysage toscan est en fait une ouverture spirituelle sur
le monde. L‟idée architecturale de Le Corbusier préside à tout projet
architectural. Elle n‟attend que la présence d‟un lieu dont le potentiel paysager
est puissant pour se voir exprimée.

L‟horizontale est alors l‟outil absolu qui permet à Le Corbusier de manifester


dans l‟espace cette idée architecturale préconçue. Elle matérialise l‟idée d‟un
ordre juste et égalitaire, l‟harmonie du rapport de l‟homme à la nature. La
perception de cette horizontalité passe bien évidemment par le regard. Dans ce
dispositif, la verticale est le médium qui permet l‟accès au regard. Cette
horizontalité se manifeste autant dans l‟expression du volume architectural que
dans les cadrages et les vues que le projet génère ; cadrages exprimés depuis le
projet lui-même, et vues organisées depuis le paysage vers le projet. L‟œil
corbuséen est esprit. Il est l‟outil physique de l‟émotion. Le lieu du paysage et le
lieu du projet inscrit dans le paysage doivent être émouvants dans la mesure du
possible. Mais pas de manière indépendante ; c‟est leur communion qui génère
l‟émotion. La Cité Radieuse de Marseille et le couvent de a Tourette sont
vraisemblablement les modèles les plus aboutis et les plus conformes. Sur le
fond, la Tourette est une interprétation intelligente et singulière du modèle du

119
Le Corbusier, Urbanisme, Flammarion, Paris,2003, p.194

197
couvent, conforme en tout point, et peut être avant tout dans l‟idéalité paysagère.
Elle est une horizontale au cœur du paysage. Elle est un monolithe en lévitation
entre ciel et terre. L‟être humain, est au dessus du monde et au cœur du monde.

Figure 2 : Ouverture spirituelle de la Tourette sur le monde, Le Corbusier

Tadao Andô, l’architecture et le lieu

L‟objet de ce paradigme consiste à mettre l‟homme en harmonie avec son


cosmos moyennant une approche métaphysique. Ce rapport au monde se
matérialise chez Tadaô Ando sous deux formes, un rapport à la nature et un
rapport à l‟abstraction. Pour exprimer le rapport de l‟Homme à la nature, Tadao
Andô s‟appuie sur la manière dont elle est perçue au Japon (le thème de l‟eau
par exemple). Il revendique pleinement une référence à la tradition culturelle
japonaise. Il fait porter à son architecture cette dimension culturelle et, par voie
de conséquence, sociale. Andô décèle dans cette spiritualité un caractère
fondamental de la culture japonaise. La relecture de la manifestation
traditionnelle de cette relation est en fait assez aisée à appréhender par
l‟architecte, car elle procède traditionnellement d‟une mise en abstraction. Cette
conceptualisation semble adopter des transcriptions quelque peu littéraires, dont
il n‟est pas sûr que la culturalité de la mise en espace soit lisible. En prenant le
thème de l‟eau par exemple, l‟apport de Tadao Andô ne semble pas bouleverser
fondamentalement une conception somme toute assez universelle : « Pour les
japonais, l’eau n’est pas seulement ressentie en termes de présence physique,
198
mais aussi en termes spirituels. Par exemple, il existe une expression selon
laquelle nous pouvons oublier le passé en le jetant dans l’eau. Par conséquent,
dans mon architecture, l’utilisation de l’eau est une tentative d’apporter une
dimension spirituelle directement reliée à la philosophie et à la tradition
japonaise »120. Parmi toutes ses maisons, la maison Azuma (1976) est celle qui
traduit le plus son idée architecturale. Ici, au-delà de toute fonctionnalité, c‟est
bien la mise en place d‟une relation métaphysique au monde qui constitue le
concept architectural initial. La maison s‟affiche comme un rempart sur la rue, et
se met ainsi en retrait d‟un chaos urbain, pour lequel Andô manifeste sa
désapprobation architecturale. La façade urbaine se signale par sa rigueur et son
austérité. A l‟intérieur, la maison s‟organise autour d‟une cour ouverte sur le ciel
et les éléments naturels. Ainsi, la chaleur, la pluie, le froid, la neige, l‟ombre et
la lumière participent pleinement de l‟architecture. Passer d‟un lieu à l‟autre
engendre une relation permanente à la nature, ou tout au moins une
confrontation aux valeurs philosophiques et spirituelles qu‟Andô lui
confère…La démonstration de Tadao Andô est définitive ici car elle installe un
lieu idéalisé au cœur du chaos. Ce lieu n‟est accessible qu‟après une rencontre
physique avec le chaos urbain alentour. La question du lieu s‟avère ici
fondamentale dans la démonstration de Tadao Andô, car c‟est lui qui déclenche
la démarche de conception architecturale.

Figure 3 : Spiritualité et culture japonaise, maison Azuma, Tadao Andô


120
Interview avec Tadao Andô, Osaka, 22 octobre 1996, cité in Philip Jodidio, Tadao Andô, Taschen, Kôln,
1997, p.45

199
CONCLUSION

Tous ces projets présentés se définissent comme des utopies réalisées, des
hétérotopies, pour reprendre le néologisme de Michel Foucault. Ces hétérotopies
sont des lieux concrets qui permettent la réalisation d‟un imaginaire, ou des
lieux qui trouvent une place spécifique à l‟intérieur d‟une société. Ces schèmes
montrent que les œuvres ne sauraient être dissociées d‟un fondement idéel. La
citation de Saint Thomas d‟Aquin en est représentative quand il dit : « La
doctrine sacrée se sert de la raison humaine non pour prouver la foi, mais pour
rendre clair tout ce qui est avancée dans cette doctrine », que l‟on pourrait
d‟ailleurs très bien la transposer à l‟architecture traditionnelle. L‟architecture
n‟est adéquate qu‟à la condition d‟un dialogue avec le lieu. C‟est le lieu qui
guide et dicte à chaque fois ses règles. Il nécessite donc une appropriation, un
regard aiguisé et conscient. Au-delà des paramètres topologiques, l‟architecte
doit comprendre le lieu, y déceler sa part d‟invisible, ses histoires, ses forces, ses
faiblesses, sa poésie…L‟architecte doit ainsi se soumettre au lieu pour mieux
être en mesure de le révéler. C‟est bien dans cet entre-deux humble et
égocentrique de la perception du monde et des lieux du monde que l‟architecte
doit se situer et situer son architecture.

200
Le design, appropriation et interaction

201
Le design social:
une nouvelle approche de la création du lieu
Imen Ben Youssef Zorgati
Maître de conférences à l‟ISBAT

INTRODUCTION
Face au développement des besoins, des attentes et des intérêts des êtres
humains et de ce qu'il a engendré sur leurs relations au lieu, le design, considéré
comme activité créatrice, s'est développé en mode de pensée mettant en œuvre
non seulement la création de produit, d'espace ou d'image, mais aussi la création
de tout un système relationnel permettant l'échange, le partage et le vécu. Le
design devient par conséquent le processus mettant en œuvre un système
d'activités et d'expériences composant un lieu, un espace, un territoire ou une
société.
Joël GAUVIN annonce que "le design est tout à la fois, une méthode pour
penser, une méthode pour agir, une méthode pour faire et produire, une méthode
de résolution des problèmes. Mais quel que soit le contexte dans lequel il est
employé, le design est toujours tributaire des techniques et des technologies tout
autant que de l'évolution des outils de conception et de représentation qui
permettent de le générer"121. Dans cette perspective et face à cette évolution,
nous suggérons que le design, qui inclut un système de méthodes ne peut en
aucun cas faire abstraction de la méthode participative qui fait participer
différents acteurs de la conception et en particulier l'usager qui est l'acteur
principal dans la conception de tout projet architectural.

De ce fait, une innovation dans le processus de création du lieu s‟impose à


travers un système de pensées des différents acteurs de la conception dont
l'homme-usager constitue la matrice basique de l'acte conceptuel. Partir d'une
pensée individuelle vers une pensée collective est le meilleur moyen d'allier les
compétences pour la conception d'un lieu. Ce dernier doit offrir à son usager un

121
- Joël Gauvin, (1999), Design & nouvelles technologies, Eïdês, éditions de l’Abbaye des Prémontrés, Nancy,
p. 35.

202
vécu propre à ses besoins afin de retrouver sa bulle,122 au sens de E.Hall, son
espace personnel123 au sens de Sommer.

Comment se construit le système de pensées des acteurs de la conception?


Comment se forme le discours de compétence qui permet la conception du lieu?
Quelle approche le designer peut-il entreprendre pour la création du lieu ?

I- DE LA PENSEE INDIVIDUELLE A LA PENSEE COLLECTIVE


L‟évolution des besoins de l‟individu et de la société due à la révolution
technologique, a généré un profond changement des usages et des exigences au
sein d'un lieu ou d'un espace qui sont "les composants essentiels du monde où
l'on vit"124.
Le designer en tant que créateur, concepteur et producteur par essence, doit
suivre cette évolution et par conséquent cette « dynamique de création »125 pour
répondre aux besoins évolutifs d'un lieu, d'un espace, d'un territoire ou d'une
société. De ce fait et selon l‟évolution des différents champs du design, le
designer de l'espace essaye de faire évoluer les méthodes de conception en
fonction de l‟évolution des besoins de l‟individu, du groupe social et de la
société. L‟évolution des méthodes due à ce changement sociétal a engendré non
seulement une évolution de la pensée créative mais aussi une évolution dans le
processus conceptuel.
C‟est grâce à la méthode qui « désigne les moyens et les procédés mis en
œuvre pour étudier de manière aussi rigoureuse et systématique que possible un
aspect de la réalité sociale »126 que la conception d'un lieu prend naissance. Nous
pouvons à cet effet, commencer par préciser que le design en tant que disciplines
du projet127, s‟est référé à d‟autres disciplines, telles que sciences humaines et
sociales, sciences de l‟ingénieur, architecture, sémiotique pour innover les
méthodes. De ce fait, le designer essaye de transposer les méthodes relatives à
ces disciplines, pour une meilleure articulation entre les différentes pensées.

122
- Edward, T. Hall. (1971). La dimension cachée. Paris : Éditions du Seuil, p79.
123
- Robert Sommer, (2003). Milieux et modes de vie, à propos des relations entre environnement et
comportement. France : Infolio éditions, p. 68.
124
- Tuan, Yi-Fu. (2006). Espace et lieu. La perspective de l'expérience. Paris: Infolio éditions, p.7.
125
- Alexandra Midal, (2009), Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, Paris, Pocket, p. 137.
126
- Gustave-Nicolas Fischer, (1997), La psychologie sociale, France, Editions du Seuil, p. 46.
127
- Les disciplines du projet relève de l‟architecture, l‟urbanisme, paysage, arts, etc., in, Alain Findeli, (2007).
Les ateliers de la recherche en Design 2, Introduction, Nancy : Les Ateliers de la Recherche en Design, ARD 2.
P.4

203
Cette corrélation entre les différentes disciplines du projet s'avère utile à la
recherche d'idées. Architecte, ingénieur, designer d'espace, paysagiste,
sociologue peuvent se retrouver autour d'un même projet, celui de la conception
d'un lieu, et de partager les idées à la recherche d'une meilleure méthode de
conception du lieu. Le designer est responsable de gérer, cerner, étudier,
représenter, évaluer et analyser les méthodes en fonction des besoins de l'usager.

Le designer se doit dans ce contexte d‟aligner sa pensée créative à la pensée


des autres acteurs de la conception et d‟en créer un système d'idées et de
pensées. Ce système issu de la symbiose entre la pensée individuelle et la pensée
collective permet de former le processus de conception du lieu. Le designer est
là pour organiser et modéliser le système de pensée qui constitue la source
permettant la création du lieu. C'est dans ce cadre que Vilém Flusser présente le
design comme « la confluence d‟idées magnifiques qui, nées de la science, de
l‟art et de l‟économie, se sont mutuellement fécondées et recoupées de façon
créative »128.

Par ailleurs, l‟usager, en tant qu'acteur principal du lieu est lui aussi actif dans
la démarche créative afin de garantir une conception adaptée non seulement à
ses besoins et ses attentes mais aussi aux besoins de son environnement social.
C'est dans ce contexte que nous abordons le design social qui "fonctionne avec
les gens plutôt que pour eux. Il fait participer les individus à la planification et à
la gestion des espaces qui les entourent, leur apprenant à utiliser
l‟environnement avec sagesse et créativité afin de parvenir à un équilibre
harmonieux entre l‟environnement social, physique et naturel" 129. De ce fait,
L'usager a sa part de responsabilité dans la conception d'un lieu.

De même, le designer a une grande responsabilité dans le développement de la


démarche conceptuelle. Il ne travaille plus seul dans son environnement
immédiat en respectant un cahier des charges. Il ne se limite plus à répondre aux
besoins de l'individu. Le designer travaille sur le lieu; il observe, enquête,
analyse, et constitue différents modèles de scénarios de conception. Il tient
compte des besoins du groupe social afin de créer un lieu adapté à différents
scénarios d'usage. De ce fait, le designer ne se limite plus à répondre à une
certaine règle de fonctionnalité et d'esthétique, il doit être en mesure de répondre
aux règles relationnelles et sociales.

128
-Vilém Flusser (2002), Petite philosophie du design, France, Ciré, p. 10.
129
-Robert Sommer, (2003). Milieux et modes de vie, à propos des relations entre environnement et
comportement. France : Infolio éditions, p. 208.

204
C‟est dans cette optique que Flusser écrit « le processus du design est donc
organisé sur le mode d‟une division du travail très poussée ; il n‟est plus
possible d‟imputer à un individu particulier la responsabilité d‟un produit »130.
La conception devient par conséquent une responsabilité partagée à travers la
démarche collaborative et participative issue d'un système de pensée. Ce
système basé sur un cheminement de pensée entre les acteurs de la conception et
les acteurs d'usage et de consommation (les usagers) permet de construire un
modèle adapté au lieu.

II- LE DISCOURS DE COMPETENCE


Pour chaque projet, le designer est à la recherche de nouveautés. Il essaye
d'innover et d'actualiser sa création à travers une démarche innovatrice qui
dépend de l‟évolution des besoins des usagers du projet à concevoir. Il se doit
par conséquent de s'aligner aux différentes pensées suggérées par les autres
acteurs de la conception pour créer le projet. Ce dernier considéré selon
Stéphane Vial comme une « démarche de projection ou d‟anticipation qui
consiste à imaginer, à partir de l‟état existant, des formes innovantes de vie et
d‟usage »,131 permet d'apporter un nouveau regard sur un lieu. L'objectif est de
regrouper les compétences et les savoirs faire des différents acteurs impliqués
dans le processus de conception. Ceci permettra de mieux éclairer les chemins
de l‟innovation et d‟améliorer les performances des acteurs de la conception
formés non dans un objectif de productivité, mais dans une visée sensible et
visionnaire de la société et de ce qui pourrait être bénéfique et profitable pour les
individus. Cette collaboration permet au designer de franchir les limites de la
création et de trouver de nouvelles formes de discours de conception.

Quel est donc ce discours ? Comment s‟organise t-il et s‟articule t-il pour une
meilleure création ? Et quel processus conceptuel faut-il entreprendre pour
mieux adapter la création aux besoins de l‟usager du lieu ?

Toute création en design est corrélative à l‟évolution de l‟homme impliquant


aussi bien sa manière de penser qui relève de la créativité que sa façon de créer,
d‟agir, de concevoir et d‟innover. Le designer est appelé par conséquent à tenir
compte de l‟homme usager, de ses besoins et des nécessités de son vécu, de son
système d‟activités, de sa psychologie et de l‟environnement socioculturel
auquel il appartient. Ses différents facteurs, variables, constituent par
130
- Vilém Flusser, (2002), Petite philosophie du design, France, Ciré, p.26.
131
- Stéphane Vial, Court traité du design, France, PUF, 2010, p.72.

205
conséquent une source d'inspiration pour la recherche d'idées. C'est dans ce
cadre que Pierre Von Meiss déclare que "l'idée de lieu naît d'agissements et de
comportements conventionnels liés à des schémas conceptuels, de situations
spatiales, de lumière, de forme et de texture mémorables"132.

Par ailleurs, c'est à travers un échange d'idées et un contact direct avec les
usagers du lieu que le designer et les différents acteurs de la conception du
projet prennent conscience des attentes des usagers. Cette phase d'immersion
permet de comprendre le processus d'activités au sein du lieu. Comportement,
action et réaction de l'usager sont des facteurs décisifs à prendre en compte dans
le processus conceptuel.
Grâce aux partages et échanges d'idées entre les différentes compétences le
designer peut garantir la réponse aux attentes des usagers. Chaque concepteur
apporte sa part de compétence, son savoir faire, son idée, sa perception, son
regard projectif et une nouvelle vision des choses sur le fonctionnement du lieu.
Cet échange et dialogue entre les différents acteurs de conception constitue une
base dans la conception du projet. Ce travail en concertation permet une
meilleure réflexion et par conséquent un moyen efficace dans la conception d'un
lieu. Comme l'annonçait Herbert Simon, "quiconque imagine quelques
dispositions visant à changer une situation existante en situation préférée est
concepteur"133

La conception du lieu, qui émane du discours de compétences, est en


perpétuelle évolution en fonction du système d'activités et du système de
pensées. Cette conception engagée dans un dialogue avec son environnement
permet de répondre à la valeur d'usage du lieu. Le designer dans ce contexte
projette non seulement une réponse aux besoins physiques mais surtout aux
besoins psychologiques permettant de vivre une expérience d'usage. Il ne doit
pas se limiter à la fonction du lieu, il doit intégrer dans le processus de
conception les différents scénarios d'usage du lieu. Certains lieux incitent aux
mouvements et à l'échange; d'autres invitent plus à l'isolement, mais dans les
deux cas, le lieu propose toujours une action. Qu'elle soit physique ou mentale,
cette action au sein du lieu dépend des composants de l'espace. Ce dernier n'est
autre qu'un "lieu interactif porteur de valeurs d'usage et des cultures variées"134.

132
Pierre Von Meiss, (2003), De la forme au lieu. Une introduction à l'étude de l'architecture, Lausanne, Presses
polytechniques et universitaires romandes, p151.
133
- Herbert Simon, (2004), Les sciences de l’artificiel, France, Gallimard, p.139.
134
- Imen Ben Youssef Zorgati, (2011), Matériau et vécu spatial en architecture d'intérieur, CPU, Tunis, p. 157.

206
Dans le cadre d‟un projet de recherche en mastère en Design, la démarche
participative avait été employée dans un projet de réaménagement d'une école
primaire à Tunis. Pendant la phase d‟observation et d‟immersion sur le terrain,
le designer (architecte d‟intérieur-chercheur) a impliqué des usagers (élèves,
enseignants et agents de l'administration) dans le processus de conception afin
de créer un programme de fonctionnement du lieu pensé par et pour les usagers
de l'école. Des propositions d‟aménagement spatial, de création de produits et de
services, ont été étudiées en fonction des besoins et attentes.
De fait, le design prend différentes expressions du discours créatif qui se base
sur la compétence du designer oscillant entre les différentes pensées. Chercheur,
ingénieur, sociologue, psychologue, architecte, designer constituent chacun une
compétence à part mais regroupés autour d'un même projet forment un
"système" de compétence mettant en œuvre une conception plus adaptée au vécu
de l'individu, du groupe social et de la société.

III- LE DESIGN SOCIAL AU SERVICE DE L'INNOVATION DU LIEU


Nul ne peut nier que le contexte social, culturel ou économique a un rôle
important dans la conception en design. Il constitue par conséquent le point de
départ du processus de conception. Le designer doit partir d'un lieu ancré dans
une réalité sociale. Il crée son discours créatif qui émane d‟un contexte
particulier selon les besoins de l'usager du lieu, du groupe social et de la société.
Ce contexte permet au discours d‟être plus proche d‟une réalité psychosociale
qui renvoie à une situation particulière. De ce fait, tout projet en design est
conçu pour un lieu qui lui est propre. Ce lieu n'est pas seulement physique, il est
aussi organisé d'influences sociales et culturelles. De ce fait, la conception du
lieu dépend de l'environnement social et du système des rapports de dépendance
et de relations entre les composants du lieu. Des composants matériels qui
relèvent de la structure architecturale et d'autres composants immatériels qui
renvoient au système d'activités générant le vécu au sein du lieu. Par conséquent,
la conception du lieu ne se limite pas à l'espace, elle est aussi tributaire du
contexte historique, environnemental, culturel et social.

Il est aussi important de souligner le rôle qu‟a joué le design dans le


changement de la société, l‟évolution des besoins et le changement de
l‟environnement urbain. Un changement qui a certes permis de développer
l'approche conceptuelle d'un projet en design. Qu'il s'agisse de concevoir un
espace, un lieu ou un territoire, "le design couvre le champ d'activité de toutes

207
les pratiques créatives liées à la production de l'environnement" 135. Il permet de
mettre en lumière une nouvelle vision de la conception spatiale.

"De ce fait, une nouvelle méthode d‟intégrer le design dans la société s‟impose
pour améliorer les pratiques dans la société. "C‟est dans cette perspective que le
design en tant que pratique créatrice s‟allie aux sciences du comportement pour
donner lieu au design social. Ce processus collaboratif de conception s‟appuie
sur la participation de plusieurs acteurs pour redéfinir les besoins" 136et revoir la
méthode de repenser la conception du lieu par rapport au vécu de l'usager et de
la société.

Le designer se trouve face à une grande « responsabilité sociale et morale »137,


pour reprendre l‟expression de Victor Papanek, afin de garantir une conception
engagée dans la société. L‟usager porte aussi une part de responsabilité vu son
engagement dans la conception : un engagement qui se veut non seulement
physique mais aussi psychologique et mental. Cette responsabilité partagée à des
degrés différents, participe à la conception du lieu.

Quels sont les objectifs de ce processus actif ? Quel est sa particularité ? Et


quelles sont les conséquences qu‟il génère ?

En tant que démarche de conception collaborative et participative, le design


social, permet de mieux gérer la conception du lieu et de mieux répondre aux
besoins de l‟individu et de la société. La démarche est collaborative car elle
génère l'échange, le partage et le dialogue de données entre les différents acteurs
de la conception. Elle est participative puisqu'elle permet la participation de ses
différents acteurs quel que soit leur degré de participation.
Ce processus dynamique s‟appuie sur des règles et des normes de conception
selon une méthodologie active qui influence la pratique du design. Engagé dans
le réel, le processus actif de conception permet de mieux gérer les pratiques du
mode de vie et leur évolution. C‟est dans ce sens que le contexte social de
l‟activité conceptuelle joue un rôle important dans la représentation, la

135
- Françoise Jollant Kneebone, (2003), Design état des lieux, in, La critique en design. Contribution à une
anthologie, Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, p.204.
136
- Imen Ben Youssef Zorgati, (2014), Le design social: un levier du développement territorial, in web Institut
Charles le Cros. eu. P.4.
137
-Victor Papanek, (1974), Design pour un monde réel- Ecologie humaine et changement social, Poitiers,
Mercure de France, p.126.

208
conception, la production ainsi que le vécu du lieu. La co-conception se révèle
dans ce cadre une méthode collective efficace à la gestion, organisation et
développement d'un lieu. Elle permet ainsi au designer de prendre en
considération plusieurs facteurs afin d'adapter le lieu aux besoins de la société.

Toutefois, l‟usager passe de l‟état passif à l‟état actif et utile et devient le Co-
concepteur du lieu. Le lieu n'aura de sens et de valeur d'usage qu'à travers
l'identité de l'usager projetée dans le lieu en question. La participation de
l'usager comme acteur principal dans ce processus permet d'innover en fonctions
de ses attentes. "C‟est dans ce sens que la méthode de conception participative,
appelée aussi co-conception, permet de mieux innover et d‟apporter par le
« regard projectif »138 du designer et le regard participatif de l‟utilisateur un
développement du langage créatif permettant l‟innovation au sein de la société.
C‟est à travers ce rôle de co-concepteur, que l‟usager devient la matrice de la
conception et de la création pour améliorer le vécu de la production"139.

CONCLUSION
Considéré selon Flamand comme un « enjeu de société »140, le design se base
sur le discours de compétence organisé, structuré, conceptualisé, modélisé par le
designer pour, non seulement répondre aux besoins de l'individu dans son
environnement immédiat (le lieu), mais aussi pour participer aux
développements et à l'innovation des besoins de la société. Cette démarche de
l'innovation sociale ne peut avoir lieu sans la collaboration et l‟implication des
différents intervenants de la création et de la production.
Le design social, qui permet un décloisonnement entre les différents acteurs de
la conception, apporte une nouvelle approche dans la conception d'un projet en
design. Ce dernier, qui jouit d'une participation active des usagers, fondé sur une
démarche participative et ancré sur l'environnement du lieu génère une
conception adaptée aux besoins de la société.
Un croisement des pensées, des idées, des méthodes, des stratégies et des
visions permet d'innover dans la conception du lieu. Allier les compétences est
un objectif capital du designer pour réussir la conception et comprendre le
dialogue avec son environnement social et culturel à travers une diversité
138
-Alain Findeli, (2006), Le design, discipline scientifique ? Une esquisse programmatique, Nîmes, Les Ateliers
de la recherche en Design, ARD, p.21.
139
- Imen Ben Youssef Zorgati, (2015), La co-conception en design: une créativité en devenir, in, Sylvie Dallet,
Kmar Bendana & Fadhila Laouani (dir.), Ressources de la créativité, l'Harmattan, Paris, p. 137.
140
-Brigitte Flamand, (2006), Le design ou du bon usage de la pensée, in, Flamand Brigitte (dir.), Le design.
Essais sur des théories et des pratiques. Paris : Institut français de la mode & Editions du Regard, p.112.

209
régionale et locale. Le design social qui incite au développement local permet
d'innover et d'expérimenter des pratiques créatives afin d'apporter un nouveau
regard sur l'environnement. Cette stratégie globale allie le contexte social et le
cadre spatial pour viser le relationnel. Le contexte social renvoie à une analyse
des activités et des pratiques des usagers. Le cadre spatial relève du
fonctionnement d'un lieu, d'un espace ou d'un territoire quelconque. Le designer
se base sur une approche collective et participative pour combiner entre les
besoins sociaux et les besoins spatiaux pour une meilleure interaction entre
l‟usager et son lieu.
À travers un discours de compétences issu du croisement de la pensée des
différents acteurs de la conception et en particulier du designer et de l‟usager, la
conception du lieu peut avoir non seulement du sens mais surtout de la valeur
sur le lieu et son environnement. C'est dans ce contexte que le design social- qui
crée de la valeur ajoutée au lieu - permet en tant que nouvelle approche de
conception tournée vers l‟homme de concevoir des lieux en harmonie avec le
vécu des usagers.
Dans le cadre de cet article, nous avons présenté le design social comme une
approche participative articulant un discours de compétence entre les différents
acteurs de la conception. L'objectif de cette démarche collective est d'apporter à
chaque acte conceptuel un nouveau regard et une nouvelle pensée adaptés à une
réalité ancrée dans la société. Ceci permet de garantir une conception de lieu
adapté aux vrais besoins de l'usager et donc à une réalité sociale ancrée dans un
vécu propre à chaque situation. Papanek qualifie le design comme « un outil
novateur, hautement créateur et pluridisciplinaire, adapté aux vrais besoins des
hommes »141.
Nous pouvons ainsi, prétendre que le design social, comme approche
participative centrée sur l‟usager et engagée par lui, évolue en fonction de
l‟articulation entre la pensée individuelle et la pensée collective formant ainsi un
discours de compétence. Cette méthode collaborative fait évoluer le lieu et par
conséquent l'espace, le territoire et la société.

BIBLIOGRAPHIE
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Ben Youssef Zorgati, Imen. (2015), La co-conception en design: une créativité en devenir,
in, Sylvie Dallet, Kmar Bendana & Fadhila Laouani (dir.), Ressources de la créativité. Paris:
l'Harmattan.

141
- Papanek, Victor. (1974). Design pour un monde réel, Écologie urbaine et changement social. Paris :
Mercure de France, p34.

210
Ben Youssef Zorgati, Imen. (2014), Le design social: un levier du développement territorial,
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Von Meiss, Pierre, (2003), De la forme au lieu. Une introduction à l'étude de l'architecture,
Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes.

211
De la domotique vers une dialectique des lieux
Hend Rahma ELLOUMI
Assistante à l‟ISMAG

Introduction

A cette époque contemporaine, le design d‟interface a pris une tournure assez


délicate pour pouvoir enlacer et incorporer nos espaces les plus habituels et les
plus utiles. Nos espaces domestiques et nos objets en tant que lieux sont
désormais habités d‟une âme dite numérique, et leur apport va au-delà de la
simple fonctionnalité conventionnelle. Ils ont adopté, depuis le temps, de
nouvelles notions d‟attraits : la médiation, le partage, la fluidité et l‟existence,
Xavier DE JARCY a résumé cette situation, en disant qu'il y a un peu de
tendresse (2011) dans le numérique. En fait, pour subvenir à la familiarité de
l‟interface numérique auprès de l‟habitant, le designer a adopté une stratégie qui
mise essentiellement sur « la convivialité » que fait l‟interaction. Cette valeur a
pu subsister à travers l‟interconnexion de plusieurs paramètres liés à la
perception de l‟homme et à ses sentiments de bien être, telle que la facilité
d‟utilisation, le plaisir d‟entretien, l‟expérience renouvelée, la désirabilité…
dont la coexistence montre que dans l‟intention du design à vouloir engendrer
un modèle utopique de l‟habitat, réside une transposition atypique des lieux qui
la définissent. Ainsi, La domotique, en tant que territoire propre aux
interactions et actions de l‟homme, nous propose une nouvelle perception de la
notion du lieu.

De l’espace domestique aux lieux physiques

L‟espace domestique est un foyer où séjourne la notion de convivialité, non


seulement entre les habitants, mais aussi à travers les interactions de ces
derniers avec les objets qui meublent leur espace. En fait, de tous les espaces
sociaux et culturels, l‟habitat connote une dimension particulièrement subjective
et suggestive des ambiances conviviales. Par ailleurs, celles-ci prennent
significations en s‟articulant dans et à travers les lieux qui définissent les
actions d‟usages au sein de l‟espace domestique : le lieu où l‟on mange, où l‟on
dort, où l‟on se repose… des lieux qui instaurent des objets à la béance de la
transitivité. L’objet permet d’habiter une étendue initialement inhabitable
(BEYAERT-GESLIN, 2012 :140), les objets fonctionnels, médiateurs d‟usages
et de convivialité, avertissent la constitution de l‟espace domestique qui les

212
aménage en lieux physiques. Ainsi, au sein de l‟habitat, les objets sont des
scènes d‟interactions et des stations de valeurs, définies à travers leurs lieux
d‟usages.

Par ailleurs, à partir du moment où l‟espace domestique abrite un


environnement de convivialité, de bien-être physique et psychologique, de
servitude, de sécurité et de repos articulé par des interactions autour des objets,
il évolue, alors, en lieux. D‟après Yi-Fu TUAN, dont l‟une des recherches porte
sur la perception de l‟espace, quand un espace nous est entièrement familier, il
est devenu lieu (2013:19). C‟est dans cette optique, que l‟espace domestique
devient un site de lieux où le mobilier se caractérise par la dissipation et la
délocalisation, impliquant en premier plan les phénomènes cognitifs, sensitifs et
émotionnels. En d‟autres termes, l‟identité de l‟espace domestique s‟agglutine
par la représentation des interactions conviviales autour des lieux physiques,
incluant la perception de l‟homme comme vecteur absolu de ces interactions.
Ainsi, le corps semble définir les lieux où il habite; comme l‟a énoncé
BECKETT d’abord le corps. Non. D’abord le lieu. Non. D’abord les deux
(1991: 8). La particularité spatiale de l‟habitat qui relie le corps à ses lieux
physiques a pu nourrir les stratagèmes des designers dans leurs conceptions de la
domotique.

La convivialité : une béance à la conception de la domotique

La convivialité divulgue, à son premier abord, une caractéristique d‟un lien


social, donc entièrement accordée aux relations humaines. Ce terme décerne un
aspect positif de celles-ci où il y a entente, bonne ambiance, facilité de
communication, climat chaleureux, plaisir des réunions. Toutes les dimensions
que suscite la convivialité sont d‟ordre émotionnel. Ceci dit la convivialité est
une notion qui est de plus en plus sollicitée en tant que critère de conception
sérieusement pris en compte par les designers d‟interface.

Au fil des changements cultuels, la convivialité a pu évoluer d‟une notion


divulguée des pratiques d‟échanges réciproques au sein d‟un groupe social
notamment familial, en un concept de création des systèmes informatiques, qui
indique, entre autre, la facilité de leurs utilisations. Cette transmutation
définitionnelle, allant d‟un cadre notionnel à un autre conceptuel scientifique,
permet de soulever la régénération de l‟expression sémantique prodiguée par la
convivialité au sein de l‟espace domestique.

D‟un premier point de vue, qui met la société au cœur de l‟instinct de la


convivialité, Brillat-SAVARIN (1842) accroche sa notion à celle du repas.

213
Partager le repas autour d‟une table réclame une mise en scène des aliments, une
mise en appétit des convives et une mise en signe des comportements.

Ensuite cette idée symbolique de la convivialité, qui réclame subtilement la


mise en signe de la politesse au sein d‟un espace multi-sensoriel, se matérialise
petit à petit en tant que valeur comportementale dans un paysage social de
consommation.

Selon Ivan ILLICH J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne
est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un
corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil
(1973:13). Pour ILLICH la convivialité doit s‟opposer aux limites d‟utilisation
de l‟outil (l‟outil représente ici pour ILLICH aussi bien l‟objet matériel que les
institutions sociales) qui nous maîtrise et qui prédéfinit la finalité de son usage.
Donc pour lui la convivialité s‟articule à travers l‟outil. Paradoxalement, elle se
maintient en laissant libre champs à son utilisateur de produire et de donner sens
à son action vis-à-vis de la société.

Ultérieurement, en 2008 les recherches de Michela BONESCU et Jean-Jacques


BOUTAUD montrent que la convivialité se structure autour de trois dimensions

- Une dimension symbolique qui donne à chaque convive une position par
rapport au dispositif d‟échange.
- Une dimension esthétique, où la convivialité donne forme à l‟échange.
- Une troisième dimension relationnelle selon laquelle se cultive le plaisir
et la liberté de broder des liens.
Selon ces notions, il y a réinvention ou glissement sémiotique de la convivialité
au fil de ses déplacements dans des contextes de vies sociales différents.

Donc la convivialité s‟est libérée de l‟espace allégorique pour s‟infuser dans


d‟autres lieux : mode de vie habituelle, rapports interprofessionnels, univers des
objets et des outils. De ce fait, elle, qui s‟est initialement insufflée en tant
qu‟ambiance positive autour d‟un festin, devient une valeur ou une unité de
mesure largement sollicitée dans la mise à jour de divers secteurs sociaux
d‟innovations. Elle a pu, pour ainsi dire, être un état d‟esprit qui transite
l‟équilibre de l‟être avec son environnement social où ce dernier trouve le terrain
à sa liberté d‟innovation.

Autrement dit, le terme « convivialité » s‟est étendu sémantiquement et ne


saurait, dés lors être dépendant de l‟homme mais plutôt de l‟outil, de l‟objet, de
la société en tant que lieux mis tous au service de l‟homme et devant assurer le
laxisme de sa contigüité avec ses biotopes. La convivialité devient aussitôt un

214
concept de création assurant la facilité d‟utilisation d‟un objet, d‟un dispositif
informatique et des interfaces numériques.

La fluidité progressive, mais rapide, des interfaces numériques, fait qu‟elles


ressemblent de plus en plus à l‟être humain. Parallèlement, la convivialité en
tant que concept accordée à la création des interfaces numériques, a sollicité
l‟accès de celles-ci à l‟espace de l‟homme, notamment l‟espace domestique ou
plus communément « la domotique ». De ce fait, la désignation de la
convivialité procurée autrefois aux relations inter-humaines, qui prennent
naissance dans des lieux de vie, s‟octroie aujourd‟hui aux relations inter-
interfaces, se situant de part et d‟autre de l‟interface dans la domotique. Le
design d‟interface a cultivé la notion de convivialité, en tant que matière
première qui fait d‟un espace domestique un lieu d‟interaction pour modeler les
interfaces en lieux interactifs de vie. Après avoir parcouru les lieux des espaces
publics, tels que la banque, le supermarché, l‟hôpital, la station de métro, la gare
et les rues, l‟interface a pu s‟introduire aux lieux domestiques à travers la porte
de la dimension conviviale qu‟elle émane.

L‟intérêt de cette recherche, se porte aux enjeux d‟un design d‟interface mis à
l‟épreuve de l‟espace domestique. Car pour assurer l‟intuitivité et la familiarité
des interfaces au sein de cet espace, le design a misé sur la matérialisation de la
notion de convivialité en œuvrant sur la conjonction de quatre paramètres :
- la facilité du geste pendant l‟interactivité qui revient à la translation d‟un
répertoire visuel et gestuel déjà préétabli chez l‟habitant usager, de l‟extérieur de
la domotique vers son intérieur.
-l‟assurance de l‟expérience renouvelée en temps réel, le design d‟interface a fait
en sorte de façonner l‟acte d‟usage en une expérience mémorable et palpable en
focalisant l‟attention de l‟usager plutôt sur l‟expérience d‟usage que sur
l‟utilisation, et en l‟invitant par les scénarios d‟usages, la perception et le
toucher.
- le dialogue et le plaisir d‟entretien, qui sont forcément liés à l‟expérience
d‟usage. Le design d‟interface doit solliciter, au bout de l‟acte d‟interaction, un
certain attachement émotionnel chez l‟usager, qui transite à travers l‟aspect
dialogique de l‟interaction et se définit par des sensations de plaisir.
- la désirabilité, se créé chez l‟usager habitant quand il y a coexistence de tous
les paramètres cités, Créer de la désirabilité à travers l‟usage d‟un lieu interactif
marque le succès de sa mise en œuvre.
Toutes ces valeurs agréent à l‟utilisation conviviale des interfaces numériques
les identifiant ainsi en tant que lieux domestiques.

215
La domotique : l’habitat intelligent

L'espace est l'ordre des choses qui coexistent.


Leibniz (1980)

Un état psychologique accordé à un contexte de vie et structuré par


l‟organisation matérielle des objets et des installations, constitue un véritable
indicateur de l‟espace qui l‟intercepte. Sous les traits de la convivialité des
interfaces, l‟espace domestique devient un théâtre des scénarios d‟usages et
une ouverture à une interconnexion de ses présents, aussi bien naturelle
(l‟homme) qu‟artificielle (aménagement bâti ou élaboré). Il importe ainsi de
substituer l‟expression d‟ « espace domestique » par celui d‟« habitat » ou
d‟« habitation ». L’habitation n’est pas une production marchande comme une
voiture ou une armoire, mais une activité permanente d’adaptation par une
personne donnée du cadre matériel dans lequel elle vit (MAITRIER,
2000 :366). L‟acception de l‟habitat divulgue, au cœur même de la relation
corps-lieu, une dimension intime et une alchimie entre l‟homme et son monde
matériel.

De part son origine, le terme habitat a été, depuis bien longtemps, utilisé en
géographie, désigné par Larousse par l’ensemble de faits géographiques relatifs
à la résidence de l’homme (forme, emplacement, groupement des maisons, etc.).
Ensuite, l‟habitat a été accordé à l‟intérieur du logement révélé par STASZAK
par la géographie de l’intérieur(2001). Cette désignation de STASZAK prend
tout son sens quand elle est adressée à la domotique, puisque la géographie de
celle-ci prend une dimension figurative à travers l‟écran d‟une tablette ou d‟un
téléphone, où l‟habitant visualise la structuration détaillée de son milieu via une
représentation iconique, élémentaire de ses différentes pièces et installations
(Lumière, musique, chauffage, radio, télé, volets…). Il détient le contrôle de
modeler ses lieux suite à des maniements gestuels des icônes affichées.

La maîtrise instantanée des lieux physiques, au sein d‟un habitat, appuie le


concept de la mise en place d‟une domotique, sollicitant à cette aune la loi
d’accessibilité (In BEYAERT-GESLIN, 2012 :143) inventée par Moles.
L‟habilité suggérée par cette accessibilité aux lieux, suggère de nouvelles
dimensions d‟usages proliférées à travers les interactivités, allant, pour ainsi
dire, de l‟immatériel au matériel, du bidimensionnel au tridimensionnel, de la
stabilité à la mobilité planant dans une atmosphère excessivement sensible.

La domotique appuie le concept de l‟émancipation du design d‟interface. Un


débordement de la notion de l‟interaction émanée de l‟ordinateur, stationnée

216
dans l‟objet et puis installée au cœur de notre foyer. Un passage fulgurant qui
remet en question les indicateurs perceptuels des lieux, dont l‟usage déploie une
nouvelle manière d‟habiter un environnement matériel.

Par le biais du design d‟interface, le designer, rebâtit fragment par fragment un


espace de vie, où il détient la possibilité de concrétiser un monde idéal d‟usage,
amenant l‟habitant, depuis ses lieux physiques ordinaires, à la traversée
d‟autres lieux utopiques et hétérotopiques dans un cadre interactionnel d‟usage.
Il s‟agit, de comprendre comment l‟homme habitant, qualifié par Michel
MAFFESOLLI de postmoderne, se retrouve à la béance d‟un nouvel art
d‟exister au sein même d‟une figure emblématique de la postmodernité142(2010),
où le lieu fait liens et prime sur l‟identité spatiale de l‟habitat.

Le lieu comme médiation dialectique

De part sa nature, le lieu physique, occupé par l‟homme, a été depuis toujours
une marque qui sert à reconstituer l‟évolution de l‟histoire culturelle. Cela n‟a
pas manqué de définir le lieu de par ses dimensions fonctionnelles et utilitaires.
Le lieu est ainsi le médiateur de plusieurs indices de vies : la sécurité, le repos,
l‟approvisionnement, l‟alimentation, la reproduction…

Au fil des évolutions culturelles et religieuses, les lieux se sont diversifiés


selon les besoins et les contraintes que prescrivent les pratiques et les praxis :
lieu de travail, lieu public, lieu privé, lieu interdit, lieu religieux… ainsi le lieu
est devenu une prothèse à des codes culturels qui servent d‟articulations à la
communication interhumaine. Faisant que, nos appréhensions et adhésions des
lieux impliquent forcément l‟influence des dessins imaginaires que nous avons
de ceux-ci ; la conception, la sélection, l‟aménagement et l‟usage d‟un lieu
miroitent les représentations mentales des codes culturels et des schémas
utopiques qu‟on a de celui-ci. Donc, à part sa structure physique, le lieu peut
être perçu en tant que phénomène psychologique, ou plus communément une
adjonction des lieux psychologiques, utopiques vers les lieux physiques. Au sein
de la domotique, ce lien, se substitue en une relation d‟interconnexion, définie
par une circulation dialogique. Dans l‟espace de la domotique le lieu physique
est suggéré par une action d‟interactivité incitant l‟habitant, non à y habiter,
mais plutôt à s‟y cohabiter, par l‟intermédiaire d‟une interface. L‟interface, en
tant que tiers lieu virtuel, permet d‟appuyer l‟aspect dialogique entre le lieu
psychologique d‟interaction (l‟habitant) et le lieu physique d‟interaction,
pendant un temps prescrit pour une action et sa contre- action. La domotique, en
tant que territoire propre aux interactions et interactivités de l‟homme, nous
propose une perception approfondie de la notion du lieu.
142
Définie par Michel MAFFESOLI par la synergie de phénomènes archaïques et du développement
technologique.

217
Dans sa détermination d‟être un emplacement, une localisation et une station,
le lieu dans la domestique réclame un repérage et une délimitation de matières,
d‟actions et de temps. Il s‟agit d‟un cadre interactionnel incluant non seulement
la contigüité mais aussi l‟interférence de trois lieux : le lieu physique
d‟interaction : porte, miroir, sol, bain, garde robe, table…le lieu virtuel
d‟interaction: l‟interface numérique dans le dispositif d‟échange et le lieu
psychologique d‟interaction : l‟esprit de l‟habitant. Dans le milieu de la
domotique, le lieu, en tant que générateur de valeur, devance le caractère
physique de la matière qui encadre l‟action de l‟interaction et nous incite à saisir
les autres lieux qui sont eux-mêmes acteurs à la dialectique de la valeur.

Fig1
Fig3

Fig2

Figures d‟interactivités, la domotique143

Figure 1 : montre une capture de l‟interaction à l‟entrée de la maison


intelligente. Un miroir intelligent projette, devant l‟habitant à son entrée de la
domotique, des icônes en relief pour commander la climatisation, l‟ouverture
des stores ou encore moduler l„éclairage.
Figure 2 : dans la douche, la paroi de verre devient tactile et permet de choisir
une radio pour écouter de la musique ou bien pour regarder un programme télé,
elle permet aussi de voir qui sonne à la porte…
Figure3 : à partir d‟un téléphone mobile, l‟habitant peut faire couler son bain à
distance.

Toutes ces figures montrent des interactions liées à des objets divers : un
miroir, une vitre et un écran d‟un téléphone, permettant tous l‟exécution d‟une
ou de plusieurs tâches dans un endroit précis de l‟espace domestique. Donc,
l‟objet physique désigné est un porteur d‟interaction, consiste alors en un lieu
physique de l‟interaction, qui ne peut être dissocié de l‟endroit où se déroulera
l‟interaction (salle de bain, entrée....). Ainsi, le lieu physique de l‟interaction
commence par le lieu dans lequel se situe l‟objet ou le dispositif interactif se
complémentant avec l‟objet lui-même. D‟un autre côté, celui-ci se présente en

143
Capture vidéo, La Domotique.

218
tant qu‟objet interface affichant des formes graphiques : Icônes, graphiques,
textes, couleurs, boutons virtuels… permettant à son abord tactile de solliciter
l‟action interactionnelle en vue de la tâche prévue. Il est question d‟interface
graphique bidimensionnelle reflétée de par l‟objet physique et qui n‟est, en
aucun cas, substantielle ou matérielle. C‟est la représentation analogique des
offices des lieux physiques qui aménagent la domotique, une géographie
rudimentaire de celles-ci. Il s‟agit bel est bien d‟un lieu dans un autre lieu, c‟est
le lieu virtuel de l‟interaction. Ce lieu procède comme une hétérotopie du fait
qu‟il occupe un lieu réel dans tout l‟espace qui l‟entoure et en même temps
absolument immatériel puisqu‟il est perçu en tant que représentation virtuelle de
l‟espace. Selon ROSSET il y a en effet deux grandes possibilités de contact avec
le réel : le contact rigoureux, qui bute sur les choses et n’en tire rien d’autre
que le sentiment de leur présence silencieuse, et le contact lisse, poli, en miroir,
qui remplace la présence des choses par leur apparition en images. (2004 : 43)

Entre les lieux physiques d‟interaction et les lieux virtuels d‟interaction ou


hétérotopies se déroulent des actions d‟usages (comme faire couler un bain à
distance, paramétrer l‟éclairage, le chauffage et l‟ouverture des stores ou encore
écouter de la musique sous la douche…) que l‟habitant définit en interactions,
celui-ci est le pivot de l‟interaction et le moteur principal de l‟interconnexion de
ces deux lieux. L‟homme habitant est dans ce sens, le lieu psychologique de
l‟interaction.

Selon un lieu physique donné, le lieu psychologique admet son positionnement


et interagit avec le lieu virtuel, en vue de produire une ou des actions projetées
dans l‟avenir proche. L‟interaction est donc pensée, saisie et lancée dans une
sphère qui relie le lieu psychologique au lieu virtuel où il est question d‟une
transition vers l‟exécution de la tâche, dans un lieu dit imaginaire. Ici
l‟imaginaire est défini en tant que lieu de production et d’articulation des
représentations. Le musée de toutes les images passées, possibles, produites, et
à produire (MISSO, PANTHOU et SEUILLET, 2007 :13), impliquant les
procédures de leur production, de leur transmission, de leur réception
(DURAND, 1994 :27). Une dimension ou un emplacement sans lieu réel qui
manœuvre la prévision de l‟action d‟interaction. Ce lieu imaginaire incarne bel
et bien une utopie de l‟interaction.

En fait, la mise en œuvre de l‟interface, au sein de la domotique, inclut


forcément la prise en compte de l‟interaction dans sa dimension utopique. Ainsi
les différents niveaux de la cognition de l‟habitant sont sollicités à la gestion de
cette interaction : la prise de conscience de soi en tant que vecteur d‟interaction,
la perception sensorielle de l‟espace, de ses lieux, des scénarios d‟usages à
travers une interface et la motivation de procéder à un processus gestuel en vue
de la modulation de son espace. Ce phénomène cognitif est une utopie qui

219
conduit à la mise à exécution de l‟interaction dont la finalité connote le
processus d‟une expérience d‟usage marqué par un temps calculable.

Dans la domotique, l‟habitant est pris d‟une interaction à une autre, dans une
sorte de gestion de laps de temps non liés, mais plutôt dissociés les uns des
autres, et aussi et surtout, des temps futiles passés dans d‟autres lieux ordinaires.
Ainsi la domotique pourrait finalement être considérée en tant que lieu
hétérotopique, un espace autre, un contre espace, en ce que celle-ci marque, d‟un
coté, une rupture aux temps traditionnels et stigmatisant, d‟un autre, des
structures temporelles définies par des expériences d‟usages et calculables selon
des interactions.

La domotique, en tant que site de rencontres de lieux, aussi bien compatibles


qu‟opposés, témoigne d‟un processus de conception où il est question de
l‟enchevêtrement de divers stratagèmes de design. Ce design, qui se focalise
plutôt sur l‟expérience d‟usage dans un espace, que sur l‟espace lui même,
révèle ainsi d‟un phénomène complexe et composé en vue d‟un résultat simple
pour un usager. Le design est ainsi signalé, en tant que porteur de sens et
d‟innovation se ressourçant essentiellement de la signification et de
l‟implication du couple technologie-usage. On est en train de penser bien au delà
du lieu physique. En effet, c‟est toute la vie, qui va avec et qui est autour, qui est
aujourd‟hui visée.

Bibliographie

BECKETT.S, Cap au pire, les éditions de Minuit, trad de l‟anglais par Edith FAURUIERP,
1991, p.8.

BEYAERT-GESLIN.A, Sémiotique du design, publié par le concours de L‟institut SHS de


l‟Université de Limages, novembre 2012, Paris, p.140.

DE JARCY.X, Design numérique : le droit à la tendresse, Télérama no 3222, 2011.

DURAND.G, l’imaginaire. Essaie sur la science et la philosophie de l’image, Hatier, Paris,


1994, p.27.

ILLICH.I, La convivialité, Seuil, Paris, 1973, p.13.

MAFFESOLI.M, Le temps revient, formes élémentaires de la postmodernité, Edition de


Brouwer, Paris, Paris, 2010.

MAITRIER.L, la production du beau, Trois études de sociologie sur l’habitation populaire,


15.11.2000 Institut de géographie, Institut d‟aménagement et d‟urbanisme de l‟université de
Paris IV-Sorbonne, p.366.

220
MISSO.P, PANTHOU.L et SEUILLET.E, Fabriquer le futur 2 l’imaginaire au service de
l’innovation, Village mondial, 2007, Paris, p.13.

MOLES.A, théorie des objets. In Anne BEYAERT-GESLIN, Sémiotique du design, publié


par le concours de L‟institut SHS de l‟Université de Limages, novembre 2012, Paris, p.143.

ROSSET.C, le réel, traité de l’idiotie, Edition de minuit, Paris, 1997 / 2004.p.43.

STASZAK.J-F, L'espace domestique : pour une géographie de l'intérieur, Volume


110, Numéro 620, 2001.

Yi-Fu TUAN, Espace et lieu, la perspective de l’expérience, in Vincent BECHEAU / Marie


Laure BOURGEOIS, Glossaire du Designer, La Muette, 2013, p.19.

Netographie :
La convivialité en entreprise. Topique et topographie en figure sensible, BONESCU.M et
BOUTAUD.J-J, 2008, http://www.mei-info.com/wp-content/uploads/revue29/11MEI-29.pdf.

Webographie :

http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/habitat/38777.

http://www.linternaute.com/citation/16480/l-espace-est-l-ordre-des-choses-qui-coexistent-----
-gottfried-wilhelm-leibniz/.

https://www.youtube.com/watch?v=5gBAruvmCWU.

221
L'événementiel et l'espace public : pour une nouvelle
identité du lieu
Anis Allouche
Assistant à l‟ISAMS

L‟espace public, par sa valeur holistique, dépasse le simple cachet


technique, pour qu'il soit un fondement social, didactique et culturel. C‟est un
espace de sens, de substance, de questionnement, de temps, d‟emplois et de
configuration. Il est le reflet de la vision du vécu et du paysage collectif
social. Ceci évoque son potentiel pratiqué interindividuel, porté par le percept
du partage et d‟interaction qui le libère de son usage conventionnel. Sa mise
en scène émane d‟une manœuvre orchestré par les concepteurs de la ville,
ceux qui l‟exposent par des scénarios d'appréhension sensible, transigés de
cadences sociales admettant une découverte progressive des attentes
communautaires dans une dynamique structurée.
On assiste aujourd‟hui à un changement remarquable de la conscience
collective face à l‟espace public au sein de sa sphère sociale. Cette réalité
socio-spatiale conduit progressivement à reconsidérer le développement des
démarches relationnelles pour anticiper cette conjoncture et opter pour une
démarche de revalorisation de ce cadre d‟usage. Dans cette dimension, la
réflexion autour du processus de remise en valeur a conduit à plusieurs
méthodes et outils de réajustement de la relation de cet espace avec son
environnement. La création événementielle, paramètre majeur du
développement de la démarche de travail, estime à ce propos, conduire à des
interrelations innovantes pour projeter une nouvelle redéfinition de l'espace
public .
Ceci tend à penser une méthode alliant l'analyse du problème , la
formalisation du processus adaptée et la mise en résonnance des médiums de
résolution adéquats dans le sens de l'anticipation afin d'entamer une nouvelle
approche relationnelle entre la société et cet espace. La prolifération de
l'interactivité entre ces différents éléments permettra à la conception
événementielle d‟approprier la perspective du changement de l'identité de
l'espace public. Cette approche permettra de transmuter le mode relationnel
avec la société, d'anticiper les dysfonctionnements et d'assurer une
redécouverte de sa valeur perdue dans la monotonie.
Essayer d‟analyser et structurer le processus de conception événementielle,
de le formaliser et de le résoudre suscitera d'adapter une méthodologie
basée sur l‟analyse spatiale, l‟analyse des phénomènes sociales et sur la
définition des mécanismes de changement de l'identité de cet espace pour
qu'il accueille à la fois des formes d‟interactions établies et des rapports entre
les citoyens. Dans cette manœuvre, la création événementielle, comme
222
médium de changement permettra-t-elle la réintégration de l‟échange, le
changement du regard par rapport à l‟espace ? Par quels moyens pourra-t-elle
modifier le rapport au lieu, les codes de son identité, le récit de possession
sociale ? Comment l'entrée dans une approche basée sur le principe de
l'interactivité ne préviens pas de délayer l'expérience sociale dans la
dialectique de l'art et la fonction de l‟espace ? Qu'est ce qui se joue, du point
de vue de la production du lien social, dans les espaces temps événementiels ?
est-on face un discours persistant capable de tenir un lien durable avec
l'espace public ?

1. L'événementiel spéculé comme acte de transmutation

Une production événementielle est une dynamique qui tend à guider le


parcours de l‟expression de la société, de mettre en exergue une idée, de faire
émerger des ambiances hors du cadre habituel de la vie, de bâtir une
plateforme de signes qui permet l‟interaction entre la société l‟espace et ses
contenus. C'est une interrelation humanitaire qui ne se limite pas sur la
diffusion d'une information bornée d'objectifs mais elle agit sur le cadre
pour qu‟il captive l‟attention. Elle ré enchante le quotidien et sert comme
médium d‟interaction. Il s'agit d'une forme de conceptualisation qui tend à
être active et adaptative par l‟intégration des attentes sociales pour qu‟elles
soient médiatrices d‟une voie adéquate d'émerveillement du spectateur ou
même des intervenants .Cela tend à captiver son attention et lui céder de
manière effective un message souhaité. Une création événementielle doit être
„métamorphosable qui s‟auto-recrée en fonction de l‟interaction des
visiteurs‟.
Cet échange instauré par le précepte événementiel s'articule autour d'une
multitude de caractéristiques mutables, voire des catégories qui conviennent
aux diverses modalités de la vie sociale. Le travail événementiel s‟appuie sur
plusieurs critères pour saisir la conception dans sa complexité
communicative, créative , artistique, économique, sémiotique et
institutionnelle. Ces critères modélisent les formes de l‟événement et ses
objectifs. Ceci permet la réification d'une création qui articule des
fondements traditionnels (un rituel , un coutume ) tout en explorant de
nouvelles formes d'expression hybrides (mélange de thématique , croisement
d'idéologie , métissage d'actes de création et l'hybridation d'intervalles de
locution .Cette propriété expressive de l'événementiel contribue à la
structuration des groupes sociaux . Le public dans cette dimension forme un
intervenant déterminant du paysage émergeant visé tout en remuant sur la
prise en considération des données socio-territoriales .Il permet de rendre la
création plus significative, plus identitaire et plus appropriable. Au delà du
223
public physiquement présent la complexité des segments événementiels est
censé contourner pour des déductions précises, une concordance avec la
composition de la scène collective , afin d‟appartenir à un entrelacement de
signes et de symboles structuré réfléchissant une image réelle introduite dans
un acte fictif. Cette structuration trace à son tour des intervalles
fonctionnelles tout en favorisant la perméabilité de la lecture , de la
compréhension ainsi que de la diffusion . C‟est une ouverture sur de
nouveaux cheminements et de lieux d‟arrêt, des créations bouleversantes
dans une perspective d'échange et d'interactivité .
Le travail événementiel est un récit structuré, énoncé par la capacité sociale
dans sa dimension physique et morale . C‟est au sein de l‟espace que ces
individus deviennent visibles, s‟affirment et projettent leurs pouvoirs.
l'espace événementiel est un lieu de passage des communautés hétéroclites
qui sont béants culturellement et socialement tout en étant entourés par les
procédés de la vie collective. Ce sont des perspectives où différents intérêts
coexistent, s‟expriment et se projettent. Ce sont des aires, des éléments
spatiaux qui apparaissent comme des lieux d‟autonomie symbolique qui
contiennent l'expression populaire. Pour Isaac Joseph , l‟espace collectif est
non seulement un aire abstrait de délibération subjective, mais il figure
comme étant un champ dynamique de mouvement, de rassemblement, de
dispersion et de passage. L'espace événementiel est un intervalle qui renforce
et agit sur l‟exploration des différentes modes d'existence. Il tend à
requalifier l'habituel en donnant aux individus une meilleure image d‟eux-
mêmes a travers l‟espace dans lequel ils évoluent, agissent et s‟expriment .
C'est par ce pouvoir de détournement que l'événementiel martèle ''identité de
lieu, identification aux lieux : pratiques quotidiennes et pratiques
extraordinaires ; rapports entre la forme des lieux et les mentalités des
sociétés; inscriptions d'idéaux collectifs et affrontements d'inscriptions
territoriales‟ . L'espace événementiel trace alors la forme majeure de l‟enjeu
social de la figure du lieu pour qu'il soit un vecteur de médiation rassemblant
sociales en dépit différents états civils, économiques et politique sans
restriction ni privatisation communautaire.

1. La mise en question du temps pour recréer l'espace

Le temps que l‟événementiel produit est une inscription d‟une corporalité


dans l‟espace, une réfraction sur la manière d‟appréhender les lieux , de les
ressentir et de les identifier. Il s‟agit d‟un cadre hybride synthèse d'une
approche de création cohérente, évolutive et qualitative, résultante des
alternances entre l'existant et le paysage inventé. C'est une nouvelle cadence,
un flux, un mouvement spéculatif au sein d'une durée. C'est un intervalle

224
maniable et irrégulier qui permet de se séparer de la situation constante. Le
temps conçu est "capable de s‟étirer, de se condenser, de s‟accélérer comme
de se ralentir" tout en jouant sur la superposition des tempos , des cadences
ou des périodes aléatoires. Le temps événementiel, dans sa valeur concrète se
définit en 'chronos', tandis que sa valeur façonnée lui admet de se détaler des
achèvements matériels, des desseins spatiaux inertes pour faire vivre une
mutation radicale et immuable de son rapport avec l'expérience socio-spatiale
et se transcrire dans une vision qui ravisse la perception de l‟individu au-delà
du perçu habituel. Cette dimension préconise l'événementiel comme chemin
primordial de lecture et d‟identification collective normée et articulée par
l‟immatérialité des créations , la matérialité du cadre spatiale et la pertinence
de l'expérience recherchée .

Dans cette mesure, on peut parler d'un temps de référencement qui marque
le discours des individus, par la nature et le type de leurs présence ainsi que
leurs mode d'appréhension. Selon Jilian Boyer144 „Le temps et l’événement
sont deux concepts complexes, fondamentalement liés, qui sont aux origines
d’une définition d’un cadre spatial de référence. Ces concepts, qui
nourrissent parfaitement la réflexion menée autour d’une caractérisation
spatiale, sont, dans le cadre de cette interrelation, opérationnalisés sous la
forme d’une action d’identification et de lecture social stratégique’. Cela
signifie qu‟il convient alors de situer le temps dans le paysage événementiel
comme étant un parcours référentiel qui guide comme des objectifs
intermédiaires et participe progressivement à l‟atteinte d‟une lisibilité
territoriale durable et évolutive. Il désigne notamment de nouvelles
configurations qui porteront le nouveau discours émergé à partir d‟une
multitude d‟instruments et de codes organisationnels spécifiques.
L‟événement est un intervalle de confrontation de temporalités ; de lieux et
d‟acteurs dont les intérêts et les spécificités sont souvent divergents. De
simple lieu géographique, l‟événement se mue en territoire grâce à l‟impact
des temporalités.

Le rôle de l‟événement est d‟accorder à l‟espace une lecture référentielle a


travers son temps. Cela conduit a retracé l‟aptitude d'émouvoir, d'évoquer et
de notifier. C‟est un travail de développement et de diversification qui tend à
retracer la mixité de la société, les rapports d‟usage du temps, de l‟espace et
notamment les capacités d‟adaptation face à de nouvelles figures
d‟aménagement. D‟après Jean Dominique Secondi dans son livre « Penser la
ville part l‟art contemporain » il présente l‟événement dans l‟espace urbain
comme étant une capacité capable de „‟Créer de la surprise, introduire de la

144
Jilian Boyer , « Sur l‟appropriation de l‟espace » publié dans le dossier d‟urbanisme pour le développement
de l‟agglomération Lyonnaise .

225
poésie, de l'imaginaire, autant d'intentions qui prennent souvent des formes
subtiles, sans chercher à s'imposer autoritairement dans le paysage
urbain ‘’145’ .Le temps projette une réorganisation du système spatial, ses
représentations, ses lieux ses moments de côtoiement et d‟usage. C‟est une
capacité de détournement des pensées et de remise en question des attitudes
qui adhérent des pensées de transfiguration éphémère des espace-temps de la
société.

Face à l'éclatement „des temps sociaux’, la multiplication de l‟événementiel


permet aux individus de se retrouver et de réinventer une conscience
collective, un moment, une sphère ou l‟on puisse faire société, ville, temps et
lieu. C‟est une perspective qui incite à changer de vision pour adopter de
nouvelles pistes de lectures pour l‟espace. La production de l‟événementiel
est „un système complexe d'éléments en interaction et pas un empilement
d'activités […] une labyrinthe à quatre dimensions et pas un simple espace
plan, un palimpseste et pas un corps sans histoire, une entité en relation avec
son environnement et pas une entité hors sol’ 146. Chaque élément dans la
dynamisation de l‟espace est censé se présenter pour une raison précise, avoir
une consonance avec la composition du temps, d‟appartenir à un réseau de
signe et de symbole structuré. Cette structuration des lieux trace des espaces
référentiel tout en favorisant la perméabilité de l‟utilisation. C‟est une
proposition de nouveaux cheminements et de lieux d‟arrêt, des aménagements
bouleversant les rues en places et les places en rues selon le contexte d‟usage
.D‟après Gourdon147 le travail de l‟événementiel dans l‟espace change les
trajets, les vitesses, le sens d‟orientation, de déplacement et les typologies de
mobilités ordinaire. Il agit sur les intervalles d‟usage liés aux citoyens et
défigure les modes d‟appréhension, de perception, de saisie des lieux, de sa
nature ainsi que les formes autonomes.

Rien n‟est spontané dans la lecture du temps événementiel. Cette


perspective de dynamisation tend à donner du nouveau à un fait du quotidien,
qui est dans son emploi ordinaire se perd et disparait dans les limites de son
usage. Alors on peut parler d‟un mouvement qui semble être interactif, qui
agit sur la création de la magie et dessine l‟espace par des atmosphères
complexes et qui joignent à la fois le réel et le fabuleux. Cela constitue un
contexte, délimite des obstacles urbains afin de libérer la perception que
l‟événement cherche à soulever afin d‟accueillir et aider l‟espace public à se
sentir, à se repérer de nouveau et à l‟aider à vivre

145
Jean Dominique Secondi et all, Penser la ville part l’art contemporain, Projet Urbain, Éd. de la Villette, 2004,
p 103.
146
Ibid , p 352.
147
Gourdon Jean Loup, La rue, essai sur l‟économie de la forme urbaine, Paris, éd. de l‟Aube, 2001.

226
2. La mise en résonnance de l'espace pour établir un temps collectif

L‟événement accorde à l‟espace une configuration qui révèle l‟invisible,


contribue au renouement du lien social, investit les dysfonctionnements de la
ville et évoque les soucis sociaux. C‟est une sorte de travail de sculpture de
nouveaux perspectives, de nouveaux lieux, de remplir du vide et de faire
naitre une nouvelle sensibilité d‟usage. L‟événementiel avec son dynamisme
introduit une brèche dans la monotonie spatiale et la routine perceptive. Il
vient d‟enrichir la valeur des lieux et les rendre référentiels. Cet étalement de
la valeur temporelle incite à mouvementer l‟espace et le détacher de sa
monotonie comme étant une entité géographique inerte, limitée par des
systèmes de présentation figés. A ce propos Luc Gwiazdzinski déploie
l‟événement à travers sa capacité d‟intervention sur l‟usage ordinaire de
l‟espace. Il l‟accorde à une intervention complexe qui investit la mobilité afin
de faire changer et laisser apparaitre des figures particulières de l‟espace
public. C'est un développement du caractère des lieux pour rester en
dynamique avec la vie, pour inciter la société et se mettre à son profit pour
qu‟elle puisse prendre une part active du déploiement du temps événementiel.
L‟inspiration fondamentale de l‟événementiel tend à révéler les sites
spatiaux sous un visage inconnu, en réinventant sa lecture au sein d‟une
nouvelle chaine temporelle introduisant la rupture d‟une succession
quotidienne. La création événementielle tend à travailler sur un effet de
valorisation, en croisant la sphère sociale et historique dans des présentations
d‟une réalité réincarnée. La réflexion tend à évoquer des fictions fugitives à
travers des liens éthiques de sorte de les associer à une histoire de longue
date. C‟est un travail de redécouverte des capacités attractives à partir de
nouvelles formes de mobilité référentielle. L‟espace social avec toute sa
globalité devient la principale instigatrice qui pilote le projet événementiel
tout en entrelaçant les dichotomies urbaines, communautaires et culturelles. A
partir de l‟acte événementiel, se crée le médium et le thème, s‟attire le public
et se manifeste le contenu hétéroclite entre la créativité de l‟œuvre, les
données investies et les pratiques populaires. Cela provoque une attractivité
qui ébranle la vie collective et transporte l‟espace d‟une entité stable vers un
contenu insolite qui permet de donner libre court à la pensée, à l‟émergence
des phénomènes d‟expression et de sensation ce que Paul Virilo 148 a désigné
sous l‟angle „de la démocratie de l‟émotion, un système social dans lequel
l'émotion cimente la collectivité en lieu et place des valeurs communes‟.
La rétroaction de l'espace possède éventuellement une place fondamentale
dans l‟établissement du travail événementiel en l‟intégrant dans une

148
Paul Virilio urbaniste et essayiste français, né en 1932 à Paris. Il est principalement connu pour ses écrits sur
la technologie et la vitesse dont l'alliance constitue à ses yeux une « dromosphère ».

227
dynamique de revendication progressive , d‟interaction et de partage mutuel
avec l‟histoire et la mémoire. Cela trace les traits de la prise de conscience
environnementale en accordant à la sphère sociale le statut « du spectateur
consommateur de la cité » et permettent aussi de poser la question de la
conscience citoyenne et sa valeur dans l‟ensemble de l‟histoire et le territoire.
Différents historiens indiquent que l‟événement dans sa dimension
expressive traduit un exercice de consommation de masse mettant en cause la
force et la complexité du lien qui s‟établit entre le sublime, le sentiment
social et mystique , les sensations forgées par la dynamique ritualiste et
patrimoniale. Or l‟événementiel dans son concept holistique est tenu par la
déambulation d'un potentiel identitaire à l'autre pour s‟assurer que la foule
sera l‟épicentre du spectacle, traductrice d‟elle-même dans une atmosphère
d‟appartenance et de collectivité.
Le social et l'espace sont deux concepts complexes fondamentalement liés,
qui sont aux origines d‟une définition „managériale‟ de l‟évènementiel. Ils
alimentent la réflexion conceptuelle dans un cadre opérationnel sous la forme
de l‟action architecturale locale et de la spécificité du cachet culturel et
social. Cela signifie qu‟il convient alors de placer l‟évènement dans son
paysage socioculturel et de convoquer le territoire comme sujet et objet d‟un
procédé global. La création événementielle se projette comme un objectif
synonyme d‟attractivité territoriale qui participe à une vision de durabilité,
d‟interactivité et de partage .La gestion du territoire par l‟événementiel
répond alors aux transmutations de la sphère publique et de son
environnement, c‟est-à-dire à „l‟évolution radicale des dispositifs de mise en
cohérence des politiques publiques et de coordination de stratégies des
partenaires publics‟. Cela tend à signaler une autre directive de configuration
de l‟action sociale, culturelle et architecturale par ses diversités structurelles
et fonctionnelles. „Ces mutations seraient d‟ailleurs la conséquence de
l‟émergence du territoire comme acteur collectif, doté d‟instruments
organisationnels et décisionnels spécifiques‟ . Dans cette mesure , il s'agit
d'un lieu de confrontation et de rencontre des perspectives d‟action dont les
intérêts et les intentions sont généralement différents. A partir d‟un simple
lieu géographique l‟espace se forge en territoire significatif grâce aux acteurs
qui sont au service d‟une intention collective, qui vise la mobilisation des
ressources locales et à l‟hybridation des savoirs locaux avec ceux apparus de
l‟extérieur à travers la vision créatrice [Filippi et Torre, 2002 p.20].
„Architectures, histoires, usages, force évocatrice sont sélectionnés, prélevés
sur l'espace retenu pour l'événement. Ils feront l'objet d'un jeu de
condensation, parfois d'amplification, voire de transposition permettant
d'enclencher un processus de correspondance conduisant à un agencement de
sens qui se cristallisera dans l'événement.‟ Alors toute l‟opération

228
d‟aménagement d‟un espace à travers l‟événementiel s‟inscrit dans une
manœuvre de réactivation qui lui donne une opportunité de construire, de
prendre sens, de faire naitre des relations durables entre les parties prenantes.
Cela se conquiert à travers la prise en considération de son pouvoir interactif
dans le traitement des cadres socio-spatiaux. Il est important alors d‟étaler ces
systèmes de signes en des significations visibles en terme culturels, sociaux et
urbains. Le lieu est assiégé de valeurs à la fois fonctionnelles (sa valeur
d'usage) et affectives qui saisissent d‟avantage une figure „poly sensorielle‟.
De ce fait, la pratique d‟un espace „‟est par essence multimodale, c'est-à-dire
qu'elle est une expérience synthétique qui convoque, au-delà de l'empreinte
sensorielle, un univers de consommation affectif et socialisé‟‟ . Dans ce
contexte de mise en interaction ,Nicolas Minvielle 149 dans son livre « Design
des lieux d‟accueil » développe l‟idée que l‟espace envisage plusieurs
niveaux d'acquisition lors de son expérimentation .C‟est donc une évaluation
et une valorisation progressive qui présente les éléments de l'espace exposés .
Il s'agit d'un trilogie opérationnelle qui articule les différentes fonctions des
lieux , le milieu situationnel qui met en exergue l‟expérience de
consommation du lieu ainsi que le niveau interactionnel qui met en évidence
les relations humaines impliquées dans le processus de fréquentation du lieu à
travers une attitude transactionnelle et relationnelle. Cette modalité de
fréquentation s‟apparente à la quête d‟un concept de valeur qui se concrétise
sous la forme d‟une expérience qui réunit à la fois une dimension d‟usage et
une dimension hédonique .La visite de l‟événementiel au lieu public évoque
une approche individuelle qui agit sur la prolifération du sens de la
collectivité afin de projeter un motif de pratique de vie sociale temporaire.
Partant de là, l‟interaction du territoire et du social dans le travail de
l‟événement envisage d‟enregistrer une expérience qui porte la glorification
du lieu par „une rhétorique emphatique liée au registre de l'extraordinaire ou
du féérique ‟C‟est un mode de valorisation de l‟espace qui souligne l‟idée de
contact, de réassurance, d‟appréhension, de reproduction du passé et réutiliser
ses codes dans un contexte de modalité dynamique. Cette mission incite la
perspective événementielle à prospecter des procédés variés pour faire
connaître leurs objectifs face au lieu, et à atteindre une prise de conscience
sociale aussi large que possible. Il s‟agit d‟une tâche compliquée, puisque
cette société, malgré une corrélative cohérence, va exposer des dissemblances
dans leurs aspects d‟apprentissage, leurs goûts, leurs commodes culturelles, et
leurs intentions. L‟événementiel est alors un acte de mise en présence du
territoire, son intention „étant de favoriser, provoquer, rendre possible la
rencontre entre l‟objet original et le public‟ . C‟est aussi une approche qui
préconise des médiateurs sociaux, architecturaux et urbains dont le rôle
comporte à éveiller des confrontations et des rencontres fructueuses sur le
149
Nicolas Minvielle, Design des lieux d‟accueil, créer de la valeur par la décoration, Collection les métiers du
tourisme, Edition De boeck, Bruxelles ,pp 23-28,2008.

229
plan interactif et créatif. Grâce à une médiation bien articulée, le citoyen peut
vivre une véritable retrouvaille de l‟espace qui donne à son tour sens à la
visite, à la création et à la perception, et de nourrir son rapport avec la
communauté. Citons les exemples des Nuits blanches (Rome, Madrid, Paris,
Bruxelles, Riga...), Nuit des arts (Helsinki...) ou nuit des musées (Munich...)
qui articulent les actes événementiels en permettant d‟inhaler un angle de vue
distinct de l'accessibilité à l'espace public urbain et en comportant
l‟arrangement de l‟environnement sensible propice pour l‟échange au niveau
perceptif, expressif et spatio-temporel . En effet, il est conçu comme une
nouvelle propriété de l‟environnement, une nouvelle forme d'urbanité bornée
socialement afin d‟engager un sujet à travers des qualités physiques et
sensibles. Du point de vue perceptif, Rachel Thomas 150 le souligne dans son
article « Le piéton dans l‟espace public Figures de l‟accessibilité » en
proposant que la création d‟un événement participe comme étant „‟une
activité de configuration‟‟ en fonction de son contexte spatio-temporel à
offrir aux individus un cadre d‟évolution, de sélection et de structuration afin
d‟approprier les ressources que lui offre l‟espace public urbain. Ce processus
de configuration lui permet de se conduire dans l'espace, de prévoir l'action et
de réaliser des séquences d‟interaction. C‟est un travail de "mise en forme
sensible" de l'espace qui en résulte et accorde à son tour la sollicitation de la
perception du cadre environnemental dans lequel l‟événement agit. D'un point
de vue conceptuel, l‟événement amorce des éléments de réponse à la fusion
de la sociologie entre conscience et maturité publique. Cela révèle une
nouvelle procédure d‟émergence d'une „mise en forme contextualité et
temporalisée de l'environnement‟‟

3. La mise en résonnance du social pour interagir le paysage émergé

L'espace public figure comme étant un épicentre sculpté par le burin de la


capacité humaine, s'alimente en constance des apports évolutives. Il se
manifeste comme étant une dynamique d‟individus et d‟établissements
entrelacée dans une disposition spatiale. C'est une portion d'un reflet d'une
communauté ,d'une culture , d'un mode existentiel. Il se compose d‟une
mosaïque d'alliances et de groupes ayant chacun ses acquis, son histoire et ses
mémoires spécifiques. C'est un témoin compilateur de différences et de
complémentarité, d'un ensemble d'individus et de groupes distribuaient dans
le temps selon des mécanismes complexes de stratification , de collection et
de regroupement.

150
Rachel. Thomas, « Le piéton dans l'espace public Figures de l‟accessibilité »,publié dans "Ambiances en
débats, 2004, p2.

230
L‟événement est une expression sociale éphémère, engendrée comme une
rupture par rapport à l‟activité habituelle d‟un territoire dans laquelle il
s‟inscrit. Dans cette optique, sa propagation, sa portée, sa visibilité,
impliquent une délimitation spatio-temporel comme le souligne Maria
Gravari-Barbas 151 à travers „‟un temps fort, paroxysmique, bien démarqué par
rapport à un «avant» et un «après»’. Un événement traduit prioritairement
le bilan de son déroulement en termes d’effets chronologiques, économiques,
sociales, etc. sur la base de ce qu’il a proposé et généré durant la période de
son déroulement’’. Il s‟altère sur des temporalités différentes, de différents
acteurs qui gravitent autour de lui et qui ont tendance à vouloir le pérenniser
par la prévention d‟un soutien immuable du cadre territorial d‟accueil. En
s‟inscrivant durablement dans un espace, un événement transforme à des
degrés divers, des intervalles inertes en espaces dynamiques et évolutifs. Il
occupe l‟espace, il consomme le territoire, il produit de nouveaux lieux, il
crée ses propres repères et laisse des traces matérielles et immatérielles
[Willems-Braun, 1994 ; Gravari-Barbas, 1999]. Les événements pilotent des
éléments d‟organisation sociétale de manière constante à travers une
inscription spatiale qui peut devenir le point d‟appui pour un nouveau
contrôle, [Ripoll, Veschambre, 2002-2004] un nouveau code interactif
constituant des dimensions structurantes une genèse successive.

Pour que l‟événement soit appréhendé et analysé, il était nécessaire d‟établir


une plateforme de communication avec la société à travers la mise en scène
des données socio spatiales investies dans la phase du déroulement, autrement
dit, de l‟inscrire dans une démarche d‟acquisition personnelle intra-
territoriale. Par rapport aux deux dimensions mentionnées auparavant, la
dimension interactive traduit la complexité de l‟événement dont sa capacité
de décrocher le réel qui sert à désigner l‟invisible de l‟événement et le faire
interagir avec son territoire. Pour comprendre ce dialogue, l‟événementiel a
pris en mesure les phénomènes qui sont rattachées au discours structurant le
tissage de l‟activité exprimant le réel, le symbolique et l‟imaginaire et
bâtissant le futur [Lamizet, 2006]. Cette articulation est inscrite dans une
dialectique de représentation. Elle est un fait qui offre à l‟interprétation des
pistes de communication autour d‟un récit raconté, à côté d‟une médiation qui
consiste à construire un socle de saisie d‟une perspective symbolique avec la
spécificité de la valeur de l‟espace public. A ce propos Sylvie Hertrich 152
atteste que cette médiation consiste „à inscrire l’évènement dans des logiques
qui communiquent l’information aux lecteurs et qui l’inscrivent dans un
complexe d’interprétations multiples qui tiennent à la pluralité de leurs
151
Maria Gravari-Barbas , « S‟inscrire dans le temps et s‟approprier l‟espace: enjeux de pérennisation d‟un
événement éphémère » , publié dans Annales de géographie , n° 643, 2005/3 .
152
Sylvie Hertrich , « Contribution à la communication évènementielle : une analyse sémio-contextuelle du
Mondial de l‟automobile », Sciences de Gestion, Université Panthéon - Assas ,Paris , 2008, pp 70-78.

231
horizons de référence’. Sous cet angle l'événement évolueen discours et se
comprennent par les figures et les logiques de représentation de la
communication ainsi que de l‟information. De ce fait, le lien qui tend à
joindre le symbolique événementiel à sa la dimension réelle de la vie consiste
à articuler un système de messages véhiculant en quelques sortes, une
inscription avec le temps d‟usage dans un champ de prise de conscience du
cadre spatial. Ce message convient d‟introduire une dimension pragmatique
au perturbant événementiel pour qu‟il soit témoin d‟une appropriation
singulière de l‟espace. En ce sens, l‟événement est une réflexion qui tend à
cultiver une fusion sociale et une dynamique environnementale qui renvoient
à l‟importance connotative de chaque élément figurant dans son système de
développement. Ainsi, cette démarche interactive nourrit la vie, la réflexion et
la conscience qui traduisent d‟avantage l‟expérience et la connaissance d‟une
nouvelle perception territoriale. La force et la complexité du message
événementiel se pense sous forme du changement du réel, de la projection
d‟une perspective imaginaire qui confère la conversation dans l‟espace, le
social et la mémoire [Hertrich, 2008].C‟est une double médiation qui donne à
l‟irréel de l‟envergure, de la durée et de la pérennisation.

L'organisation temporaire matérielle et immatérielle de l'espace tend à


engendrer un cadre qui ancre les activités dans un sens social tout en laissant
aux individus l‟habilité de déclencher une interprétation scénique par leurs
convictions sociales. ‘Cette validation intervient à travers l'agencement
collectif des corps et leur dévoilement en public" 153. Le travail de l‟événement
et le bouleversement de l‟espace se manifeste comme une vitrine où l‟histoire
s‟expose, et les rythmes quotidiens s‟explosent, c‟est une perception qui
prend par de tous, de chaque espace et de chaque moment. Une logique
spatio-temporelle qui s‟inverse et déclenche un récit interactif tout en mettant
en relation des intervenants inconnus produisant des nouveaux liens et de
nouveaux lieux. De ce fait, l‟événement est un détournement vers un
environnement hors de l‟ordinaire qui va permettre l‟appropriation de
l‟espace, de le découvrir et de l‟expérimenter. C‟est une remise en scène
cyclique, déterminé par un processus relationnel en diffusant une visibilité
spatiale à travers des faits temporaires qui tendent à augmenter la prise en
compte des lieux et la compacité sociale. C‟est une alternative qui travaille
sur l‟augmentation de la fréquentation des lieux, de l‟évaluation du quotidien
et de la projection d‟un moment de prise de conscience avec le cadre vital.
Une modalisation événementielle du cadre socio spatial où se mobilisent le
sens et l'intensité de la vie pour faire émerger une démarche de socialisation
influencée par la conscience de faire intégrer l‟individu dans un territoire
spéculé par un ensemble de personnes partageants un même espace ,une
153
Pradel Benjamin, « Rendez-vous en ville ! Urbanisme temporaire et urbanité événementielle : les nouveaux
rythmes collectifs », Sociologie, Paris : Université Paris Est, 2010 , p 278 .

232
même scénographie sociale , un même temps et une même histoire qui
donne à la vie une portée fondatrice d‟une bonne amplification des scenarios
collectifs. Par conséquent, cela représente une perspective de repérage des
besoins et des intensions de la société aux moments de la vie de sorte à
évoluer les équilibres temporaires.

4. Du cadre événementiel à la construction d'une nouvelle identité du lieu


: « L'invisible perçu » au sein de « Fondouk El haddadine »

L‟intention de promettre une nouvelle perception du cadre de l‟espace


public par le biais de la création événementielle tend à offrir des possibilités
d‟un nouveau repérage des intentions de ce cadre, une sorte de
désynchronisation des rythmes spatiaux qui se structurent autour d‟une
alternative de signes et de symboles. Cela tend à mettre en exergue une
combinaison des données spatiales, temporelles et sociales afin de s‟orienter
vers une démarche d‟occupation d‟un espace hybride construit par
l‟approbation de l‟éphémère, de l‟expérimental, du fédératif, de fusion des
pratiques, l‟intégration de l‟échange et des interrelations entre les activités
artistiques et créatives.
Etant donné que la création événementielle est une politique d'instauration
de nouveaux paramètres spatiaux. La réflexion ne se limite pas à l'exposition
d‟un scénario délivré aux pionniers de l'espace mais elle les incarne dans le
processus conceptuel pour accentuer les flux d'appropriation. On parle alors
d'un visiteur acteur dans la redéfinition de l'espace. Cette alternative est
orientée vers l'action et la dynamisation du travail événementiel, en
particulier dans l'échange avec l'espace et l'œuvre à la fois, une fonction
opératoire qui accentue le temps de l'expérience pendant l‟avènement. En
outre, une vision dynamique qui altère l'espace-temps émergé et la capacité
performative de l'oeuvre, une approche qui traite le rôle social dans la
création événementielle pour penser un possible ré-enchantement de l'espace
et la redéfinition de son identité. Il s‟agit d‟un engagement collectif et
coopératif dans cette mise en scène qui prétend une forme de reconnaissance
de la valeur du lieu et la considère comme réceptacle d'un lien de
reconstruction d'une figure différente du paysage quotidien .
Dans cette alternative, la réflexion se précise et se repose sur une structure
pratique et expérientielle permettant d'étaler et de révéler le potentiel matériel
et immatériel de l‟espace à travers le rôle performatif de la création
événementielle dans le changement de son l'identité. Le processus conceptuel
tend à être expliqué dans le contexte d'une approche pratique instaurée à
"Fondouk El Haddadine" dans la médina de Sfax. Cet espace de
caravansérail qui se manifeste comme étant un constituant primordial des

233
villes méditerranéennes et orientales. Selon Mandleur 154 le fondouk
représente un lieu d‟abri pour les gens et d‟étable pour les bêtes, mais en
réalité ces constructions traditionnelles qui représentent un patrimoine
architectural et urbain considérable jouent plusieurs fonctions : il était au
départ un dépôt pour les marchandises et un endroit pour garder les bêtes en
tant que moyens de transport indispensables. Parallèlement à cette vocation,
les fondouks étaient toujours un centre de résidence pour les artisans
traditionnels. Constituant un lieu d‟hébergement privilégié provisoire ou
permanent que ce soit pour les commerçants ou pour les immigrés provenant
du monde rural avoisinant. Ce cadre présente une organisation spatiale
formée de quatre éléments essentiels : l‟entrée, la cour, les galeries et les
cellules. La relation entre ces entités spatiales engendre un cheminement clair
dans l‟édifice aussi bien entre extérieur et intérieur qu‟entre niveaux.
'Fondouk El Haddadine' est une expression, une traduction d'une réflexion,
d'un vécu, voir même une image qui projette la spécificité d'une civilisation.
C'est le reflet de ses diverses composantes sociales, économiques, culturelles
et ethniques. Cette œuvre émane d‟une dimension qui s‟inspire des cyclones
de l'histoire, d‟une transmission de valeurs et de messages d‟une génération à
une autre. Elle se limite pas d'être une simple demeure architecturale,
tangible, mais elle se projette pour qu‟elle soit le monument témoin, symbole
d'un vécu, d'une pensé, d'une aspiration d‟une société précise, relative à une
institution précise, et une époque précise .Depuis la nuit des temps, cet édifice
était l‟image d‟une origine spécifique, d‟une mesure territoriale, et d‟un
développement d‟une multitude de codes, de legs et de coutumes
communautaires. C‟est l‟expression d‟une société, de la création authentique,
de l'échange et de la collectivité servant de pont menant l‟homme vers une
convergence identitaire, d‟appartenance multi sociogéographique. Au-delà de
sa simple mesure spatiale, ce 'Fondouk' n‟a pas encore marqué de point final,
il ne cesse de s‟imposer et de protéger ses capacités pour fortifier
l‟appartenance sociale dans un moment même où les liaisons sociétales
s‟éclatent, se fragmentent, le regard à l‟histoire semble porter moins sur
l‟ensemble que sur le détail. A cette mesure, ce cadre architectural est
considéré comme un patrimoine en péril et c‟est suite à des constatations et
des travaux d‟inventaires, actuellement, la majeure partie des fondouks sont
en état de dégradation, quand aux attributions auxquelles les fondouks ont été
affectés, elles ont soit disparues. Ce vécu préconise la mise en question de
l‟ensemble des facteurs qui ont mené à la convenance de cette situation. Ainsi
, il étale des pistes de réajustement capables d‟instaurer les démarches
propices de multiplication d‟usage de cet espace dans une atmosphère
créative travaillant sur la mutation des codes d'usage habituels. Cette

154
Mandleur (A) : « Croissance et Urbanisation de Marrakech », R.G.M. n° 22, 1972, in, BEN TALEB, Hassan,
la problématique de la lutte contre l‟habitat insalubre dans la ville de Marrakech, Thèse Professionnelle, dir,
Lahcen HANNAOUI, 2004 .

234
réflexion consiste à faire évoluer un espace existant en intégrant des
contraintes fonctionnelles et artistiques, des contraintes d'attractivité sociales
tout en misant sur ses potentialités historiques et patrimoniales. Cette
démarche de création tend de changer de manière significative la relation de
la société face à cet espace par la mise en résonnance des méthodes et
médiums d'aménagement, de structuration et de formalisation d‟un nouvelle
figure spatiale . Cette approche événementielle s'appuie sur le détournement
du cadre spatio-temporel dans la définition du schème conceptuel afin de
créer une lecture expérientielle capable de revaloriser le patrimoine matériel
de la médina de Sfax et d‟inviter la sphère sociale à réinvestir leur médina.
Cette approche pratique qui s‟articule tend à travailler sur le bouleversement
du mode d'organisation traditionnel des espaces et des temps de ce Fondouk.
Elle estime incarner une nouvelle planification des rencontres physiques, des
communications de proximité tout en fidélisant la mémoire du public. Cela se
conquiert à travers l‟établissement d‟une vision expérientielle sous un angle
d‟aspect sensoriel et affectif afin d‟étaler une prise conscience par rapport aux
données socioculturelles et assurer un impact relationnelle avec l‟espace en
dépit de la contrainte de temporalité. C‟est une démarche qui compte amener
l‟espace public à devenir une dynamique spatio-temporelle inductible aux
perpétuelles mutations du paysage sociétale et culturelles à travers
l‟impulsion du mouvement, l‟aiguisement de la curiosité et l‟émergence de
nouveaux usages qui estiment s‟établir entre le processus événementiel et le
cadre socio-spatio-temporel. Cela favorise des pistes propices et récursives
pour gérer et reconstruire de nouvelles perceptions, sensations et émotions
d‟interactivité et d‟échange face à l‟espace de „Fondouk El Haddadine'. Ce
travail compte offrir une palette d‟approches variées et diverses dans une
direction de recouvrement d‟un large champ de problématiques
socioculturelles qui ont fait de l‟espace une perpétuelle déambulation
relative à sa gestion et sa prise de conscience. Au regard de cette perspective,
l‟outil directif de la réflexion se projette à travers la mise en œuvre d‟une
création événementielle personnelle portant sur le détournement du patio de
la demeure qui tend à se projeter dans une vision de transfiguration spatio-
temporaire en vue de désynchroniser son état existant et engendrer un
bouleversement de l‟identité du lieu.
De ce fait, notre travail de création événementielle émane d‟une stratégie de
provocation multi sensorielle qui invite l‟espace d‟être remodelé à travers une
nouvelle temporalité, de nouvelles configurations fonctionnelles là où elles ne
figurent pas en temps normal .D‟où l‟espace événementiel devient un élément
crucial pour vanter une attraction et une remise en forme de la perception de
l‟espace dans une démarche de révélation des caractères architecturaux,
sociaux et culturels en laissant une marge et un jeu favorisant l‟intégration du
public , son accessibilité et sa propre interprétation du paysage émergeant.
235
Dans cette optique, le processus de création tente à projeter l‟espace comme
étant une trame scénographique serrée croisant l‟éphémère avec l‟existant
dans un pouvoir fusionnel traduit par le tissage d‟une trame de fils pluri
linéaires modulable, des plans lumineux tridimensionnelles, une installation
éphémère émergeant sur une plateforme musicale s‟inspirant de la
multiplicité du potentiel socio-architectural , patrimonial et culturel de
„Fondouk El Haddadine‟ .On cherche aussi à travers cette approche à
travailler sur le mode d'organisation traditionnel des espaces et des temps en
intervenant par le biais des matériaux lumineux incarnant une vision
expérientielle sous un angle d‟aspect sensoriel à partir d‟un jeu de projection
de scénarios d'usage en vue d‟emmener une nouvelle perception de l‟espace
investi. Ce travail compte offrir une palette d‟approches variées et diverses
dans une direction de recouvrement d‟un large champ de problématiques
plastiques, esthétiques et sensorielles.
En effet, l'établissement du processus de création présente un mouvement
constructiviste composé qui apparait des entrailles des mouvements de
l‟espace, un mouvement qui a influencé le sujet de la production
événementielle venant sous la nomination de 'L'invisible perçu'. L'ampleur
patrimoniale de l'espace exprime, aussitôt, cette appellation, elle a joué un
rôle primordial pour soutenir son émergence et même ses concepts clés
d'existence. L‟ensemble de la réflexion s‟établi sur l'idée de l'extraction d‟un
potentiel immatériel séquestré dans les reliefs d'une toile architecturale. Il
s‟agit d‟un ébranlement d'un esprit enterré d'un espace d'une vie oubliée.
C'est une marche de libération, de délivrance qui tend à confronter l'identité
à un temps de persécution. Ainsi, l'approche de création projette la
présentation du degré connotatif de l'espace tout en affirmant qu‟il était le
témoin d‟un changement vidé de toute préservation d‟authenticité. Un
potentiel taciturne qui désigne l'oppression d‟une nonchalance sociale. Il
s‟agit d‟une extorsion, rayée en alternant l'oublie et l‟insouciance, attachée à
l'abondance du territoire, dont cet espace est désigné par l'histoire et la
mémoire.
S‟inscrivant dans cette démarche, le travail événementiel tente de s‟intégrer
dans le tissu de l‟exposition en prévoyant une sorte de signalétique qui guide
les visiteurs à repérer le potentiel sortant des entrailles de l‟espace. Cela
projette la segmentation des cibles de la visite et leurs références artistiques
afin de les réinsérer dans une nouvelle trame relationnelle qui prend en
compte la capacité architecturale à travers le pouvoir créateur. Avec un tel
espace aussi riche de valeurs voire de symboles, la création poursuit son
développement au niveau des idées d‟aménagement. Elle a mis en ouvre des
approches diverses lors du dialogue avec ce cadre en associant des qualités de
réflexion contraires : patrimoine et innovation, histoire et modernité,
pérennité et temporalité, mouvement et stabilité.
236
Bibliographie

 Boyer.J. « Sur l‟appropriation de l‟espace » publié dans le dossier d‟urbanisme pour


le développement de l‟agglomération Lyonnaise ,IEP de Lyon , Université Lumière
 Gourdon Jean Loup, La rue, essai sur l‟économie de la forme urbaine, Paris, éd. de
l‟Aube, 2001, 285 pages
 Gravari-Barbas.M.(2005), « S‟inscrire dans le temps et s‟approprier l‟espace: enjeux de
pérennisation d‟un événement éphémère » , publié dans Annales de géographie , n° 643.
 Hertrich.S.(2008) , « Contribution à la communication évènementielle : une analyse
sémio-contextuelle du Mondial de l‟automobile », Sciences de Gestion, Université
Panthéon - Assas ,Paris .
 Jean Dominique Secondi et all, Penser la ville part l‟art contemporain, Projet Urbain,
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 Mandleur (A) : « Croissance et Urbanisation de Marrakech », R.G.M. n° 22, 1972, in,
BEN TALEB, Hassan, la problématique de la lutte contre l‟habitat insalubre dans la ville
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Collection les métiers du tourisme, Edition De boeck, Bruxelles ,2008 , 200 pages
 Paul Virilio, "L'instant contre la démocratie", disponible sur http://www.lejdd.fr. Perla
Serfaty, Espaces publics urbain et sociabilité ",publié dans
www.perlaserfaty.net/espacespublics
 Pradel Benjamin, « Rendez-vous en ville ! Urbanisme temporaire et urbanité
événementielle : les nouveaux rythmes collectifs », Sociologie, Paris : Université Paris
Est, 2010 .
 Rachel. Thomas, « Le piéton dans l'espace public Figures de l‟accessibilité »,publié dans
"Ambiances en débats, 2004,.

237
Le Design évènementiel dans le lieu patrimonial pour une
trace durable
Ahlem Bouhlel
Designer chercheur

Le patrimoine demeure l‟objet de préoccupations et de nombreuses réflexions.


En fait, la notion du patrimoine est complexe ; c‟est non seulement l‟ensemble
de biens matériels hérités du passé, tels les œuvres relevant de l'art sculptural et
pictural ou les grands ouvrages architecturaux, mais elle comprend également
les manifestations culturelles intangibles, telles les traditions orales, les savoirs-
faire traditionnels et actuels, la musique, les fêtes et les langues ou même les
modes de vie traditionnels (Convention de l‟UNESCO en 2003).

Le patrimoine est considéré aujourd‟hui comme un concept qui prend un sens


plus large que sa matérialité pour comprendre un sens culturel immatériel.
Comme le prône l‟historienne Laurier Turgeon155 : « désormais, le patrimoine
immatériel est reconnu comme patrimoine au même titre que les bâtiments
historiques, les œuvres d’art et les collections archéologiques. Ce changement
de statut est fondamental car il fait passer le patrimoine immatériel d’agent
passif à agent actif dans la construction sociale et culturelle156 ». Le patrimoine
immatériel est considéré comme un agent actif non seulement de la conservation
des cultures, mais aussi de leur renouvellement, et du maintien de la diversité
culturelle dans le monde. C‟est un témoignage à la fois de la mémoire et des
utopies d'une société chargée de lieux, d'identité, de pratiques, de savoirs-faire et
de rapports humains.

Les éléments du patrimoine nous renvoient à la problématique de la


transmission. Il met en évidence le lien entre le passé, le présent et l‟avenir qui
exprime la richesse culturelle et sociale d'une civilisation qui sera transmise aux
générations futures. En effet, le patrimoine immatériel comme le patrimoine
matériel, est une responsabilité intergénérationnelle qui a besoin d‟une prise de
conscience de son importance et de la mise en place de l'action visant à sa
préservation. Le patrimoine se trouve alors interpellé par diverses
représentations du développement urbain et d‟innovation.

155
Laurier Turgeon est professeur d'histoire et d'ethnologie, titulaire de la chaire de recherche du Canada en
patrimoine, CELAT, Université Laval, Canada.

156
Laurier Turgeon, Du matériel à l'immatériel. Nouveaux défis, nouveaux enjeux, in Ethnologie française
(Vol. 40), Ed. Presses Universitaires de France, Paris, 2010, p.390.

238
Le design évènementiel dans le lieu patrimonial est l‟une des manières qui
tente de communiquer et sensibiliser les citoyens aux vraies valeurs du
patrimoine matériel et immatériel. Il questionne l‟individu dans son
environnement dans un souci de mémoriser le patrimoine pour l‟histoire et le
symbolisme qu‟il transmet pour préserver l‟identité locale.
Le design évènementiel : éloge du transitoire, de l’expérimental et du
collectif.
L‟événementiel est généralement de caractère éphémère. Il est représenté sous
formes d‟aménagements éphémères, des installations opérées à des fins
symboliques sous forme d‟impressions numériques, de la conception lumière, de
la signalétique, des projections…etc. Mais quels qu‟ils soient, ces objets ont une
relation organique au lieu, ils sont posés dans un souci de dialogue avec leur
environnement. Le design explore de plus en plus le domaine contextuel dans
toutes ses manifestations (sociales, culturelles, philosophiques, etc.). En effet,
Richard Ladwein prône cette idée en disant : « la culture et les valeurs sont
actualisées par les styles de vie. L’individu ne peut être appréhendé
indépendamment de l’histoire dans laquelle il s’est construit. La culture, les
valeurs voire les motivations se structurent dans le temps. Elles conditionnent
des styles de vie » 157. Le design évènementiel joue le rôle non seulement d‟un
révélateur de la qualité spatiale mais aussi il joue un rôle rassembleur qui invite
à la participation citoyenne. Il questionne le rôle du design dans l‟espace par des
interventions en architecture temporaire, en design d'exposition, en scénographie
et en design d'événements urbains.
Le design évènementiel tente de questionner le passant, enrichir sa perception
et modifier sa façon d‟appréhender et d‟occuper l‟espace. De ce fait, ce design
ne prend sens qu‟en rapport avec le point de vue du citoyen qui peut décrypter
les signes de la représentation. Comme le précise l‟architecte Constantin
Spyridonidis158 « la création de l’espace architectural urbain est toujours
dépendante de « l’Autre ». « L’Autre » est le point de référence de toute
intervention spatiale ; il est la source d’inspiration de l’architecte, la force du
projet, son matériau primaire, sa motivation intellectuelle, son principal
objectif. « L’Autre » est le désir, l’utopie ou « l’hétérotopie », l’attente, le

157
Richard Ladwein, Le comportement du consommateur et de l’acheteur, Editions Economica, Paris, 2003,
p.5.

158
Prof. Constantin Spiridonidis est un Architecte (Univ. de Thessaloniki) et Designer Urbain (Univ. Paris VIII).
Il enseigne les théories et les pratiques de l‟architecture et du design urbain au « School of Architecture of
Aristotle University of Thessaloniki » en Grèce.

239
souhait, l’espoir, mais dans le même temps la règle, l’ordre, le principe, la loi, «
l’archè »… 159». (Voir Fig.1).

Figure 36: Interactions Design évènementiel-Lieu-Citoyens

L‟espace n‟est donc pas seulement un environnement accueillant du vécu mais


un lieu en interaction avec le cops qui l‟habite. De surcroît, le lieu est mémoire,
il porte des signes et devient support et expressions de certaines nostalgies. Il
possède un « génie » qui le rendrait unique comme le précisent Aline Brochot
(géographe) et Martin de La Soudière (ethnologue), « le lieu fait lien lorsqu’on
évoquant un lieu, on évoque et on convoque une ambiance et une façon
d’habiter ensemble»160.

L‟esprit ou le génie du lieu est une dynamique relationnelle entre des éléments
matériels, physiques et spirituels, qui produisent du sens, de la valeur, de
l‟émotion et du mystère. Guy Lecerf161 parle de la « topoétique » qui greffe deux

159
Constantin Spyridonidis, Concepts et valeurs actuels pour le design des espaces publics, in Etudes
balkaniques, 2007, p. 3, disponible sur : etudesbalkaniques.revues.org (consulté le 7/9/2015).

160
Aline Brochot et Martin de La Soudière, Pourquoi le lieu ?, in Autour du Lieu, Editions Le Seuil,
Communications n°87, Paris, 2010, p.10.

161
Guy LECERF : artiste, professeur et directeur du groupe de recherche SEPPIA (Savoirs, praxis et poïétique
en Art), université de Toulouse 2.

240
notions anciennes, celle de topos et celle de poétique162 : celle de topos, lieu
commun, qui peut se comprendre comme la matérialité du bâti urbain et celle de
poétique qui envisage le rôle du lieu lors de l‟invention du quotidien en se
réappropriant l‟espace et l‟usage. En effet, le lieu est constitué de forces
physiques, sociales et historiques constituant une dynamique relationnelle entre
des éléments matériels et immatériels, physiques et spirituels, qui produisent du
sens, de la valeur et de l‟émotion. De ce fait, la relecture du lieu par l‟utilisateur
transforme son statut d‟un simple observateur à un acteur qui interagit avec son
milieu. Comme le précise Patrick Hetzel : « certaines formes de lien social
admettent une forte composante émotionnelle…Le lien social, quelle que soit sa
forme, donne lieu à des interactions. Par définition, l'interaction sociale se situe
dans le domaine de l'expérience. Par ses relations avec d'autres, l'individu se
situe et se positionne dans un réseau social plus ou moins bien formalisé163 ». La
magie d'un espace se révèle par la dynamique relationnelle entre le
consommateur - l‟environnement et les messages véhiculés qui influencent le
comportement des individus.
Le design évènementiel participatif
Les lieux patrimoniaux dans un contexte urbain sont des lieux de passage, de
rencontre entre des acteurs très divers. Cette situation de coprésence doit être
exploitée pour mettre en évidence notre relation perceptive et sensible au
patrimoine et dans le lieu patrimonial. On observe une prise en conscience de la
position de l‟utilisateur qui est considéré désormais comme une composante
essentielle du projet où il est considéré comme partie prenante du processus du
design. A l‟aide des observations et des entrevues faites sur le terrain on arrive à
révéler de nouveaux enjeux qui influencent les pratiques et la perception que
peut susciter une action design dans un espace patrimonial. C‟est un processus
basé sur les interprétations des besoins et des attentes des citoyens qui côtoient
ou ignorent le lieu pour essayer d‟adapter l‟environnement à sa cible et afficher
une harmonie entre les dimensions spatiales communicationnelles et les
dimensions relationnelles du lieu (Voir Fig.2).

162
Guy Lecerf, Coloration urbaine : essai de topoétique chromatique dans le bâti collectif, in Actes du
Colloque international Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistique ACCRA,
Strasbourg, 2013.

163
Patrick Hetzel, Planète conso : marketing expérientiel et nouveaux univers de consommation, Editions
d'Organisation, Paris, 2002, pp. 92-93.

241
Figure 37: Le design centré sur l‟utilisateur

On évoque alors le design relationnel qui donne une nouvelle importance au


contexte et qui peut fonctionner comme un dispositif relationnel pour provoquer
et gérer des rencontres individuelles ou collectives dans le lieu patrimonial.
Le visiteur devient lui-même le créateur de l‟espace dans lequel il se projette
pour créer une nouvelle manière d‟appréhension du lieu patrimonial. Le
designer d‟espace Imen Ben Youssef considère que le designer ne doit plus se
soucier uniquement de répondre aux besoins de l‟individu ; il doit également
faire face à sa dimension sociale et environnementale, en tenant compte des
besoins du groupe social pour garantir son adaptation à l‟environnement. Pour
elle : « le designer doit dès la phase conceptuelle de son projet tenir compte de
la valeur socioculturelle des composantes matérielles et immatérielles pour
garantir une adéquation entre les pratiques et les besoins de l’usager de
l’espace164 ». Le designer apporte son regard technique et poétique pour un
design qui se développe « dans et pour le lieu », « avec et pour les citoyens ».
C‟est un modèle « participatif » constitué d‟une forme esthétique basée sur
l‟expérience polysensorielle vécue et influencée par son environnement. Il s‟agit
de préconiser une approche holistique qui cherche à préserver et valoriser le
patrimoine en dialogue avec son environnement et ses citoyens.
L‟événementiel se veut une occasion d‟échange et un moment de convivialité
et de discussion autour du patrimoine matériel et immatériel, à l‟histoire actuelle
ou récente qui sert à réveiller des souvenirs et à dévoiler des interrogations au
tour des faces cachés du patrimoine. Le design évènementiel dans un lieu
patrimonial invite à découvrir la culture et l‟histoire du lieu. Il permet de
connaître sa valeur historique et artistique, raconter l'histoire et témoigner de la
manière de vie d‟une civilisation. « L’événementiel se construit ainsi sur une
unité de lieu et une concentration dans l’espace, même si le territoire investi
peut être plus ou moins large. L’essentiel est que l’événementiel s’inscrit

164
Imen Ben Youssef Zorgati , Le design social : un levier du développement territorial, in Culture Patrimoine
et Savoir, 50ème colloque de l‟ASRDLF, 2013, Louvain, p.3.

242
toujours dans un territoire165 ». L‟événementiel culturel peut être un moyen
d‟engager une dynamique nouvelle. Outre l‟élargissement de la notoriété du
lieu, l‟objectif assigné au design évènementiel est bien souvent un objectif
d‟élargissement et de démocratisation du public pour devenir un rendez-vous
populaire. Le caractère expérimental des aménagements éphémères joue un rôle
crucial pour mettre en valeur ou créer un nouvel attachement au lieu. Les
aménagements éphémères sont une façon d‟impliquer les citadins dans des
formes de participation différentes où les configurations spatiales proposées
représentent autant de nouvelles possibilités de vivre l‟espace patrimonial (Voir
Fig.3).

Figure 38: Impact du design évènementiel sur la participation citoyenne


Plusieurs initiatives culturelles urbaines ont été lancées pour aider à
l‟identification et appropriation culturelle du patrimoine bâti par ses habitants et
la valorisation de l‟architecture traditionnelle pour une valeur de
commémoration. Structurer l‟espace public, interroger le citadin sur le monde
qui l‟entoure, améliorer les rapports humains… ces actions transforment les
lieux pour offrir d‟autres types d‟expériences immersives et participatives du
paysage, donnent l‟occasion de mettre davantage en évidence la richesse du lieu
patrimonial et mettent en scène des modes d‟appropriation de l‟espace dans une
dimension poétique qui participe à l‟identité du paysage.
Le design évènementiel : une réhabilitation de la notion patrimoniale en
Tunisie
La routine du lieu patrimonial finit par disparaître aux yeux des citadins et des
habitants, comme à force d‟être vu, il n‟est plus regardé. Le routinier se
transforme en un banal et en arrière plan, tout un savoir-faire et une mémoire
collective, peuvent disparaitre par le manque de conscience et la négligence. La
réhabilitation de la notion patrimoniale en Tunisie tisse un nouveau rapport entre
le savoir- faire, la société et son environnement. Le patrimoine matériel est en
lui-même un savoir faire par son style architectural, ses détails architectoniques,
et ses qualités spatiales qu‟il reflète. De ce fait, la revitalisation du patrimoine

165
Claude Vauclare, Les événements culturels : essai de typologie, in Culture études, 2009, Paris, p2.

243
pourra sauver la mémoire du lieu en faisant appel aux émotions qui stimulent les
affects et les imaginaires.
Le design évènementiel avec des installations éphémères, s‟avère de nos jours,
un catalyseur de valeur ajoutée à travers la valorisation du savoir-faire
traditionnel. Son aspect temporaire perturbe le réel et le quotidien en modifiant
le rythme, les pratiques, pour rompre avec la routine et stimuler la curiosité du
passant ce qui peut l‟emmener à changer sa perception et son comportement
envers son patrimoine. L‟architecte Anne Canosa et Marina Trayser affirment le
rôle des installations dans l‟espace publique, pour eux ; « ils soulignent des
endroits inusités ou inconnus, ou invitent à poser un autre regard sur
l’environnement quotidien. La pratique des aménagements éphémères donne
ainsi un nouveau sens à l’espace public, en valorisant ses nombreuses
composantes166 ». Il combine la transmission des techniques et des valeurs et
l‟innovation pour allier esthétique et fonctionnalité dans le respect de
l'environnement. L‟artisanat de ce fait, n‟est pas seulement porteur de l‟héritage
mais aussi la base des innovations dans le design de demain (Voir Fig.4).

Figure 39: conciliation du patrimoine avec l‟innovation

Le design évènementiel et le savoir faire artisanal est une approche qui a pour
objectif de mettre l‟ancienne tradition en contact avec le monde contemporain et
de sensibiliser le public à leur patrimoine matériel et immatériel. Il s‟agit de
mettre en valeur le patrimoine bâti avec des environnements conçus en

166
Anne Canosa et Marina Trayser, Aménagements éphémères et durabilité Ŕ Le cas de l’opération « Les yeux
de la ville » à Genève, in Colloque Développement urbain durable, Université de Lausanne, 2005 disponible
sur : www.unil.ch (consulté le 6/02/2015), p.5.

244
collaboration avec les artisans et en faisant usage de matériaux et d‟objets
locaux. Il convient des hybridations qui se font, au travers le mariage des
matériaux légers et pas chers comme le carton, l‟adhésif ou le vinyle avec des
matériaux plus nobles comme le fer forgé, le cuir, la laine ou le bois, mêlant des
objets neufs et anciens, de qualité ou jetables.

Le but est de créer des petites mises en scène afin de réaliser des ambiances
contemporaines qui vont donner un autre regard sur la possibilité de repenser le
lieu. À travers une alliance des ressources disponibles en matériaux locaux,
l‟héritage d‟un lointain passé devient un témoignage du présent tous en ayant
comme référents notre propre milieux et en se ressourçant de notre culture et nos
spécificités locales. Les hybridations se font aussi, au grès des projets, au travers
de la rencontre du patrimoine avec d‟autres techniques contemporaines comme
l‟impression numérique, la conception lumière, la signalétique, les projections…
C‟est une forme de conciliation du traditionnel avec l‟innovation
contemporaine en hybridant savoirs faires manuels et numériques, matières
naturelles et technologiques, productions artisanales et techniques émergentes...
Il s‟agit d‟établir un dialogue entre le local et l‟universel dont l‟objectif est en
quelque sorte de mettre l‟ancienne tradition en contact avec le monde
contemporain grâce au dialogue avec les nouvelles technologies.

Le design évènementiel émotionnel spécifiquement est une pratique qui pourra


être une solution pour la réappropriation et la mise en valeur de l‟espace et du
métier. La scénographie évènementielle, à travers des installations poly-
sensorielles, tente de façonner le comportement des individus et transmettre un
message qui génère de la valeur où l‟espace devient une forme de médiation
pour la divulgation d‟un discours émotionnel. Au sein de l'installation, le rapport
au lieu est si puissant où le traditionnel se met au service de la création. Les
éléments installés révèlent et transcendent l‟espace apportant une nouvelle
lecture de la relation entre l‟objet artisanal et l‟espace patrimonial.
Le caractère expérimental des aménagements éphémères joue un rôle crucial
pour mettre en valeur ou créer un nouvel attachement au lieu. Les
aménagements éphémères sont une façon d‟impliquer les citadins dans des
formes de participation différentes où les configurations spatiales proposées
représentent autant de nouvelles possibilités de vivre l‟espace patrimonial. La
mémoire du lieu, a un fort impact sur la vie des individus. En effet, l‟espace
vécu génère beaucoup d‟émotions comme le prône Johanne Brochu ; « Le
patrimoine résulte d’un investissement émotif, il interpelle l’affect et s’inscrit
dans l’univers des représentations, des valeurs167 ». Si le patrimoine nous

167
Johanne Brochu, La conservation du patrimoine urbain, catalyseur du renouvellement des pratiques
urbanistiques? Thèse de la faculté de l‟aménagement, Université de Montréal, 2011, p.14.

245
enseigne les spécificités d‟une époque, il est aussi le point de départ vers
l‟avenir. C‟est un témoin d‟une mémoire collective qui associe le bien matériel
avec les souvenirs qu‟il sollicite et devient de ce fait, une racine maîtresse du
sentiment d‟identité et d‟appartenance.
Pour Brochu le lieu patrimonial représente une mémoire vivante tant « par sa
valeur commémorative, il interpelle l’affect et la souvenance qu’il nourrit est
empreinte d’émotions et partagée collectivement168 ». Lorsqu‟on évoque
« l‟éphémère », il est important de prendre compte de l‟importance de la
mémoire. L‟éphémère même s‟il ne dure pas longtemps dans le temps, les
souvenirs et les émotions demeurent. L‟espace a la capacité d‟émouvoir, de
véhiculer du plaisir et de générer une valeur communicationnelle. Il développe
de ce fait une sensibilité et des imaginaires comme le précise l‟architecte
Catherine Aventin en énonçant le rôle de l‟évènementiel : « provoquer des
réactions des citadins, leur redonner éventuellement par là une légitimité à
manifester un avis et s’exprimer à propos des «affaires de la cité », à jouer sur
le sens des espaces investis, travaillant l’imaginaire et le symbolisme des
lieux169 ». De ce fait, l‟émotionnel donne un caractère durable à l‟éphémère.
L‟éphémère possède donc une notion de durabilité et peut participer à la
construction de nouvelles images et représentations ou à la transformation et la
façon de penser celles-ci. La mémoire collective persiste même si l‟état du lieu
se dégrade ou s‟il disparaît et la durabilité de cet héritage est une préoccupation
au cœur des intérêts collectifs.
L‟éphémère peut provoquer une certaine prise de conscience et de démontrer
un nouveau mode d‟appropriation à certains lieux voués à l‟abandon. Une action
éphémère peut provoquer des changements matériels concrets et laisser des
traces pour une meilleure utilisation de l‟espace public pour devenir un
instrument de communication permettant de toucher l‟ensemble de la
population. Il s‟agit d‟une installation relationnelle qui vise à transformer
temporairement le quotidien du quartier et à susciter des échanges avec la
communauté en réalisant des œuvres éphémères qui revalorisent et alimentent
nos villes et nos communautés. Ce que nous appelons l‟éphémère durable, c‟est
donc le fait que quelque chose de court terme puisse avoir un effet et de
l‟influence sur la manière de voire les choses à long terme.

168
Johanne Brochu, Idem, p.17.

169
Catherine Aventin, Les espaces publics urbains à l’épreuve des actions artistiques, Thèse de doctorat, Ecole
polytechnique de l‟Université de Nantes, Nantes, 2005, p21.

246
Conclusion
Le design évènementiel tente avec des aménagements éphémères de laisser des
traces durables en donnant l‟occasion de se réapproprier le lieu en lui attribuant
de nouvelles valeurs et de nouveaux usages. Les gestes et les postures sont
comme produits qui s‟organisent selon les configurations spatiales et selon les
circonstances. La durabilité en ce sens est considérée comme un processus
d‟apprentissage social, dont les principaux leviers relèvent de la transformation
des mentalités et des valeurs qui guident les pratiques sociales. Les
aménagements éphémères transmettent ainsi certaines valeurs symboles de lien
social et de convivialité en sensibilisant les citoyens à redécouvrir et préserver
leur patrimoine. Le design évènementiel permet de vivre le lieu patrimonial
autrement ce qui peut susciter le développement de nouvelles formes de
citoyenneté et de réappropriation du lieu.
On peut dire que c‟est une «création d‟impact», soit le fait de créer un retour et
un impact social sur les lieux. La perception du lieu, est liée à la qualité de la
lumière, aux couleurs, aux bruits ou au silence, aux odeurs, à la répartition des
masses, des plans, des contrastes, à l‟organisation de l‟espace, au confort, au
plaisir ressenti de l‟émotion esthétique, de l‟image, et de tout ce qui contribue à
l‟esprit du lieu. Elle se définit donc comme une alchimie complexe de
matérialités diverses et de regards multiples.
Liste des figures
Figure 1: Interactions Design évènementiel-Lieu-Citoyens.............................................. 240
Figure 2: Le design centré sur l‟utilisateur ........................................................................ 242
Figure 3: Impact du design évènementiel sur la participation citoyenne .......................... 243
Figure 4: conciliation du patrimoine avec l‟innovation .................................................... 244

Bibliographie
Ouvrage
BARRIERE C. & al. (2005), Réinventer le patrimoine : de la culture à l’économie, une
nouvelle pensée du patrimoine ?, Ed. L‟Harmattan, Paris, 338p.
BAWIN J. et FOULON P. (2010), Art actuel & installation, Ed. Presses universitaires de
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Economica, Paris, 440p.
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POULOT D. (1998), Patrimoine et modernité, Ed. L‟Harmattan, Paris, 311p.
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Publications universitaires
AVANTIN C. (2005), Les espaces publics urbains à l’épreuve des actions artistiques, Thèse
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247
AZZOUZ K. (2013), Esthétique et poïétique de la coloration dans l'architecture
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Toulouse 2 Le Mirail, Toulouse, 449p.
BROCHU J. (2011), La conservation du patrimoine urbain, catalyseur du renouvellement
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224p.

Articles
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BROCHOT A. et (de) LA SOUDIERE M. (2010), Pourquoi le lieu ?, in Autour du Lieu,
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CANOSA A. & TRAYSER M. (2005), Aménagements éphémères et durabilité Ŕ Le cas de
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LECERF G. (2013), Coloration urbaine : essai de topoétique chromatique dans le bâti
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SPYRIDONIDIS C. (2007), Concepts et valeurs actuels pour le design des espaces publics,
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VAUCLARE C. (2009), Les événements culturels : essai de typologie, in Culture études,
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TURGEON L. (2010), Du matériel à l'immatériel. Nouveaux défis, nouveaux enjeux, in
Ethnologie française (Vol. 40), Ed. Presses Universitaires de France, Paris, pp.389 Ŕ 399.

248
La création à l’épreuve du lieu
Table des Matières

L’identité en devenir

L’installation fractale à l’épreuve du temps P7

Manel Aloulou

Assistante à l‟ISMAG

Autour du lieu et la question de l’installation P 27

Nihel Lehyani

Assistante à l‟ISMAK

Le lieu à travers la pratique de Rachid Koraichi P 44

« Chemin des roses » hommage à Djalal Eddine El Rumi

Nouba Saguer

Assitante à l‟ISAMS

Appropriation et marquage du lieu P 55

Moufida Ghodbane

Maître-assistante à l‟ISBAN

Buren, ou les rayures révélatrices ? P 70

Zouhé Chaibi

Assistante à l‟UIK

249
Installation-performance : « corps à corps » P 79

Lieu d’une œuvre sculpturale en éclat

Meriam Ferchichi

Plasticienne chercheur

Captation de performances et mise en espace des images P 100

Sana Jemmali Amari

Maître de conférences à l‟ISBAS

Lieux d’être P 108

Tharouet Saadi

Assitante à l‟UIK

Espaces, spatialité et création

L’architecture de la période de la Reconstruction : entre mimétisme P 120


traditionnel et transposition moderniste

Salma Gharbi Koubaa

Assistante à l‟UIK

Penser le traumatique à travers ses lieux P 135

Nawel Chtourou Kallel

Assistante à l‟ESSTED

L’interpellation des lieux de mémoires dans et à travers l’architecture P 149


muséale

Fatma Derouiche

Maître-assistante à l‟ISBAS

250
La reconversion des espaces domestiques vernaculaires en maisons P 155
d’hôtes

Hanène Mathlouthi

Assistante à l‟UIK

L’architecture modulaire au service de l’architecture scolaire P 165

Kmar Kallel

Assistante à l‟UIK

L’idée architecturale et le lieu P185

Ferdaws Belkadhi

Maître-assistante à l‟ENAU

Le design, appropriation et interaction


Le design social: une nouvelle approche de la création du lieu P 202

Imen Ben Youssef Zorgati

Maître de conférences à l‟ISBAT

De la domotique vers une dialectique des lieux P 212

Hend Rahma Elloumi

Assistante à l‟ISMAG

L’évenementiel et l’espace public : pour une nouvelle identité du lieu P 222

Anis Allouche

Assistant à l‟ISAMS

251
Le design événementiel dans le lieu patrimonial pour une trace durable P 238

Ahlem Bouhlel

Designer chercheur

252

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