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L'Homme et la société

Économie politique et philosophie dans les « Grundrisse » de Marx


Monsieur Jorge Semprun

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Semprun Jorge. Économie politique et philosophie dans les « Grundrisse » de Marx. In: L'Homme et la société, N. 7, 1968.
numéro spécial 150° anniversaire de la mort de Karl Marx. pp. 57-68.

doi : 10.3406/homso.1968.1099

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1968_num_7_1_1099

Document généré le 25/09/2015


économie politique et philosophie

dans les " grundrisse" de marx

JORGE SEMPRUN

La traduction en français des Grundrisse der Kritik der Politischen Ôkonomie


de Karl Marx (1) constitue sans doute un événement, dont les effets se feront sentir,
à plus ou moins brève échéance, sur toute la recherche scientifique concernant
l'élaboration de la pensée marxienne et ses différentes étapes. La traduction des Grundrisse
met en effet a la disposition d'un cercle de lecteurs plus vaste que celui des seuls
germanistes une uvre capitale pour la compréhension non seulement de la méthode
dialectique de Marx, mais aussi des concepts fondamentaux de sa théorie. Il faut prévoir,
cependant, une certaine résistance des milieux spécialisés à la prise en considération
de ce texte magistral, car les Grundrisse, dans l'épaisseur et la rigueur de leur présence
rayonnante, viennent mettre en pièces trop d'idées reçues, trop d'à-peu-près
idéologiques, pour qu'on n'essaye pas de masquer, ou de sous-estimer, leur signification.
Mais reprenons cette histoire à ses origines.
On connaît le singulier destin des Grundrisse. Ces manuscrits, qui constituent
l'essentiel du travail théorique de Marx au cours des années 1857-1858 époque décisive
dans l'élaboration de son uvre maîtresse, la Critique de l'Économie Politique ont
été ignorés pendant 80 ans, à l'exception de quelques brefs extraits publiés dans la
Neue Zeit de Kautsky, en 1903. Enfouis tout d'abord dans le fonds marxien détenu on
pourrait presque dire séquestré par la social-démocratie allemande, sous la haute
main de Bernstein, qui considérait comme sa « propriété privée les archives des plus
grands pourfendeurs de la propriété privée », selon le mot de N.l. Lapine (Der junge
Marx im Spiegel der Literatur, Dietz Verlag, Berlin, 1965); de nouveau oubliés, après
l'interruption de l'édition critique de la MEGA de Riazanov, pour cause de disparition
de ce dernier, dans l'une des « purges » staliniennes; publiés à Moscou, en 1939 et 1941,
à un moment et dans des conditions qui ne permettaient évidemment pas une large
diffusion, par les Éditions en Langues Étrangères, sous ce titre de Grundrisse der Kritik
der Politischen Okonomie qui est devenu habituel; réédités finalement à Berlin, en 1953,
ces manuscrits constituent un ensemble de textes fondamentaux pour la compréhension
de la pensée de Marx, saisie dans son devenir, dans son mouvement interne, dans la
mise au point de ses concepts économiques et philosophiques. En fait, il semble bien
qu'il soit impossible de s'en passer, si l'on essaye de retracer dans son ensemble
l'itinéraire théorique de l'auteur du Capital.

(1) Karl Marx, Fondements de la Critique de l'Économie Politique, 2 volumes, traduction de Roger
Dangeville, Éditions Anthropos, 1967-1968, Paris.
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La place des Grundrisse dans l'uvre de Marx.


En 1849, expulsé de France par le ministre de l'Intérieur, Karl Marx s'installe dans son
exil londonien. De Londres, en proie aux difficultés de toute sorte, il appelle
impérativement à ses côtés Friedrich Engels, qui traînait quelque part en Suisse, après ses
campagnes allemandes. Très vite, Marx et Engels vont se dégager des petites intrigues et
des grands rêves des émigrés allemands, pour se consacrer au travail théorique. Un
échange de lettres, en février 1851, témoigne de leur état d'esprit, férocement lucide.
« L'exil politique », écrit Engels à Marx, « on s'en aperçoit chaque jour davantage,
est une institution où chacun devient forcément un dingue, un imbécile et un voyou
pur et simple, si on ne s'en retire pas complètement, si on ne se contente pas de
la situation d'intellectuel indépendant, en envoyant au diable tout ce parti soi-
disant révolutionnaire ».
Et Marx répond aussitôt, le 11 février.
« Je me complais dans l'isolement évident, authentique, dans lequel nous nous
trouvons tous les deux, toi et moi. Il répond parfaitement à notre position et à nos
principes. Le système des concessions mutuelles, des demi-mesures tolérées
par courtoisie, et l'obligation de partager publiquement, avec tous ces ânes, le
ridicule qui rejaillit sur le parti, tout cela a cessé, maintenant ». (2)
Ainsi, libéré des ânes et des concessions, Marx se remet au travail sur son projet
de critique de l'économie politique. Une fois de plus, il sera victime des illusions
concernant la facilité de ce travail, comme en témoigne la fameuse lettre à Engels du 2 avril 1851.
« Je suis si avancé que, dans cinq semaines, j'en aurai fini avec toute cette merde
d'économie. Et cela fait, c'est chez moi que je rédigerai l'Économie politique, tandis
qu'au museum je me lancerai sur une autre science. Ça commence à m'ennuyer... »
Les cinq semaines sont devenues des années, mais notons en passant cet humour
de Marx, cette ironie tonique qui imprègne, par ailleurs, toute sa correspondance avec
Engels; ironie marxienne et marxiste dont devraient plus souvent s'inspirer nos
grisâtres théoriciens d'aujourd'hui, de quelque bord qu'ils soient.
Marx est au travail, donc, et les notes de lecture s'accumulent. Mais les travaux
historiques et politiques c'est l'époque des Luttes de classe en France, du Dix-huit
Brumaire, de La Révolution Espagnole, du procès des communistes à Cologne,
de la guerre de Crimée, etc. travaux qu'on a souvent tendance à reléguer au second
plan, quand on examine le procès de formation des concepts théoriques de Marx, mais
sans lesquels, pourtant, il devient littéralement impossible de déchiffrer son uvre,
saisie dans sa totalité organique ; les difficultés financières aussi, ont repoussé de
mois en mois, et d'année en année, la rédaction de cet ouvrage sur l'économie politique.
Il faut attendre les remous provoqués dans le monde capitaliste par la crise de 1857 ;
c'est-à-dire, il faut que les conséquences pratiques de son travail théorique deviennent
pour Marx évidentes (l'analyse de la crise et de ses raisons devenant indispensable
pour nourrir l'action révolutionnaire considérée comme imminente), pour qu'il franchisse
le seuil de l'élaboration théorique et de l'accumulation de données empiriques, pour
qu'il se mette avec la prodigieuse capacité de concentration qui le caractérise à la
première rédaction d'une critique d'ensemble de l'économie politique. Les Grundrisse
sont précisément le fruit de cet effort.
Du mois d'août 1857 au mois de mars 1858, Marx rédigera donc ces manuscrits (3),
qui représentent plus de mille pages imprimées et qui constituent la première version
de la Contribution à la Critique de l'Économie politique et du Capital.
Il faut pourtant, en abordant l'étude de ces textes, éviter une erreur d'optique, qui
consisterait à les prendre pour une simple ébauche. Quels que soient, en effet, les appro-

(2) Lettres citées par F. Mehring, dans sa biographie de Marx. (Karl Marx, Geschichte seines Lebens).
Dans l'édition Dietz Berlin, 1960 de cet ouvrage encore indispensable, la lettre d'Engels est datée par erreur
du 12 février 1851.
(3) Pour la chronologie détaillée de la composition des Manuscrits de 1857-1858, on peut se référer à la
préface de l'Institut de Marxisme-Léninisme de Moscou, reproduite dans l'édition française.
IMPORTANCE DES "GRUNDRISSE" DE MARX 59

fondissements et les précisions que la Contribution, Le Capital et les Théories sur


la Plus-value, apporteront à l'appareil méthodologique et conceptuel de Marx et
ils sont nombreux et importants l'essentiel de sa problématique théorique s'y déploie
déjà. Par ailleurs, les Grundrisse contiennent nombre de développements historiques,
d'analyses sociologiques et économiques, de points de vue philosophiques, qui ne se
retrouvent pas dans les uvres postérieures. Ni la Contribution ni Le Capital, en effet,
n'ont épuisé le projet marxien de critique de l'économie politique, et l'uvre de Marx est
restée à cet égard inachevée. (N'oublions pas que Le Capital s'interrompt au moment
où commence l'analyse des classes sociales et que les livres prévus sur l'État et sur le
Marché mondial n'ont pas même été ébauchés, ce qui n'est pas une mince frustration !).
Ainsi, on trouve dans les Grundrisse des textes sur les formations sociales
pré-capitalistes (les plus connus et les plus commentés, jusqu'à présent), sur l'aliénation et le
travail aliéné, sur le capitalisme développé et ses nouvelles contradictions, sur les
concepts et catégories de la méthode dialectique, qui sont tout bonnement
irremplaçables : quiconque les ignore ne pourra pas prétendre connaître vraiment la pensée
de Marx.
L'intérêt des Grundrisse, leur valeur inestimable, tient précisément à ce que, malgré
leur forme imparfaite, leur style parfois non dégrossi et Marx attachait à ces
questions une importance considérable, comme en témoigne la lettre à Lassalle du
12 novembre 1858 (4) nulle part ailleurs Marx n'a-t-il saisi comme ici l'ensemble de
son projet critique, jamais il n'a approché d'aussi près la formulation théorique
globale de celui-ci. Les Grundrisse occupent pour cette raison une place privilégiée
dans l'uvre de Marx. Ils constituent, dans leur éclatante maturité théorique : 1) le
résultat de quinze années de recherches économiques et historiques; 2) le fondement
assuré sur lequel va s'édifier Le Capital, réalisation partielle et inachevée de son projet
scientifique essentiel, et, 3) la formulation la plus achevée des thèmes philosophiques
et méthodologiques qui, depuis les uvres de jeunesse, composent le système de
référence de sa pensée, que l'on saisit ici à l'uvre, dans son cheminement même.
Pourtant, à quelques exceptions près l'une des plus marquantes et des plus
récentes de ces exceptions est l'essai d'Ernest Mandel, La formation de la pensée
économique de Karl Marx (François Maspéro, Paris,1967) les Grundrisse n'ont pas
souvent attiré l'attention des spécialistes qui, au cours des dernières années, se sont
proposés de retracer dans son ensemble l'itinéraire théorique de Marx. Notons, en outre,
que la plupart de ces exceptions pour ne pas dire la totalité se situent en dehors
du marxisme officiel, c'est-à-dire, de celui qui, d'une façon ou de l'autre, est lié aux
appareils politiques et étatiques résultant de la pratique communiste, telle qu'elle
prévaut actuellement généralement, et où les exigences de la conjoncture tactique, de la
justification pseudo-théorique du cours des choses, semblent prédominer sur celles
de la critique et de la recherche. Notons encore que la plupart des travaux où
l'importance des Grundrisse est reconnue, leur influence visible, sont étrangers, le marxisme
français et cela, dans ses divers courants et écoles n'ayant pas encore pris
conscience de l'importance de ces textes (5).
Étrange paradoxe, tout au moins à première vue, que ce dédain, ou cette ignorance
involontaire ou délibérée, mais toujours significative des chercheurs à l'égard des

(4) « En ce qui concerne le retard que j'ai mis à expédier le manuscrit, c'est tout d'abord la maladie qui m'a
empêché... Mais la véritable raison est la suivante : la matière était devant moi, tout n'était plus qu'une question
de forme. Dans tout ce que j'écrivais, je sentais que dans mon style transparaissait ma maladie de foie. Et j'ai
une double raison pour ne pas tolérer que des motifs médicaux viennent gâcher cet ouvrage :
1. Il est le résultat de quinze années de recherches, donc le fruit de la meilleure période de ma vie.
2. il présente pour la première fois, scientifiquement, un point de vue important des rapports sociaux. Je
dois donc à notre parti de ne pas déparer la cause par un style terne et gauche qui est la marque d'un foie malade.»
(K. Marx - F. Engels, WERKE, t. 29, Dietz Verlag, Berlin, 1963).
Notons en passant que les Grundrisse sont pour Marx « le résultat de quinze années de recherches »,
c'est-à-dire, l'aboutissement des premiers travaux entrepris sur l'économie politique, en 1843. Comme il fallait
s'y attendre, en fonction d'une lecture aussi modeste que rigoureuse des textes, Marx ne semble donc
absolument pas tenir compte d'une « coupure épistémologique » quelconque dans son uvre.
(5) Parmi les rares spécialistes français qui ont, à notre connaissance, tenu compte des Grundrisse,
signalons Pierre Naville, De l'aliénation à la jouissance, Marcel Rivière, 1957 (réédité par Anthropos) et
Jean Fallot, Marx et le machinisme, éditions Cujas, 1966.
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manuscrits de Marx de 1857-1858! Car, comme le dit Eric Hobsbawm, dans sa


remarquable introduction à l'édition anglaise d'un fragment des Grundrisse,
« on peut affirmer sans hésitation que tout débat historique marxiste qui ne prenne
pas en considération l'ouvrage en question c'est-à-dire, virtuellement, tout débat
antérieur à 1941, et (hélas !) une bonne partie de ce qui a été fait depuis devra
être repris à sa lumière » (6).
De son côté, le philosophe tchèque Karel Kosik, déclare à ce même sujet, dans sa
Dialectique du concret :
« Dans les années 1930, la publication des Manuscrits
économico-philosophiques de 1844 provoqua un grand intérêt et donna naissance à une vaste
littérature, tandis que la parution dans les années 50 des Grundrisse, qui sont
les travaux préparatoires du Capital du Marx de la maturité et qui constituent un
maillon extraordinairement important entre lesdits Manuscrits et Le Capital,
n'attira qu'à peine l'attention. Pourtant, il est difficile d'exagérer l'importance des
Grundrisse... » (7)
En se posant la question de cette « surprenante indifférence », Eric Hobsbawm
l'attribuait en partie à la difficulté même des textes des Grundrisse, lesquels,
« non seulement exigent du lecteur une grande familiarité avec le système
conceptuel de Marx c'est-à-dire avec l'ensemble de son évolution intellectuelle et
spécialement avec la pensée de Hegel mais sont également écrits dans une
sorte de sténographie intellectuelle privée, parfois impénétrable... » (O.c. p. 10).
Il est certain que la lecture des Grundrisse n'est pas aisée et Engels lui-même en a
porté indirectement témoignage. Le 2 avril 1858, alors que la rédaction proprement dite
des manuscrits était terminée, Marx envoyait à son ami un résumé de la première partie.
La réaction d'Engels ne se fait pas attendre, elle date du 9 avril.
«L'étude de ton abstract (résumé) du premier demi-fascicule m'a pris beaucoup
de temps, it is a very abstract abstract indeed (c'est un résumé très abstrait,
en vérité), ce qui ne peut être évité dans un résumé si bref; et je suis souvent
obligé de me donner beaucoup de peine pour chercher les transitions dialectiques,
car je me suis tout à fait déshabitué de all abstracting reasoning (tout
raisonnement abstrait)...» (8)
Mais, dirons-nous, c'est précisément cette difficulté de lecture des Grundrisse,
motivée par l'abstraction scientifique du raisonnement, qui constitue l'un des attraits
essentiels des manuscrits de 1857-1858, car elle reflète la volonté délibérée de Marx de
saisir conceptuellement l'ensemble de son projet critique. Il est impossible d'esquiver
cette difficulté, si l'on essaye de comprendre le sens de ce projet, d'en pénétrer les
structures conceptuelles, au niveau même de leur élaboration.
Quelle que soit cette difficulté, pourtant, et quel que soit le manque d'habitude de
certains marxistes contemporains pour tout abstracting reasoning, il nous semble
que la « surprenante indifférence » de la plupart des marxistes orthodoxes
l'orthodoxie n'étant pas ici, peut-être convient-il de le rappeler, représentative d'une fidélité
à la pensée de Marx, saisie dans la dynamique de son mouvement inachevé, mais bien
d'une soumission, plus ou moins plate, plus ou moins « habillée » de rigueur formelle,
aux canons de l'interprétation des textes qui se sont pétrifiés dans les années 1930 dans
le mouvement communiste et plus particulièrement français, à l'égard des Grundrisse,
se fonde sur de tout autres raisons que l'obscurité intrinsèque des manuscrits marxiens
de 1857-1858.
En fait, et pour nous en tenir à la France, les Grundrisse remettent en question,

International
(6) KarlPublishers.
Marx, Pre-Capitalist Economie Formations, with an Introduction by Eric J. Hobsbawm,
(7) L'ouvrage de K. Kosik n'ayant pas encore été traduit en français, on pourra se rapporter à l'une de ces
trois traductions : allemande (Suhrkamp), italienne (Bompiani) ou espagnole (Grijalbo).
(8) K. Marx - F. Engels, WERKE, t. 29, Dietz Verlag, 1963.
IMPORTANCE DES «GRUNDRISSE" DE MARX 61

radicalement, les schémas rigides concernant la spécificité et la périodisation de la


pensée de Marx que la « rigueur » althusserienne a imposés ou tout au moins,
largement fait prévaloir dans le marxisme français, au cours des dernières années. De là,
ce silence qui se prolonge, cet aveuglement concerté. Mais, examinons cette question
de plus près.

Les Grundrisse et la périodisation de l'uvre de Marx.


La nécessité dont parlait Eric Hobsbawm, de reprendre à la lumière des Grundrisse,
de façon systématique, toutes les études sur le procès de formation des concepts du
matérialisme historique, s'impose tout particulièrement en ce qui concerne les travaux
de Louis Althusser et de son école, réunis dans les trois volumes de Pour Marx et Lire
Le Capital.
Les solutions proposées par ces auteurs aux problèmes de la périodisation de
l'uvre de Marx; à la question du « renversement » de la dialectique hégélienne; à celle
des rapports et des interférences entre les composantes idéologiques et scientifiques
du marxisme; au problème du rôle et de la signification de la théorie du travail aliéné,
etc.; les résultats essentiels, en somme, produits jusqu'à présent par la recherche
althusserienne qui semble même, pour l'instant, engagée dans un procès très net
d'involution s'avéraient déjà tout à fait contestables, au simple niveau de l'exactitude
philologique et de la rigueur historique. Mais, qu'on les reprenne dans le détail, dans
l'éclairage des Grundrisse, et on s'apercevra a quel point ils fourmillent de « mauvaises
lectures ».
En fait, les manuscrits de Marx de 1857-1858 et personne ne pourra plus invoquer
l'excuse de l'ignorance, depuis qu'ils sont accessibles en français rendent précaire,
sinon le projet, du moins l'essentiel des résultats produits par la recherche d'Althusser
et de ses amis. Il faut même dire davantage. Il faut dire que l'absence des Grundrisse,
parmi les matériaux d'une recherche qui nous est présentée sous le signe de la Théorie
constitue tout bonnement une surprise théorique.
Voici, en effet, un ensemble de textes qui nous étaient accessibles depuis 1953,
date de l'édition Dietz. Accessibles en allemand, bien sûr, mais la langue de Marx ne
constituait pas un obstacle pour Althusser, ni pour les membres de son groupe de
recherche. (Althusser lui-même n'a-t-il pas proclamé, qu'il fallait lire Le Capital, «au
moins pour les chapitres théoriques fondamentaux, et pour tous les passages où
affleurent les concepts-clés de Marx, dans le texte allemand »? Il est regrettable qu'il
n'ait pas élargi cette bonne volonté linguistique à l'étude des Grundrisse).
Voici des manuscrits, par ailleurs, que l'on ne peut allègrement rejeter dans l'enfer
« pré-marxiste » des uvres de jeunesse, derrière le rideau de fer de la « coupure
épistémologique », car ils appartiennent, même si l'on acceptait l'inacceptable périodisation
d'Althusser, à la maturité de Marx.
Voici des textes, enfin, où tous les problèmes d'interprétation qui préoccupent
Althusser, à juste titre, et qu'il a essayé de repenser dans un souci de rigueur fort
louable en soi se trouvent explicités, soulignés par Marx lui-même (et par Engels,
dans deux articles d'août 1859, qu'Althusser semble ignorer, mais qui lui auraient évité
bien des détours inutiles), avec une cohérence et une volonté de systématisation qui
facilitent extraordinairement une lecture souvent délicate, étant donnée l'abstraite
concision de certains passages essentiels.
Essayons donc de corriger ce défaut d'information althusserien et voyons ce que
l'analyse des Grundrisse, pour superficielle qu'elle soit ici (9), appporte dans la mise au
point de cette question.
Le terme de maturité théorique, que nous avons employé plusieurs fois pour
caractériser l'époque de rédaction et le contenu des Grundrisse, se réfère
immédiatement à la discussion en cours et probablement interminable, car chaque époque

(9) L'auteur prépare sur cette même question un ouvrage qui ne sera pas prêt avant plusieurs mois.
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reprendra le débat, en fonction de ses exigences objectives, ressenties comme telles,


ou masquées par des prétentions idéologiques sur l'évolution de la pensée de Marx,
sur sa périodisation, sur ses moments de rupture et d'avance.
Dans cette discussion, qu'il n'est pas question ici de reprendre dans son ensemble,
ni même de résumer (10) on connaît les thèmes de Louis Althusser. Celui-ci croit pouvoir
établir une « rupture radicale » de Marx avec tout son passé philosophique, à partir de
1845. (Voir, en particulier, le texte de 1963 sur Marxisme et humanisme, repris dans
Pour Marx). Ultérieurement, dans la préface à ce dernier ouvrage, Althusser a nuancé
et approfondi cette notion de « rupture radicale » ou de « coupure épistémologique »,
avec des formulations que l'on nous permettra de largement citer, pour nous éviter des
détours descriptifs.
« Cette « coupure épistémologique » divise ainsi la pensée de Marx en deux grandes
périodes essentielles : la période « idéologique », antérieure à la coupure de 1845,
et la période « scientifique » postérieure à la coupure de 1845. Cette seconde
période peut, elle-même, être divisée en deux moments, le moment de la
maturation théorique et le moment de la maturité théorique de Marx. Pour faciliter le
travail philosophique et historique qui nous attend, je voudrais proposer une
terminologie provisoire, qui enregistre cette périodisation :
a) Je propose de désigner les uvres de la première période, donc tous les textes
de Marx, de sa dissertation de doctorat aux manuscrits de 1844 et à la Sainte Famille
inclus, par l'expression déjà consacrée : uvres de la Jeunesse de Marx.
b) Je propose de désigner les textes de la coupure de1845, c'est-à-dire les Thèses
sur Feuerbach, et l'Idéologie allemande, où apparaît pour la première fois la
nouvelle problématique de Marx, mais le plus souvent, sous une forme encore
partiellement négative et fortement polémique et critique, par l'expression nouvelle :
uvres de la Coupure.
c) Je propose de désigner les uvres de la période 1845-1857 par l'expression
nouvelle : uvres de la maturation. Si nous pouvons en effet assigner à la
coupure qui sépare l'idéologique (antérieur à 45) du scientifique (postérieur à 45),
la date cruciale de45 (Thèses sur Feuerbach, Idéologie allemande), nous devons
retenir que sa mutation n'a pu produire d'emblée, dans une forme achevée et
positive, la problématique théorique nouvelle qu'elle inaugure, tant dans la théorie
de l'histoire que dans la théorie de la philosophie. L'Idéologie allemande est en
effet le commentaire le plus souvent négatif et critique des différentes formes de
la problématique idéologique rejetée par Marx. Un long travail de réflexion et
d'élaboration positives fut nécessaire, une longue période que Marx employa
à produire, façonner et fixer une terminologie et une systématique conceptuelles
adéquates à son projet théorique révolutionnaire. C'est peu à peu que la nouvelle
problématique revêtit sa forme définitive. C'est pour cette raison que je propose
de désigner les uvres postérieures à 1845 et antérieures aux premiers essais
de rédaction du Capital (vers 1855-57), donc le Manifeste, Misère de la
Philosophie, Prix et Profiits, etc., les uvres de la maturation théorique de Marx.
d) Je propose alors de désigner toutes les uvres postérieures à 1857 : uvres
de la maturité. Nous aurions ainsi la classification suivante :
1840-1844 : uvres de jeunesse.
1845 : uvres de la Coupure.
1845-1857 : uvres de maturation.
1857-1883 : uvres de la maturité ».
(L.A. Pour Marx, pp. 26-27).
Parmi toutes les remarques que mérite ce texte surprenant surprenant par le

(10) Au chapitre 10 de l'ouvrage déjà cité d'Ernest Mandel (La formation de la pensée économique de
Karl Marx), chapitre intitulé : Des Manuscrits de 1844 aux Grundrisse : d'une conception anthropologique
à une conception historique de l'aliénation, on trouvera une synthèse critique suffisamment pertinente
des différentes opinions en présence.
IMPORTANCE DES "GRUNDRISSE" DE MARX 63

maniement arbitraire de termes aussi imprécis que : « coupure », « maturation »,«


maturité » nous nous limiterons à en formuler deux, provisoirement :
a) Le choix des uvres de Marx, qui, selon Althusser, caractérisent chacune des
périodes et sous-périodes qu'il vient d'énumérer, est bien significatif. En fait, si l'on
excepte L'Idéologie allemande et le Manifeste, tous les ouvrages historiques et
politiques de Marx sont écartés de cette sélection. Le problème de l'évolution de Marx semble
se réduire à celui du passage de la philosophie (idéologie) à l'économie politique
(science), ce qui est une singulière mutilation de son uvre. Mutilation qui la rend nous
l'avons déjà dit tout simplement indéchiffrable.
Pourtant, Althusser est bien d'accord sur le fait que la fondation du matérialisme
historique (qu'il appelle parfois, à notre sens improprement, « science de l'histoire »)
est le résultat fondamental de l'activité théorique de Marx, mais il écarte de sa tentative
de périodisation tous les travaux où ce matérialisme historique se trouve à l'uvre, où
l'on peut le saisir conceptuellement dans l'élaboration et l'application de ses catégories.
Ce manque n'est pas fortuit. Il tient à une certaine conception de l'évolution de la
pensée de Marx, qui la réduit à un procès purement théorique, à une pure aventure de la
conscience de soi. Dans l'épaisseur de la réalité, bien entendu, il s'est agi de tout autre
chose, et Marx est devenu communiste bien avant d'avoir élaboré «scientifiquement »
tous les concepts de sa théorie. Car le marxisme, rappelons cette lapalissade, n'est pas
une épistémoiogie : c'est une praxis révolutionnaire et la conscience théorique de cette
praxis, saisies dans une totalité contradictoire et dynamique.
b) Althusser insiste beaucoup sur la « nouveauté » de ses formulations. Rien n'est
plus illusoire. Si l'on oublie le langage, adapté aux goûts du temps, les thèses d'Althusser
sur l'évolution de la pensée de Marx sont, pour l'essentiel, celles-là même que le
dogmatisme bureaucratique a imposées pendant trente ans, et qu'il tente d'imposer encore,
dans la moindre mesure de ses moyens.
En fait, et cela constitue sans doute la source des phénomènes évidents d'involution
dans l'entreprise théorique d'Althusser, celui-ci n'a jamais remis en cause, analysé,
transpercé critiquement, l'appareil conceptuel de l'orthodoxie bureaucratique. Il a mis
cette question entre parenthèses, mais au moment où il aborde une « nouvelle » lecture
de Marx, cette absence d'élaboration critique se fait rudement sentir (11).
Mais, revenons aux Grundrisse, et à l'éclairage qu'ils apportent sur les questions
de la périodisation de l'uvre de Marx.
1. A propos du concept de « coupure épistémologique ».
Ce concept, selon Althusser, « marque la mutation d'une problématique
préscientifique en une problématique scientifique ». Il est nommément emprunte par lui
à Gaston Bachelard. Mais il est emprunté sans véritable élaboration critique, sans
qu'Althusser se pose même la question de savoir si ce concept peut être « transplanté »
du domaine spécifique où Bachelard conçoit son application, à un domaine (celui de
l'idéologie et de l'histoire des idées) qui lui est totalement hétérogène. C'est-à-dire, et
nous reprenons ici la terminologie d'Althusser, il faudrait nous présenter d'abord les
« titres théoriques » de ce concept, établir sa validité sur un fondement plus assuré.
Quoi qu'il en soit, il nous semble que derrière cette notion non fondée, dans le
domaine qui nous interesse, de la « coupure épistémologique », se profile le fantôme
mythologique de l'origine radicale. Pourtant, il semble clair, pour des raisons
théoriques si l'on veut bien se passer des mythes religieux de la révélation et du mythe
cartésien du poêle même sous sa forme husserlienne raffinée que le problème du
fondement absolu, de l'origine radicale d'une problématique théorique, est un faux
problème. Tout simplement, un problème encore plongé dans les nébulosités d'une
conception idéologique.

(11) En particulier, et pour ne donner qu'un seul exemple, le maintien de la distinction entre « matérialisme
dialectique » et « matérialisme historique », qui n'a rien à voir avec la pensée de Marx et qui est une simple
distinction scolastique des épigones.
64 JORGE SEMPRUN

En outre, la « greffe » d'un concept étranger et dont les « titres de validité » n'ont
pas été fournis sur le corps théorique du marxisme, est une entreprise très périlleuse.
L'histoire l'a déjà prouvé, largement, par les résultats aberrants des « greffes »
kantiennes, empirio-criticistes, néo-hégéliennes, teilhardiennes, etc. Le marxisme et
c'est là la meilleure preuve de sa spécificité théorique, la meilleure preuve de sa vitalité,
mais aussi des difficultés théoriques qui lui sont intrinsèques ne peut se développer,
se comprendre soi-même, se critiquer, que par la production autonome de concepts
marxistes, résultant de sa propre pratique théorique et sociale, c'est-à-dire de son
emprise sur la réalité.
En deuxième lieu, le concept de « coupure épistémologique » est inefficace, dans
le domaine qui nous intéresse. Althusser lui-même en fournit la preuve indirecte, dans
la mesure où il est obligé de prolonger la « mutation » de la « coupure » par une longue
« maturation » dans la pensée de Marx. « Maturation » dont on ne peut qu'admirer
l'élasticité, la fluidité inconsistante. Mais il y a plus : dans sa volonté de justifier cette
notion de « maturation », Althusser en appelle au témoignage d'Engels lui-même, ce
qui lui donne l'occasion de commettre une bien curieuse bévue. Dans Lire Le Capital,
en effet (pp. 35-36), Althusser revient sur cette question et écrit :
« ... croire que le tout de la philosophie de Marx nous est donné dans les quelques
phrases frémissantes des Thèses sur Feuerbach, ou dans le discours négatif
de l'Idéologie allemande, c'est-à-dire dans les uvres de la coupure, est se
méprendre singulièrement sur les conditions indispensables à la croissance d'une
pensée théorique radicalement nouvelle, à qui le temps devait être donné de mûrir,
se définir et grandir. « Depuis qu'elle a été formulée pour la première fois dans
Misère de la Philosophie de Marx et dans le Manifeste Communiste », dit
Engels, « notre conception a traversé une période d'incubation, qui a bien duré
vingt ans jusqu'à la publication du Capital... »
Althusser interrompt ici, au beau milieu d'une phrase, cette citation de la préface
d'Engels à la seconde édition (1885) de l'Anti-Diihring, croyant apporter ainsi de l'eau
à son moulin. Malheureusement pour la thèse d'Althusser,la phrase d'Engels continue.
Reprenons-la en entier.
« Depuis qu'elle a été formulée pour la première fois dans Misère de la
Philosophie de Marx et dans le Manifeste Communiste, notre conception a traversé
une période d'incubation, qui a bien duré vingt ans jusqu'à la publication du
Capital, depuis laquelle elle gagne de plus en plus rapidement des cercles
chaque jour plus larges au point que maintenant, bien au-delà des
frontières de l'Europe, elle trouve audience et soutien dans tous les pays où
il y a des prolétaires d'une part, et des théoriciens scientifiques impartiaux
d'autre part. »
(F. Engels, Anti-Dùhring, Éditions Sociales, p. 38.) (Souligné par nous.)
On voit donc comment, par une coupure qui n'a rien d'« épistémologique »,
Althusser transforme le sens d'une citation d'Engels. Car, pour celui-ci, il ne s'agit
bien évidemment pas de « l'incubation » chez Marx et lui-même de leur propre
conception dont les premières formulations, notons-le en passant, sont situées par Engels
en 1847-1848 mais de l'incubation de leur conception dans la société de l'époque,
du long et difficile chemin que le marxisme a eu à parcourir pour gagner les prolétaires
et les théoriciens scientifiques impartiaux, avant de devenir la forme dominante de la
pensée socialiste.
D'où il s'avère que les textes de Marx et d'Engels, lorsqu'ils sont soumis à une
lecture idéologique, commencent à ressembler aux auberges espagnoles du temps de
Mérimée : on n'y trouve que ce que l'on veut bien y apporter.
Fuyons donc les à-peu-près, les bévues et malentendus d'une lecture dite « symptô-
male », pour essayer d'apprendre dans les Grundisse la modestie d'une lecture
rigoureuse. Lecture qui nous montrera la vacuité du concept de « coupure épistémologique »
appliqué à ce problème. Lecture qui nous fera déchiffrer cette vérité fondamentale :
la problématique des Grundisse est celle-là même des Manuscrits de 1844; d'une
IMPORTANCE DES "GRUNDRISSE" DE MARX 65

série de textes à l'autre, il n'y a eu aucune « mutation » dans la problématique de Marx.


Et K. Kosik a parfaitement raison d'écrire que les Grundisse
« démontrent avant tout que Marx n'abandonne jamais la problématique
philosophique et que, tout particulièrement, les concepts d'aliénation, de réification,
de totalité, de rapport entre sujet et objet, que certains marxologues inexperts
avaient qualifiés bien légèrement comme un péché de jeunesse de Marx, continuent
d'être l'appareil conceptuel constant de sa théorie. Sans eux, Le Capital devient
incompréhensible ».
(K. Kosik, o. c. p. 208 de la traduction espagnole d'Adolfo Sanchez Vazquez.)
Ce n'est pas ici le lieu de faire la démonstration de cette thèse, démonstration qui
ne remplacera jamais, par ailleurs, l'activité théorique du lecteur pénétrant dans
l'univers des Grundrisse. Pourtant, qu'il nous soit permis d'en appeler aux mots de Marx
lui-même, en citant un passage qui concerne cette question de l'aliénation, tellement
embrouillée par l'école althusserienne.
On connaît la thèse de Louis Althusser. Le concept d'aliénation est pré-marxiste,
dans ce sens qu'il est antérieur à la « coupure » et qu'il n'apparaît, dans les Manuscrits
de 1844 en particulier, que comme le dernier éclat, peut-être même aveuglant, d'une
étoile déjà morte : celle de l'idéologie.
Pourtant, la théorie de l'aliénation et du travail aliéné court comme un fil rouge,
tout le long des Grundrisse, qui appartiennent pleinement à la « maturité » de Marx.
Et à la fin des Manuscrits, comme si Marx lui-même avait voulu définitivement préciser
son point de vue, on trouve une mise au point dont nous extrayons le passage suivant :
« Le fait que dans le développement des forces productives du travail ce sont les
conditions objectives de ce dernier le travail matérialisé qui s'accroissent
par rapport au travail vivant (en vérité, il s'agit ici d'une formule tautologique,
car que signifie force productive croissante du travail, sinon qu'il faut un travail
immédiat toujours moindre pour créer un produit plus grand et que, par
conséquent, la richesse sociale prend de plus en plus la forme des conditions de travail
produites par le travail lui-même); ce fait, donc, du point de vue du capital, ne
signifie pas que l'un des moments de l'activité sociale le travail matérialisé
devienne l'organisme toujours plus gigantesque de l'autre élément le travail
subjectif, vivant mais au contraire et ceci est important pour le travail salarié
que les conditions objectives du travail acquièrent une autonomie chaque jour
plus colossale face au travail vivant autonomie qui se produit en fonction de
leur extension même et que la richesse sociale, dans des proportions toujours
croissantes, s'oppose au travail comme une puissance étrangère et dominante.
L'accent est mis non sur le processus d'objectivation, mais sur celui de l'aliénation,
du dessaisissement, de l'extranéation (das Entfremdet-, Entâussert-, Veràus-
sertsein), sur la non-appartenance au travailleur, mais aux conditions de
production personnifiées, c'est-à-dire au capital, de cette gigantesque puissance
matérielle que le travail social a dressé en face de soi-même comme l'un de ses moments.
Aussi longtemps que, sur le plan du capital et du travail salarié, la production de
ce corps objectif de l'activité s'effectuera en opposition à la capacité de travail
immédiate (ce procès d'objectivation est en fait un procès d'aliénation (Entàusse-
rung) du point de vue du travail ou d'appropriation du travail d'autrui du point
de vue du capital) aussi longtemps ce renversement et cette inversion seront
bien réels, pas simplement idéels, et ils n'existeront pas seulement dans la
conception des travailleurs et des capitalistes. »
Il semble vraiment impossible d'en dire plus, en aussi peu de phrases, et aussi
parfaitement claires, malgré leur densité conceptuelle.
Il est donc facile de comprendre pourquoi les Grundrisse n'ont pas encore suscité
de commentaires des exégètes : ils seraient obligés de revoir et sans doute de corriger
radicalement leurs thèses fondamentales sur la formation de la pensée de Marx.
Ainsi, les Grundrisse apportent à cette discussion des éléments réellement décisifs;
ils permettent d'établir la preuve que la radicale spécificité théorique du marxisme
66 JORGE SEMPRUN

n'est pas à chercher dans une quelconque « mutation » de la problématique


philosophique : elle se situe ailleurs, à un tout autre niveau, sur un tout autre terrain.
2. A propos du passage de « l'idéologique » au « scientifique ».
Althusser, nous l'avons vu, qualifie la « coupure épistémologique » comme divisant
la pensée de Marx en deux périodes : la période « idéologique » d'avant 1845, et la période
« scientifique » postérieure à cette date. Mais, outre que cette division, qui se présente
tout d'abord comme radicale, se trouve bien affaiblie, bien affadie, par les nécessités
d'une longue « maturation », elle s'avère de toute façon inopérante, car il est impossible
d'expulser du marxisme, dans son développement réel, dans sa prise en charge de
l'histoire et de la société, le domaine idéologique.
La contradiction interne entre science et idéologie est même l'un des éléments
essentiels du marxisme, l'une des raisons de sa marche en avant (quand elle est
surmontée dans la pratique théorique et sociale), comme de sa stagnation (quand elle
n'est pas surmontée, et que chacune des composantes opposées vit de sa propre vie
autonome, à des niveaux hétérogènes et non communicants, reliés par la médiation
purement abstraite d'une orthodoxie formelle ou administrative). La réduction toujours
renouvelée du domaine idéologique, par une pratique théorique constamment raffinée,
et la remise en question permanente des acquis de la théorie par les exigences
idéologiques de l'entreprise révolutionnaire, constituent l'une des contradictions dynamiques
les plus fécondes du marxisme, lorsqu'elle est reconnue et qu'elle opère réellement (12).
La conception proposée par Althusser sur le passage de « l'idéologique » au
« scientifique » dans la pensée de Marx s'avère donc inféconde pour deux raisons
principales.
Tout d'abord, parce qu'elle établit une rupture ponctuelle, chronologique (1845)
entre les deux périodes, alors que la rupture est permanente, qu'il faut la renouveler
constamment. Il faut déceler, mettre à jour et expliciter cette opposition entre «
l'idéologique » et le « scientifique » tout au long de l'entreprise marxiste, c'est-à-dire tout au
long non seulement de la pensée de Marx, dès ses premiers écrits et jusqu'aux derniers,
mais aussi du marxisme qui en est issu, d'une façon ou de l'autre. Rien ne nous évitera,
en effet, même à des époques bien postérieures à 1845, d'avoir à dépister dans les
analyses les plus « scientifiques » de Marx les sédimentations idéologiques, issues du
contenu même, et des objectifs eux-mêmes, de son travail, non pas académique, mais
révolutionnaire. Engels, à une date aussi tardive que le 6 mars 1895, dans la célèbre
préface à la brochure de Marx sur Les luttes de classe en France, témoigne bien
clairement de cette nécessité.
D'un autre côté, aucune « coupure épistémologique » ne nous préservera jamais,
nous-mêmes, des incrustations idéologiques, nourries par la pratique même du marxisme.
En deuxième lieu, il semble bien tout au moins dans les textes qui concernent
plus directement la périodisation de l'uvre de Marx qu'Althusser soutienne une
conception par trop restrictive de l'idéologie avec laquelle Marx aurait rompu en 1845.
Il semble identifier cette idéologie avec la « problématique anthropologique de
Feuerbach et la problématique de l'idéalisme absolu de Hegel ». (Lire Le Capital), tome I,
p. 39.)
Le problème des rapports de Marx avec la philosophie de Hegel est l'un de ceux
qu'Althusser a davantage obscurcis, et que les Grundrisse, par contre, aident à éclaircir
décisivement. Disons provisoirement puisqu'il est impossible de reprendre en quel-

(12) La discussion marxiste sans cesse reprise et actualisée par certaines expériences socialistes
récentes sur le primat de l'économique ou du politique, est un excellent exemple des confusions produites
par cette contradiction non surmontée.
(13) De l'Immense bibliographie consacrée aux rapports Marx-Hegel, nous voudrions détacher un livre
exemplaire, celui de Mario dai Pra, La dialettica in Marx, Laterza, 1965. Voici une lecture modeste et rigoureuse
de Marx, qui nous semble apporter les éléments décisifs pour un éclaircissement de ce problème. La
démonstration est d'autant plus convaincante que l'auteur, malheureusement, ignore les Grundrisse. Mais la lecture
thèses
de ceux-ci fondées
ne faitsurque
la lecture
confirmer
deslesuvres
thèsesdedeMarx,
Dai Pra
depuis
sur les écrits
rapports
de de
jeunesse
Marx avec
jusqu'à
la dialectique
l'Introduction
de Hegel,
à la
Critique de l'Economie politique.
IMPORTANCE DES "GRUNDRISSE" DE MARX 67

ques phrases une discussion qui a déjà produit des centaines de pages imprimées (13)
que la question ne se pose absolument pas dans les termes énoncés par Althusser.
Parler de rupture avec « la problématique de l'idéalisme absolu de Hegel » est un vain
discours, en 1843 comme en 1845 ou en 1857, car Marx n'a jamais fait sienne cette
problématique. Il n'avait pas à rompre avec elle, puisqu'il n'a jamais été hégélien dans ce
sens-là. La vraie question est celle des rapports de l'entreprise théorique de Marx avec
la structure conceptuelle de la dialectique hégélienne.
En 1859, Engels a apporté une contribution importante à l'éclaircissement de ce
problème. Il publie, en effet, dans le journal Das Volk, édité à Londres, deux articles
le 6 et le 20 août pour présenter et commenter l'apparition de la Contribution à
la Critique de l'Économie politique de Marx, qui n'est, on s'en souviendra, qu'une
rédaction partielle des résultats acquis dans les Grundrisse. Ces deux articles ont
une extrême importance, pour la question qui nous occupe. Dans le deuxième, Engels
aborde directement et il faut voir dans ses formulations le résultat de sa
correspondance et de ses discussions avec Marx la question de la dialectique de Hegel.
« Ici, une autre question devait être résolue, qui n'avait rien à faire avec l'économie
politique en elle-même. Comment fallait-il aborder cette science? D'un côté,
nous avions la dialectique hégélienne, sous sa forme totalement abstraite, et
« spéculative » où Hegel l'avait laissée; d'un autre côté, la méthode vulgaire,
redevenue à la mode, qui est pour l'essentiel la méthode métaphysique de Wolff,
avec laquelle les économistes bourgeois ont écrit leurs gros livres incohérents...
La dialectique de Hegel, dans sa forme existante, était totalement inutilisable.
Elle était essentiellement idéaliste, et il s'agissait ici du développement d'une
conception du monde, plus matérialiste que toutes les précédentes. Elle partait
de la pensée pure, et ici il s'agissait de partir des faits les plus têtus. Une méthode
qui, selon ses propres déclarations, « allait du néant au néant à travers le néant »,
ne pouvait absolument pas avoir sa place ici sous cette forme. Mais elle était
pourtant, de tout le matériel logique existant, le seul morceau auquel on
pouvait se relier... (Souligné par nous.)
Et un peu plus loin, après avoir détaillé les immenses mérites de la pensée de Hegel,
et plus particulièrement de sa philosophie de l'histoire, Engels affirme :
« Cette grandiose conception de l'histoire était la présupposition théorique directe
de la nouvelle conception matérialiste, et à cause de cela déjà il existait un point
d'attache (Anknùpfungspunkt) pour la méthode logique également... »
Finalement, après avoir exposé les résultats acquis par la méthode dialectique dans
l'analyse du phénomène-clef de la marchandise, Engels conclut :
« Si l'on veut avoir un exemple frappant de ce fait que la méthode dialectique
allemande, à son niveau actuel de développement, par rapport à la vieille méthode
métaphysique, plate et vulgaire lui est aussi supérieure que les chemins de
fer par rapport aux moyens de transport du Moyen Age, on n'a qu'à voir, chez
Adam Smith ou chez n'importe lequel de nos célèbres économistes officiels,
quels tourments ont procuré à ces messieurs la valeur d'échange et la valeur
d'usage, combien il leur est difficile de les distinguer correctement et de saisir
chacune d'elles dans sa concrétion spécifique, et de comparer ensuite avec le
développement clair et simple exposé par Marx. »
(Marx-Engels, Kleine Okonomische Schriften, Dietz Verlag, Berlin, 1955.)
Ainsi donc, la vraie question est celle de la prise en charge, du dépassement et de
la transformation operative des concepts et catégories de la dialectique de Hegel, par
leur application théorique et pratique à de nouveaux domaines de la réalité. Ce n'est
pas l'appareil logique et méthodologique de Marx qui est radicalement nouveau; ce
sont les « champs opératoires » auxquels ils est appliqué qui sont nouveaux,
radicalement, et c'est la radicale nouveauté de ces « champs opératoires » marxiens qui
transforme dialectiquement, qui « renverse » l'appareil conceptuel hégélien, dont la fonction
change du tout au tout : il ne s'agit plus d'expliciter le mouvement de la conscience de
soi, mais celui du monde réel, qu'il faut transformer. C'est au niveau de la praxis et du
68 JORGE SEMPRUN

champ opératoire qu'il faut déceler, pour en faire l'élaboration théorique, la radicale
nouveauté de la pensée de Marx. Or, cette transformation de la structure conceptuelle
hégélienne n'a pas du tout été réalisée en 1845, date qui ne marque qu'un moment du
procès. Cette transformation, par le rejaillissement sur l'appareil conceptuel des
résultats d'une exploration scientifique de l'épaisseur de l'histoire et de l'économie, s'est
poursuivie tout au long de l'activité intellectuelle de Marx, et il s'agit même d'un procès
inachevé : la dialectique de Hegel est toujours un problème pour le marxisme.
Les Grundrisse constituent dans ce procès un moment privilégié, tout simplement
parce que les conditions et les exigences de ce rapport avec, et de ce renversement
de, l'appareil dialectique de Hegel y sont plus transparentes, plus explicites et par
Marx et Engels explicités que partout ailleurs.
Il est certain, par contre, que la rupture avec la « problématique anthropologique
de Feuerbach » constitue bien l'un des moments importants de l'avance de Marx vers
sa propre pensée, vers la spécificité de son savoir. Le bel essai de Werner Schuffenhauer
(Feuerbach und der junge Marx, Berlin, 1965), montre clairement, par une lecture
attentive et passionnée des textes disponibles, et par l'utilisation de sources de
correspondance inédites, comment le jeune Marx a pris en charge et a dépassé, au cours de
la période 1842-1846, les thèmes anthropologiques de Feuerbach.
Mais la liquidation critique de l'anthropologisme feuerbachien ne suffit absolument
pas à garantir la pensée de Marx contre tout retour de l'idéologique. Ce serait bien
trop simple. Les racines de l'idéologique ne sont pas exclusivement, ni même
principalement, philosophiques. En réalité (nous l'avons déjà affirmé, mais il faudra le prouver
ailleurs, par une analyse beaucoup plus raffinée et complexe), l'idéologique est l'une
des composantes essentielles du marxisme, dans la mesure où celui-ci est une pratique
historique révolutionnaire. Et l'idéologique cerne aussi le marxisme, de l'extérieur, à
partir de tout l'horizon social et culturel des sociétés de classe, et aussi, dans les pays
du socialisme bureaucratique, à partir de l'opacité même d'une société où ne
fonctionnent à aucun niveau ou seulement de façon mythologique les instruments de la
démocratie prolétarienne.

En guise de conclusion : lire les Grundrisse.


Il faut donc lire les Grundrisse. Entreprise difficile, certes, mais riche en aventures
et découvertes théoriques. De toutes façons, le lecteur français verra sa tâche
grandement facilitée par la récente publication de l'essai d'Ernest Mandel (La formation de
la pensée économique de Karl Marx) où l'analyse critique des Manuscrits de Marx
de 1857-1858 occupe la place qui lui revient de droit.

Paris

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