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Jean DARRIG

Requiem pour
L’Ærchitecte

Les éditions Provence-Polar


ISBN n° 978-2-9535618-5-2

1
Avant propos

Ce roman est un récit de pure fiction. Les


noms des personnages n’ont aucun rapport avec
la réalité. Les localités citées mises à part, les
lieux et commerces sont purement fictifs.
Toutefois, si un rapport quelconque pouvait
être établi avec des faits et des personnages
ayant existé, il ne s’agirait que d’une coïnci-
dence totalement fortuite.

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Un seul être vous manque…

Salomon est en pétard. Son « Roméo y Julie-


ta » se balade d’un côté à l’autre de la bouche à
une allure fantastique. Quel malheur de maltrai-
ter du si bon cigare ! La peau bronzée de son
crâne verni est agitée près des tempes de trem-
blements spasmodiques qui prouvent un éner-
vement de taille. Il gesticule en faisant lancer des
éclairs à son bracelet montre qui doit bien valoir
un bon mois de mon salaire. Sa barbe de trois
jours, à l’italienne, sa grosse chaîne en or autour
du cou, son ventre qui pousse son burlingue
grand comme un porte-avions, tout dénote chez
lui le grossium qui a du blé, qui entend le faire
savoir et en profiter.

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Derrière lui, par la large baie vitrée, la cam-
pagne aixoise s’épanouit, avec là-bas, fermant
l’horizon, la Sainte Victoire émergeant fièrement
des pins et des platanes séculaires du parc, pen-
chée sur le patchwork des champs cultivés, allant
du doré au rouge. Au début de mon installation à
Aix, les autochtones me faisaient rire avec les
couleurs extraordinaires de « leur » Sainte Vic-
toire : « Tiens, aujourd’hui, elle est rose » ou
« Vé, regarde, elle est bleue ». Moi, habitué aux
couleurs changeantes de la Méditerranée, je
trouvais qu’ils exagéraient beaucoup et que la
montagne n’avait qu’une couleur banale de
roche. Mais depuis, j’ai appris à la regarder et je
dois reconnaître qu’elle prend vraiment des tons
allant du gris rosé au gris bleuté, passant même
parfois par le blanc. Je glorifie maintenant Cé-
zanne qui a si parfaitement rendu les nuances de
« leur » chère montagne car, à n’en pas douter, la
Ste Victoire appartient bien aux Aixois et veille
sur eux, telle une divinité tutélaire comme la
Bonne-Mère.
Pas un poil de mistral, une température idyl-
lique, l’idéal pour une sortie en mer, à la pêche à
la traîne.
Seulement aujourd’hui, Salomon est loin de
tout ça. Il s’encagne1 au moindre détail et il y a
de quoi.
1 S’énerver, se mettre en colère.
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— Volpi, il faut absolument me retrouver Le-
maître. Sans lui, l’entreprise est foutue, vous
comprenez ! Foutue !
Puisqu’il me donne du « Volpi », je continue
sur le ton de la familiarité :
— Mais Salomon, qui vous dit que Lemaître n’a
pas disparu volontairement de la circulation ? À
soixante balais, on a le droit de faire ce qu’on
veut de sa vie, et nous n’allons pas lancer un avis
de recherche à travers toute la planète, pour un
mec qui a peut-être tout envoyé péter !
— Mais non ! On voit bien que vous ne savez pas
qui est Lemaître ! Sa seule vie, c’est son travail.
Ça fait plus de quarante ans que je le connais et
je vous dis que s’il avait voulu foutre le camp, ça
fait longtemps qu’il l’aurait fait… Tenez, l’autre
jour, on parlait de retraite tous les deux. Vous
savez ce qu’il me disait ? : « moi, si je m’arrête
de bosser, je crève. Je ferai comme Molière, je
mourrai sur le chantier, au milieu des pierres ».
— Ouais, d’accord, mais il a peut-être changé
d’avis à la suite d’une rencontre, qui sait ?
— Et qué rencontre ? Quand il n’est pas sur un
chantier, il est à son pavillon, là, en face de ma
baraque. Pour l’amener au cinéma ou au resto,
c’est la croix et la bannière !
— Vous ne lui avez jamais connu de femme,
d’amie…

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— Jamais de la vie… Je me demande même s’il
n’est pas encore puceau, alors, c’est vous dire !
À entendre Salomon, ce Lemaître mènerait
une vie ascétique seulement remplie par son tra-
vail. Il est vrai que sa tâche doit occuper son
homme : Lemaître dirige tous les chantiers de
restauration d’édifices que décroche l’entreprise
Lemaître et Salomon. Sur un chantier, il est tou-
jours entouré d’architectes et d’experts des mo-
numents historiques ou du Patrimoine. Il les
écoute parler, se contredire, se manger le foie, en
gardant le silence, comme on le lui a appris. Il
contemple les esquisses, les plans sans jamais
poser de questions. À croire que les choses sont
pour lui évidentes ou alors complètement farfe-
lues. Il finit toujours par dire : « Mais oui, bien
sûr. Nous ferons comme ça, ne vous inquiétez
pas ». En réalité, Lemaître n’en fait toujours qu’à
sa tête, heureusement suivi par ses compagnons
qui ont en lui une confiance aveugle. Par rapport
aux plans de départ, il a l’habitude de perturber
la symétrie, allonger ou raccourcir certaines me-
sures, gonfler ou amincir des volumes. Pour se
faire comprendre de ses ouvriers, il leur prend le
doigt et le passe sur la pierre :
— Tu vois là, tu sens ? Eh ben, il faut enlever de
la matière.
— Mais Chef, ça ne correspondra pas au mo-
dèle !

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— T’inquiète. Il faut que tu comprennes que tes
matériaux ne sont pas seulement la pierre, mais
aussi la lumière. C’est la lumière qui permet à ta
sculpture d’exister, c’est elle qui va la rendre
belle. Alors, Garri, la lumière, il faut savoir la
capter et l’apprivoiser. Quand tu tailles ta pièce
au sol, pense à l’endroit où elle va s’insérer,
l’éclairage qu’elle va recevoir et accentue cer-
tains volumes pour accrocher plus de rayons.
— C’est vrai, dans le fond. Mais la vérité n’est
pas respectée.
— Ne te casse pas la tête : la vérité, c’est la lu-
mière et rien d’autre. C’est tout.
Et force est de constater qu’à chaque fois, tout
le monde s’émerveille du résultat final. Les ar-
chitectes sont satisfaits, persuadés que leurs
plans et leurs dessins ont été suivis au millimètre
près. Les subventions tombent, les contrats ren-
trent. Les monuments restaurés ne donnent pas
cet aspect clinquant et neuf de polystyrène mou-
lé, non. Le spectateur est intimement persuadé
que l’édifice est véritablement dans son état ori-
ginel et qu’il vient de prendre une machine à re-
monter le temps. Tout juste s’il ne serait pas sur-
pris de la disparition des bagnoles ou des gens
téléphonant à tous les coins de rue.
Cette compression du temps, cette maîtrise de
la lumière, cette alchimie des perspectives, seul
Harim Lemaître est capable de la réaliser. Com-

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ment s’y prend-il ? Sur quelles formules mathé-
matiques se base-t-il ? Est-ce uniquement du
« feeling » ? Personne à part Harim ne le sait. Il
est vrai qu’un prénom pareil – provenant de
l’arabe « Karim », généreux – vous prédispose à
la conception inspirée par le souffle de l’Esprit !
Après les explications de Salomon, je com-
prends mieux maintenant pourquoi ce patron est
si perturbé : un seul être vous manque et
l’entreprise se casse la gueule !
— Ça fait plus de dix jours qu’il a disparu, et j’ai
déjà perdu deux chantiers. Et pas des moindres !
Faites quelque chose, bougez-vous, Volpi !
Vexé, je lui réponds aussi sec :
— Si vous vous bougiez autant que moi, vous au-
riez moins de bide, Salomon ! On va vous le re-
trouver, votre animal rare !
Le fait est que, ce matin même, j’ai reçu une
« invitation » ― doux euphémisme ― du proc’
et de mon directeur, d’avoir à me remuer le fion
avec mon équipe. J’avais d’autres affaires sur le
gaz dont j’ai refilé la responsabilité au comman-
dant Berteaux. Apparemment, la disparition de
Lemaître ne préoccupe pas que l’entreprise. Seu-
lement, les indices de départ sont plus que
maigres. Voilà une semaine, Harim Lemaître est
resté le dernier sur le chantier en cours d’une
chapelle, et depuis, plus rien. Il faut donc partir
de ce chantier, bien que Salomon et toute son

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équipe n’y aient rien trouvé. Avec du bol, les
professionnels que nous sommes trouveront
peut-être quelque chose… Il est aussi possible
que certains dans l’équipe de Salomon aient eu
intérêt à faire disparaître d’éventuelles traces.
— Donc la dernière fois que quelqu’un l’a vu,
c’était sur le chantier que vous avez en cours ?
— Vouais. Il est parti le dernier, et depuis, plus
rien, nous ne l’avons pas revu.
— Vous supposez qu’il est parti…
— Ben ! Bien sûr, puisqu’il n’était plus là ! Vous
êtes bizarre, vous !
— Non. Je veux dire que peut-être, il n’est pas
parti de son propre chef.
— Vous voudriez dire qu’on l’a enlevé ?
s’exclame Salomon.
— Nous sommes obligés d’envisager toutes les
hypothèses.
— En tout cas, le lendemain, sur les lieux nous
n’avons rien trouvé.
— Certes. Mais vous n’êtes pas des profession-
nels. Là où vous n’avez rien vu, une équipe de la
Scientifique trouvera peut-être des indices.
— Y a intérêt, parce que dix jours bientôt, ça
commence à faire longuet, même pour une
fugue !
— Où était ce dernier chantier ?

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— Dans l’arrière pays, au pied du Luberon. Mais
je vais vous présenter Aben, notre chef de chan-
tier, il va vous expliquer.
Et ce disant, il sort dans le couloir et appelle :
« Jo ! Arrive ! ». L’homme qui vient vers moi, la
quarantaine, possède un regard brillant
d’intelligence. Il me donne une franche poignée
de main empreinte de cordialité.
— Je ne suis pas fâché de vous voir, Commis-
saire. Dix jours sans nouvelles, ça commence à
être long et je ne vous cache pas que nous com-
mençons à angoisser sérieusement.
— Vous aussi, vous avez peur de vous retrouver
au chômedu ?
Aussi sec, l’attitude de l’homme change : je
lis dans son regard une froide agressivité et aussi
de l’étonnement ; je l’ai déçu, c’est sûr.
— Vous croyez qu’ici, on ne s’attache aux gens
uniquement que pour le pognon qu’ils peuvent
vous rapporter ? Sachez que Harim m’a prati-
quement tout appris. Quand je suis entré ici, je
n’étais qu’un jeune con prétentieux. Il m’a mon-
tré comment juger les hommes, comment aimer
le travail pour le travail et non pas pour le fric. Je
lui dois beaucoup de choses et je veux ― vous
entendez ― je veux à tout prix qu’on le re-
trouve… Et ce n’est pas une question d’argent,
O.K ?

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— Je comprends, dis-je en ressortant du bâti-
ment, pardonnez-moi, mais c’est votre patron qui
m’a échauffé le sang avec ses inquiétudes uni-
quement économiques.
— Détrompez-vous. Dès que Salomon a le cul
sur son fauteuil de bureau, il est incapable de rai-
sonner autrement qu’en chef d’entreprise. Mais
il a autant d’affection pour Harim Lemaître que
moi. Sous ses allures de grande gueule, c’est un
introverti.
— Vous m’expliquez où se trouve cette restaura-
tion ?
— Oui. Mais je pense que nous allons y aller…
Ayant reçu l’itinéraire, je téléphone pour de-
mander une équipe de la Scientifique sur les
lieux. Puis je me dirige vers ma voiture dans la-
quelle m’attend Gargan. En réalité, il se nomme
Lentoine mais nous l’appelons « Gargantua »,
Gargan, pour les intimes, en raison de son appé-
tit d’ogre mais aussi parce qu’il est natif de Gar-
gas dans le Vaucluse. Mon fidèle capitaine
« Carcasse », comme je l’appelle quelquefois, vu
sa taille gigantesque.
— Je vous amène ? me demande Aben.
— Je préfère que vous veniez avec nous dans
notre voiture. Nous sommes en service et c’est
préférable.
Arrivés sur les lieux, au pied du Luberon,
entre la Bastide des Jourdans et Pierrevert, nous

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nous plantons devant la façade de la petite
église, Gargan et moi, le nez en l’air. Je repense
aux églises de certains villages du coin dont le
fronton a été orné d’un triangle portant à sa base
l’inscription « Liberté – Égalité – Fraternité ». Je
n’ai rien contre un triangle et je révère la devise
républicaine, mais je déplore que les deux défi-
gurent des façades le plus souvent du plus pur
style roman. Que n’auraient pas fait les révolu-
tionnaires si la peinture en bombe avait existé à
l’époque !
La façade a déjà fière allure, éclairée de plein
fouet par la lumière dorée de ce bel après-midi.
L’intérieur, bien plus bas que le sol environ-
nant, paraît très sombre de prime abord, par con-
traste avec le flamboiement de la façade. La nef
est vide de tout mobilier et de toute présence
humaine, pas de « santi belli », pas même une
croix. En revanche, le milieu est encombré d’une
forêt d’échafaudages qui grimpent jusqu’à tou-
cher la voûte. Cette dernière présente une large
fissure noirâtre qui la lézarde tout du long.
— Il a fallu qu’on reprenne les soubassements,
précise Jo Aben car, en fait, ces édifices n’ont
pas de fondations. Maintenant que les assises
sont stabilisées, il nous faut réparer la voûte.
— Drôle de boulot ! s’exclame Gargan.
— Plutôt que de colmater la brèche, nous rem-
plaçons les pierres manquantes. Chaque pierre

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est unique ; ce n’est pas du boulot d’amateur,
ça ! Pourtant, les Monuments Historiques n’ont
pas voulu subventionner la restauration : norma-
lement, il faudrait, comme à l’origine, charger la
voûte de terre, mais le propriétaire n’y tient pas
et préfère une charpente.
— Tout le toit risquait de s’effondrer ? je de-
mande.
— Exact. Remarquez, on peut très bien travailler
avec un temple à ciel ouvert. Ça n’empêcherait
pas la sacralisation de l’édifice, me répond
Aben, mais ce serait gênant, surtout s’il pleut…
Il vaut mieux travailler à couvert, ajoute-t-il avec
un sourire.
Je n’ai pas bien compris pourquoi il débite
ainsi des évidences, lui qui a pourtant l’air intel-
ligent. Regardant la voûte, j’éprouve un senti-
ment à deux facettes : d’un côté je ressens un
écrasement qui me fait bien petit et, d’un autre
côté, je me sens grandi, comme attiré vers le
haut pour atteindre la voûte. Jo Aben m’a devi-
né :
— Eh oui, c’est bizarre comme sensation, hein ?
Je ne sais pas si les constructeurs l’ont voulu,
mais on prend conscience de son humilité et en
même temps on est attiré vers le haut, vers la
transcendance.
Ouh là ! C’est puissant ça ! Bon. Il est bien
gentil, lui mais je ne suis pas là pour philosopher

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mais pour retrouver un bonhomme, même si je
trouve ces considérations assez pertinentes.
Juste à ce moment, je perçois un léger clique-
tis provenant du fond de l’église, derrière le
chœur. Je fais signe aux deux autres de faire si-
lence, et je tends l’oreille. De nouveau, un frois-
sement très faible se fait entendre.
— Ce sont les étais qui bougent légèrement en
fonction de la température, m’explique Aben.
Mais un grincement de porte brise alors le si-
lence.
— Et ça, c’est quoi ? fais-je.
— C’est la porte de la sacristie, derrière le chœur.
Normalement, elle devrait être fermée.
— Venez, nous allons en avoir le cœur net, en
même temps je vais vous montrer la crypte.
Vénérable morceau de chêne, la porte de la
sacristie est effectivement entrebâillée, donnant
sur une pièce vide qui n’a plus ni porte ni fenêtre
et qui forme une protubérance à l’extérieur de
l’édifice.
— Ils ont dû la laisser ouverte, soliloque Aben,
pourtant, on ne passe jamais par cette porte…
Derrière l’autel, Jo, muni d’une torche, me
conduit dans un escalier étroit, très raide, qui
nous amène à une voûte basse, empestant
l’humidité. Une des parois est constituée par la
roche nue.

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— Voilà. C’est la crypte. C’est là que se réunis-
saient les premiers chrétiens. En fait, à l’origine,
ce devait être une simple grotte qui leur permet-
tait d’exercer leur culte ou de se cacher en cas
d’attaque ou de persécution.
Là encore, j’éprouve un double sentiment :
celui d’une douce sécurité, mêlé à ma claustro-
phobie chronique.
— Là, précise Jo Aben, on retrouve le mythe de
la matrice originelle, de l’œuf des alchimistes.
Dans le noir, c’est un cabinet de réflexion idéal.
Bouh ! Il commence sérieusement à me nifler2
avec ses cours d’occultisme-prise de tête ! Moi,
pour réfléchir, je préfère le noir de ma chambre
et la présence de Gilda à mes côtés.
— Bon, basta, ça va ! dis-je. Ne pataugez pas
partout, au cas où il y aurait des empreintes inté-
ressantes.
— Ah ? fait-il, incrédule.
— Eh oui ! Si ça se trouve, tout à l’heure, il y
avait un type caché ici et qui s’est esbigné par la
porte de la sacristie… ça ne vous est pas venu à
l’idée ?
— Ben non… À chacun son métier…
Nous remontons au milieu de la nef. Gargan
et moi jetons des regards circulaires, essayant
d’accrocher un détail quelconque.

2 Énerver, fatiguer.
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— Donc, la dernière fois que Lemaître a été vu,
c’est ici ?
— Oui. Les ouvriers ont quitté le chantier vers
six heures. Lemaître avait des relevés à faire et à
préparer les côtes de taille pour le lendemain. Ils
lui ont laissé une fourgonnette et sont redescen-
dus aux Pinchinats3, au dépôt.
— Harim Lemaître est donc parti avec la four-
gonnette, et après, plus de nouvelles… Il vous
manque donc son véhicule.
— Mais non ! Justement pas. Le lendemain, la
flotte de l’entreprise était au complet… Mais pas
de Lemaître, malheureusement.
— Il faudra m’indiquer quel véhicule on lui a
laissé.
— Impossible ! Personne ne le sait. Comme ils se
ressemblent tous, on prend n’importe quelle clé
au tableau et on part, vous comprenez ?
— Eh ben ! Sian pouli4 ! Vous le faites exprès,
c’est pas possible ! Il est donc revenu à Aix et
s’est donc barré avec sa voiture…
— Non plus ! Sa voiture est toujours dans son ga-
rage. Et pourtant, il y tient à sa bagnole : vous
pensez ! Une Bentley ! C’est le seul luxe que je
lui connaisse, avec son Harley-Davidson. Il dit

3Lieu-dit de la proche campagne aixoise, frais et verdoyant.


4Provençal : nous sommes beaux (sous-entendu, dans de beaux
draps)
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que c’est la seule bagnole à allier la beauté, la
force et la sagesse de la maturité !
— Mouais… Donc, s’il a laissé sa chère Bentley
et son Harley, c’est qu’il est parti « à l’insu de
son plein gré », logique, s’exclame Gargan.
Sur ces entrefaites, un appel attire notre atten-
tion : « Ohé ! Y a quelqu’un ? ».
C’est Magère et son équipe, deux hommes et
une femme, les bras encombrés de valises.
— Excusez-moi, dis-je à Aben. Je dois leur don-
ner mes instructions.
Instructions très vagues, d’ailleurs car il n’y a
pas de cadavre, aucun renseignement. Il faut
chercher tous azimuts et compter sur le bol.
— Venez, nous allons les laisser opérer.
En sortant, j’avise un homme, assis sur une
grosse pierre dans le champ d’oliviers voisin. La
barbe hirsute, les nombreux sacs en plastique qui
l’entourent, son accoutrement hétéroclite annon-
cent un SDF.
— Viens, dis-je à Gargan, on va taper la causette.
Plantant là Aben, nous allons nous asseoir de
chaque côté du gars. Je lis dans son regard une
certaine alarme.
— Alors, on se chauffe un peu, dis-je d’un ton
engageant.
— Qu’est-ce que ça peut vous foutre, me répond-
il, méfiant.
— T’inquiète. C’est juste pour parler…

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— C’est pas souvent qu’il y a des gars qui veu-
lent me parler, remarque-t-il.
Il garde la tête baissée, évitant de croiser notre
regard. Sa peau est craquelée de petites ridules,
pourtant il ne doit avoir guère plus de quarante
ans. On a l’impression que pour lui, les années
ont compté triple.
— Il y a longtemps que tu zones ?
— Deux ans, à peu près.
— Et comment tu en es arrivé là ?
— Classique : chômage, RMI, ma femme s’est
barrée avec le peu de pognon qui me restait, et je
me suis retrouvé sur le trottoir. C’est pas plus
compliqué que ça !
— Tu viens d’où ?
— De Lyon. L’hiver, j’y fais tous les centres
d’hébergement. Ça me permet de becqueter au
chaud et de rester à peu près propre. Mais dans
ces trucs-là, y a de tout. La plupart des mecs sont
complètement cassés et à moitié barjes.
— Ouais… Ça se comprend, fait Gargan.
— Alors dès qu’il fait beau, j’ai besoin d’air, de
me retrouver tout seul pour pas être emmerdé. Je
descends ici. C’est calme et on me fout la paix.
— Où tu crèches ?
— Par là-bas, fait-il d’un geste vague.
— Arrête tes conneries. Je t’ai vu sortir de la sa-
cristie tout à l’heure !
C’est ce qui s’appelle prêcher le vraisem-

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blable pour savoir le vrai…
— Je fais rien de mal ! Et qu’est-ce que ça peut te
foutre ? T’es de la Police ?
— Ouais, justement.
Aussitôt, l’homme se lève, mais Gargan et
moi le rasseyons sur la pierre d’une poussée sur
les épaules.
— T’affole pas, lui dis-je en lui tapant dans le
dos… T’es un homme libre et à priori, de bonnes
mœurs. On ne veut pas bousculer ta petite vie
tranquille, on veut juste que tu nous rencardes.
Tu dormais dans la crypte, c’est ça ?
— Ouais. Quand j’ai entendu du bruit, j’me suis
barré en loucedé.
— Mais d’habitude, la porte est fermée, non ?
Raconte…
L’homme se frotte les mains l’une contre
l’autre en réfléchissant à ce qu’il va dire.
— Normalement, je dors dans la pièce qui n’a ni
porte ni fenêtre. C’est ma cagna. La porte en
chêne qui communique avec l’église est toujours
fermée, c’est vrai. Mais un soir, dans l’église,
j’ai entendu gueuler ; il y avait des mecs qui se
disputaient. Je crois même que ça châtaignait
dur. J’aime pas les embrouilles, alors j’me suis
calté derrière l’église et j’ai attendu. À un mo-
ment, la grosse porte s’est ouverte, et un mec
s’est barré en courant vers le devant de l’église.
— Tu pourrais le reconnaître, ce mec ?

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— Franchement non. En fait, je l’ai entendu,
mais je l’ai pas vu…
— Et après ?
— Ben, ça s’est calmé. J’ai encore attendu
jusqu’à la tombée du jour, et je suis revenu dans
ma cagna. La porte en chêne était restée ouverte
et y avait la clé dessus. J’ai pris ma lampe élec-
trique — c’est mon seul luxe — et je suis rentré
dans l’église. Il n’y avait personne.
— Tu as regardé partout ?
— Non. J’ai juste braqué la lampe comme ça,
tout autour. S’il y avait eu quelqu’un, il aurait
gueulé ou il m’aurait coursé. Silence de mort.
— Alors ?
— J’ai trouvé l’escalier de la cave. Je suis des-
cendu, et j’me suis dit que c’était une planque du
tonnerre pour squatter. Je suis remonté, j’ai fer-
mé la porte en chêne à clé, pour être peinard, et
j’ai dormi comme un roi. Depuis, j’ai gardé la
clef. Le soir, je rentre, et le lendemain, je me
barre avant que les ouvriers n’arrivent. Manque
de bol, tout à l’heure, j’ai laissé la clef sur la
porte. Normalement, le samedi, ils ne travaillent
pas, c’est ce qui m’a surpris.
— Et tu te souviens du jour où ça s’est passé,
cette dispute ?
— Ouh là ! J’ai pas de montre, et encore moins
de calendrier. Disons une semaine, comme ça, à
la louche…

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— Merci, t’es sympa, lui dis-je. À ton avis, ils
étaient combien quand ça a gueulé ?
— Oh, je sais pas… au moins deux. Il y en avait
un qui gueulait plus fort que l’autre, il disait :
« non, je dirai rien, t’inquiète ». J’ai cru recon-
naître la voix d’un mec : c’est un balèze avec
une chemise à carreaux. Il gueule souvent, celui-
là !
— Tu pourrais le reconnaître ?
— Oh oui ! Je crois.
Tout à coup, il me vient une idée :
— Tu n’as jamais essayé de voir comment les
ouvriers travaillent à l’intérieur ? Peut-être que
tu pourrais leur donner un coup de main ?
— Tu rigoles ! Ils vont me jeter vite fait. Com-
ment tu veux que j’travaille ? Je tiens tout juste
debout : t’as pas de travail, tu bouffes pas… Tu
bouffes pas, t’es faible… T’es faible, t’as pas de
travail.
Et le SDF décrit un cercle avec son doigt.
— Et un jour, tu crèves, parce qu’il faut bien que
ça s’arrête…
— P… ! fait Gargan, d’un ton compatissant et
d’autant plus navré qu’il n’imagine même pas le
fait de crever la dalle.
Comme si nous nous étions donné le mot,
Gargan et moi refilons quelques euros au gars
qui nous gratifie d’un sourire. Je hèle Aben et lui
relate rapidement le récit du SDF, en mention-

21
nant la dispute. « Et puis, dis-je, il faudrait peut-
être lui filer la clé de la porte, ça vous fait un
gardien de nuit gratos, ce mec ».
— Pourquoi pas, me répond-il. Il n’a rien volé
jusque-là.
— Vous avez une photo d’Harim Lemaître ? je
demande.
— Tenez, fait-il, après avoir cherché dans son
portefeuille.
Et nous avons la surprise, Gargan et moi de
voir sur la photo un grand type aux larges
épaules, les cheveux gris et longs, une barbe
blanche d’une semaine, vêtu d’une chemise à
carreaux largement ouverte sur un torse poilu, ni
montre ni alliance, ni collier. Je fais voir la photo
au SDF :
— C’est ce type auquel tu pensais, tout à
l’heure ?
— Ouais, c’est lui ! C’est une grande gueule !
Je retourne à l’intérieur de l’église et appelle
Magère qui arrive, comme un gros ver blanc,
derrière des lunettes de plongée. Je le préviens
qu’il est possible qu’il y ait des traces de sang.
— Ouais, c’est justement ce qu’on cherche…
Aben, qui a entendu, s’étonne :
— Mais il n’y en a pas ! C’est clair !
— M. Aben, la Science a fait des progrès : on
peut découvrir des traces de sang, même si elles

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ont été lavées. Moi je vous dis que s’il y en a, ils
les trouveront.
Nous ressortons pour faire le point. Il est
maintenant très plausible que la dispute se soit
terminée par un mauvais coup, et que Harim
Lemaître ait été ramené à Aix dans sa fourgon-
nette, par l’autre ou les autres. L’ennui, c’est
qu’il va falloir passer tous les véhicules au
peigne fin, et interroger tous les ouvriers. Si c’est
l’un d’eux qui a fait le coup, nul doute qu’ils
vont se couvrir mutuellement. Mais pour
l’instant, rien ne prouve que Harim Lemaître ait
été assassiné, ce qui remplit d’espoir Jo Aben.
Comme mon esprit de contradiction me
pousse toujours à semer le pâti, j’insinue à voix
basse :
— Mais s’ils l’ont jeté quelque part sur le trajet,
il faudra quadriller tout le pays, d’ici jusqu’à
Aix… L’hélico… Les chiens, toute la cavale-
rie…
— Vous plaisantez, là ? s’écrie Jo Aben.
— Non, pas vraiment…

Pour relever les traces, l’équipe de Magère a


besoin d’attendre que le jour baisse. Ils vont pul-
vériser du révélateur « Luminol » ou « Blue
Star ». Si des traces de sang existent, elles appa-
raîtront immanquablement et pourront être pho-
tographiées. Jo laisse un double des clés de la
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porte principale à Magère en le priant de bien
fermer quand ils en auront fini.
— Vous n’aurez qu’à emporter les clés avec
vous, nous avons les doubles. N’oubliez pas de
couper le disjoncteur général.
Nous repartons sur Aix pour ramener Jo
Aben. Le seul qui ait tiré profit de la journée est
le SDF qui s’est vu reconnaître la qualité de lo-
cataire régulier de la crypte.
Dans la voiture, les langues se délient en en-
trant dans La-Tour-d’Aigues, au magnifique châ-
teau en ruines depuis des siècles. En passant de-
vant, je plaisante :
— Là, vous auriez du boulot, hein ?
— Qu’est-ce que vous allez faire ? demande
Aben, sérieux.
— Nous allons attendre le rapport de Magère. Et
puis il va falloir qu’on passe à la moulinette tous
les ouvriers, un par un… Ah ! il y a des fois où
on regrette le bon vieux temps de la question,
comme sous l’inquisition, dis-je en plaisantant.
— Vous n’allez pas passer un avis de recherche ?
— C’est déjà fait.

*
* *

Parvenus au siège de l’entreprise Salomon,


Gargan et moi commençons à avoir la tête un

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peu gonfle de cette affaire. J’informe Salomon
d’avoir à convoquer tous les ouvriers aux Pin-
chinats pour le lundi matin. Après les salamalecs
d’usage, prétextant que d’autres affaires aussi
importantes nous attendent, nous nous esbignons
gentiment pour regagner nos pénates respectifs.
Je sens bien que Jo Aben est déçu, mais mon in-
tuition me dit que pour ce pauvre Harim Le-
maître, le temps ne doit plus compter ou alors, il
est bien vivant et se fout de tout.

À SUIVRE…

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