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Du vers à la prose - la parole moderne sur la littérature médiévale

« Amor sans desonor : Une pragmatique pour Tristan et Iseut », par Branduşa Grigoriu
Livre paru dans la Série Etudes Française, Editura Universitaria, Craiova, 2013

Le roman de chevalerie ne restera pas à l’intérieur du modèle précédemment dressé par Chrétien
de Troyes et ses prédécesseurs. Le tournant du XIIe vers le XIIIe siècle sera marqué par plusieurs faits
sociaux et littéraires dont l’aboutissement aura une incidence sur le roman de chevalerie. Nous savons que
le clergé et la royauté se disputent le gouvernement des royaumes et arrivent presque à s’entendre chacun
sur la part du gâteau qui leur revient. Plusieurs effets de cette «querelle» marqueront l’écriture
chevaleresque, car nous verrons que l’autorité ecclésiastique jouera un rôle prépondérant quant à la
réception des oeuvres littéraires arthuriennes notamment par le style d’écriture qui sera employé. À cette
époque, la Bible est le modèle par excellence pour la prose. Toutefois, la langue utilisée par les
théologiens reste le latin, seule langue de vérité reconnue. Il n’est pas étonnant que l’auteur du Perlesvaus
insiste sur l’origine du texte qu’il transmet à ses lecteurs en indiquant que la source du texte est latine, car
« le texte invoque l’autorité et la vérité et que le « conte » est légitimé par rapport à ses sources. (« la
matere vraie issi con li estores le tesmoigne qui en nul liu n’est corumpue, se li latins ne se ment. »).
L’écriture en langue vernaculaire étant déjà instaurée depuis quelque temps verra son utilisation
discutée à l’intérieur des romans mêmes. Les clercs voulant désormais faire de la prose se verront dès lors
obligés de justifier leur écriture prosaïque par une motivation d’autorité morale et religieuse. Par
opposition au vers, « la prose se trouve revêtue, de façon explicite, d’une autre fonction : elle accentue,
par opposition au vers, l’aspect de témoignage de la parole; elle élimine, entre auteur et auditeur, un
effet de refraction dépersonnalisant, un voile de ficticité ».
L’histoire divulguée devra nécessairement provenir d’une instance supérieure, en l’occurrence ce
qui est promu par l’Église.C’est ainsi que l’on constate que les textes en prose proviennent
automatiquement d’une source chrétienne comme Joséphé ou un ange pour le Perlesvaus dont
l’explication a déjà été clairement développée par Armand Strubel : « Dans la fiction de la genèse de
l’oeuvre, de ce « hauz livres » qui n’est ainsi nommé qu’une seule fois, le point de vue ainsi exprimé ne
peut être que celui de l’ultime intervenant dans un processus qui comporte trios grandes étapes : une
inspiration divine, la mise par écrit grâce à un scripteur nommé Joséphé, qualifié de « bon clerc et bon
hermite » ainsi que de premier prêtre, […] qui à l’instar des Evangélistes enregistre le message; enfin, le
passage du latin, conservé dans l’abbaye […] au vernaculaire. […] Celui qui à trois fois en appelle au
lecteur est donc le greffier et traducteur qui se réfugie derrière les instances narratives qui sont, par
ordre de dignité, l’ange, Joséphé, l’estore et le conte dont il est le relais avec le public, dans un souci de
fidélité que l’on perçoit à plusieurs reprises ».
Il est clair que l’écriture en prose pose un problème de réception aux écrivains de l’époque qui
arrivent à enrober leur fiction de l’autorité nécessaire à l’acceptation de leur roman. Outre la question de
l’autorité, la Queste et le Perlesvaus offrent une composition de l’histoire bien différente de celle des
romans en vers. La prose permet plus facilement la description, « la mise en place soigneuse des décors et
des acteurs », mais surtout, on remarque que la prose permet à l’auteur de gloser les différents événements
liés aux aventures que vivent les chevaliers. Ainsi, les auteurs peuvent mettre en relief ce que l’on nomme
la senefiance des aventures chevaleresques en insérant des personages moralisateurs sur le parcours des
chevaliers.
Ces personnages, des hommes religieux pour la plupart, écoutent l’aventure et émettent ensuite
une analyse de sa signification. Une senefiance se rattache habituellement à un système global,
surplombant le texte, même si elle ne le recouvre que partiellement comme dans le Perlesvaus, dont elle
ne constitue qu’une voie, plus indicative qu’englobante, du sens. Isolée, elle prend souvent la forme d’une
vague moralisation.
En revanche, le roman en vers ne présente pas ce type d’écriture allégorique. Une des forces du
roman en prose comparé au roman en vers est d’offrir la possibilité d’élargir la composition du
merveilleux. Les contraintes de la poésie (rythme accentué, rimes) sont écartées ce qui laisse beaucoup
plus de liberté à l’écriture. De plus, cet épanouissement offre la possibilité aux auteurs d’inclure de
nouvelles digressions. « La constitution, puis la diffusion rapide de la prose, sont liées à l’accroissement
des tendances didactiques, moralisantes, allégorisantes, qui prévalent, dans certains milieux du Nord de
la France, dès les dernières années du XIIe siècle et, généralement, à partir du premier tiers du XIIIe
message; enfin, le passage du latin, conservé dans l’abbaye […] au vernaculaire. […] Celui qui à trois
fois en appelle au lecteur est donc le greffier et traducteur qui se réfugie derrière les instances narratives
qui sont, par ordre de dignité, l’ange, Joséphé, l’estore et le conte dont il est le relais avec le public, dans
un souci de fidélité que l’on perçoit à plusieurs reprises. Il est clair que l’écriture en prose pose un
problème de réception aux écrivains de l’époque qui arrivent à enrober leur fiction de l’autorité
nécessaire à l’acceptation de leur roman ».
Cette longue parenthèse m’a permis de vous faire entrer dans la matière d’un livre dont le sujet est
très intéressant en ce qui concerne les nouvelles ouvertures qui sont aujourd’hui faites sur le texte
littéraire médiéval. Le livre de madame Branduşa Grigoriu nous expose d’un point de vue tout à fait
nouveau ce que cela voulait dire en français médiéval les mots amor, desonor dans le contexte médiéval
mais en ouvrant le discours conceptuel vers la modernité.
Banduşa Grigoriu sait très bien jouer avec les sens, les significations, les faits de language qui sont
à trouver et à exploiter dans les trois majeurs versions tristaniennes : celle de Béroul, de Thomas et le
roman en prose. La pragmatique comme point de démarche théorique ne doit pas nous éloigner du texte
complexe et provoquant du livre, au contraire il me semble que seule la pragmatique comme science du
language peut nous rapprocher soit du texte écrit par Brandusa Grigoriu soit du texte médiéval.
Ce qui nous propose madame Branduşa Grigoriu, qui a donne nombreux fois la preuve de son vif
intérêt en littérature médiévale et sur les versions tristaniennes dans ses articles, ses communications, est
un écrit dense qui parle de l’amour mais sans en faire de ce sujet tant discuté et même un peu consommé
(en ce qui concerne l’histoire de Tristan et Iseut) un discours de plus.
Dans les trois grands chapitres du livre on joue très bien avec la pragmatique riche en
significations du discours amoureux des deux amants. On observe ainsi que les versions métamorphosent
des discours, modifient de faces, de positivité, de négativité et de points d’intérêt sur l’un ou l’autre des
héros. On arrive à comprendre ainsi la célèbre intertextualité générée par les textes médiévaux et même à
apercevoir qu’il n’y a rien de désuète dans cette littérature, qu’il s’agit de la Quest, et le Perlesvaus ou des
romans de Tristan.

 Les citations sont à trouver dans :


STRUBEL, Armand, « Écrire le Graal en prose et en vers : le Perlesvaus et les continuations », in Littérature et
révélation au Moyen Âge II. Écrire en vers, écrire en prose : une poétique de la révélation, Nanterre, Université de Paris X :
Centre des sciencesde la littérature française, Littérales numéro 41, 2007.

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