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LE JOURNAL DE VIEILLESSE : LA VOIE DU SALUT ?

Béatrice Jongy

Fond. Nationale de Gérontologie | « Gérontologie et société »

2005/3 vol. 28 / n° 114 | pages 115 à 128


ISSN 0151-0193
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Le journal de vieillesse : la voie du salut ?

par Béatrice JONGY

| Fondation Nationale de Gérontologie | Gérontologie et société

2005/3 - Volume 114


ISSN 0151-0193 | pages 115 à 128
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— Jongy B., Le journal de vieillesse : la voie du salut ?, Gérontologie et société 2005/4, Volume 114, p. 115-128.

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LE JOURNAL DE VIEILLESSE :
LA VOIE DU SALUT ?
Étude de « La Quête intermittente » d’Eugène Ionesco

BÉATRICE JONGY
ATTACHÉE TEMPORAIRE D’ENSEIGNEMENT ET DE RECHERCHE EN LITTÉRATURE COMPARÉE
UNIVERSITÉ BLAISE PASCAL (CLERMONT II)

La Quête intermittente est le journal intime tenu par Ionesco à


l'âge de soixante-douze ans, alors qu'il se trouve dans un
établissement de soins après ce qu'il appelle « l'accident ». Le
journal intime tente de résoudre les problèmes d'identité posés
par la vieillesse, et de lutter contre la fuite du temps. Il est aussi, à
l'approche de la mort, l'occasion d'un examen de conscience et
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d'un plaidoyer pro domo. Ionesco en fait le lieu d'une quête
métaphysique, hélas entravée, rendue intermittente par les maux
de la vieillesse et le désir de se mettre en scène pour la postérité.
Mais ce journal est aussi le portrait authentique de la condition
humaine, dont le vieillard, plus lucide que les autres, devient le
paradigme. En outre, situé à chemin entre le monde des vivants et
celui des morts, il est l'intercesseur privilégié auprès de Dieu.

THE DIARY OF OLD AGE: THE ROAD TO SALVATION?


STUDY OF THE INTERMITTENT QUEST BY EUGÈNE IONESCO.
The Intermittent Quest is Ionesco’s private diary written at the age of
seventy-two when he was in an institution after what he called “the
accident”. The private diary endeavours to solve the identity problems
which arise with old age and to fight against fleeting time. As death
approaches it is also the opportunity to examine his conscience and
make a pro domo plea. Ionesco turns it into a metaphysical quest which
is unfortunately hampered and hindered by the ills of old age and the
desire to go down to posterity. However, the diary is also the genuine
portrait of the condition of mankind which the lucid old man epitomises.
Moreover, located between the world of the living and that of the dead,
he is in the privileged position of interceding with God.

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LE JOURNAL DE VIEILLESSE : LA VOIE DU SALUT ?

La Quête intermittente couvre les mois de juillet 1986 à janvier 1987.


Ionesco, après ce qu’il appelle « l’accident », est dans un établisse-
ment de soins, au château du Rondon, puis dans son appartement
1. La Quête intermittente, parisien 1. Il avait déjà tenu, de 1963 à 1967, un journal intime : le
Paris, Gallimard, 1987.
À partir de la p. 114. Journal en miettes. C’est la peur de la mort qui le pousse à
reprendre l’écriture diaristique. Le dramaturge a toujours été scan-
dalisé par la condition humaine. La vieillesse le confronte à sa
propre mort, l’obligeant à anticiper sa disparition. Il tente alors de
faire du journal un exercice spirituel, visant moins à se justifier qu’à
trouver le salut dans l’écriture. Ce qui importe, au seuil de la mort,
c’est de s’assurer d’une foi et de la survie de l’âme. Mais les maux
de l’âge et le souci de la postérité entravent la quête spirituelle.
L’écrivain vieillissant, paradigme de tous les mortels, peut seule-
ment souhaiter être sauvé au nom des souffrances subies.

LA QUÊTE
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LES INTERMITTENCES DU MOI
2. Ibid., p. 24. Freud écrivait à
l’âge de 65 ans, à l’occasion
La vieillesse est vécue par Ionesco comme un traumatisme. C’est
du départ de son fils pour le une métamorphose brutale que décrit le diariste : « Dire qu’il y a
service militaire : « Le 13 mars
de cette année, je suis entré encore très peu de temps, seize mois, à plus de soixante-quinze
brusquement dans la véritable ans, j’étais jeune, mais j’ai sombré psychologiquement et physi-
vieillesse. Depuis, la pensée
de la mort ne m’a pas quement et soudainement dans la vieillesse… » 2. Il évoque les
quitté… » Lettre du 8 mai
1921 à Sandor Ferenczi.
« cinq jours qui [l]’ont traumatisé, qui ont été la révélation d’une
odieuse, affreuse, implacable vérité… » Commentant ce passage,
3. Florence Dibie-Racoupeau,
« Devenir du traumatisme au la gérontopsychiatre Florence Dibie-Racoupeau constate que « la
cours du vieillissement »,
contribution aux
prise de conscience de la vieillesse s’impose brutalement au psy-
e
IV Rencontres Scientifiques chisme, sur le mode de la rupture, de l’effraction », c’est-à-dire sur
de la Société Française de
Victimologie, 2001. le mode du trauma 3. Fréquemment, la vieillesse « se caractérise
Article en ligne, p. 4 par la dépression, le repli sur soi, le désinvestissement du monde
4. Jacques Messy, La extérieur » 4.
personne âgée n’existe pas.
Une approche
psychanalytique de la La vieillesse et l’approche de la mort soulèvent un questionnement
vieillesse, Paris,
Rivages Psychanalytiques, sur l’identité. Ionesco redoute une altération de l’essence de l’être
1992, p. 82. en raison des métamorphoses physiques imposées par l’âge. « Et si
la vieillesse n’était q’une maladie qui ne toucherait pas à mon
5. Eugène Ionesco, La Quête essence ? » 5, espère-t-il. Son propre corps, méconnaissable, lui est
intermittente, op.cit., p. 26.
devenu étranger. « C’est comme si j’avais un autre corps, j’ai un
6. Ibid., p. 32. autre corps » 6, constate l’écrivain. En effet, le corps vieilli est moins
gratifiant que celui de la jeunesse. La réalité ne correspond plus

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aux attentes de l’idéal du moi 7. Claude Balier montre combien il 7. Noureddine Bouati,
Chronopsychologie des
est difficile de conserver un sentiment d’identité personnelle face personnes âgées.
aux changements physiologiques et psychiques, et face à l’an-
goisse de la mort 8. Ce que désire Ionesco, c’est s’assurer de l’exis- 8. Claude Balier, « Eléments
pour une théorie narcissique
tence d’une essence du moi au-delà de la fuite du temps. Déjà, du vieillissement », in Cahiers
dans le Journal en miettes (1963-1966 ou 1967), le dramaturge s’in- de la Fondation nationale de
gérontologie, 4, 1976, pp.
terrogeait sur la validité du personnalisme et la possibilité de l’im- 129-153.
mortalité de l’âme 9. La quête intermittente, c’est d’abord une 9. Eugène Ionesco,
Journal en miettes, Paris,
quête menée dans l’intermittence, celle d’un homme confronté à Gallimard, 1967, pp. 102-103.
la discontinuité du moi. Comme Proust, Ionesco prend conscience
de ce que l’on pourrait appeler les « anachronismes du moi », c’est-
à-dire de la différence des états subjectifs dans le temps. Aux
« intermittences du cœur » répond la quête intermittente. L’écriture
fragmentaire du journal fait écho à cette discontinuité. Constatant
que « l’ego (…) se fait toujours par des relations avec l’autre »,
Ionesco s’inquiète des troubles de sa mémoire portant sur le nom
de ses proches ou de célébrités 10. Or, ajoute-t-il, l’oubli de l’autre 10. La Quête intermittente,
op.cit., p. 51.
est l’oubli de soi-même. C’est la mémoire qui est garante de la per-
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sonnalité. Les défaillances de celle-ci renvoient à des « creux de
néant, des morceaux de vide » 11. Si la mémoire humaine est si fra- 11. Ibid. L’expression en
italiques est entre guillemets
gile, où le passé est-il conservé ?, s’interroge le diariste 12. Et sur- dans le texte.
tout, comment le « revoir » 13 ? C’est tout le rapport au monde, chez 12. Ibid., pp. 22-23.
la personne âgée, qui subit une dégradation. Ionesco ne cesse de 13. Ibid., pp. 98-99. Terme en
italiques dans le texte.
comparer la mémoire de sa femme à la sienne 14, et craint la perte,
14. Ibid., p. 69.
pour elle et lui, des capacités intellectuelles, en raison, d’une part
de l’âge lui-même, d’autre part de la prise de médicaments 15. 15. Ibid., p. 102-103.

L’écrivain ressent plus vivement que jamais son étrangeté au


monde 16. Plongé au « centre du bizarre », il voit son esprit obscurci 16. Ibid., p. 156.

par une brume qui entoure son passé et son existence 17. Pour Jean 17. Ibid., p. 118-119.

Bergeret, la crise de sénescence est une seconde crise d’adoles-


18. Jean Bergeret, Abrégé de
cence qui remet en cause « toute l’organisation structurelle pro- Psychologie Pathologique,
Paris, Masson, 1972 : « Les
fonde du Moi et ses aménagements intérieurs » 18. Henri Bianchi états-limites et leurs aména-
constate que le sujet vieillissant vit avec l’angoisse de perdre « ses gements », pp. 179-195.

réserves narcissiques » 19. Ceci explique que Ionesco, quatorze ans 19. Henri Bianchi, « Vieillir
après Freud », in Psycha-
après le Journal en miettes, ait éprouvé le besoin de reprendre son nalyse et vieillissement, éd.
par l’Association Internatio-
journal. En effet, comme le rappelle Béatrice Didier, le journal est nale de Gérontologie
tenu lorsque le moi est menacé ou n’est pas encore constitué 20. Or Psychanalytique. Congrès 1
(1980), Paris, Sopedim, 1980,
l’aboutissement du vieillissement et des métamorphoses physiolo- pp. 1-26 ; p. 23.
giques est la pure et simple disparition de l’ego. Ionesco songe au 20. Béatrice Didier,
manque que son absence laissera dans le monde 21. Chaque matin, Le journal intime, Paris, PUF,
1976, p. 115.
il est soulagé d’être encore en vie. « Toujours là », écrit-il le 15 août 21. Eugène Ionesco, La Quête
1986, dans l’un des rares fragments datés. Il déclare à sa femme intermittente, op.cit., p. 52.

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LE JOURNAL DE VIEILLESSE : LA VOIE DU SALUT ?

22. Ibid., p. 69. que tous deux seront sans doute morts dans un délai de trois
23. Par exemple p. 144. ans 22. Craignant chaque jour que son dernier jour ne soit arrivé 23,
24. Ibid., p. 126. il n’ose fixer de rendez-vous éloignés dans le temps 24.

Le journal intime est le lieu où le sujet tente de réparer la blessure


narcissique. D’abord, l’écriture elle-même est une lutte contre la
mort. Si, à plusieurs reprises, Ionesco déplore son bavardage,
celui-ci est en réalité rassurant : seuls les vivants parlent. « Je
recommencerai demain, si j’existe encore demain (comme je l’es-
25. Ibid., p. 85. père) » 25, avoue-t-il. En outre, le journal permet de se livrer à
toutes sortes de pratiques exorcistes, dont la plus révélatrice est
sans doute l’opération de comptage effectuée en divers lieux de
l’ouvrage. Le diariste raconte que pour trouver le sommeil, il dresse
mentalement la liste de tous ceux qu’il a connus et qui sont morts,
ou alors de ses biens et réserves d’argent. Au décompte des morts,
tourné vers le passé, correspond l’inventaire de la fortune destinée
26. Ibid., p. 100. à se rassurer sur l’avenir 26. Dans les deux cas, cette opération per-
met de cerner le présent, de se savoir vivant. Cette énumération
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27. Ibid., p. 109-110. contre la mort concerne également ses lectures 27, et les pays qu’il
28. Ibid., p. 126. a visités 28 – mais cette fois elle a lieu au sein même du journal. Ces
énumérations ont une fonction différente des premières. Il s’agit ici
de dresser le bilan d’une vie bien remplie, afin de rendre l’inacti-
vité et l’immobilité présentes moins douloureuses, et la perspec-
tive de la mort moins tragique. La liste des pays, en outre, est dres-
sée en roumain et en français. Au désir d’un contenu exhaustif,
s’ajoute l’usage des deux langues qui constituent la personne
ionescienne. Certes, il y a dans tout diariste quelque chose du col-
lectionneur, une forme du ressassement, un attachement au passé.
Le journal intime, rappelle Béatrice Didier, est tenu contre la fuite
29. Béatrice Didier, Le journal du temps 29. Il est un « livre de comptes », un bilan de l’existence 30.
intime, op.cit., p. 18.
Cependant les énumérations de La Quête intermittente visent plus
30. Ibid., p. 49-50.
particulièrement à rassembler les fragments épars du moi, à consti-
tuer des unités complètes du sujet. Béatrice Didier observe que le
journal, malgré son écriture fragmentaire, est en réalité tenu pour
31. Ibid., p. 14. faire échec au morcellement 31.

Cette lutte contre la mort donne également lieu à des jeux d’écri-
32. Eugène Ionesco, ture. Dans une liste intitulée « Exercices de style (? )» 32, Ionesco fait
La Quête intermittente,
op.cit., p. 62-63. part de ses hésitations concernant sa condition de mortel. Dans
des formules fonctionnant par oppositions binaires, il manifeste la
dualité de ses convictions. En outre, il introduit quelquefois, au
sein de l’une, voire des deux hypothèses, une autre alternative,

Gérontologie et Société - n° 114 - septembre 2005 page 118


comme en témoigne le passage suivant : « Parfois, je pense que
l’on naît (ou : renaît) tous les jours, d’autres fois, je pense que l’on
meurt tous les jours (ou chaque jour) ». D’une part, ces jeux stylis-
tiques tentent d’exorciser la peur de la mort, prise au piège de la
rhétorique ; d’autre part, ce souci d’extrême précision de l’expres-
sion révèle le désir de maîtrise intellectuelle qui tiendrait en échec
la sénilité. Le sujet tente de se saisir au plus près, dans toutes ses
nuances. Gilles Ernst note en effet l’aspect contradictoire de ces
propositions : « Le moi envisageant sa mort est rarement logique :
la nature et l’expérience le convainquent qu’il mourra ; mais la
peur le persuade du contraire » 33. Ce type d’exercice est réitéré 33. Gilles Ernst, « Déjà fini », in
Lectures de Ionesco, éd. par
sous le titre d’« Exercices de style ? ou Prières pour des morts ? » 34. Norbert Dodille, Marie-France
Ionesco et Gabriel Liiceanu,
La forme interrogative et alternative de ce titre reflète, du reste, à Paris, l’Harmattan, 1996,
la fois les doutes et la rigueur de la pensée. Gilles Ernst rapproche pp.87-112 ; p. 94.
ce passage, qui énumère toutes les façons possibles de mourir, des 34. Eugène Ionesco,
La Quête intermittente,
exercices de chute de cheval que Montaigne faisait dans sa tête op.cit., pp. 131-136.
pour s’apprivoiser à la mort 35. On pense également au récit de la 35. Gilles Ernst, « Déjà fini »,
in Lectures de Ionesco,
syncope comme simulation de la mort 36. op.cit., pp. 87-112 ; p. 93.
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36. Michel de Montaigne,
Les fragments de La Quête intermittente se déploient donc sous Essais, Livre II, Paris, Garnier-
Flammarion, 1969, pp. 44-45.
forme d’exercices spirituels.

L’EXERCICE SPIRITUEL
La Quête intermittente représente un mélange du modèle rous-
seauiste et augustinien. Ionesco se livre, comme Saint-Augustin et
le Rousseau des Confessions, à un examen de conscience. Comme
eux, il rappelle ses fautes passées.

Le portrait élogieux qu’il fait de sa femme, au début de l’ouvrage,


est en même temps l’occasion de se blâmer soi-même 37. Le 37. Eugène Ionesco,
La Quête intermittente,
dévouement de Rodica rend plus évidents encore les torts de op.cit., p. 11.
l’écrivain. Ceux-ci peuvent être classés en deux catégories : la vie
intérieure et la vie sociale. Dans le domaine de la vie intérieure,
l’auteur évoque d’abord, dans un premier groupe, ses « dépres-
sions cycliques », ses « désespoirs », ses « détresses », ses « colères ».
Puis, dans un second groupe, il cite sa « désespérance » et ses
« innombrables défaillances ». Entre ces deux ensembles figurent
les fautes liées à la vie sociale, à savoir son « ivrognerie », ses « trom-
peries », son « égoïsme », ses « vanités littéraires ». Le désespoir
ouvre et ferme le tableau de la noirceur d’âme. Il est la faute
majeure, et la plus douloureuse à porter. Chacun de ces deux

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LE JOURNAL DE VIEILLESSE : LA VOIE DU SALUT ?

groupes est précédé et suivi d’une énumération des qualités de sa


femme, qualités qui sont toutes d’avoir soutenu et aidé son mari,
de veiller encore sur lui dans la vieillesse, allant jusqu’au sacrifice
de ses forces. Ce diptyque permet d’opposer Rodica, créature
céleste, ange-gardien, et Ionesco, créature misérable, pécheur.
Ionesco oppose, à plusieurs reprises, son égoïsme de vieillard au
38. Ibid., p. 93. dévouement de sa femme 38, et son égoïsme paternel au dévoue-
39. Ibid., pp. 66-67. ment de sa fille 39. Il se sent coupable de l’amour que cette der-
nière a pour lui, car celui-ci a entravé son épanouissement per-
sonnel. Il se sent impuissant à contribuer au bonheur de Marie-
40. Ibid., p. 142. France 40, s’inquiète du sort de celle-ci lorsqu’il sera mort, et craint
41. Ibid., p. 100. qu’elle ne puisse vivre de ses œuvres 41. Chez Ionesco, la vieillesse
engendre un sentiment de culpabilité, des remords sans rémission,
car il est désormais trop tard pour réparer ses torts.

Dans La Quête intermittente, on retrouve à la fois le discours à


l’œuvre dans Les Confessions de Rousseau, mais aussi celui de
Rousseau juge de Jean-Jacques. La confession recèle également un
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plaidoyer pro domo. Comme son illustre prédécesseur genevois,
Ionesco souligne l’injustice et la persécution dont il est victime
parmi les hommes : « Victime, eh oui, victime, je suis, d’une désin-
42. Ibid., p. 42. formation délibérée. Il y a tellement de gens qui me détestent » 42.
Le coupable Ionesco devient un innocent envié pour ses grandes
qualités. Évoquant son anti-communisme, il écrit : « Ils m’en veu-
43. Ibid., p. 43. lent donc d’avoir vu, su, voulu savoir avant eux » 43. Selon lui, c’est
la raison pour laquelle on travestit à son désavantage l’Histoire lit-
téraire. L’écrivain rétablit la vérité à son sujet. Il rappelle que c’est
44. Ibid., pp. 44-47. lui, et non Beckett, qui est l’inventeur du théâtre de l’absurde 44.
Sur un ton qui rappelle les dialogues rousseauistes, il déclare qu’il
peut facilement fournir la preuve que les premiers essais d’écriture
de La Cantatrice chauve datent de 1943. C’est le même modèle lit-
téraire qui semble présider à la justification avancée par Ionesco
pour avoir ainsi exposé son originalité créatrice : « Je demande
45. Ibid., p. 49. On entend ici d’être excusé si je parle tant et tant de moi, de mon œuvre. C’est
l’écho de Rousseau juge de parce que, si on ne me fait pas justice, il faut que je me fasse jus-
Jean-Jacques, in Jean-
Jacques Rousseau, Œuvres tice à moi-même » 45.
complètes, vol.1, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, pp. 657-992 ; pp. La quête évoquée par le titre de ce journal est de nature méta-
664-665.
physique. Dans sa jeunesse, l’écrivain a fait l’expérience de l’extase
46. Ibid., p. 116-117.
Cet épisode est narré dans le mystique 46. Dressant le bilan de sa vie passée, il observe qu’il a
Journal en miettes, op.cit., perdu son temps, car il n’a pas vécu uniquement « dans la
p. 60-92.
47. Ibid., p. 14. recherche du Sacré » 47. Il se considère comme un littéraire qui n’a

Gérontologie et Société - n° 114 - septembre 2005 page 120


48. Ibid., p. 108-109.
rien compris à la métaphysique 48. Il a lu les mystiques, mais a
49. Ibid., p. 111-114.
oublié ce qu’ils lui avaient révélé 49. Relisant les Confessions de
50. Ibid., p. 84-85.
Saint-Augustin 50, il se compare, à son désavantage, à l’évêque
d’Hippone. Si ce dernier était paresseux dans sa jeunesse, Ionesco
l’est encore dans son grand âge 51. Se croyant au seuil de la mort, 51. Ibid., p. 82.

le diariste, dans sa retraite forcée du Rondon, a senti « le frisson de


l’Insondable » 52. Plus que jamais, il se trouve confronté au mystère 52. Ibid., p. 120.

de l’existence, à l’étrangeté du monde 53. Il a le désir de « forcer 53. Ibid., p. 168.

Dieu » 54. L’anachorèse à laquelle le contraint la vieillesse le voue à 54. Ibid., p. 108.

la pratique du journal intime. Pour Michel Beaujour, ce retrait de


l’autoportraitiste est un apprentissage de la mort 55. Les exercices 55. Michel Beaujour,
Miroirs d’encre, Paris, Seuil,
de style ionesciens ne sont donc pas seulement la tentative d’exor- 1980, p. 25.
ciser sa peur de la mort, mais d’intégrer celle-ci à son paysage spi-
rituel. Michel Beaujour souligne le parallèle entre la pratique dia-
ristique et la méditation religieuse 56. Ce n’est pas seulement à la 56. Ibid., p. 350.

philosophie de Montaigne que se réfère Gilles Ernst, commentant


les étranges « Prières pour des morts », mais aussi aux exercices spi-
rituels de Saint Ignace. Ionesco, observe-t-il, énumère en effet
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toutes les causes de mort possibles 57. Cet exercice est proche de 57. Gilles Ernst,
« Déjà fini », art.cit., p. 93.
l’expérience continuelle de la mort faite par Loyola depuis la bles-
sure très grave qui lui avait été infligée lors du siège de Pampe-
lune 58. Chez le dramaturge, c’est « l’accident » qui tient lieu de 58. Maurice Giulani, Préface,
in Ignace de Loyola, Écrits,
point de départ spirituel. Et de fait, l’ouvrage est parsemé de Paris, Desclee de Brouwer,
1991, pp. 7-18 ; pp. 10-11.
maximes 59 qui pourraient figurer dans les écrits du mystique de 59. Au sens de « règles
Manrèse. « Mais ce qu’il faut, c’est aimer Dieu au point de vouloir de vie ». Cf Alain Montandon,
Les formes brèves, Paris,
fondre en Lui » 60, écrit Ionesco. Or, ce qui est cherché, à travers la Hachette, 1992, pp. 31-33.
mortification ignatienne, c’est l’union avec Dieu. Les exhortations 60. Eugène Ionesco,
La Quête intermittente,
à soi-même présents dans La Quête, souvent à la première per- op.cit., p. 136.
sonne du pluriel, rappellent également la manière d’Ignace de
Loyola. « Communion avec les morts. Être avec eux », note Ionesco,
ou encore : « Soyons dans l’instant 61 ». 61. Ibid., pp. 127 et 34.

La Quête intermittente renoue avec la religiosité des journaux pié-


tistes du XVIIIe en Allemagne. En effet le piétisme se nourrit de
l’idée d’un accomplissement rapprochant de Dieu grâce à une
constante purification morale. Ces journaux reposent sur la justifi-
62. Ralph-Rainer Wuthenow,
cation (Rechtfertigung) et la confession (Bekenntnis) 62. Ils témoi- Das erinnerte Ich.
Europäische Autobiographie
gnent d’une aspiration personnelle à la beauté de l’âme dans un und Selbstdarstellung im 18.
monde perçu comme menaçant, injuste et hostile. Ce dernier trait Jahrhundert, Munich,
C.H.Beck, 1974, pp. 33-36.
est également présent chez Ionesco, qui ne cesse d’évoquer le
63. Eugène Ionesco,
« mal universel » régnant en ce monde depuis des dizaines de La Quête intermittente,
siècles 63. À la fin de sa vie, l’écrivain désire être pardonné, par op.cit., pp. 166-167.

Gérontologie et Société - n° 114 - septembre 2005 page 121


LE JOURNAL DE VIEILLESSE : LA VOIE DU SALUT ?

ceux qu’il aime, mais surtout par Dieu. L’examen de conscience est
une quête de salut. Parce qu’il a consacré sa vie à sa propre gloire,
il redoute de n’avoir pas plu à Dieu. Il espère cependant que ses
écrits aient pu être une aide pour quelqu’un. « Ai-je sauvé quel-
64. Ibid., pp. 150 et 151.
qu’un ? » se demande-t-il 64. Ionesco croit à la grâce efficiente. S’il
a sauvé quelqu’un, alors lui-même sera sauvé. Il espère que son
65. Ibid., p. 137. travail littéraire le place au nombre des élus 65. Il veut aller de la lit-
66. Ibid, p. 123. térature à la religion, puis de la religion à la métaphysique 66. La
littérature est donc une propédeutique à la métaphysique, dans
laquelle le journal intime joue un rôle fondamental. En effet, son
auteur observe chez lui, depuis la reprise de son journal, un retour
67. Ibid, p. 115. à la spiritualité 67. L’autoportrait, pour Michel Beaujour, est « écri-
68. Michel Beaujour, Miroirs vaillerie coupable » 68. Ionesco inverse cette proposition : ce sont
d’encre, op.cit., p. 13.
les autres activités qui relèvent de l’oisiveté. Le diariste cherche en
effet à suivre la Via negationis de Saint Jean de la Croix, telle que
l’explique Jean Baruzi : « Il faut, tandis que nous cherchons Dieu,
non seulement repousser, mais nier les choses et tout ce qui, en
69. Jean Baruzi,
« Les aphorismes de Saint
nous, les prolonge » 69. L’objectif que se fixe Ionesco dans cette
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Jean de la Croix », in Les Dits écriture quotidienne est de dire l’indicible, de parler à Dieu 70. Il
de lumière et d’amour, Paris,
Corti, 1991, pp. 117-127, p. désire accomplir le même parcours que Saint Augustin, à savoir
125. Ionesco lit d’ailleurs les que « le texte de Dieu« devienne le centre du sien 71. Il espère en
écrits de cet auteur sur Jean
de la Croix. Cf La Quête inter- effet que son désarroi touchera le Seigneur 72. Cet ultime journal
mittente, op.cit., pp. 111-113.
se doit d’être un livre de prières ; l’écrivain y récite le Pater Noster,
70. La Quête intermittente,
et termine sur un credo : « J’espère : Jésus-Christ » 73. Mais cette
71. Eugène Vance, « Le moi
comme langage : Saint formule trahit la difficulté de la quête. Au verbe croire s’est sub-
Augustin et l’autobiographie », stitué le verbe espérer, vecteur sémantique du doute et de l’in-
in Poétique 14, 1973, p. 171.
quiétude.
72. Eugène Ionesco, La Quête
intermittente, op.cit., p. 152.
73. Ibid., pp. 107 et 169.
L’INTERMITTENCE

LE DÉGOÛT DE LA VIEILLESSE
« Tout le monde ne peut prétendre à la sainteté », écrit Ionesco,
constatant qu’il ne jeûne pas, et qu’il ne sait pas prier. Il voit dans
ses défaillances mémorielles le signe de son incapacité spirituelle.
En effet, observe-t-il, Saint Augustin lie spiritualité et nécessité de
74. Ibid., p. 33. la mémoire 74. Le diariste craint que l’âme ne soit atteinte par la
75. Ibid., p. 142. dégénérescence du cerveau 75. D’ailleurs, remarque-t-il, il n’y a pas
76. Ibid., p. 143. de saint sénile 76. En outre, il évoque l’égoïsme et le gâtisme de
l’âge. Il dit n’avoir plus d’intérêt pour rien, ni la politique, ni la lec-
77. Ibid., p. 12. ture, ni la conversation 77. Les psychanalystes soulignent cette inat-

Gérontologie et Société - n° 114 - septembre 2005 page 122


tention de l’homme vieillissant au monde 78. Le dramaturge a si 78. Henri Bianchi, « Vieillir
après Freud », art.cit., p. 20.
peur de vieillir seul qu’il préfèrerait mourir avant sa femme 79. Le 79. Eugène Ionesco,
fils de l’intendant du château dans lequel il séjourne étant tombé La Quête intermittente,
op.cit., pp. 130-131.
gravement malade, Ionesco s’inquiète de son sort, mais avoue-t- il,
« avec mauvaise conscience » 80. En effet, il redoute qu’on ne 80. Ibid., p. 40.

puisse, le lendemain, lui servir son petit déjeuner au lit. De fait,


La Quête intermittente est un livre d’heures profane, dans lequel
les offices sont remplacés par les repas. Le souci du repas est
prépondérant dans la période du Rondon, où le dîner est attendu
comme « le troisième événement important de la journée » 81. 81. Ibid., p. 106.
Cf aussi pp. 60, 89, 99.
Cette passivité et cette dépendance sont caractéristiques de l’ins-
titution. Daniel Alaphilippe et Laetitia Sautel observent que la
personne âgée renonce, dans ce cadre, à toute initiative compor-
tementale 82. 82. Daniel Alaphilippe,
Laetitia Sautel, « Contrôle
et dépression chez la
La Quête intermittente est une longue peinture des maux de la personne âgée », in Pratiques
psychologiques, psycho-
vieillesse : « Énervement, fatigue, angoisse, douleurs, rhuma- gérontologie, Le Bouscat,
L’esprit du temps, n°3, 2000,
tismes, mauvaise circulation » 83, chutes 84. En outre, les médica- pp.49-61 ; p. 52.
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ments eux-même sont causes de troubles 85. Ces infirmités plon- 83. La Quête intermittente,
gent l’écrivain dans le désespoir : « On se sent vaincu ou brisé, p. 129.

brisé de vivre » 86. Cet état déclenche le rire ionescien caractéris- 84. Ibid., p. 104.
85. Ibid., 76.
tique, celui de la terreur face à l’absurde : « C’est classique, c’est
86. Ibid., p. 129.
classique ; tellement classique que cela me donne envie de rire,
87. Ibid., p. 146.
de rire et de rire ! (…) de rire… de peur d’avoir peur » 87. Quel-
quefois, c’est dans un style télégraphique, d’une pudeur pathé-
tique, que le diariste évoque ses douleurs, comme dans cette
phrase averbale : « Les souffrances physiques ». 88. L’écrivain se 88. Ibid., p. 139.

plaint de ne pouvoir plus séduire, ni boire, ni manger d’abon-


89. Ibid., p. 13.
dance 89. Il souffre en effet surtout de troubles digestifs, qui entraî-
nent un état dépressif. Il a conscience de ce lien, puisqu’il évoque
90. Ibid., p. 111.
sa digestion « attristante » 90. Dès le début de son journal, il place
sur le même plan, sa dépression et ses maux d’intestin 91. 91. Ibid., pp. 13-14.

L’« angoisse métaphysique », pense-t-il, « n’est peut-être qu’une


92. Ibid., p. 18.
mauvaise cénesthésie, un déséquilibre des humeurs » 92. Ce sont
les maux du corps qui sont à l’origine du désespoir. Certes,
Ionesco le reconnaît, il a toujours connu l’angoisse. Mais s’y ajou-
tent désormais des phénomènes physiques suscitant un « malaise
93. Ibid., p. 23.
mortel » 93. Ainsi s’explique le fait qu’il ait repris son journal. En
effet, comme le constate Alain Girard, le diariste, souvent de
constitution précaire, « suractive » en lui une sorte de « conscience
94. Alain Girard, Le journal
corporelle » 94. Tout entier tourné vers son corps, le sujet semble intime, Paris, PUF, 1963,
dans une impasse, enfermé en lui-même. p. 507.

Gérontologie et Société - n° 114 - septembre 2005 page 123


LE JOURNAL DE VIEILLESSE : LA VOIE DU SALUT ?

Aussi ce corps vieillissant entrave-t-il la quête spirituelle. « On ne


peut mener, dans la fatigue, le Combat Spirituel », observe l’écri-
95. La Quête intermittente, vain 95. Ce « corps infirme » est en réalité le signe de notre infirmité
op.cit., p. 138.
96. Ibid., pp. 115-116.
métaphysique 96. Il n’est pas « le corps de gloire » 97, mais un
97. Ibid., p. 32.
« corps de souffrance » 98. La vieillesse est donc la métamorphose
98. Gabriel Balbo, inverse de la transfiguration. Les « angoisses du Corps » empêchent
« Introduction d’un concept de penser, déplore Ionesco 99. Il fait la distinction entre celles-ci et
psychanalytique du
vieillissement », in l’angoisse métaphysique. Les premières relèvent de l’effroi devant
Psychanalyse et la mort, d’un souci humain, la seconde élève vers Dieu. « Peur.
vieillissement, op.cit., pp.52-
71; p.59. Peur. Angoisse. / Je n’en suis qu’à l’effroi », regrette le diariste 100.
99. La Quête intermittente, Il constate qu’il ne peut prier car il retombe toujours en lui-
op.cit., p. 76.
même 101. La douleur physique, en effet, ramène à soi. C’est en ce
100. Ibid, p. 152.
sens que le corps vieillissant représente le péché.
101. Ibid, p. 104.

« Il est clair, écrit Lucian Pintilie, que l’un des motifs


qui ont entravé la recherche obstinée de la foi chez
Eugène Ionesco ce fut, dans les dernières années, le
scandale de la dégradation physique, plus encore
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que le scandale de la mort elle-même. (…) Car le mal
102. Lucian Pintilie, s’insinuait perfidement dans le corps » 102.
« Travelling latéral », in
Lectures de Ionesco, op.cit.,
pp. 41-47 ; p. 41.
La répugnance envers les personnes âgées émerge à plusieurs
reprises dans le journal. Ionesco constate qu’aucun des locataires
du Rondon, ces « piteux vieillards », ne serait prêt à sacrifier ce qui
103. La Quête intermittente, lui reste de vie pour le fils de l’intendant 103. La vieillesse est assi-
op.cit., p. 74.
milée à une maladie contagieuse. Dès le début de l’ouvrage, l’au-
104. Ibid., p. 15. teur constate : « Entouré de vieillards, je suis un vieillard… » 104. Sa
terreur de l’épidémie déclenche sa violence : « Je les évite, je les
écarte, je les chasse, je ne veux pas leur parler, qu’ils soient loin de
105. Ibid., p. 24. moi, que nous ne nous touchions pas » 105. Le diariste va même jus-
qu’au déni le plus complet de son appartenance à cette catégorie :
106. Ibid., p. 24. « Non, je ne suis pas comme eux, je ne suis pas eux » 106.
107. Nous savons cependant Superstitieux, il ne mentionne jamais son âge 107, donne peu de
qu’il a 77 ans. Cf note 2.
dates, et ne précise jamais de quel « accident » il a été victime. D’un
108. Eugène Ionesco, autre patient du Rondon, il écrit : « Il n’a pas eu l’accident » 108. Le
La Quête intermittente,
op.cit., p. 101. Les italiques terme employé, précédé de l’article défini, renvoie à une interven-
sont dans le texte. tion du destin. C’est la « malheureuse fatalité » qui est à l’origine de
109. Ibid., p. 24. son vieillissement soudain 109, dans lequel sa femme a également
sombré. Ionesco est donc lui-même porteur de ce germe conta-
gieux de la vieillesse. Celle-ci est une malédiction : « On vous sou-
haite de vivre vieux, quand on est jeune, hélas, ils ne savent pas
110. Ibid., p. 129.
Et citation suivante. ce qu’ils vous souhaitent » 110. Elle est une punition, une plaie

Gérontologie et Société - n° 114 - septembre 2005 page 124


divine, pour avoir vécu « au-dessus de ses possibilités normales ».
Alors qu’il n’avait que cinquante ans, le dramaturge se révoltait
déjà, comme Job 111, contre le fléau de la vieillesse et redoutait la 111. Cf Job, 19, 22 :
« Pourquoi vous montrer
dégradation du corps 112. Cette conception est en effet un héritage insatiables de ma chair ? »
judéo-chrétien. Henri Bianchi, commentant Moïse et le mono- Ionesco, dans ses journaux,
s’identifie fréquemment à la
théisme de Freud, voit dans le meurtre de Moïse, puis la culpabilité figure de Job.
des fils meurtriers « l’extension de la notion de faute par laquelle le 112. Eugène Ionesco, Journal
vieillir et le mourir cesseront d’être compris comme des nécessités en miettes, pp. 55-56 et 212.

naturelles, comme la norme du destin, pour devenir la punition et


l’expiation d’un péché » 113. 113. Henri Bianchi, « Vieillir
après Freud », art.cit., p. 23.

La vieillesse détourne donc de la Sainteté, d’autant plus que la


proximité de la mort ravive la vanité littéraire.

LE LITTÉRATEUR
Le désir de Ionesco est de penser à Dieu et à la mort 114. Mais il 114. Eugène Ionesco,
La Quête intermittente,
oublie, tombe dans le divertissement. Il se compare, pour se ras- op.cit., p. 44.
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surer, aux autres pensionnaires du Rondon 115 et aux membres du 115. Ibid., pp. 24 et 100.

conseil constitutionnel 116. Il envie Beckett, convaincu que celui-ci 116. Ibid., p. 79.

vieillit mieux que lui 117. Éprouvant le besoin de se sentir vivant, il 117. Ibid., p. 57.

énumère toutes ses activités 118, s’intéresse aux polémiques litté- 118. Ibid., p. 41.

raires et intellectuelles 119. Conscient de l’intermittence de sa quête, 119. Ibid., pp. 42-43.

il se reprend : « Je retombe dans l’inessentiel » 120. Mais il revient 120. Ibid., p. 44.

aussitôt à ses soucis de carrière, et doit s’imposer le silence. Cet


intérêt pour le monde extérieur est vécu comme une véritable
chute 121. Le journal n’est pas un exercice spirituel réussi. « Ce n’est 121. Ibid., p. 79.

pas la quête. C’est l’intermittence 122 », déplore le diariste. 122. Ibid., p. 50.

C’est qu’en réalité, l’homme public ne cesse de prendre le pas sur


l’homme privé. Le célèbre dramaturge s’inquiète de la valeur et de
la postérité de ses œuvres 123, car il craint d’être oublié 124. Ionesco 123. Ibid., pp. 65-66 et 54.

diariste reste écrivain. Il a d’ailleurs clos ce journal sept ans avant 124. Ibid., pp. 13 et 148.

sa mort. Bien loin d’être une œuvre inachevée, La Quête intermit-


tente a été publiée, d’abord en partie dans La Revue des deux
mondes, en juillet et septembre 1987, puis dans son intégralité,
chez Gallimard, en 1987. Ionesco rompt ainsi avec le pacte du jour-
nal intime, qui implique la non-publication du vivant de l’au- 125. Jean-François
Chiantaretto, De l’acte
teur 125. La fin du journal trahit le projet esthétique. L’écrivain s’y autobiographique, Seyssel,
désigne à la troisième personne, recourt au passé simple et ter- Champ Vallon, 1995, p.19.
mine sur le credo que nous avons cité plus haut 126. L’introduction 126. Eugène Ionesco, La
Quête intermittente, op.cit, p.
d’un cadre narratif et d’une formule finale révèle le degré d’achè- 169. Cf p. 9 de cet article.

Gérontologie et Société - n° 114 - septembre 2005 page 125


LE JOURNAL DE VIEILLESSE : LA VOIE DU SALUT ?

vement de l’œuvre. En outre, Ionesco revient quelquefois sur ce


qu’il a écrit pour fournir des explications au lecteur. Il aide celui-ci
à se repérer dans un texte écrit au jour le jour et donc nécessaire-
ment désorganisé, comme dans le passage suivant : « Pour résu-
127. Ibid., p. 98. mer ce que j’ai dit, avant la parenthèse sur le métier… » 127 Aussi le
diariste finit-il par douter de sa sincérité : « Suis-je un pantin, un
128. Ibid., p. 36. comédien, ou suis-je vrai ? » 128 Parodiant le titre d’une de ses
129. Ibid., p. 123. pièces, il écrit : « Le roi mourra en littérateur » 129. Ce que sait l’écri-
Allusion au Roi se meurt.
vain vieillissant, c’est que la littérature cache le chemin vers
130. Ibid., pp. 164-165. Dieu 130, autrement dit, que les mots cachent le Verbe. La littéra-
131. Ibid., p. 65. ture est horizontalité, la métaphysique verticalité 131. Michel Lioure
commente l’évolution de Ionesco : « L’obsession de la vanité de la
littérature a poursuivi l’écrivain et n’a cessé de croître avec l’âge
132. Michel Lioure, en dépit – ou en raison – de l’expérience et du savoir » 132.
« À quoi bon la littérature ? »,
in Lectures de Ionesco,
op.cit., pp. 25-37 ; p. 25.
Cependant, bien que la quête spirituelle semble échouer, ce jour-
nal de vieillesse est peut-être la voie du salut.
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LE RACHAT
Ionesco a une vision pascalienne de la condition humaine. Nous
sommes promis à l’abattoir, le pain quotidien n’est que « la ration
133. Eugène Ionesco, des prisonniers » 133, et le monde une géhenne 134. La fraternité
La Quête intermittente,
op.cit, pp. 9 et 18. s’effectue par le négatif. « Ma détresse est celle de tous les au-
134. Ibid., pp. 17-18.
135. Ibid., p. 105. tres » 135, écrit-il. Ainsi s’explique le passage final à la troisième per-
sonne du singulier. Michel Beaujour observe que tout autoportrait
cesse d’être individuel. Le sujet y devient « le microcosme d’une
136. Michel Beaujour, Miroirs culture », « voué à la mort », à une « mémoire archaïque » 136. Ici, le
d’encre, op.cit., p. 25.
sujet ionescien se remplit de toutes les consciences qui l’ont pré-
cédé et qui suivront. Toutes les générations sombrent en effet dans
le même naufrage immense de la mort. Le monde n’est peut-être
137. La Quête intermittente, qu’une illusion 137, et l’existence une sorte de farce que Dieu a faite
op.cit., p. 32.
aux hommes. Tous sont dupes, jusqu’aux lecteurs de La Quête, eux
138. Ibid., p. 14. aussi en sursis 138. Dès lors, le diariste est un moribond écrivant
139. Ibid., p. 19. pour des agonisants 139.

Mais ce diariste vieillissant est le plus lucide. On retrouve chez


Ionesco, par-delà l’horreur de la vieillesse, quelque chose de la
140. Cf Cicéron, De la conception stoïcienne et pétrarquienne 140. Le vieillard ionescien
vieillesse, et Pétrarque,
Lettres de la vieillesse. est le sage qui dénonce chaque jour l’imposture de l’existence, car
il se sait mortel. Contraint de réduire son activité, il oppose la
méditation à l’action. Cette dernière, en effet, lui fait oublier la

Gérontologie et Société - n° 114 - septembre 2005 page 126


vieillesse et la mort 141. Le caractère méditatif de ce journal se 141. La Quête intermittente,
op.cit., p. 44.
révèle dans la forme aphoristique de certains passages. « Toutes
nos paroles une non-parole », énonce le diariste 142. Or « la pensée 142. Ibid., p. 139.
aphoristique est une méthode précise de recherche de la vé- 143. Alain Montandon,
rité » 143. Le vieillard est véritablement le paradigme de la condi- Les formes brèves,
op.cit., p. 70.
tion humaine. Il incarne le désastre de l’Histoire humaine, qui n’est
qu’une succession de tragédies et de déchéances. La vieillesse,
comme les grandes batailles de l’Histoire 144, est « la triste fin d’une 144. La Quête intermittente,
op.cit., p. 25.
Épopée ». La peur de la mort, chez le vieillard, n’est qu’une forme
plus aiguë de la peur de chacun. « Je suis en vérité (on est vrai-
ment) celui qui ne voudrait pas mourir » 145, écrit Ionesco. La 145. Ibid., p. 56.
vieillesse plonge l’écrivain dans la neurasthénie. Or le dépressif est
également un métaphysicien. Depuis Dürer, la mélancolie est asso-
ciée à la connaissance et la pensée. Dans la philosophie heideg-
gerienne, c’est le danger du vide qui nous montre notre propre
existence, car l’être authentique est un « être-pour-la-mort » (Sein-
zum-Tode). Ionesco lui-même souligne, dans un autre ouvrage, la
lucidité de la dépression, qu’il oppose à l’inconscience de l’homme
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« sain d’esprit » 146. Dans Ruptures de silence, « l’homme qui ne sait 146. Eugène Ionesco, Un
Homme en question, Paris,
pas qu’il va mourir » est décrit comme un « infirme » 147. Le vieillard NRF / Gallimard, 1979, p. 96.
infirme de La Quête intermittente ne serait-il pas, en réalité, le 147. Eugène Ionesco,
Ruptures de silence.
mieux-portant de tous, sur le plan métaphysique ? Dans Antidotes, Rencontres avec André
Ionesco évoque cette expérience métaphysique faite en 1975, Coutin, Paris, Mercure de
France, 1995, p. 84. Les
alors qu’il se croyant mourant. Il explique que s’il était resté dans entretiens eurent lieu en 1978.
ce « no man’s land » plus longtemps, quelque chose de révélateur
se serait produit 148. La vieillesse est peut-être cette occasion. Dans 148. Eugène Ionesco,
Antidotes, Paris, Gallimard,
ce même ouvrage, il observe que poser la question du sens de 1977, p. 196.
l’existence, c’est manifester notre liberté 149. L’expérience de la 149. La Quête intermittente,
op.cit., p. 222.
vieillesse, en tant qu’elle permet l’interrogation métaphysique, est
donc aussi une expérience de la liberté humaine.

Le vieillard, parce qu’il se situe entre le monde des vivants et des


morts, est donc l’intercesseur privilégié auprès de Dieu. Ionesco
espère que le Christ intercèdera en sa faveur, parce qu’il représente
tous les mortels, et que le Christ a fait l’expérience de la mort.
Il a eu, lui aussi, comme le vieillard, un corps de souffrance. Tel est
le sens de la formule finale 150. Ainsi le diariste rejoint-il, finale- 150. « J’espère :
Jésus-Christ ». Cf note 73.
ment, l’exemplum de Saint Augustin. En effet, « à la fin de ses
Confessions, Augustin n’est plus qu’une créature déchue et rédi-
mée parmi la multitude des humains » 151. 151. Michel Beaujour,
Miroirs d’encre, op.cit., p. 43.

Gérontologie et Société - n° 114 - septembre 2005 page 127


LE JOURNAL DE VIEILLESSE : LA VOIE DU SALUT ?

Ionesco, pendant ces longs mois, s’est cru au seuil de la mort. En


réalité, il lui reste sept années à vivre. Il espérait mettre à profit la
quasi-réclusion du Rondon pour rattraper le temps perdu à figu-
rer dans le monde au lieu de chercher Dieu. Mais il ne parvient pas
à produire le déplacement du système allocutoire dans lequel il se
trouve, contrairement à Saint Augustin. Perclus de douleurs, acca-
blé par des soucis terrestres, il ne parvient pas à s’adresser à Dieu
152. Dans l’intervention divine et manque la grâce qu’avait obtenue l’auteur des Confessions 152.
(Tolle, Lege), Michel Beaujour
voit la « sommation qui mène Mais La Quête intermittente est malgré tout un exercice spirituel,
Augustin vers le Verbe ». In
Michel Beaujour, Miroirs
puisqu’il parvient « à décentrer l’exercitant pour le reconstituer in
d’encre, op.cit., p. 45. figura Christi » 153. Surtout, cet autoportrait, au jour le jour, du moi
153. Michel Beaujour, Miroirs vieillissant, constitue un phénomène exceptionnel dans la littéra-
d’encre, op.cit., pp. 25-26.
ture autobiographique.

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