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Robert Gober

Réel : Aspiration et effet au sein de l’avant-garde

L’artiste américain Robert Gober et son travail sculptural profitent d’une véritable notoriété
depuis bien d’années déjà. Influencé par le surréalisme, la pop art, le seul et unique Marcel
Duchamp ainsi que par la sculpture hyperréaliste, Gober va créer, à partir des années 70, des
œuvres portant ente autres sur le foyer, le genre, le trauma et la purification. Ces thématiques
ainsi que son style visuel distinct feront que ces œuvres seront plus tard regroupées et connues
sous le nom d’art abject. Dans son travail mêlant sculpture et peinture on peut trouver réunis des
objets du quotidien tels que des aliments, des meubles de toutes sortes - avec une attention
particulière pour les éviers -, des symboles spirituels comme des croix ou des bougies, ainsi que
des parties du corps - habituellement des jambes – qui, séparés du reste du corps, font songer à
une indicible humiliation. Les œuvres de Gober qui sont réalistes et avec un soin extrême pour le
détail sont souvent présentés dans une mise en scène élaborée combinant différentes thématiques
et souvent animées par l’eau, élément récurrent de son travail. L’univers de R.G, très riche en
symboles et références, marqué par le deuil d’une génération dévastée par le sida, et pourtant
plein d’humour et de tendresse échappe habillement aux classifications faciles.

La question qui va nous occuper concernant le travail de Gober est son rapport au
réalisme. En tant qu’artiste engagé dans les luttes et les questions de son époque dont il a fait
même le sujet principal de son art, il semble de prime abord aligné avec le réel au moins dans le
sens thématique. Dans la même perspective, Gober, sculpteur habille travaillant énormément
avec des moulages a vite maitrisé les techniques hyperréalistes de ces contemporains, une raison
de plus pour voir son travail comme réaliste. Pourtant est-ce que l’aspect réaliste incontestable
des œuvres de Robert Gober vise à nous mener vers le réel ou loin de celui-ci ?

La question du réalisme dans l’art a été abordée par plusieurs théoriciens et philosophes
à travers les siècles. Dans le contexte de cette analyse nous allons nous concentrer sur trois
interprétations/aspects du terme. La première vient du linguiste Roman Jakobson qui dans son
article « Du réalisme artistique » publié en 1921 reconnaît une ambiguïté à la racine même du
terme, cette ambiguïté est la question du point de vue. Jakobson trace alors deux significations
quand au réalisme : celle de la part de l’artiste pour qui le réalisme peut être une aspiration ou
tendance et celle ensuite de l’historien qui jugera l’œuvre par rapport à sa vraisemblance au réel.
En premier lieu nous allons retenir, pour les objectifs de la présente, une formule sur laquelle je
reviendrai plus tard, il s’agit de : l’aspiration de l’artiste.

Plus loin dans ce même texte Jakobson constate que cette tendance vers le réalisme est
partagée par quasiment tous les artistes qui souhaitent voir leurs œuvres comme vraisemblables et
fidèles à la réalité offrant « l’illusion d’une fidélité objective » 1 . Cette remarque sera après
Jakobson affirmée et raffinée par plusieurs théoriciens qui souligneront la nécessité de chaque
mouvement artistique novateur, comme un passage obligé, à affirmer que sa vision du réel est
plus réaliste que celle d’avant. Comme le dit Jean-François Lyotard « La modernité, de quelque
époque qu’elle date, ne va jamais sans l’ébranlement de la croyance et sans la découverte du peu
de réalité de la réalité, associée à l’invention d’autres réalités ». Par la modernité de chaque époque
on entend ce qu’on appelle avant-garde, ce qui est novateur, qui devance, qui rompt avec la
tradition et qui entend donner une impulsion au développement des idées et des techniques.
Selon Lyotard on peut alors voir le réalisme lié avec l’avant-garde dans la mesure ou cette
dernière vise à rendre visibles d’autres aspects du réel et reconstruire ce dernier. On retient alors
la notion suivante: réel de l’avant-garde.


1 Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986

2 Denis Diderot, « Salon de 1763 », dans Œuvres complètes, Paris, Hermann, 1975
La troisième définition du réalisme peut être conjecturée à partir des écrits du philosophe
et encyclopédiste Denis Diderot qui lors de sa pratique de critique d’art s’est souvent penché sur
la question de magie de l’art. Par magie il entendait pourtant autre chose que la magie
métaphysique, il pensait plus précisément à l’artifice. « La magie de la peinture la plus magique
demeure la plus trompeuse et la plus dangereuse. Elle usurpe un effet de réel, tout en étant de
l’ordre de l’illusion, de l’ombre et du rêve »2. Diderot pensait alors que certaines œuvres d’art se
voyaient qualifiées de réalistes par leur habileté à représenter le réel en respectant les formes
mimétiques de la figuration arrivant ainsi à créer une illusion de réel. On peut alors retenir par
cette analyse la notion d’effet de réel sur le regardeur.

Ayant établi que le réalisme d’une œuvre d’art dépend de l’aspiration de l’artiste ainsi que
de l’effet de réel pour celui qui regarde, quel rôle joue l’avant-garde et sa vision novatrice du réel ?
La question qui se pose est la suivante, peut on qualifier de réaliste un œuvre de grande
vraisemblance si l’intention de son auteur ne vise pas le réel ? Peut-on inversement définir
comme réaliste une œuvre dont l’auteur défend le réalisme mais dont personne reconnaît la
vraisemblance ?

Pour établir un rapport entre R.G et le réalisme il faudra poser toutes ces questions au
sujet de son travail artistique. Pour y parvenir nous aurons recours à divers textes théoriques
portant sur des différents aspects du travail de Gober. En ce qui concerne la place de Gober au
sein d’avant-garde américaine et ces revendications sur le réel nous allons consulter deux textes
de Hal Foster, ‘Le Retour du Réel’, une évaluation des mouvements artistiques des années 70 -90,
et ‘An art of missing parts’, article consacré au travail de R.G. En ce qui concerne l’effet de réel
nous allons étudier la sculpture hyperréaliste des années 70 à partir du texte ‘Realism Now’ de
L.Nochlin et ‘Realism again’ de H.Rosenberg. Finalement par ces propres mots comme ils
apparaissent compilés dans le catalogue de son exposition rétrospective ‘The heart is not a
metaphor’ Gober nous donnera, des indices quant à ses aspirations artistiques et les tendances
qui animent son univers.

Hal Foster est un historien, critique et professeur d’histoire de l’art, américain, actif
depuis les années 80. Il a d’abord mené des recherches sur le surréalisme sous Rosalind Krauss
pour ensuite développer un intérêt prononcé pour le rôle des avant-gardes dans le
postmodernisme. Actif dans des revues tels que Artforum, Art in America et October dans
lesquels il a aussi fait office d’éditeur, Foster a véritablement suivi une génération d’artistes qui
feront le sujet de son livre ‘Le retour du réel : Situation actuelle de l’avant-garde’ paru aux Etats-
Unis en 1996. Marqué par ses lectures sur la psychanalyse mais aussi sur le marxisme, Foster va, à
travers son livre, tenter de défendre l’avant-garde des années 70 et 80 contre l’attaque portée par
l’œuvre influente de Peter Burger ‘Théorie de l’avant-garde’ parue en 1984, qui déclare l’échec des
avant-gardes historiques dans leur mission sociale de changer le praxis de la vie.

Foster dans son chapitre sur l’art abject entreprend une analyse psychanalytique des
œuvres d’artistes tels que Cindy Sherman, Kiki Smith et Robert Gober parmi d’autres. Dans ce
contexte il nous offre aussi une vision du réel au sein de la scène artistique qu’il prend comme
sujet de sa recherche « La réaction contre le poststructuralisme – le retour du réel – exprime
également une nostalgie des catégories universelles de l’être et de l’expérience »3. On verra que
cela s’applique parfaitement au travail de Gober dont le réalisme sera évoqué par deux approches
liées à l'illusionnisme. Comme le dit Foster « la première (approche) implique un illusionnisme
pratiqué moins dans des images qu'avec des objets (et s'il fait retour à l'hyperréalisme, c'est à celui
de Duane Hanson et de John de Andrea). Ces œuvres accomplissent intentionnellement ce que
certains hyperréalistes et artistes d'appropriation faisaient par inadvertance, à savoir pousser
l'illusionnisme jusqu'au réel.(...) À cette fin, certains artistes confèrent un effet d'étrangeté à des

2 Denis Diderot, « Salon de 1763 », dans Œuvres complètes, Paris, Hermann, 1975
Jean-Claude Lebensztejn, « Note sur Diderot et la magie de l’art », Déplacements, Dijon, Les Presses du réel, 2013

3 Hal Foster, « L’artifice de l’abjection », Le retour du réel : situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, La lettre volée, 2005
objets quotidiens qui ont rapport au corps (comme ces urinoirs scellés ou ces éviers étirés de
Robert Gober) ». Ici il faut souligner que la série des éviers est sans doute la plus connue de
l’œuvre de Gober et une qui a connu plusieurs variations comme par exemple Two partially buried
sinks de 1986-1987, Two bent sinks de 1985, Upended sink de 1985, ou plus tard quelques Untitled
entre 2011 et 2012 moment où Gober commence à déplier les formes de ces éviers pour en faire
des objets revisités. La série des éviers évoque la réalité intime et clinique de la maladie qui n’as
pas pu être lavée et qui a ainsi atteint plusieurs proches de Gober baignant les Etats-Unis dans un
deuil réduit au silence par les médias dominants et les législations anti-obscénité. C’est
précisément ce trauma du sida qui donnera lieu à plusieurs œuvres de Gober cités par Foster.
Pourtant plus loin dans son texte Foster aborde aussi « D'autres artistes détournent des objets
venus de l'enfance, dont la taille ou les proportions sont souvent altérées de manière dérangeante,
pathétique, mélancolique, monstrueuse ». Ici il faut noter que, sans que Foster ne le mentionne,
Gober saurai aussi s’approprier cette thématique d’objets liés à l’enfance, thématique que l’on
verra dans sa série de maisons de poupée telles que Half stone house datant de 1977 ainsi que toute
une série de variations sur le berceau tels que Slanted playpen, X Playpen, et Pitched Crib tous datant
de 1987.

« La seconde approche prend la direction inverse: elle rejette l'illusionnisme (…) pour
évoquer le réel en tant que tel. C'est là le domaine principal de l'art abject, lequel est attiré par les
limites brisées du corps violenté. (...) Les jambes chaussées de Gober qui s'étendent, ou se
dressent, comme sectionnées par le mur, dont les cuisses sont parfois plantées de bougies ou les
fesses tatouées de partitions musicales, sont par là humiliées ». Dans cette approche on voit
plusieurs œuvres de Gober tels que les jambes enfantines (chaussées et portant des sandales)
empilés à l’intérieur d’une cheminée ou sortant des trous à la place des robinets dans un énorme
évier, ou encore des œuvres ou un pied d’homme sort agressivement d’un vagin dont le corps
porteur est sectionné par le mur.

Les diverses thématiques du travail sculptural de Gober cartographiés par Foster ne sont
pourtant qu’une partie de son travail. Ils nous faudra, pour bien analyser son œuvre de se pencher
aussi vers un grand nombre de sculptures extrêmement réalistes mais sans rapport aucun avec le
corps, la psychanalyse ou le trauma. Il s’agit des sculptures d’objets quotidiens, en taille réelle,
telles qu’un sac de litière pour chat, de chaussures de patinage, une boîte de peinture acrylique ou
une bouteille de gin. La technique élaborée de ces pièces nous invite à les examiner sous une
autre lumière que celle de la théorie de Foster. En l’occurrence l’analyse d’H.Rosenberg ainsi que
celle de L.Nochlin sur le hyperréalisme américain des années 70, seront mieux adaptées pour ce
groupe d’œuvres. De plus, ces analyses nous donneront l’occasion d’examiner la rigueur
technique avec laquelle Gober procède dans la réalisation de ces œuvres. Une rigueur qui assure
l’effet de réel.

Linda Nochlin dans son article Realism Now datant de 1971 se réfère plutôt à la peinture
hyperréaliste, l’héritage de l’expressionnisme abstrait, au pop art, ainsi qu’à la manière dont ce
paradigme s’applique aux films. La partie de sa réflexion qui nous intéressera le plus est celle-ci
consacré au contenu. A travers une vision du réalisme remontant à Courbet et Flaubert, Nochlin
met en exergue ses traits les plus récurrents dont le familier, l’ordinaire, le vécu et le lieu
commun. « It is exactly this sort of accuracy of ‘meaningless’ detail that is essential to realism, for
this is what nails its productions down so firmly to a specific time and a specific place and
anchors realist works in a concrete rather than an ideal or poetic reality ». Pour voir de plus près
le moment de création, Christian Scheidemann restaurateur d’œuvres d’art et ami de R.G décrit
dans la postface du catalogue de « The heart is not a metaphor » le processus de production de
Untitled 2005-6 sculpture représentant une boite de peinture DULAMEL. Selon Scheidemann
« Gober made his paint can by applying a thin lyer of clay over a real paint can. This clay
prototype was cast in wax and given to the glass artist who made an investment of plaster and
silica around the wax model. She melted out the wax, and a block of lead crystal glass was melted
into the mold. The outlines of the label were traced from the real can and transferred onto the
primed surfacre. Τhe field and banderole of the label were matched in cadmium yellow and
green, and worked with fine brushes to render each letter in black or white paint. The top and
bottom of the ¨can¨ were layered with aluminium leaf. A photograph of the studio proces shows
that even the drips were sculpted - cast in glass- and then carefully painted. » On voit ici en
œuvre une obsession d’ordre hyperréaliste sur la vraisemblance et avec les mêmes techniques de
moulage et peinture que des sculpteurs hyperréalistes comme Hanson et de Andrea. La boite de
DULAMEL ainsi que Untitled 2000-1 morceau de polystyrène extrudé moulé en bronze et peint à
la main boule par boule, Slip Covered Armchair datant de 1986-87 avec sa structure faite en bois et
sa housse peinte à la main, Untitled 1997-98 des chaussures de patinage en plastique coulé, Untitled
2008 Table Talk Apple Pie en cuivre verre et papier peint, ou Untitled 1994 Extra Buttons,
montrent un artiste qui insiste sur le réalisme dans son moindre détail.

Toujours dans la même perspective, mais cette fois à travers le pop art Harold
Rosenberg dans son texte Realism again datant de 1972 compare l’exposition Sharp-Focus Realism à
son prédécesseur de 10 ans New Realists, et lui trouve que « The new paintings and sculptures
converge with Pop in that both modes, while seeming to base art in life, actually convert it into
variations of existing techniques of visual communication. Pop art fed on the comics trip, grocery
labels, news photos, commodities, packaging, billboards ». Ici des œuvres de Gober tels que
Untitled 2000-1 bouteille de Seagram’s Gin en verre coulé, Cat Litter Fine Fare datant de 1989, et
Rat Bait datant de 1992 font écho à cette tendance pop pointant vers les marchandises et le
packaging. Jusqu’ici, Gober semble à travers l’analyse de Nochlin et Rosemberg doublement
réaliste ! Cela n’est pourtant pas tout son œuvre, il nous reste encore à examiner ses sculptures
inspirées par la religion ainsi que sa manière de construire un récit par la mise en scène des
œuvres dans l’espace d’exposition.

Dans cette dernière catégorie thématique on pourrait inclure ces œuvres de Gober qui
transgressent l’iconographie religieuse avec des figures telle que la Vierge Marie dont le ventre est
transpercé d’un énorme tuyau, un Jésus sans tête sur la croix, ou encore une bougie parsemée de
poils faisant écho au sexe masculin en érection. Gober qui a reçu une éducation catholique très
stricte - mais qu’il a depuis complétement niée - prend du plaisir à jouer avec les symboles sans
que l’on puisse le juger, car en l’occurrence il attaque une fiction. Hal Foster qui dans son article
‘An art of missing parts’ paru en 2000 revisite son approche de Gober tel qu’on l’a vu au ‘Retour
du réel’, dit notamment : « Weather in terms of the traumatic, the abject, or the inhuman, an
insistence on the missing and the maudite drove many practises in the 1990’s. This motive did
not become normative but it did approach the routine. No wonder that Gober wanted to escape
this melancholic cult of traumatic loss. So did many other artists - thus again the current appeal
to Beauty and Spirituality. Between riddling and redeeming there is a third way intimated by
Gober. Neither fixation on trauma nor faith that magically undoes loss, but the fabrication of
scenes for a working over of both loss and trauma».

Avec cette remarque de Foster sur la fabrication de scènes ou le trauma peut être
réexaminé on arrive à notre dernière thématique : la mise en scène des œuvres dans l’espace.
Gober organise ces œuvres de sorte à créer des récits qui dépassent la signification de chaque
œuvre en soi. Dans le cas de l’exposition à Paula Cooper Gallery en 1989 Gober explique : « By
putting this image onto endlessly repeating wallpaper, I made an attempt to say, metaphorically,
that this was not an isolated event, that it has become our background. The sculpture of the
empty wedding dress is a vase waiting to be filled. It represents the purity that often triggered the
violence depicted on the walls. It also represents the hopes and dreams of marriage, which to
many Gay Americans is a reminder of equality denied. The sculptures of bags of cat litter are the
metaphorical fulcrum. Cat litter both absorbs the stench of excrement (the wallpaper) and it
allows for domestic intimacy. It is also a reminder of the sacred vows those who wear the dress
profess - to care for the body of your loved ones until death do us apart».

Dans son analyse d’une réalité très cruelle Gober utilise deux fois le mot ‘metaphorically’ et il
semble bien résumer le rapport entre son art et le réel.

Sofia Kouloukouri

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