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Psychologie et Philosophie
Albert Michotte
Michotte Albert. Psychologie et Philosophie. In: Revue néo-scolastique de philosophie. 39ᵉ année, Deuxième série, n°50,
1936. pp. 208-228;
doi : 10.3406/phlou.1936.2974
http://www.persee.fr/doc/phlou_0776-555x_1936_num_39_50_2974
(l> II est peut-être utile de signaler ici que, lorsque nous utiliserons dans
les pages qui vont suivre le mot « science », nous l'entendrons toujours dans le
sens de science expérimentale ou positive.
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vateurs. Il est évident dès lors, que, pour se former une opinion au
sujet de la valeur d'une « science » de la vie intérieure, il est
nécessaire de discuter d'abord le problème de la connaissance de la vie
intérieure par le sujet, et ensuite celui de la communication de cette
connaissance à d'autres personnes. Seule en effet, pareille
communication pourrait mener à cette généralisation des principes et des
lois qui est essentielle à toute science.
L'introspection a fait l'objet de disputes sans nombre entre les
psychologues, et l'on peut affirmer, semble-t-il, qu'à l'heure actuelle
il existe un accord assez général, de principe sinon d'expression, au
sujet de sa valeur, parmi les psychologues, de l'école expérimentale
du moins. Aussi avons-nous cru qu'il n'était pas superflu de
condenser dans ces pages les idées qui nous paraissent les plus
essentielles en la matière.
Il importe, avant d'aborder cette discussion et pour éviter
d'innombrables malentendus, de fixer avec précision le sens technique
que donnent au mot « introspection » la plupart des psychologues
de l'école expérimentale. Ils entendent par là le procédé, grâce
auquel il serait possible de connaître (et d'analyser) les faits de la
vie intérieure, ce qui est « donné » dans l'expérience, ce qui « est »,
ce qui « existe » à un moment du temps, dans la vie mentale. De là
la désignation de « point de vue existentiel » qui a été donnée par
Titchener à cette façon de concevoir les choses. C'est dans ce sens
déterminé et limitatif que nous envisagerons l'introspection dans la
discussion que nous allons entreprendre.
Comme, d'autre part, toutes nos connaissances empiriques,
qu'elles se rapportent au monde physique ou à la vie intérieure,
trouvent leur source dans le « donné », le principe de l'unicité de
« l'expérience » mène à supprimer la distinction que l'on établit
superficiellement entre observation intérieure et observation
extérieure, entre introspection et extrospection. Entre les sciences
physiques et la psychologie, il n'y a qu'une différence de points de
vue que l'on s'est maintes fois efforcé de préciser ; rappelons à
ce propos les définitions de la psychologie de Mach, d'Avenarius,
de Wundt, de Kiïlpe.
La même donnée sensorielle a la portée d'un fait physique
lorsqu'on fait abstraction du sujet qui la « vit », elle a la portée
d'un fait psychologique lorsqu'on l'envisage dans sa dépendance
vis-à-vis du sujet.
Mais les sciences physiques sont loin de borner l'observation à
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genre devra donc être limitée à une formule telle que la suivante :
Chaque individu, placé dans la situation A, différente objectivement
de la situation B, éprouve néanmoins une impression analogue à
celle que lui donne la situation B.
Dans d'autres cas, on pourra constater inversement que des
impressions différentes peuvent correspondre à des situations
partiellement semblables. Similitudes et différences entre des
impressions correspondant à des situations données, sont, en dernière
analyse, les seules données constructives que puissent nous livrer,
rigoureusement parlant, les descriptions introspectives. Cela paraîtra
peu de chose peut-être, mais si l'on veut y regarder de près, on
pourra constater que le magnifique édifice de cette psychologie de
la perception que nous possédons aujourd'hui a été construit tout
entier sur ces données.
On pourrait, il est vrai, tâcher de pousser les choses plus loin
encore et dire que les impressions d'identité ou de différence tout
au moins doivent être considérées comme semblables chez les
différents individus. Cela même n'est pas nécessaire ; il suffit que
les impressions que les sujets appellent identité ou différence
correspondent à des situations objectives semblables pour les différents
individus. Chacun a appris à unir le mot « différent » à
l'impression que lui donnait la perception d'objets réellement différents.
La seule chose requise pour construire notre psychologie est qu'il
emploie de façon constante le mot « différence » chaque fois qu'il
retrouve l'impression caractéristique qu'il éprouvait lorsqu'il a
appris le sens du mot.
Mais si l'on a pu édifier toute la psychologie de la
perception par cette voie indirecte, il semble qu'il n'y ait pas de raison
de principe pour que l'on ne puisse, par le truchement du même
moyen, arriver à construire toutes les parties de la psychologie et,
notamment, aboutir à une classification systématique des états
psychologiques. Les mêmes critères de ressemblance et de différence
ne pourraient-ils s'appliquer aussi bien à la distinction entre, par
exemple, les sensations et les sentiments, entre les images et la
pensée qu'entre des perceptions diverses ? Sans doute en va-t-il
ainsi en théorie, mais, en pratique, les raisons invoquées plus
haut relatives aux confusions possibles entre le « donné » et son
« interprétation », et à l'absence de contrôle objectif du sens des
mots s'y opposent. Les faits parlent d'ailleurs plus éloquemment
que toute théorie, et ils permettent de constater que, malgré les
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.
permettant de savoir si les descriptions des sujets sont réellement basées
sur le point de vue existentiel et ne sont pas de la pure «
information ». Il faudrait de plus posséder un système de contrôle du
sens des mots a signification subjective.
Que conclure dès lors, sinon que, pour présenter les caractères
d'une vraie science positive, la psychologie doit répondre à une
conception toute différente (que nous discuterons dans un instant),
et que l'étude du donné comme tel ne peut fournir, comme base
aux réflexions philosophiques, une connaissance scientifique de la
vie intérieure ?
Ceci mène fatalement à une conception dualiste de la
psychologie empirique : une psychologie, science positive, qui n'est pas
introspective, ou qui, du moins, n'a pas pour objet la
connaissance de « l'expérience » comme telle, et une psychologie
introspective qui, elle, n'a pas la valeur d'une science systématisant
des résultats contrôlables.
On ne peut nier en effet que chacun de nous ait la conviction
de connaître ce qui constitue sa propre expérience, et l'on ne peut
empêcher chacun de nous de se baser sur les données introspec-
tives qu'il recueille chez lui-même pour se construire une
psychologie de sa vie intérieure.
Mais ceci reste la psychologie d'une vie intérieure individuelle,
et garde une valeur personnelle.
Il est possible, il est vrai, d'orienter cette recherche
personnelle, de lui donner une méthode et un esprit ; ainsi chacun peut
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tâcher de faire saisir par un autre ce que, lui, est convaincu d'avoir
trouvé dans son expérience individuelle, et c'est par ce procédé
sans doute que se constituent les « écoles ». Il est typique sous ce
rapport, et un peu décevant aussi, de constater que les
contradictions, que l'on a pu relever entre les différents auteurs qui ont
fait des recherches par la méthode d'introspection, éclataient
beaucoup moins entre les tenants d'une même école qu'entre ceux
d'écoles différentes. Ainsi apparaît la dépendance dans laquelle
se trouvent les résultats obtenus, vis-à-vis de l'éducation
psychologique et même des conceptions philosophiques des observateurs.
Les connaissances acquises de cette manière peuvent présenter un
degré élevé de certitude chez l'individu; elles ne peuvent s'imposer
à tous.
Là ne se borne d'ailleurs pas le rôle de la psychologie
introspective. Si l'on ne peut accorder à la reconstruction en soi de la
vie mentale d'une autre personne, sur la foi de la description qu'elle
en donne, ou par le moyen d'autres procédés, comme cette Ein-
fiihlung dont on a tant parlé dans le domaine des arts, une valeur
suffisamment rigoureuse pour servir des buts scientifiques, il n'en
est pas moins vrai que pareille reconstruction peut éventuellement
posséder une valeur pratique considérable. L'analogie de
structure et de comportement des organismes justifie sans doute dans
une mesure suffisante, pour les besoins de la vie courante, la
croyance à une analogie entre les « vies intérieures » d'individus
différents et dans l'emploi qu'ils font du langage pour exprimer
ce qu'ils ressentent. Et cela justifie dès lors les tentatives que l'on
peut faire pour « comprendre » la mentalité, la façon de voir ou
de sentir d'une autre personne, et pour arriver ainsi à agir sur
elle. N'est-ce pas là le secret de l'influence que peuvent acquérir
bien des essais de « direction de conscience » ou de cure
psychiatrique qui se montrent très réellement efficaces ? Mais cela n'est
plus de la science à proprement parler, c'est plutôt un art, et, il
faut le dire, un art qui, par ses conséquences, peut se montrer
parfois bien plus utile dans le domaine psychologique que les
connaissances purement scientifiques.
* * *
duirait pas chez l'autre, mais uniquement que, placés dans les
mêmes conditions, le premier agit d'une manière plus efficace, à
un point de vue déterminé, que l'autre, qu'il arrive, par exemple,
à résoudre des problèmes plus difficiles que l'autre. A quoi cela
est-il dû concrètement, quelle est la différence de fait qui existe
entre les vies mentales de ces deux individus? C'est là une question
qui n'est ni touchée ni même posée en l'occurrence et qui est
étrangère à cette notion fonctionnelle de l'intelligence.
Ces concepts fonctionnels sont analogues à ceux que nous
utilisons pour caractériser le fonctionnement d'une machine lorsque
nous disons qu'elle travaille rapidement, ou qu'elle travaille avec
grande précision, ou encore lorsque nous parlons de son rendement
mécanique. Il s'agit de propriétés globales du fonctionnement de la
machine que l'on ne peut guère, la plupart du temps, attribuer à
tel ou tel de ses organes, mais qui résultent de leur ensemble. Il
est plus que vraisemblable qu'il en va de même pour les
concepts fonctionnels de la psychologie et qu'eux aussi ne sont que
l'expression de propriétés de l'ensemble de l'organisation
psychophysiologique de l'individu. Il faut donc se garder de l'erreur qui
consisterait à se demander « ce que c'est en réalité » que
l'intelligence, la mémoire, la volonté, l'émotivité, entendues dans le sens
fonctionnel, et surtout de vouloir les définir en termes de
psychologie introspective.
On peut ajouter que notre expérience quotidienne nous permet
de formuler l'hypothèse que les réactions humaines sont le résultat
d'un grand nombre de facteurs, d'aptitudes, dont l'ensemble
constitue sa personnalité (au sens empirique du mot) : aptitudes
sensorielles, motrices, intellectuelles, émotives, et ainsi de suite.
Tout cela permet de comprendre le point de vue auquel se
place la psychologie du comportement. Ce qu'elle cherche a
réaliser, c'est précisément d'arriver à une connaissance de l'homme
en termes de traits psychologiques fonctionnels, et basée sur l'étude
de ses réactions.
Le rôle de la recherche sera de caractériser et de dénombrer
les facteurs requis pour expliquer les propriétés de l'action humaine.
On pourra, bien entendu, prendre les classifications courantes comme
point de départ ; elles possèdent une valeur heuristique
incontestable. On pourra, par exemple, partir de l'hypothèse qu'il existe
chez chaque individu des facteurs correspondant à ce que nous
appelons, dans le langage courant, intelligence, émotivité, etc., mais
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giques et, soit dit en passant, des domaines qui semblent devoir
aller s'élargissant, dans lesquels le caractère psychologique
essentiel de la Réponse réside, comme nous l'avons signalé plus haut,
dans sa « signification », tels les cas dans lesquels il importe de
constater le changement d'attitude provoqué par une modification
de la Situation, dans lesquels il importe de fixer par exemple, une
expression plus ou moins fugitive de tristesse ou de
mécontentement, une attitude de recherche ou de concentration, etc. Aucun
appareil n'est capable, actuellement, de fixer ici la nature du
changement produit. Le seul instrument enregistreur de l'aspect
principal de la Réponse est l'homme lui-même; peu importe
d'ailleurs qu'il soit le témoin direct de la réaction, ou qu'il l'observe
indirectement par l'intermédiaire d'une photographie ou d'un film
cinématographique .
De plus, pareilles Réponses peuvent donner lieu à des
évaluations de degrés. C'est ce qui se présente par exemple, lorsque la
Réponse consiste en une solution de problème, dont il y aura lieu
de déterminer le caractère plus ou moins adéquat, lorsque la
Réponse consiste en l'indication d'un idéal, d'une façon de sentir,
d'une façon de voir du sujet, qui doivent être appréciés par
l'expérimentateur, ou encore, pour prendre un cas classique assez simple,
lorsque la Réponse se réduit à l'exécution d'un dessin ou à une
réaction d'écriture dont l'expérimentateur devra évaluer la qualité.
Or, l'appréciation de degré, de grandeur ne peut être faite, dans
tous les cas de ce genre qu'en termes d'évalutation subjective car
il s'agit de « valeurs humaines » dont, encore une fois, l'homme
seul constitue et l'instrument enregistreur et l'instrument de mesure.
Il s'agit ici d'une question de toute première importance. Si
l'on veut en effet, arriver à connaître la structure de la personne
humaine il faut tenir compte de ces « valeurs humaines », il faut
les « quantifier ». Pour connaître les traits fonctionnels constitutifs
de la personnalité et surtout pour fixer leurs relations mutuelles,
il est indispensable d'en obtenir une évaluation quantitative basée
sur les rapports Situation-Réponse. Mais ceci est-il possible ? Ne
retombera-t-on pas fatalement dans des difficultés analogues à celles
que nous avons rencontrées dans notre discussion de l'introspection,
et le gâchis des appréciations ou des interprétations divergentes ne
rendra-t-il pas de nouveau toute tentative scientifique illusoire ?
Qu'on ne s'y trompe pas ! Les deux cas sont absolument
différents. Dans celui de l'introspection, il s'agissait d'établir l'exis-
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