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Semprun Jorge. Économie politique et philosophie dans les « Grundrisse » de Marx. In: L'Homme et la société, N. 7, 1968.
numéro spécial 150° anniversaire de la mort de Karl Marx. pp. 57-68.
doi : 10.3406/homso.1968.1099
http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1968_num_7_1_1099
JORGE SEMPRUN
(1) Karl Marx, Fondements de la Critique de l'Économie Politique, 2 volumes, traduction de Roger
Dangeville, Éditions Anthropos, 1967-1968, Paris.
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(2) Lettres citées par F. Mehring, dans sa biographie de Marx. (Karl Marx, Geschichte seines Lebens).
Dans l'édition Dietz Berlin, 1960 de cet ouvrage encore indispensable, la lettre d'Engels est datée par erreur
du 12 février 1851.
(3) Pour la chronologie détaillée de la composition des Manuscrits de 1857-1858, on peut se référer à la
préface de l'Institut de Marxisme-Léninisme de Moscou, reproduite dans l'édition française.
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(4) « En ce qui concerne le retard que j'ai mis à expédier le manuscrit, c'est tout d'abord la maladie qui m'a
empêché... Mais la véritable raison est la suivante : la matière était devant moi, tout n'était plus qu'une question
de forme. Dans tout ce que j'écrivais, je sentais que dans mon style transparaissait ma maladie de foie. Et j'ai
une double raison pour ne pas tolérer que des motifs médicaux viennent gâcher cet ouvrage :
1. Il est le résultat de quinze années de recherches, donc le fruit de la meilleure période de ma vie.
2. il présente pour la première fois, scientifiquement, un point de vue important des rapports sociaux. Je
dois donc à notre parti de ne pas déparer la cause par un style terne et gauche qui est la marque d'un foie malade.»
(K. Marx - F. Engels, WERKE, t. 29, Dietz Verlag, Berlin, 1963).
Notons en passant que les Grundrisse sont pour Marx « le résultat de quinze années de recherches »,
c'est-à-dire, l'aboutissement des premiers travaux entrepris sur l'économie politique, en 1843. Comme il fallait
s'y attendre, en fonction d'une lecture aussi modeste que rigoureuse des textes, Marx ne semble donc
absolument pas tenir compte d'une « coupure épistémologique » quelconque dans son uvre.
(5) Parmi les rares spécialistes français qui ont, à notre connaissance, tenu compte des Grundrisse,
signalons Pierre Naville, De l'aliénation à la jouissance, Marcel Rivière, 1957 (réédité par Anthropos) et
Jean Fallot, Marx et le machinisme, éditions Cujas, 1966.
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International
(6) KarlPublishers.
Marx, Pre-Capitalist Economie Formations, with an Introduction by Eric J. Hobsbawm,
(7) L'ouvrage de K. Kosik n'ayant pas encore été traduit en français, on pourra se rapporter à l'une de ces
trois traductions : allemande (Suhrkamp), italienne (Bompiani) ou espagnole (Grijalbo).
(8) K. Marx - F. Engels, WERKE, t. 29, Dietz Verlag, 1963.
IMPORTANCE DES «GRUNDRISSE" DE MARX 61
(9) L'auteur prépare sur cette même question un ouvrage qui ne sera pas prêt avant plusieurs mois.
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(10) Au chapitre 10 de l'ouvrage déjà cité d'Ernest Mandel (La formation de la pensée économique de
Karl Marx), chapitre intitulé : Des Manuscrits de 1844 aux Grundrisse : d'une conception anthropologique
à une conception historique de l'aliénation, on trouvera une synthèse critique suffisamment pertinente
des différentes opinions en présence.
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(11) En particulier, et pour ne donner qu'un seul exemple, le maintien de la distinction entre « matérialisme
dialectique » et « matérialisme historique », qui n'a rien à voir avec la pensée de Marx et qui est une simple
distinction scolastique des épigones.
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En outre, la « greffe » d'un concept étranger et dont les « titres de validité » n'ont
pas été fournis sur le corps théorique du marxisme, est une entreprise très périlleuse.
L'histoire l'a déjà prouvé, largement, par les résultats aberrants des « greffes »
kantiennes, empirio-criticistes, néo-hégéliennes, teilhardiennes, etc. Le marxisme et
c'est là la meilleure preuve de sa spécificité théorique, la meilleure preuve de sa vitalité,
mais aussi des difficultés théoriques qui lui sont intrinsèques ne peut se développer,
se comprendre soi-même, se critiquer, que par la production autonome de concepts
marxistes, résultant de sa propre pratique théorique et sociale, c'est-à-dire de son
emprise sur la réalité.
En deuxième lieu, le concept de « coupure épistémologique » est inefficace, dans
le domaine qui nous intéresse. Althusser lui-même en fournit la preuve indirecte, dans
la mesure où il est obligé de prolonger la « mutation » de la « coupure » par une longue
« maturation » dans la pensée de Marx. « Maturation » dont on ne peut qu'admirer
l'élasticité, la fluidité inconsistante. Mais il y a plus : dans sa volonté de justifier cette
notion de « maturation », Althusser en appelle au témoignage d'Engels lui-même, ce
qui lui donne l'occasion de commettre une bien curieuse bévue. Dans Lire Le Capital,
en effet (pp. 35-36), Althusser revient sur cette question et écrit :
« ... croire que le tout de la philosophie de Marx nous est donné dans les quelques
phrases frémissantes des Thèses sur Feuerbach, ou dans le discours négatif
de l'Idéologie allemande, c'est-à-dire dans les uvres de la coupure, est se
méprendre singulièrement sur les conditions indispensables à la croissance d'une
pensée théorique radicalement nouvelle, à qui le temps devait être donné de mûrir,
se définir et grandir. « Depuis qu'elle a été formulée pour la première fois dans
Misère de la Philosophie de Marx et dans le Manifeste Communiste », dit
Engels, « notre conception a traversé une période d'incubation, qui a bien duré
vingt ans jusqu'à la publication du Capital... »
Althusser interrompt ici, au beau milieu d'une phrase, cette citation de la préface
d'Engels à la seconde édition (1885) de l'Anti-Diihring, croyant apporter ainsi de l'eau
à son moulin. Malheureusement pour la thèse d'Althusser,la phrase d'Engels continue.
Reprenons-la en entier.
« Depuis qu'elle a été formulée pour la première fois dans Misère de la
Philosophie de Marx et dans le Manifeste Communiste, notre conception a traversé
une période d'incubation, qui a bien duré vingt ans jusqu'à la publication du
Capital, depuis laquelle elle gagne de plus en plus rapidement des cercles
chaque jour plus larges au point que maintenant, bien au-delà des
frontières de l'Europe, elle trouve audience et soutien dans tous les pays où
il y a des prolétaires d'une part, et des théoriciens scientifiques impartiaux
d'autre part. »
(F. Engels, Anti-Dùhring, Éditions Sociales, p. 38.) (Souligné par nous.)
On voit donc comment, par une coupure qui n'a rien d'« épistémologique »,
Althusser transforme le sens d'une citation d'Engels. Car, pour celui-ci, il ne s'agit
bien évidemment pas de « l'incubation » chez Marx et lui-même de leur propre
conception dont les premières formulations, notons-le en passant, sont situées par Engels
en 1847-1848 mais de l'incubation de leur conception dans la société de l'époque,
du long et difficile chemin que le marxisme a eu à parcourir pour gagner les prolétaires
et les théoriciens scientifiques impartiaux, avant de devenir la forme dominante de la
pensée socialiste.
D'où il s'avère que les textes de Marx et d'Engels, lorsqu'ils sont soumis à une
lecture idéologique, commencent à ressembler aux auberges espagnoles du temps de
Mérimée : on n'y trouve que ce que l'on veut bien y apporter.
Fuyons donc les à-peu-près, les bévues et malentendus d'une lecture dite « symptô-
male », pour essayer d'apprendre dans les Grundisse la modestie d'une lecture
rigoureuse. Lecture qui nous montrera la vacuité du concept de « coupure épistémologique »
appliqué à ce problème. Lecture qui nous fera déchiffrer cette vérité fondamentale :
la problématique des Grundisse est celle-là même des Manuscrits de 1844; d'une
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(12) La discussion marxiste sans cesse reprise et actualisée par certaines expériences socialistes
récentes sur le primat de l'économique ou du politique, est un excellent exemple des confusions produites
par cette contradiction non surmontée.
(13) De l'Immense bibliographie consacrée aux rapports Marx-Hegel, nous voudrions détacher un livre
exemplaire, celui de Mario dai Pra, La dialettica in Marx, Laterza, 1965. Voici une lecture modeste et rigoureuse
de Marx, qui nous semble apporter les éléments décisifs pour un éclaircissement de ce problème. La
démonstration est d'autant plus convaincante que l'auteur, malheureusement, ignore les Grundrisse. Mais la lecture
thèses
de ceux-ci fondées
ne faitsurque
la lecture
confirmer
deslesuvres
thèsesdedeMarx,
Dai Pra
depuis
sur les écrits
rapports
de de
jeunesse
Marx avec
jusqu'à
la dialectique
l'Introduction
de Hegel,
à la
Critique de l'Economie politique.
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ques phrases une discussion qui a déjà produit des centaines de pages imprimées (13)
que la question ne se pose absolument pas dans les termes énoncés par Althusser.
Parler de rupture avec « la problématique de l'idéalisme absolu de Hegel » est un vain
discours, en 1843 comme en 1845 ou en 1857, car Marx n'a jamais fait sienne cette
problématique. Il n'avait pas à rompre avec elle, puisqu'il n'a jamais été hégélien dans ce
sens-là. La vraie question est celle des rapports de l'entreprise théorique de Marx avec
la structure conceptuelle de la dialectique hégélienne.
En 1859, Engels a apporté une contribution importante à l'éclaircissement de ce
problème. Il publie, en effet, dans le journal Das Volk, édité à Londres, deux articles
le 6 et le 20 août pour présenter et commenter l'apparition de la Contribution à
la Critique de l'Économie politique de Marx, qui n'est, on s'en souviendra, qu'une
rédaction partielle des résultats acquis dans les Grundrisse. Ces deux articles ont
une extrême importance, pour la question qui nous occupe. Dans le deuxième, Engels
aborde directement et il faut voir dans ses formulations le résultat de sa
correspondance et de ses discussions avec Marx la question de la dialectique de Hegel.
« Ici, une autre question devait être résolue, qui n'avait rien à faire avec l'économie
politique en elle-même. Comment fallait-il aborder cette science? D'un côté,
nous avions la dialectique hégélienne, sous sa forme totalement abstraite, et
« spéculative » où Hegel l'avait laissée; d'un autre côté, la méthode vulgaire,
redevenue à la mode, qui est pour l'essentiel la méthode métaphysique de Wolff,
avec laquelle les économistes bourgeois ont écrit leurs gros livres incohérents...
La dialectique de Hegel, dans sa forme existante, était totalement inutilisable.
Elle était essentiellement idéaliste, et il s'agissait ici du développement d'une
conception du monde, plus matérialiste que toutes les précédentes. Elle partait
de la pensée pure, et ici il s'agissait de partir des faits les plus têtus. Une méthode
qui, selon ses propres déclarations, « allait du néant au néant à travers le néant »,
ne pouvait absolument pas avoir sa place ici sous cette forme. Mais elle était
pourtant, de tout le matériel logique existant, le seul morceau auquel on
pouvait se relier... (Souligné par nous.)
Et un peu plus loin, après avoir détaillé les immenses mérites de la pensée de Hegel,
et plus particulièrement de sa philosophie de l'histoire, Engels affirme :
« Cette grandiose conception de l'histoire était la présupposition théorique directe
de la nouvelle conception matérialiste, et à cause de cela déjà il existait un point
d'attache (Anknùpfungspunkt) pour la méthode logique également... »
Finalement, après avoir exposé les résultats acquis par la méthode dialectique dans
l'analyse du phénomène-clef de la marchandise, Engels conclut :
« Si l'on veut avoir un exemple frappant de ce fait que la méthode dialectique
allemande, à son niveau actuel de développement, par rapport à la vieille méthode
métaphysique, plate et vulgaire lui est aussi supérieure que les chemins de
fer par rapport aux moyens de transport du Moyen Age, on n'a qu'à voir, chez
Adam Smith ou chez n'importe lequel de nos célèbres économistes officiels,
quels tourments ont procuré à ces messieurs la valeur d'échange et la valeur
d'usage, combien il leur est difficile de les distinguer correctement et de saisir
chacune d'elles dans sa concrétion spécifique, et de comparer ensuite avec le
développement clair et simple exposé par Marx. »
(Marx-Engels, Kleine Okonomische Schriften, Dietz Verlag, Berlin, 1955.)
Ainsi donc, la vraie question est celle de la prise en charge, du dépassement et de
la transformation operative des concepts et catégories de la dialectique de Hegel, par
leur application théorique et pratique à de nouveaux domaines de la réalité. Ce n'est
pas l'appareil logique et méthodologique de Marx qui est radicalement nouveau; ce
sont les « champs opératoires » auxquels ils est appliqué qui sont nouveaux,
radicalement, et c'est la radicale nouveauté de ces « champs opératoires » marxiens qui
transforme dialectiquement, qui « renverse » l'appareil conceptuel hégélien, dont la fonction
change du tout au tout : il ne s'agit plus d'expliciter le mouvement de la conscience de
soi, mais celui du monde réel, qu'il faut transformer. C'est au niveau de la praxis et du
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champ opératoire qu'il faut déceler, pour en faire l'élaboration théorique, la radicale
nouveauté de la pensée de Marx. Or, cette transformation de la structure conceptuelle
hégélienne n'a pas du tout été réalisée en 1845, date qui ne marque qu'un moment du
procès. Cette transformation, par le rejaillissement sur l'appareil conceptuel des
résultats d'une exploration scientifique de l'épaisseur de l'histoire et de l'économie, s'est
poursuivie tout au long de l'activité intellectuelle de Marx, et il s'agit même d'un procès
inachevé : la dialectique de Hegel est toujours un problème pour le marxisme.
Les Grundrisse constituent dans ce procès un moment privilégié, tout simplement
parce que les conditions et les exigences de ce rapport avec, et de ce renversement
de, l'appareil dialectique de Hegel y sont plus transparentes, plus explicites et par
Marx et Engels explicités que partout ailleurs.
Il est certain, par contre, que la rupture avec la « problématique anthropologique
de Feuerbach » constitue bien l'un des moments importants de l'avance de Marx vers
sa propre pensée, vers la spécificité de son savoir. Le bel essai de Werner Schuffenhauer
(Feuerbach und der junge Marx, Berlin, 1965), montre clairement, par une lecture
attentive et passionnée des textes disponibles, et par l'utilisation de sources de
correspondance inédites, comment le jeune Marx a pris en charge et a dépassé, au cours de
la période 1842-1846, les thèmes anthropologiques de Feuerbach.
Mais la liquidation critique de l'anthropologisme feuerbachien ne suffit absolument
pas à garantir la pensée de Marx contre tout retour de l'idéologique. Ce serait bien
trop simple. Les racines de l'idéologique ne sont pas exclusivement, ni même
principalement, philosophiques. En réalité (nous l'avons déjà affirmé, mais il faudra le prouver
ailleurs, par une analyse beaucoup plus raffinée et complexe), l'idéologique est l'une
des composantes essentielles du marxisme, dans la mesure où celui-ci est une pratique
historique révolutionnaire. Et l'idéologique cerne aussi le marxisme, de l'extérieur, à
partir de tout l'horizon social et culturel des sociétés de classe, et aussi, dans les pays
du socialisme bureaucratique, à partir de l'opacité même d'une société où ne
fonctionnent à aucun niveau ou seulement de façon mythologique les instruments de la
démocratie prolétarienne.
Paris