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A d r i e n C AvA l l i n

philOsOphie / B3
q1 2016 /17
J . F. C h e v r i e r des territoires

«Des territoires» regroupe au sein d’un même recueil une somme de texte
hétérogènes visant à traiter de manière protéiforme de cette notion de
territoire, «insistante, omniprésente dans le langage de l’art contemporain»
et qu’il est nécessaire pour l’auteur de réinvestir «telle qu’elle se déploie
dans les sciences du vivant et dans les sciences humaines» 1
Chevrier tente dans cet ouvrage d’éfiler ce mot-notion en explicitant
les multiples concepts qu’il sous-tend, principalement par le médium
photographique (qu’il considère comme principal vecteur de renouvellement
de l’art moderne et auquel il se consacre donc «fanatiquement» de 1979 à
1989).
Un premier regroupement de texte fait appel à la notion d’ «intimité
territoriale», notion «centrale dans l’élaboration de l’exposition des
territoires, présenté en 2001 à l’École des Beaux Arts», et issue du
séminaire éponyme que l’auteur mit en place.
Cette notion désigne une expérience d’appropriation qui serait capable de
redéfinir la nomenclature normalisée actuellement mise en place par les
politiques d’aménagement du territoire.
il est donc question ici de réinventer une pratique de l’espace publique qui,
comme une pratique artistique serait inhérente à l’expérience du corps d’un
individu ou d’un groupe d’individus (corps social).
«la notion de territoire est en effet indissociable de l’expérience du
corps.» 2 l’expérience du corps est considérée par Chevrier comme
génératrice d’une pratique d’un territoire, et cela peut être notamment
appliqué au territoire artistique (champs de l’art). il y a là pour moi
la sécrétion de cette notion importante qu’est l’investigation. Cette
investigation nécessite d’une part une action et d’autre part une notion de
mouvement structurant d’un réseau. Ce réseau — semblable à celui d’une
taupe 3, d’une araignée, ou à une échelle plus large (de l’ordre de la société
ou de la communauté) celui des fourmis — inscrit notre investigation, nos
déplacement dans un imaginaire vitaliste.

1. Jean-Francois Chevrier , Des territoires, l’arachnéen, (2011) p. 16


2. ibid., p. 12
3. Jackob von Uexküll «Demeure et territoire de la taupe», planche extraite de
Streifzüge durci die Umwelten von Tierren und Menschen (Mondes animaux et
monde humain)
J . F. C h e v r i e r des territoires

l’éthologie permet donc de (re)penser le territoire en convoquant à la fois


les champs de l’écologie politique, de la sociologie et de la géographie
afin d’insuffler une nouvelle manière de créer, cette nouvelle manière
de vivre dont parle lygia Clark. Cette nouvelle manière, ces nouveaux
gestes qui ne seraient «régis par la recherche de performance économique
ou de ‘compétitivité’» (ou d’innovation), le son alors par le désir de
dépassement de ce rapport figé que nous avons entre lieu et espace,
du seuil comme frontière entre l’habitat et l’espace public et donc du soi
par rapport au territoire, naturel (qui entend donc l’idée d’un tout). que
l’homme renoue avec son habitat naturel. là est tout l’enjeu de cette notion
d’intimité territoriale. il est nécessaire de ne plus considérer le territoire
comme somme de morcellements facilitant la gestion, «l’aménagement
technocratique et au (à le) management des territoires.»

la nature fait le lien.

Cette continuité que l’on retrouve dans la nature est tout aussi vital à une
pratique artistique qui à tendance bien souvent à être réduite à une somme
de projets, «pour exorciser peut-être un ennui du présent et les erreurs, ou
les errances, de l’expérience». le projet est le morcellement de la pratique
artistique, et donc la mort de l’expérience artistique, la mort de l’expérience
du corps dans le champ d’investigation de l’art.
le projet cristallise le besoin d’un produit fini, d’une œuvre, d’un rendu
qu’il soit de l’ordre de l’objet plastique ou de l’objet performatif. Car si
l’art eu tendance à se focaliser sur une fétichisation de l’objet, la finalité
nécessaire, les pratiques performatives contemporaine ont tendance
à «remédier» à cela en incitant par le format de présentation à une
«consommation immédiate» 4 .
il apparait que l’auteur n’approuve pas le refus de l’image pour autant, mais
admette sa non-suffisance, la refuse en tant que fin en soit car l’expérience
participe de l’action, d’une prise de position par rapport à un territoire. les
expériences génèrent d’autres expériences, et donc d’autres prises de
position.

4. ibid., p. 9
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Ce positionnement se traduit dans la pratique de Barnett Newman par la


déclaration d’une stature, d’une station. le cri dont «la ligne [...] trace la
percée (du cri), tel un clou planté dans l’épaisseur du vide» 5,
est antérieur à l’articulation verbale, antérieur au langage est donc affranchi
d’un un morcellement du territoire, «il est la première coupure, qui révèle
en le contrariant l’espace indifférencié» 6.
Chevrier ne réfute pas non plus une certaine ambiguïté dans la position,
mais celle-ci doit prendre racine dans la non-acceptation de l’expérience
marchande comme seule expérience collective possible.
C’est dans cette ambiguïté d’ailleurs que réside une grande part de
l’intérêt de la photographie comme forme d’art, en ce seuil entre art
et media (information). le document est l’ «inscription au présent d’un
moment d’expérience» et constitue à la fois une marque historique et
contemporaine, autonome et durable. Ces trois aspects : historique,
autonome et durable participent de 3 temporalités du document. Document
qui convoque également 3 territoires que sont le territoire investi, le
territoire de celui qui investi, et celui du document en lui même (portée
intrinsèque du produit documentaire) fruit de l’expérience, de la rencontre
des 2 précédents.
Dans les chapitre «los Angeles, Citizen» et «Ahlam shibli, Trackers — Un
document d’expérience» il apparait que le document naît du jeu de va-et-
vient au seuil du territoire personnel et de l’altérité.
«la curiosité de l’ethnologue, exaltée par la beauté d’un monde «sauvage»,
se nourrit aussi de sa propre substance et entretient de ce fait une
ambivalence attraction/répulsion irréductible» 7.
Dans Trackers il n’est nullement question d’un monde sauvage, mais la
position que tient Ahlam shibli notamment face à la politique de l’état
d’israel ne peut lui permettre d’éprouver autre chose que du désaccord
(voir un profond dégoût) à l’égard de ceux qu’elle fige à l’image. Mais la
justesse de Trackers découle d’un dialogue entre une marque narrative
et une situation donnée, de la déconstruction d’une subjectivité face à

5. ibid., p. 188
6. id.,
7. ibid., p. 37
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une objectivité quasi anthropologique. Cet effort, ce travail consécutif


de subjectivation et de «déprise psychologique» abouti à un document
autonome, durable et chargé. Chargé d’une part de l’histoire inhérente au
territoire investi, mais également d’une expérience propre qui constitue une
alternative au besoin de contextualisation du travail et un court circuit aux
conflits de mémoire. le regard dépassionné porté dans Trackers, chaque
fois remis en jeux est criant dans sa mesure, impactant «dans l’actualité,
sans être démonstratif» 8 est important car il permet le franchissement des
frontières instituées par le contexte et de recréer un seuil nouveau qui
redistribue les repères de compréhension et d’interprétation du territoire.

Déplacer par l’expérience intime les cloisons qui ne bougent que par
intérêts religieux, marchands, géopolitiques me semble alors le propos de
l’intimité territoriale, croire en l’entreprise d’une investigation globale des
champs de création incluant un positionnement et une action génératrice
d’expérience allant du lieu vers l’espace, du singulier au pluriel, avec pour
front de cette expansion un seuil sans cesse en mouvement et en remise
en question.
Cette expansion de l’intimité territoriale est elle seul contre-pouvoir
au délires expansionnistes, totalitaires ou à la montée globalisée des
nationalismes ?
Amener du lieu dans l’espace, de l’ego au multi et donc à l’alter et retrouver
une forme de génie du lieu ?
Ce génie du lieu est abordé dans la deuxième partie du livre qui
succede l’entretien avec rem Koohaas dans lequel est abordé plusieurs
aspects du travail de l’architecte principalement avec l’OMA.
le travail de l’agence retracé sur 20 années dans l’ouvrage s, M, l, Xl
est marqué par un fort rapport à la modernité du dandy baudelairien et
son analyse foucaldienne. Une attitude de modernité doit, pour Foucault,
être accompagné d’une «haute valeur du présent» et d’un «acharnement à
l’imaginer, à l’imaginer autrement qu’il n’est» 9. la modernité de Baudelaire
selon Foucault n’est finalement pas si différente d’une pratique de l’intimité

8. ibid., p. 40
9. ibid., p. 58
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territoriale dans le sens ou elle engage un rapport à soit, une pratique


engagée du corps : «Être moderne, ce n’est pas s’accepter soi-même
tel qu’on est dans le flux des moments qui passent, c’est se prendre soi-
même comme objet d’une élaboration complexe et dure : ce que Baudelaire
appelle, selon le vocabulaire de l’époque, le ‘dandysme’.» 10
Fervent défenseur d’une l’architecture moderniste d’avant guerre, Koolhaas
se retrouve lors de son arrivé en Amérique en désaccord avec la pensée
post-moderniste de Colin rowe consistant à dénigrer systématiquement
toute intention, toute ambition politique dans l’architecture. la pensée d’une
forme utopique pour une pensée de la ville utopique est constitutive de
cette ambition politique propre à le Corbusier et chère à Koolhaas. pour
lui il est impossible de bâtir en ignorant délibérément certains aspects
de la condition urbaine. en refusant de voir par exemple l’événement du
phénomène de shoppingification des espaces urbains, on refuse d’admettre
que la ville, auparavant défini comme espace collectif est en train de muter
en un espace anticollectif globalisé et régis par le style de vie qui tend à
remplacer l’esthétique génératrice de la forme, ce qui pose problème dans
la mesure où le style de vie reste hétéroclite quand la pensée d’une forme
concise favorise la recherche de déconstruction et reconstruction de celle-
ci dans l’idée d’une unité des éléments fragmentaires.
C’est cette fragmentation de la ville moderne qui éloigne l’urbain
des notions de paysage et de nature, ce flux vital de simmel évoqué dans
le chapitre ‘le lieu narcissique et la conquête de l’espace.’ le terme de
paysage urbain serait il alors un contre-sens ? Car si le paysage répond
d’une continuité, l’urbain lui n’est, pour simmel, que fragmentation et
interruption, amoncellement de lieux participants du phénomène de
concentration tragique, et donc, difficilement conciliable avec la notion
de génie du lieu qui sous entend à la fois une singularité de l’ordre du
surnaturel, et une ouverture fluide sur l’espace et son territoire embrassant
alors le flux continu de la nature.
le lieu narcissique en tant que lieu d’isolement n’est donc ni conforme au
génie du lieu, ni participant d’une unité fragmentaire dans le sens ou il n’est
que fragment fini non relié à l’espace infini.

10. id.,
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la suite du livre nous propose l’analyse de deux travaux


photographiques abordant le lieu intime par la description narrative. la
description singulière de ces lieu découle d’une expérience du corps investi
dans un territoire et d’un oeil simple apposé sur un ‘coin de nature’.
Kotzsch est «d’abord et surtout l’homme d’un territoire», dont l’investigation
par le regard renvoi à l’imaginaire et à la projection plutôt qu’a la simple
description naturaliste d’un lieu de vie fragmenté.
les différents motifs picturaux s’assemblent et forment ensemble
l’archétype d’un histoire circonscrite entre la forêt et l’elbe.
l’oeil est posé sur l’habitude, les procédés collectifs, sur la communauté,
sur ce qui est de l’histoire autant que sur les seuils et frontières appelant
l’imaginaire d’un ailleurs projeté vers la densité de la forêt et à l’horizon du
fleuve, vers ce qui n’est plus du terroir.
C’est de cet œil descriptif et sensible, scrupuleux et curieux dont nous parle
raymond roussel dans son poème de 1904, La vue.
la poétique descriptive des gravures qui nous sont présentées dans
cette section est semblable à celle que l’on retrouve chez Kotzsch ou
Faigenbaum. le motif y est dense et compact. l’œil participe d’une
domestication d’un paysage, d’une projection du regard à partir d’un point
de vue vers le champ de perception.

Ce point de vue, peter Friedl en fait celui de l’enfant dans


playgrounds. Ces clichés de jardins d’enfants à travers le monde
privilégient le pur aspect documentaire de parcelles de territoire
aménagées pour l’enfant (sans aller jusqu’à parler de lieu de l’enfance).
Ainsi Friedl considère par sa photographie le playground comme un
fait urbain et ne veut signifier ni l’éventuelle prouesse architecturale, ni
l’intervention de transformation du territoire.
la discontinuité induite par l’approche d’archivage est ici souhaité par
rapport à la continuité d’un récit. en effet, «Friedl semble considérer que
les conventions de neutralité de la photographie conceptuelle sont les
mieux adaptés à l’immense zone ou matière de l’expérience ordinaire.» 11
il collectionne ces formats paysages sans esthétiser ni s’approcher.

11. ibid., p. 160


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le cadre reste large, suffisamment pour rendre compte d’un point de vue,
celui de l’enfant, sur une zone, un territoire qui est le sien. Aucun propos ne
peut être imputé à l’auteur. le rapprochement du réel sujet qu’est l’enfant
se fait ici non pas par l’image, mais par l’oral à l’aide de témoignages
récoltés sur les aires auprès d’enfants des pays-Bas et d’Afrique du sud.
Ces brefs récits apportent la voix manquante à ces espaces génériques, la
narration est cadrée sur la parole plutôt que sur l’icône, «la place (le cadre)
du visage reste vide». 12 le silence est alors rompu.

Dans le travail de robert Adams tout d’abord, le silence est


particulièrement présent, dans l’immensité des paysages du New West.
Mais ce silence possède le bruit assourdissant de la lumière blanche et
de « l’air chauffé à blanc » qui participe à la fois d’une recherche de clarté
et d’une splendeur descriptive. la distance mise avec ce monde place
l’oeil en qualité de témoin, cherchant à se désolidariser d’un état des lieux
dramatique d’une condition écologique et humaine pré-apocalyptique. le
ton est grave, mais la promesse lumineuse, comme jaillissante au seuil
de l’ombre à la lumière. À la frontière entre les ruines d’une odyssée
révolue et une nature divine au dessus de tout. Adams mêle dans ce récit
apocalyptique deux temporalité différente, l’histoire et le mythe, et nous
renvois à l’éternelle boucle de l’infini.

Dans son éternel recommencement la nature nous survivra. et c’est en cela


que nous («acteurs, sujets et victimes, de la condition humaine») n’avons
pour Adams aucune ironie à arborer.

le dernier chapitre débute par le passage inscrit sur la couverture et nous


renvoi tout de suite à l’analogie vitaliste de l’araignée tissant son propre
territoire. Ne pouvant sécréter les lignes de ce dernier, l’être humain doit
projeter les lignes de son territoire, se projeter.
Cet espace de projection dans la perspective signifie à la fois une
expansion et un emprisonnement par une matrice de lignes fuyantes et
cloisonnantes/sectionnantes. Cette matrice de projection d’un rêve urbain

12. ibid., p. 163


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avorté ne peut être que l’espace de frustrations entre :


— une utopie d’un espace total activé en tout points, dans toutes ses
dimensions, et permettant donc la saisie du génie du lieu
— une pratique de l’espace égocentrée, dominatrice et expansionniste
— la réalité de la villes d’aujourd’hui, tracée et morcelée, rompant donc
avec l’idée même de nature «...et dés lors qu’on en détache un fragment,
ce dernier n’est plus entièrement nature...» 13.
et donc avec l’idée du génie du lieu.
l’espace vierge de toute projection antérieure n’est donc que morceau,
rémanence fragmentaire d’un plan généralisé d’investissement de l’espace.
Barnett Newman revendique par son travail une manière différente de se
projeter qui ne répond plus alors à un schéma horizontal de proclamation
d’une expérience du corps. le «support plan» et ses composantes (que
sont la ligne ou encore le contour) ne permettent pas de saisir l’espace,
ni à le révéler dans l’intégralité de ses ‘formes’. Newman ne pense
pas d’ailleurs ni à une entité ni à une échelle particulière lorsqu’il parle
d’espace.
pour lui le trait tracé dans l’espace le révèle et «quelle différence si la
forme est posée sur une table, sur un socle, ou repose, immense, dans
le désert ?». la ligne traverse le tableau avec l’énergie du cri antérieur à
l’articulation verbale et donc libéré du mythe de Babel, du morcellement du
territoire par le langage.
Témoin d’une posture, d’une stature, le cri vient rompre le silence de
l’espace et proclame un lieu.

L’homme — et l’homme seul — réduit à un fil — dans le délabrement — la


misère du monde — qui se cherche à partir de rien — sortant du néant,
de l’ombre — pour qui le monde extérieur n’a plus ni haut ni bas — à qui
apparait son semblable — délabré, mince, nu, exténué, étriqué, allant sans
raison dans la foule. l’individu réduit à un fil.

l’individu réduit à son seuil, prisonnier de ce va-et-viens


proclamation/retour en son lieu.

13. ibid., p. 80

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