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Innovation

UN PRODUIT
RÉVOLUTIONNAIRE
Imaginé pour les terrains
accidentés et destiné
aux personnes à bas
revenus des pays en
développement, ce fauteuil
roulant est en train de créer
le buzz aux Etats-Unis.
HBRFRANCE.FR

Amos Winter est le directeur Vijay Govindarajan dirige


du Global Engineering la chaire Coxe de la Tuck
and Research Laboratory School of Business de
au département Construction Dartmouth et fait partie
mécanique et professeur du programme Marvin
adjoint de la chaire Bower Fellow de la
Robert N. Noyce, au MIT. Harvard Business School.
Il est l’auteur principal
de « Reverse Innovation »
(Harvard Business Review
Press, 2012).

L’innovation
eésrevni
mode d’emploi
Comment créer des
produits à succès pour les
marchés émergents.
par Amos Winter
et Vijay Govindarajan
BRUCE PETERSON

Octobre-novembre 2016 Harvard Business Review 2


INNOVATION

LENTEMENT, MAIS
SÛREMENT, LES
MULTINATIONALES
OCCIDENTALES RÉALISENT
QU’IL EST PERTINENT DE
CONCEVOIR DES PRODUITS
ET SERVICES DANS LES
ÉCONOMIES ÉMERGENTES
AVANT DE LES EXPORTER,
APRÈS QUELQUES
AJUSTEMENTS, DANS LES
PAYS DÉVELOPPÉS.
Ce processus, baptisé « innovation inversée », par­op- ces pays tels que Jain Irrigation, Mahindra & Mahin-
position à l’approche traditionnelle qui consiste à dra ou le groupe Tata, de créer des offres attractives
créer un produit en premier lieu pour les marchés pour ces deux types d’économies.
développés, permet aux entreprises de profiter des Nous avons étudié cette problématique sur une
avantages de chaque monde. Ce phénomène a été durée de trois ans et avons analysé plus de 35 projets
décrit pour la première fois dans Harvard Business d’innovation inversée lancés par des multinationales.
Review par l’un des auteurs du présent article, Vijay Nos recherches suggèrent que le problème découle
Govindarajan (voir « How GE Is Disrupting Itself », de leur incapacité à saisir le contexte économique,
HBR édition américaine, octobre 2009). social et technique unique des marchés émergents.
Pourtant, en dépit de l’inexorable logique de ce La compréhension viscérale de ces consommateurs,
type d’innovation, seule une poignée de grands dont les habitudes de consommation, le rapport à la
groupes – en particulier Coca-Cola, GE, Harmon, technologie et la perception des statuts sociaux dif-
­Microsoft, Nestlé, PepsiCo, Procter & Gamble, Re- fèrent grandement des leurs, fait défaut aux équipes
nault et Levi Strauss – est parvenue à vendre à l’inter- de développement de produit des entreprises occi-
national des produits conçus sur des marchés émer- dentales, qui, tout au long de leur carrière, conçoivent
gents et il est difficile, même pour les géants issus de des offres destinées à leurs semblables. Les dirigeants

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L’idée en bref
LE PROBLÈME L’ANALYSE CE QU’IL FAUT EN RETENIR
Les entreprises multinationales Menée sur une période de trois ans, cette Les entreprises peuvent éviter
commencent à réaliser que développer de recherche suggère que les entreprises ces pièges en :
nouveaux produits dans et pour les marchés occidentales échouent le plus souvent 1. définissant leur problématique
émergents leur permet de surpasser les à saisir les contextes économiques, sociaux indépendamment des solutions ;
concurrents locaux, de vendre moins cher et techniques des marchés émergents. 2. créant une solution optimale grâce
que ces derniers et même de créer des La majorité des ingénieurs américains à la liberté créative que permettent
innovations de rupture pour les pays ou européens a du mal à dépasser ces marchés ;
occidentaux. Beaucoup, toutefois, peinent les contraintes inhérentes à ces marchés 3. comprenant l’environnement technique
à créer de tels produits et à les et à tirer profit de leur souplesse. Ils ont sous-jacent de la problématique ;
commercialiser sur les marchés développés. tendance à tomber dans un ou plusieurs 4. testant les produits avec autant
pièges qui freinent leurs efforts d’innovation. d’intervenants que possible ;
5. utilisant les contraintes pour créer
des produits stars à l’international.

peinent à trouver comment dépasser les contraintes laquelle deux disciplines – l’une relative à la tech-
inhérentes aux économies émergentes ou à profiter nique, l’autre à la stratégie – entrent en jeu dans les
des souplesses qu’elles permettent. Incapables principes primordiaux de l’innovation inversée.
d’avancer, ils se fourvoient généralement dans un ou
plusieurs pièges qui les empêchent de faire aboutir Les cinq écueils de l’innovation
leurs projets. inversée – et comment les éviter
Notre recherche montre aussi que ces écueils Les entreprises multinationales déclinent générale-
peuvent être évités grâce à quelques principes consti- ment leurs produits en trois versions : une offre haut de
tuant une feuille de route de l’innovation inversée. gamme, ultraperformante et très chère, une offre
Nous avons tiré ces principes d’une part de notre tra- « améliorée », qui propose 80% des performances pour
vail avec les multinationales, d’autre part de l’expé- 80% du prix, et une offre « classique », à 70% des per-
rience directe d’une équipe d’ingénieurs du MIT que formances pour 70% du prix. Pour pénétrer les mar-
dirige le second auteur de cet article, Amos Winter. chés émergents, où les consommateurs ont des at-
Son équipe a en effet passé six ans à imaginer un fau- tentes très élevées mais des moyens bien plus faibles,
teuil roulant tout-terrain pour les utilisateurs des les grands groupes adoptent le plus souvent une philo-
pays en développement, qui est produit aujourd’hui sophie visant à minimiser les risques initiaux : ils ana-
en Inde. La LFC (pour Leveraged Freedom Chair) lysent la valeur de leur version « classique » pour en
offre une propulsion de 80% plus rapide et de 40% déduire une version « correcte » offrant 50% des perfor-
plus efficace que les fauteuils traditionnels et se vend mances du produit de référence pour 50% de son prix.
­autour de 250  dollars, un montant similaire à celui Cela fonctionne rarement. Dans les pays en déve-
des autres fauteuils des pays émergents. Les techno- loppement, les produits « corrects » sont trop chers
logies à l’origine de ses hautes performances et de son pour la classe moyenne, et les classes supérieures, qui
bas coût ont été reprises dans une version occiden- pourraient se permettre de les acheter, leur préfèrent
tale du produit, la GRIT Freedom Chair, améliorée leurs déclinaisons haut de gamme. En outre, grâce aux
grâce aux feed-back des utilisateurs et commerciali- économies d’échelle et grâce à la mondialisation des
sée 3 295 dollars aux Etats-Unis, soit moins de la moi- supply chains, les entreprises locales sortent au-
tié du prix des produits concurrents. jourd’hui des produits sophistiqués à des prix relative-
Comme nous le verrons dans les pages qui suivent, ment modestes plus rapidement que par le passé. En
l’innovation inversée naît du caractère créatif de la conséquence, la plupart des multinationales doivent
rencontre entre technique et stratégie. Pour une se contenter d’une petite part du marché local.
­e ntreprise, l’opportunité n’est réelle que si elle Pour conquérir les consommateurs des pays en
conçoit des produits et services adaptés en structu- développement, les produits et services des grands
rant sa proposition et son objectif. C’est la raison pour groupes doivent être équivalents ou supérieurs aux

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offres existantes, mais coûter moins cher. En d’autres consommateurs aux ressources moindres est difficile
termes, ils doivent, comme le formulent avec ironie à assimiler ; les concepteurs peinent à se détacher des
leurs concepteurs, apporter 100% de performance technologies existantes.
pour 10% du prix. Seule la création de produits ou de Le fabricant américain de matériel agricole John
technologies de rupture peut permettre aux entre- Deere, qui avait pourtant fait ses preuves à l’interna-
prises de battre leurs concurrents locaux à la fois en tional, a rencontré ce problème en Inde. L’entreprise
termes de qualité et de tarif. Or les erreurs mention- a commencé par y vendre des tracteurs qu’elle pen-
nées plus haut les empêchent d’accomplir cet exploit. sait adaptés aux marchés émergents. Or ses machines,
Voici cinq principes à suivre dans la conception des conçues pour les grandes fermes américaines, ont un
offres pour éviter ces écueils. rayon de braquage ample alors que les terrains exploi-
ÉCUEIL N° 1 : Chercher à lancer un produit tés en Inde sont très petits et très rapprochés les uns
existant sur un nouveau segment de marché. Les des autres : les agriculteurs préfèrent donc des trac-
offres et processus existants influencent considérable- teurs capables de virages plus étroits. Ça n’est
ment la création de produits destinés aux marchés en qu’après avoir créé un nouveau tracteur de A à Z pour
développement. A première vue, il semble plus ra- le marché local que John Deere est enfin parvenu à
pide, plus économique et moins risqué d’adapter un s’imposer en Inde.
produit existant que d’en développer un ex nihilo. PRINCIPE N° 1 : Définir la problématique indé-
L’idée que ces produits éprouvés sur d’autres marchés pendamment des solutions. C’est en vous attelant
et légèrement adaptés puissent ne pas séduire des à la définition du problème sans tenir compte des
­solutions préexistantes que vous et votre entreprise
éviterez le premier écueil et repérerez des opportuni-
tés non encore développées dans votre portefeuille de
produits. Considérez la question de l’irrigation des
Les avantages clés de la LEVERAGED FREEDOM CHAIR fermes dans les pays émergents : les agriculteurs ont
tendance à argumenter en faveur du développement
ULTRA- du réseau électrique, de façon à pouvoir alimenter
SÛRE
Grâce à un leurs pompes à eau et donc irriguer leurs champs. Ils
POLYVALENTE
empattement large, Les leviers se ont, en réalité, besoin non pas d’électricité mais d’eau :
une ceinture de
sécurité, des
démontent pour leur véritable exigence est d’amener l’eau vers leurs
une utilisation en
courroies aux pieds intérieur plus cultures et non d’alimenter leurs pompes. En isolant
et au buste. aisée. ce problème bien spécifique, les ingénieurs se rendent
compte que la création de bassins à proximité des
UNE champs ou l’utilisation de pompes à énergie solaire est
FABRICATION ET une réponse bien plus appropriée, sur un plan à la fois
UN ENTRETIEN BON PLUS
MARCHÉ RAPIDE ET financier et environnemental, que le développement
La LFC se compose de TOUT-TERRAIN
pièces de bicyclette Les leviers du réseau électrique.
disponibles dans permettent d’aller plus Dans la formulation de votre problématique,
n’importe quelle vite sur terrain plat et
boutique de cycles. d’avancer plus ­ouvrez grands vos yeux et vos oreilles : vous repérerez
facilement sur les peut-être ainsi des comportements dévoilant des be-
chemins
irréguliers. soins que les consommateurs n’ont pas encore expri-
més. En 2002, les chercheurs de la Commonwealth
Telecommunications Organisation ont réalisé qu’en
Afrique de l’Est, les gens transféraient leurs crédits de
communication à leurs amis et familles restés au vil-
lage, qui les utilisaient ou bien les revendaient. Cette
ILLUSTRATION : GRIT/ASME DEMAND

pratique permettait à ceux qui travaillaient en ville


MOINS d’envoyer de l’argent à leur foyer sans avoir à entre-
FATIGANT
prendre le transport long et risqué de grosses sommes.
Propulser le fauteuil
demande moins Voilà qui indiquait une demande latente pour un
d’énergie. ­service de transfert d’argent : c’est ainsi qu’est né le
système de transfert d’argent par téléphone mobile
­M-Pesa, largement plébiscité aujourd’hui.

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Il est préférable d’étudier le marché mondial en Ces critères ne donnaient toujours pas d’indice sur
profondeur avant de se lancer dans une démarche de la forme du fauteuil, mais si les chercheurs en avaient
conception de produit. L’équipe du MIT s’est par oublié un, s’ils avaient cherché à imposer un produit
exemple rendu compte, en analysant le marché des existant ou imaginé leurs propres critères, le projet
fauteuils roulants, que sur les 40 millions de per- aurait probablement échoué.
sonnes handicapées non équipées, 70% vivaient dans ÉCUEIL N° 2 : Chercher à baisser le prix en éli-
des zones rurales où l’éducation, l’emploi, les com- minant certains détails. Nombre de multinatio-
merces et les communautés n’étaient accessibles que nales pensent que c’est là la solution pour rendre leurs
par des routes rustiques et des chemins boueux. Un produits accessibles aux marchés émergents. L’argu-
environnement rude, donc, où les fauteuils tradition- ment est le suivant : les consommateurs des pays en
nels tombaient facilement en panne et s’avéraient dif- développement sont prêts à accepter une qualité et
ficiles à réparer. En raison de leur pauvreté, la plupart des produits inférieurs inspirés de technologies sur le
des gens obtenaient un fauteuil gratuit ou subven- déclin. Cette approche mène généralement à des déci-
tionné par le biais d’ONG, d’associations religieuses et sions malheureuses et à des produits mal conçus.
d’instances gouvernementales. Contrainte impor- Ainsi, quand l’un des trois grands fabricants auto-
tante, ces intermédiaires n’étaient disposés à payer mobiles américains décida de se lancer sur le marché
que 250 à 350 dollars par fauteuil. indien, au milieu des années 1990, il chargea ses
Aucun utilisateur de fauteuil ne sachant décrire la concepteurs, à Detroit, d’imaginer un modèle adapté.
solution de mobilité dont il avait besoin, l’équipe du Partant d’une voiture existante de milieu de gamme,
MIT dut se mettre à l’écoute du marché pour com- ces derniers éliminèrent les détails qu’ils jugeaient
prendre ses attentes. Elle s’inspira des nombreuses superflus pour les clients indiens, tels que les vitres
plaintes qu’elle avait recensées : les fauteuils étaient arrière électriques. Le prix du nouveau modèle le ren-
difficiles à pousser sur les routes des villages, les tri- dait accessible aux Indiens des classes aisées... qui
cycles manuels étaient trop gros pour être utilisés en emploient des chauffeurs. Ces derniers avaient donc
intérieur, les produits importés ne pouvaient être ré- des vitres électriques à l’avant mais leurs patrons et
parés sur place, le trajet entre domicile et travail dé- propriétaires du véhicule, à l’arrière, devaient baisser
passait souvent 1,5 kilomètre – une distance fatigante manuellement leurs fenêtres. Un mauvais point pour
à parcourir – et ainsi de suite. la satisfaction du consommateur !
De son analyse des besoins des consommateurs, PRINCIPE N° 2 : Imaginer une solution optimale
l’équipe dégagea quatre conditions indispensables : et non une proposition au rabais, en s’appuyant
1. Un prix avoisinant les 250 dollars. sur la souplesse créative que permettent les
2. Un fauteuil utilisable pour parcourir 5 km marchés émergents. En dépit de leurs nombreuses
par jour sur des terrains accidentés. contraintes, les marchés émergents sont riches de li-
3. Un engin maniable en intérieur. bertés créatives intrinsèques, de natures diverses : en
4. Une maintenance locale, facile et à bas coût. Egypte, l’ensoleillement puissant rend l’énergie so-
laire attractive dans les zones où l’électricité pose pro-
blème. En Inde, la main-d’œuvre est bon marché,
contrairement aux machines : la production manuelle

OUVREZ GRANDS VOS YEUX est donc une option financièrement intéressante. Par-
fois, des différences de comportement élargissent les

ET VOS OREILLES : VOUS horizons des entreprises : en Afrique, c­ ertains pré-


fèrent acheter une télévision qu’un toit, ce qui sous-

REPÉREREZ PEUT-ÊTRE entend que les industriels doivent chercher à combler


les désirs autant que les besoins des consommateurs.

DES COMPORTEMENTS En étudiant avec soin ces libertés créatives,


l’équipe du MIT a pu remplir plusieurs objectifs. Par

DÉVOILANT DES BESOINS exemple, si les fauteuils dotés d’un système de chan-
gement de vitesses mécanique, à l’instar des bicy-

NON EXPRIMÉS PAR LES clettes, existent bien dans les pays en développement,
ils sont très chers et rares sont ceux qui peuvent donc

CONSOMMATEURS. les acquérir. Contraints d’imaginer une solution de


remplacement, les ingénieurs du MIT se sont donc

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t­ ransport très courant dans les pays en développe-


Version adaptée pour le marché américain GRIT FREEDOM CHAIR ment et partout on trouve des ateliers de réparation
qui stockent des pièces de rechange. L’utilisation
­d’éléments de bicyclette dans sa chaîne de transmis-
sion a donc permis de rendre la LFC peu chère,
DÉMONTAGE
FACILE ­durable et facile à réparer, en particulier dans les
Le dossier, les moyeux PRÉCISION ­villages reculés.
et les repose-pieds se ACCRUE
détachent facilement Des détails de ÉCUEIL N° 3 : Oublier les contraintes tech-
à l’aide d’une seule fabrication sophistiqués niques des marchés émergents. Quand ils
main. (soudage TIG, revêtement
anticorrosion et commande conçoivent des produits pour les pays en développe-
numérique) améliorent ment, les ingénieurs partent du principe que l’envi-
le mouvement et
la durabilité du ronnement technique local est le même que chez eux.
fauteuil. Or si les lois physiques sont bien les mêmes partout
dans le monde, les infrastructures sont très différentes
dans les économies émergentes. Les ingénieurs
doivent considérer les facteurs techniques potentiel-
lement problématiques – qu’ils soient physiques,
chimiques, énergétiques, écologiques ou autres – et
PLIABLE déterminer au moyen d’analyses rigoureuses la viabi-
Le fauteuil se plie
pour tenir dans un
lité des solutions envisagées.
coffre de voiture. C’est par des estimations minutieuses que les ingé-
nieurs pourront valider ou réfuter leurs hypothèses
quant au marché concerné. Voyons le cas de la Play-
Pump, conçue pour l’Afrique, qui utilise l’énergie des
enfants autour d’un tourniquet pour pomper l’eau du
tournés vers la variété des mouvements des bras, de sol et la stocker dans une tour. Mêler le jeu et l’utilité
façon à exploiter cette force manuelle dans la chaîne publique : voilà, universellement, une idée dans la-
de transmission et ainsi faire varier la vitesse du fau- quelle chacun trouve son compte ! Une étude en condi-
teuil. Bien que cette p ­ ossibilité ne soit pas limitée aux tions réelles a validé la logique des hypothèses tech-
pays en développement, les chercheurs n’auraient ja- niques d’un tel mécanisme.
mais pensé à y r­ ecourir s’ils n’avaient pas cherché à Supposons donc que, dans un village d’un millier
inventer un produit performant à bas coût – une d’habitants, chacun ait besoin de trois litres d’eau po-
condition imposée par les ­marchés émergents. table par jour. Le village possède un réservoir de
L’équipe du MIT a conçu la LFC avec deux longs 3 000  litres, de 10 mètres de haut. Un calcul basique
leviers que l’on pousse pour propulser le fauteuil, permet d’évaluer que 25 enfants jouant chacun 10 mi-
l’utilisateur pouvant changer de vitesse en modifiant nutes suffisent, théoriquement, à remplir la tour.
la position de ses mains. On gravit une colline en Une analyse un peu plus poussée assombrit néan-
­saisissant les manches vers le haut pour accentuer moins cette perspective. Après tout, les enfants
l’effet de levier : avec cette vitesse « basse », les leviers courent autour du tourniquet jusqu’à en avoir la tête
fournissent une puissance de 50% supérieure à celle qui tourne ; or si toute l’énergie qu’ils déploient à
­obtenue en poussant les jantes des roues. Sur terrain pousser l’engin passe dans le pompage de l’eau, le
plat, on attrape les leviers en bas pour obtenir un angle tourniquet s’arrêtera dès qu’ils arrêteront de pousser.
de poussée plus important et ainsi avancer de 75% Le jeu perd tout son charme ! Si on fait l’hypothèse que
plus rapidement que sur un fauteuil standard. On la moitié de l’énergie sert au pompage et l’autre moitié
freine en t­ irant les leviers vers soi. à la rotation du tourniquet, il faut donc engendrer
En faisant de l’utilisateur, à la fois source d’énergie deux fois plus d’énergie pour maintenir le réservoir
et boîte de vitesses, l’élément le plus complexe de la plein – soit 50  enfants utilisant chacun la PlayPump
machine, l’équipe a pu concevoir sa chaîne de 10  minutes par jour.
­transmission à partir des composants d’une bicyclette Si l’eau provient d’un puits à 10 mètres de
simple à une vitesse. L’utilisation de ces composants ­profondeur, il faudra encore deux fois plus d’énergie :
est, d’ailleurs, l’une des autres libertés qu’ont pu 100 enfants devront utiliser le tourniquet. Certains
­exploiter les ingénieurs : le vélo est un mode de ­seront inefficaces : le chiffre pourrait monter jusqu’à

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200 enfants. Et que se passera-t-il les jours où les bam- d’énergie de la LFC est son utilisateur, ce qui élimine
bins ne voudront pas jouer en raison d’une météo trop le coût d’un moteur et d’une autre source d’énergie.
chaude, trop humide ou trop froide ? Comment le vil- L’équipe du MIT a cependant dû comprendre
lage s’approvisionnera-t-il alors en eau ? Si les concep- ­comment les mouvements des membres supérieurs
teurs de la PlayPump avaient inclus tous ces facteurs de l’usager pouvaient se transformer en force de pro-
dans leurs calculs, ils auraient réalisé que leur projet pulsion : elle y est parvenue en calculant la puissance
n’était techniquement pas viable. Après avoir pourtant et la force qu’une personne peut engendrer avec ses
été récompensé par le programme Development Mar- bras et quelle quantité de puissance et quelle force
ketplace de la Banque mondiale en 2002 et récolté étaient nécessaires en fonction des types de sol. Les
16,4 millions de dollars de promesses de don en 2006, concepteurs ont cherché, en dernier lieu, la longueur
PlayPump International a cessé l’installation de nou- optimale des deux leviers pour que les utilisateurs
veaux équipements en 2010. Le tourniquet semblait puissent se propulser avec une efficacité maximale sur
une bonne idée mais les réseaux hydrographiques des terrain plat tout en ayant suffisamment de force pour
villages requièrent une source d’énergie fiable – ça avancer dans des conditions plus difficiles, comme
n’est certainement pas un jeu d’enfant. dans la boue ou sur le sable.
PRINCIPE N° 3 : Analyser l’environnement ÉCUEIL N° 4 : Négliger les différents interve-
technique des problématiques des consomma- nants. De nombreuses multinationales semblent
teurs. Le rapport à la technologie n’est pas le même penser qu’il suffit, pour faire comprendre à leurs
d’un pays à l’autre. Un exemple : en Inde, les maisons concepteurs les besoins et désirs des consommateurs,
de ville sont alimentées en eau grâce à un réseau de de les parachuter quelques jours sur tel ou tel marché
canalisations municipales pressurisées, exactement
comme dans les pays occidentaux, qui assure qu’en
cas de fuite l’eau s’échappe mais qu’aucun agent
contaminant ne peut pénétrer le système. Toutefois,
DES MULTINATIONALES
la plupart des foyers indiens utilisent des pompes à
haut débit pour pomper l’eau du réseau municipal et
SEMBLENT PENSER QU’IL
la stocker dans des réservoirs installés sur le toit des
maisons. Ce pompage fait entrer des éléments
SUFFIT DE PARACHUTER
­polluants dans les tuyaux, entraînant un mécanisme
de contamination que l’on ne retrouve pas aux Etats-
LEURS CONCEPTEURS
Unis ou en Europe.
En matière de développement de produit, les fac-
QUELQUES JOURS SUR UN
teurs sociaux et économiques du marché cible sont
souvent à l’origine de contraintes techniques. Imagi-
MARCHÉ ÉMERGENT POUR
nons qu’une entreprise cherche à vendre des tracteurs
bon marché aux agriculteurs à faibles revenus : elle
Y OBSERVER LES HABITUDES.
devra les concevoir légers, car le coût des matériaux
joue un rôle majeur dans le prix d’une telle machine. émergent et de leur faire visiter une poignée de villes,
Les ingénieurs devront donc évaluer en quoi la dimi- villages et bidonvilles pour y observer les habitudes
nution de son poids affectera les performances de locales. Leur ressenti, pensent-elles, sera suffisant
l’engin, notamment sa puissance de traction – point pour développer des produits capables de séduire la
particulièrement important car, dans les pays émer- clientèle. Rien n’est pourtant moins vrai.
gents, les agriculteurs utilisent leur tracteur non seu- PRINCIPE N° 4 : Tester les produits avec autant
lement dans leur champ mais aussi pour le transport de partenaires que possible. Il serait judicieux
de personnes et autres activités annexes. pour l’entreprise de lister la chaîne entière des
En analysant l’environnement technique en ques- ­intermédiaires qui détermineront le succès de son
tion, les ingénieurs peuvent identifier les difficultés offre, et ce dès le début du processus de développe-
ainsi que les solutions innovantes qui se présentent à ment. Il lui faut non seulement s’interroger sur l’iden-
eux. Comprendre les contraintes liées à l’énergie, à la tité et les besoins de l’utilisateur final de son produit,
force, aux transferts thermiques, etc., leur permettra mais aussi se demander qui le produira, le distribuera,
d’envisager de nouvelles manières de les satisfaire. le vendra, le financera, le réparera et, en fin de compte,
Comme nous l’avons mentionné plus haut, la source en assurera la destruction. Cette analyse permet de

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­ évelopper non seulement le produit mais également


d prochant les parois du siège des hanches de l’utilisa-
un business model capable de monter en puissance. teur, en diminuant l’espace entre les roues et le cadre,
L’idéal consiste à vous mettre dans l’idée que vous et en utilisant des pneus plus fins. En analysant la
concevez non pas pour, mais avec ces intermédiaires. structure de l’objet, en optimisant le ratio force/poids
Si vous les traitez comme des égaux, ils seront davan- du cadre et en réduisant les matériaux superflus à tous
tage enclins à participer au processus et à vous fournir les endroits possibles, l’équipe est en outre parvenue
des critiques et des retours honnêtes. Si vous dévelop- à baisser le poids de la LFC de 9 kg. Son utilisation en
pez la prothèse d’un bras ou d’une jambe, collaborez intérieur s’en est trouvée améliorée mais plusieurs uti-
avec les amputés, les hôpitaux qui fournissent les lisateurs ont confié avoir eu l’impression de pouvoir
­prothèses et les associations qui les financent. Peu tomber en progressant sur des terrains difficiles. Pour
importe que vous soyez ou non diplômé en médecine : la session de test suivante, en Inde, l’équipe a donc
si vous êtes valide, vous n’avez aucune idée de ce que ajouté des courroies au niveau des pieds, de la taille et
signifie vivre avec un membre artificiel dans un pays du buste pour sécuriser les utilisateurs sur leur siège.
en développement. Ces derniers ont jugé cette troisième version équiva-
L’équipe du MIT a initié des collaborations avec des lente aux autres produits du marché en intérieur, et
fabricants de fauteuils roulants et leurs utilisateurs bien supérieure en extérieur.
dans tous les pays émergents. Ces partenaires ont ÉCUEIL N° 5 : Penser que les produits conçus
­apporté des idées sur la façon d’améliorer le fauteuil et pour les pays émergents ne marcheront jamais
sur les marchés mondiaux. Les entreprises

LES ENTREPRISES
­ ccidentales tendent à supposer que les consom­
o
mateurs des pays développés, sensibles aux marques

OCCIDENTALES SUPPOSENT
et à la qualité de leurs achats, ne voudront jamais d’un
­produit issu des marchés émergents, même si son prix

QUE LES CONSOMMATEURS


est bas. Les dirigeants craignent par ailleurs que même
s’il fonctionne, il risque de menacer et de cannibaliser

DES PAYS DÉVELOPPÉS NE


les biens vendus plus cher, avec des marges plus
élevées.
PRINCIPE N° 5 : S’appuyer sur les contraintes
VOUDRONT JAMAIS D’UN des marchés émergents pour créer des produits
stars à l’international. Préalablement à la phase de
PRODUIT PEU CHER ISSU conception, les entreprises doivent identifier les

D’UN PAYS ÉMERGENT.


contraintes inhérentes au nouveau produit ou service
à développer : faibles revenus des consommateurs,
infrastructures médiocres, ressources naturelles
­limitées, etc. Apparaît ainsi une liste de conditions
de le rendre plus facile à fabriquer, plus robuste, –  prix, durabilité, matériaux  – que la nouvelle offre
moins cher, qui ont suggéré plusieurs pistes aux devra respecter.
­ingénieurs. L’équipe a obtenu un feed-back plus ap- Les contraintes des marchés en développement
profondi encore grâce à des tests sur le terrain en imposent souvent des avancées technologiques qui
Afrique de l’Est, au Guatemala et en Inde, menés en permettent aux innovations d’initier des évolutions
coopération avec des entreprises locales fabriquant et sur les marchés internationaux. Les nouveaux pro-
distribuant des fauteuils roulants. Ces tests ont eu un duits deviennent des plateformes auxquelles les en-
impact considérable et entraîné plusieurs modifica- treprises peuvent ajouter diverses fonctionnalités qui
tions du modèle développé. raviront les consommateurs de tous horizons dans le
Alors que le premier prototype avait obtenu de monde. C’est le cas de la Logan, le véhicule conçu par
bons résultats sur terrain accidenté en Afrique de l’Est, Renault pour sa clientèle d’Europe de l’Est, qui exige
ses performances en intérieur étaient décevantes : il des prix bas et de la qualité. Lancée en Roumanie en
était trop large pour le format standard des portes, ce 2004, la Logan offrait, pour 5 000  euros seulement, un
que les ingénieurs n’avaient pas repéré, et pesait 9  ki- coffre et un habitacle vastes, un châssis surélevé et
los de plus que les produits déjà proposés dans le pays. une fiabilité supérieure à celle des autres produits
Pour les essais suivants, réalisés au Guatemala, les concurrents. Pour assurer son prix modeste, Renault a
concepteurs ont réduit la largeur du fauteuil en rap- diminué le nombre de pièces qui composent habituel-

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lement une voiture et a produit la Logan en Roumanie, duits onéreux. Quand, en 2005, Procter & Gamble ac-
où la main-d’œuvre coûte relativement peu cher. quit la marque, le groupe repéra immédiatement une
Deux ans plus tard, Renault a décidé de rendre la opportunité d’étendre sa part de marché dans le pays.
Logan attractive aux yeux des consommateurs des Encouragé par cette nouvelle maison mère,
pays développés en y ajoutant des équipements de ­présente en Inde depuis le début des années 1990,
sécurité et en améliorant son esthétique – une pein- Gillette décida de développer un produit pour les
ture métallisée par exemple. En France, le prix du 400  millions d’Indiens à revenu intermédiaire utili-
­véhicule est monté jusqu’à 10 000 euros. En Alle- sant essentiellement des rasoirs de sûreté. Elle com-
magne, les ventes ont bondi de 6 000 à 85 000 unités mença par explorer les exigences de ses consomma-
en l’espace de trois ans. En 2013, les ventes en Europe teurs. Après avoir détaillé tous les intervenants de sa
de l’Ouest avaient atteint 430 000 unités, soit une pro- chaîne de valeur, des fournisseurs d’acier aux utilisa-
gression de 19% par rapport à 2012. En dépit des teurs finaux, une équipe pluridisciplinaire réalisa une
contraintes qui l’avaient forcée à développer un enquête ethnographique et passa plus de 3 000 heures
­n ouveau modèle automobile, Renault est donc auprès de 1 000 consommateurs potentiels.
­finalement parvenu à créer un produit de haute valeur Gillette découvrit que les besoins des utilisateurs
­ajoutée à bas prix qui séduit également sa clientèle indiens différaient de ceux de leurs homologues des
ouest-européenne. pays développés sur quatre points :
Un phénomène similaire s’est produit avec la LFC : Le prix. Une contrainte cruciale, le principal
les utilisateurs de fauteuil américains et européens concurrent de Gillette, le rasoir de sûreté, coûtant
ont repéré le buzz autour du produit et ont eux aussi seulement une roupie (moins d’un centime d’euros).
cherché à l’acquérir. L’équipe du MIT s’est donc asso- La sécurité. Sur ce segment de marché, les
ciée à Continuum, un bureau d’études installé à Bos- consommateurs s’assoient à même le sol aux pre-
ton, pour déterminer à quoi pourrait ressembler une mières heures de la journée avec un bol d’eau, et se
version américaine de la chaise. Les chercheurs ont rasent en tenant un miroir dans une main, le rasoir
également testé la LFC auprès d’utilisateurs occiden- dans l’autre. L’opération génère souvent entailles et
taux potentiels pour identifier les éléments à y ajouter. coupures, les rasoirs de sûreté n’offrant aucune pro-
La GRIT Freedom Chair – c’est le nom du modèle dé- tection entre la lame et la peau.
cliné pour les marchés développés – a ainsi été pensée Et pourtant, à les regarder faire, la plupart des
pour rentrer dans les coffres des voitures américaines. hommes ne se blessent pas. Leur explication est
Elle possède en outre des roues rapides à démonter simple : « On s’y connaît, on ne se coupe pas. » Néan-
que les utilisateurs peuvent retirer d’une seule main et moins, les chercheurs en conclurent que le rasage
se compose de pièces de bicyclette faciles à acquérir nécessitait de la concentration : les Indiens ne pou-
aux Etats-Unis. vaient pas se détendre ni parler en même temps, de
Bien que sa production commerciale n’ait démarré peur de se faire mal. Gillette identifia donc ici un be-
qu’en mai 2015, le succès de la Freedom Chair est soin latent : la plupart des utilisateurs de rasoirs se-
­prometteur sur les marchés développés. La société raient ravis d’atténuer la tension de ce moment en
créée par l’équipe du MIT pour la fabrication du fau- utilisant un outil plus sûr.
teuil, Global Research Innovation and Technology, est La facilité d’utilisation. Les Indiens ont des
l’une des quatre start-up à avoir reçu un « Diamond barbes plus drues que la plupart des Américains. Ils se
Award » au MassChallenge – la plus grande compétition rasent aussi moins souvent et s’attaquent donc à des
de start-up du monde – en 2012. En 2014, GRIT a mené poils plus longs ; ils aiment en outre utiliser une
une campagne de financement sur Kickstarter pour grande quantité de mousse à raser. Conséquence de
lancer la Freedom Chair : objectif atteint en cinq jours ! tout ceci : leurs rasoirs s’obstruent rapidement.
N’ayant de l’eau courante qu’en faible proportion, il
Ce que garantit l’application leur faut donc des rasoirs faciles à rincer.
des 5 principes Un rasage de près. Gillette a estimé, à juste titre,
Peu d’entreprises ont aussi bien esquivé les pièges que que les Indiens aimaient à se raser de près, comme les
nous venons de décrire que le géant mondial des autres hommes dans le reste du monde. A la diffé-
­produits de rasage, Gillette, quand il a développé une rence près que la priorité des hommes du pays n’est
nouvelle offre pour le marché indien. Il y a encore dix pas de gagner du temps : ils consacrent 30 minutes à
ans, Gillette y réalisait l’essentiel de ses recettes en leur rasage, contre 7 minutes pour les Américains.
­proposant aux consommateurs les plus aisés des pro- Pour inventer un produit compétitif, Gillette dut

Octobre-novembre 2016 Harvard Business Review 10


INNOVATION

LES DIRIGEANTS DOIVENT façon très variée, Gillette imagina un manche bombé
doté d’un revêtement antidérapant.

NOTAMMENT INVESTIR Gillette ne se contenta pas de développer un


­nouveau produit pour le marché indien : elle accom-

DANS LES PROCESSUS ET pagna son innovation d’un nouveau business model.
Pour réduire ses coûts de production et de transport,

LES TALENTS NÉCESSAIRES ­l’entreprise fabrique son rasoir dans plusieurs


usines. Les infrastructures de distribution se compo-

AU DÉVELOPPEMENT DE sant en Inde de millions de petites épiceries de


­quartier, elle a également créé un packaging facile-

PRODUITS DANS LES ment repérable.


Avec le temps, le géant américain est parvenu à

MARCHÉS ÉMERGENTS. obtenir de bonnes performances sur le marché


­indien grâce à son approche consistant non pas à se
lancer dans la conception du rasoir le moins cher
possible, mais à se démener pour créer un produit
donc réapprendre l’art du rasage à une seule lame. supérieur à un coût extrêmement bas. Le rasoir
Gillette remarqua qu’en raison de la viscoélasticité ­Gillette Guard est vendu 15 roupies (environ 20 cen-
naturelle du poil, les passages répétés d’une lame times d’euros), c’est-à-dire 3% de plus que son
simple sur la peau permettaient d’obtenir un résultat Mach3 et 2% de plus que son Fusion Power, et
net. Quand la lame tranche une rangée de poils, elle chaque lame de rechange coûte 5 roupies (environ
les extirpe en même temps légèrement de la peau. 7  centimes). Lancé en 2010, ce ­produit innovant a
Les poils ne se redressent pas tout de suite à cause rapidement gagné des parts de marché : aujourd’hui,
du mécanisme des follicules, mais suivent plutôt le deux rasoirs sur trois vendus en Inde sont des
mouvement d’une porte qui se refermerait tout dou- ­Gillette Guard. Bien que l’entreprise ne l’ait pas en-
cement. Les poils continuant à dépasser, la lame les core commercialisé ailleurs, le produit incarne la
coupe, au passage suivant, un peu plus court – et promesse d’une innovation inversée réussie.
ainsi de suite.
Ce processus aida Gillette à déceler une liberté ELLES ONT BEAU SAVOIR que le monde du business s’est
créative précieuse : il était possible de n’équiper son radicalement transformé au cours de ces 15 dernières
nouveau rasoir que d’une seule lame, ce qui en dimi- années, les entreprises occidentales ne réalisent pas
nuait drastiquement le coût de fabrication. Le nou- encore que son centre de gravité s’est fortement dé-
veau produit serait en outre composé de 80% de placé vers les marchés émergents. La Chine, l’Inde, le
pièces en moins que les autres rasoirs, allégeant Brésil, la Russie et le Mexique feront très certaine-
grandement la complexité de sa production. ment partie des 12 plus grandes économies mondiales
Les ingénieurs de Gillette durent alors imaginer d’ici à 2030 et les leaders de chaque marché devront,
comment aplatir la peau avant le rasage afin d’obte- pour conserver leur place, se concentrer sur les
nir un résultat net et sans risque de coupures. Ils consommateurs de ces pays. Les dirigeants n’ont
durent par ailleurs comprendre le mécanisme du d’autre choix que de commencer à investir dans les
rinçage du rasoir dans un simple bol d’eau. Ils eurent infrastructures, les processus et les talents néces-
enfin à trouver un juste milieu entre deux contraintes saires au développement de produits dans les mar-
divergentes : de petites dents à l’avant de la tête chés émergents. Cela permettra en outre aux multina-
étaient indispensables pour aplanir la peau avant le tionales de tirer profit de l’« ingénierie frugale » (selon
contact de la lame, mais un passage dégagé était l’expression de Carlos Ghosn, P-DG de Renault) que
nécessaire à l’arrière pour permettre un rinçage ces économies permettent. Grâce à leur personnel
­facile des poils et de la crème de rasage. qualifié abondant – en particulier des ingénieurs – et
Repensant entièrement le concept du rasoir, aux salaires relativement bas, les coûts de création de
l’équipe Gillette conçut également une tête pivotante produit y sont souvent moins élevés que dans les pays
inédite qui permettait à l’utilisateur de manœuvrer développés. Aucun investissement n’aboutira cepen-
dans les zones courbes du visage et du cou, notam- dant à un portefeuille de produits et de services à suc-
ment sous le menton – une zone délicate à raser. cès si les principes qui dictent l’innovation inversée
­Remarquant que les Indiens tenaient leurs rasoirs de ne sont pas respectés. 

11 Harvard Business Review Octobre-novembre 2016

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