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Héritier - Regard Et Anthropologie
Héritier - Regard Et Anthropologie
Regard et anthropologie
Mme Françoise Héritier
Résumé
Anthropologiquement parlant, le regard est l'objet d'un apprentissage pour une maîtrise complète de son usage au cœur des
relations sociales : il est un lieu de rapports de pouvoir. De ce fait, si le regard des hommes peut se poser sur tout, femmes
comprises, celui des femmes n'a pas cette liberté. D'un point de vue métaphorique, on parle du regard sur la société à laquelle
on appartient, c'est-à-dire d'une lecture intégrée du modèle qui la gouverne. Mais ce regard est aussi sous la coupe du modèle,
et donc porteur de points d'aveuglement.
Abstract
Anthropologically speaking, looking must be learned in order to completely master its use in social relations : it is the sight of
power relations. In this way, although men's gaze can be directed upon anything, including women, women do not have this
same liberty. From a metaphorical point of view, we talk about looking at the society we belong to, in other words, carrying out
an integral reading of the model which governs it. But this view is also influenced by the model, and so carries blind spots.
Héritier Françoise. Regard et anthropologie. In: Communications, 75, 2004. Le sens du regard. pp. 91-110;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.2004.2145
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2004_num_75_1_2145
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Claudine Haroche : Y a-t-il des codes, des usages, des coutumes, des cultures
qui, à l'instar des gestes, des postures, des contenances, gouvernent le regard ?
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pas souvent. C'est drôle parce que c'est présenté avec humour, mais c'est
une faute selon le code de la discipline : il ne devrait absolument pas
profiter de la situation — en l'occurrence, défiler devant l'amiral — pour se
« rincer l'œil », comme on dit. Tout comme les gardes devant Buckingham
Palace : c'est un des plaisirs des touristes que d'essayer de faire vaciller
leur regard, alors qu'ils doivent regarder droit devant eux. Ce plaisir
touristique occupe consciemment le terrain de la provocation pour faire
vaciller l'éducation de l'autre. Il est bien évident que si quelqu'un est au
garde-à-vous, avec interdiction de regarder sur le côté, faire éclater un
pétard pour l'obliger à tourner la tête, à tourner le regard, c'est de la
provocation pour vérifier sa force d'âme. C'est dans ce sens que la tenue du
regard dit quelque chose de l'individu.
;
de leur corps — ainsi, dans la plupart des sociétés où elles n'ont pas accès
i
à la contraception. Le droit à la contraception est à mes yeux le grandi
révélateur de la notion de personne ; c'est lui qui donne à la femme le droit
d'être reconnue comme étant une personne.
La personne est quelqu'un qui a la maîtrise complète de son corps, à
l'intérieur du code de bonne conduite. Poser son regard dans les limites de
la bonne conduite, c'est ne pas chercher systématiquement à offenser, à
forcer, à regarder ce qu'il ne faut absolument pas voir. Même un chef ne
peut regarder, un certain nombre d'objets sacrés. À condition de s'en tenir
à la règle, l'homme est celui dont le regard peut se poser sur tout, y
compris sur les femmes. Alors que les femmes sont celles dont le regard ne
peut se poser que sur fort peu de choses, et en tout cas jamais librement sur
les hommes. Le seul regard libre qu'elles peuvent porter sur les hommes,
c'est celui que la mère porte sur ses fils, la sœur sur ses frères — et encore,
pas toujours; ce n'est certainement pas le regard libre sur tout homme.
Dès qu'il y a un regard libre, on se trouve dans un rapport d'égalité, or, ce
rapport d'égalité étant refusé aux femmes, le regard libre d'une femme sur
un homme est perçu par lui comme un regard d'obscénité, de convoitise,
d'aguichement, comme un regard marqué sexuellement.
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Françoise Héritier : Oui, et même chez ceux qui pensent ne plus les avoir,
en être exemptés. Cela peut être très subtil. Je prendrai un exemple dont la
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dit qu'ils sont en permanence amnésiques. Ils ont perdu la mémoire de qui
ils sont, de qui sont les gens qui les entourent, des itinéraires, des lieux,
peut-être de l'usage d'un certain nombre de choses, mais je n'ai jamais
entendu dire qu'il leur ait fallu réapprendre à manger, à se servir d'un
couteau, d'une fourchette, d'une cuillère; que les gestes ordinaires, se
laver, s'habiller, ils les aient perdus aussi. Il existe donc des empreintes,
des dressages, qui restent. Et ce que je me demande c'est si, au-delà des
empreintes du dressage physique, il y a des empreintes de dressage
intellectuel et moral qu'on subit dès l'enfance, et si elles restent,
indépendamment de l'amnésie qui, elle, porte sur le temps qui passe, les compagnons
et l'entourage physique du sujet.
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l'autre peut toucher aussi les gens de couleur, les pauvres, les jeunes, les
vieux, hommes et femmes confondus. Cela se traduit toujours par le déni
de regard. Il y a un roman américain, absolument fantastique, de James
Ellroy je crois, qui raconte l'expérience d'un journaliste qui veut savoir ce
que c'est qu'être dans la peau d'un Noir. Il va se fabriquer une identité
noire. Et du jour au lendemain il découvre qu'il n'existe plus : il est
devenu invisible. Il passe sur le trottoir, et aucun regard ne se pose sur lui.
Toutes ses certitudes s'effondrent. Il est invisible et son regard n'a plus
d'importance. Cet homme finit par se terrer dans des caves, parce qu'il
n'arrive plus à vivre. Il ne trouve pas de travail et, comme il veut jouer le
jeu jusqu'au bout, il en arrive pratiquement à la mort, du fait de son
invisibilité. C'est ce que disent souvent les immigrés : en dehors de leur
collectivité, très souvent ils ont le sentiment que personne ne les voit vraiment,
en tant que personnes physiques réelles.
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Claudine Haroche : Est-ce que vous ne pensez pas que ça pose la question
aussi des continuités, de l'individuel au collectif et du littéral au
métaphorique ?
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Françoise Héritier : D'une certaine façon, oui, les sens nous trompent.
Les illusions d'optique sont bien connues. Le modèle archaïque dominant
sur lequel nous vivons a été forgé au moment où l'humanité a commencé à
sortir de l'animalité. Cela a pris des millénaires, des centaines de milliers
d'années : entre les premières apparitions d'un type Homo jusqu'à YHomo
sapiens sapiens, il s'est passé entre 500 000 et 900 000 ans. Ce sont donc
des modèles qui nous viennent de très loin, et qui ont été concoctés à
l'aide des cinq sens, parce qu'il n!y avait pas d'autres moyens
d'appréhender le réel que ceux-là. Or les sens peuvent être trompeurs. Ça ne veut
pas dire pour autant que nous n'avons pas affaire à de l'expérimentation
rationnelle, ni surtout à de la réflexion de type rationnel. Cette réflexion
archaïque n'est pas nécessairement magique, ni fondée sur de fausses
observations : elles sont tout aussi rationnelles que celles que nous faisons,
simplement toutes les données ne sont pas prises en compte en même
temps, avec leur juste poids, et certaines sont purement et simplement
ignorées.
Dans la genèse du modèle dominant, la question centrale. est le fait
que les femmes, pour leur plus grand malheur, font les fils, c'est-à-dire les
semblables des hommes que les hommes ne peuvent pas faire eux-mêmes.
Pour nos ancêtres, qu'elles fassent des filles n'avait rien d'extraordinaire :
elles se reproduisaient à l'identique. Pour que les hommes se reproduisent
à l'identique - ce qui était leur plus grand désir mais ce qu'ils ne
pouvaient faire tout seuls —, il leur a donc fallu s'approprier les corps des
femmes. Tous les malheurs des femmes viennent de là. Mais cette
appropriation indispensable se doublait de l'idée que, si les femmes ont la
capacité de produire des corps différents d'elles-mêmes, elles ne peuvent le
faire par elles-mêmes, car comment de l'identique pourrait-il faire du
différent ? Nos ancêtres ont conclu de ces observations et réflexions que c'est
le sperme qui met les enfants dans les femmes. De préférence, des fils,
toutefois il arrive que la force masculine soit prise en défaut, et la force
féminine fait que cet enfant sera transmué en fille dans le ventre maternel.
Mais, normalement, c'est un fils que l'homme implante dans un corps de
femme.
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Françoise Héritier : C'est très exactement cela, avec l'idée que chacun
est un petit dieu pour lui-même, envers et contre tous.
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Françoise Héritier : On arrive à l'idée que chaque cas individuel (le cas
de celui qui s'expose en disant que l'on ne s'est pas occupé de lui) ramène
le monde à lui. Et même quand il reconnaît que cela peut être différent
pour les autres, il établit une échelle de valeurs : C'est peut-être différent
pour les autres, mais je parle du haut de ce que je connais, et comme je
suis un dieu, c'est mon point de vue qui compte. C'est cette idée-là qui est
forte maintenant en France, et qui est derrière les différents mouvements
revendicatifs qui étonnent désormais : Voilà que les gendarmes s'y
mettent, les médecins aussi, etc. Mais non, c'est que chacun est devenu la
norme. Et si chacun devient la norme, il n'y a plus de norme.
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partagés par des ensembles sociaux qu'on peut cerner. Le regard des
sociétés traditionnelles, et particulièrement de ces sociétés lignagères que
je connais un peu, n'est pas nécessairement un regard irénique de
douceur. Mais il pose des limites, il dit où se situent les droits, met en
évidence des formes et des hiérarchies, qui doivent être respectées par tous,
quelles que soient les appartenances.
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Claudine Haroche : Vous avez laissé entendre qu'on était dans des sociétés de
transgression. De transgression, d'ignorance de Vautre, de méconnaissance. . .
Françoise Héritier : Je ne dirais pas ça. Il faut voir à quel point le mot
«respect» intervient dans les paroles des jeunes... Quand un enfant
répond « II m'a traité » à un professeur ou à un éducateur qui demande la
raison d'une bagarre, on peut en rire sur le mode grammatical. Mais ce
n'est pas la question, de savoir de quoi il a été traité. « II m'a traité », cela
veut dire « il ne m'a pas considéré avec respect », ça veut dire « il m'a traité
de haut », comme on disait autrefois. Traiter « de haut », traiter « avec
arrogance, avec dérision », ne nécessite pas de complément d'objet. Cela
peut simplement vouloir dire avoir été omis : on ne vous regarde plus, vous
êtes transparent, vos interventions sont nulles et non avenues. On n'est
donc pas dans la transgression, on est au contraire dans la mise en évidence
des deux modes d'usage de ce type de regard, dont l'un est l'absence de
regard, et l'autre au contraire le regard insultant. On touche par là à
l'intégrité de l'être.
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Françoise Héritier : ... est une menace immédiate. Cela ne veut pas dire
que les femmes sont naturellement jalouses, anxieuses, etc. Elles ont
simplement intériorisé le modèle de domination. Si on élevait nos filles et nos
garçons de telle façon que les garçons et les filles aient confiance en eux
de la même manière, cela n'empêcherait certes pas que des hommes soient
saisis du démon de midi, mais peut-être qu'il ne serait pas aussi rédhi-
bitoire que cela l'est qu'une femme ordinaire soit saisie du même démon.
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gars costaud ! ». Qu'il y ait un jeu hormonal qui fait que les garçons sont
plus bruyants, plus batailleurs que les filles, est un fait avéré. Mais c'est la
valorisation qui est accordée aux choses qui fait toute la différence. On va
valoriser chez la petite fille la joliesse, la douceur ; et chez les garçons, le
côté batailleur, qui ne s'en laisse pas compter. Si un garçon prend quelque
chose et que l'autre ne peut pas le reprendre, c'est valorisé ; alors qu'une
fille qui défend son jouet est une chipie. Très vite, les rôles sont marqués
et intériorisés par les individus dans le cadre du modèle dominant du
regard porté sur le masculin et le féminin.
RÉSUMÉ
Anthropologiquement parlant, le regard est l'objet d'un apprentissage pour une maîtrise
complète de son usage au cœur des relations sociales : il est un lieu de rapports de pouvoir. De
ce fait, si le regard des hommes peut se poser sur tout, femmes comprises, celui des femmes n'a
pas cette liberté. D'un point de vue métaphorique, on parle du regard sur la société à laquelle
on appartient, c'est-à-dire d'une lecture intégrée du modèle qui la gouverne. Mais ce regard est
aussi sous la coupe du modèle, et donc porteur de points d'aveuglement.
SUMMARY
Anthropologically speaking, looking must be learned in order to completely master its use in
social relations : it is the sight ofpower relations. In this way, although men's gaze can be
directed upon anything, including women, women do not have this same liberty. From a metaphorical
point of view, we talk about looking at the society we belong to, in other words, carrying out an
integral reading of the model which governs it. But this view is also influenced by the model, and
so carries blind spots.