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CHAPITRE 3 Séquence 1
Fonctions du poète, du Moyen Âge au xxe siècle. p. 236
Problématiques : Comment les poètes décrivent-ils et jugent-ils le monde qui les entoure ?
Comment remettent-ils en question ce monde ? Comment rendent-ils compte de la place de la
poésie ?
Éclairages : La séquence vise à faire percevoir la « manière singulière d’interroger le monde » dans l’œuvre
poétique, en abordant la question du « rôle et [de] la fonction du poète » (B.O.). Les textes mettent en
lumière le lien qui unit le poète et sa société.
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G R A MMA I R E
Texte 2 – Agrippa d’Aubigné,
Le -e final dans le verbe « rie » (v. 9) indique qu’il « Jugement », Les Tragiques, vii (1616) p. 238
s’agit d’un subjonctif présent qui doit se comprendre
comme un subjonctif d’ordre. Depuis la fin du OBJECTIFS ET ENJEUX
xviie siècle, celui-ci se marque par l’emploi, en début –– Étudier un poème engagé.
de proposition, de « que », comme on le voit au –– Montrer la force de cette argumentation, grâce
vers 17 : « Que sa grâce ne soit pour nous tarie ». aux images employées.
Si les images réalistes peuvent frapper le lecteur en Les hommes mis en accusation
lui présentant directement ce qu’il ne voit pas (les
avanies subies par le corps des pendus, dans le D’Aubigné, afin de dénoncer les actions des
poème de Villon), elles peuvent en revanche cho- hommes, emploie la figure de l’allégorie : la nature
quer et susciter le dégoût : le lecteur peut fermer le est personnifiée dans les différents éléments qui la
livre, interrompre sa lecture, et oublier le message composent : « le feu » (v. 6), « l’air » (v. 9), « les
de l’auteur. eaux », (v. 13), « les monts » (v. 15), « les arbres »
(v. 17). Chacune de ces entités prend la parole suc-
cessivement, composant une prosopopée. Ces
P I S T E S COMPL É ME NTA I R E S
paroles au discours direct sont placées à des
endroits différents du vers et sont de plus en plus
➤➤ Un groupement de textes : « Dire la mort »
brèves, créant une impression de rapidité : les accu-
Le programme propose d’étudier des textes poé- sations se font de plus en plus pressantes. La Nature
tiques ancrés sur des grands thèmes de la littéra- s’adresse aux puissants, à ceux qui ont abusé de
ture : « Dire la mort » fait partie des thèmes proposés. leur pouvoir : les feux sont devenus « bourreaux »,
Un groupement de textes sur l’évocation de la mort instruments d’une justice expéditive, ou encore
en poésie peut être constitué. Des poèmes réalistes « valets de votre tyrannie » (v. 8). Au vers 11, ils sont
dans lesquels le poète évoque sa propre mort ou sa désignés comme des « tyrans et furieuses bêtes ».
maladie, comme ceux de Pierre de Ronsard, Der- Les mots « bourreaux » (v. 8), « vos meurtris » (v. 13),
niers vers, « Je n’ai plus que les os… », et de Jules « vos précipices » (v. 16), « gibets » (v. 18), donnent
Laforgue, Les Complaintes, « Complainte d’un autre l’image d’une société violente, où le pouvoir et la
dimanche », peuvent être groupés avec d’autres, justice s’exercent de façon inhumaine. Les ques-
dans lesquels ce thème est traité de façon métapho- tions de la nature qui commencent toutes par
rique : Leconte de Lisle, Poèmes barbares, « Le der- « pourquoi » montrent l’altération, la perversion
nier souvenir » et Henri Michaux, L’Espace du apportée par les hommes, visibles aux deux der-
dedans, « Sur le chemin de la mort ». niers vers : « faits/D’arbres délicieux exécrables
➤➤ Question de synthèse gibets », où deux expressions s’opposent. Ces
accusations sont véhémentes : la répétition du mot
Comment le thème de la mort est-il abordé de façon
« pourquoi », en anaphore comme aux vers 16 et 17,
poétique ? On peut ainsi mettre en évidence le jeu
traduisent l’incompréhension de la Nature. Les
sur le langage dans le texte de Ronsard avec l’em-
images employées sont frappantes (par exemple, la
ploi récurrent du préfixe dé-, l’inscription dans le
transformation de « l’argent » des ruisseaux en
paysage de la maladie du poète chez Laforgue et
« sang » au vers 16, ou la mention des « charognes »
l’emploi de la métaphore pour évoquer l’inconnu,
au vers 12) et les mots placés à la rime (« supplices »
l’indicible dans les poèmes de Leconte de Lisle et
et « précipices », vers 15 et 16) marquants.
Michaux.
Une vision apocalyptique
Le texte est parcouru par le thème de la mort, appor-
tée par les tyrans : les paroles de la Nature rap-
pellent, avec des verbes au passé, les transformations
apportées par les puissants. La violence caractérise
cette société des hommes, et le thème de l’empoi-
sonnement complète cette vision d’une société
funeste (« venin », v. 4 ; « empoisonnâtes », v. 12).
Le chaos est souligné par des jeux d’opposition : au
vers 14, « en sang » et « l’argent » s’opposent par
les couleurs et leurs connotations mais leur sonorité
commune en [ã] justifie leur rapprochement. Le vers
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18 comporte un chiasme. À l’ordre composé par la nettement moins lumineux que le premier plan. Il
Nature (voir l’emploi du mot « ordonnés », v. 7) s’op- comporte des zones d’ombre et de lumière : le
pose le désordre, le chaos semé par les puissants. monde semble être la proie des ténèbres et des
Mais dès le début de l’extrait, le poète nous pré- flammes. Les roches escarpées, visibles à droite, tra-
sente un changement dans ce monde, avec le pré- duisent la violence de ce monde. De nombreux per-
sentatif « voici » : des animaux symbolisant la force, sonnages peuplent ce tableau. On peut en distinguer
la puissance parfois incontrôlable, comme « les différents types. Tout d’abord, un certain nombre de
lions » (v. 1), « les ours » et « les loups » au vers 2, personnages sont des êtres humains, nus, torturés
apparaissent domptés, réduits au silence, avec les par d’autres personnages. On trouve différents types
participes passés « de torches acculés » (v. 1), « à de supplices : à gauche, un homme doit boire un ton-
nez percés » (v. 2), « emmuselés » (v. 2). La Nature neau tenu par une sorte de diablotin ; un homme est
vient rétablir la Justice : l’extrait doit être mis en rela- suspendu à une pique, adossée à la maison, à
tion avec le titre de la partie des Tragiques : « Juge- gauche ; au premier plan, un homme, pieds et poings
ment ». La Nature se présente alors comme victime liés, est transporté par un être fantastique ; au deu-
dans ce procès qui est intenté aux hommes. xième plan, des hommes sont ferrés, comme des
chevaux ; des hommes chaussés de bottes noires
Synthèse
tournent une roue, comme des animaux. Face à eux,
En évoquant le Jugement dernier, par ce procès qui on trouve des êtres fantastiques : des animaux,
est intenté aux hommes, par le biais de la prosopo- sortes de lézards, humanisés (au premier plan, au
pée de la Nature, le poète critique son présent : le centre, face à un homme dans un tonneau), des dia-
poème doit être rapproché du contexte politique et blotins (le personnage tenant un tonneau, près de la
des Guerres de religion. maison, à gauche), des « grylles » (du nom de Gryl-
los, dont un contemporain d’Apelle avait fait la cari-
V OCA BU LA I R E cature) : personnages sans buste, composés d’une
tête et de pieds (au premier plan, à gauche), person-
Le mot « mire » vient du latin miror, mirari, qui signi-
nages acéphales (au-dessus du précédent), person-
fie « regarder avec étonnement ou avec admira-
nages composés d’une tête humaine et d’un corps
tion ». Sur cette racine, le français a formé le mot
d’animal (près de la maison, à gauche).
« miroir », « mirage », mais aussi des composés :
« admirer », « admirable ». Le mot « merveille », La condamnation des hommes
dérivé du latin mirabilis, est de formation populaire. En haut du tableau se trouvent représentés Jésus
Christ, les apôtres (de chaque côté de lui) et des
S ’ E N T R A Î N ER A U C OMMEN TA I R E anges, pourvus de trompettes. Le peintre les met en
valeur par leur position, mais aussi par le cercle de
Le lecteur peut être frappé par les images de vio- lumière qui nimbe le Christ. La dimension religieuse
lence et les changements que les hommes ont fait du tableau se marque également par la présence
subir à la Nature. Mais il peut aussi être saisi par les d’un seul personnage féminin : placée sur le toit de la
paroles de la Nature : la prosopopée invite à voir les maison, elle se distingue par ses longs cheveux
différents éléments, et l’accusation en acquiert blonds. Le serpent qui l’entoure l’assimile à Ève.
davantage de force. Près d’elle, sur un lit, se trouve un autre personnage
nu. Cette représentation semble un rappel de la faute
originelle. La signification de ce tableau peut être
Lecture d’image – Jérôme Bosch, trouvée grâce au titre et à l’observation des autres
Le Jugement dernier (vers 1504) p. 239 panneaux du triptyque : la scène représente le
moment du jugement, proprement dit. Bosch semble
OBJECTIFS ET ENJEUX
manifester un certain pessimisme face au monde qui
–– Découvrir une représentation du Jugement
l’entoure : sous le regard de Dieu, les hommes se
dernier.
révèlent sous l’emprise de leurs passions, et ils en
–– Étudier l’imaginaire fantastique du Moyen Âge.
sont punis : ainsi la femme, lascive, qui semble dan-
ser au son des instruments de musique que portent
L EC T UR E A N A LYT I QU E
les monstres, et qui symbolise la luxure. Rares sont
Un décor cauchemardesque les êtres destinés à être sauvés : ils sont représentés
en haut à gauche, dans le bleu du ciel, et à gauche,
Jérôme Bosch nous présente un monde en proie à la où un ange conduit un homme.
destruction. Le tableau se compose de différents
plans : le premier, dont le pont constitue la limite, pré- Synthèse
sente différents personnages et quelques construc- La vision du monde proposée par Bosch est pessi-
tions (la maison grise, à gauche). À l’arrière-plan, miste : les hommes soumis à leurs passions, repré-
nous distinguons des bâtiments en ruine. Ce fond est sentés nus, sont asservis à ceux qui sont figurés
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interjections (« ô », v. 23), forment un texte lyrique. impressionnante par rapport au volatile, il affiche
L’image de « l’arbre du Progrès » dans les deux der- nettement son titre, Les Châtiments, et le nom de
nières strophes participe de la même idée : il fait le l’auteur, Victor Hugo. Son bon état relatif contraste
lien entre les morts, ceux qui se sont battus pour la avec l’aspect décharné de l’oiseau. Le titre du livre
liberté, contre la servitude (« Liberté ! plus de serf et explicite ce qui est arrivé à l’aigle. Dans une veine
plus de prolétaire ! », v. 22) et le ciel. La pensée poli- satirique, Daumier entend montrer le pouvoir du
tique de Victor Hugo est indissociable de la pensée poète, qui, dans un ouvrage prophétique (puisqu’il a
religieuse : l’image de la lumière, le titre, ne sont pas été publié en 1853), a annoncé la chute de l’Empire.
sans rappeler la parole biblique : Fiat lux : que la Le poète, d’après cette caricature, est à la fois pro-
lumière soit. Le lexique employé est religieux : phète, mais il possède également le pouvoir d’ôter
« Paternité de Dieu » (v. 18) (mis en évidence, car la grandeur des puissants, dans des œuvres polé-
placé à la fin de la strophe, en un seul vers), « l’arbre miques et dénonciatrices.
saint » (v. 25), et les compléments circonstanciels de
Prolongements
lieu « d’en haut » (v. 23), « du ciel pour la terre »
(v. 23‑24), Le poète, qui annonce ce futur, semble • La Bnf a proposé une exposition sur Daumier et
inspiré par Dieu : il s’en fait le messager. Il emploie la caricature : on peut consulter le compte-rendu de
différentes stratégies pour convaincre, comme la cette manifestation sur le site internet, http://exposi-
répétition de l’adverbe « oui » au vers 19, avec les tions.bnf.fr/daumier/index.htm.
verbes performatifs « déclare », « répète ». Son • Le Réseau Canopé met en ligne un dossier de
exaltation peut se lire à travers les nombreuses Gérard Pouchain sur Victor Hugo par la caricature :
exclamatives (par exemple, dans les vers 19 à 24, https://www.reseau-canope.fr/presence-litterature/
comportant des phrases elliptiques et une accéléra- dossiers-auteurs/hugo/caricature.html. Le lien entre
tion au centre de la strophe, mettant en évidence le les différents caricaturistes et l’engagement poli-
mot « liberté »). Ces procédés contribuent égale- tique de l’auteur y est établi ; l’étude est accompa-
ment à montrer la rapidité du changement prédit gnée de nombreuses illustrations.
(« le flux sera dans la journée/Repris par le reflux », • Le site histoire-image.org met en relation cette
v. 2‑3). caricature et deux autres composées par Daumier.
Synthèse Il apporte un éclairage intéressant sur l’engagement
politique du caricaturiste à cette période.
Victor Hugo manifeste sa certitude face à l’avenir et
il le présente comme heureux : paix (symbolisée par
les colombes), liberté, foi dans le progrès (avec VOC ABU L AI R E
l’image de l’arbre) vont se répandre sur le monde Le mot « serf » vient du latin servus, « l’esclave ». Le
entier (la France, l’Europe, l’Amérique). Son combat mot fait référence à une situation sociale au Moyen
n’aura pas été vain, comme le montre la dernière Âge, créant ici un parachronisme surprenant. En
strophe. employant un mot dont le sens était affaibli au
xixe siècle, Victor Hugo veut indiquer que ces temps
L E CT UR E D’I MA G E sont révolus.
centrées sur l’engagement du poète figurent sur le « Venu à cheval jusqu’aux lignes, avec une corvée
site. Une série de liens renvoie au site Gallica et à de rondins et enveloppé de vapeurs asphyxiantes, le
l’œuvre complète de Victor Hugo, notamment aux brigadier au masque souriait amoureusement à
discours politiques dans Actes et Paroles. l’avenir, lorsqu’un éclat d’obus de gros calibre le
frappa à la tête d’où il sortit, comme un sang pur,
➤➤ S’entraîner à l’écriture d’invention
une Minerve triomphale. »
Pour aider à la rédaction de l’écriture d’invention, on Les autoportraits rendent compte d’une vision
peut proposer comme texte d’appui un discours de intime de l’artiste, ceux d’Apollinaire expriment sa
Victor Hugo prononcé durant son exil, par exemple perception de la guerre en tant que combattant
« Sur la tombe de Louise Julien » (1853), qui permet blessé. Toutefois, ce ne sont pas les premières
d’aborder le genre épidictique. Les questions sui- images de guerre que réalise l’artiste. Dès 1914, il
vantes peuvent être proposées pour aider la lecture conçoit des idéogrammes lyriques, qu’il nommera à
du texte : partir de 1917 Calligrammes, qui témoignent de la
• À qui s’adresse Victor Hugo ? Comment sont-ils souffrance physique et de la solitude des soldats.
désignés dans le discours ? « Citoyens », « pros- L’Autoportrait au cavalier masqué décapité (1916),
crits », « frères ». aquarelle et mine de plomb sur papier, 19 × 12,5 cm,
• Quels sont les différents mouvements du dis- a été acquis en 2012 par le Musée de l’Armée (Paris).
cours ? Quel registre s’attache à chacun d’eux ? D’emblée nous percevons le format vertical de
Le pathétique domine dans le discours, mais Hugo l’aquarelle, l’allure décidée du cheval, les obliques
emploie le style épique, lorsqu’il oppose l’action des marques de dynamisme, les contrastes, tout ce qui
tyrans aux volontés divines. Son discours comporte est identifiable et structurant dans la peinture. Ce
des messages d’espérance et des imprécations sont ces éléments qui concourent à créer une
solennelles, en conclusion. impression de détermination.
• Repérez quelques procédés oratoires qui contri- Puis notre regard s’attarde sur cette tache qui semble
buent à émouvoir ou à frapper l’esprit des auditeurs. informe et complexe, installée sur la monture. Elle
On peut relever des anaphores à la fin, des sen- s’étale sur la droite à partir de la médiane et se délite
tences, des énumérations, avec asyndètes. vers le bas en une coulure rouge sang. La forme
assez précise d’un œil nous invite à considérer les
➤➤ Confrontation de textes autres éléments : plus bas une bouche grimaçante et
Le poème de Victor Hugo « Fonction du poète » issu le « cou coupé ». Nous découvrons alors cette tête,
des Rayons et des ombres peut être proposé en monstrueuse dans ses proportions, au corps absent.
comparaison avec « Lux », avec la question sui- Un aller-retour avec le titre nous informe que c’est
vante : quelles représentations du poète Victor Hugo un cavalier portant un masque, la tache verte entou-
nous donne-t-il dans « Fonction du poète », percep- rant l’œil, camouflant le nez, et décapité qui che-
tibles dans « Lux » ? vauche. L’amputation du corps, la tête devenant sa
1. Le poète visionnaire, homme des « utopies » ; 2. métonymie, et le saignement abondant deviennent
Le poète prophète, messager de Dieu ; 3. Le poète, la métaphore de la douleur qu’a subi Apollinaire,
guide des hommes : le thème de la lumière. blessé puis trépané. Le corps n’existe plus que
comme tête souffrante.
Le langage poétique d’Apollinaire, qu’il soit visuel ou
Histoire des arts – scriptural, procède par collisions de réalités de telle
Dénoncer les atrocités de la guerre p. 242 manière que le sens en est renforcé et l’émotion
intensifiée :
I. Guillaume Apollinaire
« Les dessins d’Apollinaire, à plus d’un titre, servent
« On peut être poète dans tous les domaines : il suf- à mieux pénétrer dans son œuvre. Plus immédiats
fit que l’on soit aventureux et que l’on aille à la que les mots (…), ils expriment autrement, mais plus
découverte », affirmait Apollinaire, dans Vitam impe- directement, les affects qui sont en jeu dans l’écri-
dere amori en 1917. ture. Les grimaces des humains, la dislocation et le
Le poète est incorporé en novembre 1914 ; atteint à la morcellement de leur corps, la grâce des animaux, la
tête par un éclat d’obus le 17 mars 1916, il est évacué juxtaposition d’objets disparates, les paysages
du front à cause de la gravité de sa blessure à la suite rêvés, sont autant de motifs qui entrent en résonance
de laquelle il subit une trépanation. À l’hôpital, ayant avec l’univers du mal-aimé… », Claude Debon, in
acquis une boîte d’aquarelle, il travaille à un projet Les Cahiers dessinés, ed. Buchet-Chastel.
d’édition illustrée du Poète assassiné, qui restera ina-
chevé. Il a réalisé plusieurs autoportraits à l’aquarelle II. Frans Maserel (1889-1972),
dont L’Autoportrait en canonnier (1916)
et L’Autopor- Maserel est un graveur belge qui, ayant travaillé
trait en cavalier masqué décapité (1916). Ce dernier essentiellement en France, émigre à Genève lors de
correspond à la scène finale du Poète assassiné : la Première Guerre mondiale. Il lutte contre la guerre,
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en réalisant, entre autres, des recueils de gravures : dont la forme rappelle étrangement une image
Debout les morts et Les Morts parlent, qui dénoncent symétrique de la péninsule ibérique.
ses atrocités. Jean-Louis Ferrrier écrira que c’est une toile où « un
Il pratique la xylographie, gravure sur bois qu’il gigantesque corps humain se déchire lui-même,
entaille dans le sens du fil du bois. Cette technique, s’écartèle, s’étrangle, grimace de douleur et de
très prisée par certains artistes de la fin du xixe siècle folie. », in L’aventure de l’art au xxe siècle, éditions
et du début du xxe siècle, n’autorise pas un dessin du Chêne, Paris.
fin et précis. En revanche elle permet de réaliser des IV. Isaac Celnikier (1923-2011)
aplats importants, grandes plages de couleur sou-
Né dans une famille juive à Varsovie, Celnikier est un
vent noire chez les expressionnistes, des traits
peintre et graveur qui terminera ses jours en France.
vigoureux, une certaine simplicité dans le dessin.
Il est interné au camp de Birkenau ensuite à Buna,
Avec cette économie de rendu, dans Debout les
unité de travail dépendant d’Auschwitz, puis par les
morts, Résurrection infernale, le contraste noir/blanc
soviétiques en 1945 ; son œuvre est profondément
s’oppose brutalement, à peine adouci par les
marquée par ces internements.
hachures figurant d’une part la lumière (probablement
Celnikier, comme les autres rescapés des camps, se
les éclairs dus aux obus), d’autre part le sol, champ
posent la question : comment représenter l’irrepré-
de bataille labouré par les combats. La brutalité de la
sentable ?
technique rend compte de la brutalité des combats.
« C’est dans cette relation entre personne dissoute
La composition en oblique, la position des corps sug-
dans la masse (ce magma) et l’apparition – au sens
gèrent une descente vers un au-delà. Cette gravure
Mystique aussi – de cette unité à nulle autre pareille
montre que dans la mort, nous sommes tous unis,
qu’est une vie, que s’affirme la singularité de l’œuvre
même uniforme, même démarche, même pas, seuls
d’Isaac Celnikier. Et par ce fait elle dit l’essentiel : à la
les coiffes militaires sur les têtes diffèrent : l’une porte
fois tentative maléfique des bourreaux qui – veulent
le képi français, l’autre le casque allemand.
réduire à des choses hommes et femmes, transfor-
Ces corps acéphales qui marchent en portant leurs mer les corps en matière et d’autre part la résistance
têtes sur le brancard relèvent du fantastique macabre, de la personne à cette négation de l’humanité. » Max
de l’humour noir. gallo (http://isaac.celnikier.free.fr/)
III. Salvador Dalí (1904-1989), Sortie de Buna-Birkenau, est une gravure de 40
× 50 cm qui date de 1996. Les formes sont accumu-
Dalí est un peintre, graveur, sculpteur, scénariste et
lées en bas de l’estampe, occupant les trois quarts
écrivain espagnol, né en Catalogne, qui participe de
de la hauteur. L’enchevêtrement de traits incisifs
façon tumultueuse au mouvement surréaliste.
figure les corps mais également poteaux et barbelés
Six mois avant l’éclatement de la guerre civile en
d’où émergent des visages qui redonnent une iden-
Espagne (1936), il peint Construction molle aux tité singulière à chacun. Au-dessus d’eux, une
haricots bouillis – Prémonition de la Guerre Civile. masse noire pesante menace. Les obliques donnent
Dans ce tableau de format quasiment carré s’inscrit l’impression que ces êtres s’extirpent avec difficulté
une forme trapézoïdale, créant un sur-cadrage qui d’un magma informe pour reprendre forme humaine.
découpe une partie du ciel où se situe une trouée L’ensemble est sombre, baigné dans un clair-obs-
de ciel bleu. Mais qu’est-ce donc que cette forme cur, toutefois, une bande de lumière crée une aurore
d’une géométrie organique ? C’est un être mons- au-dessus des têtes qu’elle éclaire, signe d’espoir ?
trueusement désarticulé, composé de morceaux de La nuance entre la densité du noir bleuté du ciel et le
corps humains dans un assemblage improbable, noir brunâtre graphique du bas ne signifie-t-elle pas
allégorie de la guerre civile qui fait s’entredéchirer que la volonté de vivre est plus forte que l’avilisse-
un peuple. ment infligé par les bourreaux ?
La masse du corps est absente, les fragments sont Dans ces quatre œuvres la figure humaine est mal-
renvoyés en périphérie. La chair est livide, les extré- menée. Qu’elle soit amputée, morcelée, difforme,
mités, mains et pieds, sont décharnés ou en décom- noyée dans une masse informe, l’homme perd sa
position, une main surdimensionnée presse un sein qualité intrinsèque et son identité. Il est rabaissé à
d’où aucun lait nourricier ne sort. La tête grimace de un statut d’outil au service d’un état : le soldat, ou
douleur. d’être inférieur destiné à être éliminé.
Cette construction organique, dont la dimension
gigantesque est donnée par son rapport à l’homme P R OL ON GE ME N T
situé derrière la main au sol à gauche, est montrée
en contre plongée, elle domine l’homme et le pay- La créature de Dalí s’inspire des géants de Goya, qui
sage aride et peu accueillant qui n’occupe qu’un sont des êtres hors norme. La référence au Saturne
quart de la hauteur pour laisser place à un ciel s’explique par la similitude de la tête grimaçante,
menaçant. Toutefois la toile des nuages se déchire des angles que dessinent les bras et les jambes, la
pour laisser apparaître le ciel bleu, lueur d’espoir, monstruosité gigantesque du personnage.
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les hommes. Il incite à l’action en soulignant le fait guide touristique. Le monde est détaillé, avec ses
que la Résistance est vitale. éléments naturels (« son Océan Pacifique », v. 12),
ses constructions humaines (« sa grande muraille »,
S ’ E N T RA Î N ER À LA D I SSERTAT I O N v. 9), ou encore ses inventions, sources de bonheur,
comme le cinéma avec la référence aux « mystères
Plusieurs arguments sont possibles pour cet entraî- de New York » (v. 5) ou les bonbons, les « bêtises de
nement à la dissertation : Cambrai » (v. 11). Aucun ordre ne semble présider
I. La poésie, par le recours aux images, permet au choix de ces lieux. Si la France est particulière-
d’agir sur les sentiments du lecteur et le pousser à ment représentée, avec Paris (mentionnée à deux
l’action, à la Résistance. Dans le poème de Desnos, reprises, avec les « Tuileries ») ou d’autres villes et
l’image du « cœur », des « cœurs », montre que le rivières de province, rien, en apparence, ne semble
sentiment de révolte face à l’occupation est naturel. justifier le choix de ces rapprochements. Pourtant, à
Tout homme doit être révolté. y regarder de plus près, on peut discerner les rai-
II. Par la dimension orale et incantatoire que revêt la sons qui ont poussé le poète à placer ces expres-
poésie, le lecteur peut être appelé à agir. Dans le sions les unes à la suite des autres. Ainsi la mention
poème de Desnos, la répétition de certaines expres- des « mystères de New York » appelle celle des
sions (« ce cœur qui haïssait la guerre », « ces cœurs « mystères de Paris », dans une demi-épanalepse,
qui haïssaient la guerre ») rappelle au lecteur que le comme si le poète procédait par association d’idées,
sentiment de révolte, dans ce cas, est naturel, et survivance vraisemblable du surréalisme, mouve-
qu’il est partagé par tous. La dimension orale se lit ment auquel a appartenu Jacques Prévert. « Mor-
aussi dans le poème par le verbe à l’impératif laix », au vers 10, rime avec « Cambrai », mots qui
« écoutez » et l’emploi de l’adverbe « non ». se trouvent dans deux vers de 7 syllabes. De manière
III. Le poète peut emporter l’adhésion du lecteur en humoristique, le poète rapproche l’« Océan Paci-
exaltant ses valeurs. Par l’emploi des registres fique » (v. 12), connotant l’idée d’étendue et d’exo-
lyrique et épique, il peut émouvoir le lecteur et l’inci- tisme, avec les « deux bassins des Tuileries » (v. 13),
ter à agir. Desnos mêle ces deux registres dans son le thème commun étant celui de l’eau. Le monde, tel
poème : la synecdoque « cœur » ancre ce poème qu’il est ici représenté, dans cette première partie du
dans le lyrisme, tandis que la mention des « millions poème, suscite l’admiration du poète : il personnifie
de Français » contribue à lui donner un souffle les « merveilles », qui sont « émerveillées » (v. 20),
épique. qui « n’osent se l’avouer » (v. 21). Le monde est enfin
comparé à « une jolie fille nue qui n’ose se montrer »
P I S TE S COMP LÉ MEN TA I RE S (v. 22). La nudité connote l’idée de faiblesse, d’inno-
cence. L’énumération qui suit, s’ouvrant sur la pré-
Éducation aux médias position « avec », en anaphore, rappelle la première
Le site de l’Ina propose des dossiers historiques, partie du texte et la juxtaposition des « merveilles du
notamment sur « Les « années noires » : les Fran- monde », mais un nouveau thème se fait jour : la
çais sous l’occupation allemande (1940‑1944) ». Un vision de ce monde est alors entièrement négative,
document sonore de la BBC est particulièrement comme le montre l’expression au pluriel, dès le vers
intéressant. 23, « les épouvantables malheurs du monde ». Les
habitants de ce monde sont alors désignés avec les
termes suivants, qui font référence à la violence,
comme « légionnaires » (v. 25), « tortionnaires »
Texte 5 – Jacques Prévert,
(v. 26), « leurs reîtres » (v. 29) : le thème de la guerre
« Pater Noster », Paroles (1946) p. 245
apparaît dans les derniers vers. Par ce poème,
Jacques Prévert dénonce la guerre et tous ceux qui
L EC T UR E A N A LYT I QU E emploient la force pour obtenir le pouvoir, pour
devenir « les maîtres de ce monde » (v. 27 et 28).
Une image paradoxale du monde
Le poème de Prévert est formé d’une liste des diffé- La distance ironique
rentes « merveilles du monde » (v. 15). Le poète énu- L’objet de ce poème est grave, et le début du texte
mère, dans chaque vers (jusqu’au vers 23), un laisse présager une certaine solennité dans le style :
aspect du monde. Différents lieux sont évoqués à la le poète emprunte la forme de la prière, comme l’in-
fin des vers : New York, Paris, la Trinité, la Chine… dique déjà le titre, « Pater Noster ». Il reprend le début
Dans chacune de ces villes, chacun de ces pays, il de la prière chrétienne, dans le premier vers. Mais le
choisit un élément emblématique, comme une sorte second vers opère un détournement : à la formule
de cliché : le « petit canal de l’Ourcq » (v. 8), la « Que ton nom soit sanctifié », il substitue un impéra-
« grande muraille de Chine » (v. 9), ou encore les tif : « Restez-y » qui situe le texte dans la parodie. À
« bêtises de Cambrai » (v. 11), à la manière d’un travers les deux compléments circonstanciels de lieu
164
S’E NT R A Î NE R À L A QU E STI ON SU R L E C OR P U S
La synthèse peut être effectuée par les élèves, sous la forme notamment d’un tableau, qui permet de
confronter les textes.
165
166
167
Séquence 2
Visions du chaos dans la poésie et les arts, du Baroque au xxie siècle p. 218
Éclairages : Il s’agit de montrer que les différentes représentations du chaos proposées par les poètes
s’expriment par un recours à de nombreux procédés d’écriture récurrents et que les poètes s’approprient
ce thème biblique pour traiter d’épisodes historiques ou personnels.
après que le quatrième ange a fait retentir la trom- également certaines rotondités. Les contrastes
pette, un aigle plane dans le ciel en prophétisant entre les anges porteurs du châtiment divin et les
« malheur ! malheur ! malheur ! ». Le cartouche que anges rebelles sont nettement figurés par les choix
tient l’aigle dans ses serres et dans son bec corres- des couleurs : les robes blanches des anges por-
pond à ces paroles (« Vae ! vae ! vae ! » en latin). teurs d’épées s’opposent aux autres personnages.
Sous lui, le malheur s’abat sur la cité de Babylone. L’archange Michel, quant à lui, est porteur d’une cui-
Le deuxième document est un tableau de Bruegel rasse jaune, étincelante, et d’une cape bleue flottant
l’Ancien, inspiré des écrits apocryphes chrétiens, derrière lui : il se distingue par sa position centrale
relatant le châtiment qui attend les « anges rebelles », dans le tableau et sa taille, plus imposante que les
s’étant unis aux femmes et ayant enfanté les géants. autres. Les autres anges, encore au ciel, et encore
Les quatre anges Uriel, Gabriel, Raphaël et Michel pourvus de leur apparence humaine, sont identi-
sont chargés de les punir, identifiables dans le fiables par leurs robes de couleur claire. Le bas du
tableau de Bruegel par leurs ailes, leur forme tableau semble beaucoup plus sombre et confus. La
humaine, leur longue robe ou leur armure et leur transformation des anges rebelles en créatures fan-
épée, brandie contre d’autres personnages, à l’as- tastiques s’accompagne d’une luminosité moins
pect plus fantaisiste, qui rappellent les personnages intense.
de Jérôme Bosch. Le chaos tel qu’il est représenté dans les deux com-
Les deux représentations choisissent un épisode positions manifeste la volonté de leurs auteurs de
biblique annonciateur du chaos ou révélant le chaos distinguer deux plans : le ciel et la terre. Les anges
dans le monde. La tenture s’insère dans un vaste prophétisent le chaos ou constituent les instruments
ensemble narratif, contrairement au tableau de de la vengeance divine. Les personnages du tableau
Bruegel. Les dimensions imposantes des deux de Bruegel ou le renversement de la cité dans la
œuvres (la tapisserie de l’Apocalypse plus particu- tapisserie apparaissent totalement improbables,
lièrement) plongent le spectateur dans un univers suscitant curiosité et effroi du spectateur.
dévasté. Prolongement
Dans ces deux œuvres, on peut distinguer deux par-
Il est possible de mettre en relation ces deux repré-
ties : le monde céleste et le monde terrestre. Dans la
sentations avec le tableau de Jérôme Bosch, Le
tenture, les deux univers sont séparés par le car-
Jugement dernier, page 239 (chapitre 3, séquence 1).
touche que porte l’aigle, qui correspond aux paroles
On peut noter des ressemblances dans le traitement
qu’il fait retentir. Le personnage à droite, identifiable
des personnages (la création d’êtres hybrides, l’ani-
comme Saint Jean, témoin de la scène, fait le lien
malité) et dans la composition (le monde céleste
entre ces deux univers : son visage se trouve du
s’opposant au monde terrestre par le jeu des
côté des anges porteurs de trompettes et annoncia-
lumières, des couleurs et les lignes de force).
teurs des malédictions. Le bas de la tenture repré-
sente une ville en proie au chaos : des tourelles
s’effondrent, des colonnes, des clochers sont jetés
à bas. De part et d’autres se trouvent des fleurs et Texte 2 – Agrippa d’Aubigné,
un arbre, un chêne, qui se dressent, intacts : la Les Tragiques, v (1616) p. 250
malédiction divine ne touchera que les hommes. Le
tableau de Bruegel opère la même distinction entre
OBJECTIFS ET ENJEUX
l’univers céleste, en bleu, où peu de personnages –– Montrer que le poète veut établir une analogie
évoluent, et l’univers terrestre, où sont précipités les entre le massacre de la Saint-Barthélemy et le
anges rebelles, marqué par la confusion et l’abon- chaos.
dance des personnages. Dans la tapisserie et le –– Rappeler quelques traits de l’écriture baroque.
tableau, les lignes courbes dominent. Les sinuosités
du décor naturel, le cartouche tenu par l’aigle, le L E C TU R E AN ALY TI QU E
fond rouge sur lequel se détache les deux univers
(qui rend compte de l’obscurité qui jaillit sur terre, Le récit d’un massacre
lorsque résonne la quatrième trompette, d’après Le récit du massacre des protestants mêle récit
Saint Jean) et les personnages rendent cette com- (v. 7-8 ; v. 15-17) et discours (v. 5-6 ; v. 9), et offre
position circulaire, accentuent l’impression d’insta- ainsi au lecteur deux plans qui permettent de donner
bilité et s’opposent à la verticalité du personnage. un relief particulier aux événements.
Dans La Chute des anges rebelles, on distingue plu- La présence des temps du récit au début et à la fin
sieurs cercles : le puits de lumière, en arrière-plan, de l’extrait et celle du présent à partir du vers 5 au
qui se détache du ciel azuré, est redoublé par les vers 14 – et donc le recours à la figure de l’hypoty-
épées tendues des anges, à gauche et au centre. pose – contribuent également à ce relief, mais per-
Les personnages, en bas du tableau, créatures fan- mettent surtout de rendre la scène plus vivante et
tastiques issues de l’univers de Jérôme Bosch, ont donc plus marquante pour le lecteur.
169
L’association de l’hypotypose et du champ lexical –– dans l’hyperbole que soutient l’énumération des
de la violence, ainsi que la dominante hyperbolique, vers 15 à 18, et qui suggère l’indignation du poète ;
donnent à ces vers leur registre épique qui amplifie –– des vers 19 à 2, qui relatent sans détour des péri-
l’effroi et l’horreur. péties et des détails pour mieux en dénoncer les
La caractérisation des personnages qui se fait de auteurs.
plus en plus précise introduit un registre pathétique. Les assaillants catholiques bouleversent l’ordre du
Le poète reste dans l’indéfini dans les premiers vers : monde devenu chaos et le poète les condamne. La
« on », « l’un », « l’autre » (v. 5 ; v. 7-12), puis donne justice est détournée de son but (v. 3-4).
les contours d’un premier personnage avec la figure L’assaut et sa violence extrême pervertissent l’inno-
du « garçon, enfant » (v. 13), puis celle de « princes » cent, « l’enfant » (v. 13-14).
(v. 17), et enfin celle de « princesses » (v. 21). Les lieux les plus intimes sont violés et envahis par
La progression de la barrière vers les lieux les plus la violence des catholiques (v. 15-20).
sacrés et les plus intimes contribuent encore à ce Le « Roi » est condamné pour ses sacrilèges et la
pathétique. Le poème progresse avec les assail- rime avec « foi » paraît ironique (v. 19-20).
lants : de « la lice » (v. 2) jusqu’au « nid » (v. 24), en Les vers 21 à 24 soulignent la violence et la bas-
passant par l’énumération de divers lieux (v. 15-16) sesse de ces actes.
et surtout par l’évocation de lieux sacrés ou invio-
lables (v. 20). Synthèse
Une vision d’apocalypse L’écriture poétique ne s’oppose pas à la vérité histo-
rique, et l’on pourrait également suggérer qu’elle
Les champs lexicaux propres à l’expression de la donne des accents de vérité aux événements histo-
violence progressent et finissent par dominer le riques même si elle peut aussi – notamment par ses
poème et le rapprocher de l’épopée. On note celui registres tragique et épique – faire de l’histoire une
de la guerre (v. 5-10) associé à celui du tumulte épopée.
(v. 1-2 ; v. 8 ; v. 11 ; v. 18) et celui plus précis du L’écriture poétique, comme dans la tragédie, sou-
sang (v. 10 ; v. 13 ; v. 18 ; v. 23) qui s’associe à celui tient le récit.
de la couleur (v. 4 ; v. 14). L’hypotypose et le travail sur le rythme des vers par-
Le poète insiste sur la proximité des ennemis, les ticipent aux accents de vérité.
corps à corps (v. 5-12). Les rimes et les sonorités font entendre le tumulte
L’extrême violence parcourt tout l’extrait dans une des événements.
expression hyperbolique et outrancière (v. 6 ; v. 10 ;
v. 18 ; v. 20 ; v. 22-23) au point d’y percevoir une
complaisance. VE R SI F I C ATI ON
Tous ces procédés contribuent à donner à voir cet Les allitérations en [r], en [t] et en [d] suggèrent la
assaut comme une apocalypse. dureté qui s’annonce.
L’hypotypose déjà citée contribue à la théâtralité de Des assonances en [o], en [u], en [i] et en [wa]
la scène et nous rappelle le récit des tragédies. donnent une unité sonore aux vers et peuvent évo-
Les nombreux parallélismes (v. 7-8 ; v. 10-11) sug- quer le tumulte de l’assaut.
gèrent à la fois l’affrontement des ennemis, mais
aussi le rythme soutenu et la démultiplication ou
l’enchaînement des combats et participent au
registre épique du poème. Texte 3 – Théophile de Viau,
Les mouvements des luttes sont omniprésents Œuvres poétiques (1623) p. 251
(v. 5-10 ; 21-24)
OBJECTIFS ET ENJEUX
La terreur et la pitié sont convoquées dans les
–– Analyser l’expression baroque du chaos.
vers 21 à 23 soutenues par l’enjambement qui
–– Étudier comment le poète exprime à la fois le
amplifie la vision d’horreur et lui donne un caractère
chaos de l’univers et le sien propre.
inéluctable.
La présence du poète et son évanouissement provi- souligne la volonté du poète de s’inscrire dans ce
soire des vers 11 à 18, ainsi que son retour dans chaos du monde qui pourrait évoquer un chaos inté-
l’avant-dernier vers renforcent ce sentiment tout en rieur et une inquiétude personnelle : une ode funèbre.
donnant au poème une dimension dramatique.
Synthèse
Le verbe « voir » à la fin de la première et de la
seconde strophes souligne cette volonté donner à La dramatisation du poème tient à la fois à sa pro-
voir au lecteur ce tableau saisissant. gression qui va des présages funestes dans lesquels
Le recours à l’octosyllabe accélère le rythme du récit. le poète est impliqué jusqu’à l’expression du chaos.
Le bestiaire connote ou symbolise la ruse et le mal, Elle tient également à la progression de simples pré-
contribue à mettre en place un univers inquiétant : sages et incidents présents des vers 1 à 7 vers le
les animaux qui « traversent l’endroit » où passe le monde des morts des vers 8 à 10, puis vers des
poète paraissent des signes funestes. visions de prodiges, d’un acte contre-nature, d’une
Ces signes funestes se réalisent : l’effroi s’empare évocation de la violence animale, d’un renversement
du cheval, le laquais est frappé par l’épilepsie, le du monde et de l’univers et de cet événement si par-
poète est appelé par « un esprit » qui évoque la mort ticulier et limité exprimé dans le dernier vers.
et la nature elle-même contribue à produire cette
atmosphère angoissante quand le poète entend VOC ABU L AI R E
« craqueter le tonnerre ».
Le bestiaire : corbeau, belette, renard, cheval,
Le poète assiste à des prodiges qui touchent la
bœuf, aspic, ourse, serpent, vautour.
nature comme l’univers dans la seconde strophe : le
monde inversé pour exprimer le chaos est ici exploité. Des paires d’animaux :
Des scènes contre-nature se déroulent sous les –– le cheval et le bœuf ;
yeux du poète. –– le corbeau et le vautour ;
La violence se déchaîne sur deux vers dans une –– la belette et le renard ;
scène de lacération (v. 15-16). –– l’aspic et le serpent.
Les sonorités dures en [r], [t], [k] dominent tout le Valeur symbolique :
poème et s’associent à des sonorités en [f] et [s], –– symbole de la ruse et du mal pour la belette et le
comme pour évoquer le mouvement inversé carac- renard, l’aspic et le serpent ;
téristique du chaos. –– symbole de la mort et de l’angoisse pour le vau-
Le monde chaotique touche tous les éléments, la tour et le corbeau ;
terre comme le ciel, les vivants comme les morts, –– symbole du prédateur ;
une variété cependant ordonnée par la disposition –– le cheval et le bœuf peuvent prendre des connota-
rigoureuse et répétée des rimes. tions plus positives, mais la peur et le renversement
les inscrivent dans une symbolique de l’angoisse.
Le tumulte du monde
Les présages funestes, l’invitation de Charon, la vio- S’E N TR AÎ N E R À L A QU E STI ON
lence et la fin de l’univers donnent à ces vers leur SU R L E C OR P U S
registre tragique. Les prodiges et les actions contre-
nature leur donnent une dimension fantastique. On pourra renvoyer les élèves à la synthèse p. 255,
La naissance du tonnerre, le monde des morts et la qui reprend point par point ces deux éléments.
plongée dans « le centre de la terre » créent une
atmosphère effrayante.
La progression du poème renforce le caractère tra- Texte 4 – Guillaume Apollinaire,
gique des vers : les vers 5 à 10 sont annoncés par Calligrammes (1918) p. 252
les vers 1 à 4, comme dans une relation de cause à
effet : la nature avertit le poète du danger qui le OBJECTIFS ET ENJEUX
guette. La seconde strophe nous conduit dans un –– Analyser une représentation moderne et laïque
monde renversé et violent. du chaos : une analogie entre la guerre et le
Le tumulte du monde, son renversement caractéris- chaos.
tique du chaos, les mauvais présages associés à la –– Étudier une écriture poétique qui exploite
présence du poète dans ces péripéties soulignent l’expression traditionnelle du chaos pour l’allier
l’implication du poète, son inquiétude : il est lui-même à une expression originale.
en danger et non pas simple spectateur du chaos.
C’est aussi l’imaginaire du poète qui s’exprime, L E C TU R E AN ALY TI QU E
même si l’on trouve dans ces vers des images et un
bestiaire qui ne lui sont pas propres. Témoin du chaos
Le retour du « je » au vers 19 ainsi que le retour à la Le poète relate, dans un récit circonstancié, le
terre du dernier vers après le détour par l’univers voyage qu’il effectue avec son ami vers le chaos. Il
171
est question de la Première Guerre mondiale. L’er- (« étoile filante » pour l’avion détruit qui pique vers le
reur de date du poète est-elle volontaire ? Veut-il, sol).
par la connotation du mois, évoquer la fin des beaux L’écriture poétique progresse vers une dramatisation.
jours ? L’alexandrin peut aussi évoquer l’équilibre Les premiers vers suggèrent encore une certaine
avant de passer au déséquilibre de l’ennéasyllabe. légèreté :
Plusieurs éléments ancrent ce voyage dans la réalité : –– sonorités et rythmes : [i], alexandrins
–– une durée : « un peu avant minuit » ; et ennéasyllabes ;
–– un parcours précis : la ville du départ : –– expression plus prosaïque, voire plaisante qui
« Deauville » ; pétarade comme l’auto ; jeu avec le chiffre 3 et
–– des personnages réels : le poète, Rouveyre (ami l’ennéasyllabe.
d’Apollinaire) et le chauffeur. (v. 3-4) ; À partir du vers 5, le poète, par le recours à des pro-
–– un moyen de locomotion : « la petite auto » (v. 3). cédés traditionnels (analogies, personnifications,
Les voyageurs sont conscients des enjeux graves hyperboles, sonorités, rimes et rythmes, présent de
du voyage (v. 5 ; v. 14-18). l’indicatif), mais aussi par l’amplification rendue pos-
Le poète évoque les premiers signes de la guerre sible par le mètre démesuré du vers libre (v. 11-13),
(v. 6-11), le passé du présent et de l’avenir : v. 5 ; dramatise la vision de la guerre et la rend terrifiante
v. 16/v. 1-4 ; v. 17. et annonciatrice du chaos.
Les vers 11 et 12 marquent la présence du poète et
l’expression explicite des sensations et des senti- Synthèse
ments essentiels qui l’agitent. I. Un voyage réel :
–– la date (en dépit du choix du 31 août à la place du
Une écriture baroque 31 juillet, le jour et l’année correspondent à la réalité) ;
Le poète évoque à travers une série de métaphores –– le nom de Rouveyre (ami proche d’Apollinaire) ;
hyperboliques et des personnifications le boulever- –– la ville réelle de Deauville ;
sement du monde : –– des références à l’histoire de l’Europe (v. 15-16) ;
–– les pays qui se mobilisent pour la guerre (v. 6-8) ; –– des références à l’actualité européenne (v. 17-18) ;
–– les peuples qui vont s’entretuer « se connaître à –– la présence du poète dans le poème.
fond » qui peut évoquer le corps à corps (v. 9) ;
II. Un voyage imaginaire :
–– les morts eux-mêmes qui sont réveillés par le
–– la date erronée situe le voyage dans l’imaginaire
fracas (v. 10) ;
du poète et peut suggérer sa volonté de s’éloigner
–– les lieux (vers 11-16 ; voir l’homéotéleute
ainsi du factuel, de la référence précise à la réalité ;
du vers 16) ;
–– le poète voyage aussi dans l’espace en évoquant
–– un bestiaire effrayant : « aigles », « poissons
des lieux dont il est éloigné (v. 11 ; v. 14-15).
voraces », « monstre ».
–– le poète visite quasi simultanément les « Océans
Toute cette évocation renvoie aux procédés et
profonds » (v. 19) comme les « Hauteurs inimagi-
caractéristiques de l’épopée que l’on a rencontrés
nables » (v. 21) ;
dans les poèmes qui précèdent :
–– le poète voyage dans un monde surnaturel (v. 10) ;
–– le récit d’événements historiques ;
–– le poète voyage aussi dans le temps en imaginant
–– des procédés de grandissement, d’amplification
le chaos à venir (v. 6-9 ; 21-24).
(pluriels, hyperboles), renforcés parfois par l’ab-
sence de ponctuation ;
GR AMMAI R E
–– la présence du surnaturel : « les morts tremblaient
de peur » (souligné par l’allitération déplaisante en [r]. Le présent pourrait être un présent de narration s’il
En utilisant les mêmes procédés que ceux de l’épo- ne relatait des événements à venir.
pée et de l’esthétique baroque, le poète évoque à la On peut considérer qu’il prend la valeur d’un futur
fois un nouveau chaos, la guerre moderne, mais proche ou celle du « présent prophétique » tout en
aussi les hommes qui vont se battre et mourir (v. 17, conservant les effets de l’hypotypose.
destin inéluctable et registres tragique et pathé-
tique). Le vers 23, par son épanadiplose, rend le S’E N TR AÎ N E R AU C OMME N TAI R E
combat, le face-à-face plus expressif encore.
Cette guerre nouvelle se mène avec des armes I. Tradition :
nouvelles : –– le registre épique ;
–– le train personnifié (v. 17) ; –– les personnifications et images ;
–– le sous-marin : monstres marins « poissons –– la présence de mètres comme l’alexandrin ;
voraces » ; –– le thème du chaos ;
–– le combat aérien, les avions (v. 21-24) présentés –– la présence des rimes ;
avec une certaine admiration « inimaginables » –– le travail sur les allitérations et assonances.
172
Au-delà de la représentation d’une explosion cer- canettes de boisson car elles symbolisent la
tains ont pu dire à propos de ce tableau que c’est consommation dans sa dimension universelle, la
une allégorie de la destruction. production de déchets mais aussi la récupération et
le détournement de l’emballage qui devient autre :
Thomas Hirschhorn, TOO TOO – MUCH MUCH, habit, jouet, chaise, etc.
(2010) L’espace blanc du musée est envahi par des millions
Thomas Hirschhorn (1957-) artiste plasticien suisse, de canettes déversées par quinze semi-remorques
réalise principalement des installations avec des et charriées pendant plusieurs jours avec des
matériaux issus du quotidien. L’accumulation, le brouettes. La performance de l’installation, l’enva-
gigantisme caractérisent ces œuvres. hissement qui entrave les déplacements, la vision
Le mot « installation » désigne des œuvres conçues de cet amoncellement sont autant de signes propo-
pour un lieu donné, ou adaptées à ce lieu. Lorsque sés au visiteur pour l’alerter sur les effets négatifs de
ses divers éléments sollicitent la participation du la consommation et les déchets qu’elle engendre.
spectateur, ils constituent un environnement, ce qui Thomas Hirschhorn pointe du doigt l’homme
est le cas pour T. Hirschhorn. contemporain générateur de chaos, désordre éco-
Dans un entretien à propos de cette installation, qui nomique et social qui dégrade la terre.
se trouve au Museum Dhond-Dhaenens (Belgique), Site du musée et vidéo de l’exposition :
Hirschhorn explique qu’il a choisi comme motif les http://www.museumdd.be/en/huidig/t4/
Séquence 3
La quête amoureuse de la Pléiade au Surréalisme p. 256
Problématiques : Comment l’amour est-il à la fois une constante dans l’inspiration et une source
de renouvellement poétique ? Quelles sont les caractéristiques et les enjeux du lyrisme amoureux,
de la Pléiade au Surréalisme ?
Éclairages : Il s’agira de montrer comment l’expression du sentiment amoureux s’incarne de manière très
différente au travers du temps. On verra comment les poètes s’affranchissent progressivement des formes
d’expression les plus codées, en même temps qu’évoluent la place et l’importance accordées à la femme.
place, un peu mystérieuse : « la nuit » (v. 1) et « ses lumière et de couleur qui lui sont associées. Enfin, ils
noirs chevaux » (v. 4) forment contraste avec la pourront montrer que la célébration de cette femme
faible lumière des « étoiles » (v. 2). Le deuxième qua- se fait surtout au moyen de la rivalité installée entre
train au contraire marque la progression du temps elle et l’aurore.
avec la naissance de la lumière et des couleurs : « …
le ciel […] rougissait » (v. 5). L’aube elle-même est
P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
représentée au travers de l’allégorie d’une belle
jeune femme : « ses tresses tant blondes » (v. 6),
➤➤ Confrontation de textes
mise en valeur par la discrète allitération en
consonnes dentales [t] et [d]. La poésie magique de D’autres sonnets pourront être utilisés pour montrer
ce moment est soulignée par la métaphore filée des la fortune du thème de la Belle Matineuse au
« perlettes » (v. 7) pour désigner la rosée : la méta- xvie
siècle : un poème de Ronsard, extrait des
phore introduite par ce néologisme, créé avec un Amours (ci-dessous) et un sonnet d’Antoine du Baïf,
suffixe affectif (« ette ») est en effet prolongée par les extrait des Amours de Méline (« Quand je te vis entre
termes « trésors » (v. 8) et « enrichissait » (v. 8). un millier de dames… »). On pourra demander aux
élèves de chercher quelle est la source italienne qui
Le regard ébloui sur la femme a inspiré tous ces poètes, un poème de l’italien
L’apparition de la femme aimée dans le premier ter- Rinieri :
cet est d’abord mise en valeur par le choix du verbe De ses cheveux la rousoyante Aurore
au passé simple « Je vis sortir » (v. 10), placé en Éparsement en l’air les Indes remplissait
début de vers. Cette femme n’est pas directement Et jà le Ciel à longs traits rougissait
nommée mais nommée par une périphrase qui De maint émail qui le matin décore,
contribue déjà à la diviniser : « une Nymphe » (v. 11). Quand elle voit la Nymphe que j’adore
On peut remarquer aussi les indications de lumière Tresser son chef, dont l’or, qui jaunissait,
et de couleur, « une étoile vive » (v. 9) et « verte rive » Le crêpe honneur du sien éblouissait,
(v. 10). L’indication spatiale attachée à sa prove- Voire elle-même et tout le ciel encore.
nance (« d’occident », v. 9) crée une symétrie et une Lors ses cheveux vergogneuse arracha,
opposition avec la naissance du jour « aux Indes », Si qu’en pleurant sa face elle cacha,
c’est-à-dire évidemment à l’Est. Enfin, la rupture Tant la beauté mortelle lui ennuie :
syntaxique créée par l’apostrophe au fleuve (« Ô
Et ses soupirs parmi l’an se suivant,
fleuve mien », v. 11) mérite aussi d’être soulignée : le
Trois jours entiers enfantèrent des vents,
possessif marque la relation de tendre familiarité qui
Sa honte un feu, et ses yeux une pluie.
unit le poète à ce fleuve, la Loire, qui coule dans son
Anjou natal. Ce cadre aimé sert donc d’écrin à la On pourra aussi demander aux élèves de chercher
beauté de la femme aimée. Dans le deuxième tercet, d’autres sonnets de L’Olive pour monter combien la
la beauté de cette femme aimée, de cette « Nymphe » célébration de la femme aimée, très impersonnelle,
(v. 11), est encore rehaussée par son assimilation à ne révèle rien de l’existence réelle du poète et de sa
l’Aurore : « cette nouvelle Aurore » (v. 12), et la riva- relation hypothétique avec cette inconnue. On s’at-
lité qui s’établit ici entre deux images des déesses tachera à introduire l’idée de la recherche de la
de la beauté. Deux beautés se trouvent ainsi mises prouesse technique, du sonnet comme exercice de
en concurrence, face au « jour honteux » (v. 13). Le style.
dernier vers du poème établi d’ailleurs, grâce à sa
construction, un strict parallèle entre les deux beau- ➤➤ Commentaire
tés, désignées par deux périphrases : « l’Indique Afin de répondre au sujet suivant : « Vous montrerez
orient » (v. 14) (mis en valeur par la diérèse) est comment la forme du sonnet est au service de la
concurrencé par celui qui vient d’Anjou. mise en scène de la femme aimée », rédiger un
paragraphe pour étudier plus particulièrement com-
Synthèse ment les tercets introduisent une rupture thématique
L’expression du sentiment amoureux est ici indi- pour la célébration de la femme aimée.
recte : elle passe par la célébration fervente de la
beauté de la femme aimée. On pourra donc s’at- ➤➤ Écriture d’invention
tendre à ce que les élèves soulignent que la mise en Rédiger un paragraphe d’une lettre à un jeune
place d’un cadre enchanteur dans les deux tercets homme/une jeune fille de leur âge pour montrer et
annonce et prépare l’apparition de la femme aimée. expliquer l’intérêt de la notion de reprise et variante
On attendra surtout à ce qu’ils étudient la description littéraire autour d’un thème (le topos) en partant par
de la beauté de cette femme aimée dans les tercets : exemple d’une comparaison avec la musique, l’uni-
au travers de sa divinisation, des indications de vers de la chanson qui leur est familier.
175
Critères d’évaluation :
–– le développement d’une analogie ; Texte 3 – Alfred de Musset,
–– un ou des motifs de comparaison (dans le texte
« Souvenir », Poésies nouvelles (1850) p. 258
de Ronsard, il y en a plusieurs : on pourra donc valo-
riser les élèves qui travailleront en ce sens) ; OBJECTIFS ET ENJEUX
–– l’effet de surprise créé par la chute finale, la révé- –– Découvrir la poésie élégiaque.
lation du comparé. –– Observer le lien entre le cadre et la femme
On valorisera l’effort des élèves pour s’exprimer aimée.
dans une langue choisie. –– Étudier la place du vécu personnel
dans la poésie romantique.
P I S T E S COMPL É ME NTA I R E S
L E C TU R E AN ALY TI QU E
➤➤ Ce motif du regard qui blesse pour jamais, conju-
L’expression de la nostalgie du poète, qui se penche
gué à celui de la belle insensible, se retrouve dans
avec regret sur le passé heureux, est sensible dès le
d’autres poèmes de Ronsard, notamment dans un
titre du poème : « Souvenir ». Le poète reprend ici la
des Sonnets pour Hélène : le poète y évoque la
strophe élégiaque caractéristique du « Lac » de
cruauté de la femme aimée qui refuse un seul regard
Lamartine : le quatrain marqué par l’alternance régu-
au jeune homme qu’il était, désemparé :
lière d’alexandrins et d’hexasyllabe, comme un mou-
Te regardant, assise auprès de ta cousine vement qui se lève puis se brise. La situation
Belle comme une Aurore et toi comme un soleil, d’énonciation est ici claire, particulièrement dans la
Je pensai voir deux fleurs d’un même teint pareil,
quatrième strophe : le poète s’adresse à ses amis qui
Croissante en beauté l’une à l’autre voisine.
l’ont accompagné jusque dans la forêt de Fontaine-
La chaste, sainte, belle et unique Angevine, bleau, lieu premier de ses amours : « Laissez les cou-
Vite comme un éclair sur moi jeta son œil : ler…/Ces larmes… » (v. 13‑14). Le poème emprunte
Toi, comme paresseuse et pleine de sommeil, la forme d’un monologue ou d’un discours adressé à
D’un seul petit regard tu ne m’estimas digne. ses amis, à qui le poète confie ses émotions. De
Tu t’entretenais seule, au visage abaissé, nombreux déictiques renvoient clairement à la situa-
Pensive toute à toi, n’aimant rien que toi-même, tion de communication, tout comme les détermi-
Dédaignant un chacun, d’un sourcil ramassé, nants démonstratifs qui nomment les objets qui sont
Comme une qui ne veut qu’on la cherche, ou qu’on l’aime. sous ses yeux : « ces coteaux » (v. 1), « ces bruyères »
J’eus peur de ton silence, et m’en allai tout blême, (v. 1), « ces sentiers » (v. 3), « ces sapins » (v. 5),
Craignant que mon salut n’eût ton œil offensé. « cette gorge » (v. 6) ; mais aussi l’expression « Les
voilà » (v. 1) mise en anaphore au début des trois pre-
➤➤ On peut aussi lire avec profit dans les mêmes
mières strophes. Le poète dévoile dans ce discours
Sonnets « Quand vous serez bien vieille… » (voir
un mélange de sentiments complexes. La douleur de
infra Texte 6 – Prolongements) dans lequel le poète
l’amour perdu est évidemment bien présente et sen-
cherche à obtenir l’amour de sa belle indifférente en
sible au travers de la métaphore traditionnelle du
lui décrivant les vertus de son verbe poétique, ca-
« cœur […] blessé » (v. 14), des exclamations de la
pable de procurer l’immortalité.
strophe quatre ponctuées d’une interjection « Ah ! »
➤➤ On peut enfin proposer aux élèves une étude (v. 13). Cette douleur se manifeste d’ailleurs physi-
comparée des poèmes de Ronsard et Du Bellay, et quement par « les larmes » (v. 14) du poète. Mais elle
initier ainsi la découverte du commentaire comparé. n’est pas sans ambiguïté comme le montre d’ailleurs
Les élèves verront de la sorte comment chaque clairement la reprise emphatique « … elles me sont
poète s’approprie une forme et une thématique co- bien chères,/Ces larmes ». Le poète n’éprouve pas
dées. Il est possible d’étudier dans un premier temps que de la tristesse en revenant sur les lieux de son
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amour perdu, ou plutôt cette tristesse se teinte d’une mesure où elle témoigne encore pour le poète de la
certaine joie. Il se complaît dans cette douleur : la présence de la femme aimée : « le sable muet » (v. 2)
prière adressée à ses amis (« Ne les essuyez pas », maintenant fait ressurgir le souvenir du bruit de ses
v. 15) montre sa volonté de prolonger l’instant pré- pas (« Et ces pas argentins… », v. 2) ; les « sentiers »
sent, comme l’indique aussi la redondance de « lais- (v. 3) évoquent leurs promenades passées, comme
sez » aux vers 13 et 16 et l’enjambement du vers 15 le montre l’admirable hypallage (« ces sentiers amou-
au vers 16 qui crée une continuité rythmique et pour- reux, remplis de causeries », v. 3). Ainsi, le poète, en
suit comme en un même souffle sa prière. Cet instant revenant sur les lieux de l’amour perdu, retrouve plus
présent lui permet en effet de faire revivre le passé et que le « souvenir », il retrouve sa jeunesse et comme
donc de le retrouver au-delà même de la douleur l’essence même de ce passé heureux.
bien réelle. Le passé renaît à la seule vue de lieux
autrefois si familiers : aux vers 9 et 10 « toute ma jeu- Synthèse
nesse […] chante au bruit de mes pas ». Cette vertu Le poète cherche l’amour perdu au travers du pèle-
comme magique de la promenade est illustrée par rinage sentimental qu’il opère : il nous le fait parta-
une comparaison élogieuse « comme un essaim ger grâce à son discours empreint d’émotions, et
d’oiseaux » (v. 10). qui détaille les différentes étapes de sa promenade
Le poète évoque donc ici en quelques termes sug- sentimentale. Le poète retrouve l’amour perdu grâce
gestifs la forêt qu’il retrouve. Tout un champ lexical à la nature qui l’environne. Il retrouve dans ses pay-
contribue ici à donner un sentiment d’immensité et sages familiers les traces de sa jeunesse et du bon-
de diversité, grâce à l’emploi au pluriel des termes heur sentimental passé.
choisis : « coteaux » (v. 1), « bruyères » (v. 1),
« sable » (v. 2), « sapins » (v. 5), « buissons » (v. 9). Le GR AMMAI R E
mot « gorge » (v. 6) est quant à lui une allusion pré-
cise à la gorge de Franchart dont le pittoresque pay- Le déterminant démonstratif « ces » appartient à la
sage est mis en valeur grâce à une périphrase : « les catégorie des déictiques, termes qui renvoient à une
nonchalants détours » (v. 6) sont sans nul doute une situation de communication bien donnée : ici, le
périphrase pour en désigner les méandres. Le poème poète désigne à ses amis le paysage qu’il a sous les
s’enracine donc bien dans un vécu personnel. yeux. Le choix de ce terme, comme celui de l’écri-
Quelques termes mélioratifs méritent d’être relevés, ture au présent, contribue donc à donner au lecteur
qui contribuent à l’idéalisation d’ensemble de ce l’illusion de vivre ou partager avec le poète ces
paysage : « lieux charmants » (v. 11), « beau désert » moments de retrouvailles.
(v. 11). Le poète voit en cette forêt profonde comme
une amie et il l’apostrophe aux vers 11 et 12 : « Ne
P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
m’attendiez-vous pas ? ». L’enjambement entre ces
deux vers, qui crée une continuité rythmique, et le
➤➤ On peut demander aux élèves de comparer et
passage à l’hexasyllabe pour la question, contri-
d’opposer le sonnet de Ronsard (p. 257) et le poème
buent d’ailleurs à mettre en valeur cette tendre
de Musset en leur demandant de comparer la place
requête. La nature représente pour ce romantique un
du « moi », les références personnelles, la place de
espace privilégié du bonheur. Cette relation tendre et
la bien-aimée, la place et l’utilisation de la nature. On
familière avec la nature peut se remarquer déjà avec
pourra ainsi leur faire mieux percevoir le glissement
le choix de la périphrase « ces sauvages amis » (v. 7)
avec les romantiques, vers une poésie plus person-
pour désigner tout ce qui l’entoure. Le poète, pressé
nelle, ancrée dans un vécu bien réel. On montrera la
par le malheur et le passage du temps, trouve un
place importante des souvenirs réels chez Musset.
pouvoir consolateur dans l’observation du paysage.
On leur fera remarquer la relation privilégiée établie
Les vers 7 et 8 rappellent sans doute que la nature
avec la Nature, confidente et amie pour Musset,
est éternelle (« l’antique murmure ») et fidèle à elle-
alors, qu’elle est pour Ronsard un motif décoratif qui
même : au travers d’elle le poète renoue avec son
permet d’illustrer la détresse du poète.
passé, comme le montre le choix d’un verbe au
passé composé : « […] l’antique murmure/A bercé ➤➤ On peut également se plonger avec profit dans la
mes beaux jours » (v. 7‑8). Mais cette nature fami- thématique de l’amour perdu chez les romantiques
lière, aimée et amie, est aussi et surtout le témoin de en comparant par exemple ce poème avec « Le
ses amours passées. Le poète se plaît à souligner le Lac » de Lamartine et « Tristesse d’Olympio » de
lien étroit entre le cadre de la forêt et sa bien-aimée, Victor Hugo dans Les Rayons et les Ombres (1840).
constamment évoquée et jamais nommée. Quelques Sur ce court corpus, il est possible de faire réfléchir
mots suffisent à dire sa présence et le bonheur les élèves sur des questions transversales, qui per-
passé : « ces pas argentins » (v. 2), « son bras » (v. 4), mettront de consolider la maîtrise de la technique de
« causeries » (v. 3), « ma maîtresse » (v. 11). La célé- la question d’ensemble : le thème du pèlerinage
bration de la forêt prend tout son sens dans la sentimental (qui revient ? où ? dans quelles circons-
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comme en une dérivation au vers 5 « elle me regarda de tes yeux » d’Éluard). Chaque homme contient en
de ce regard suprême », la reprise de l’adjectif lui tout l’homme (« chaque homme porte en lui la
« belle » (« la belle folâtre », v. 11 ; « la belle fille », forme entière de l’humaine condition » écrivait déjà
v. 15), celle de l’adverbe exclamatif « comme » Montaigne dans ses Essais).
(v. 13). Tout ce réseau de répétitions contribue à la II. Le poète met ses mots au service de ses senti-
simplicité du poème tout comme à sa musicalité. ments : « la poésie, ce sont des mots dans un ordre
Cette chanson simple permet de célébrer la simple assemblés. » (Claude Roy). Cet art d’écrire lui per-
beauté de la jeune fille. Le poète se plaît à souligner met d’évoquer, mieux que tout autre, une expérience
la simplicité naturelle et sans apprêt de la jeune que nous avons faite mais que nous ne saurions
inconnue : « déchaussée », « décoiffée » (remar- aussi bien décrire. Il met des mots sur ce que nous
quons au passage l’écho sonore créé par la rime éprouvons sans savoir ou pouvoir le dire : la beauté
intérieure dans ce vers 1), « les pieds nus » (v. 2). du corps aimé dans « L’union libre » mise en valeur
Cette charmante inconnue est donc « Dans le simple au travers du jeu extraordinaire des images.
appareil/D’une beauté qu’on vient d’arracher au III. Le poète agrandit notre expérience d’homme :
sommeil », si l’on peut risquer la comparaison. La au travers de lui, nous découvrons aussi des senti-
description ne va pas ici sans une pointe d’érotisme, ments que nous n’aurions jamais éprouvés. On
comme le suggère l’insistance sur les pieds : « les pense à l’expérience insoutenable du deuil évoquée
pieds nus ». On peut penser ici au trouble de Frédé- par Hugo dans Les Contemplations : « Pères, mères,
ric Moreau à la seule vue de la cheville de Madame dont l’âme a souffert ma souffrance,/Tout ce que
Arnoux dans L’Éducation sentimentale. Les deux j’éprouvais, l’avez-vous éprouvé ? » (« Oh, je fus
derniers vers du poème résument tous les éléments comme fou… » in Les Contemplations)
du charme séducteur de l’inconnue : sa beauté natu-
relle, avec « ses cheveux dans les yeux », sa gaieté,
P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
avec « heureuse » (v. 15) et « riant » (v. 16) et son
caractère libre et farouche, avec « effarée et sau-
➤➤ Comparaison de textes
vage » (v. 15). Cette jeune fille, sans doute plus fan-
tasmée que réelle, paraît libre, affranchie de toutes Ce récit de rencontre éphémère pourra être utile-
les conventions mondaines et accepte sans détour ment mis en rapport et en opposition avec d’autres
l’invitation sensuelle qui lui est adressée. Le poète se poèmes du xixe siècle, et notamment « À une pas-
remémore ce moment de bonheur avec une émotion sante » de Baudelaire, dans Les Fleurs du Mal, et
poignante, qui contribue pour beaucoup au lyrisme « Une allée du Luxembourg » de Nerval que nous
du texte : la double exclamation, aux vers 12 et 13, vous proposons ici. On pourra étudier comment le
ponctuée par une interjection (« oh ») contribue à motif de la rencontre se décline dans des cadres dif-
restituer ce moment magique où la belle inconnue férents et surtout comment le lyrisme élégiaque
retient encore sa réponse. L’emploi de l’imparfait emprunte des formes différentes : la nostalgie tendre
(« chantaient », v. 12 ; « caressait », v. 13) vise à fixer de Hugo, qui a pleinement vécu ce moment de bon-
dans la durée ce moment éphémère. heur éphémère, devient lourde d’amertume et de
regrets pour les poètes qui n’ont pas su retenir la
Synthèse charmante ou troublante inconnue :
L’Aurore symbolise dans Les Contemplations le Une allée du Luxembourg
début heureux et insouciant de la vie. Les élèves Elle a passé, la jeune fille,
peuvent donc travailler ici sur plusieurs thèmes : Vive et preste comme un oiseau ;
–– la naissance de l’amour au travers du récit de À la main une fleur qui brille,
rencontre ; À la bouche un refrain nouveau.
–– la jeunesse et l’insouciance des protagonistes qui
C’est peut-être la seule au monde
s’affranchissent des conventions sociales ; Dont le cœur au mien répondrait ;
–– le printemps (« c’est le mois où l’on s’aime ») et Qui venant dans ma nuit profonde,
l’éclosion de la Nature en fête. D’un seul regard l’éclaircirait !…
Mais non, – ma jeunesse est finie…
S ’ E N T R A Î NE R À L A DI S SE RTAT I O N Adieu, doux rayon qui m’as lui, –
Parfum, jeune fille, harmonie…
L’objectif, dans cette première partie, est de justifier Le bonheur passait, – il a fui !
la dimension universelle du lyrisme. On peut privilé-
gier pour cela plusieurs pistes : ➤➤ Sujet d’invention
I. Le poète évoque une expérience commune en Le regard du poète contribue à embellir la réalité.
laquelle chacun peut se retrouver : les joies des pre- Réécrivez ce récit de rencontre en vous mettant
mières amours (« Elle était déchaussée »), l’éblouis- du point de vue de la charmante inconnue. Elle écrit
sement devant le regard de l’être aimé (« La Courbe à une de ses amies, et lui confie l’embarras qui a
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été le sien. Vous respecterez les données princi- L’expression de l’amour fou
pales du texte, mais vous n’hésiterez pas à en pro- Le poète illustre ici la place particulière donnée à la
longer et modifier la fin. Vous utiliserez le registre femme aimée dans la mythologie surréaliste. Elle a
humoristique. d’abord un pouvoir ontologique : le regard de la
femme aimée donne vie au poète. C’est au travers
de son regard sur lui qu’il prend conscience de sa
Texte 5 – Paul Éluard, vie : admirable motif du miroir amoureux. Le poète le
« La Courbe de tes yeux… », dit en des mots simples et forts : « Et si je ne sais
Capitale de la douleur (1926) p. 260 plus tout ce que j’ai vécu/C’est que tes yeux ne
m’ont pas toujours vu » (v. 4‑5). On remarque ici la
OBJECTIFS ET ENJEUX belle alliance sonore : [Vécu/vu], alliance de sons et
–– Découvrir le surréalisme en poésie. de sens, ainsi que la subtile homophonie créée par
–– Étudier la place et le rôle dévolu à la femme. l’allitération en [k], consonne occlusive. On remarque
–– Étudier la place de l’image surréaliste. surtout que le poète bascule à ce moment de
l’alexandrin au décasyllabe, qui devient alors mètre
dominant dans le reste du poème. Le dernier vers
L E CT U RE A NA LY T I QUE exprime encore mieux, grâce à la métonymie du
« sang », désignant la vie, cette énergie vitale que
Une célébration de la femme aimée confère le seul regard de la femme aimée : « Et tout
Le poète reprend le genre traditionnel du blason mon sang coule dans leurs regards » (v. 15). Mais la
pour célébrer à sa manière la beauté de la femme femme aimée donne aussi accès au monde. C’est
aimée et de son regard. La forme du poème est par elle que le poète découvre la nature. Le poète
résolument moderne : il comprend trois quintils n’a d’accès au monde qu’au travers du regard de la
alternant assez librement alexandrin traditionnel femme aimée. D’où l’explosion des images dans la
(v. 1, 3, et 4) mais aussi octosyllabe (v. 2) et enfin strophe deux qui associent des réalités différentes :
décasyllabe. Le décasyllabe est dominant à partir les larmes (« mousse de rosée », v. 6), les paupières
du vers 5. Le mètre est choisi ici en fonction de son (« ailes couvrant le monde de lumières », v. 8), les
expressivité. Le poème repose sur une énumération cils (« roseaux du vent », v. 7) sont ainsi successive-
de toutes les vertus du regard de la femme aimée : il ment évoqués dans des images subtilement inso-
évoque donc une litanie, à la manière de ces prières lites qui mettent en relation la femme avec tous les
qui nomment tous les attributs de la divinité. Cette éléments de la nature : terre, lumière, ciel. La méta-
litanie débute par un constat : « la courbe de tes phore « bateaux chargés du ciel et de la terre »
yeux fait le tour de mon cœur » (v. 1) et se termine de (v. 9) montre plus précisément combien la femme
la même manière au vers 15 sur le lien entre la vie du est pour le poète une médiatrice au travers de qui il
poète et le regard de la bien-aimée. On peut donc découvre le monde et en prend possession. On
parler d’effet de clôture ou de circularité. À l’intérieur remarquera, dans cette explosion d’images, le
de cette construction circulaire, le motif du rond et recours à la synesthésie : « sourires parfumés »
du cercle, introduit d’emblée dans le poème, se (v. 7). Enfin, et plus encore, la femme est ici comme
décline au travers de toute une série de variantes. divinisée : elle atteint une dimension cosmique. Elle
Dans le premier quintil, on note : « la courbe », « un est en effet un être solaire, par qui le monde advient,
rond », « auréole », « berceau ». Et plus discrète- comme le montre l’abondance des images de feu et
ment, ce motif est toujours bien présent dans la de lumière associées aux yeux : « lumière » (v. 8),
deuxième strophe au travers de la feuille et du « ciel » (v. 9), « aurores » (v. 11), « astres » (v. 12). On
bateau : « feuilles de jour », « bateaux chargés du peut ainsi lire les vers 11 et 12 comme une méta-
ciel et de la terre… ». On peut enfin le retrouver dans phore filée de la naissance du monde grâce au
la troisième strophe au travers de l’image filée de la regard de la femme aimée. Les yeux sont comme
couvée : « éclos », « couvée », « paille ». Il s’agit là une matrice première qui donne vie à tout. Le rond,
en fait de toute une série d’images, pour reprendre l’œuf, qui pourrait être une image de régression, est
le terme cher aux surréalistes, qui détaillent les yeux donc bien ici un symbole de vie. La femme est une
de la femme aimée et leur beauté. La célébration de créature céleste par qui le monde advient : le poète
la femme aimée se voit au travers des valeurs posi- le dit en des mots simples et clairs : « Le monde
tives qui lui sont associées. Son charme suave entier dépend de tes yeux purs » (v. 14). La célébra-
d’abord : « un rond de danse et de douceur » (v. 2), tion de la femme aimée dépasse donc celle de sa
mis en valeur par la discrète allitération en [s] ; son seule beauté puisqu’on découvre ici le pouvoir sacré
caractère protecteur ensuite : « berceau nocturne et que lui accordent les surréalistes : il s’agit bien d’un
sûr » (v. 3) ; enfin, sa candeur : « tes yeux purs » amour fou, pour reprendre le titre de l’essai d’André
(v. 14). Breton.
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Parée de toutes les vertus, la femme aimée est une solitude parce qu’il se dérobe (Ronsard) s’oppose à
déesse accessible. L’amour est ici un élan vital, et celui qui nourrit l’énergie vitale du moi et lui permet de
non plus un signe de douleur ou de frustration, per- conquérir le monde (Éluard).
mettant de connaître et conquérir le monde.
forment ainsi une belle harmonie de sons et de sens eux, qui semble bien être un pouvoir de vie et de
puisqu’il s’agit de célébrer à la fois la hauteur du mort. Tous les deux s’adressent d’ailleurs à elle et
front et les cheveux qui le couronnent. Les mots les marques de sa présence sont sensibles grâce à
« firmament » (v. 3) et « mouvement » (v. 4) quant à l’emploi de la deuxième personne. Cette célébration
eux évoquent l’univers et suggèrent déjà un micro- témoigne donc de la ferveur de leur passion. L’écri-
cosme – tout comme l’intéressant décalage entre ture du blason est ici celle d’une déclaration : elle est
« œil » (v. 9) et « Soleil » (v. 10). un acte qui permet au poète de placer sa vie entre
les mains de la femme aimée, comme le montre sin-
La célébration de la femme gulièrement, dans le poème de Scève, l’admirable
Grâce à ce blason, le poète célèbre de nombreuses métaphore de la « table d’attente » (v. 17).
qualités de la femme aimée, outre sa beauté conven-
Synthèse
tionnelle puisque correspondant aux stéréotypes
d’époque. Le front apparaît ici comme le siège de la La question porte sur le renouvellement d’une forme
volonté, de l’intelligence et des passions. De la ancienne. On s’attend donc à ce que les élèves
volonté d’abord : c’est bien ce que suggèrent les interrogent les éléments modernes du blason
vers 4 à 6 marqués par une série d’enjambements. d’Éluard :
Le lexique employé, « gouverné » (v. 5), « vueil » –– l’utilisation d’images insolites ;
(v. 6), souligne bien cette domination de la pensée –– la forme versifiée du poème : mètres librement
sur le corps, on peut noter d’ailleurs ici la rime inté- choisis, absences de rimes au profit de jeu sur les
ressante et riche de sens entre « corps » (v. 5) et sonorités ;
« concors » (v. 6). Mais le front est aussi révélateur de –– la célébration de la femme comme médiatrice qui
l’intelligence de la femme aimée, ce que marquent permet au poète de connaître le monde au travers
plus particulièrement les mots « savoir » et « engin » du regard qu’elle pose sur lui ;
au vers 12, encore renforcés par de déterminant –– la célébration de la femme : sa sacralisation.
indéfini « tout » redoublé. Le front décèle aussi le
courage de la femme aimée comme on le voit au VOC ABU L AI R E
vers 14 (« comme celui qui ne craint rien ») et enfin, il
est le siège des passions, comme semble le marquer Le mot « engin » vient du latin ingenium, qui signifie
le vers 15 : les sentiments y transparaissent comme « intelligence », « talent ». Dans le texte, il qualifie
le montre sans doute l’emploi à la rime des mots l’esprit de la femme aimée. Ce sens n’existe plus en
« lire » et « écrire ». Mais la femme n’est pas célébrée français moderne, où le mot s’est spécialisé avec le
uniquement pour ses qualités humaines. En vrai sens de machine, dispositif. Mais on reconnaît cette
humaniste et poète de la Renaissance, Scève se racine latine dans d’autres termes, comme ingé-
plaît aussi à souligner combien la beauté du corps nieur, ou l’adjectif ingénieux.
humain peut être mise en relation avec celle de l’uni-
vers tout entier : le front est donc « élevé sur cette P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
sphère ronde » (v. 11) (la tête, évidemment !) il est un
« firmament » (v. 3), enfin [il] « semble que là se lève ➤➤ On peut évoquer avec les élèves le fondateur du
le Soleil » (v. 10). Bref, la femme aimée est à elle seule genre du blason, Clément Marot et son célèbre bla-
un microcosme parfaitement reliée au macrocosme son érotique : « blason du beau tétin ». C’est l’occa-
qui l’entoure. Elle est donc en tant que telle source sion d’évoquer aussi le genre opposé, celui du
de tout bonheur possible pour le poète comme le contre-blason, qui est une évocation satirique d’un
montre très clairement le vers final, qui fonctionne un corps laid ou déformé. Parfois, les deux s’en-
peu comme la pointe du poème et qui allie en une chaînent : au « blason du beau tétin » répond ainsi,
remarquable antithèse « vie » et « mort » pour mon- dans l’œuvre de Clément Marot, le « blason du laid
trer le pouvoir de la femme aimée sur le poète. tétin ». Du Bellay joue avec ce genre, dans ses
Regrets : le sonnet 91 proposé ici est une reprise
Le blason, de Scève à Éluard parodique et inversée de tous les stéréotypes du
On remarque la continuité du genre du blason au pétrarquisme, concernant la beauté de la femme
travers du temps. Scève comme Éluard ont choisi aimée :
de célébrer un élément du visage de la femme Ô beaux cheveux d’argent mignonnement retors !
aimée. L’un comme l’autre utilisent une forme proche Ô front crêpe et serein ! et vous, face dorée !
de la litanie : ils énumèrent toutes les vertus du Ô beaux yeux de cristal ! ô grand bouche honorée,
regard ou du front de la bien-aimée. L’un comme Qui d’un large repli retrousses tes deux bords !
l’autre mettent la beauté de cette femme avec l’uni- Ô belles dents d’ébène ! ô précieux trésors,
vers qui l’entoure même si l’intention d’Éluard est Qui faites d’un seul ris tout mon âme énamourée !
sans doute sensiblement différente. L’un et l’autre Ô gorge damasquine en cent plis figurés !
enfin soulignent le pouvoir de la femme aimée sur Et vous, beaux grands tétins, dignes d’un si beau corps !
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Ô beaux ongles dorés ! ô main courte et grassette ! L’expression au vers 5, « Tout passe », mise en
Ô cuisse délicate ! et vous, jambe grossette, valeur dans une phrase et un mètre courts confirme
Et ce que je ne puis honnêtement nommer ! cette mort annoncée et redoutée de l’amour, et
Ô beau corps transparent ! ô beaux membres de glace ! renoue avec le topos romantique de la fuite du
Ô divines beautés ! pardonnez-moi, de grâce, temps ; tout comme au vers 7, le vocabulaire du
Si pour être mortel, je ne vous ose aimer. souvenir semble traiter l’amour comme quelque
➤➤ On peut demander aux élèves de rechercher chose de passé : le sentiment est comme exclu du
dans ce poème tous les compliments ironiques. Il présent : « Et si quelque jour tu t’en souviens ». L’hy-
serait intéressant de compléter cela par une re- pothèse en « si » renforce le fait que cet amour est
cherche sur les canons de la beauté à la Renais- peu ou pas réalisé. Et cependant, cet amour passé
sance : l’observation du tableau de Lucas Cranach et qui n’a même jamais été vraiment vécu, est reven-
le jeune, dont le manuel a fourni ici un détail, don- diqué ici pleinement par le poète, et dans sa douleur
nera des éléments utiles en proposant un certain même. C’est ainsi qu’il faut relire le vers 1 comme
idéal féminin : carnation claire, silhouette gracile aux une affirmation de la pérennité du sentiment amou-
seins à peine formés, lignes sinueuses, jeunes beau- reux. C’est ainsi peut-être qu’il faut comprendre au
tés accessoirisées avec des bijoux, des chapeaux, vers 2 l’adresse au lecteur et le refus des facilités de
et de voiles transparents. l’amour : « Écoutez, j’en ai assez du pittoresque
[…] » C’est ainsi qu’il faut comprendre, enfin, au
➤➤ On pourra aussi conseiller aux élèves de recher- vers 3 la préférence affirmée de l’amour et de ses
cher et d’étudier le tableau de Cranach L’Ancien, douleurs, dans un rythme ternaire, marquée par une
Les Trois grâces, récemment acquis par le Louvre, antithèse riche de sens : « j’aime l’amour, sa ten-
au terme d’une vaste campagne de mécénat. dresse et sa cruauté. » On remarque combien, dans
cette célébration d’un amour mortel, dans tous les
➤➤ On peut demander aux élèves d’écrire en sens du terme, le poète prend ses distances par
quelques vers un contre-blason, qui réponde au bla-
rapport à la mythologie surréaliste pour qui l’amour
son de Maurice Scève, en gardant le même thème,
est don, communion et plénitude d’être. On peut
le front.
souligner aussi qu’à ce moment, le discours du
➤➤ On peut aussi leur demander de s’interroger sur poète oscille du particulier au général : de sa situa-
les limites ou les difficultés du genre : écrire un court tion personnelle, clairement désignée au travers de
article, à la manière d’une entrée de dictionnaire, qui l’emploi des déictiques au vers 1, mise en valeur
présente le genre du blason en même temps qu’il le d’ailleurs par la polysyndète (« ce cœur et ces yeux
critique. et cette bouche »), on passe bien à une représenta-
tion plus universelle de l’amour au vers 3. La femme
aimée devient progressivement l’incarnation de
quelque chose qui la dépasse et le poète exalte, au-
Texte 6 – Robert Desnos,
delà de la femme aimée, le seul sentiment amou-
« Non, l’amour n’est pas mort… »,
reux, comme le montre clairement au vers 8
Corps et Biens (1930) p. 262
l’apostrophe : « ô toi, forme et nom de mon amour. »
Le poète sacrifie pourtant à la traditionnelle repré-
OBJECTIFS ET ENJEUX
sentation de la femme aimée, et dresse le portrait
–– Découvrir un poème surréaliste atypique.
d’une Belle Insensible. Il s’adresse à elle plus parti-
–– Étudier la place et la représentation de la femme.
culièrement à partir du vers 7 grâce aux marques de
–– Mesurer l’importance de la tradition poétique
la 2e personne : « Et si quelque jour tu te souviens »,
sur un poète résolument moderne.
ce qui constitue une rupture de ton dans un poème
qui semblait jusque-là plutôt adressé au lecteur. On
L EC T UR E A N A LYT I QU E peut relever au vers 8 l’apostrophe « ô toi », au
vers 13 « À l’aube avant de te coucher » l’interven-
L’éloge de la femme aimée tion dans l’intimité de cette femme, dont le poète se
Ce poème est lyrique puisqu’il met en scène l’amour rapproche, et surtout aux vers 14 et 15 l’interpella-
du poète pour la femme aimée, et plus générale- tion forte en anaphore : « dis-toi. ». À partir du
ment le sentiment d’amour malheureux. Le poète vers 16, le dialogue fictif entre le poète et cette
semble évoquer ici un amour passé comme le femme aimée est de plus en plus manifeste comme
montre d’emblée le vers 1 qui, même s’il le récuse, le marque l’entrelacement du « je » et du « tu » :
introduit bien l’idée de la mort de l’amour avec la « l’odeur de toi et celle de tes cheveux […] vivront en
métaphore des « funérailles commencées. » En ce moi ». Le poète s’adresse donc à cette inconnue
sens, le vers 1 repose sur une contradiction voire un pour évoquer surtout sa beauté notamment à partir
paradoxe puisqu’il évoque la fin de l’amour en même du vers 17 où commence l’éloge à proprement par-
temps qu’il la nie : « Non, l’amour n’est pas mort ». ler : « Tu seras belle et toujours désirable ». Dans ce
184
décasyllabe coupé en 4/6, une discrète allitération aux vers 22 et 24 et affirme, dans une formule remar-
en [t] souligne cette beauté plus forte que la mort. quable, mise en valeur par l’enjambement, que
Au verset 18, les expressions mélioratives « ton l’amour seul fait sa différence : « […] pour t’avoir
corps immortel » et « ton image étonnante » pro- connue et aimée/Les vaux bien ». Plus même
longent cet éloge, tout comme la comparaison encore, c’est la femme aimée qui rend le nom de
implicite, hyperbolique « parmi les merveilles perpé- celui qui l’a chantée éternel et non l’inverse. On se
tuelles de la vie et de l’éternité ». trouve donc ici face à une inversion du thème clas-
Le poète recourt aussi à des métaphores pré- sique du poète qui rend immortel le nom de la femme
cieuses : « Ta voix et son accent, ton regard et ses aimée puisque c’est elle qui rend immortel Desnos,
rayons » en un vers qui est presque un alexandrin, comme le montrent les vers 24 et 25 : « Et qui ne
avec un rythme binaire et l’on peut imaginer au veux pas attacher d’autre réputation à ma mémoire ».
vers 20 (« l’odeur de toi et de tes cheveux ») une dis-
Synthèse
crète allusion au poème de Baudelaire qui célèbre la
beauté de la femme aimée au travers de sa cheve- Desnos s’inscrit bien de manière explicite dans une
lure. Mais cette femme si belle et tant aimée est bien tradition lyrique. Il reprend d’abord le lieu commun
évoquée ici comme insensible puisqu’elle ne répond de la promenade sentimentale, évocatrice de
pas à l’amour du poète. Desnos met ainsi en scène l’amour perdu (cf. supra Texte 3 – Prolongements :
au vers 14, dans un vers si long qu’il évoque plutôt Hugo, « Tristesse d’Olympio »). Entre les vers 7 et
un verset, un futur où son amour serait reconnu 13, le poète évoque une promenade qui semble
(v. 14) : « je fus seul à t’aimer davantage et qu’il est célébrer les lieux de l’amour et une nature complice.
dommage que tu ne l’aies pas connu. » Cette phrase Il énumère ainsi successivement une série de lieux
longue hypothétique n’envisage un avenir que aux vers 9, 10, 11, avec une accumulation de « ou »/
pour mieux annuler radicalement l’amour dans le « ou bien » envisageant toutes les alternatives pos-
présent. sibles : « À l’heure où », « Un matin de printemps »,
« Un jour de pluie ». Le paysage est évoqué dans
Le renouvellement du lyrisme tous ses états : paysage urbain ou naturel, paysage
diurne ou nocturne, « pluie » ou « soleil ». Mais il
Desnos nomme ses prédécesseurs, et leur rend
s’agit toujours d’écrins possibles à la beauté de la
hommage à partir du vers 15 où il évoque de manière
femme aimée. Le passage au nom propre au vers 11
très explicite deux poèmes : « Quand vous serez
« boulevard Malesherbes » s’inscrit sans doute dans
bien vieille » de Ronsard, et « Lorsque tu dormiras »
un contexte plus personnel.
de Baudelaire. Il en montre les ressemblances et en
résume même le contenu : le regret tardif ou pos-
thume des belles indifférentes : « Ronsard avant moi VOC ABU L AI R E
et Baudelaire ont chanté le regret des vieilles et des
mortes. On peut se demander d’ailleurs si le vers 14 Le verbe « connaître » vient du latin classique
ne constitue pas une première allusion à Ronsard : cognoscere (de noscere avec le préfixe co). Le sens
le « fantôme familier » rappelle « je serai sous la terre est fréquenter, étudier, mais le verbe a aussi pour
un fantôme sans os » et Desnos développe le même sens avoir des relations charnelles. Ce sens s’est
thème du regret tardif : « Ronsard me célébrait du conservé en français, surtout dans la langue biblique
temps que j’étais belle » peut être mis en parallèle (connaître une femme). On peut de demander si
avec « je fus seul à t’aimer davantage et [qu’] il est Desnos ne joue pas ici sur l’ambiguïté du terme,
dommage que tu ne l’aies pas connu ». Or, tout en même si le recueil dans son ensemble paraît se réfé-
rendant hommage à cette tradition, Desnos s’en rer à une femme plus imaginaire que réelle.
démarque. Ce renversement est surtout sensible à
partir des vers 16 et 17, un hexasyllabe et un déca- S’E N TR AÎ N E R À L A D I SSE RTATI ON
syllabe quasi réguliers : en opposition radicale à
Ronsard surtout, le poète affirme ici avec vigueur la Dans cette première partie de la dissertation, les
permanence de la beauté de la bien-aimée au-delà élèves doivent montrer comment la liberté d’inven-
de la mort. Loin d’être diminuée, vieillie, elle ne tion permet au poète d’être lui-même. Ils pourront
connaîtra donc pas le déclin et le regret. L’opposi- d’abord montrer comment les poètes peuvent trou-
tion est radicale avec l’argumentation de Ronsard et ver leur liberté à l’intérieur de contraintes assumées
Baudelaire. Au contraire, l’être aimé paraît ici et dépassées. Ainsi, les poètes romantiques bous-
presque divinisé, « parmi les merveilles perpétuelles culent le vers classique, jouent avec ses limites pour
de la vie ». De plus, loin de chercher à s’appuyer sur le rénover : on pense en particulier à Hugo (« Elle
sa célébrité poétique comme argument pour était déchaussée ») introduisant dans le vers des
conquérir la belle indifférente, on découvre ici que éléments du langage familier, jouant avec la chan-
c’est plutôt l’amour qui valorise le poète et fonde sa son. Ils pourront ensuite montrer que cette liberté
distinction : le poète pose ici avec force son nom peut aller jusqu’à une totale révolution des formes et
185
du langage : les images insolites des surréalistes, éléments, les différentes formes de vie : le minéral
qui donnent à voir la réalité autrement ; le recours au (« ambre, pierre, ardoise, écume de mer, rubis, vif-
vers libre voire au verset, en fonction de leur pouvoir argent, craie, grès, amiante… ») ; le végétal (« bois,
expressif. foin, fênes, troènes, blé, moelle de sureau, orge,
rose… »), l’animal (« loutre, souris, hirondelle, dau-
phins, martre, oiseau, paon… »). Plus étonnamment,
Texte 7 – André Breton, elle est même associée à des objets manufacturés,
« L’Union libre », Clair de terre (1923) p. 264 (« sablier, poupée, écluse, moulin, mouvements
d’horlogerie, balance, hache… ») comme si le poète
OBJECTIFS ET ENJEUX chantait au travers d’elle un inventaire du monde.
–– Découvrir un blason original.
–– Étudier la place et la représentation de la femme. Un hymne au plaisir
–– Apprécier l’importance de l’érotisme pour les Ce poème est bien un hymne à la femme aimée. Le
surréalistes. leitmotiv, « Ma femme », lui confère une valeur musi-
cale. Il est une litanie, comme une prière qui évoque
L EC T UR E A N A LYT I QU E tous les attributs de la divinité : la femme est ici divi-
nisée, sacralisée, comme le montre clairement l’ex-
Une célébration du corps pression « la langue d’hostie poignardée. ». Cette
Le poème évoque un blason revisité, dans la mesure musicalité est encore renforcée par le travail expres-
où c’est tout le corps de la femme aimée qui est sif sur la longueur des vers, inégale, et par le jeu sur
célébré ici. Cette célébration est rythmée par l’ana- les sonorités : ainsi l’entrecroisement des [s] et des
phore obsédante de « ma femme », marque d’amour [z] aux vers 35 et 36 : « aux seins de spectre de la
et de possession à la fois. On peut déceler dans ce rose sous la rosée » ou le jeu sur la paronomase
blason moderne une progression de haut en bas du au vers 27 « ma femme aux mollets de moelle
vers 1 à 29 : de « la chevelure » « aux pieds », le de sureau ». De plus, la beauté de la femme aimée
regard du poète scrute le corps aimé. Puis, la deux est montrée dans toute sa diversité ; des images
ième moitié du poème reprend la description pour naissent, parfois contradictoires, certaines ren-
s’attarder sur les éléments les plus sensuels du voyant plutôt à la beauté tendre et ingénue (vers 11),
corps féminins : le « cou », « la gorge » le « ventre » d’autres au contraire évoquant une beauté violente
« les hanches » les « fesses » le « sexe » - pour finir, ou farouche : « Au ventre de griffe géante/Aux
de manière plus inattendue, sur les « yeux » peut- hanches de lustre et de penne de flèche. » La femme
être parce qu’ils sont ce qu’il y a de plus intime, le parvient ainsi à réconcilier les contraires (comme le
miroir de l’âme. Là encore, on peut remarquer un montre les lexiques qui s’opposent : eau/feu, vio-
mouvement de haut en bas, comme celui d’un lence/douceur…) et devient source d’apaisement
regard qui se baisse, et d’autres anaphores s’intro- (vers 54 : « yeux d’eau pour boire en prison »). Des
duisent ou plutôt prolongent l’anaphore initiale : termes qui lui sont associés, on peut déduire tout un
« Ma femme au dos d’oiseau qui fuit vertical/Au dos portrait : elle est innocente et pure (« hostie », « pou-
de vif-argent/Au dos de lumière ». L’absence totale pée »…) ; elle est précieuse, comme « l’ambre », « le
de ponctuation et le recours aux vers libres donnent champagne », l’« or » et le « rubis » ; elle est excep-
un souffle lyrique à cette célébration. L’originalité du tionnelle et rare… comme le montre le recours à des
poème vient aussi des images, utilisées ici dans le termes rares ou des néologismes (« calfats » « sca-
plus pur respect de l’esthétique surréaliste : saisis- lares » « placer »). Mais cet hymne permet surtout à
santes, elles rapprochent de manière arbitraire, au- l’amant ébloui de célébrer crûment l’érotisme, loin
delà de la raison, des réalités éloignées : « Ma de toute censure morale. Les surréalistes célèbrent
femme aux épaules de champagne » « Ma femme Éros, s’appuyant sur l’œuvre de Freud pour montrer
aux tempes d’ardoise de toit de serre ». Certaines que l’érotisme est un moyen d’émanciper l’homme
d’entre elles évoquent des synesthésies, rapproche- et de parvenir à son épanouissement. L’érotisme
ment de sensations différentes, comme l’expression du poème se mesure ici à la célébration franche
« Aux doigts de foin coupé » qui établit un lien entre jusqu’à la provocation des parties du corps féminin
le visuel et l’odorat. Ainsi défilent librement les les moins nommées, les plus intimes : « seins »,
images surréalistes, par association d’idées. Beau- « sexe », « ventre ». L’érotisme est dû aussi à l’évo-
coup d’entre elles mettent le corps de la femme cation d’un corps qui enchante parce qu’il flatte tous
aimée en relation avec les éléments de la nature. On les sens : la vue, bien sûr (la fermeté de la nuque au
retrouve ici la représentation de la femme médiatrice vers 42, les cuisses fuselés au vers 25, les yeux pro-
par qui le poète ébloui découvre le monde et en fonds « aux yeux de savane » au vers 57) ; mais
prend possession. Le vers 60, à valeur conclusive, aussi le toucher (vers 20, « Aux aisselles de martre
rassemble des éléments présents dans tout le texte. et de fênes » ; vers 45, « Aux hanches de lustre et de
La femme condense en elle-même les différents pennes de flèche » ; vers 48‑49, les fesses fermes et
186
la mort. André Breton a interprété cette œuvre portant sa technique de collage à un degré de per-
comme un signe prémonitoire de la Seconde Guerre fection incomparable. Une semaine de bonté est le
mondiale : « Victor Brauner seul alors a tablé sur la troisième roman-collage de Max Ernst. Celui-ci avait
peur, et il l’a fait au moyen de la table que l’on sait… à l’origine prévu de le publier en sept cahiers, un
Cette période de son œuvre nous apporte le témoi- cahier pour un jour de la semaine. Le choix du titre
gnage incontestablement le plus lucide de cette fait allusion à l’association d’entraide « La semaine
époque, elle seule est toute appréhension du temps de la bonté » fondée en 1927 pour promouvoir l’ac-
qui va venir » (Le Surréalisme et la peinture, 1946). tion sociale. Paris avait été envahi d’affiches de l’or-
Table de Giacometti conçue pour être un meuble, ganisation sollicitant le concours de chacun. Le
repose sur l’association étrange d’objets qui s’y succès des quatre premiers cahiers étant décevant,
trouvent réunis : la main coupée, la tête de femme les trois derniers seront regroupés en un pour former
en partie voilée et dont le voile se poursuit dans le le cinquième cahier. Les livrets parurent entre avril et
vide évoquent, par métonymie, un corps absent. Le décembre 1934, chacun étant relié dans une cou-
curieux polyèdre, en équilibre instable sur le bord leur différente : violet, vert, rouge, bleu et jaune. À la
gauche de la table, contraste avec les autres élé- différence du collage cubiste consacré à la seule
ments figuratifs de la sculpture et ajoute du mystère. recherche plastique, et des photomontages poli-
Pour le spectateur c’est une impression d’inquié- tiques du dadaïsme, le collage surréaliste suggère
tante étrangeté qui se dégage de ces sculptures. de nouvelles associations visuelles, poétiques et
oniriques.
II. Décrypter un tableau surréaliste
Dans son tableau intitulé Le Modèle rouge, Magritte IV. Comprendre le cinéma surréaliste
peint de façon illusionniste les formes figurées : les Thierry Jousse : « L’Âge d’or est une splendide
planches de la palissade sont soigneusement imi- exploration des pouvoirs du négatif, entendu en son
tées, le bout des pieds et le montant des bottines sens photographique et dialectique. Si le cinéma, en
également. La dimension fantastique de ce tableau termes chimiques, procède d’une métaphore du
vient du basculement que créent ces chaussures- négatif en positif, d’un point de vue philosophique il
pieds par contraste avec une technique sagement en va de même pour les films de Buñuel, fondés sur
réaliste. L’image en soi est intrigante. Elle joue sur le renversement permanent des valeurs et du sens.
l’ambiguïté et la métonymie entre la peau et le cuir, […] C’est encore par ce travail du négatif que l’exal-
entre le chaussant et le chaussé. Ces objets placés tation de l’amour fou évite toute forme de sacralisa-
sur un sol caillouteux nous inspirent deux sensa- tion, comme chez André Breton. C’est enfin
tions : côté chaussure la protection, côté pied la peut-être pour cette raison profonde que L’Âge d’or
douleur, sans cesse nous sommes entre deux idées demeure l’un des grands scandales de l’histoire du
possibles. Les interrogations sont nombreuses. cinéma. » Ce premier film parlant de Buñuel est un
S’agit-il d’une nature morte, tels Les Godillots de hymne à l’amour fou comme force subversive
Van Gogh ? René Magritte développe le dépayse- capable de détruire la morale bourgeoise. C’est
ment en associant les éléments les plus simples de aussi une violente attaque contre l’Église, l’armée et
l’existence quotidienne sur une même toile sans que la famille. Dans la brochure de présentation lors des
leur union provoque quelque chose de reconnais- premières projections du film, Salvador Dalí écrivait :
sable mais plutôt quelque chose d’étrange. Il appelle « Mon idée générale en écrivant avec Buñuel le scé-
cela des « affinités électives ». Comme d’autres nario de L’Âge d’or a été de présenter la ligne droite
artistes surréalistes, il nous déroute encore un peu et pure de “conduite” d’un être qui poursuit l’amour
plus avec le titre. Quel rapport y a-t-il avec ce que à travers les ignobles idéaux humanitaire, patrio-
nous voyons ? Point de rouge dans la toile. Y a-t-il tique et autres misérables mécanismes de la réa-
une référence au conte d’Andersen les souliers lité. » (Revue-programme du Studio 28, reproduit en
rouges, que la jeune fille ne peut plus retirer et qui fac-similé dans L’Âge d’or, correspondance Luis
finissent par ne faire qu’un avec ses pieds ? Étran- Buñuel – Charles de Noailles – Les Cahiers du
geté et mystère proviennent non pas de l’exposition Musée national d’Art moderne, 1993). Pourtant leur
d’éléments exogènes, mais du mélange de réalités collaboration s’arrêta après quelques jours pour
inexpliquées. incompatibilité. Le film serait ainsi à l’image d’un
immense « cadavre exquis », au cours duquel se
III. Comparer une gravure et un collage surréaliste succèdent six séquences n’ayant rien en commun
Pendant l’été 1933, Max Ernst crée les 184 collages sinon un détail qui permet l’enchaînement.
qui constituent Une semaine de bonté. Il puise son
inspiration dans l’imagerie populaire : revues de Synthèse
mode, démonstrations scientifiques ou illustrations Le surréaliste, poète ou peintre, est avant tout un
de romans du xixe siècle. Découpant minutieuse- créateur d’images : « Le vice appelé Surréalisme est
ment les motifs qui l’intéressent, il les assemble, l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image »
188
(Aragon, Le Paysan de Paris). Le rapprochement de leur dédicace ou par leur sujet (par exemple,
deux réalités les plus éloignées possible crée un « Poème lu au mariage d’André Salmon »). Son
choc visuel, seul l’œil « à l’état sauvage » est en recueil de nouvelles L’Hérésiarque et compagnie fait
capacité de le recevoir. « L’œil existe à l’état sau- partie des œuvres retenues pour l’attribution du Prix
vage », ainsi débute l’ouvrage d’André Breton, Le Goncourt en 1910. À partir de 1912, il est considéré
Surréalisme et la Peinture. Cet appel au renouvelle- par de nombreux jeunes auteurs comme leur maître :
ment de la sensibilité entend également ouvrir aux Cendrars ou Breton, par exemple, le rencontrent
arts primitifs essentiellement amérindiens pour les régulièrement ;
surréalistes. Le collage et les techniques qui –– un critique d’art : à partir de 1904, il fréquente de
prennent en compte le hasard et l’automatisme nombreux peintres, comme Picasso, Vlaminck,
favorisent ces collisions de réalités et l’émergence Braque, Matisse, Duchamp. Il s’engage en faveur du
du « stupéfiant image ». cubisme en 1910, et, le premier, fait l’éloge de
Picasso dans la presse. Dans Alcools, le poème
« Les Fiançailles » scelle cette amitié. Il publie en
Œuvre intégrale • Étude d’ensemble – 1913 des chroniques d’art, les Méditations esthé-
Guillaume Apollinaire, Alcools (1913) p. 270 tiques, où il établit un parallèle entre Picasso et lui,
et précise que tous deux ont cherché à explorer des
C ON T EX T E D E L’ŒU V RE voies artistiques nouvelles.
189
190
On pourra remarquer que l’ordre de succession des métonymie. L’amour apparaît comme le sentiment
poèmes ne correspond pas à l’ordre chronologique douloureux qui inspire une première poésie dont les
des événements : « Zone » et « Le Pont Mirabeau », accents sont essentiellement élégiaques et tra-
par exemple, appartiennent à la période des amours giques. À l’inspiration élégiaque se mêle souvent
de Marie Laurencin, mais précèdent, dans le recueil, une dimension érotique, qui exhibe une sexualité
la série des poèmes composés pendant la période provocatrice.
des amours d’Annie Playden. Cette peinture de l’amour laisse cependant la place
Le lyrisme amoureux occupe une très grande place à une autre inspiration, qui signale un infléchisse-
dans Alcools : Apollinaire pose souvent son regard ment du lyrisme apollinarien. Dans « L’Émigrant de
sur les femmes. On remarque que l’analyse psy- Landor Road », paru en 1905-1906, on observe un
chologique est réduite à fort peu de chose. C’est passage d’une énonciation à la première personne à
le corps qui est observé et découpé par la une énonciation à la troisième personne. « Marie »
191
mêle à la voix poétique les inflexions et le rythme –– monde moderne : dans son Manifeste du futu-
d’une comptine. Dans les poèmes d’art poétique, risme, en 1909, Apollinaire proclame son intention
qui datent de 1908, le poète se détourne de l’amour de chanter « les grandes foules agitées par le travail,
et de ses tourments, pour proclamer une nouvelle le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et
poésie dans laquelle le sujet lyrique se dissout. Ce polyphoniques des révolutions dans les capitales
lyrisme singulier pourra être étudié par exemple modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et
dans les poèmes suivants : des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ;
–– « Cortège » : poésie unanimiste ; le poète devient les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui
le poumon qui souffle une parole de tous les âges et fument ; les usines suspendues aux nuages par les
de tous les lieux ; ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de
–– « Le Brasier » où le feu symbolise le sacrifice gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des
consenti du « moi lyrique », et l’avènement d’une fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flai-
nouvelle instance lyrique, mythologique et cos- rant l’horizon ; les locomotives aux grands poitrails,
mique, qui réduit le poète au silence ; qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux
–– « Les Fiançailles », long poème en neuf sections, d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des
se présente comme la quête d’un moi qui prend aéroplanes dont l’hélice a des claquements de dra-
concrétion dans la diversité des temps et des êtres. peau et des applaudissements de foules enthou-
siastes » (passage cité par Henri Lemaître, dans La
Une forme poétique renouvelée :
Poésie depuis Baudelaire, Armand Colin, 1965). Il
héritages et innovations
fait référence, dans L’Esprit nouveau, en 1912, au
Pour l’étude de l’inspiration et de l’héritage, on cinéma, et prophétise une polyphonie mondiale. On
pourra s’intéresser, par exemple, aux poèmes sui- pourra tout particulièrement étudier les poèmes sui-
vants (pour les autres rapprochements, nous ren- vants : « Zone », « La Chanson du Mal-Aimé », « Le
voyons à la section « L’héritage symboliste », p. 270 Voyageur », « Les Fiançailles », « Le Pont Mirabeau »
du manuel de l’élève) : et « Vendémiaire » ;
–– influence du romantisme allemand : les « Rhé- –– errance : « Zone », « L’Émigrant de Landor
nanes », et plus généralement, les poèmes qui font Road », « Le Voyageur », « Vendémiaire », « À la
référence à des légendes médiévales ; Santé », Les « Rhénanes » et les poèmes d’inspira-
–– influence romantique et parnassienne : « Clair de tion rhénane, « Le Larron » ;
lune », « L’Ermite », « Le Larron », « Merlin et la vieille –– création poétique : « L’Émigrant de Landor
femme » ; Road » ; « Annie » ; « Les Fiançailles » (énoncent un
–– influence de Lautréamont, Rimbaud : dans les art poétique et renoncent à l’inspiration amoureuse) ;
poèmes qui ménagent une place à la dissonance et « Poème lu au mariage d’André Salmon », « Le Bra-
au rire : « Palais », « La Maison des morts » ; sier » (refus de l’ancienne poésie lyrique)…
–– influence symboliste : « Palais », « Salomé »… où
Pour former une vision d’ensemble des formes poé-
Apollinaire prend toutefois ses distances avec le
tiques et des types de vers, on pourra s’intéresser,
modèle qu’il reprend (dans « Palais », la vie « du cer-
par exemple, aux poèmes suivants : « Zone » (qui
veau » devient un grotesque repas) ;
s’ouvre par un hiatus : « À la fin tu es las », dont le
–– influence de Mallarmé : « Les Fiançailles », « Lul
développement est fait de strophes qu’on peut
de Faltenin »… ou le vers se libère, se brise.
nommer laisses, parce que la rime y résulte de l’as-
• L’héritage, et la rupture avec l’héritage sont reven- sonance d’un même timbre plutôt que d’une identité
diqués, par exemple, dans le « Poème lu au mariage de son) ; « L’Émigrant de Landor Road », qui
d’André Salmon ». mélange les mètres ; « À la Santé » (usage du dis-
Pour former une vision d’ensemble des thèmes tique élégiaque, du vers impair) ; « Cortège » ; « Le
abordés, on pourra s’intéresser, par exemple, aux Brasier » (quintil qui se métamorphose en alexandrin
catégories et poèmes suivants : puis en vers libre) ; « Vendémiaire ». On pourra
–– mythes et légendes : on pourra considérer, pour remarquer notamment l’absence de ponctuation, la
commencer, et en retrouvant ensuite dans le recueil prédominance de l’alexandrin et de l’octosyllabe, le
les constellations auxquelles ils appartiennent, les recours à certaines formes strophiques privilégiées :
poèmes suivants : « La Chanson du Mal-Aimé », qui la laisse assonancée et le quintil, l’alternance ou la
comporte de très nombreuses références mytholo- succession dans le même poème de vers libres et
giques ou légendaires (grecques, germaniques, de vers traditionnels. On pourra signaler la résur-
orientales, chrétiennes), « L’Enchanteur pourris- gence de genres classiques comme la ballade ou
sant » ; « La Tzigane » ; « La Loreley » ; « Le Lar- l’idylle pastorale, renouvelée par l’enchevêtrement
ron » ; « La Synagogue »… ; Apollinaire a également paradoxal des univers naturels et urbains, mais mise
forgé des mythes en s’inspirant de figures exis- au service d’une réflexion traditionnelle sur l’amour
tantes, comme Orphée ; et la mort. Il apparaît en définitive qu’Apollinaire
192
193
Séquence 4
Le poète et la terre natale p. 272
Problématique : Quels sentiments expriment les poètes à travers l’image de l’exil ? Comment la
nostalgie favorise-t-elle la création d’un univers poétique et son renouvellement à travers les siècles
et les arts ?
C’est sur la forme tonique du pronom personnel « Milly ou la terre natale » dans une évocation per-
« moi » que se termine la chanson, traduisant la sonnelle des lieux et des éléments qui la composent.
force du sentiment d’appartenance. Cela crée un effet émouvant et presque incantatoire
quand le poète chante les lieux et les figures du
L’éloge du pays natal
passé.
• La vision du pays natal et sa mise en valeur Dans une interrogation directe, le poète s’interroge
La chanson donne une vision élogieuse du pays sur le rapport entre les paysages de son passé qui lui
d’origine. La présence des éléments naturels, le sont chers et leurs échos dans le cœur de l’homme.
caractère sauvage de la nature et la valeur de l’ami-
tié créent une relation intimiste entre le « je » qui • Les mots-clés
s’exprime et la terre qu’il décrit. Les groupes nominaux « ce nom de la patrie » (v. 1)
Les procédés de style comme les anaphores et les et « son brillant exil » (v. 2) occupent une place stra-
comparaisons (cf. question 4), la double reprise des tégique dans les vers liminaires, en fin d’hémistiche
vers « Mon cheval ma Provence et moi » et « Mon frappé par un accent. Ils se font écho par une sono-
cheval ma Camargue et moi » ainsi que le refrain rité commune, le i, mais s’opposent par leur théma-
contribuent à magnifier les racines et à exalter le tique. C’est le conflit entre l’ici et l’ailleurs, le présent
retour. et le passé, l’Italie et la France à travers Milly, lieu de
l’enfance.
L’adjectif « brillant » fait référence à la situation du
P ROL ONG E MEN T S
poète, résidant dans la ville de Florence, berceau de
Ridan est un artiste français d’origine algérienne, né la Renaissance dans les arts et les lettres.
en 1975. La chanson Ulysse, dont les paroles La poésie du souvenir
reprennent le poème Heureux qui comme Ulysse a
remporté un vif succès en 2006. • La description de la nature
Il s’agit d’une chanson engagée qui développe la La nature occupe une place prépondérante dès les
figure moderne d’un nouvel Ulysse, exilé clandestin. strophes 2 à 4. Elle est en effet mise en valeur par la
Il chante avec des accents tristes la nostalgie du succession d’apostrophes qui scandent chaque vers.
pays. L’énumération de lieux, d’objets et de fonctions
contribue à faire revivre Milly dans la pensée du
poète. Les couleurs nuancées des paysages, les
Texte 3 – Alphonse de Lamartine, formes et les lignes variées, les éléments liquides,
Harmonies poétiques et religieuses végétaux ou minéraux, la main de l’homme à travers
(1830) p. 274 le geste ancestral de l’élagueur caractérisent la
nature ressuscitée.
OBJECTIFS ET ENJEUX • La présence et la force de l’émotion
–– Montrer les sentiments du poète, parti en Italie. L’évocation du passé est empreinte d’émotion. Le
–– Construire la représentation du village natal rapprochement entre les termes « la patrie » et
(Milly). « l’exil » fait ressurgir le passé à travers l’énuméra-
–– Étudier un réseau d’apostrophes. tion d’apostrophes qui caractérisent une nature aux
accents personnels. La description se charge de
L EC T UR E A N A LYT I QU E mélancolie. C’est aussi la question existentielle du
poète qui crée l’émotion, lorsqu’il s’interroge sur la
Milly, source d’inspiration poétique présence d’une âme dans le paysage en lien avec le
• La composition du poème et ses effets cœur de l’homme. L’émotion est aussi suggérée
Il s’agit d’un fragment du poème dédié à la terre dans le lexique des sentiments (« frémi », v. 2 ;
natale de Milly, située près de Mâcon. Lamartine « attendrie », v. 3).
rédige le recueil des Harmonies poétiques et reli- • Le lyrisme romantique
gieuses en grande partie quand il se trouve en Italie, Le fragment étudié est teinté de lyrisme. C’est tout
à Florence, entre 1826 et 1827. d’abord la première personne qui est employée
Le quatrain qui ouvre le poème établit d’emblée, par quand le poète évoque son « cœur » (v. 2) et son
l’intermédiaire d’une question, la relation, voire la « âme » (v. 3). Il fait réapparaître un paysage qui
tension entre deux termes clés : « la patrie » et appartient au passé (cf. l’emploi des temps, l’impar-
« l’exil » (v. 1 et 2). Le poète évoque les sentiments fait) et qu’il personnifie « avez-vous donc une âme »
qu’il éprouve, emprunts de nostalgie et de (v. 15) à l’unisson de sa propre âme. C’est un pay-
mélancolie. sage état d’âme qui est alors rendu présent. Le
Les trois strophes suivantes, écrites aussi en alexan- décor de Milly fait revivre des émotions au poète
drins, constituent une seule phrase. Celle-ci s’ouvre dans sa situation d’exilé : « patrie » rime avec les
par une longue série d’apostrophes adressées à participes « frémi » et « attendrie » (v. 1, 2 et 3).
196
197
198
Le « verbum » renvoie aussi à la parole poétique, à la patrie est représentée à travers les silhouettes et les
voix de celui qui se dresse contre Napoléon III et qui ombres de ceux qui restent sur le quai, en une sai-
dit : « non ! ». son évocatrice de la mort lente, l’automne (v. 29).
• L’image de l’Amérique
S ’E NT R A Î NE R À L’ORA L Le départ du personnage est annoncé comme défi-
nitif, ce que suggère le futur de détermination « je ne
L’originalité du texte réside dans le mélange de
reviendrai jamais », v. 10. Ce départ consécutif à un
thèmes politiques et moraux (figure du résistant qui
amour déçu est considéré comme un signe positif et
se dresse contre l’imposteur, éloge de la patrie, atta-
un renouvellement total de l’être. Dans les
chement à la terre natale, appel à la fraternité…)
strophes 2 et 3, le lyrisme se traduit par l’ampleur du
dans un poème qui prend des allures de discours
rythme de l’alexandrin. Le thème du rêve est à
politique (apostrophes nombreuses, emploi du « je »
l’œuvre à travers l’évocation stylisée de l’Amérique
dans le rapport au « tu », usage de l’impératif et du
(« dormir enfin / Sous des arbres pleins d’oiseaux
subjonctif…). C’est un message politique qui est
muets et de singes », v. 15-16).
véhiculé avec conviction et passion.
… À l’échec de l’émigrant
• L’échec annoncé
Texte 4 – Guillaume Apollinaire, Les images des ombres préfigurent l’échec du
Alcools (1913) p. 277 voyage. Les ombres formées par les migrants sur le
OBJECTIFS ET ENJEUX quai sont errantes et confuses (« en tous sens », v. 5 ;
–– Étudier la figure de l’émigrant. « se traînaient », v. 6) ; elles peuvent rappeler les
–– Exploiter la douleur du poète. amours mortes. La seconde référence à l’ombre se
–– S’interroger sur la métaphore du voyage. développe ensuite, symbole du désarroi sentimental
accentué par l’adjectif « aveugle », v. 12. L’échec
était annoncé dès le début en référence aux têtes
L E CT U RE A NA LY T I QUE
coupées des mannequins (v. 3-4) et aux vêtements
du défunt (« lord mort » v. 19).
De l’évasion lyrique…
• Le poème de l’amour mort
• La structure du poème
L’aspiration de l’émigrant consiste à « dormir »
La composition est relativement régulière. L’extrait
(v. 15), forme d’anéantissement, dans un sommeil
est composé de dix strophes, des quatrains où
proche de la mort. Cette dernière est évoquée à la
domine l’alexandrin. Le vers 10 est un octosyllabe,
fin du poème à travers un champ lexical dominant,
les vers 21 à 24 des hexasyllabes, le vers 32 un tris-
voire pesant : « journées veuves », v. 25 ; « vendre-
syllabe. Ces variations métriques mettent partielle-
dis sanglants », v. 26 ; « lents enterrements », v. 26 ;
ment en valeur la figure de l’émigrant.
« noirs vaincus », v. 27 ; « rives qui mou-
Le poème est construit à la manière d’un récit écrit
rurent », v. 37… Le poète transpose l’échec amou-
au passé. Il rapporte des faits juxtaposés : il s’agit
reux en échec du départ et du voyage.
d’un départ plein d’espoir vers l’Amérique, mais qui
se solde par un échec. Synthèse
• La figure de l’émigrant Le poète exprime sa souffrance d’amant délaissé à
En 1904, Apollinaire entreprend un voyage à Londres travers l’aventure du migrant. La métaphore du
pour tenter de renouer avec Annie Playden qui l’a voyage est filée dès le titre, puis se poursuit avec les
abandonné deux ans auparavant. Ce voyage est préparatifs jusqu’au largage des amarres et aux
vain. Effrayée par cette passion, la jeune femme adieux sur le quai. La douleur du « mal aimé » est
abandonne son domicile londonien, Landor Road, mise en exergue par la solitude du migrant et les
pour émigrer en Amérique. signes funèbres qui jalonnent l’extrait où l’humour
Dans le texte, l’émigrant est désigné par la première alterne avec des accents plus tragiques.
(« mon bateau partira demain », v. 9) et la troisième
personne (« Le chapeau à la main il entra », v. 1). Le
S’E N TR AÎ N E R AU C OMME N TAI R E
lexique du voyage maritime est présent à travers
des éléments traditionnels (le départ, le port, les Les principales caractéristiques du lyrisme mélan-
navires…). Dans le texte l’émigrant représente colique peuvent être rappelées :
l’amant délaissé. –– présence du « moi » qui alterne ici avec le « il » ;
• La vision de la terre natale –– expression de sentiments propres à l’émigrant : la
La terre natale, liée à un échec sentimental, est déception amoureuse, la souffrance, la solitude,
abandonnée. C’est le thème du départ qui est à l’anéantissement… ;
l’œuvre dès le début du poème (« partira », v. 9). La –– accents tristes lors de l’évocation des migrants…
199
201
Séquence 5
Renouveau poétique et quête du sens aux xixe et xxe siècles p. 282
Éclairages : La volonté de renouveler la poésie s’exprime explicitement ou plus implicitement dans les
œuvres de cette séquence. Ce renouvellement, chez tous les poètes, passe soit par une interrogation sur
la pertinence lexicale soit par une interrogation sur les formes poétiques soit par cette double interroga-
tion. L’objectif est de cerner les ambitions des poètes, d’examiner les innovations mises au service de ces
ambitions et de se demander ce qui les motive.
deux désirs contradictoires marqués par ce qui peut S’E N TR AÎ N E R AU C OMME N TAI R E
faire antithèse « peur » et « amour » (v. 6) et qui sont
associés au démon du stupre, à la moquerie du Un paragraphe consacré au portrait d’une muse
« rose lutin » (v. 5) mais surtout à la mort soulignée dégradée, stérile :
par « leurs urnes » (v. 6) et la noyade (v. 8). On notera –– la dégradation physique (v. 2-4) soutenue par un
que la rime en [YRn] associe la nuit au mutisme et à vocabulaire explicite et un désordre rythmique et
la mort. Le poète perçoit l’inquiétude de la mort pro- des sonorités déplaisantes et la rime pour l’oreille et
gresser dans ces quatrains. La muse malade ne peut non pour l’œil entre « matin » et « teint » ;
plus inspirer au poète ce qu’il en attend et les tercets –– la dégradation morale (v. 1-8) soutenue par les
expriment alors le profond regret du poète de ne mêmes procédés et le réseau de rimes en [yRn] qui
pouvoir écrire une œuvre saine et puissante. relie la folie à la mort.
Un paragraphe consacré à son antithèse et s’ap-
Un art poétique
puyant sur les tercets pourrait étudier la nostalgie de
a. La poésie malade la muse : prolixe et prolifique.
Le conditionnel qui ouvre le 1er tercet souligne à la
fois le souhait du poète mais aussi sa stérilité, son
impuissance. Le champ lexical mélioratif des tercets Écho du xviie siècle –
comme « santé » (v. 10), « forts » (v. 11), « règnent », Nicolas Boileau, L’Art poétique (1674) p. 283
« chansons » (v. 13), les marques du pluriel « pen-
sers forts » (v. 11), « sons nombreux », « syllabes » OBJECTIFS ET ENJEUX
(v. 12), « chansons » (v. 13), les sonorités en [s], en –– Rappeler l’idéal classique.
[õ], en [u] et les rythmes réguliers ou croissant –– Mettre en évidence les liens qui rapprochent
comme au vers 15, « les pensers » (v. 11) s’inter- et séparent deux conceptions de la poésie
prètent autrement et s’opposent à ce que l’on a lu temporellement si éloignées.
dans les quatrains. L’ordre règne dans cette période
déclarative – et dans la disposition plus régulière –
L E C TU R E AN ALY TI QU E
que constituent les tercets alors que le doute, l’irré-
gularité des coupes, le désordre des phrases qui se Un éloge de la mesure
développent sur 1 vers ou 3 vers puis enfin 2 vers,
aux types divers (interrogatifs, exclamatifs, déclara- Pour Boileau fait l’expression dépend de l’idée. Il
tifs) comme de la versification croisée caractérisent affirme que si l’idée est clairement conçue dans l’es-
les quatrains. Et ce sont les huit vers des quatrains prit de l’auteur, la clarté de son expression en décou-
et le titre du sonnet qui s’imposent aux tercets. Le lera nécessairement (v. 20 24). Cet éloge de la clarté
Spleen paraît devoir dominer l’Idéal. se veut blâme de l’obscurité à travers l’opposition de
champs lexicaux antithétiques comme par exemple
b. La poésie idéale celui de la clarté avec « pureté, clarté, plus pure, clai-
Autant la nuit, le démon, la maladie ou la mort rement » qui s’oppose à celui de l’obscurité avec
dominent les quatrains, autant la lumière de « Phoe- « sombres pensées, obscure, moins nette ». Les
bus », les dieux bénéfiques : « phoebus » (Apollon connecteurs logiques contribuent à la structuration
musagète, le guide des muses) et « le grand Pan » du texte en rendant explicites les relations entre les
(v. 14), l’abondance : « flots rythmiques », « nom- propositions et les séquences qui le composent. Ils
breux », « père des chansons », « le seigneur des peuvent être les conjonctions de coordination ou de
moissons » (v. 10-14) dominent les tercets et tentent subordination : « et », « donc », « si », « avant donc
de conjurer la maladie et retrouver « l’odeur de la que », etc. Ils peuvent être des adverbes : « enfin ».
santé » dans le « sein » de la muse guérie par le Boileau précise les conditions de cette clarté.
« sang chrétien », c’est-à-dire celui du Christ qui La clarté tient à un respect des règles de la
régénère dans la communion et qui se mêle à l’Anti- versification :
quité ainsi qu’au paganisme. La poésie qu’espère –– importance d’un rythme régulier : « juste cadence »
écrire le poète, la muse qu’il « voudrai[t] » (v. 9) faire (v. 2)
revivre s’expriment dans les dernier vers du sonnet –– importance la bonne place du mot dans le vers : v. 3
et notamment dans le vers 14 tant dans son rythme –– coïncidence du sens et du vers : v. 8
croissant que dans son sujet et ses sonorités har- La clarté tient au respect de la langue :
monieuses. Le poète aspire à l’Idéal. –– propriété lexicale et correction syntaxique : v. 27 30
Synthèse –– simplicité du style : v. 30.
On se reportera à la seconde partie de la lecture La poésie selon Boileau est dominée par l’idée ser-
analytique et l’on pourra se demander si cette muse vie par une maîtrise de la versification et un bon
malade n’est pas le reflet du poète lui-même et de usage de la langue : il s’agit là d’une expression de
sa poésie. l’idéal classique qui est d’instruire et de plaire.
203
Un « dialogue » entre Baudelaire et Boileau ? ajoutent des qualités absentes chez les Anciens et
La confrontation de Boileau et de Baudelaire se jus- peuvent donc représenter un progrès.
tifie par le goût de ce dernier pour un certain classi- Les Anciens représentés par Boileau, La Fontaine et
cisme. On relèvera quelques idées communes qui La Bruyère revendiquent :
soulignent la permanence de traits propres à la poé- –– l’autorité des auteurs de l’Antiquité ;
sie au-delà des siècles et des écoles mais aussi les –– l’imitation des œuvres de l’Antiquité sans que
nouveautés que suggère implicitement Baudelaire. cette imitation soit servile ;
Boileau invite à la maîtrise de la littérature comme de –– l’imitation de la nature et la simplicité du style ;
la langue, quand il érige « Malherbe » (v. 1) en –– l’ambition de traiter d’une nature humaine à tra-
« modèle » (v. 10) ou souligne que « Sans la langue vers la peinture des contemporains.
[…] l’auteur […] est […] un méchant écrivain » (v. 31 Les Modernes représentés par Corneille, Perrault et
32). Il rappelle dans les vers 20 à 24 la primauté de Fontenelle revendiquent :
« la raison » et de la nécessité de « penser ». Dans –– la supériorité de leur siècle sur les siècles passés ;
les tercets Baudelaire réclame à sa muse des « flots –– la possible critique des œuvres de l’antiquité ;
rythmiques » et « des syllabes antiques » mais aussi –– le progrès de l’art.
des « pensers forts » et l’on perçoit une proximité
intellectuelle entre les poètes. Boileau condamnerait
toutefois les enjambements de Baudelaire et consi-
Texte 2 – Paul Verlaine,
dérerait sans doute que les allitérations des qua-
trains ne produisent pas « un son mélodieux » ou « Art poétique »,
que la rime entre « matin » et « teint » paraisse faible Jadis et Naguère (1884) p. 284
(Boileau lui-même exploite ce jeu dans « écrivain »
OBJECTIFS ET ENJEUX
rimant avec « divin » – mais il s’agit justement d’un
–– Découvrir l’originalité et la nouveauté de Verlaine.
« méchant écrivain ») Apprécierait-il la distribution
–– Montrer les caractéristiques d’un art poétique
des rimes des quatrains qui rompent avec les
qui est à la fois théorie et application de sa
modèles du xvie siècle même si Malherbe exploite
théorie.
parfois la distribution en rimes croisées. Serait-il
sensible surtout, même si le sens s’éloigne de celui
que donne Boileau, aux « sombres pensées » qui L E C TU R E AN ALY TI QU E
envahissent les quatrains ou encore à cette vision
pessimiste de la muse ? Une conception de la poésie
Si l’on élargit la confrontation, on comprend que les a) Ce que refuse Verlaine et par quels procédés :
auteurs s’éloignent très nettement de la conception –– une poésie satirique, polémique (v. 17‑20) ;
de Boileau : –– une poésie usée (v. 20) ;
–– au souci de clarté de Boileau les poètes de Ver- –– une poésie oratoire, emphatique, pompeuse (v. 21) ;
laine à Michaux opposent l’obscurité, l’énigme et –– la rime riche (v. 23‑28) ;
l’hermétisme ;
Ces refus s’expriment explicitement et implicitement
–– à la « juste cadence » de Boileau, Verlaine préfère
par un emploi ironique et caricatural des procédés
« la chose envolée », Rimbaud la prose et Cendrars
qu’il dénonce dans trois strophes :
et Michaux le désordre ou le vers libre ;
–– les impératifs ou les tournures injonctives :
–– les enjambements condamnés par Boileau se
« Prends », « tords » (v. 21), « Tu feras bien de… »
multiplient chez Verlaine et dans une moindre
(v. 22) ;
mesure chez Mallarmé ;
–– un champ lexical polémique : « assassine, cruel,
–– « La langue révérée » ne l’est plus : Verlaine invite
impur » (v. 17‑18) ou « les torts » (v. 25) ;
à la « méprise » et privilégie « le son mélodieux »
–– des métaphores et personnifications péjoratives et
plus que le sens, Rimbaud réclame le « dérègle-
prosaïques : v. 20‑21 et « ce bijou d’un sou » (v. 26) ;
ment » et Cendrars désorganise la graphie et la
–– des procédés de mise en relief : les majuscules
phrase.
aux vers 17 à 19, « Rime » (v. 23, 25) ;
–– une apostrophe : « Ô » (v. 25) ;
P R OL ONG E ME NT –– des interrogations rhétoriques : v. 24‑25 ;
–– une allitération en [R].
La « querelle des Anciens et des Modernes » anime
le monde littéraire entre 1687 et 1715. b) Ce que prône Verlaine et par quels procédés :
Les Anciens prônent l’imitation des ouvrages des –– une poésie musicale : v. 1‑4, 7, 29 ;
auteurs antiques dont les ouvrages sont à leurs yeux –– un art de l’imprécision : v. 5‑8 ;
parfaits. Les Modernes quant à eux, même s’ils –– une poésie symboliste : v. 13‑16, 30‑33 ;
reconnaissent talent et mérite aux auteurs de l’anti- –– une poésie du mouvement et de la simplicité :
quité, considèrent que les ouvrages plus récents v. 33‑35.
204
207
L EC T UR E A N A LYT I QU E
pas une syntaxe, s’appuie sur les connecteurs et S’E N TR AÎ N E R À L A D I SSE RTATI ON
s’en satisfait. Cette syntaxe conservée facilite la
compréhension des premiers vers qui, étonnam- Si les poètes contribuent à un renouveau de l’écri-
ment, posent moins de difficulté que les derniers. ture poétique, ils restent tous attachés, reliés à une
Quand le lecteur retrouve un lexique qui lui est fami- tradition du genre. La forme du sonnet reste appré-
lier, la langue devient alors plus hermétique : ciée des poètes même si, comme Cendrars dans
–– hermétisme des images : v. 10, 16 ; « Académie Médrano », ils jouent avec sa structure.
–– ambiguïté des pronoms : « on », « vous » « nous » ; Tous conservent le vers et ses marques comme la
–– mystère du « Grand Secret ». majuscule, de Baudelaire à Michaux. Baudelaire,
Le langage, au terme de ce « Grand Combat » n’a Mallarmé usent de l’alexandrin, vers symbolique de
pas livré son « Grand Secret » et le poète doit pour- la tradition. Cendrars affirme :
suivre sa quête, comme sans doute le lecteur : « on « Mesure les beaux vers mesurés et fixe les formes
cherche aussi, nous autres ». fixes »
210
Séquence 6
Modernité poétique : lieux et objets p. 290
Éclairages : La séquence, par l’intermédiaire de textes représentatifs de la poésie des xxe et xxie siècles,
permet de découvrir la volonté des poètes d’explorer le monde moderne en revisitant la poésie tradition-
nelle pour mieux la renouveler sans la renier. Ouvrant sur une lecture d’images confrontant Impression-
nisme et Cubisme, cette séquence offre également la possibilité de réfléchir aux liens qui unissent les
poètes et les peintres.
Eiffel » v. 2), « les hangars de Port-Aviation » (v. 6), et poésie du début de ce siècle. Il annonce Dada et le
déconsidère celles qui paraissent déjà « anciennes » Surréalisme. La « prose », celle du roman sans
au poète : « les automobiles » (v. 4). C’est le premier doute, ne se lit plus dans les livres mais dans « les
parti pris du poète pour la nouveauté. journaux » (v. 12). Enfin il brosse le portrait élogieux
Les vers 11 et 12 identifient explicitement poésie et d’un monde méprisé et banal (v. 15-23) rencontré
textes publicitaires et nous présentent (« Voilà », v. 12) dans une rue anonyme (v. 15) et délaissée jusque-là
une poésie qui, selon le poète, continue de s’opposer par l’art parce qu’elle est « industrielle ». Ce portrait
à « la prose » que l’on rencontre dans « les journaux » et cette description ne sont pas « naturalistes »,
(v. 12). L’éloge de ces textes qui supplantent la poé- mais au contraire illuminés de lumière, de couleurs
sie traditionnelle passe par les marques du pluriel et de gaieté si l’on se réfère au vers 16. Le regard du
mais surtout par le verbe propre au lyrisme, comme poète nous entraîne à la découverte d’un monde
« chantent » au vers 12. « Les affiches » plus particu- que le monde ignorait.
lièrement suggèrent l’association du texte et de Ce regard neuf sur un monde neuf s’exprime dans
l’image et annoncent une poésie visuelle. Plus impli- une écriture caractérisée par la modernité. L’inven-
citement, le choix des réalités les plus prosaïques et tion tient d’abord à la disparition de la ponctuation,
les plus quotidiennes présentes dans tout le poème, à l’usage d’un vocabulaire prosaïque et spécialisé
le vocabulaire courant, les chiffres arabe et romain, comme « automobiles » (v. 4), « hangars » (v. 6) ou
l’absence de ponctuation confirment cette volonté de « sténo-dactylographes » (v. 17), mais aussi à la pré-
renouveler l’écriture poétique. sence des chiffres « 25 » et « X » – notons que ce
Le vocabulaire, l’emploi de la métaphore et des per- dernier est placé à la rime, certes approximative. On
sonnifications mélioratives trahissent le plaisir du remarque des tournures et un lexique simples,
poète (v. 15 ; 16 ; 17 ; 23), mais aussi son amour de comme « il y a » (v. 13) ou « J’aime » (v. 23). Cette
l’environnement nouveau lorsqu’il affirme avec modernité est soulignée par l’usage d’une écriture
lyrisme, au vers 23 : « J’aime cette rue industrielle ». traditionnelle. On peut observer les mètres pair et
On pourra nuancer cette affirmation puisque le impair. Les alexandrins sont présents (v. 19-21, 23),
poète exprime une certaine inquiétude à travers la de même que les rimes. Le « Ô » vocatif rappelle la
personnification de deux symboles – pour lui – de la poésie romantique. L’on peut encore signaler l’usage
modernité : « la sirène » qui « gémit » (v. 19) et « la des analogies, des personnifications, des allitéra-
cloche rageuse » qui « aboie » (v. 20), rythmant la tions et assonances propres à l’écriture poétique,
journée et unissant le monde du travail à celui des mais également les nombreuses énumérations qui
croyants. La violence du monde moderne – déjà rythment le poème. Ainsi ces vers parviennent à
présente au vers 2 dans cette originale métaphore concilier la modernité et la tradition qu’Apollinaire
qui évoque sans doute les klaxons des voitures de explicitera plus tard dans sa conférence « Les
l’époque et qui rappelle le bêlement des moutons – poètes et l’Esprit nouveau ».
n’est pas éludée. Elle est cependant suivie d’une
déclaration d’amour qui suggère l’acceptation de la Synthèse
totalité de ce monde nouveau. Le recours aux procédés poétiques traditionnels
pour exprimer les objets, les lieux et les hommes les
Une métamorphose du quotidien plus simples ou modestes les élève au rang de ce
Le poète invite à porter un regard neuf sur le quoti- qui fut célébré dans la poésie jusqu’alors : des
dien, un regard débarrassé des poncifs de son objets, des lieux, des thèmes et des êtres que l’on
époque et de la poésie. « À la fin » qui, paradoxale- qualifiait de nobles.
ment, ouvre le poème suggère un agacement Le regard élogieux porté sur le monde évoqué des
confirmé au vers 3. Il invite à porter un nouveau vers 15 à 24 modifie notre regard et embellit ce
regard sur le monde. Il condamne déjà « les automo- monde dédaigné ou dramatisé dans les précédentes
biles » (v. 4) pour encenser la simplicité de bâtiments décennies tant par les poètes que par les
modernes (v. 6). Il porte un regard inattendu sur le romanciers.
« Christianisme » et le vocatif du vers 7 ainsi que La métaphore du vers 2 donne à ce monument
l’adjectif « moderne » pour qualifier le « Pape Pie X » qu’est la tour Eiffel une densité et une humanité
(vers 8) disent assez l’admiration du poète pour une a priori absentes de cet assemblage métallique.
religion cependant déjà si ancienne, même si, pour
un Européen, elle l’est moins que les religions VE R SI F I C ATI ON
grecque et romaine. La difficulté que le « tu »
éprouve à entrer dans une « église », à « se confes- Si l’on respecte la scansion traditionnelle, on repère
ser » suppose un nouveau retour vers une religion trois alexandrins aux vers 19, 20 et 21.
délaissée ou moquée. Le poète, dans les vers qui On notera que les vers 19 et 20 exploitent des per-
suivent, érige en poésie ce qui ne devait être que sonnifications qui connotent une certaine souffrance
textes publicitaires et s’oppose à la vision de la ou violence.
212
Si l’on prend plus de libertés qu’autorise le vers au léger décalage de la ligne de gauche, à l’inégalité
libre, on peut relever aussi les vers 1 et 23 qui, eux, de la longueur de chacune des lignes et surtout à
se répondent et affirment tous deux le rejet de l’an- leur obliquité. Ces caractéristiques suggèrent le
cien au profit du moderne. mouvement du rideau de pluie poussé par le vent,
rideau plus ou moins dense et ouvert par son mou-
LE CT U RE D’I MA G E vement. La verticalité aussi bien que la qualité
médiocre de l’impression rendent difficile la lisibilité
On peut relever dans ce tableau cubiste une proxi- du calligramme. On peut y voir l’image brouillée par
mité avec l’esthétique d’Apollinaire (voir l’essai la pluie dans le calligramme lui-même. On peut y
d’Apollinaire, Les Peintres cubistes, 1913) : percevoir aussi une métaphore de la difficulté, l’her-
–– le choix de la tour Eiffel et de Paris ; métisme de certains poèmes. Ainsi la première ren-
–– la présence d’une architecture moderne contre avec le poème par son titre et son dessin
(immeubles) mais aussi plus ancienne (toits avec suggère déjà un sens et rappelle à quel point le cal-
leurs lucarnes) ; ligramme caractérise la poésie en rappelant le lien
–– la métamorphose de la tour Eiffel : les ailes que étroit entre signifiant et signifié, mais aussi la volonté
l’on devine en haut à droite, la couleur rouge, le de redoubler le sens de ce qu’elle dit en le faisant
mouvement ; entendre ou en le faisant voir.
–– l’irruption inquiétante ou bouleversante ou encore
« fracassante » de la modernité. Un poème nostalgique
Si la lisibilité du calligramme est difficile, sa compré-
S ’ E N T RAÎ NE R À L’ÉC RI T U RE D’I N V EN TI ON hension l’est aussi et nous avons affaire à un poème
dont le sens ne s’offre pas immédiatement et reste
Exemple de rédaction : ambigu. On pourra toutefois être sensible à la nostal-
À la fin tu es las de ce monde ancien gie dont le calligramme est empreint, mais également
au désir de s’en délivrer, et y percevoir la métaphore
Bergère Ô Burj Khalifa1 le troupeau des fuseaux
d’un passage d’une poésie du passé à celle du pré-
horaires s’effilochent dans le ciel
sent. Dans ce calligramme, le poète s’adresse à des
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité occidentale destinataires multiples « vous » (l. ou v. 2) explicité
Ici même les TGV ont l’air d’être anciens par « de merveilleuses rencontres » caractérisées par
La religion seule est restée toute neuve la religion la métaphore « ô gouttelettes » et qui peuvent ren-
voyer à « voix » ou à « femmes » (l. ou v. 1). Il s’adresse
Est restée simple comme la fusée Ariane
aussi à un destinataire unique avec l’impératif
Etc. « écoute » (l. ou v. 34) qui peut être lui-même ou un
1. Tour la plus haute du monde érigée à Dubaï. destinataire non-identifiable (un lecteur ?). Quels que
soient les destinataires, le poète les associe à son
passé lointain ou proche par « souvenir » (l. ou v. 1),
Texte 2 – Guillaume Apollinaire, « de ma vie » (l. ou v. 2), « ancienne musique » (l. ou
« Ondes », Calligrammes (1918) p. 294 v. 4), « liens » (l. ou v. 5), et l’unifie par la présence des
nasales dans tous les vers ou lignes (hormis en 3) et
OBJECTIFS ET ENJEUX par une régularité rythmique dans les deux premiers
–– S’interroger sur la nouveauté du calligramme : vers ou lignes. L’emploi particulier du verbe imper-
le lien entre le lisible et le visible. sonnel, et d’abord métaphorique ou au sens figuré,
« il pleut » peut souligner que le poète n’a pas recher-
L E CT U RE A NA LY T I QUE ché à faire naître ses souvenirs mais qu’ils le sur-
prennent et « tombent » sur lui comme le ferait la
L’image de la pluie pluie, et comme le montre le dessin de cette pluie. Ce
Avant d’être lu, ce calligramme peut être regardé passé est évoqué à travers des procédés qui le valo-
comme un dessin sans même se soucier des mots risent, comme avec l’adjectif hyperbolique « merveil-
qui le composent, sinon ceux du titre. Le calli- leuses » ou l’apostrophe « ô gouttelettes » (l. ou v. 2),
gramme condense ici le dessin de la pluie, mais et l’emploi de « regret » (atténué par « dédain »
aussi un de ses effets qui est de brouiller la vue, cependant) et de « pleurent » (l. ou v. 4) qui peuvent
voire d’effacer l’encre d’un texte pour le rendre illi- exprimer une mélancolie. Cette valorisation s’accom-
sible. Au premier regard, la pluie est représentée par pagne de sonorités agréables à l’oreille comme les
la verticalité de sa chute, dans sa succession de [v], [s], [m] et les [u], [o] [ø] mais aussi la sonorité par-
gouttes qui finissent par former comme un fil à tra- ticulièrement musicale et plaisante de « gouttelettes ».
vers une ligne de lettres et de mots, de phrases sans Le passé vient toutefois envahir le présent du poète
ponctuation qui représentent les gouttes et un et provoquer un changement. Cette évocation modi-
rideau de pluie. On peut toutefois se montrer attentif fie la perception des « nuages » (l. ou v. 3) : ils se
213
214
L’effacement de soi se rattache à l’effacement des –– les énumérations et le rythme croissant (v. 5 et 11) ;
autres et s’exprime à travers : –– la forme du poème qui joue de la présence ou de
–– l’usage de « personnages » qui peut s’entendre l’absence de strophes par la présence de 2 vers
péjorativement ; brefs (v. 7 et 14) : ordre organisé ou accumulation de
–– le « vous » initial qui représente la famille ne vers ?
représente plus qu’un seul au vers 15 ; –– l’irrégularité du mètre ;
–– la dramatisation de la séparation qui devient –– le trop plein de rimes (v. 3 à 5) ou l’éloignement :
pathétique dans la comparaison avec la « vieille « lumière » (v. 12) et « paupières » (v. 18) ;
photographie » (v. 17) et dans la métaphore para- –– la présence de deux termes explicites : « encom-
doxale « remous de solitude » (v. 16). brement » (v. 3) et « encombre » (v. 19)
–– la femme « ne répond pas » (v. 18), « les mots –– la ville qui « pousse » vers la « périphérie » ceux
[sont] « cassés » (v. 11) ; qui l’encombrent (v. 4-5).
–– l’effacement des rimes au fil des vers et le lien de
plus en plus ténu avec les vers qui précèdent ;
–– les cinq derniers vers sur la femme consacrent sa Texte 6 – Michel Houellebecq,
solitude et l’éloignement du mari. « Novembre », Configuration
du dernier rivage (2013) p. 299
Synthèse
Situer l’action du poème dans la banlieue et non OBJECTIFS ET ENJEUX
dans la ville anoblie par la poésie du xixe siècle –– Montrer comment le poète revisite un topos de
constitue déjà un parti pris lié au contexte du la poésie par une écriture poétique marquée par
moment de l’écriture. La fin des années 60 mar- une apparente simplicité.
quant le développement de la banlieue et des villes –– Montrer comment le poète cherche à inscrire ce
modernes de la périphérie de Paris. topos dans la banalité du monde moderne.
Ce poème cependant propose une image particuliè-
rement pessimiste et noire de la banlieue. Elle L E C TU R E AN ALY TI QU E
devient le lieu de l’exil ou du refuge des êtres que la
ville repousse (v. 4) parce qu’ils sont devenus Un poème élégiaque
pauvres (v. 20) et qu’ils n’ont plus les moyens d’ha- La simplicité caractérise le cadre spatio-temporel
biter un appartement plus grand. Le poète l’associe ainsi que son expression. À cette simplicité s’asso-
à des réalités médiocres comme les « boîtes » cie une connotation de tristesse qui donne à ces
(v. 2 ; 11) ou « les dépotoirs » (v. 5) qui effraient les vers un caractère élégiaque.
« enfants hallucinés » (v. 8), au regret de quitter la La nomination des lieux se libère de toute emphase.
ville et son passé (v. 15-17), et surtout à sa propre Le poète évoque « le café » (v. 1), puis « un hôtel aux
disparition (v. 6). chambres neuves » (v. 3), et enfin « le jardin » (v. 13).
Une poésie de la banlieue certes, mais surtout une L’absence d’adjectifs pour qualifier le café ou le jar-
banlieue comme topos poétique particulièrement din manifeste le souci de marquer la banalité des
sombre. lieux. La caractérisation des chambres manifeste la
volonté de se débarrasser d’une facile dramatisation
V OCA BUL A I R E et de revendiquer une fidélité à la réalité même – ou
surtout – si elle se révèle déceptive. On devine cette
Le présent d’énonciation donne ici le sentiment de même volonté dans la facile syntaxe du « Il y a » aux
voir se dérouler sous les yeux d’un témoin compa- vers 5 et 7, comme si l’évidence de la gravité du
tissant ou critique le destin tragique et pathétique moment invitait à une expression rejetant l’artifice
des personnages. Corrélé à cet usage du présent, ou la virtuosité, comme si la littérature devait s’effa-
l’emploi de « personnages » au lieu de « personnes » cer devant la douleur.
ou « gens » ou « famille » peut aussi rappeler l’imita- Le titre du poème « Novembre » évoque une période
tion de la réalité propre au théâtre ainsi que la notion de tristesse et de recueillement sur les tombes,
de représentation. On peut aussi donner à ce pré- légèrement atténuée et dédramatisée par le vers 6.
sent une valeur plus généralisante, si on le met en Le poète brosse également un autoportrait rapide et
relation avec l’impossibilité de caractériser précisé- médiocre grâce à l’anaphore de « un peu » (v. 2), sui-
ment les acteurs de la péripétie. vie à chaque occurrence d’adjectifs qui renvoient au
physique et à l’état psychologique, « vieilli » et
S ’ E N T R A Î NE R A U COMME NTA I R E « blasé », traduisant par là-même une lassitude et
une dégradation acceptées, renforcées par l’aveu
On mettra en évidence : d’un échec : « Je n’ai pas pu » (v. 4). Cet échec
–– l’accumulation « des choses » ; résonne comme une faiblesse et un regret, mais
–– l’usage du pluriel ; aussi comme les signes de sa souffrance après la
218
disparition de celle qu’il aime. La douleur du poète « peau », qui signale la sensualité de celle qui est
s’exprime enfin et explicitement au vers 16, et rap- aimée. Le poète a discrètement brossé un portrait le
pelle une souffrance liée à l’absence de l’être aimé portrait d’une jeune femme vivante, généreuse et
et qui impose « le silence ». aimante.
Le vers 13 rappelle la situation du poète et de celle
Synthèse
à qui il s’adresse. L’euphémisme « où tu reposes »
– que le poète fait rimer avec « rose » – laisse peu de • Le poète appréhende le prosaïsme du monde ; on
doute : le poète s’adresse à une jeune femme devine le refus de l’emphase et la volonté d’exprimer
morte ; « le jardin » serait alors un cimetière. Pro- ce monde dans sa simplicité, comme si cette simpli-
gressivement, le poète noue une relation de plus en cité soulignait sa suffisante poésie.
plus étroite avec l’être aimé. C’est d’abord au vers 7 • La quatrième strophe, discrètement, s’inscrit
qu’apparaît le pronom qui le représente. Dans la dans la tradition poétique. Le cimetière est devenu
troisième strophe, l’utilisation du verbe « revoir » au un « jardin » et la présence de « rose » relie le poème
présent renforce ce lien, redonnant vie à l’interlocu- à de nombreux poèmes et notamment à ceux de la
trice et à sa relation avec le poète. Cette relation est Renaissance.
exprimée hyperboliquement, tant dans le lexique • La simplicité des lieux et de l’expression, alliée
que par les rimes ou le changement de rythme du à une versification très proche de la tradition – en
vers 12 qui met en valeur « merveilles ». La dernière dépit de quelques écarts – contribue à rendre le
strophe donne le sentiment par l’usage du présent quotidien poétique, mais aussi à rendre la poésie
et l’évocation de la « peau » du poète et de l’interlo- plus familière.
cutrice que la relation est devenue plus sensuelle et
surtout que, par-delà la mort, cette relation est VOC ABU L AI R E
encore réelle. L’anaphore du vers 18 confirme ce
sentiment. On doit opposer les conditionnels et le subjonctif
des deux derniers vers à l’indicatif des vers qui pré-
La nostalgie du bonheur cèdent. L’indicatif exprime un passé et un présent
Ces vers permettent de découvrir le bonheur douloureux, alors que le conditionnel et le subjonctif
qu’éprouvait le poète avec son interlocutrice. Elle trahissent le désir de faire revivre un passé heureux
est présentée comme celle qui a permis au poète de dans un avenir proche.
découvrir et de jouir de la vie. L’expression valori- On doit ensuite opposer le présent de l’indicatif au
sante des vers 11 et 12 le rappelle avec force. Le passé composé et à l’imparfait dans les vers 1 à 18.
poète inscrit ce bonheur dans « la lumière » (v. 9) et Le passé précède logiquement le présent. Les deux
dans une nature personnifiée et bienveillante, « Dans temps finissent par évoquer un rapprochement et se
les caresses du soleil » (v. 10). Faire rimer « lumière » superposent l’un à l’autre.
et « entière » suggère le caractère lumineux de leur
relation et les discrètes allitérations en [s] et en [l] P R OL ON GE ME N T
accompagnent cette impression d’un bonheur asso-
cié à la douceur et à la paix. Les deux derniers vers, Il s’agit de la rencontre inattendue entre un chanteur
en exprimant le désir de revivre cette vie, et le lié au groupe Téléphone des années 80, représen-
« tout » de cette vie, confirment ce sentiment. Le tant d’une musique et de chansons dynamiques,
dernier vers enfin, dans sa grande simplicité qui optimistes pour un public jeune et un poète généra-
touche au prosaïsme, et qui sonne comme l’expres- lement considéré comme cynique, désespéré, lu par
sion modeste et dédramatisée de son bonheur une génération plus âgée. La proximité que ressent
passé et de sa souffrance présente, clôt presque Aubert avec Houellebecq peut inviter à réviser le
sereinement ce poème. jugement porté sur ce dernier.
L’anaphore du vers 18 rend vivante la présence de
l’être aimé et le poème tout entier nous en offre un P I STE C OMP L É ME N TAI R E
portrait sensible. Le poète l’associe à la jeunesse, à
l’envol et à l’épanouissement dans les vers 7 et 8. La On pourra faire lire le poème de Victor Hugo
lecture fait de ces vers un alexandrin et un octosyl- « Demain dès l’aube ».
labe, synonymes d’équilibre ; les allitérations en [p] Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
et en [d] et l’assonance en [i] suggèrent la vivacité Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
des « jeunes filles ». Le portrait est également moral. J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Les vers 11 et 12, particulièrement mélioratifs, rap- Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
pellent la générosité de l’être aimé qui « a[.] donné la Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
vie entière » et en a fait découvrir au poète « ses Sans rien voir au-dehors, sans entendre aucun bruit,
merveilles ». Enfin, le souvenir du corps revit par Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
l’intermédiaire du contact le plus intime, celui de la Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
219
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe, merci, quille/fille, serpez/restez, et également sur
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur, des liens sémantiques et logiques. La synonymie,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe les associations d’idées plus ou moins éloignées, les
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. lapsus sont révélateurs de la pensée des locuteurs.
« Poterne » désigne une porte et rappelle le lieu où
se tient trop souvent la concierge selon Irma.
Vocabulaire – Jeux de mots p. 300 « Elimer » signifie « user » résultat de l’action de
monter l’escalier qui en use le tapis.
1 . MOT S-VA LI S ES « Fourrage » désigne la nourriture et le courrier nour-
rit les commérages.
a. famille et millionnaire – éléphant et fantôme – « Tronc » est approximativement l’homophone de
emparer et ouille ! – foule et multitude – ridiculiser et « bon » mais évoque aussi « arbre ». Aux yeux de
cocu – alcool et accolade – nouveau et langue. Madame, Irma est là, plantée comme un arbre.
b. pantherreur – narratueur – roment – martyrlire – « Sourcil » rappelle les sonorités de « merci » mais
livresse – stylogriphe aussi suggère l’agacement qui se traduit par un
c. Ces mots-valises, résultat du croisement de deux haussement de sourcil.
mots qui s’en trouvent plus ou moins modifiés, per- « Quille » sonne comme « fille » mais ajoute à ce qui
mettent de dire plus en un seul mot, comme par précède : la quille que l’on fait tomber.
exemple « emparouille » qui dit simultanément l’action « Serpez » fait entendre « restez » mais surtout le
et son effet. Ils présentent aussi un intérêt le plus sou- désir qu’a Madame de couper ce « tronc ».
vent critique voire polémique comme « stylogriphe » « Vidangez » est synonyme de « vider » qui dit fami-
qui peut dénoncer la volonté qu’aurait un auteur de lièrement de quitter les lieux.
blesser. Ils sont assez souvent comiques. Ces créa-
tions offrent parfois des réussites qui enrichissent la 5. L E PARTI -P R I S D E S MOTS
langue comme « foultitude » ou « novlangue ».
Il s’agit de montrer à travers cet exercice que le lien
2 . H OMONY MI E entre les mots de ces poèmes tient parfois davan-
tage aux sonorités, au rythme ou à la graphie qu’au
a. Joignez vos mains. Voici l’heure où l’on prie pour sens. Le poète prenant ainsi le parti des signifiants
qu’un ange du ciel veille sur les berceaux. Qu’est-ce (Sa) plus que celui des signifiés (Sé). Les allitérations
que tu veux, il faut bien les endormir à leur tour. et assonances omniprésentes dans ces vers éta-
b. Exemple : blissent des liens sonores entre les mots mais le
Lâche ! Erre triste. Hèle, lasse ! Ai-je lutte, houle ? sens de certains vers est partiellement peu cohérent
Hèle, ivre ! et on comprend que c’est le Sa (signifiant) d’un mot
Fuir Las ! Bah ! Fuir ! Jeu sans queue des oies-eau, qui en impose un autre, plus que son Sé (signifié) :
sons ivres –– « dynamique » s’oppose sémantiquement à « las-
D’être par mille écus, main connue, et laisse yeux ! situde » mais est très proche d’un point de vue
sonore et rythmique de « mécanique érotique » ;
3. É P EL LAT I ON LE XI C A LI S ÉE –– « gélatineux » et « geignait » se justifient en
grande partie par le son identique de la première
a. pensées, cassés, décédées, aime, baissées, syllabe.
aimées, assez, air et l’eau, ennemis, âgée. On notera la présence de « blanchâtre » qui se justi-
b. Hélène a acheté ses hauts. Elle aime, elle aime. fie en partie par l’accent circonflexe de « huître », et
Elle a cédé à ses haines. Elle a vécu. l’anadiplose proposée par Prévert qui impose par
c. Exemple : Lucd. Gtacbc. Gmid. Sl ? Jv. Lacdcg. son procédé, plus que par une quelconque néces-
ôcpi ! sité, la multiplication des meubles.
Débats littéraires
Le poète est-il un être inspiré ? p. 302
Le manuel offre des exemples et des arguments Les élèves réfléchiront aux correspondances qu’on
pour défendre la conception du poète inspiré. Les peut établir entre l’inspiration, la muse et l’incons-
élèves pourront s’appuyer sur « La muse malade » cient, le hasard défendus par les poètes surréalistes.
221
Pour défendre la conception du poète artisan de l’inspiration : « Il y a un troisième sens beaucoup
des mots : plus subtil du mot inspiration, et c’est ici que poésie
Les poèmes qui pourront sans ambiguïté permettre pure employée par vous reçoit toute sa justification.
de défendre le point de vue inverse sont plus nom- L’habitude est, comme on dit, une seconde nature.
breux. « L’Art poétique » de Boileau (p. 283), celui de Cela veut dire que nous employons dans la vie ordi-
Verlaine (p. 284), « Le Tombeau d’Edgar Poe » de naire les mots non pas proprement en tant qu’ils
Mallarmé (p. 287) nourriront le débat. Les poèmes signifient les objets, mais en tant qu’ils les désignent
de Cendrars ou de Michaux (p. 288-289) auront et en tant que pratiquement ils nous permettent de
encore plus de poids dans la démonstration. Ils les prendre et de nous en servir.[…] Mais le poète ne
convoqueront également les Parnassiens et la théo- se sert pas des mots de la même manière. Il s’en
rie de l’art pour l’art et surtout le poème de Gautier sert non pas pour l’utilité, mais pour constituer de
« Art poétique » : tous ces fantômes sonores que le mot met à sa dis-
position, un tableau à la fois intelligible et délec-
Sculpte, lime, cisèle ;
table. L’habitude […] est devenue son ennemie, une
Que ton rêve flottant
ennemie qu’il faut dérouter et endormir, comme la
Se scelle
flûte d’Hermès jadis fit pour le cruel Argus. C’est à
Dans le bloc résistant !
quoi sert la répétition des sons, l’harmonie des syl-
Ou Mallarmé pour qui la poésie ne se fait pas avec labes, la régulation des rythmes et tout le chant
des idées mais avec des mots. prosodique. »
Ou Apollinaire dans « son dernier poème en vers Les élèves pourront également s’appuyer sur Mau-
régulier » : riac (p. 303) ou encore Queneau dans la section
Luth « Pour un art poétique » du recueil L’Instant fatal :
Bon dieu de bon dieu que j’ai envie d’écrire un petit poème
Zut !
Tiens en voilà justement un qui passe
Ou les travaux de l’Oulipo et notamment le jeu avec Petit petit petit
la contrainte N+7. viens ici que je t’enfile
sur le fil du collier de mes autres poèmes
Pour dépasser la contradiction : viens ici que je t’entube
Les élèves rappelleront à la fois que le poète doit se dans le comprimé de mes œuvres complètes
préparer à ce don qu’est l’inspiration (voir Hugo viens ici que je t’enpapouète
p. 302) et que le mot a pour lui une nature très parti- et que je t’enrime
culière (Les Contemplations, L.I, VIII) : et que je t’enrythme
et que je t’enlyre
Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant.
et que je t’enpégase
La main du songeur vibre et tremble en l’écrivant ;
et que je t’enverse
La plume, qui d’une aile allongeait l’envergure,
et que je t’enprose
Frémit sur le papier quand sort cette figure,
la vache
Le mot, le terme, type on ne sait d’où venu,
il a foutu le camp
Face de l’invisible, aspect de l’inconnu ;
Créé, par qui ? forgé, par qui ? jailli de l’ombre ;
BI BL I OGR AP H I E
[…]
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ; –– Mallarmé, Le démon de l’analogie, Poèmes en
Les mots sont les passants mystérieux de l’âme prose, 1864
[…] –– Paul Valéry, Poésie et pensée abstraite, 1939
Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu. –– J.M. Maulpoix, Le poète perplexe, 2001
–– J. Assaël, Pour une poétique de l’inspiration,
Dans Lettre à l’abbé Brémond sur l’Inspiration poé-
d’Homère à Euripide, 2007
tique (1927) ; Claudel défend une autre conception
222
Joachim Du Bellay, L’Olive, X (1550) ; Charles Bau- ces apostrophes, culminent dans la dernière strophe
delaire, Le Spleen de Paris (1869) ; Charles Baude- où nous les retrouvons trois fois. Cependant, la der-
laire, Les Fleurs du mal (1861) nière strophe se termine par un point d’interrogation
qui insinue le doute. La muse poétique : l’inspiratrice.
LA Q UE S T I ON S UR L E COR P US Le poème de Du Bellay est bâti de manière rigou-
reuse et apparemment simple : chaque métaphore
Comment le poète célèbre-t-il la femme à est développée selon les mêmes variations et les
travers sa chevelure dans ces trois extraits ? catégories grammaticales. En se limitant à la cheve-
lure (Cheveux, liens, nœud, étreint, briser, lien, fer,
On attend dans l’introduction que les élèves
glaive tranchant), on remarque chez Du Bellay une
remarquent que même si trois siècles séparent le
certaine préciosité issue de la Renaissance italienne
sonnet de Du Bellay des poèmes de Baudelaire, si la
dite pétrarquisante : cette imitation contribue aussi à
forme poétique est différente (sonnet, sept quintils
la célébration de la femme. Ce relevé permet de
et un poème en prose), chacun des poèmes célèbre
mettre aussi en évidence les recoupements et l’am-
la femme à travers la chevelure.
biguïté de certains termes qui ne traduisent pas à
I. Une déclaration d’amour première lecture forcément la douleur. On constatera
que les termes qui traduisent la souffrance à la fin du
Le poète s’adresse à la personne aimée directement
poème sont associés à la délivrance. Le poète
(texte A et B), l’ambiguïté subsiste dans le texte
s’adresse à la jeune femme aimée. Les démonstratifs
C. Dans le poème en prose, Baudelaire interpelle la
vers 1 et 4 marquent bien l’admiration et la dépen-
personne aimée et la deuxième personne du singu-
dance. À partir du vers 7 et 8, le poète souligne le
lier est présente constamment dans chacun des
paradoxe auquel il est confronté. Le professeur fera
paragraphes. Dans « la chevelure », s’il ne fait aucun
remarquer que ce vers et les 12 et 13 sont les seuls
doute que le poète s’adresse à elle, en variant le plus
où les métaphores sont absentes. Le poète n’en
possible les interpellations, le huitième vers joue sur
exprime pas moins le désir d’aimer au vers 7 trois
la personnification et peut laisser entendre qu’il parle
fois. La figure stylistique de la synecdoque est pré-
à la femme en la tutoyant. Les élèves pourront remar-
sente dans les deux poèmes de Baudelaire. On fera
quer le passage du tu au vous que ne justifie pas
distinguer que « La chevelure » est vraiment la célé-
toujours la syntaxe. Enfin, dans la dernière strophe,
bration de la chevelure et à travers elle une évocation
on se demandera si le poète s’adresse à la chevelure
de la femme à partir de l’univers suggéré. Dans « Un
ou à la femme aimée. Il semble bien que Baudelaire
hémisphère dans une chevelure » le poète s’adresse
ait cultivé cette ambiguïté que favorisent les mul-
à une femme particulière. On peut remarquer le peu
tiples évocations, métaphores et comparaisons.
de variations lexicales sur le mot chevelure mais la
« afin qu’à son désir elle ne soit jamais sourde » La
reprise anaphorique du groupe nominal complété
chevelure est un objet poétique qui permet la décla-
par « de ta chevelure » donne à ce poème le tour
ration d’amour. Dans le sonnet de Du Bellay, à partir
répétitif du blason. Les élèves remarqueront aisé-
de trois éléments du corps féminin, le poète célèbre
ment que le poète fait appel aux sens pour célébrer
la femme. Les cheveux, les yeux et la main sont
la femme et plus particulièrement à l’odorat. Le par-
convoqués par le poète mais non de manière
fum inonde particulièrement « la chevelure » même si
concrète. Ils ne servent qu’à mettre en place des
Baudelaire use de la synesthésie. De nombreux vers
métaphores qui visent à rendre compte d’une situa-
contribuent à l’étourdissement des sens et de l’es-
tion de souffrance : le poète est prisonnier, brûlé,
prit. La chevelure est, bien entendu, un lieu de pas-
blessé. Les cheveux sont bien entendu « d’or ». Les
sage, un objet transitionnel qui mène Baudelaire non
démonstratifs « ces », l’adjectif « telle » marquent
seulement vers la femme mais aussi vers tout ce
son adoration et les adjectifs l’intensité de son amour
qu’elle représente.
dont la jeune femme n’est pas responsable. Il a suffi
qu’elle soit. Baudelaire ne décrit la femme qu’à tra- II. Conception de l’amour et l’image de la femme
vers ses cheveux. Les élèves devraient repérer
qu’aux sept paragraphes du poème en prose corres- Du Bellay est heureux de souffrir. Il ne cache pas son
pondent les sept quintils de la version versifiée. Ils « plaisir ». Mais il s’agit bien de déclarer à la jeune
remarqueront aussi que « la chevelure » présente de femme son amour, de montrer le pouvoir qu’elle
nombreux points d’exclamation notamment à la exerce sur lui et qu’il est prêt à mourir. Il se soumet
rime, ce qui permettra de confirmer la triple invoca- à elle. On peut y voir du masochisme ou tout simple-
tion de la première strophe. « ô toison », « ô boucles », ment un reste de poésie courtoise. Chez Baudelaire,
« ô parfum… » Ces points d’exclamation, qui sou- la chevelure de la femme a priori ne l’emprisonne
lignent une forme d’exaltation, de vénération avec pas. Elle lui permet le voyage et l’ailleurs à travers
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l’évocation des sens ; la femme symbolise l’éva- I. La quête de la femme idéale à travers
sion ; elle est même voyage dans le temps (dernière la chevelure
ligne du texte B et dernier vers du texte C). La femme 1. Une expérience sensuelle
représente ce « tout » qui est répété continuellement –– odorat : §1 ; §2 ; §3 ; §6
dans le poème en prose. Cependant, l’emploi du –– goût : §1 ; §5 ; §6 ; §7
futur dans le texte C, l’impératif qui débute le texte –– toucher : §1 ; §2 ; §4 : §5 ; §6 ; §7
B, « laisse-moi », repris dans le dernier paragraphe –– vue : §2 ; §3 ; §4 ; §5 ; §6 ; §7
invite à penser que la femme est l’expression d’un –– ouïe : §2 ; §4 ; §5
désir à satisfaire mais insatisfait. On laissera les –– La synesthésie et la voix du poète qui fait entendre
élèves dégager l’image que les poètes donnent de la toute la musicalité.
femme : la représentation d’une Ève coupable de
Quelques exemples :
vous mener au malheur, d’une beauté fatale ; l’idée
–– allitération en [m] dans : « Mon âme voyage sur le
d’un être soumis à son physique à qui on ne donne
parfum comme l’âme des autres hommes sur la
que le seul pouvoir d’aimer et de se faire aimer. Les
musique ».
trois poèmes dégagent un idéal de Beauté : ils défi-
–– assonance en [ã] dans : « un port fourmillant de
nissent un idéal féminin à travers leur relation avec la
chants mélancoliques ».
femme mais aussi un idéal esthétique du fait même
–– son du roulis est renforcé par des allitérations en
de l’écriture poétique.
[r] et en bilabiales [b] et [p] : « bercées par le roulis
imperceptible du port ».
COMME NTA I R E
2. L’évocation d’un ailleurs
Vous commenterez le poème en prose L’espace à travers :
de Baudelaire (texte B). –– le rêve §3
–– le voyage
Pour commencer l’introduction, voici trois débuts
–– la vision d’un monde exotique §3, 4, 5, 6, 7
qui pourront servir d’exemples aux élèves en
–– de nouveaux « rivages » : les paradis artificiels
manque d’inspiration :
–– le temps : « l’éternelle chaleur » (§4), « l’infini de
• Baudelaire a composé quelques poèmes en l’azur tropical » (§6) et la paronomase « les langueurs
prose auxquels on peut rapprocher des poèmes en des longues heures » (§5)
vers. C’est le cas de ces deux poèmes sans que
3. la femme : un tout
l’on sache très bien lequel a été composé en pre-
C’est l’union des quatre éléments :
mier. « Un hémisphère » parut sous le titre de « La
–– terre : §4, 5, 6
Chevelure » en 1857, et « La Chevelure », le poème
–– feu : §4, 6
en vers, en 1859. Peut-on alors parler de brouillon
–– air : §1, 3, 4, 6
pour l’un ? d’une expression poétique plus aboutie
–– eau : dans tout le poème ; c’est l’élément féminin
pour l’autre ? Il semble qu’à travers le thème Bau-
par excellence
delaire ait voulu nous donner une leçon de poésie.
–– le mot « tout » : §1, 2, 3, 4,
« Un hémisphère dans une chevelure » est le dix
septième poème du recueil Le Spleen de Paris et ➤➤La chevelure : une synecdoque de la femme. La
on y retrouve les thèmes favoris de Baudelaire : le chevelure permettrait d’atteindre le bonheur parfait,
parfum, le voyage, l’exotisme. la femme idéale.
Ou, en s’appuyant sur la biographie de l’auteur : Exemple de transition :
Cependant, on peut trouver même dans cette
• Baudelaire a peu voyagé mais on peut considérer
expression du désir, des marques de spleen : la fuite
que ce thème a eu quelques échos dans son œuvre
d’un monde gris, sans odeur, le refus du temps pré-
poétique. Son court séjour à l’île Maurice, puis à l’île
sent marqué par la nostalgie. L’amour rencontre
Bourbon a certainement inspiré ces lignes de « Un
l’incompréhension de l’« autre » et le désir semble
Hémisphère dans une chevelure » au même titre que
insatisfait. On pourrait développer ainsi :
sa passion pour Jeanne Duval, « la Vénus noire » à la
lourde chevelure. II. Le rêve impossible
Ou, en prenant en compte le thème de la chevelure : 1. La fuite du temps
• Nombreux sont les poètes qui ont célébré la – « laisse-moi… longtemps » répété résonne comme
femme. Au xvie siècle, la mode fut au blason qui un appel désespéré.
évoquait la femme à partir d’un élément du corps – La nostalgie d’un temps passé §7.
féminin. Baudelaire, en consacrant deux poèmes à 2. La communication impossible
la chevelure semble avoir cédé à la tradition. – « Si tu pouvais savoir. ». La femme a un pouvoir
Voici un plan possible : qu’elle ignore ; c’est une muse malgré elle.
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