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Pierre Boyancé

L'épicurisme dans la société et la littérature romaines


In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°19, décembre 1960. pp. 499-516.

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Boyancé Pierre. L'épicurisme dans la société et la littérature romaines. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres
d'humanité, n°19, décembre 1960. pp. 499-516.

doi : 10.3406/bude.1960.4194

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bude_1247-6862_1960_num_19_4_4194
L'épicurisme

dans la société et la littérature romaines *

On pouvait, selon Sénèque, lire à Athènes à l'entrée du Jardin


d'Épicure, c'est-à-dire du siège de son école, cette inscription :
« Étranger, ici tu seras bien si tu y restes ; ici le souverain bien est
le plaisir 1. » En vous parlant de l'épicurisme à Rome, je devrais
bien méditer cette devise, car elle m'impose un lourd engagement.
Que va-t-il arriver, si vous n'éprouvez aucun plaisir à m'entendre
parler de la philosophie du plaisir ? Pareille crainte était ressentie
par le grand poète latin de l'épicurisme, au moment où il entrepre
nait d'initier son ami Memmius, un homme politique et un lettré,
aux difficiles mystères de la science de l'univers, telle que son
école l'enseignait. Et c'est la raison pour laquelle Lucrèce, au
début du De rerum natura, invoque la déesse Vénus 2. Vénus
n'est pour lui que l'image allégorique du souverain bien selon
l'orthodoxie de la secte. Elle n'est que la transfiguration presti
gieuse de la uoluptas, le plaisir moteur de tous les êtres vivants.
Il ne lui en adresse pas moins une prièresplenHide que connaissent
bien tous ses lecteurs et dont je retiendrai cet appel :
Puisque, sans toi, rien ne surgit aux divins rivages de la lumière,
lien ne se fait de joyeux ou d'admirable, j'aspire à t'associer aux vers
que j'écris et que j'entreprends de composer pour notre cher Memm
ius, qu'il t'a plu, ô déesse, de voir en tout temps briller paré de tous
les mérites. Aussi, déesse, donne à mes propos ton charme immortel.
Un charme immortel ? Je ne suis pas Lucrèce et je n'en de
mande pas tant à Vénus, mais seulement que vous me suiviez
sans trop d'ennui sur les chemins de l'épicurisme romain.
* Cet article est le texte d'une conférence faite à Toulon, en avril i960, pour
la section locale de l'Association Guillaume Budé.
1. Hospes hic bene manebis ; hic summum bonum uoluptas est (Sén., Ep., 21, 10).
2. Cette interprétation (entrevue aussi par Cyril Bailey, Titi Lucreti Cari de
rerum natura libri sex, Oxford, 1947, t. II, p. 591) a été proposée à la fois par
Ettore Bignone, Storia délie letteratura latina, t. II, Florence, 1945, p. 437-444
et par moi-même, Lucrèce et la poésie, Revue des études anciennes, 1947, p. 98.
Elle est critiquée par F. Giancotti, // preludio di Lucrezio, Messine-Florence,
1959, p. 192 et suiv. d'une manière qui, je le dis ailleurs, ne me paraît pas juste.
Ce qui est vrai, c'est qu'il convient de s'en tenir à l'équation Vénus = uoluptas,
imposée par divers passages de Lucrèce lui-même et de ne pas subtiliser avec
Bignone en introduisant ici, où elle n'a que faire (pas plus par exemple que dans
la devise citée à la note précédente), la distinction du plaisir en repos et du plaisir
en mouvement.
500 l'épicurisme dans la société

Les épicuriens, quand ils se présentèrent pour la première fois


à Rome, furent très mal accueillis. Nous connaissons le nom des
deux Grecs obscurs, Alkios et Philiskos, qui en 173, ou plutôt
seulement en 154 avant notre ère, furent expulsés par les autorités
romaines 3. Il y avait environ cent ans qu'Êpicure était mort.
Nous n'en savons guère plus, mais nous devinons sans peine qu'en
un siècle où le vieux Caton faisait la loi, l'austérité officielle s'est
déchaînée contre une philosophie qui faisait du plaisir le souverain
bien. Les épicuriens n'avaient pas fait partie l'année précédente
(155) de cette ambassade célèbre que les Athéniens avaient dépê
chée à Rome pour régler certains litiges et qui avait été composée
des chefs des écoles philosophiques. C'est probablement que
les Athéniens pressentaient que des épicuriens ne seraient pas pour
eux des messagers très opportuns. C'est aussi que les épicuriens
en principe ne s'occupaient pas des affaires publiques — autre
raison du reste de déplaire à l'esprit romain. Alkios et Philiskos
cherchèrent-ils à remédier à cette lacune de la fameuse ambassade,
afin de faire connaître malgré tout leur doctrine à la ville de
Caton ? Ils s'attaquaient à une entreprise hardie et au premier
abord on peut penser en effet qu'il y a antinomie entre la tradition
romaine et le système d'Épicure. C'est la thèse même que déve
loppera Cicéron, grand adversaire de cette philosophie. Rome
exige le dévouement du citoyen à l'État, la subordination absolue
des égoïsmes individuels au service de la patrie, allant, s'il le
faut, jusqu'au sacrifice de la vie. Épicure ne se préoccupe que
du bonheur de l'individu et d'un bonheur qui consiste essentie
llementà découvrir le secret des vrais plaisirs. Sans doute ces
vrais plaisirs, quand on écoute jusqu'au bout ses leçons, finissent
par être fort purs et même presque austères. Du pain et de l'eau
fraîche, à la condition qu'on ait faim et soif, valent mieux que les
mets raffinés qui gâtent l'estomac et éveillent des désirs excessifs.
Mais cela, c'est le sage qui le découvre en se formant selon la
véritable pensée du Maître. Le vulgaire, lui, ne retient que ce mot
de plaisir ; le vulgaire, en l'espèce, ce sont souvent les adeptes
ordinaires de l'épicurisme, et ce sont ceux qui combattent ces
adeptes ordinaires.
Et cependant c'est peut-être à Rome, c'est peut-être dans la

3. Athénée, XII, 68, p. 547 A ; Élien, Var. hist., IX, 12. L'incertitude vient
du consul mentionné : L. Postumius. S'agit-il de celui de 173 ou de celui de 154 ?
Cette date, plus récente, a paru préférable à R. Philippson, s. v. Philiskos, dans
P. W., XIX, 2 (1938), col. 2883, ainsi qu'à G. De Sanctis, Storia dei Romani
t. IV, 1953, p. 568. A Rostagni, Storia délia letteratura latina, t. I, 2e éd., Turin,
X9S4) P- ^ï-JS2 penche pour la date la plus ancienne, une expulsion de philo
sophes lui semblant peu vraisemblable après l'ambassade de 155. Mais just
ement en la matière il y avait philosophes et philosophes et l'absence d'épicuriens
dans cette ambassade ne peut s'expliquer que par une défiance particulière tant
des Athéniens que des Romains à l'égard de leur école.
ET LA LITTERATURE ROMAINES 501

littérature latine que s'est marquée le plus profondément l'i


nfluence de l'épicurisme. Non seulement c'est à Rome qu'est né
le chef-d'œuvre qui a porté à la postérité la physique d'Épicure,
sa théorie des atomes, le De rerutn natura de Lucrèce. Mais c'est
à Rome aussi que les plus grands poètes, Virgile et Horace, ont,
au moins à un certain moment de leur vie, été tentés par sa
vision du monde. Sans doute jamais cette influence ne s'est
exercée sans résistance. Sans doute jamais elle n'a été définitive et
Virgile et même Horace, après avoir été tentés, se sont repris ou,
si l'on veut, ils ont été repris par la tradition nationale ; mais,
au total, il manquerait, je crois, quelque chose à Rome si ses
plus grands poètes n'avaient subi cette tentation. Nous n'avons
pas ici à souscrire aux condamnations parfois bien sommaires de
Cieéron, pas plus naturellement qu'à nous faire les frères en foi
épicurienne de Lucrèce, mais à essayer de démêler l'apport de
l'épicurisme à l'humanisme romain.

Et d'abord qu'étaient les épicuriens romains ? Si l'on en croit


Cieéron lui-même, il y eut un moment où ils furent fort nom
breux 4. Ils envahirent toute l'Italie et l'on pouvait représenter
devant le public un mime où Socrate et Épicure discutaient entre
eux. Cela s'explique moins, comme le dit Cieéron, par la séduction
du plaisir souverain bien que par l'ardeur apostolique de cette
secte. Le Maître lui-même l'avait organisée comme une espèce
de communauté animée d'un grand esprit de conquête. Cela
semble paradoxal quand on songe aux fondements tout indivi
dualistes et tout égoïstes de la doctrine. Mais c'est un fait que
cette expansion pleine de dynamisme. Non seulement la Grèce
et l'Italie, mais, chose combien plus surprenante et relevée par
Cieéron encore, même omnis barbaria, les peuples barbares furent
ébranlés. Épicure en effet ne s'adressait pas seulement à une élite
cultivée 5, il avait au contraire un certain mépris de la culture,
notamment de la poésie et de la rhétorique ; il voulait toucher les
gens simples. Il avait parmi ses disciples des femmes, même une
courtisane, Léontion, des esclaves et le chrétien Lactance le
louera un jour d'avoir ainsi convié tous les hommes à la philo
sophie, parce que tous ceux qui ont les traits physiques de

4. De finibus, II, 44, 49 ; Tusc, IV, 7. C'est saint Jérôme, Épist. 52, 8, 3 qui
mentionne d'après un discours perdu de Cicéron (le pro Q. Gallio), prononcé
en 63, une représentation théâtrale populaire, probablement un mime, où étaient
mis en scène Socrate et Épicure discutant entre eux — au mépris de toute chro
nologie (un dialogue des morts ?), cf. Constantin Vicol, Cicérone espositore
critico dell'epicurismo, Ephemeris Dacoromana, X, 1945, p. 165.
5. Cf. mon article sus-mentionné, Lucrèce et la poésie. F. Giancotti, op. laud.,
p. 20 et suiv. a tenté de montrer que la condamnation de la poésie par Épicure
n'était pas radicale mais, comme je le montre dans la recension de son livre,
il appuie sa démonstration sur un contresens formel sur De finibus, I, 71 et suiv.
502 l'épicurisme dans la société

l'homme, les ouvriers (opifices), les paysans (rustici) ont besoin


des plus nobles disciplines de l'âme 6.
Nous avons de cet esprit de propagande, qui contraste avec la
vie de retraite recommandée par l'école, un monument singulier,
une grande inscription qui fut découverte en 1884 par deux sa
vants français, Maurice Holleaux et Pierre Paris, en Asie Mineure,
dans les ruines du théâtre d'Oenoanda 7. L'auteur, natif de cette
petite ville, nommé Diogène, s'y adresse vers la fin du IIe siècle
de notre ère à ses concitoyens :
Je dois dire maintenant et toujours à tous les hommes, à la fois aux
Grecs et aux barbares, le proclamant d'une voix éclatante que...
Et Diogène a gravé sur la pierre, pour être placé sans cesse
sous les yeux des habitants, un exposé des principes épicuriens.
C'est là un cas unique dans toute l'épigraphie — et dans toute la
philosophie antique, et qui fait bien ressortir la singularité du
phénomène épicurien.
Moi, Diogène, je laisse ce message à mes parents, h mes proches,
a mes amis. Etant si malade que maintenant le moment critique est
venu, qui décidera si je dois vivre ou non (car je suis affligé d'une
affection du cœur), si je survis, je recevrai sereinement le don d'une
plus longue vie, sinon, je suis également satisfait.
Et de déclarer :
Par le moyen de cet écrit, je fais comme si j'étais présent personnel
lement, entreprenant de prouver que la chose qui est profitable pour
notre nature est la paix de l'âme (l'ataraxie), étant la même à la fois
pour chacun et pour tous.
Les citoyens d'Oenoanda pouvaient donc sur les murs de leur
portique, en vaquant à leurs affaires ou en se livrant à leurs loisirs,
lire la nécessité qu'il y a d'étudier la Nature, la doctrine des
atomes et de leur déclinaison, le système des corps célestes et de
leurs mouvements, la formation du monde, bref ce que Lucrèce
nous a présenté dans son grand poème. Ils lisaient aussi les hauts
principes de la morale, et tout cela grâce à des exposés de leur
compatriote Diogène, mais aussi grâce à des morceaux choisis
tirés des écrits d'Épicurc lui-même.
Poussés par ces faits, certains auteurs récents, inspirés par
l'idéologie marxiste, ont prétendu faire d'Épicure contre Platon
l'interprète des courants progressistes de l'histoire. Sa philo-
6. Biu. Instit., III, 25, 4. Cf. E. Bignone, L'Aristotele perduto e la formazione
filosofica di Epicuro, Florence, 1935, t. I, p. 125.
7. Elle fut publiée en 1886 par G. Cousin dans le Bulletin de Correspondance
hellénique, éditée par Usener, Rheinisches Muséum, 1892, collationnée à nouveau
par deux Autrichiens R. Heberdey et E. Kalinka, qui découvrirent de nouv
elles pierres, dans le Bulletin de Correspondance hellénique de 1897, éditée par
J. William (Leipzig), 1907.
ET LA LITTERATURE ROMAINES 503
sophie matérialiste, sa science qui annonce la science moderne
par son caractère empirique, voire même expérimental, seraient
la traduction idéologique des aspirations de ces courants.
M. J.-P. Sartre, mon camarade et ami Georges Cogniot, un
professeur anglais d'université, M. Benjamin Farrington s'a
ccordent pour exposer avec plus ou moins de détail et plus ou
moins de succès des vues de ce genre 8. En aucun pays comme
dans l'U. R. S. S., on n'a célébré il y a quelques années le
bimillénaire présumé de Lucrèce. Le poète latin, dans sa pol
émique antireligieuse contre les dieux, serait dans le sens de l'his
toire, alors que Cicéron, lui, se serait laissé conduire par l'obscu
rantisme réactionnaire. Lucrèce en effet, croit-on remarquer,
n'est-il pas de naissance un chevalier ? C'est dire qu'il appar
tient à la classe des gens d'affaire qui, en face de l'aristocratie,
la noblesse surtout terrienne des grands propriétaires, représente,
à ce stade de l'évolution économique, l'élément dynamique et
progressiste de la société.
Tout cela est bel et bon. Mais il n'y a qu'un malheur pour l'hi
storien qui a la déformation professionnelle de prêter attention
aux témoignages et aux faits : c'est que nous ne savons absolu
mentpas si Lucrèce a été chevalier (Cicéron, lui, l'était !). Sa vie
reste pour nous plongée dans une ombre presque complète, au
point que tel de nos marxistes imagine même une conspiration
du silence, à laquelle tel autre associerait volontiers Cicéron.
Oserai-je dire que tout cela n'est pas très sérieux et n'inspire
qu'une confiance très relative dans les méthodes de l'interpré-
tation marxisme . v^c que nous voyons par Cumic en une assez,
vive lumière, c'est un cercle épicurien, contemporain de Lucrèce
et de Cicéron, qui se groupait autour d'un ennemi de ce dernier,
le consulaire Caïus Calpurnius Piso Caesoninus. Nous le voyons
d'une part grâce à un discours de Cicéron, Vin Pisonem, une
violente invective dirigée contre ce personnage, mais aussi grâce
à une autre découverte archéologique de première importance,
faite au XVIIIe siècle à Herculanum. IL'In Pisonem est certainement
injuste et caricatural, mais la découverte archéologique confirme
ce qu'il n'est pas difficile de retrouver sous les déformations
mêmes de la caricature. Caius Calpurnius Piso appartenait à la
plus illustre noblesse de Rome. Sa fille sera la seconde femme de
Jules César. Il réunissait dans sa maison de la ville un groupe-
8. Cf. mon article Epicure et M. Sartre, Revue philosophique, 1953, P- 426-
431 ; Benjamin Farrington, Head and Hand in Ancient Greece, 1947, p. 88-115
(sur l'épicurisme et l'État romain) = The modem Quarterly, I, 3, July 1938 ; cf. la
note de F. Chapouthier dans la Revue des études anciennes, 1939, p. 106 ; Georges
Cogniot, Lucrèce : De la nature des choses. Préface et commentaires par Georges
Cogniot (« Collection : Les Classiques du peuple »), Paris, 1954 (cf. sur ce livre
J. T. Desanti et Ch. Parain, dans La Pensée, n° 59, janvier-février 1955, p. 107-
m).
504 l'épicurisme dans la société

ment épicurien que Cicéron traite sans détours de troupeau


(grex), mais dont le plus bel ornement était un Grec lettré, philo
sophe et poète, Philodème de Gadara, originaire de cette ville
située à l'Est du Lac de Galilée.
Or à Herculanum, au xvme siècle, les fouilles entreprises
à l'instigation du roi des Deux Siciles permirent de découvrir une
villa somptueuse, fort riche en œuvres d'art, bustes et statues
qui font aujourd'hui une des parures du Musée de Naples. Ceux
qui l'ont visité n'ont certainement pas oublié par exemple ces
danseuses de bronze, grandeur nature ou un peu plus grandes que
nature, de style archaïsant. Parmi les bustes quatre avaient leur
nom inscrit : Démosthène et trois philosophes épicuriens, le
Maître lui-même, son ami Hermarque et un contemporain de
Calpurnius, Zenon de Sidon. Mais cette villa nous a offert aussi
une quantité de papyrus — Comparetti en dénombrait 1 806 9 —
dont beaucoup sont malheureusement ou détruits ou presque
entièrement carbonisés. On a pu en déchiffrer assez pour savoir
qu'on avait là une bibliothèque riche en ouvrages épicuriens,
riche surtout en œuvres de Philodème, le protégé de Pison. Cer
tains sont même, a-t-il semblé, plutôt des notes manuscrites de
ce dernier que des exemplaires destinés au public 10. L'Italien
Domenico Comparetti, qui a étudié et publié cette villa, a pensé,
et sans aucun doute avec raison, que nous avions là la bibli
othèque de Philodème lui-même. Dès lors cette splendide villa
devait être celle de son richissime patron Caius Calpurnius Piso.
Peut-être, a-t-on pensé, ces statues sont-elles celles que le con
sulaire avait rapportées de sa province et dont Cicéron prétend
qu'il les y avait pillées. Les doutes émis par Moininscii ri sur
cette hypothèse ont été écartés par Comparetti sans ménage
ments : una stoltezsa ! Et comme Mommsen avait procédé avec
sa rudesse habituelle, il le qualifie d'il più gran villano dei tempi
nostri !
En cette villa d'Herculanum nous saisissons l'épicurisme ins
tallé au sein de la plus haute société romaine, comme il avait du
reste déjà été accueilli en Syrie, pays d'origine de Philodème, par
les princes séleucides 12. Lucrèce dédie de son côté son poème à
9. D. Comparetti, La villa Ercolanensc dei Pisoni, i suoi Monumenti e la sua
Biblioteca, Turin, 1883.
10. Chr. Jensen, Die Bibliothek von Herculanum, Bonner Jahrb., CXXXV,
I93°> P- 49, 61 ; R. Philippson, s. v. Philodenios, dans F. W., XIX, 2, col. 2444-
2449.
11. Th. Mommsen dansYArchâol. Zeit., XXXVIII, 1880, p. 31 ctsuiv. L'appar
tenance de la villa à Calpurnius Piso est de nouveau vigoureusement affirmée
par H. Bloch dans P American Journal of Archaology, 1940, p. 485 et suiv.
12. W. Cronert, Die Epikureer in Syrien, Jahrb. d. arch. Insi. in Wien, X,
ET LA LITTERATURE ROMAINES 505
un Memmius qui, de naissance un peu moins illustre, n'en est
pas moins un homme de la noblesse, d'une famille qui prétendait
descendre d'un compagnon d'Énée 13. Et l'on a pu ajouter à ces
noms bien d'autres encore, par exemple celui de Cassius, un
des meurtriers de César. Vous pouvez penser aussi que le Dio-
gène d'Oenoanda qui, sous l'Empire, fera les frais de l'immense et
coûteuse inscription dont je vous ai parlé, devait être un des plus
riches personnages de sa petite cité asiatique. Non, l'épicurisme
dans le monde romain n'a rien d'une idéologie particulièrement
prolétarienne ou même propre à la classe moyenne. En fait je ne
pense pas que l'interprétation marxiste de l'histoire nous aide
à comprendre les philosophes de l'antiquité. En postulant le
primat de l'économique et du social, elle va à l'encontre même de
leur esprit qui est la primauté du spirituel et du moral. L'épi
curisme a beau être matérialiste, il a beau combattre la providence
divine, il est d'abord, il est avant tout aspiration à une sagesse
intérieure, et non à une libération politique.
Épicure recommandait de ne pas s'occuper de politique. Ses
disciples romains n'ont pas toujours réussi à suivre ses leçons.
Lucrèce lui-même reconnaît que Memmius ne pourrait avoir la
liberté d'esprit nécessaire pour l'écouter, si les circonstances
étaient critiques. Il lui faudrait bien alors veiller au service de la
patrie. En fait plus d'un des contemporains de César et de
Cicéron qui faisaient profession d'épicurisme se sont mêlés des
affaires de la cité, et Calpurnius Piso tout le premier, puisqu'il
fut consul, et hélas ! trop consul pour le goût de Cicéron, qui du
reste devait plus tard se réconcilier avec lui et s'en rapprocher
après la mui'l de son gendre César, et même avant.
Certains ont prétendu que les attaques dirigées contre la rel
igion ne pouvaient pas ne pas avoir une signification politique.
M. Farrington, à la suite de Paul Nizan, est de cet avis u. Mais,
si elles avaient une telle portée, ce n'était certainement pas con
sciemment et Épicure n'entendait pas saper les fondements de
l'État — ni les consolider non plus : il ne s'y intéressait pas.
Les épicuriens qui ont vécu au temps de César et de Cicéron
ont dû en pratique faire autrement. Mais ils l'ont fait, comme l'a

déjà auparavant Crônert p. 145 relève les bons rapports de l'école épicurienne
avec Lysimaque ; à Athènes elle fut fréquentée par Cratère, demi-frère du roi
Antigone. Kolotès dédia un ouvrage à Ptolémée Philadelphe.
13. Cf. mon article Lucrèce et son disciple, Revue des études anciennes, 1950.
14. Op. laud., p. 109. Paul Nizan (sans doute Les matérialistes de l'antiquité,
Paris, 1936) suivant les Russes Bendek et Timosko estimait que Lucrèce ne
saurait être considéré comme indifférent à la politique : étant donné, que, comme
Varron le veut, la religion est une entreprise d'État, l'attaque de Lucrèce contre
les dieux est une attaque politique. Et M. Farrington d'ajouter : " This position
seems to me incontrovertible ". Le lecteur jugera lui-même la valeur et la force
de telles argumentations.
506 l'épicurisme dans la société

bien montré M. Arnaldo Momigliano 15, sans s'attacher de pré


férence à aucun parti politique. Il y en avait de favorables à
César, mais d'autres, nombreux aussi, qui lui étaient contraires
et on ne peut dire qu'ils étaient en général portés à le soutenir. Un
de ses meurtriers, Cassius, était épicurien et Cicéron lui avait,
gentiment du reste, reproché sa conversion. Selon Plutarque,
à la veille de la bataille de Philippes, il rassurait son ami Brutus,
qui était épouvanté, parce qu'il avait cru voir lui apparaître son
mauvais démon 16.

Ce qui frappe dans l'épicurisme à Rome, c'est le prestige de


la figure d'Épicure, prestige qui s'impose même aux adversaires,
en particulier à Cicéron et à Sénèque. Même ceux qui combattent
ses doctrines et les rejettent vigoureusement rendent hommage
à sa personnalité, à sa noblesse. C'est à l'éloge du sage grec, mais,
notons-le en passant, c'est aussi à l'éloge des Romains. Nous
voyons qu'en Grèce les polémiques, dans leurs passions déchaî
nées,ne faisaient pas toujours cette distinction et que, selon une
tendance malheureusement assez propre à la nature humaine
même chez les philosophes, pour discréditer les idées on s'en
prenait volontiers au caractère et aux mœurs de ceux qui les pro
fessaient. Il faut dire que les épicuriens provoquaient les autres
à la malveillance par leur ton tranchant. « Déraisonner », « dé
lirer », « être en proie à la démesure », voilà comment ils aimaient
définir les opinions de leurs adversaires 17. Épicure s'était donc
vu en retour reprocher par un Posidonius, ami de Cicéron, son
hypocrisie quand il prétendait maintenir l'existence des dieux
alors qu'il niait leur providence. On soutenait qu'il n'était pas
Athénien de pure race. On critiquait sa vie privée, le fait qu'il
avait parmi ses disciples une courtisane célèbre du nom de
Léontion. Comme il avait été de santé délicate, on attribuait
ses maladies à ses excès. Un stoïcien nommé Diotime avait été
jusqu'à fabriquer cinquante lettres obscènes afin de les lui imput
er.De tous ces ragots malveillants, un Cicéron, un Sénèque
n'ont rien retenu. Le premier laisse, dit-il, aux Grecs cette défor
mation de jugement qui consiste à pourchasser de médisances
15. L'article de Momigliano, qui se présente comme une recension de l'ou
vrage de B. Farrington, Science and politics in the Ancient Word, est en fait une
étude excellente, fondée sur une connaissance approfondie des personnes et des
idées, des rapports entre l'école épicurienne et la politique à Rome {Journal of
the Roman studies, 1941, p. 149-157) ; il vaudrait aussi contre Constantin Vicol,
qui prétend, op. laud., p. 172-173 : « In tal modo la dottrina di Epicuro appariva
a questi rivoluzionari non corne una dottrina che predicava la molle teoria del
piacere, ma corne uno stimolante di energia, di azione,in lotta di emancipazione
contro l'oligarchia aristocratica. »
16. Dans ses Vies de César et de Brutus.
17. De nat. deor., I, 94 : Et tu ipse paulo ante, cum tanquam sénat uni philoso-
phorum récit ares, summos uifos desipere, delirare, démentes esse dicebas.
ET LA LITTERATURE ROMAINES 507
ceux avec qui on est en désaccord au sujet de la vérité 18. Il
reconnaît que tout le monde accorde qu'Épicure fut un homme
bon, doux, humain. Il est plein d'admiration pour son courage
devant la mort. Il cite intégralement la lettre qu'il adressait le
jour même de son trépas à son élève Hermarque 19 :
Nous écrivons ceci, alors que nous vivons un jour de bonheur qui
est en même temps le dernier : or je suis en proie à des maux de
ma vessie et de mes intestins tels qu'on ne peut rien ajouter à leur
violence. Cependant tout cela est compensé par la joie de l'âme que
je tire du souvenir de mes raisonnements et de mes découvertes.
Mais toi, comme cela est digne de tes sentiments à mon égard et
à l'égard de la philosophie, sentiments que tu as éprouvés dès ton
plus jeune âge, fais en sorte de veiller sur les enfants de Métrodore.
Et Cicéron commente cette belle lettre en disant qu'il n'a pas
plus d'admiration pour les morts glorieuses d'Épaminondas et
de Léonidas, tombés l'un et l'autre à la guerre. Sans doute il
estime que l'héroïsme ainsi montré par Épicure en cet instant
décisif était en contradiction avec ses doctrines, avec son apologie
du plaisir. Nous laisserons là la question de savoir qui dans ce
débat posthume institué au livre deuxième du De finibus a raison.
(Je ne pense pas que ce soit Cicéron), pour retenir surtout l'hom
mage rendu à l'adversaire.
Cet hommage, l'Empereur stoïcien, le philosophe sur le trône,
Marc-Aurèle le rendra dans ses Pensées 20, et, avec un libéra
lisme exemplaire, fondera à Athènes une chaire d'épicurisme.
Et Sénèque lui-même l'avait déjà rendu. Car Sénèque se montre,
s'il se peut, encore plus favorable que Cicéron ; il ne se contente
pas de reconnaître les mérites dei'homme, mais dans ses maximes
mêmes il en adopte plus d'une, dont il salue l'accord avec les
siennes. Par delà l'opposition des écoles — et cela est bien romain
— il discerne ce qui convient à tous les hommes. Il faut savoir
que « tout ce qui est excellent, est bien commun » (Ep., izs
11). Il n'ignore pas quel ascétisme réel Épicure pratique dans sa
recherche du vrai plaisir. Le gardien du Jardin, qui a inscrit sur la
porte d'entrée l'inscription que je citais en commençant nous
recevra en hôte plein de civilité (custos hospitalis, humanus). Il
nous offrira de la polente et de l'eau sans compter. Il nous dira :
N'êtes-vous pas bien traité ? Mon Jardin n'excite pas la faim :
il l'éteint. Il ne provoque pas à la soif par les boissons mêmes : il

18. De finibus, II, 80 : Sit ista in Graecorum lenitate peruersitas, qui maledictis
insectantur eos, a quibus de ueritate dissentiunt.
19. Ibid., II, 96 (Cf. le texte grec ap. Diog. L., X, 23). Guyau, commentant
ces textes, disait très joliment qu' «Épicure... possédait l'obstination du bonheur ».
20. Pensées, IX, 41. On relèvera que déjà Plotine, épouse de Trajan, pro
clamait Épicure « Sauveur » dans une inscription solennelle (Sylloge2, 814) ;
cf. E. Bignone, U Aristotele perduto, t. II, p. 144.
17
508 I.'ÉT>I CURTSMF DANS LA
l'apaise par un remède naturel et gratuit. C'est dans ces plaisirs que
j'ai vieilli (Ep., 21, 10).
Sénèque approuve certaines maximes générales :
Pour trouver la vraie liberté, il faut se faire esclave de la philoso
phie (Ep., 8, 7). C'est un mal de vivre dans la contrainte, mais il n'y
a aucune contrainte à vivre dans la contrainte (Ep., 12, 10).
Pour lui, comme pour Ëpicurc, la philosophie est donc libé
ration. Pour lui, comme pour Épicure, l'insensé commence
toujours de vivre (Ep., 13, 16). Il est pénible d'en être tou
jours à débuter dans la vie (Ep., 23, 9). Il faut s'affranchir du
jugement populaire :
Je n'ai j amais voulu plaire au peuple. Ce que je sais, le peuple nel'ap-
prouve pas. Ce que le peuple approuve, je ne le sais pas (Ep. , 29). — La
connaissance de la faute est le commencement du salut. (Ep., 28, 9).
Sénèque donne particulièrement son accord à ce qui concerne
les richesses et la manière d'en user :
C'est richesse qu'une pauvreté réglée sur la loi de nature
(Ep., 4, 10). — Celui-là jouit au maximum des richesses, qui a au
minimum besoin de richesses (Ep., 14, 17). — Si tu vis selon la loi
de nature, tu ne seras jamais pauvre ; si tu vis selon l'opinion, tu ne
seras jamais riche (Ep., 16, 17).
Mais l'accord est peut-être plus intéressant en ce qui concerne
les conseils pratiques sur la conduite de la vie :
Retire-toi en toi-même, quand tu es forcé d'être au milieu de la
foule (Ep., 26, 8). — Ceci, je le dis non à beaucoup, mais à toi ; nous
sommes en effet l'un pour l'autre un public de théâtre bien suffisant
(Ep., 7, 11). — II nous faut faire choix de quelque homme de bien,
et l'avoir sans cesse devant nos yeux, pour vivre comme si nous
l'avions toujours pour spectateur et pour faire tout comme si nous
l'avions pour témoin (Ep., 11, 8). — Agis en tout comme si Ëpicure
lui-même le voyait (Ep., 25, 5). — II faut bien examiner avec qui
tu vas boire et manger. Car sans un ami, la vie n'est guère qu'une
lippée de lion et de loup (Ep., 19, 10).
Mais Sénèque demande aussi à Épicure de l'aider à méditer sur
la mort, la mort dont la pensée le hante :
II est ridicule de courir à la mort par dégoût de la vie, quand on a
rendu nécessaire de courir à la mort par son genre de vie (Ep., 24,
22). — Qu'y a-t-il de plus ridicule que de rechercher la mort, quand
on s'est troublé la vie par la crainte de la mort (Ep., 24, 23) ?
Commentant la mort de son ami, l'historien Aufidius Bassus,
il écrit à Lucilius :
Au reste voici comment il s'exprimait selon l'esprit d'Ëpicure :
il avait d'abord, disait-il, l'espoir que le dernier hoquet n'entraîne pas
de souffrance ; à supposer la souffrance, elle serait complètement
allégée par sa brièveté même, car la souffrance n'a pas de durée quand
elle est forte... (Ep., 30, 14).
ET LA LITTÉRATURE ROMAINES 509
Naturellement si tel était le prestige d'Épicure auprès des ad
versaires, ii était bien plus grand encore auprès des siens. Chacun
connaît les éloges que Lucrèce a placés en tête des chants de son
poème. « Un dieu, ce fut un dieu... », ces mots là donnent le ton.
En fait Épicure était, en Grèce et à Rome, l'objet d'un véritable
culte de la part des siens 21. Lui-même avait prévu par son te
stament des fêtes commémoratives pour l'anniversaire de son
jour de naissance et quatre siècles après, selon Pline l'Ancien 22,
on les célébrait encore à Rome. Bien que les épicuriens ne crussent
pas à une survie de l'âme, il y offraient les sacrifices d'usage en
ces cérémonies. En outre le vingt de chaque mois ils se réunis
saient pour ce qu'ils appelaient la fête des Icades (sôxoc&sïç).
Ils copiaient ainsi dans une certaine mesure les pratiques rel
igieuses qu'ils combattaient. Guyau 23 a comparé autrefois ce qui
s'est passé au xixe siècle chez les disciples d'Auguste Comte
qui se réunissaient — qui se réunissent encore, je crois, notam
mentau Brésil — aux jours de fête du calendrier positiviste, dont
les usages sont plus ou moins démarqués du calendrier catho
lique. De même qu'Auguste Comte et son école transposaient à
leur profit le culte des saints, de même les épicuriens avaient
repris à leur compte le culte païen des Héros. Us vénéraient même
les traits physiques de leur saint patron ; selon Pline l'Ancien,
ils avaient ses images jusque dans leur chambre à coucher et
ils le portaient partout sur eux sur le chaton de leurs bagues. Le
buste d'Herculanum nous vient sans doute de cette piété. Cicéron
naturellement souligne la contradiction qu'il croit voir entre cette
dévotion et la croyance m_ie l'âme est mortelle 2l*, cju'Epicure lui-
même est mort, ce que Lucrèce reconnaîtra, proclamera. Mais
cette vénération n'était pas vaine idolâtrie. Elle avait en réalité
une signification spirituelle très précise, une utilité morale bien
déterminée. Épicure lui-même n'avait-il pas conseillé à ses dis
ciples : « Agis toujours comme si Épicure te voyait ? » Et
Sénèque, loin de la critiquer, recommande cette règle de disci
pline, invite son ami Lucilius à se chercher parmi les sages du
passé un patron dans la présence de qui on vit par la pensée. Si
je ne m'abuse, il y a là dans cet accueil empressé fait par des
Romains à cet aspect concret, incarné, peut-on dire, de la sagesse
épicurienne, quelque chose de bien caractéristique. Rome en
21. Sur le culte d'Épicure, cf. en dernier lieu Épicure et ses dieux d'A. J. Festu-
gière, p. 31.
22. Hist. liât., XXXV, 5 (les contemporains qui n'attachent aucun prix à
la ressemblance de leurs propres portraits) Epicuri uultus per cubicula gestant et
circumferunt secum. Natali eius sacrificant, feriasque omni mense custodiunt uicesima
lutta quas icadas uoeant.
23. J. M. Guyau, ha morale d'Épicure, 7e éd., Paris, 1927, p. 182 et suiv.,
p. 186, n. 2.
24. De finibus,l, 101, 103.
510 l'épicurisme dans la société

effet a développé particulièrement le sens de la personnalité. Cela


se voit dans son art qui a triomphé dans le portrait. Cela se voit
dans sa littérature où les genres les plus originaux, satire, élégie,
sont ceux qui reflètent l'individu et jusqu'à sa vie quotidienne.
Et cela se voit dans ses réactions à l'épicurisme. C'est notamment
parce que l'épicurisme se plaçait sur ce terrain qu'il correspond
ait à certaines tendances du caractère romain, tendances qui au
fond se retrouveront dans la religion catholique avec son sens de
l'autorité personnelle et les liens qu'elle établit entre les saints et
nous.
Ces fêtes épicuriennes, si discrètement qu'elles fussent célé
brées, avaient frappé l'opinion publique. Mais elle en déformait le
caractère. Elle les imaginait comme des festins somptueux ou
des beuveries sans mesure. Nous voyons Cicéron faire comme
l'opinion publique dans Vin Pisonem et le Pro Sestio et sans doute
avec moins de bonne foi et moins d'excuse 26. Car il avait des
amis épicuriens pratiquants qui pouvaient le renseigner. Mais
à Pison il en voulait férocement, parce que, consul, il l'avait
laissé exiler par ses adversaires sans lever le petit doigt pour le
défendre comme cela aurait été son devoir pour le « Père de la
patrie ». Tl dépeint donc sous les couleurs les plus crues la vie
que Pison, selon lui, menait dans l'isolement entre les quatre murs
de sa maison. Or il se trouve que nous pouvons sur un point précis
contrôler la vérité de cette peinture trop richement colorée. En
effet faisant allusion, sans le nommer, à Philodème pour lequel
il avait d'autre part de l'estime, il évoque les poèmes qu'à l'en croire
il avait composés sur l'existence dissolue de son protecteur. Cicéron
ne veut pas le blâmer : Philodème a du talent. « II fait, dit-il,
un poème si gracieux, si bien tourné, si élégant qu'on ne pourrait
rien faire de plus spirituel. » Toute la faute est à Calpurnius,
car Philodème est obligé par lui d'écrire de telle manière qu'« il
a dépeint dans les vers les plus voluptueux toutes ses passions,
tous ses stupres, toutes les sortes de ses repas et de ses banquets,
et enfin ses adultères ». Or V Anthologie Palatine nous a conservé
quelques-uns de ces poèmes qui, au dire de Cicéron, sont à la
fois si spirituels et si pervers. En voici un qui est une invitation
de Philodème adressée précisément à son patron Pison, pour
qu'il vienne célébrer avec lui la fête des Icades 26 :
Demain, très cher Pison, à venir en sa modeste maisonnette, à partir
de la neuvième heure, t'engage ton ami cher aux Muses, qui célèbre le
repas de l'Icade annuelle. Peut-être il faudra te passer des tétines de

25. Pour ce qui suit je renvoie à mon article : Sur une épitaphe épicurienne,
Revue des études latines, 1955, p. 113-120.
26. A. P., XI, 44 (= G. Kaibi;l, Philodemi Gadarensis Epigrammata,
Greisswald, 1884, p. xxn, n° XXII).
ET LA LITTÉRATURE ROMAINES 511
truie, des libations d'un Bromios né à Chios. Mais tu verras descamar
ades tout à fait véritables, tu entendras des accents plus suaves que
ceux du pays des Phéaciens. Et, Pison, si tu tournes tes regards vers
nous, l' Icade que nous célébrerons , de modeste deviendra somptueuse.
Tel est le véritable esprit des fêtes épicuriennes, celui que
Lucrèce lui-même a évoqué au début du chant deux de son poème :
La nature elle-même est satisfaite de peu, s'il n'y a point à travers
les demeures des statues dorées de jeunes gens qui dans leurs mains
droites tiennent les torches enflammées, pour fournir la lumière
aux repas prolongés dans la nuit, si la maison n'a ni l'éclat de l'a
rgent, ni le brillant de l'or, s'il n'y a pas les plafonds lambrissés et
dorés pour faire écho aux cithares, alors qu'allongés les uns avec les
autres dans l'herbe tendre,àau long d'un ruisseau sous les branches d'un
arbre élevé, à peu de frais on traite agréablement son corps, surtout
quand le temps nous sourit et que les saisons jonchent de fleurs les
prés verdoyants (V. 20-33).
Que Pison ne fut pas toujours infidèle à cette simplicité, Cicéron
le reconnaît indirectement mais, après avoir suggéré qu'il menait
une vie dissolue, il s'en prend à cette simplicité elle-même. La
polémique politique ne s'embarrasse pas de contradictions. Et
Cicéron peut ainsi reprocher tour à tour à son adversaire ses
débauches et ses grossièretés sans raffinements 27. Il critique son
apparence extérieure, qui était négligée (subhorridum atque
incultum), son air triste et taciturne qu'il taxe d'hypocrisie. Il
n'y avait, à l'en croire, chez Calpurnius rien de distingué, rien
d'élégant, rien de choisi. Pas d'argenterie ciselée. Les mets
n'étaient pas recherchés : ni coquillages, ni poissons, mais de la
viande avariée en abondance. Un service par-dessus le marché
très négligé : il était fait par des esclaves vêtus de hardes dont
quelques-uns même étaient vieux. Le même servait à la fois de
cuisinier et de portier. Il n'y avait pas chez lui de pâtissier. Il
se fournissait de pain et de vin chez le bistrot du coin (c'est cela,
à la lettre). Voilà ce que nous décrit Cicéron et c'est quelque p tu
en contradiction, on en conviendra, avec la somptueuse villa
d'Herculanum. Mais cela peut s'expliquer par la vie simple qu'au
sein même de son luxe Pison savait mener.
Cependant il n'est pas sûr que tous les épicuriens romains
fussent aussi sobres que le grec Philodème et même que le con
sulaire Pison. S'adressant à l'un d'entre eux son ami Papirius
Paetus 28, Cicéron qui n'a aucune raison de l'insulter ou de l'i
njurier parle de ses combibones epicurei, c'est-à-dire de ses « cama
rades épicuriens en beuveries ». A ce même ami, Papinus, sous
la dictature de César, Cicéron qui a des loisirs forcés et qui, mal-

27. Pro Sestio, 20-23.


28. Fam., IX, 25, 2.
512 l'épicurisme dans la société

gré ses travaux littéraires et philosophiques, trouve le temps long,


annonce qu'il s'initie à la gastronomie épicurienne 29. Autref
ois le stoïcien Chrysippe avait prétendu que certain traité de
gourmandise, dû à Archéstrate de Gela, et intitulé savoureu-
sement Du doux traitement ('HSimocOsta) était comme la citadelle
de la doctrine épicurienne. Horace consacrera une de ses satires à
Gatiusl'Insubre, qui proférera d'un ton oraculaire une série de re
cettes culinaires, dont le sel, si l'on ose dire, n'est pas toujours bien
savoureux pour nous ; ce n'est pas un de ses meilleurs poème;.
Mais ces réunions autour d'une table frugale ou somptueuse
étaient surtout rencontres d'amis. Philodème, invitant Pison dans
sa maisonnette, lui annonçait : « Tu verras de véritables amis,
des camarades tout à fait véritables. » Philodème était comme le
Maître lui-même dont on nous dit que la petite demeure elle
aussi était trop étroite pour la foule de ses amis. Et de ces amis
l'amitié était pour ainsi dire proverbiale. Eusèbe, le Père de l'Église,
cite un auteur déclarant que « l'accord des épicuriens entre eux
était semblable à celui qui doit régner dans une république bien
organisée » 30. Donc leur petite société, la société d'un homme
qui ne faisait pas de politique, aurait bien pu servir de modèle à la
grande. En fait selon M. N. De Witt 31, qui s'appuie surtout sur
un traité de Philodème intitulé Sur le franc parler (IIspl 7rappY]ataç)
l'école aurait connu une véritable organisation, rappelant un peu
celle d'un ordre monastique avec ses novices qui subissaient (ou
bénéficiaient...) des admonestations de tous les autres membres du
groupe. En raison de leur âge, prompt à la colère, il convenait de
les traiter avec douceur ; ils recevaient avec respect les leçons des
confrères plus âgés, plus avancés dans la vie et dans la sagesse.
Ils s'exerçaient à la pratique de la franchise dans le langage et
dans la conduite. Cette vie en commun avait une importance
éducative que Sénèque définissait en disant que ce n'était pas
l'enseignement, l'école d'Épicure qui avait fait de grands hommes
de ses élèves, Métrodore, Hermarque et Polyainos, mais c'était
son contubernium 32, mot d'origine militaire, difficile à traduire,
disons : sa camaraderie. En un autre sens un moderne a pu dire
qu'Épicure avait élevé l'amitié à la dignité d'une sorte de sacre
ment 33.
Les adversaires s'étonnaient de cette importance d'une amitié
qui allait jusqu'à l'altruisme, alors que les principes de la doctrine

29. Fam., IX, 20.


30. Numénius, ap. Euseb., Praep. euang., XIV, 5.
31. Organisation and procédure in Epicurean groups, Classical philology,
I936, p. 205-211 ; cf. du même : Epicurean contubernium, Trans. and Proc. of
the Philol. Assoc, 1936, p. 55-63.
32. Sén., Ep., I, 6.
33. J. Masson, Lucrelius epicurean and poet, Londres, 1907, t. I, p. 332.
FT I.A LITTERATURE ROMAINES 513
semblaient reposer sur l'égoïsme. Mais c'est que l'épicurien cherche
pour assurer la paix de son âme à triompher de certaines craintes,
notamment celle de la mort et que contre ces craintes il n'y a
pas de meilleure assurance que l'amitié 34. Elle peut nous procurer
au dehors des protections contre ceux qui risqueraient de mettre
nos jours en danger. Mais elle nous donne surtout intérieurement
un sentiment de sécurité, sentiment réconfortant de présences
affectueuses. Elle s'associe enfin à la recherche de la vérité.
Écrivant à son ami Ménécée, Épicure lui recommande : « Tous
ces enseignements et tous ceux de même nature, médite-les donc
jour et nuit et à part toi et aussi avec un compagnon semblable à
toi 35. » Pas plus que pour Platon la recherche de la vérité n'est
l'œuvre de la méditation solitaire. Nous avons un témoignage
célèbre de la pratique conseillée par Épicure et c'est le poème
même de Lucrèce qu'il adresse à son ami Memmius 36 ; il lui dit :
« Le plaisir souhaité de la douce amitié me persuade de supporter
n'importe quelle fatigue et m'induit à veiller au long des nuits
sereines. » Ces nuits sereines, auxquelles nous devons une des
œuvres les plus admirables de la littérature latine, elles sont ainsi
tout illuminées par le sourire de l'amitié.
L'amour par contre n'avait pas de place dans le domaine de la
vie épicurienne 37. Plus exactement il fallait le réduire au pur
plaisir physique. Tout ce qui s'ajoute de surcroît était considéré,
en opposition absolue avec Platon, comme passion dangereuse
pour la paix de l'âme, comme pure folie. Lucrèce a donné à cette
condamnation de l'amour-passion sa forme la plus virulente, tour
à tour flétrissant et raillant. Vous connaissez la page célèbre que
Molière a reprise de lui dans le Misanthrope sur les illusions des
amoureux. Dans ces conditions, devant cette condamnation si
absolue, on s'est demandé ce qu'Épicure pensait du mariage.
Certains ont cru qu'il le déconseillait au sage. Saint Jérôme
l'affirme 38 : il aurait dit qu'il arrivera rarement au sage de se
marier. Il ne semble pas que tel ait été positivement le cas, mais,
s'il le gardait comme une institution nécessaire à l'humanité, on
peut bien dire qu'il le dépouillait de tout prestige sentimental.
Par là il prêchait à Rome une doctrine qui ne s'harmonisait guère
avec les réalités de la société, d'une société qui reposait sur une
famille fortement organisée autour du père et de la mère de
famille. x

34. Cf. par exemple De fin., II, 82 ou encore la K. A- XXVIII traduite par
Cic, De fin., I, 68.
35- § 134 (trad. A. Ernout).
36. Cf. l'article mentionné plus haut Lucrèce et son disciple.
37. R. Flacelière, Les épicuriens et l'amour, Revue des études grecques, 1954,
p. 69.
38. Adu. Iouinian., I, 191.
514 l'épicurtsme dans la société
Cette vie épicurienne, dont j'ai retracé quelques grandes lignes,
est apparue dans tout son charme surtout aux générations de la
lin du Ier siècle, celles de Lucrèce, puis de Virgile et d'Horace.
A des hommes tourmentés par les misères de guerres civiles
atroces, par l'effondrement des traditions ancestrales, elle
offrait une sorte de havre et de refuge. L'ambition déchaînée
faisait le malheur à la fois de ceux qui l'éprouvaient et de ceux
qui étaient condamnés à leur servir d'instruments. Cette ambit
ionétait grosse d'échecs et de dangers mortels. Combien peu
parmi les hommes illustres de ce temps sont morts en effet pai
siblement dans leur lit ! Aucun des triumvirs du premier triumv
irat, ni Crassus tué dans une guerre lointaine où l'avait entraîné
son ambition, ni Pompée assassiné à Pharsale par un roi satellite,
ni César percé de coups en plein Sénat. Des deux plus grands
adversaires des triumvirs, l'un, Caton, s'était suicidé à Utique,
l'autre, Cicéron, devait être mis à mort par les séides d'Antoine.
On comprend que la vie n'ait jamais paru plus menacée au sein
même de la cité et jamais l'enseignement d'Épicure sur la crainte
de la mort n'ait paru plus actuel. Jamais aussi il n'avait semblé
davantage, en présence des incohérences et des crimes de l'his
toire, que les dieux se désintéressaient des hommes. Ou si l'on
se figurait qu'ils intervenaient dans leurs affaires, quels dieux
aurait-ce été là ! Quels dieux cruels et jaloux ! Le message d'Épi
curese fit entendre dans cette atmosphère, grâce aux philosophes
grecs comme Philodème ou Siron, grâce aussi à Lucrèce. Et
c'est ainsi que Virgile et qu'Horace ont pu dans leur jeunesse être
marqués par lui.
De Virgile 39 nous avons conservé la pièce, antérieure aux
Bucoliques, le poème V du Catalepton, où il annonce sa convers
ion. Il la devait à Siron. Cette conversion était si complète appa
remment que pour la sagesse Virgile renonçait même à la culture
intellectuelle, à la rhétorique, à la poésie, dont nous avons dit
qu'Épicure se défiait. Pour Horace, nous ignorons au contraire
quel maître il avait fréquenté, ni même s'il en avait fréquenté.
Il est remarquable que là où il s'est expliqué sur son éducation
et sa formation — et il l'a fait plusieurs fois et nous pouvons être
assurés de sa sincérité et de son courage — il n'a jamais fait
allusion à la fréquentation d'un épicurien. Seulement dans un
passage fameux des Épîtres il s'est un jour, écrivant à Tibulle,
qualifié de « porc du troupeau d'Épicure », ce qui peut bien
n'être qu'une plaisanterie. Nous serions plus avancés si nous con
sentions à reconnaître son nom 40, comme celui de Virgile, sur

n" 39.
124,Cf.avril
mon1958,
article
p. 225-237.
: Virgile et l'épicurisme, Revue de la Franco-ancienne,
40. Cf. en dernier lieu A. Rostagni, Virgilio minore, Turin, 1933, p. 176, n. 1.
ET LA LITTERATURE ROMAINES 515
certain papyrus d'Herculanum. Mais il faut les restituer là où
le document n'offre pour l'un que le début Ous et pour l'autre
la fin parie (un vocatif ? Bien singulier !) : la prudence com
mande de ne pas s'appuyer trop sur des bases aussi fragiles.
Si l'on cherche ce que ces deux poètes ont dû à l'épicurisme,
ce qu'ils en ont gardé de plus profond (et nous ne pouvons aborder
ici le problème que de très haut), ce n'est point ce détail de doc
trines auquel les commentateurs portent une attention trop exclu
sive, parce qu'il est plus facile à déceler. Je pense que c'est surtout
un certain sens de l'humain et de la vie intérieure. On allait à
l'épicurisme, nous l'avons suggéré, quand il s'agit des natures
élevées comme celles de nos deux poètes, quand on cherchait
à se libérer du poids trop lourd des misères humaines. On cher
chait en lui la paix de l'âme qui résultait d'un regard attentif jeté
sur soi-même, sur les inquiétudes dont on se sentait dévoré. Et
rien n'attirait plus parmi les remèdes proposés que l'amitié,
que l'affrontement en commun des maux préparés par la vie.
Peut-être peut-on imaginer dès lors ce que la tendresse virgi-
lienne doit à l'épicurisme. Les stoïciens professaient que la
pitié est une faiblesse indigne du sage. Virgile ne l'ignorait pas
et il a prêté à Énée devant Didon abandonnée par lui la dureté
du sage stoïcien. Mais justement chacun a senti qu'à ce moment-
là Énée cesse d'être un héros virgilien. Virgile n'était pas comme
Énée. Volontiers on a cru déceler chez lui comme des anticipa
tions de la charité chrétienne. Ne serait-il pas juste pour une
part d'en faire honneur à son épicurisme ? Traitant ailleurs de
ses rapports avec cette doctrine, j'ai eu le tort de ne pas y songer,
de ne pas chercher là l'essentiel de ce qu'il a pu en garder. Sa
vision du monde, sa conception de la divinité ont changé, mais
dans son attitude à l'égard de l'homme il n'a pas eu à renier le
souvenir de l'amitié épicurienne.
Horace peut sembler avoir conservé davantage, bien qu'il ait
été probablement moins exclusivement conquis. Mais pour lui
aussi, il importerait de regarder l'essentiel. On laissera de côté
l'Horace des plaisirs faciles, l'Horace des odes anacréontiques.
L'épicurisme n'est pas plus là qu'il n'est chez ces voluptueux
évoqués par Lucrèce au chant III qui tiennent en main leur
coupe, qui se couronnent le front de guirlandes et s'invitent à
saisir au passage l'instant qui ne reviendra pas 41. L'épicurisme,
le véritable, était une morale exigeante sous des dehors séduisants.
La paix qu'il offrait ne s'acquérait que par une discipline imposée
aux désirs, par le refus de tout ce qui n'est ni naturel ni nécessaire.
Horace lui doit cet effort de dépouillement pour refuser tout ce
qui n'est pas l'essentiel, mais il lui échappe presque aussitôt par
41. De ter. nat., III, v. 912 et suiv.
516 l'épicurisme dans la société

son sens de la juste mesure, par son refus de s'embrigader sous


quelque bannière que ce soit et l'on ne trouve chez lui aucun
écho de l'esprit religieux de vénération pour le Maître qui est si
important, nous l'avons vu, dans la vie de la secte : ce ne peut être
un hasard. On pensera toutefois que lui aussi, comme Virgile,
a gardé quelque chose de l'amitié épicurienne et ce sera cette
attention délicate donnée, par exemple dans les Épîtres, aux aspi
rations des autres âmes. Elle n'aura pas cette nuance mélancolique
de la tendresse virgilienne, mais, dans un tempérament différent,
elle sera le fruit des mêmes influences.
Ni Virgile, ni Horace, malgré leur sympathie du premier
moment, n'ont en définitive pensé que l'épicurisme détenait le
dernier mot. C'est que leur génération, après le drame des guerres
civiles, a connu l'apaisement de la restauration augustéenne.
Elle s'est retrouvée appelée à collaborer à une œuvre nationale
et Virgile et Horace n'auraient pu rester dans le cercle des so
ciétés épicuriennes, sans laisser passer à côté d'eux les aspirations
essentielles de l'homme romain de ce temps. Et sans laisser passer
à côté d'eux, avec elles, des aspirations essentielles de l'homme de
tous les temps. La science épicurienne du monde décidait bien
vite des grands mystères et quand elle prétendait que qui la posséd
erait, deviendrait semblable à un dieu, elle n'était pas exempte
elle-même de démesure. En revenant des cénacles épicuriens
parmi les hommes pour les tâches de l'action au sein de la cité,
Virgile et Horace se sont retrouvés d'autre part en de nouveaux
rapports avec le monde lui-même, rapports où rien ne paraissait
plus aussi simple et aussi lumineux qu'à la foi tranchante de
Lucrèce. La doctrine du plaisir, souverain bien des êtres vivants,
n'apparaissait plus comme suffisante pour éclairer ces rapports
complexes de l'homme avec la nature, avec sa nature. Et la
réflexion ramenait alors aux conceptions de la religion tradition
nelle ou conduisait à d'autres philosophes, et notamment au sto
ïcisme ou encore menait aux deux à la fois. Ce fut la route suivie
par Virgile et par Horace. Épicure, comme on dit aujourd'hui,
était dépassé. Mais il avait joué son rôle ; il avait enrichi les deux
poètes d'une certaine expérience et c'est de quoi tous les amis
de ces poètes doivent lui être reconnaissants.
De même qu'il faut lui être reconnaissant d'avoir apporté dans
ce monde romain parfois brutal et désordonné dans ses appétits
un sens affiné de l'intériorité, de l'harmonie de l'âme, d'avoir
imposé à la vénération sa propre figure, si sereine et si énergique
malgré sa douceur. C'est là son vrai mérite, bien plus que d'avoir
été le précurseur lointain de telle idéologie contemporaine dont
je disais un mot en corn lençant.
Pierre Boyancé.

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