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Résumé de la thèse

L’omniprésence d’ailleurs géographiques, recherchés et célébrés dans les fictions,


les essais ou encore la correspondance de Marguerite Yourcenar, témoigne de la mise en
scène d’une inextinguible quête de mobilité qui sous-tend l’ensemble de son œuvre. Le terme
de mobilité, renvoyant étymologiquement à ce qui peut se déplacer ou être déplacé, recouvre
donc une manifestation active de la volonté ou une conséquence indirecte d’un mouvement
dépassant l’action même du sujet. Il désigne aussi le caractère de ce qui change d’apparence
ou d’état, et peut plus largement qualifier ce qui est instable, fluctuant. La représentation de
cette notion par l’écrivain doit bien sûr être appréhendée à travers le déplacement spatial, avec
ses déclinaisons possibles que sont le voyage, mais aussi l’errance, la fuite ou l’exil, ou même
la promenade, sans toutefois l’y réduire exclusivement. En effet, la dimension symbolique de
la mobilité dans les écrits de Yourcenar et l’univers textuel qui s’en nourrit supposent la prise
en compte d’une réalité à la fois spatiale, temporelle et ontologique, puisqu’il y a
métamorphose du moi grâce au déplacement. C’est cette interaction qui nous semble
fondatrice pour l’œuvre étudiée. Le titre donné à l’un de ses discours prononcé en 1982,
« Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », est éloquent dans la mesure où il fait
explicitement apparaître les deux principales formes de mobilité qui, en coïncidant ou se
complétant, participent d’une même opération de décentrement dont la finalité est la
connaissance de l’autre et, par-delà cette dernière, celle de soi.
Grâce à une analyse stylistique méticuleuse, une attention particulière à la portée
philosophique des discours transmis, ainsi qu’une prise en compte du contexte historique
voire sociologique dans lequel ceux-ci sont produits, notre travail consiste à mettre en
évidence les formes particulières que prend dans les récits cet éloge plus ou moins implicite
de la mobilité. Il s’agit de voir précisément par quels procédés narratifs ou stylistiques
l’écriture de Marguerite Yourcenar met efficacement en œuvre cette impulsion qui érige l’être
en unité motrice et de quelle manière les bénéfices en termes de connaissance nous sont
révélés. L’étude de la prise en charge par l’écriture de cette exaltation du mouvement
physique, et de l’élan intellectuel duquel il devient indissociable, permet d’appréhender la
création yourcenarienne sous un angle nouveau.
En partant du constat de l’omniprésence étonnante des représentations du voyage –
manifestation la plus évidente de la mobilité spatiale – dans l’œuvre narrative de Marguerite
Yourcenar, il s’agit, dans un premier temps de notre réflexion, d’appréhender l’orientation
éthique qui, d’un point de vue philosophique, se trouve conférée à celui-ci dans les récits. Car

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c’est bien là que réside la profondeur et l’originalité des textes yourcenariens dans lesquels le
déplacement dans l’espace, loin de coïncider avec la seule narration d’une péripétie, y est au
contraire présenté comme étant à l’origine d’un véritable système de pensée influençant la
conduite de l’homme. L’analyse de la mise en scène et de la prise en charge par la narration
d’itinéraires de personnages des fictions et des chroniques familiales, dont les trajectoires
importent tout particulièrement à l’auteur, permet de montrer qu’en étant à l’origine d’un
cheminement intellectuel, moral, esthétique ou mystique, le déplacement dans l’espace peut
se révéler une métaphore, tout autant qu’une condition, de la quête de la connaissance et de
soi. Cette investigation nous conduit parallèlement à nous interroger sur la spécificité du
traitement de l’éthique du voyage en fonction des choix génériques opérés, car la force de
l’écriture de Marguerite Yourcenar repose aussi sur la manière dont elle revisite certaines
formes littéraires pour y inscrire sa propre pensée de l’être en mouvement.
Le conte, par ses caractéristiques didactiques, semble d’abord particulièrement
propice à la transmission d’une symbolique selon laquelle le cheminement représente un
accès à une forme de vérité. Même douloureuse, comme dans « Kâli décapitée », l’errance
peut se révéler une étape nécessaire conduisant l’être vers le repos définitif de l’âme. À
travers le discours final du sage aux allures de Bouddha, Marguerite Yourcenar attribue en
effet un rôle salvateur possible au déplacement, pouvant conduire à un apaisement de l’esprit,
à la condition qu’il s’accompagne du renoncement à un ego source de souffrance. Dans « Le
Dernier Amour du Prince Genghi », l’enjeu de l’exil, qui est à l’origine d’une fusion avec la
nature, est encore d’accéder à la quiétude et de « commencer à mourir1 ». L’objectif
ambitieux de cette retraite champêtre est clairement associé à une éthique du détachement – à
la fois matériel et mémoriel – parce que ce mouvement d’éloignement spatial devient la voie
privilégiée qui permet de se préparer « aux dépouillements et aux renouvellements de l’autre
vie2 ». « Comment Wang-Fô fut sauvé » est l’occasion de révéler un autre bénéfice majeur de
l’errance : à la condition qu’elle soit librement entreprise, lente et contemplative, celle-ci
rendrait possible une intériorisation du monde et favoriserait voire engendrerait par là même
la création artistique. À l’image du peintre chinois qui accède ainsi au « pays au-delà des
flots3 », l’errant doit savoir adopter un regard transfigurateur ne visant plus seulement à
comprendre le monde mais à fusionner avec lui dans un élan de mysticisme cosmique.

1
Yourcenar, Marguerite, Nouvelles orientales, dans Œuvres romanesques, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1982, p. 1200.
2
Ibid., p. 1204.
3
Ibid., p. 1181.

2
Le déploiement d’une philosophie de la mobilité dans l’espace polymorphe du roman
paraît sans doute plus inhabituel. Les protagonistes des romans à cadre historique incarnent
pourtant, chacun selon une manière qui s’avère d’ailleurs souvent complémentaire des autres,
une vision de l’art du voyager propre à l’écrivain. L’Hadrien des Mémoires représente d’abord
la figure par excellence du voyageur ; il est l’exemple même d’une synthèse parfaite des
différentes manières d’envisager et de pratiquer le voyage. L’existence nomade de Je-impérial
ainsi que son statut de pionnier, découvreur et amateur des « riches confins du monde4 », ne
cessent d’être habilement mis en scène. La peinture de cette figure historique permet à la
romancière de décliner les formes et les enjeux de la mobilité : il y a les expéditions d’ordre
militaire et politique pour imposer une autorité et assurer un rayonnement, les promenades de
libre découverte, les visites de sites historiques, les excursions sources de plaisir des sens et de
l’esprit, ou encore les périples goûtés avec l’être aimé, synonymes de passion amoureuse. Un
autre personnage de grand voyageur s’impose dans l’œuvre romanesque et emblématise un art
du voyager proprement yourcenarien : Zénon, qui semble d’emblée prédestiné à une existence
errante par sa double activité de médecin-alchimiste et son statut de philosophe. Si la mobilité
pour le moins énigmatique du protagoniste de L’Œuvre au Noir correspond aussi, dans le
contexte historique qui est celui de la seconde moitié du XVIe siècle, à une fuite devant des
dangers qui mettent en péril son existence même, elle est avant tout subordonnée à une
ambitieuse quête de connaissance. Les lointains périples ou les déambulations plus
circonscrites de cet aventurier qui « [a]ssimil[e] à juste titre l’étude et le voyage 5 » favorisent
efficacement le dynamisme d’une pensée qui apparaît dès lors plus à même de percer le secret
de la nature et du monde. Le dernier personnage majeur des romans qui s’adonne au
voyage est le jeune Nathanaël d’Un homme obscur. Si l’itinéraire de fuite qui lui est prêté
érige par hasard cet être simple en découvreur du Nouveau Monde, ses expériences de contact
avec l’autre et l’ailleurs lui apprennent finalement « l’uniformité sous la variété des
apparences6 » dans un XVIIe siècle où le racisme est fondé sur des préjugés pseudo
scientifiques. La mobilité devient dans ce récit un libre abandon à la richesse de la
circonstance, un laisser-aller contemplatif et attentif propice à un apprentissage existentiel.
Enfin, c’est dans les chroniques de nature autobiographique que cette philosophie de
la mobilité éclaire les figures familiales par rapport auxquelles le Je qui s’y exprime se
construit, et constitue une réponse possible à la quête d’un moi qui cherche à percer son

4
Yourcenar, Marguerite, Mémoires d’Hadrien, dans Œuvres romanesques, op. cit., p. 347.
5
Yourcenar, Marguerite, « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », dans Essais et mémoires,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 693.
6
Ibid., p. 694.

3
propre mystère. Dans Le Labyrinthe du Monde, l’évocation de la tradition du Grand Tour et
d’une pratique du voyage qui, au XIXe siècle, se transmet de génération en génération par les
hommes, parvient à donner une sorte de cohérence à une ascendance familiale constituée
d’individus aux personnalités et aux passions différentes, voire parfois opposées. Dans cette
peinture d’une société aristocratique aux usages codifiés, quelques figures ayant su pratiquer
un art plus personnalisé du voyager émergent toutefois. C’est le cas d’Octave Pirmez, le
grand-oncle maternel, dont les séjours à l’étranger ou les simples promenades dans son
domaine d’Acoz se révèlent des moments de rêverie et de méditation lui permettant de nourrir
une réflexion d’ordre philosophique. Rémo, son jeune frère, est, quant à lui, décrit comme un
voyageur engagé attentif à la condition sociale des hommes qu’il rencontre : sa mobilité est au
service d’une prise de position idéologique et politique forte. Lorsque la chroniqueuse en
vient à s’intéresser au parcours de ses propres parents, Michel et Fernande, le déplacement
hors du milieu familial et la visite de lieux nouveaux sont alors placés sous le signe de l’éveil
au sentiment amoureux ou à la sexualité. Le voyage ou la promenade vont jusqu’à devenir
indissociables de l’expérience d’une passion partagée. Pour Marguerite Yourcenar, qui se
revendique, elle aussi, comme un personnage en mouvement, il s’agit finalement d’éclairer la
genèse de son propre attrait pour le voyage, entraînant le lecteur dans des « sentiers
enchevêtrés » – titre de l’ultime chapitre inachevé de Quoi ? L’Éternité – qui font se côtoyer
indifféremment figures familiales, personnages fictifs ou écrivains admirés. C’est en
investissant ces voix qui s’entrecroisent par l’écriture ou bien en se rendant physiquement sur
des lieux emblématiques que le moi de la créatrice va pouvoir s’affirmer.

Si la mobilité, qui dépasse le seul déplacement physique et à laquelle l’auteur


accorde tant de vertus, occupe une place prédominante dans l’œuvre, force est de constater
qu’elle est cependant fragile, constamment menacée, et se révèle par conséquent une
perpétuelle conquête. L’écriture yourcenarienne cherche à rendre compte de cette incessante
tension entre désir ou besoin vital de se mouvoir et fixité contrainte.
La représentation du danger inhérent à la clôture spatiale et à l’enfermement
physique qui en découle est particulièrement perceptible dans les textes qualifiés de romans
de jeunesse. En étant le miroir d’un emprisonnement mental, ce rétrécissement ou cette
fermeture de l’espace diégétique accentue la dimension tragique des récits en question. Dans
Anna, Soror…, le choix de résidences-forteresses qui confinent de fait les personnages à
l’immobilité se révèle le moyen le plus efficace dont dispose la romancière pour peindre la
noirceur et la pesanteur de l’époque de la Contre-Réforme. Avec cette évocation d’une passion

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interdite, elle joue subtilement de l’ambiguïté du lieu clos : mis à distance en tant qu’espace
possible de la transgression et du péché, l’espace fermé est dans le même temps
irrésistiblement recherché en tant qu’espace de la jouissance fusionnelle. Une symbolique très
cohérente du déplacement et de l’enfermement est encore présente dans Alexis ou le Traité du
vain combat. L’austérité émanant des décors est en harmonie avec les tourments qui s’abattent
sur le musicien, très souvent mis en scène alors qu’il est replié dans l’espace clos de la
chambre et présenté parallèlement comme « prisonnier d’un instinct7 ». L’enfermement
d’Alexis est à la fois spatial et psychologique. Le Coup de grâce présente un dernier exemple
significatif de cette tension entre velléité de mouvement et immobilité résultant de la présence
de lieux fermés. La demeure de Kratovicé, placée dans une région sombre, coupée du monde
en raison du contexte historique de guerre civile, incarne le lieu tragique par excellence dans
la mesure où il s’avère particulièrement difficile à quitter par les trois personnages principaux
qui s’y trouvent confinés malgré eux. La sortie hors de l’espace familial conduit Conrad vers
la mort. Sophie, figure audacieuse pourtant de cette résistance à la fixité, n’échappe pas non
plus à ce sort funeste. Et Éric, s’il continue à voyager à travers le monde à des fins militaires,
n’en est pas pour autant un être libre : c’est peut-être même, dans ce contexte, le personnage
le plus figé parce qu’il apparaît comme éternellement condamné au ressassement de la fin
tragique de son ancienne amante.
Mais il existe dans l’œuvre d’autres formes d’emprisonnement, plus symboliques, et
Marguerite Yourcenar appréhende aussi tout particulièrement le risque latent d’immobilité
dans une perspective sociale et existentielle. Ses romans ne cessent de revenir sur l’épreuve
imposée par ce que nous appelons « statisme », c’est-à-dire une paralysie à la fois physique,
intellectuelle et morale, engendrée par la toute-puissance des règles aliénantes de la vie
sociale. Il y a d’abord l’immobilité qui émane de la famille, décrite comme étouffante. Le
malaise d’Alexis a ainsi la particularité de s’engendrer et de s’accroître au sein d’un
environnement familial ancré à Woroïno, dont les principes moraux empreints de puritanisme
ont un pouvoir fortement paralysant dans la mesure où ils vont à l’encontre des émotions et
des désirs éprouvés par le jeune homme. L’Œuvre au Noir prône pour sa part une nécessaire
rupture avec la routine familiale : la romancière fait d’Henri-Maximilien un personnage animé
par le désir de quitter le « comptoir » paternel, et de son cousin Zénon un être qui rejette
naturellement toutes les structures familiales de substitution qu’elle lui attribue. La peinture
du milieu des propres aïeux de l’écrivain n’échappe pas à la règle : morne et souvent

7
Yourcenar, Marguerite, Alexis ou le Traité du vain combat, dans Œuvres romanesques, op. cit., p. 42.

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oppressant, il devient dans Le Labyrinthe du monde un espace dont la force paralysante
semble l’obséder. S’il est éveil à la beauté du monde naturel, le Mont-Noir est aussi un lieu
sombre et sinistre, le climat de claustration qui y règne étant imputé à la toute-puissance de
l’« inamovible8 » Noémi, arrière-grand-mère paternelle. On pense aussi à la célèbre formule
selon laquelle « [l]a rue Marais est une prison9 » qui érige le logement lillois des Crayencour
en un espace carcéral asphyxiant, et fait référence à la posture hamletienne de Michel,
personnage dont l’auteur souhaite montrer la résistance à l’épreuve du « [t]raintrain des
jours10 », notamment par la fuite. Si une force d’inertie émane donc de la structure familiale,
la rigueur et la fixité des codes de la vie en société confinent plus nettement encore, chez
Yourcenar, l’individu à l’immobilité. Dès lors, l’auteur met parfois en scène dans ses fictions
des personnages qui tentent de résister à ce statisme de nature sociale. Tel est par exemple le
cas d’Alexis dont la longue confession prend la forme d’un combat contre une doxa
paralysante. Ce vestige écrit d’un départ résonne comme un rêve d’émancipation qui peut lui-
même être appréhendé comme une tentative de mobilité. Mais il y a surtout tous ceux qui
cèdent à l’enlisement et même s’y complaisent, ceux que l’on peut appeler les « assis », sur
lesquels l’écrivain porte un jugement sévère. L’Œuvre au Noir offre de nombreux portraits
d’une bourgeoisie figée : l’évocation de la vie quotidienne des Ligre ou des Fugger, puissants
marchands confinés dans leurs somptueuses demeures et dont la grossièreté et la bêtise ne
cessent d’être soulignées, témoigne de cette association entre opulence et inertie sous la
plume de Marguerite Yourcenar. On retrouve une même mise en lumière du statisme de la
bourgeoisie dans la trilogie aux enjeux autobiographiques qui témoigne d’une réflexion plus
intime sur l’idée d’héritage d’une immobilité imposée, par rapport auquel il est nécessaire de
s’émanciper. Le domaine de Suarlée, dans lequel ont vécu le grand-père et la grand-mère
maternels de l’écrivain, nous est donné à voir à travers la peinture d’une existence terne et
routinière, durant laquelle l’écrivain imagine que l’ordre, le silence et l’immobilité ont imposé
leurs lois. Le poids du catholicisme conservateur et la rigidité d’une éducation, qui imposent
d’ailleurs très souvent au sexe féminin la clôture du couvent, sont perçus comme étant à
l’origine de l’« odeur de stagnation [qui] se dégage de ces milieux11 ».
Enfin, les trajectoires des grandes figures de voyageurs des fictions à trame
historique apparaissent exemplaires dans la mesure où chacune, selon des ressources ou des

8
Yourcenar, Marguerite, Archives du Nord, dans Essais et mémoires, op. cit., p. 942.
9
Ibid., p. 1100.
10
Yourcenar, Marguerite, Quoi ? L’Éternité, dans Essais et mémoires, op. cit., p. 1187.
11
Yourcenar, Marguerite, Souvenirs pieux, dans Essais et mémoires, op. cit., p. 792.

6
opportunités qui lui sont propres, parvient à surmonter cette situation initiale duelle et
discordante, et c’est sans doute d’ailleurs là que réside leur force. L’immobilité représente, il
est vrai, un péril pour le personnage d’Hadrien : on pense à l’enfermement spatial douloureux
lors de l’épisode d’Antioche, à celui, plus durablement éprouvé, qui lie indéfectiblement le
maître à la cité impériale, ou encore à la sédentarité inhérente à la vulnérabilité physique de
l’être humain faisant que « tout malade est un prisonnier12 ». Mais dans son cas, le processus
remémoratif dynamique qui fonde la structure narrative du roman s’impose dès lors, selon
nous, comme une revendication de la mobilité. En ce qui concerne ensuite Zénon, pris au
piège dans la « ville-trappe » de Bruges, la paralysie spatiale progressive qui le mène à la
mort coïncide paradoxalement avec un mouvement paroxystique de l’esprit. Le mouvement
de sa pensée engendre dans le texte une véritable métamorphose de l’opposition mobilité-
immobilité, qui se lit notamment à travers la description de l’appréhension de la mort, conçue
comme un ultime cheminement. Quant à l’immobilité physique du personnage de Nathanaël,
successivement prisonnier de l’Île Perdue, de l’espace urbain d’Amsterdam puis de l’espace
insulaire du Zuiderzee, elle résulte à la fois des aléas et hasards de l’existence et d’une
fragilité du corps qui entrave peu à peu sa liberté de mouvement. Si l’ultime étape frisonne est
toujours marquée par des tâches monotones et répétitives, ce lieu isolé incite à une
observation minutieuse de l’environnement naturel, dont la caractéristique principale repose
justement sur une réconciliation de la tension entre mouvement et immobilité. Source de
sérénité et de dynamisme, cette contemplation active devient le moyen par lequel l’âme
humaine entre harmonieusement en fusion avec les frémissements de la nature.

Si le péril de l’immobilité hante irrémédiablement l’écriture de Marguerite


Yourcenar, le dépassement de la fixité, qu’elle soit strictement spatiale ou davantage sociale,
met parallèlement en lumière un portrait idéalisé de la condition humaine. Parmi ces
incarnations rêvées de la mobilité, la femme s’impose comme une figure emblématique du
mouvement. Dans les récits et les essais, dont l’une des finalités est précisément de
s’interroger sur le dynamisme féminin, l’auteur prône et défend implicitement une
émancipation de la femme à travers sa revendication et son appropriation progressive de la
mobilité, cette dernière ayant la particularité d’être à la fois physique et spirituelle. Cette
approche de la féminité met ainsi à mal la vision souvent admise par la critique d’un écrivain
à l’approche masculine, parfois même accusé de misogynie.

12
Yourcenar, Marguerite, Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 503.

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Par la place qui lui est assignée dans les sociétés occidentales modernes, la femme
apparaît de prime abord dans les textes de l’écrivain comme d’autant plus concernée par un
type de vie profondément lénifiant et parfois sclérosant. En prise sur une sociologie
historique, la narration yourcenarienne se concentre sur l’évocation restreinte d’activités, en
particulier la couture et la musique, qui placent les personnages féminins s’y exerçant sous le
signe de la fixité spatiale. Si l’immobilité féminine est liée à des facteurs sociaux, elle est
également, aux yeux de l’auteur, inhérente à la condition biologique même de la femme qui la
détermine et la pousse à enfanter. La grossesse et le statut de mère sont perçus comme une
redoutable entrave à la liberté, notamment de mouvement, et le moment même de
l’accouchement est appréhendé dans les romans de Marguerite Yourcenar comme une
expérience, douloureuse et parfois fatale, qui fige dans la mort le personnage féminin.
Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir contiennent des portraits éloquents de contre-
modèles statiques : l’Hadrien fictif rappelle l’assujettissement historique des femmes
romaines, et la romancière fait de Wiwine, Salomé ou Martha des incarnations de l’attente
immobile et du repli sur une existence routinière sans perspectives.
Ce tableau d’une condition féminine peu enviable, quelle que soit l’époque, trouve
certainement sa meilleure expression dans la description des rapports amoureux entre les deux
sexes. La relation amoureuse hétérosexuelle est appréhendée dans l’imaginaire de l’écrivain
comme un rapport de forces, lors duquel l’homme cherche à soumettre celle qu’il a séduite ou
dont il veut se faire aimer. Le lieu clos devient l’espace privilégié pour l’étreinte des corps et
nombreux sont les exemples de tentatives masculines d’enfermement ou d’immobilisation du
sexe opposé dans l’œuvre romanesque (Anna, soror…, Denier du rêve, L’Œuvre au Noir ou
Un homme obscur), l’issue la plus radicale, à savoir celle de l’éradication de la mobilité
féminine par le meurtre, étant exposée dans Le Coup de grâce.
Pourtant, Marguerite Yourcenar ne se résout pas à enfermer la femme dans une
immobilité consentie et elle nous offre quelques portraits de personnages féminins admirés ou
idéalisés dont la liberté, la beauté ou le génie sont justement associés à une audacieuse mise
en mouvement, à la fois physique et intellectuelle. C’est en effet par la lecture et la méditation
que des figures inventées comme Monique, Valentine ou Plotine parviennent à s’extraire
d’une immobilité physique imposée. Les portraits de Fernande et de Jeanne, proposés dans
l’œuvre à caractère autobiographique, montrent quant à eux que la mobilité émancipatrice
dont elles sont dotées contribue pleinement à l’intensité et à la profondeur de leur personnage.
La représentation de femmes écrivains, à savoir Selma Lagerlöf et Virginia Woolf, dont
l’auteur commente les œuvres dans des essais, constitue encore une clé pour saisir la place

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prépondérante de la mobilité dans la conception yourcenarienne d’une émancipation féminine
en marche. Alors que seules quelques rares figures masculines d’exception parviennent à
dépasser l’oscillation permanente entre mobilité et immobilité, la femme, telle que l’écrivain
la rêve, semble davantage encline à le faire. L’attirance pour le déplacement dans l’espace, le
mouvement d’un esprit vif et la sérénité propice à la méditation apparaissent comme autant
d’élans réunis dans une même figure, à savoir celle de la femme.

Si la mobilité est donc en soi un acte éminemment significatif dans l’œuvre


yourcenarienne, déceler la présence d’une symbolique des espaces parcourus qui jalonnent les
itinéraires décrits permet, dans un dernier temps de notre travail, de dresser une carte
géographique existentielle qui éclaire le parcours artistique et spirituel de l’écrivain, en
révélant les facettes qu’a revêtues son désir de connaissance du monde et de soi. Autrement
dit, le choix de tel ou tel lieu géographique correspond clairement à celui d’un mode d’être et
de penser.
Le premier espace de prédilection est celui du Nord qui regroupe des pays d’Europe,
de Scandinavie, mais aussi d’Amérique, ayant pour point commun de devenir les supports
physiques d’une recherche active de l’origine, voire de la primitivité. En tant qu’espace
irrémédiablement attaché à l’histoire familiale, la Belgique est érigée par l’auteur en lieu des
origines. La mise en scène de l’investissement physique de sites belges emblématiques permet
une appropriation active de son passé personnel et la peinture d’une campagne flamande, dont
la force de vie est régulièrement exaltée, va de même accompagner – ou permettre – une
remontée aux sources de soi. Mais c’est sans doute la Hollande, territoire naturel animé par la
force brute des éléments et associé à l’idée de départ et de renouveau, qui, aux yeux de la
créatrice, paraît le plus favoriser, grâce à la profonde sérénité qu’il distille, le retour sur soi et
la découverte de son intériorité. Telle est l’expérience de Zénon qui erre sur la plage de Heyst
et de Nathanaël qui se réfugie au cœur de l’île frisonne. Lorsqu’il est question d’évoquer la
Suède, l’omniprésence d’une symbolique de l’eau et de la lumière nous montre que cette
contrée boréale est encore appréhendée comme une inépuisable source de vie. Quant au
Maine, région du nord-est des États-Unis, il devient un îlot naturel préservé permettant le
recentrement et l’approfondissement du Je-écrivain. Enfin, l’Alaska, autre territoire de cet
extrême nord-américain, incarne, selon Marguerite Yourcenar, l’espace vierge par excellence
parce qu’il offre aux yeux du voyageur le spectacle paroxystique de l’origine du monde.
La deuxième sphère géographique qui émerge est celle du Sud, constituée de pays
méditerranéens qui fascinent l’auteur en raison de leurs richesses historiques et littéraires et

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dont l’exploration répond essentiellement à un désir de culture. L’Italie, et en particulier
Rome, est perçue à travers la beauté de son patrimoine architectural et la puissance
civilisatrice qui ancre l’Urbs dans la légende et l’histoire. L’espace italien vu par Yourcenar
est d’autre part indissociable d’une longue tradition d’idéalisation, portée par les auteurs de
l’Antiquité jusqu’au courant romantique, dont l’évocation récurrente confère une extrême
densité poétique à l’image du pays transmis par l’écrivain. La peinture de la Grèce dans les
textes yourcenariens met également en valeur sa culture artistique millénaire. Parce qu’il est
chargé de mythes qui l’inscrivent dans une tradition littéraire d'érotisation et parce qu’il est à
l’origine d’une pensée philosophique exceptionnelle, le territoire grec est chanté comme idéal
de beauté et d’équilibre. Même si la beauté de son environnement naturel n’est aucunement
négligé et touche la sensibilité de l’essayiste, l’Espagne est entrevue à travers le filtre de son
passé culturel, qui se définit, dans son cas, par une ouverture sur l’Orient et, par conséquent,
par une coexistence dynamique d’influences.
Un dernier territoire, particulièrement vaste puisqu’il correspond à ce qu’on nomme
Extrême-Orient, mérite de figurer sur cette carte géographique symbolique car il soutient
finalement la quête d’un autre rapport à l’existence et à la finitude. La fascination pour l’Inde
repose sur la force de sa pensée mystique qui offre un moyen particulièrement efficace pour
approcher en toute conscience le mystère de l’existence humaine et en mesurer à la fois les
ressources et les fragilités. Marguerite Yourcenar loue en effet la capacité de dépassement de
la spiritualité hindoue qui va, selon elle, au-delà des idées prônées par les philosophies
européennes parce qu’elle propose une réconciliation des contraires traditionnellement fixés
par l’Occident. Pour l’écrivain au seuil de sa propre vie, la supériorité concédée à la sagesse
indienne réside également dans sa manière d’appréhender le rapport à la mort à travers la plus
pertinente idée de l’hindouisme, celle de « l’identité de la création et de la destruction13 ».
L’espace ambivalent du Japon se révèle aussi porteur d’une tradition culturelle ou
spirituelle particulièrement riche et largement commentée dans les essais datant des années
1980 : aux yeux de l’auteur, celui-ci permet un nouvel éclairage sur la conception et
l’approche de l’existence et de la mort. Ce que Yourcenar retient d’abord de ce pays, c’est,
d’une part, un art de vivre nourri du zen et fondé sur le détachement contemplatif et, d’autre
part, cette tradition de l’action violente reposant sur l’histoire des samouraïs et sur une
« éthique héroïque14 » qu’a cherché à perpétuer Yukio Mishima. Par ce que l’essayiste qualifie

13
Yourcenar, Marguerite, Le Temps, ce grand sculpteur, dans Essais et mémoires, op. cit., p. 355.
14
Yourcenar, Marguerite, Mishima ou la Vision du vide, dans Essais et mémoires, op. cit., p. 204.

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d’« éclatant suicide15 », l’écrivain japonais fait de la mort non plus une fin à craindre mais un
but, exemplaire, à atteindre. Par ailleurs, l’espace nippon devient aussi celui d’une réflexion
sur le vrai sens de la mobilité. Parce qu’elle est confrontée à un spectacle hétéroclite, qui
dévoile la coexistence paroxystique des richesses du passé et des dénaturations du présent,
Marguerite Yourcenar explicite ce que le promeneur ou le pèlerin doit dès lors retenir du
Japon et elle nous fournit ainsi des éléments importants concernant son art du voyage.

Si la romancière, héritière d’une tradition littéraire dont l’origine remonte à la


Renaissance, s’approprie d’abord en la revisitant l’idée de la mobilité comme découverte de
l’ailleurs et de l’autre, elle est aussi largement en prise sur son siècle en faisant du
déplacement un enjeu majeur de la quête de soi. Marguerite Yourcenar, qui affirme que dans
n’importe quelle région du globe, finalement, « nous nous retrouvons partout face à nous-
même16 », ouvre la voie d’une introspection dynamique qui se laisse guider par le mouvement
du monde.

15
Yourcenar, Marguerite, Le Tour de la prison, dans Essais et mémoires, op. cit., p. 630.
16
Yourcenar, Marguerite, « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », op. cit., p. 700.

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