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202 PROBLÈMES, TENDANCES, PERSPECTIVES

qui malgré sa mort prématurée en 2001 a connu un Chapitre 10


succès croissant dans les milieux neurophilosophiques,
permettant d’échapper au physicalisme triomphant du
scientisme — tel que l’illustrent des auteurs comme Le bouddhisme au risque
le philosophe Daniel Dennett ou le neurologue Jean-
Pierre Changeux. Court-circuitant la vieille dichotomie
de la modernité
(subjectif/objectif ), la neurophénoménologie met
l’accent sur une approche « à la deuxième personne »,
qui fait intervenir le contexte social — ce que Thich Le bouddhisme digital
Nath Hanh ou Emmanuel Levinas appelleraient On a beaucoup discuté des changements neurologiques
l’« inter-être ». et cognitifs que produisait la nouvelle culture digitale
dans laquelle nous sommes immergés. Le bouddhisme
peut-il, ou doit-il à son tour, être digitalisé ? Certes,
il a trouvé avec Internet un prodigieux moyen de
communication et de promotion idéologique, voire
commerciale. En Asie, chaque temple bouddhique a
dorénavant son site Internet. De même, pour le monde
occidental, une simple recherche sur Google offre une
fabuleuse diversité de sites bouddhiques (centres zen,
Vipassana) et apparentés (MBSR, etc.) et permet de se
choisir un bouddhisme « à la carte ». On peut également
exécuter des rites funéraires bouddhiques en ligne… Et
que sais-je encore ?
Il y a pourtant quelque chose qui me dérange dans
l’image, vue à la télévision, de ce moine américain qui
débarquait sans bagages à l’aéroport international de
Séoul et déclarait à ses admirateurs coréens n’avoir
besoin de rien d’autre que de sa tablette iPad. L’iPad
semblait pour lui, comme pour tant d’autres, être
devenu le joyau qui exauce tous les vœux (cint mani),
une projection sublimée de tous ses désirs. Peut-on
encore parler de pratique bouddhique authentique dans
un tel cas ? La question peut se poser, mais la réponse
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n’est pas évidente. D’où ce petit k an zen (ou pas) : « Si à la mode. Cela explique que certains aient voulu voir
le Bouddha vivait de nos jours, utiliserait-il un iPhone ? dans la Toile une version moderne du filet d’Indra, dont
Aurait-il un compte sur Facebook ? » Prenons garde à ne chaque nœud est orné d’une perle qui reflète toutes
pas répondre trop vite. les autres, symbole bouddhique de l’interpénétration
Le Web tisse autour du monde une toile infor- parfaite de tous les phénomènes.
mationnelle qui ressemble à certaines visions de Cette métaphore semble préfigurer une conception
Teilhard de Chardin. La métaphysique du cyberespace holographique de la réalité telle qu’elle semble se faire
ressemble sans doute à celle du bouddhisme, en ce jour dans la science moderne, et elle rencontre un certain
qu’elle souligne l’interconnexion de toutes choses, succès dans les cercles néo-bouddhistes et écologistes,
et les théoriciens d’Internet se réclament souvent de qui insistent sur l’interconnexion de toutes choses.
la spiritualité bouddhique. Mais, dans l’ensemble, la Douglas Hofstadter, dans son best-seller Gödel, Escher,
« vision du monde » bouddhiste reste pour l’instant assez Bach, l’utilise pour désigner les réseaux complexes de
distante de la technoscience. Alors qu’Internet, sous relations entre les objets d’un système — qu’il s’agisse
couvert d’information, nous livre au bruit (et parfois d’un réseau social comme Facebook ou de l’interaction
même à la fureur), le bouddhisme semble accorder plus des particules, des éléments d’un ordinateur ou des
de valeur au silence et au recueillement. La méditation, neurones du cerveau. La même idée d’interconnexion
sous la forme de la « pleine attention » (mindfulness), sous-tend certaines versions du néo-bouddhisme comme
serait-elle l’antidote à la distraction permanente causée l’« éco-bouddhisme ». Mais la conception elle-même
par Twitter et autres réseaux sociaux ? Le pratiquant a une longue histoire en Occident. Comme le disait
bouddhiste restera-t-il un solitaire, tel le rhinocéros déjà Cicéron : « Tout est vivant, tout est interconnecté. »
dans la forêt que nous décrivent les premiers textes On retrouve aussi la métaphore du filet d’Indra dans
bouddhiques ? Ou bien au contraire le bodhisattva la culture populaire, telle qu’elle se reflète dans certains
moderne sera-t-il celui qui a le plus grand réseau romans de science-fiction ou des films hollywoodiens
d’« amis » sur Facebook et reçoit le plus grand nombre comme Matrix ou Interstellar.
de « J’aime » à ses interventions ? La « contemplation Mais la question se pose toujours de savoir si Internet
du mur » que recommandait Bodhidharma est-elle la sera un instrument de libération ou d’asservissement.
lecture du « mur » de Facebook ? Les récentes révélations sur la surveillance informatique
La notion même de « réseau » paraît se superposer aux dont nous faisons l’objet, pour des raisons qui sont
notions bouddhiques d’interpénétration des phénomènes aujourd’hui d’ordre consumériste mais qui pourraient
et de co-production conditionnée. Comme on le sait, devenir demain politiques ou idéologiques, ont réveillé
avec l’interconnexion croissante de nos vies dans une des peurs profondément enfouies. Les Cassandre en ce
société rapidement en voie de globalisation, les notions domaine ne manquaient pas, bien avant les révélations
de « réseau » (network) ou de « maillage » (meshwork) sont de WikiLeaks ou d’Edward Snowden.
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Certains évoquent le spectre de Big Brother, d’une Bouddhisme et posthumanisme
société panoptique et d’un totalitarisme toujours En ce début du XXIe siècle, les progrès rapides des
possible. D’autres pensent que nous serions au sciences, en particulier de celles qu’on a regroupées sous
contraire l’objet d’une sous-veillance due à la pléthore le sigle de NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies,
d’informations. Quel rôle le bouddhisme pourrait- intelligence artificielle, et sciences cognitives), ont
il jouer, ou joue-t-il déjà, dans ces transformations conduit certains à envisager la perspective prochaine
de la société ? Est-il un instrument ou un adversaire (dans les trente années à venir) d’une grande convergence
du néocapitalisme et du contrôle informatique ? La qu’ils ont dénommée « Singularité41 ». À ce stade, l’être
Toile cyberspatiale, identifiée au filet d’Indra, n’est- humain accéderait à son rêve le plus fou : l’immortalité.
elle pas le piège que nous tend M ra, le maître de ce Il sortirait de la sphère de l’humanité pour entrer dans
monde ? La réalité virtuelle ne serait-elle qu’une réelle celle du transhumain ou du posthumain42. Même si
illusion ? Les deux grilles de lecture restent possibles à l’on fait la part d’un optimisme futuriste qui nous a
ce stade. déjà prédit, aux grandes heures de la cybernétique, une
Quoi qu’il en soit, le fait que la métaphore du filet solution à tous nos problèmes à l’horizon (maintenant
d’Indra apparaisse dans des textes bouddhiques n’est bien dépassé) des années quatre-vingt du siècle
pas tout à fait suffisant pour prôner la digitalisation à dernier, il n’en reste pas moins que la convergence en
outrance du bouddhisme. L’analogie est peut-être après question, bien réelle, change fondamentalement la
tout superficielle. Certes, le bouddhisme paraît mieux donne, remettant déjà en question (notamment avec la
adapté que d’autres doctrines ou religions à l’évolution question du clonage) des valeurs morales et spirituelles
rapide de la société moderne. Mais on pourrait à l’inverse que l’on aurait pu croire éternelles.
affirmer que, dans la mesure où il constitue une rupture L’avènement prochain de la « Singularité », tel que
du connu vers l’inconnaissable (et non pas simplement nous l’annoncent Ray Kurzweil, Vernor Vinge et leurs
l’inconnu, ou plutôt le pas-encore-connu de la science), émules, a des résonances prophétiques indéniables.
l’Éveil bouddhique constitue précisément le dernier Si une telle convergence se produit — et elle finira
rempart contre la mise en réseau, la globalisation et la bien par se produire, même si la courte échéance
digitalisation de notre univers mental. Si tous les êtres annoncée semble exagérément optimiste —, on peut
sont des points nodaux, des perles sur le filet d’Indra, le se demander ce qu’il adviendra du bouddhisme dans
Bouddha, l’individu suprême, ne fait plus en principe cette nouvelle sphère. Sera-t-il dépassé ou se retrouvera-
partie du réseau. Pour filer la métaphore, disons que le
Bouddha (ou) l’Éveil bouddhique tranche le fil du filet
41. Sur cette question, cf. Monique Atlan et Roger-Pol Droit, Humain,
d’Indra (le dieu hindou qui règne sur le monde) — ou Flammarion, 2012 ; et Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains,
de son malveillant double bouddhique, M ra. Fayard, 2010.
42. Cf. J.-M. Besnier, ibid.
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t-il au contraire dans son élément vital ? Après tout, une espèce d’hyperart, où l’art s’infiltre dans tous
le Bouddha, l’Omniscient, n’était-il pas déjà, à sa les interstices du commerce et de la vie ordinaire43. »
manière, trans- ou posthumain ? Le bouddhisme, par Paradoxalement, on pourrait dire, en paraphrasant
sa souplesse et son ouverture, n’est-il pas la spiritualité ces auteurs, que « plus la spiritualité s’infiltre dans le
la mieux appropriée à l’ère nouvelle ? Mais ne risque-t-il quotidien et l’économie, moins elle est chargée de haute
pas aussi de s’y perdre — et de devenir, comme certains valeur spirituelle44 ».
le craignent, l’idéologie du capitalisme avancé ? Mais le bouddhisme moderne n’est pas mono-
Ceux qui veulent minimiser la différence entre lithique : à un bouddhisme consumériste, pour qui
humain et posthumain soulignent que l’aveugle de « être zen » signifie « être branché », assujetti aux
Descartes avec son bâton était déjà, à sa manière, un dernières modes culturelles et spirituelles, on peut
cyborg. Mais un bouddhisme posthumain ne sera-t-il toujours opposer un bouddhisme « débranché », décalé,
pas aussi, paradoxalement, un bouddhisme posthume ? « désengagé », et en même temps en prise plus directe
Si, comme certains le pensent, « le futur n’a pas besoin sur les mondes extérieur et intérieur, une redécouverte
de nous », pourquoi aurait-il encore besoin de cette de la lenteur et de la disponibilité. Et, entre ces deux
forme d’humanisme que fut (et reste) le bouddhisme ? extrêmes, non pas une seule mais une infinité de « voies
Il n’est évidemment pas possible de répondre ici à ces du milieu » — une pour chacun, toujours la même,
questions, mais elles méritent d’être posées. toujours différente.
Le bouddhisme en tant que religion continuera-t-il
à coexister avec un néo-bouddhisme, forme nouvelle de
spiritualité mieux adaptée au monde hypermoderne et
global qui est devenu le notre ? La spiritualité, c’est peut-
être la religion revue et corrigée par le néocapitalisme
dans son esprit d’esthétisation de la culture : on trouve
désormais des marques de thé ou de cosmétique ayant
pour nom « Zen » ou « Sam dhi ». Le bouddhisme est
réintégré dans un contexte individualiste, hédoniste
ou simplement eudémonique (comme « philosophie
du bonheur »).
Peut-être pourra-t-on bientôt dire de la spiritualité
bouddhique ce que Gilles Lipovetsky et Jean Serroy
disent de l’art, dans L’Esthétisation du monde. « C’est 43. Gilles Lipovetsy et Jean Serroy, Gallimard, 2013, p. 26.
un univers de surabondance ou d’inflation esthétique 44. Ibid., p. 33. Je me suis permis de remplacer le mot « art » du texte
qui s’agence sous nos yeux : un monde transesthétique, original par « spiritualité ».

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