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DE L'HALLUCINATION À LA FICTION : VOYAGE À L'INTÉRIEUR DU

DÉSIR...(ET DU DÉLIRE) PSYCHOTIQUE

Silvia Lippi

ERES | La clinique lacanienne

2014/1 - n° 25
pages 67 à 82

ISSN 1288-6629

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Lippi Silvia, « De l'hallucination à la fiction : voyage à l'intérieur du désir...(et du délire) psychotique »,
La clinique lacanienne, 2014/1 n° 25, p. 67-82.
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De l’hallucination à la fiction :
voyage à l’intérieur du désir
(et du délire) psychotique
Silvia Lippi
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La psychose n’empêche pas un sujet de se confronter à son
désir. Néanmoins, dans cette structure, le désir ne peut pas être
encadré par un ordre symbolique : il ne passe pas par la castra-
tion, il n’est pas structuré par le fantasme. Il ne s’agit pas non plus
d’un désir qui serait un idéal irréalisable 1, ou un désir « faible »,
un « vœu » (souhait, aspiration, envie…), mais d’un désir qui
devient le moteur de l’existence du sujet, « ce que Freud appelle
le Trieb le plus fondamental, celui qui vous attache à la vie 2 »,
souligne Lacan. Un désir qui peut arriver à contrer la jouissance
mortifère dans laquelle le sujet psychotique est souvent absorbé.
Peut-on envisager un désir qui ne passe pas par la castration
(symbolique), et qui ne s’exprime pas à travers les formations de
l’inconscient, propres à la névrose ? Si oui, comment se manifeste
ce désir dans la psychose ?

1. L’idéal se forme à partir de l’identification au père : dans la psychose, cette


opération symbolique, en raison de la forclusion du Nom-du-Père, est compro-
mise. Il y a, pour le psychotique, possibilité d’idéalisation, mais la structure
fantasmatique du processus est incomplète. Le sujet ne peut pas tuer le père,
par conséquent, l’Autre idéal vire facilement à la persécution, il échappe à la
dimension symbolique-imaginaire pour « se personnifier » dans le réel.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Le
Seuil, 1991, p. 463.

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Du délire au désir et vice versa

Nous partirons de l’hypothèse que le désir, dans la psychose,


et en particulier dans la schizophrénie 3, passe par l’hallucination
et le délire – que nous considérons comme des « inventions »
du sujet –, de la même façon que, dans la névrose, il passe par
le lapsus, le mot d’esprit, etc., autrement dit par les différentes
formations de l’inconscient.
Deleuze pense le délire de Schreber comme un effet de sa
« machine désirante 4 » et non comme un processus métapho-
rique, ayant comme fonction de dévoiler, à travers des substitu-
tions dans le langage et dans le corps, les mécanismes œdipiens
inconscients. Le délire 5 est pour Deleuze un « produit » du
désir : le sujet se laisse aller à une multiplicité d’associations –
indépendantes du principe de réalité –, mais qui, à la différence
des formations de l’inconscient, ne comportent aucun effet de
substitution, de réduction, ni d’omission.
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Le désir est un concept central chez Deleuze, qu’il ne faut pas
confondre avec le désir pour la psychanalyse : un désir structuré
à partir du manque, articulé à la demande et à l’objet, indexé sur
le fantasme, et, bien sûr, de matrice œdipienne. Pour le philo-
sophe, le désir se définit comme un processus de production
qui ne dépend d’aucune instance extérieure 6, fantasmatique,
ou surmoïque. Ayant la même structure que le délire, le désir
suppose la construction d’agencements, comportant une multi-
plicité d’états de choses et d’énoncés qui s’entrecroisent ; il est,
de ce fait, un « agencement collectif ». On voit bien l’articula-
tion entre désir et délire : le délire concerne une multiplicité de
facteurs, il est « cosmique » et non œdipien, au sens où, dans
son éclosion, il ne rejoue pas forcément les questions familières
irrésolues du sujet.

3. Précisons qu’hallucination et délire ne se présentent pas dans toute


psychose, cependant c’est principalement à la psychose hallucinatoire que nous
consacrerons cette analyse.
4. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris,
Éditions de Minuit, 1972, p. 7.
5. Deleuze se réfère surtout au délire dissocié, souvent fantaisiste et lié au
non-sens, plus qu’au délire structuré.
6. C’est-à-dire parentale.

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De l’hallucination à la fiction : voyage à l’intérieur du désir…

L’écriture de Philip Dick 7 en est un exemple. Ses romans de


science-fiction sont des vrais « délires cosmiques » qui décrivent
l’univers et ses mondes parallèles, qui analysent l’essence de
l’humain, de Dieu, de la religion, de la machine, de la réalité, qui
parlent de la fin du monde.
« Il nous semble que certains schizophrènes expriment direc-
tement un déchiffrement libre du désir 8 », écrivent Deleuze et
Guattari. Une certaine forme d’expression libérée du principe de
réalité, et/ou du sens et de la cohérence logique, propre à certaines
formes de psychose, est, pour Deleuze, en relation avec l’ex-
pression du désir, un désir qui se propage directement à travers
sa dimension pulsionnelle. Sur ce point, la position de Deleuze
concorde, dans une certaine mesure, avec celle de Lacan, pour qui
l’inconscient se montre dans la psychose à « ciel ouvert », au sens
que le psychotique met en acte, sans médiation, le désir incons-
cient : ce qui est de l’ordre du désir refoulé, et qui s’exprime
communément par l’intermédiaire du symptôme névrotique est,
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dans la psychose, « limpide 9 ».
La folie exige « l’insaisissable consentement de la liberté 10 »,
écrit Lacan, pour qui la liberté trouve son fondement moins sur
l’Œdipe que sur la cause du désir, c’est-à-dire sur la possibilité, à
travers l’analyse, d’une « extériorisation » de l’objet a.
Bien que cela n’apparaisse pas toujours ouvertement, les
hypothèses de Lacan sur l’objet a concernent de près la clinique
des psychoses. Or l’« objet a » vient indiquer, dans la névrose,
la faille dans la structure symbolique, qui permet la circulation
du désir. C’est notamment le manque d’objet qui rend opérant
le désir. Point de tension entre symbolique imaginaire et réel, le
désir se montre dans les formations de l’inconscient, telles que le

7. Philip Dick a été diagnostiqué schizophrène à dix-neuf ans, bien que cela ait
été plusieurs fois démenti. Il s’est quand même défini lui-même « schizoïde » ou
comme « personnalité pré-schizophrénique ». Il tentera deux fois de se suicider.
A. Caronia, D. Gallo, Philip Dick, La macchina della paranoia, Enciclopedia
dickiana, Milan, coll. Book, 2006, p. 130.
8. G. Deleuze, F. Guattari, « Sur le capitalisme et le désir », dans G. Deleuze,
L’île déserte. Textes et entretiens 1953-197, Paris, Éditions de Minuit, 2002.
9. J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses (1955-1956), Paris, Le
Seuil, 1981, p. 71-72.
10. J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique » (1946), dans Écrits, Paris,
Le Seuil, 1966, p. 187.

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mot d’esprit, le lapsus, et le rêve. En revanche dans la psychose,


la place de l’objet cause du désir n’est pas vide, mais comblée
par le corps du sujet 11, corps qui « éclate », en particulier dans la
parole du sujet 12, à travers les hallucinations, le délire dissocié, la
fuite des idées, les néologismes, et toute sorte d’invention langa-
gière du sujet.
En ce sens, dans la psychose, le désir ne constitue pas une
barrière à la jouissance, mais il se confond avec elle dans ses
manifestations, comme dans l’hallucination, le délire, la fuite des
idées. Le désir est tuchê, mauvaise rencontre. Quelle est alors la
fonction du fantasme dans la psychose, lorsqu’il ne peut pas faire
écran au réel ? Et plus généralement, le désir peut-il orienter la
cure dans la psychose, ou est-il d’emblée risque de décompensa-
tion, confrontation irréversible avec la jouissance, insupportable
pour le sujet ?

L’hallucination, entre lalangue et la pulsion


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Nous analyserons le rapport entre délire et désir dans la
psychose, à travers le cas d’une jeune femme, Myriam, que j’ai
suivie pendant plusieurs années en institution psychiatrique, et
qui souffre d’hallucinations depuis sa décompensation, qui l’avait
poussée à chercher la mort. À 13 ans, son père a un anévrisme
cardiaque, et c’est depuis cet accident que la situation s’aggrave :
à ce moment sont apparues les premières hallucinations, suivies
par de nombreux séjours psychiatriques.
Hospitalisations répétées, psychotropes, suivis psychiatriques,
psychothérapies, groupes de parole, ateliers thérapeutiques de
toutes sortes : rien n’a pu empêcher le retour cyclique – et constant
– des insultes et des accusations, que Myriam entend, à longueur

11. « […] le corps jouit d’objets dont le premier, celui que j’écris du a, est
l’objet même, comme je le disais, dont il n’y a pas d’idée, d’idée comme telle,
j’entends, sauf à le briser, cet objet, auquel cas ses morceaux sont identifiables
corporellement et, comme éclats du corps, identifiés ». J. Lacan, « La troi-
sième » (1974), Lettres de l’École freudienne, n° 16, 1975.
12. Mais aussi à travers des phénomènes du corps que Marcel Czermak considère
comme des phénomènes hypocondriaques propres à la psychose. M. Czermak,
Passions de l’objet. Études psychanalytiques des psychoses, Paris, afi, 2001.
Nous n’approfondirons pas pour ne pas nous éloigner de notre propos.

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De l’hallucination à la fiction : voyage à l’intérieur du désir…

de journée, à travers des voix de femmes. La jeune femme vit dans


un repli radical. Sa seule « passion » : écrire, pratique qu’elle ne
réalise qu’en atelier, en compagnie des autres patients du service.
Nous verrons comment écriture et hallucination s’associent
dans la tentative de remise en place d’une assise subjective pour
Myriam, à travers un désir en relation avec le délire, bien sûr, mais
qui passe aussi par la création du sens, grâce à la fiction.
Quel est donc le rapport entre hallucination, délire et fantasme
dans la psychose ? Si le fantasme est le support du désir dans
la névrose, en tant que colonne symbolico-imaginaire bâtie à
partir des signifiants œdipiens, il l’est aussi dans la psychose,
mais comme une projection de ses signifiants dans le réel. Par
exemple, le fantasme « on bat un enfant » se transforme dans la
psychose en délire de persécution : on voit bien le lien entre désir
et délire qui s’opère via le fantasme.
Le fantasme agit dans le réel au truchement de l’hallucina-
tion : la voix qu’entend le sujet n’est pas audible par l’autre, par
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conséquent, les signifiants, ne faisant plus sens pour quelqu’un,
perdent leur valeur associative et capitonnante dans le discours.
Bien que le sens, dans l’hallucination, puisse être maintenu, c’est
le signifiant dans le réel qui agit pour le sujet.
Il y a dans l’hallucination une rencontre du signifiant avec le
corps, rencontre traumatique, due à l’imprégnation par le langage
d’une jouissance qui ne passe pas par la castration 13, mais par une
détermination subjective tenant aux effets de ce que Lacan appelle
lalangue. Le sens de la phrase de l’hallucination « Tu es une
ordure » est vite annulé par la jouissance dont la lettre fait dépôt,
jouissance qui se fixe au signifiant, et qui accable le sujet.
Certaines hallucinations ou certains discours délirants ne
sont pas de l’ordre du langage dissocié, cependant ils ont un
« rapport direct 14 » avec lalangue. Au moment où les signifiants
qui composent la phrase du fantasme apparaissent dans le réel,
ceux-ci prennent une valeur en tant que lettre : autrement dit,
ils ne s’associent pas pour produire une signification dans le

13. B. Lecœur, « Remarques cursives sur l’inconscient et la lettre dans la


psychose », Quarto n° 80/81, 2004, p. 16.
14. « Le sujet psychotique est dans un rapport direct au langage dans son aspect
formel de signifiant pur. » J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 284.

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discours, mais une hallucination, qu’on ne peut pas considérer


comme une phrase capitonnée par la signification phallique.
Le désir, dans la psychose, supporté par un fantasme qui
« éclate 15 », selon l’expression de Deleuze et Guattari, qui agit
dans le réel, perd son rôle de « législateur » à l’égard de la jouis-
sance, et verse pulsionnellement dans celle-ci.
La consistance des diverses hallucinations est homogène aux
différentes pulsions 16. Il y a une correspondance entre pulsion et
hallucination, les deux ont la même matérialité : le corps. Corps
pulsionnel, corps « Autre » qui s’empare du sujet ; le « réel » du
corps revient – violemment – à travers l’hallucination (verbale et/
ou visuelle) 17 : « Toute hallucination est d’abord hallucination du
corps propre 18 », écrit Merleau-Ponty.
Nous pouvons envisager une représentation spatiale de la
pulsion. Entre le sujet et l’Autre, le mouvement de la pulsion
trouve son espace, entre « rejet » et « insistance ». Lors de l’ap-
parition du phénomène hallucinatoire, la pulsion suit un double
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parcours spatial, vectorialisé : dans la direction qui va du sujet
vers l’Autre, le sujet se fait objet a, il se fait corps pour l’Autre,
et dans l’autre direction, dans le parcours qui va de l’Autre vers
le sujet, la force pulsionnelle revient du dehors à travers les hallu-
cinations auditives et visuelles.
Si l’hallucination est voix déchaînée, pulsion en action de
l’ordre de lalangue – signifiant désarrimé, traumatique, énig-
matique –, elle est en même temps une « réalité créée 19 », une
invention qui a aussi une fonction de support pour le désir du
sujet. Mais comment rendre supportable un désir qui se réalise
dans la fixation de la jouissance à la lettre ?

15. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, op.


cit., p. 21.
16. J.-C. Maleval, Logique du délire, Paris, Masson, 2000, p. 123.
17. Ey classifie plusieurs types d’hallucinations : les hallucinations visuelles,
les hallucinations de l’ouïe, les hallucinations olfactives et gustatives, les hallu-
cinations tactiles, les hallucinations cénesthésiques et du schéma corporel, les
hallucinations motrices ou kinesthésiques, et les hallucinations psychiques ou
pseudo-hallucinations. H. Ey, P. Bernard, C. Brisset, Manuel de psychiatrie, Paris,
Masson, 1960, p. 116-117, entrée : « hallucinations psychosensorielles ».
18. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll.
« Tel », 1945, p. 391.
19. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 160.

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De l’hallucination à la fiction : voyage à l’intérieur du désir…

De l’hallucination à la fiction : l’écriture comme


réélaboration du désir (et du délire) dans la psychose

Nous avons montré comment le désir inconscient dans la


psychose ne se manifeste pas à travers les formations de l’incons-
cient, mais par l’hallucination et le délire. Ceux-ci sont vecteurs
de jouissances, mais pas d’une « jouissance castré », comme c’est
le cas pour les formations de l’inconscient 20 dans la névrose. Dans
l’hallucination et le délire, le désir, au lieu d’être « protégé » par
le fantasme, se réalise directement dans le réel. Mais hallucina-
tion et délire sont en même temps des formes de « traitement »
de ce réel, des tentatives pour le supporter à partir de la création
d’un sens qui jongle avec le non-sens pour le sujet.
D’après Lacan, « […] le schizophrène se spécifie d’être pris
sans le secours d’aucun discours établi 21 » : autrement dit, il
est obligé d’inventer lui-même son discours. Le traumatisme du
signifiant oblige à une invention subjective, une invention du
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sens, plus ou moins de l’ordre du délire.
Myriam arrivera à donner un sens à ses hallucinations, non à
travers la construction d’un délire stabilisé, mais par le truche-
ment de l’écriture : le délire se structure sur la page grâce à la
fiction, grâce à l’invention d’une histoire qui se lie sémantique-
ment au contenu persécuteur des hallucinations.
Certains écrivains ont écrit à partir de leurs hallucinations.
Philip Dick en parle ouvertement dans une conférence en 1977,
publiée dans le recueil Si ce monde vous déplaît… :
« […] le fruit de ma propre imagination, Le Maître du Haut
Château, n’est pas de la fiction – ou plutôt que ce n’est de la
fiction qu’à présent, Dieu merci. Mais il existait un monde
parallèle, un présent antérieur, dans lequel cette singulière piste
temporelle s’était actualisée – actualisée avant d’être supprimée
par une intervention à une date précédente. Je suis convaincu

20. « Lacan reconnaît dans l’inconscient arbeiter producteur desdites forma-


tions, un inconscient qui chiffre la jouissance avec la série de uns de répétition.
[…] c’est la jouissance “castrée”, dit Lacan », C. Soler, « L’énigme du savoir »,
dans Le langage, l’inconscient, le réel, Paris, Éditions du Champ lacanien, coll.
« Césures », 2012, p. 41.
21. J. Lacan, « L’étourdit » (1972), dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001,
p. 474.

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qu’en entendant ceci, vous ne me croyez pas, ou que vous ne


croyez pas que je le crois moi-même. C’est pourtant la vérité.
J’ai conservé des souvenirs de cet autre monde. Et je l’ai décrit
une seconde fois dans mon roman ultérieur Coulez mes larmes,
dit le policier. Le monde de cet autre roman est bien réel (il le fut
une fois) : c’est un monde parallèle dont je me souviens en détail.
J’ignore qui d’autre s’en souvient. Peut-être personne. Peut-être
étiez-vous tous – avez-vous toujours été – ici. Mais moi non.
En mars 1974, j’ai commencé à me souvenir consciemment et
non plus inconsciemment, de ce monde policier et de ses prisons
sombres, avec leur mur d’acier. Quand je m’en suis souvenu
consciemment, je n’ai pas eu besoin d’en parler dans mes livres
parce que j’ai toujours écrit là-dessus. Bien sûr j’étais assez
stupéfait de me rappeler consciemment que ça s’était déjà passé.
Vous imaginez ? Mettez-vous à ma place. De roman en roman,
d’histoire en histoire, sur une période de plus de vingt-cinq ans,
j’ai écrit autour d’un paysage particulier, autre horrifiant –, et
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enfin, en mars 1974, j’ai compris pourquoi toute mon écriture
tournait autour du pressentiment, de la réalisation floue que ce
monde existait. Mes romans, mes nouvelles étaient donc autobio-
graphiques, sans que je n’en sache rien. 22 »
Myriam est constamment inquiète, méfiante, en tension, elle
ne sait jamais ce qui peut lui arriver d’un moment à l’autre. Son
discours est compréhensible mais souvent chaotique. Il lui arrive
d’être fâchée, irritée, emportée contre ses voix, qu’elle entend
sans cesse. En somme, un chaos de mots, de plaintes, de récrimi-
nations, de timidité et d’agressivité, où le désir du sujet ne trouve
d’autre place que dans son assujettissement au désir de l’Autre.
Un jour, j’informe Myriam de l’existence d’un atelier d’écri-
ture dans notre service : je me souviens qu’elle m’avait dit qu’elle
avait l’habitude d’écrire des poèmes lorsqu’elle était au lycée.
Elle avait continué par la suite, partageant ses écrits sur le net
avec d’autres internautes saisis par la même passion, mais elle
s’était arrêtée peu de temps après, n’ayant pas accepté de rencon-
trer les autres auteurs lors d’un forum sur l’écriture qui aurait dû
se tenir non loin de sa ville. Après quelques hésitations, Myriam

22. Ph. K. Dick, Si ce monde vous déplaît… et autres écrits, Paris, Éditions de
L’Éclat, 1998, p. 154-155.

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De l’hallucination à la fiction : voyage à l’intérieur du désir…

accepte de participer à l’atelier. Elle se montre tout de suite


assidue, elle écrit dès qu’elle peut, dans n’importe quelle forme :
poèmes, chansons, récits, romans, mais surtout des histoires de
science-fiction, souvent autobiographiques. Depuis la fréquenta-
tion de l’atelier, même nos séances ont changé de registre. Ce ne
sont plus les plaintes et les descriptions du vécu hallucinatoire qui
viennent occuper le temps de nos rencontres, mais les idées et les
projets que Myriam compte réaliser à l’atelier d’écriture. Rappe-
lons que tout écrit, achevé ou à venir, est en lien direct ou indirect
avec son histoire et le contenu de ses hallucinations.
Dans un de ses récits, le monde entier était devenu un hôpital
psychiatrique : tous sont obligés d’y vivre, car tous sont psycho-
logiquement malades, ils vivent accrochés à leurs médicaments et
sont jour et nuit contrôlés par les psychiatres. Impossible de sortir
de l’hôpital psychiatrique : comme dans 1984 de John Orwell –
c’est la patiente qui fait la comparaison –, on ne peut pas agir
librement, tout est filmé, les caméras sont partout dans l’hôpital.
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Une des femmes hallucinées de l’asile commence à voir des
images qui sont l’exact opposé de la situation qu’elle vit à l’hô-
pital. Elle entend des voix, qui ne l’insultent pas, mais qui lui
disent sans arrêt que les médecins et les infirmiers de l’hôpital
sont des abrutis, des ineptes, des criminels. La protagoniste ne vit
pas mal dans son monde hallucinatoire, où c’est la révolution :
les psychiatres sont anéantis, et les patients prennent le pouvoir.
Chaos dans l’hôpital, et chaos dans le monde : le délire domine la
réalité ; la folie, la normalité…
Cette nouvelle n’a jamais été terminée dans sa version écrite,
comme d’ailleurs beaucoup d’autres histoires que Myriam me
raconte, qui restent souvent inabouties. Elle ne termine jamais
ses textes, mais elle ne laisse pas tomber l’écriture : comme s’il
y avait toujours un nouveau sens à chercher, à produire ailleurs,
dans une autre histoire, dans un autre poème… Son désir est
articulé à la création du sens, selon un dispositif qui ne se termine
jamais : chaque capitonnage est abandonné pour le suivant, dans
un processus – « machine », aurait pu dire Deleuze – infini/e.
Circulation du sens dans la spirale d’un désir désarrimé, épar-
pillement du sens et du corps. Le désir de Myriam est supporté
par une recherche – forcenée – du sens, afin de bâtir « séman-
tiquement » son délire. Et, pour le faire, la parole doit passer

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par la feuille de papier, car c’est l’écriture qui lui permet de le


construire.
La forclusion du Nom-du-Père empêche la production d’une
signification phallique, qui protège le sujet de l’Un-sinn, du
non-sens. Dans la parole parlée, le sujet se bloque dans la jouis-
sance de la lettre – court-circuit, fixation, fixion 23, dirait Lacan –,
jouissance incapable de « tomber » pour faire advenir Un-sens,
nécessaire à la structuration du délire.
Alors que la parole écrite permet à Myriam de supporter la
jouissance encombrante qui lui est rattachée : « le corps s’épingle
sur le papier 24 », et l’écriture libère le sujet de l’imprégnation de
jouissance du langage. À travers l’écriture – dont la parole est
porteuse d’un sens en rapport avec son délire –, le rapport entre
désir et langage devient pour Myriam à nouveau supportable.
Il y a quand même une dialectique entre création et interrup-
tion du sens. Les histoires de Myriam ne se terminent jamais :
c’est l’atelier thérapeutique qui permet l’inscription du « désir
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d’écrire » dans un continuum (nonobstant les pauses et les
ruptures) capable de donner au langage inventif du sujet un habitat
constant. En ce sens, l’atelier ne se limite pas à une fonction
contenante, il devient le lieu qui permet au psychotique de trouver
un aménagement singulier pour son désir, en exploitant la mise en
tension entre le sens et le non-sens de celui-ci. L’atelier d’écriture
se montre comme possibilité d’accueillir la mobilité du désir du
psychotique, sans aucune finalité sinon celle de permettre l’acte
instantané d’écrire. En ce sens, il est « habitat » : « stabitat »,
selon le néologisme de Lacan qui indique l’articulation entre
espace et langage 25.
Pendant longtemps, j’ai pensé que l’écriture aurait pu devenir
pour la jeune femme un sinthome, capable de réparer le dénouage

23. Pour faire entendre le bon usage du terme « fiction », Lacan invente un
terme homonyme qui n’existe pas en français : celui de fixion avec x. Il permet
de conjoindre la fixation freudienne du sujet à la contingence d’une jouissance
avec un signifiant toujours fictif.
24. G. Pommier, « Du langage d’organe à l’amour du Nom : le point nœud du
transfert dans les psychoses », La clinique lacanienne, n° 15, « Abords de la
psychose », 2009, p. 118.
25. J. Lacan, « L’étourdit », op. cit.

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De l’hallucination à la fiction : voyage à l’intérieur du désir…

entre réel, imaginaire et symbolique 26. Je me disais que les voix


seraient moins importantes si Myriam pouvait écrire. Cela n’a pas
été le cas, du moins, jusqu’à aujourd’hui. Néanmoins, le désir du
sujet s’est trouvé une nouvelle assise, qui jongle entre l’hallu-
cination et la fiction, et dont la pulsion, grâce à la médiation de
l’écriture, est moins morcelante.
Le désir du psychotique circule à travers les mots sur le papier,
et se disperse. Et le délire, en tant que « déchiffrement libre du
désir » (selon l’expression de Deleuze et Guattari), lorsqu’il passe
par l’écrit, est moins difficile à partager avec la communauté 27.
Tentative pour le sujet de sortir de l’objectalité dans laquelle
le pousse son désir : l’écriture et les voix agissent de concert,
l’une ne va pas sans les autres. Passage de l’invention – inventer à
partir des matériaux existants, bricolage – à la création ex nihilo,
à partir de rien : écriture comme vraie poiesis du sujet. Passage de
l’hallucination à la fiction et vice-versa, c’est de cette façon que
Myriam articule désir et délire dans ses écrits.
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Le non finito comme expression du désir inconscient

La conjonction entre hallucination et fiction, pour Myriam,


risque à tout moment de se transformer en injonction tragique,
qui marque le barrage d’une inscription de son acte dans le
social. C’est alors que l’atelier d’écriture se révèle capital pour le
psychotique 28.
Dans l’atelier thérapeutique, où la pratique de l’écriture
s’opère pour soi (et pour quelques autres), la sublimation est
possible à travers l’acte de création. Mais, précisons-le, sublima-
tion qui ne devient pas forcément sinthome.

26. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005,


p. 94.
27. Dick souligne le problème de l’incommunicabilité pour le sujet psychotique :
« Le problème c’est que si les mondes subjectifs sont vécus aussi différemment,
la communication est interrompue… et c’est là que se situe la vraie maladie. »
Ph. K. Dick, Si ce monde vous déplaît… et autres écrits, op. cit., p. 187-188.
28. Aujourd’hui, Myriam a pu terminer certaines de ses nouvelles et les envoyer
à des éditeurs, qui l’ont encouragée à poursuivre, cependant elle continue à ne
pas finaliser la plupart de ses travaux.

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La clinique lacanienne n° 25

Devenir artiste à partir de la pratique de l’écriture, lorsque


celle-ci a une fonction sinthomale – c’est le cas de Joyce et de
Philip K. Dick –, n’est pas possible pour tous, cela va de soi. La
sublimation n’implique pas forcément la création d’une œuvre :
rappelons que le désir dans la psychose pousse le sujet vers
l’objectalité et l’anéantissement. Et réaliser une œuvre comporte
plusieurs dangers, indépendamment du talent de l’auteur.
Dans les ateliers thérapeutiques en institution psychiatrique,
il arrive que les psychotiques terminent avec difficulté leurs
productions, et peuvent encore moins les faire circuler dans le
social. La circulation implique des risques : le déclenchement
de la crise est fréquent lors de la reconnaissance de la part de
la communauté de l’œuvre, comme le montre le cas du peintre
Séraphine de Senlis 29.
Les « restes » des productions artistiques (et non artistiques)
des psychotiques – que nous retrouvons souvent dans les ateliers
thérapeutiques : bouts de papier écrits, restes de dessins, tableaux
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interrompus, morceaux de sculptures… – aident le sujet dans la
construction de l’objet du désir 30. Selon Lacan, « les productions
discursives qui caractérisent les registres des paranoïas s’épa-
nouissent d’ailleurs la plupart du temps en productions littéraires,
au sens où littéraires veut dire simplement feuilles de papier
couvertes avec de l’écriture 31 ». Lacan met en évidence la propen-
sion à la production littéraire dans les psychoses hallucinatoires ou
délirantes, en soulignant la dimension « objectale » de l’écriture
(la qualité artistique des travaux n’est pas toujours assurée), plutôt
que la fonction sinthomale, qui assure le nouage borroméen des
trois registres et la circulation de l’œuvre dans le social.
L’écriture, en tant que production de sens (qui advient à
travers la fiction), soutient le désir du sujet, qui autrement serait
désarrimé de la chaîne signifiante. Et le papier écrit, à travers le
processus sublimatoire, devient l’objet déchet, à la place du sujet,

29. L. Jodeau-Belle, J.-C. Maleval, « Le sacrifice fait à Dieu de Séraphine de


Senlis », L’évolution psychiatrique n° 76-4, « Schizophrénie », 2011. Voir aussi
J. Oury, Création et schizophrénie, Paris, Galilée, 1989.
30. Pour tout développement sur le rapport entre reste et désir, voir le chapitre
« Un désir serré entre les signifiants » dans notre ouvrage : S. Lippi, La décision
du désir, Toulouse, érès, 2013, p. 41-61.
31. J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 89.

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De l’hallucination à la fiction : voyage à l’intérieur du désir…

offert à l’Autre. Le désir du psychotique, qui vise à l’objectalité,


trouve ainsi sa médiation : la parole écrite. L’écrit sert à « signi-
ficantiser » la jouissance délocalisée, « jusqu’à une tentative de
vidage de la jouissance par la “poubellication” 32 », affirme Jean-
Claude Maleval.
L’écriture, en tant que médiation entre pulsion et désir, sens et
jouissance, objectalité et poiesis, n’intervient pas, bien sûr, dans
toute psychose. Néanmoins, lorsque c’est le cas, le désir peut
s’articuler au jeu et devenir une expérience ludique. La fréquen-
tation de l’atelier peut aider le sujet à développer cet aspect de la
pratique de l’écriture, grâce aussi à la présence du groupe.
Il y a une dimension jouissive dans le fait d’écrire, liée au
désir fondamental de jouer, de reproduire et de mimer, mais aussi
au sentiment de désintégration rattaché à cette même jouissance,
propre à tout processus créatif 33, qui s’inscrit au-delà du principe
de plaisir et de réalité. Le jeu permet au sujet de supporter de
« séjourner dans le rien 34 », selon Henri Maldiney ; jeu comme
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« “laisser-être” qui passe par une expérience du vide », écrit Jean
Florence 35, comme épreuve de l’incomplétude et de la non-fi-
nalité, qui devient aussi ouverture : l’inconnu se prépare à faire
son entrée.
L’écriture devient, pour Myriam, une activité de l’ordre du
jeu, un jeu qu’elle peut toujours laisser tomber pour un autre qui
vient de commencer, plus amusant, plus « fonctionnel », mais
aussi plus déroutant. L’expérience du non finito, dont témoi-
gnent certains travaux des psychotiques en atelier thérapeutique,
exprime un désir qui ne relève pas de la représentation d’un but.
L’acte du désir du psychotique se situe au croisement entre le
non finito 36 de l’œuvre et l’aspect ludique du jeu en action dans la

32. J.-C. Maleval, Logique du délire, op. cit., p. 192.


33. « […] nous ne choisissons l’art que comme un moyen de désespérer ».
A. Breton, « Idées d’un peintre », dans Œuvres complètes, tome I, Paris, Galli-
mard, 1988, p. 249. Et Deleuze affirme que « toute vie créatrice est en même
temps un processus d’autodestruction ». G. Deleuze, « Il était une étoile », dans
Deux régimes de fous, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 248.
34. H. Maldiney, « Art, folie, thérapie, essai de conceptualisation », cité dans
J. Florence, Art et thérapie, liaison dangereuse ?, Bruxelles, Facultés universi-
taires Saint-Louis, 1997, p. 61.
35. J. Florence, Art et thérapie, liaison dangereuse ?, op. cit., p. 61.
36. Ce n’est pas le cas lorsque l’écriture se fait sinthome.

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La clinique lacanienne n° 25

pratique artistique, qui donne au sujet la force de recommencer à


l’infini le processus.
Jouer : on sait toujours lorsqu’on commence, mais on ne sait
jamais quand on finit. Un jeu peut s’interrompre, reprendre ou
pas… C’est le principe du discontinu qui gouverne le jeu. Le
désir du psychotique, grâce à l’aspect ludique de l’écriture, s’ins-
crit dans une dialectique temporelle discontinue. Le jeu instaure
le rythme dans le désir, pourrait-on dire.

Conclusions

Nous avons cherché à montrer la pertinence de l’usage du


concept de « désir » dans la psychose, à condition, bien sûr, d’en
distinguer les enjeux par rapport à la névrose. Les frontières de la
triade désir, pulsion et jouissance sont moins facilement discer-
nables dans la psychose. Dans cette structure, le désir s’articule
au délire, en raison du fantasme qui réapparaît dans le réel. En ce
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sens, l’écriture peut devenir le lieu de la mise en scène du désir –
à la place du fantasme –, à travers un délire qui s’exprime dans la
fiction, à partir de la sublimation de la pulsion (anéantissante).
Lorsque l’écriture n’arrive pas à se faire sinthome, l’atelier
thérapeutique peut devenir l’habitat naturel pour une production
artistique qui est à la fois ludique, jouissive et sans aucune finalité
de réussite sociale, où les « restes » non finis des œuvres, en tant
que déchets, prennent la fonction de « cause de désir » pour le
sujet psychotique : s’il peut les abandonner à l’atelier, alors il
peut s’en détacher. Écriture comme objet du désir en même temps
que cause : cause introuvable, cause perdue.
L’atelier d’écriture accueille le non finito comme expression
du désir inconscient du sujet : en ce sens, il n’a pas la fonction de
forger des écrivains, mais de permettre une réinscription du désir
– anéantissant dans la psychose, car il se confond avec la pulsion
de mort 37 – à travers la pratique de l’écriture. Mais comment
s’opère cette réinscription ?
L’atelier d’écriture a permis à Myriam le passage de l’in-
vention – l’hallucination – à la création – inspirée du délire

37. « […] toute pulsion est virtuellement pulsion de mort ». J. Lacan, « Position
de l’inconscient » (1964), dans Écrits, op. cit., p. 848.

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De l’hallucination à la fiction : voyage à l’intérieur du désir…

de persécution – de ses personnages. Myriam cherche à faire de


ses injonctions, hallucinatoires ou délirantes, un système, une
construction logique et cohérente à travers l’écriture. La construc-
tion reste inaboutie, mais cette tentative, qui est déjà une tentative
de guérison, la met dans une autre position, position de sujet qui
crée (quelque chose) vis-à-vis de ce qu’il est en train de subir (de
l’Autre). Car c’est elle-même qui invente ses hallucinations et qui
tente, à partir de celles-ci, de construire un délire au truchement
de l’écriture. Écriture qui soutient le sujet, à la place du fantasme,
dans un désir qui insiste pulsionnellement.
L’écriture, comme le montre le bref récit de Myriam sur un
monde devenu un hôpital psychiatrique, est une forme d’ac-
complissement de désir, du même ordre que le rêve. Grâce au
processus de sublimation qui implique l’acte d’écrire, processus
opérant un changement de but et d’objet, le sujet reste en sécurité
– comme dans le rêve 38 –, en évitant le risque d’être englouti
dans la jouissance (parfois) mortifère 39 du discours délirant.
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Le sujet « invente » une écriture qui est une tentative de
construction du délire et qui passe par la fiction. Passage de
l’invention du sens – l’hallucination – à la création du sens, sous
la forme du délire, à travers l’écriture. La fiction de Myriam et
ses hallucinations ont le même contenu : il y a un continuum, au
niveau du sens, entre hallucination et fiction : si le sujet ne peut
pas se soutenir avec le symbolique (son nom), il le fait avec l’ima-
ginaire (le sens) dans la fiction. Si l’hallucination parasite le sujet
(du dehors), elle peut aussi le stimuler (du dedans), surtout si elle
devient écriture. Oui, le sujet existe comme « persécuté » : il se
construit à travers la persécution, dans sa tentative de construire
un délire et de pouvoir l’habiter. Écriture comme tentative, pour
le psychotique, d’habiter le langage, plutôt que d’être constam-
ment habité par lui 40.

38. Grâce aussi à la possibilité du réveil.


39. Elle peut conduire à l’isolement social du sujet ou, dans le pire des cas, à
des passages à l’acte.
40. « Si le névrosé habite le langage, le psychotique est habité, possédé, par le
langage. » J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 284.

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