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Le plan, sous sa forme habituelle, exprime l'espace en deux dimensions, la troisi ème est

donnée par les coupes. Sans initiation à l'architecture, n'importe qui parvient par cette
représentation à définir sa maison comme il la souhaite. Mais les désirs exprimés restent
très simples.
Le mouvement, l'articulation du temps et de l'espace ne sont pas saisis. Pour étudier le
mouvement dans toutes ses implications, nous avons proposé un tracé de parcours, c'est- à-
dire de matérialiser par une ligne continue les trajectoires d'un individu pratiquant les
gestes habituels d'un habitant. Cette ligne est virtuelle, elle est le lieu o ù les utilisateurs de
la maison reçoivent les sensations que l'architecture leur destine. L'ordre des év énements
est celui de la réalité et la durée est représentée par la longueur de la ligne.
Dans les demeures classiques, d'un seul coup d'œil, le seuil franchi, toutes les dimensions
de l'espace sont offertes, sans réserve. Simpliste dans sa régularité, le plan est devin é d ès
l'entrée. L'esprit classique s'enorgueillit de cette franchise qu'exprime déjà la façade.

A l'inverse, nous créons un ordre qui n'est pas apparent. La réserve y est la principale
vertu. Le désir de comprendre s'éteint dans un concert de sensations.
C'est dans la traversée successive de ces strates sensorielles. D’intensités diverses que naît
un sentiment d'épaisseur.
Quelle structure donner à une maison où la profondeur est l'impression dominante
souhaitée ? Cette architecture sera stratifiée, constituée de couches. Le concert de
sensations qui en résulte est ressenti par les gens les plus divers.
A Kyoto, au XVIIIe siècle, les moines zen ont fait de ce concert des temples o ù l'on v én ère
Dieu et l'univers, devant des manifestations extraordinaires de la nature.
Cette architecture est qualifiée d'Okuyukashi'.
Okuyukashi, terme japonais, est traduit par Augustin Berque par l'attirance obscure des
profondeurs sacrées". Un homme qualifié d'Okuyukashi est sans apparence extérieure
particulière. Il reste en retrait, il est réservé. À son approche se manifeste une attirance.
Quelques mots échangés vous invitent à plus d'intimité. D'insoupçonnables qualit és
apparaissent. Plus les liens avec cet homme sont resserrés, plus ses richesses de cœur et
d'humanité se révèlent profondes et insondables.
La traduction architecturale se fait mot à mot. Une maison sans extérieur se dissimule dans
son environnement. La qualité d'un détail vous attire. Dans l'approche, un chemin se des-
sine, sans rien révéler de l'intérieur. Des éclats de lumière vous invitent dans la profondeur
ombragée. Là se succèdent les découvertes: nature et paysage, évocation de l'univers,
libèrent l'émotion. Le temps et la distance sont sans. mesure. Dans ce monde, les limites ne
sont jamais atteintes. Une réalité voilée nous ouvre des dimensions inconnues.
Cette profondeur se construit sur une accumulation d'effets physiques. Les ruptures se
succédent dans la douceur, sans choc. La perte de repères directionnels et de repères
visuels créent la coupure.

Où suis-je par rapport à l'entrée ? Je ne vois pas d'où je viens !


Les effets de pénétration viennent s'y joindre. Ils matérialisent la progression par la suc-
cession de seuils qui peuvent être soulignés par des marquages musculaires: lever le pied
ou se retourner.
Entre chaque rupture se constitue un lieu qui a une unité et une présence très forte. Il
oblige à être là 'corps et âme : Découverte d'un jardin apparu dans un éclair de lumi ère au
bord d'une rive de bois, brillant et lisse, trois pas après, un passage courbe, dans l'ombre,
lui succède. Les transparences lumineuses percues plus loin laissent espérer d'autres
découvertes

Ce sont ces rugosités de l'espace offertes aux sens à chaque pas qui retiennent l'homme
dans l'acte présent. La multitude de ces frottements, l'accumulation des lueurs, des pas-
sages, des vues repérées et perdues donnent aux quelques pas franchis dans de petits
espaces la profondeur de grands édifices.
QU'EST-CE QUE LA PROFONDEUR EN ARCHITECTURE ?
La profondeur n'a pas été un thème de l'architecture occidentale.
Les demeures, les châteaux étaient en eux-mêmes suffisamment vastes pour que la
profondeur ne soit pas un objet de recherche.
A l'inverse, il semble que le désir de grandeur des éléments en eux-mêmes : salons, hall,
entrée, perron et cette volonté d'un repérage facile, pour chacun, de sa position dans
l'intériorité soient allés à l'encontre de la notion de profondeur.
L'architecture de Kyoto construite sur de petits espaces avec une grande promiscuit é a su,
par l'organisation des vues, des passages, des retournements, créer une impression de
rupture très forte entre le moment où l'on franchit le premier seuil et le cœur de la
construction bien que l'espace reste ouvert. Nous associerons donc, "profondeur" " à
rupture d'es- pace".
Ce sentiment d'être profondément entré à l'intérieur d'un lieu complexe qui m êle jardin et
intériorité se rencontre différemment dans le monde arabe. La Skifa, passage en créneau,
est une rupture entre l'espace public et l'intimité. C'est essentiellement une rupture du
regard vers l'intérieur. Ces ruptures successives peuvent prendre une ampleur
monumentale dont le plus extraordinaire témoin est l'Alhambra de Grenade.
UNE PHILOSOPHIE DE L'ARCHITECTURE
Après avoir cherché à comprendre l'étonnante faculté de l'architecture bouddhiste zen à
nous émouvoir et après avoir saisi quelques principes, j'ai réalisé dans les années 70 des
habitations dans le Sud de la France, qui restituent, dans des conditions constructives et
formelles très différentes du Japon, des émotions comparables, non seulement sur moi-
même et sur mes proches, mais aussi sur des gens n'ayant aucun rapport avec la spatialit é
nipponne
J'ai découvert, à sa parution. Vivre l'espace au Japon, une remarquable étude sur l'espace
et l’architecture. Elle m'a permis d'élargir considérablement ma compréhension du
phénomène des temples de Kyoto.
La lecture d'ouvrages de vulgarisation sur la physique quantique m'a incit é à aller
chercher une confirmation du rôle important décelé dans le Couple observateur, objet
observé".
Le parallèle avec le système des parcours d'observation de l'architecture zen n'est pas
étranger à la fascination que ces textes ont exercée sur moi. A la recherche du réel du
professeur Bernard d'Espagnat et son regard sur l'art contemporain et futur m'ont sembl é
être un encouragement à ce parallèle. Le Tao de la physique apporte sur un autre plan
que l'architecture toute une argumentation sur la profondeur des convergences entre
l'intuition mystique orientale et les hypo- thèses de plus en plus étayées de la m écanique
des particules
L'objectif n'est pas d'apporter des certitudes nouvelles sur l'art. L'architecture de Kyoto, qui est à
la base de mes recherches sur l'émotion architecturale, a des racines suffisamment pro- fondes
pour que je sois rassuré sur leurs fondements, Mais leurs valeurs d'inscription dans
l'art contemporain semblent, à certains défenseurs de la modernité, plus contestables. Il m'a
paru utile de mettre en évidence ces doubles convergences, mystiques et scientifiques, avec
cette architecture, non pas comme une simple curiosité mais comme une source vivante
d'inspirations vers une autre évaluation du juste et du beau, ouverte sur l'avenir.
Voici d'une part l'illustration de l'accès au temple de Koto-in à Kyoto.
D'autre part, j'ai publié les textes, les pensées qui, peu ou prou, sont inscrits dans les murs, les
paysages, les détours qui illustrent ce livre. Ces groupes de pensées m'apparaissent inter-
venir dans la conception de cette architecture.
Psychologie de l'espace' fixe les principes des parcours.
Vivre l'espace au Japon apporte la formulation la plus directe de l'inspiration puisée à Kyoto.
L'Éloge de l'ombre illustre une dimension de la spatialité japonaise.
Le Tao de la physique renvoie à l'origine mystique chinoise et indienne et étaie les intuitions de
convergences d'une partie de la pensée scientifique contemporaine avec la conception
orientale du monde.
Enfin, je me suis risqué à extraire quelques pensées de scientifiques contemporains qui sou-
lignent l'impossibilité de dissocier l'objet du mode d'observation qui permet d'en prendre
conscience.

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