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LA BALANCE'

DES COMPTES
POÈME

tDITIONS
LES ARGONAUTES
LA BALANCE COMMERCIALE

Après quelques remous, le cargo noir, bordé


De blanc, dans le bassin du port s'immobilise ;
Puis, d'un déhanchement rageur et saccadé,
Il gagne lentement du quai la masse grise.

Il reste là, roulé par un flot rare et sourd,


Prisonnier qu'on enchaîne aux bornes d'amarrage,
Et sur lui les palans, schématiques vautours,
Étirent en grinçant leurs longs cous de cordage,

Et de leurs rudes crocs d'acier vident ses flancs.


Mais sitôt qu'un objet, coton, cuivre ou banane,
Ayant quitté le bord, vient à couper le plan
Qui limite la mer finie, accourt la Douane!
12 LA BALANCE DES COMPTES LA BALANCE COMMERCIALE 13

Sur terre ses agents balancent, redoutés, Car le douanier, chercheur épris de vérité,
Leur pas lourd tout le long de la ligne idéale Rejette dès l'abord la candide apparence;
Qu'ont déplacée au cours des siècles les traités Il déchire, brutal, ces voiles empruntés
Ou qu'ont fait s'infléchir maintes noces royales. Dont la fraude avec art couvre la provenance

Afin de mieux capter les passages furtifs, Des produits naviguant sous de faux pavillons,
La frontière en secteurs de garde est cloisonnée; Et, par tous les moyens poussant son analyse
Et, dans l'aire soumise à son contrôle actif, Qui détruit les effets de la contrefaçon,
Chaque brigade fait une ovale tournée Rend sa nature vraie à chaque marchandise.

Qui se croise avec la voisine, anneau mouvant, Connaissant de ses sens le pouvoir limité~
Maillon perpétuel d'une chaîne inégale Croyant à la vertu du Nombre incontestable,
Qui, se formant sur tous les points à chaque instant, Il mesure d'un air serein la qualité
Enserre le pays d'une ronde fiscale. Et, sans craindre l'erreur, pèse l'impondérable.

Qu'on le déclare ou qu'il soit saisi, clandestin, Mousseline onduleuse et molle aux mille fleurs,
Tout objet pénétrant en chaque territoire Qui mouleras demain un corps de jeune :fille
Subit un immédiat et sévère examen Et dont, en se tendant, la limpide minceur
Pour l'assiette des droits et taxes accessoires. Trahira le contour que ta couleur habille,
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Tu n'cs pour le douanier qu'un nombre par carré Les travaux et les biens s'échanger librement,
De fils s'entrecroisant dans la trame et la lice; Bible dont le passant néglige la lecture,
Tous les articles sont de même démembrés Mais qui punit le moindre écart sévèrement,
En éléments premiers excluant l'artifice; Même chez ceux dont l'âme est sans mystère et pure.

Mais aussi, chaque jour, qu'ils viennent par le Nord Dès qu'au fil de l'année un mois s'en est allé,
Le Sud ou le Levant, qu'ils tombent en oblique Les bureaux font revivre, en détaillant les heures
Du ciel, qu'ils soient livrés en gare ou dans un port, Du jour et de la nuit, l'incessant défilé
Le même nom les couvre et la même rubrique. De ceux qui viennent, vont, transitent ou demeurent.

Car l'Univers entier - minerais et métaux, Puis vers la capitale, en larges plis scellés,
Faune de tous climats, exubérante flore, Tous ces documents lourds de matière imposable
Innombrables objets conçus par le cerveau S'en vont; mais aussitôt les voici morcelés
De l'homme, ce nouveau créateur - vient s'enclore Pour un ordre nouveau par d'habiles comptables

Dans les cadres étroits et précis du Tarif, Qui dressent sur papier bulle de grands tableaux;
Somme définissant les genres, les espèces, Et chaque page aux tons jaunis est un portique
Et fixant leurs rapports selon l'impératif Dont le soubassement reçoit de noirs totaux
D'un régime douanier qui protège ou qui laisse Et le fronton s'anime au tracé des rubriques.
l' LA BALANCE DES COMPTES

De tous ces éléments l'harmonieux accord


Dégage, en chiffres clairs, la balance précise
Du commerce, opposant par pays aux apports
Étrangers les envois lointains de marchandises.

LES ÉCHA NGES INVISIBLES


..•.•

LES ÉCHANGES INVISIBLES

Outre ce que l'on peut mesurer et compter,


Ce dont on peut saisir le passage tangible,
Interviennent, dans leur riche complexité,
Tous les échanges invisibles.

Émigrants qui peinez sur un sol étranger,


Italiens cultivant les plaines d'Argentine,
Perruquiers espagnols, Polonais engagés
Pour descendre au fond de nos mines,

L'humble mandat que vous établit le facteur,


Immatériel envoi de vos économies
A vos parents, accroît le solde créditeur
De votre première Patrie.
20 LES ÉCHANGES INVISIBLES 21
LA BALANCE DES COMPTES

Dans un sens opposé, ceux qui, pour leur plaisir Ces frêts irréguliers, aux caprices suivant
Ou leur frêle santé, sans travailler dépensent Des rythmes imprévus, que draine à chaque escale
Rentes et capitaux au dehors, font fléchir Hors de ses propres eaux, en un sillon d'argent,
L'autre plateau de la balance: La marine nationale ;

Américains joyeux qui font « Paris la nuit » Des polices en cours ces appels successifs
Et se vengent de leur trop longue sécheresse; De primes, répartis au long des échéances,
Amants extasiés que l'Italie instruit Et ces retours, couvrant un sinistre, massifs,
Des plus énervantes caresses; Mystère des réassurances.

Anglais vieillis cherchant, sous des soleils plus chauds, Puis c'est le clair envol de mille papillons
L'oubli de leurs brouillards; malades qu'on envoie Dont le contre-jour fait blanchir le filigrane
A Bagnoles, Vichy, Carlsbad, prendre les eaux Et qui vont retrouver là-bas, chaque saison,
Pour la phlébite ou pour le foie! Les émetteurs dont ils émanent;

Insaisissables sont aussi ces règlements Mais comment, dans le flot des ordres, déceler
Pour transports fugitifs de frontière à frontière, La trace des crédits que l'on vire et transfère
Quand un produit transite et d'un unique élan Par la poste ou par fil afin de vous régler,
Traverse une contrée entière; Coupons de valeurs étrangères?
LA BALANCE DES COMPTES

Ignorés ou connus, ces divers mouvements,


Dès leur propre départ, font naître des créances
Qui, par un jeu subtil, entre les continents
S'amortissent au cours des ans et se compensent.

Le banquier n'attend pas que vous ayez atteint


Votre maturité pour vous cueillir, ô traites
Qu'il fait murir lui-même en ses caves d'airain
Et pare de s~n sceau pour la dernière fête.

Il fait d'une promesse une réalité,


Anticipe le lent déroulement des choses,
Et fond dans une même et sonnante unité
L'exigible joyeux et le terme morose.
~6 LA BALANCE DES COMPTES LA BALANCE DES COMPTES 1.7

Les déficits naissants par les fléaux marqués


Chargés de lourds poteaux de bois, depuis Noël,
Somme des excédents et des insuffisances
Les navires bloqués dans les ports de Norvège
Espèrent chaque jour le ruisselant dégel Le compte général d'un État, appliqué
A l'univers entier, constamment se balance.
Qui les libèrera des glaces et des neiges ;

Mais s'il faut, au milieu ~e l'hiver, importer C'est avec le café du Brésil dont les grains,
Des tissus de coton, des sacs de céréales, Lisses et noirs, dans les docks de Brême s'entassent,
A Londres la Cité saura bien escompter En règlement de nos fonds Sud-Américains,
La cargaison qui dort, immobile, en la cale. Que nous payons aux puits rhénans leur houille grasse.

Qu'on fixe l'avenir, qu'on reporte plus loin Si la dette, malgré ces échanges croisés
Les paiements d'aujourd'hui, les dettes réciproques Aux étranges et longs trajets triangulaires,
De deux pays, pourtant, ne s'équilibrent point; L'emporte vis-à-vis du monde, ayant brisé
Mais la disparité de leurs masses provoque, Les liens par lesquels, dans l'ordre monétaire,

Sitôt qu'elle apparaît, jusqu'à l'égalité Le change était au pair maintenu, le banquier
L'effritement de la plus forte en molécules Jette dans le plateau qui monte, appoint magique,
Aveugles qui, suivant un chemin aimanté L'arme à double tranchant du crédit; en dernier
Vers les plateaux de trop légère charge, annulent Il y met, douloureux, S0n trésor métallique,
28 LA BALANCE DES COMPTES LA BALANCE DES COMPTES 1.9

Si tout l'art déployé pour défendre son or Si la dépression doit longtemps prolonger
N'a pas su se montrer à temps souple et flexible Sa courbe descendante et si la brume grise
Et donner à l'actif un suffisant renfort Où se fond l'avenir laisse à peine émerger
Qui réduise l'écart jusqu'à l'imperceptible. Des excédents futurs les cimes indécises,

Le change incline vers un léger glissement; Gardez-vous d'accepter un moment le concours,


Un faible déficit se creuse, fosse brève Instable et dangereux, des capitaux liquides
Dont apparaît déjà l'autre bord nettement; Prêts à s'évaporer, mais pavez le parcours
Mais que soudain le taux de l'escompte s'élève, Vers la rive lointaine avec ces blocs solides

Et tous les capitaux flottants, à cet appel, Que l'épargne étrangère a formés lentement
Vont affluer, heureux pendant quelques semaines Et qu'elle offre, sachant attendre des années
De sentir leur valeur accrue, en nombre tel Le retour progressif par amortissement
Que la déclivité s'efface et qu'ils ramènent Des fonds qu'elle a prêtés, dollars, francs ou guinées.

A l'idéal niveau ce qui s'est affaissé. Parfois un jour arrive, où la finance en vain
Surpris le change hésite; il s'inverse et clôture S'efforce de combler la fuyante vallée;
Très ferme et le report se tend, grand arc dressé, La Banque entrouvre alors ses coffres souterrains
Vers les hauts intérêts pointant sa flèche sûre. Et, bravant la serrure épaisse et dentelée,
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Le mot mystérieux inscrit dans l'acier pur,


Le métal jaune sort et sur les mers s'envole,
Emportant des billets et des crédits futurs
Le merveilleux levain ; mais, dans sa crainte folle

D'un exode total, la loi brutalement Mil neuf cent! Ces malheurs paraissaient réservés
Ferme la lourde porte et scelle sa défense Aux États incertains d'Amérique Centrale,
D'amende et de prison; les lingots, un moment A l'Espagne indolente, au Portugal privé
Éveillés, rentrent dans leur ténébreux silence. Des couronnes, qu'il eut jadis, coloniales.

Geste fatal! Le change est soudain projeté Les grandes nations, après les coups de vent
Hors l'arène où son cours oscille et s'intercale Du passé, se croyaient à l'abri des tempêtes
Entre les bornes d'or qu'aux deux extrémités Et sur de stables eaux travaillaient calmement.
Fixent avec rigueur, à distance inégale Leurs produits fabriqués partaient à la conquête

Du pair, les frais de frappe et le coût du transport. Des débouchés qu'offraient les jeunes continents
Rien ne le retient plus; sa chute s'accélère Et l'Asie endormie en son rêve immobile;
Et le plus long arrêt ne peut donner alors, Leurs capitaux, prêtés au loin, sur les torrents
Manquant de point d'appui, qu'un espoir éphémère. Jetaient des ponts, creusaient des ports, fondaient des villes,
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Traçaient entre les mers des canaux, et perçaient De leurs propres besoins l'intense accroissement.
De routes et de rails, jungle, savane et brousse. Le monde, en dehors d'eux, s'équipe et s'organise
L'univers pour sa table à l'Europe apportait Et, renversant le cours des échanges, leur vend
Des corbeilles de fruits, bananes, pamplemousses, Les objets où jadis s'affirmait leur maîtrise.

De grands quartiers de bœufs séchés, du blé, du riz ; La Paix n'arrête pas ce redoutable élan
Et .fournissait sans trève à ses milliers d'usines Qui poussait à créer tous les chefs d'industrie
La matière première en sac, caisse ou baril, Et qu'accélère encore ce mot d'ordre obsédant
Qu'on file, tisse, étire, agglomère ou raffine. « Produire, il faut produire, à la chaîne, en série! »

Mais les marchés d'antan hélas! ont disparu,


Abimés dans leur jeune et fière indépendance,
Ou déjà recouverts par le flot continu,
Insinuant, de la nouvelle concurrence.

Temps heureux! Mil neuf cent quatorze rompt soudain Chacun veut au dehors écouler ses produits
Cet ordre harmonieux, car les peupIes en guerre Et, pour restreindre ses achats, se barricade
Ne peuvent plus songer à des envois lointains; De droits prohibitifs, de contingents réduits,
Et leur travail suffit à peine à satisfaire De mesures envers de prétendus malades.
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Le Monde, immense champ dont le commerce accroît Entre mille porteurs de titres mobiliers?
La moisson, en laissant à la moindre parcelle Et comment niveler les comptes de la guerre?
Du grain qui lui convient Je mieux l'utile choix, pour traverser ce dur passage, le banquier
Se hérisse de murs haineux et se morcelle ; Peut-il au moins donner même appui que naguère?

Et dans le plus petit carré l'on veut cueillir Devant les manquements des débiteurs ingrats
Le fruit, même chétif et vert, de chaque espèce. Il hésite à fournir un secours identique
Le sens universel, qu'on prétend rajeunir, Et craint de rencontrer, au terme du contrat,
N'anime plus l'essor des naissantes richesses; Le fait du Prince, au lieu des lois économiques.

Et tandis que Genève exalte les esprits, L'escompte, qui jouait en intérêt les quarts
Au lieu de compenser d'inégales balances De point, perd son attrait pour les places voisines
Dans le foisonnement d'un commerce élargi, Qui, redoutant du change un brusque et large écart,
Le rêve est d'obtenir l'exacte équivalence Dans la défense du capital se confinent.

Des échanges avec chaque Etat, isolé. Car les devises, l'une après l'autre, ont glissé
Mais comment dans ce cas liquider l'héritage Sur la pente facile aux bornes mensongères,
D'un siècle d'intérêts étroitement mêlés, Quand le poids fut trop lourd des dettes du passé
Quand les biens à travers le monde se partagent Ou qu'on n'osait baisser les prix et les salaires,
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Un mal intérieur ayant souvent rongé De misère, un suprême effort pour subsister.
Leurs forces, même si toute la violence Mais cet afflux brutal n'entraîne aucune prompte
Des soldes débiteurs vis-à-vis l'étranger Croissance du montant des produits importés
N'avait pas ébranlé leur longue résistance. Et bouscule l'accord laborieux des comptes.

Chaque fois le prêteur, qu'abuse le maintien L'or, dont le faible appoint suffisait à fermer
D'une forme inchangée, innocente victime, Jadis le cercle aisé des échanges, en masse
Dès qu'il veut se saisir de son avoir ancien, Désormais, suivant ces capitaux alarmés,
N'étreint plus qu'un pouvoir d'achat réduit, infime , Traverse l'Atlantique un jour, fait volte face

Alors les capitaux, par crainte de se voir Le lendemain, retourne à Londres, à Paris,
Fondre avec la monnaie où leur valeur s'enferme, Se précipite en Suisse et reflue en Hollande,
Laissant les titres longs, mettent tout leur espoir Hôte inconstant que rien n'attache et qui se rit
De durer dans les seuls placements à court terme. Des ravages que fait sa rude sarabande.

Devant l'ombre qui croît des Etats défaillants, Inquiétude! Chaos! L'on cherche des experts
Leur foule effarouchée, en une fuite folle Pour décider comment venger cette défaite
Vers des refuges sûrs, franchit fièvreusement De nos prévisions et comment les transferts
Les frontières, faisant, dans cette farandole Multipliés pourront régler toutes les dettes;
3' LA BALANCE DES COMPTES

Mais, quel que soit le plan dressé, mise en commun


Des stocks de métal jaune, accords compensatoires,
Superbanque, monnaie unique, grands emprunts, "
L'édifice n'aura que façade illusoire

S'il n'est pas établi sur cette vérité :


La finance ne peut jouer d'utile rôle
Que dans la confiance et la sécurité;
Ne gardant qu'un moment le faix sur son épaule

Et ne renouvelant son effort qu'en faveur


De qui i'en montre digne, elle ne peut soustraire
A son devoir final l'ultime débiteur.
Quand la vraie échéance arrive, nécessaire,

Il n'est d'autre paiement, avant les envois d'or,


Qu'en services ren<1.us,en bonnes marchandises -
Commerce triomphant des gares et des ports
Où lei cargos, venus de loin, s'immobilisent.
TABLE DES MATIÈRES

La Balance Commerciale II
Les Echanges invisibles .. . 19

La Balance des Comptes 25


-

ACHETÉ D'IMPRIMER

SUR LES PRESSES DE L'n.U>RIMERIE PARISIENNE,


1 II, :R.UE DU MONT-CENIS, PARIS-IS"

LE 1 5 JANVIER 193 5

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