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Boyancé Pierre. L'épicurisme dans la société et la littérature romaines. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres
d'humanité, n°19, décembre 1960. pp. 499-516.
doi : 10.3406/bude.1960.4194
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_1247-6862_1960_num_19_4_4194
L'épicurisme
3. Athénée, XII, 68, p. 547 A ; Élien, Var. hist., IX, 12. L'incertitude vient
du consul mentionné : L. Postumius. S'agit-il de celui de 173 ou de celui de 154 ?
Cette date, plus récente, a paru préférable à R. Philippson, s. v. Philiskos, dans
P. W., XIX, 2 (1938), col. 2883, ainsi qu'à G. De Sanctis, Storia dei Romani
t. IV, 1953, p. 568. A Rostagni, Storia délia letteratura latina, t. I, 2e éd., Turin,
X9S4) P- ^ï-JS2 penche pour la date la plus ancienne, une expulsion de philo
sophes lui semblant peu vraisemblable après l'ambassade de 155. Mais just
ement en la matière il y avait philosophes et philosophes et l'absence d'épicuriens
dans cette ambassade ne peut s'expliquer que par une défiance particulière tant
des Athéniens que des Romains à l'égard de leur école.
ET LA LITTERATURE ROMAINES 501
4. De finibus, II, 44, 49 ; Tusc, IV, 7. C'est saint Jérôme, Épist. 52, 8, 3 qui
mentionne d'après un discours perdu de Cicéron (le pro Q. Gallio), prononcé
en 63, une représentation théâtrale populaire, probablement un mime, où étaient
mis en scène Socrate et Épicure discutant entre eux — au mépris de toute chro
nologie (un dialogue des morts ?), cf. Constantin Vicol, Cicérone espositore
critico dell'epicurismo, Ephemeris Dacoromana, X, 1945, p. 165.
5. Cf. mon article sus-mentionné, Lucrèce et la poésie. F. Giancotti, op. laud.,
p. 20 et suiv. a tenté de montrer que la condamnation de la poésie par Épicure
n'était pas radicale mais, comme je le montre dans la recension de son livre,
il appuie sa démonstration sur un contresens formel sur De finibus, I, 71 et suiv.
502 l'épicurisme dans la société
déjà auparavant Crônert p. 145 relève les bons rapports de l'école épicurienne
avec Lysimaque ; à Athènes elle fut fréquentée par Cratère, demi-frère du roi
Antigone. Kolotès dédia un ouvrage à Ptolémée Philadelphe.
13. Cf. mon article Lucrèce et son disciple, Revue des études anciennes, 1950.
14. Op. laud., p. 109. Paul Nizan (sans doute Les matérialistes de l'antiquité,
Paris, 1936) suivant les Russes Bendek et Timosko estimait que Lucrèce ne
saurait être considéré comme indifférent à la politique : étant donné, que, comme
Varron le veut, la religion est une entreprise d'État, l'attaque de Lucrèce contre
les dieux est une attaque politique. Et M. Farrington d'ajouter : " This position
seems to me incontrovertible ". Le lecteur jugera lui-même la valeur et la force
de telles argumentations.
506 l'épicurisme dans la société
18. De finibus, II, 80 : Sit ista in Graecorum lenitate peruersitas, qui maledictis
insectantur eos, a quibus de ueritate dissentiunt.
19. Ibid., II, 96 (Cf. le texte grec ap. Diog. L., X, 23). Guyau, commentant
ces textes, disait très joliment qu' «Épicure... possédait l'obstination du bonheur ».
20. Pensées, IX, 41. On relèvera que déjà Plotine, épouse de Trajan, pro
clamait Épicure « Sauveur » dans une inscription solennelle (Sylloge2, 814) ;
cf. E. Bignone, U Aristotele perduto, t. II, p. 144.
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508 I.'ÉT>I CURTSMF DANS LA
l'apaise par un remède naturel et gratuit. C'est dans ces plaisirs que
j'ai vieilli (Ep., 21, 10).
Sénèque approuve certaines maximes générales :
Pour trouver la vraie liberté, il faut se faire esclave de la philoso
phie (Ep., 8, 7). C'est un mal de vivre dans la contrainte, mais il n'y
a aucune contrainte à vivre dans la contrainte (Ep., 12, 10).
Pour lui, comme pour Ëpicurc, la philosophie est donc libé
ration. Pour lui, comme pour Épicure, l'insensé commence
toujours de vivre (Ep., 13, 16). Il est pénible d'en être tou
jours à débuter dans la vie (Ep., 23, 9). Il faut s'affranchir du
jugement populaire :
Je n'ai j amais voulu plaire au peuple. Ce que je sais, le peuple nel'ap-
prouve pas. Ce que le peuple approuve, je ne le sais pas (Ep. , 29). — La
connaissance de la faute est le commencement du salut. (Ep., 28, 9).
Sénèque donne particulièrement son accord à ce qui concerne
les richesses et la manière d'en user :
C'est richesse qu'une pauvreté réglée sur la loi de nature
(Ep., 4, 10). — Celui-là jouit au maximum des richesses, qui a au
minimum besoin de richesses (Ep., 14, 17). — Si tu vis selon la loi
de nature, tu ne seras jamais pauvre ; si tu vis selon l'opinion, tu ne
seras jamais riche (Ep., 16, 17).
Mais l'accord est peut-être plus intéressant en ce qui concerne
les conseils pratiques sur la conduite de la vie :
Retire-toi en toi-même, quand tu es forcé d'être au milieu de la
foule (Ep., 26, 8). — Ceci, je le dis non à beaucoup, mais à toi ; nous
sommes en effet l'un pour l'autre un public de théâtre bien suffisant
(Ep., 7, 11). — II nous faut faire choix de quelque homme de bien,
et l'avoir sans cesse devant nos yeux, pour vivre comme si nous
l'avions toujours pour spectateur et pour faire tout comme si nous
l'avions pour témoin (Ep., 11, 8). — Agis en tout comme si Ëpicure
lui-même le voyait (Ep., 25, 5). — II faut bien examiner avec qui
tu vas boire et manger. Car sans un ami, la vie n'est guère qu'une
lippée de lion et de loup (Ep., 19, 10).
Mais Sénèque demande aussi à Épicure de l'aider à méditer sur
la mort, la mort dont la pensée le hante :
II est ridicule de courir à la mort par dégoût de la vie, quand on a
rendu nécessaire de courir à la mort par son genre de vie (Ep., 24,
22). — Qu'y a-t-il de plus ridicule que de rechercher la mort, quand
on s'est troublé la vie par la crainte de la mort (Ep., 24, 23) ?
Commentant la mort de son ami, l'historien Aufidius Bassus,
il écrit à Lucilius :
Au reste voici comment il s'exprimait selon l'esprit d'Ëpicure :
il avait d'abord, disait-il, l'espoir que le dernier hoquet n'entraîne pas
de souffrance ; à supposer la souffrance, elle serait complètement
allégée par sa brièveté même, car la souffrance n'a pas de durée quand
elle est forte... (Ep., 30, 14).
ET LA LITTÉRATURE ROMAINES 509
Naturellement si tel était le prestige d'Épicure auprès des ad
versaires, ii était bien plus grand encore auprès des siens. Chacun
connaît les éloges que Lucrèce a placés en tête des chants de son
poème. « Un dieu, ce fut un dieu... », ces mots là donnent le ton.
En fait Épicure était, en Grèce et à Rome, l'objet d'un véritable
culte de la part des siens 21. Lui-même avait prévu par son te
stament des fêtes commémoratives pour l'anniversaire de son
jour de naissance et quatre siècles après, selon Pline l'Ancien 22,
on les célébrait encore à Rome. Bien que les épicuriens ne crussent
pas à une survie de l'âme, il y offraient les sacrifices d'usage en
ces cérémonies. En outre le vingt de chaque mois ils se réunis
saient pour ce qu'ils appelaient la fête des Icades (sôxoc&sïç).
Ils copiaient ainsi dans une certaine mesure les pratiques rel
igieuses qu'ils combattaient. Guyau 23 a comparé autrefois ce qui
s'est passé au xixe siècle chez les disciples d'Auguste Comte
qui se réunissaient — qui se réunissent encore, je crois, notam
mentau Brésil — aux jours de fête du calendrier positiviste, dont
les usages sont plus ou moins démarqués du calendrier catho
lique. De même qu'Auguste Comte et son école transposaient à
leur profit le culte des saints, de même les épicuriens avaient
repris à leur compte le culte païen des Héros. Us vénéraient même
les traits physiques de leur saint patron ; selon Pline l'Ancien,
ils avaient ses images jusque dans leur chambre à coucher et
ils le portaient partout sur eux sur le chaton de leurs bagues. Le
buste d'Herculanum nous vient sans doute de cette piété. Cicéron
naturellement souligne la contradiction qu'il croit voir entre cette
dévotion et la croyance m_ie l'âme est mortelle 2l*, cju'Epicure lui-
même est mort, ce que Lucrèce reconnaîtra, proclamera. Mais
cette vénération n'était pas vaine idolâtrie. Elle avait en réalité
une signification spirituelle très précise, une utilité morale bien
déterminée. Épicure lui-même n'avait-il pas conseillé à ses dis
ciples : « Agis toujours comme si Épicure te voyait ? » Et
Sénèque, loin de la critiquer, recommande cette règle de disci
pline, invite son ami Lucilius à se chercher parmi les sages du
passé un patron dans la présence de qui on vit par la pensée. Si
je ne m'abuse, il y a là dans cet accueil empressé fait par des
Romains à cet aspect concret, incarné, peut-on dire, de la sagesse
épicurienne, quelque chose de bien caractéristique. Rome en
21. Sur le culte d'Épicure, cf. en dernier lieu Épicure et ses dieux d'A. J. Festu-
gière, p. 31.
22. Hist. liât., XXXV, 5 (les contemporains qui n'attachent aucun prix à
la ressemblance de leurs propres portraits) Epicuri uultus per cubicula gestant et
circumferunt secum. Natali eius sacrificant, feriasque omni mense custodiunt uicesima
lutta quas icadas uoeant.
23. J. M. Guyau, ha morale d'Épicure, 7e éd., Paris, 1927, p. 182 et suiv.,
p. 186, n. 2.
24. De finibus,l, 101, 103.
510 l'épicurisme dans la société
25. Pour ce qui suit je renvoie à mon article : Sur une épitaphe épicurienne,
Revue des études latines, 1955, p. 113-120.
26. A. P., XI, 44 (= G. Kaibi;l, Philodemi Gadarensis Epigrammata,
Greisswald, 1884, p. xxn, n° XXII).
ET LA LITTÉRATURE ROMAINES 511
truie, des libations d'un Bromios né à Chios. Mais tu verras descamar
ades tout à fait véritables, tu entendras des accents plus suaves que
ceux du pays des Phéaciens. Et, Pison, si tu tournes tes regards vers
nous, l' Icade que nous célébrerons , de modeste deviendra somptueuse.
Tel est le véritable esprit des fêtes épicuriennes, celui que
Lucrèce lui-même a évoqué au début du chant deux de son poème :
La nature elle-même est satisfaite de peu, s'il n'y a point à travers
les demeures des statues dorées de jeunes gens qui dans leurs mains
droites tiennent les torches enflammées, pour fournir la lumière
aux repas prolongés dans la nuit, si la maison n'a ni l'éclat de l'a
rgent, ni le brillant de l'or, s'il n'y a pas les plafonds lambrissés et
dorés pour faire écho aux cithares, alors qu'allongés les uns avec les
autres dans l'herbe tendre,àau long d'un ruisseau sous les branches d'un
arbre élevé, à peu de frais on traite agréablement son corps, surtout
quand le temps nous sourit et que les saisons jonchent de fleurs les
prés verdoyants (V. 20-33).
Que Pison ne fut pas toujours infidèle à cette simplicité, Cicéron
le reconnaît indirectement mais, après avoir suggéré qu'il menait
une vie dissolue, il s'en prend à cette simplicité elle-même. La
polémique politique ne s'embarrasse pas de contradictions. Et
Cicéron peut ainsi reprocher tour à tour à son adversaire ses
débauches et ses grossièretés sans raffinements 27. Il critique son
apparence extérieure, qui était négligée (subhorridum atque
incultum), son air triste et taciturne qu'il taxe d'hypocrisie. Il
n'y avait, à l'en croire, chez Calpurnius rien de distingué, rien
d'élégant, rien de choisi. Pas d'argenterie ciselée. Les mets
n'étaient pas recherchés : ni coquillages, ni poissons, mais de la
viande avariée en abondance. Un service par-dessus le marché
très négligé : il était fait par des esclaves vêtus de hardes dont
quelques-uns même étaient vieux. Le même servait à la fois de
cuisinier et de portier. Il n'y avait pas chez lui de pâtissier. Il
se fournissait de pain et de vin chez le bistrot du coin (c'est cela,
à la lettre). Voilà ce que nous décrit Cicéron et c'est quelque p tu
en contradiction, on en conviendra, avec la somptueuse villa
d'Herculanum. Mais cela peut s'expliquer par la vie simple qu'au
sein même de son luxe Pison savait mener.
Cependant il n'est pas sûr que tous les épicuriens romains
fussent aussi sobres que le grec Philodème et même que le con
sulaire Pison. S'adressant à l'un d'entre eux son ami Papirius
Paetus 28, Cicéron qui n'a aucune raison de l'insulter ou de l'i
njurier parle de ses combibones epicurei, c'est-à-dire de ses « cama
rades épicuriens en beuveries ». A ce même ami, Papinus, sous
la dictature de César, Cicéron qui a des loisirs forcés et qui, mal-
34. Cf. par exemple De fin., II, 82 ou encore la K. A- XXVIII traduite par
Cic, De fin., I, 68.
35- § 134 (trad. A. Ernout).
36. Cf. l'article mentionné plus haut Lucrèce et son disciple.
37. R. Flacelière, Les épicuriens et l'amour, Revue des études grecques, 1954,
p. 69.
38. Adu. Iouinian., I, 191.
514 l'épicurtsme dans la société
Cette vie épicurienne, dont j'ai retracé quelques grandes lignes,
est apparue dans tout son charme surtout aux générations de la
lin du Ier siècle, celles de Lucrèce, puis de Virgile et d'Horace.
A des hommes tourmentés par les misères de guerres civiles
atroces, par l'effondrement des traditions ancestrales, elle
offrait une sorte de havre et de refuge. L'ambition déchaînée
faisait le malheur à la fois de ceux qui l'éprouvaient et de ceux
qui étaient condamnés à leur servir d'instruments. Cette ambit
ionétait grosse d'échecs et de dangers mortels. Combien peu
parmi les hommes illustres de ce temps sont morts en effet pai
siblement dans leur lit ! Aucun des triumvirs du premier triumv
irat, ni Crassus tué dans une guerre lointaine où l'avait entraîné
son ambition, ni Pompée assassiné à Pharsale par un roi satellite,
ni César percé de coups en plein Sénat. Des deux plus grands
adversaires des triumvirs, l'un, Caton, s'était suicidé à Utique,
l'autre, Cicéron, devait être mis à mort par les séides d'Antoine.
On comprend que la vie n'ait jamais paru plus menacée au sein
même de la cité et jamais l'enseignement d'Épicure sur la crainte
de la mort n'ait paru plus actuel. Jamais aussi il n'avait semblé
davantage, en présence des incohérences et des crimes de l'his
toire, que les dieux se désintéressaient des hommes. Ou si l'on
se figurait qu'ils intervenaient dans leurs affaires, quels dieux
aurait-ce été là ! Quels dieux cruels et jaloux ! Le message d'Épi
curese fit entendre dans cette atmosphère, grâce aux philosophes
grecs comme Philodème ou Siron, grâce aussi à Lucrèce. Et
c'est ainsi que Virgile et qu'Horace ont pu dans leur jeunesse être
marqués par lui.
De Virgile 39 nous avons conservé la pièce, antérieure aux
Bucoliques, le poème V du Catalepton, où il annonce sa convers
ion. Il la devait à Siron. Cette conversion était si complète appa
remment que pour la sagesse Virgile renonçait même à la culture
intellectuelle, à la rhétorique, à la poésie, dont nous avons dit
qu'Épicure se défiait. Pour Horace, nous ignorons au contraire
quel maître il avait fréquenté, ni même s'il en avait fréquenté.
Il est remarquable que là où il s'est expliqué sur son éducation
et sa formation — et il l'a fait plusieurs fois et nous pouvons être
assurés de sa sincérité et de son courage — il n'a jamais fait
allusion à la fréquentation d'un épicurien. Seulement dans un
passage fameux des Épîtres il s'est un jour, écrivant à Tibulle,
qualifié de « porc du troupeau d'Épicure », ce qui peut bien
n'être qu'une plaisanterie. Nous serions plus avancés si nous con
sentions à reconnaître son nom 40, comme celui de Virgile, sur
n" 39.
124,Cf.avril
mon1958,
article
p. 225-237.
: Virgile et l'épicurisme, Revue de la Franco-ancienne,
40. Cf. en dernier lieu A. Rostagni, Virgilio minore, Turin, 1933, p. 176, n. 1.
ET LA LITTERATURE ROMAINES 515
certain papyrus d'Herculanum. Mais il faut les restituer là où
le document n'offre pour l'un que le début Ous et pour l'autre
la fin parie (un vocatif ? Bien singulier !) : la prudence com
mande de ne pas s'appuyer trop sur des bases aussi fragiles.
Si l'on cherche ce que ces deux poètes ont dû à l'épicurisme,
ce qu'ils en ont gardé de plus profond (et nous ne pouvons aborder
ici le problème que de très haut), ce n'est point ce détail de doc
trines auquel les commentateurs portent une attention trop exclu
sive, parce qu'il est plus facile à déceler. Je pense que c'est surtout
un certain sens de l'humain et de la vie intérieure. On allait à
l'épicurisme, nous l'avons suggéré, quand il s'agit des natures
élevées comme celles de nos deux poètes, quand on cherchait
à se libérer du poids trop lourd des misères humaines. On cher
chait en lui la paix de l'âme qui résultait d'un regard attentif jeté
sur soi-même, sur les inquiétudes dont on se sentait dévoré. Et
rien n'attirait plus parmi les remèdes proposés que l'amitié,
que l'affrontement en commun des maux préparés par la vie.
Peut-être peut-on imaginer dès lors ce que la tendresse virgi-
lienne doit à l'épicurisme. Les stoïciens professaient que la
pitié est une faiblesse indigne du sage. Virgile ne l'ignorait pas
et il a prêté à Énée devant Didon abandonnée par lui la dureté
du sage stoïcien. Mais justement chacun a senti qu'à ce moment-
là Énée cesse d'être un héros virgilien. Virgile n'était pas comme
Énée. Volontiers on a cru déceler chez lui comme des anticipa
tions de la charité chrétienne. Ne serait-il pas juste pour une
part d'en faire honneur à son épicurisme ? Traitant ailleurs de
ses rapports avec cette doctrine, j'ai eu le tort de ne pas y songer,
de ne pas chercher là l'essentiel de ce qu'il a pu en garder. Sa
vision du monde, sa conception de la divinité ont changé, mais
dans son attitude à l'égard de l'homme il n'a pas eu à renier le
souvenir de l'amitié épicurienne.
Horace peut sembler avoir conservé davantage, bien qu'il ait
été probablement moins exclusivement conquis. Mais pour lui
aussi, il importerait de regarder l'essentiel. On laissera de côté
l'Horace des plaisirs faciles, l'Horace des odes anacréontiques.
L'épicurisme n'est pas plus là qu'il n'est chez ces voluptueux
évoqués par Lucrèce au chant III qui tiennent en main leur
coupe, qui se couronnent le front de guirlandes et s'invitent à
saisir au passage l'instant qui ne reviendra pas 41. L'épicurisme,
le véritable, était une morale exigeante sous des dehors séduisants.
La paix qu'il offrait ne s'acquérait que par une discipline imposée
aux désirs, par le refus de tout ce qui n'est ni naturel ni nécessaire.
Horace lui doit cet effort de dépouillement pour refuser tout ce
qui n'est pas l'essentiel, mais il lui échappe presque aussitôt par
41. De ter. nat., III, v. 912 et suiv.
516 l'épicurisme dans la société