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Le Maitre du Jeu

Susanna Firth

Max Anderson... Dès qu'elle l'aperçut, Vanessa comprit que la


soirée serait un désastre. Elle aurait pourtant dû se douter qu'il
serait invité. Elle était bien placée pour connaître le crédit dont
jouissait l'homme qui faisait et défaisait les stars : trois mois plus
tôt, le célèbre critique avait éreinté sans pitié la pièce où elle
jouait. Avec rancune, elle observa son ennemi. L'homme ne
manquait pas de séduction, mais quelle arrogance! Leurs regards
se croisèrent. L'avait-t ‘il reconnue? Déjà il avançait vers elle,
une coupe à la main.
— Puisse offrir un verre à la plus jolie femme de la soirée ?
— Merci;' dit-elle, tendue.
— Suis-je importun ? J'avais pourtant cru lire comme une invite
dans vos yeux.
— Eh bien, disons que vous vous êtes trompé, monsieur.
— Dommage, votre regard était pourtant éloquent, rétorqua-t-il
avec un petit rire cynique. A moins que vous ne soyez une
excellente comédienne...
1.
Dès qu'elle eut franchi le seuil du salon où se pressait déjà la foule,
Vanessa comprit qu'elle avait commis une erreur grossière, en s'y laissant
entraîner. Elle aurait mieux fait de se fier à son intuition mais Jonathan
s'était montré convaincant :
— Dans notre métier, ma jolie, lui avait dit son imprésario, il faut voir
et être vu. Personne ne frappera à ta porte pour t'offrir la gloire et la
fortune, si tu rases les murs.
— Qui te dit que je désire être riche et célèbre? avait- elle rétorqué
d'un air de défi.
— Garde cette fable pour les journaux à sensation, j'imagine déjà le
titre : « La jeune et ombrageuse actrice qui ne voulait pas être une star. »
Ose prétendre que tu n'as jamais rêvé de ton nom en lettres d'or!
Ecoute-moi bien, Vanessa : mon travail consiste à te mettre en valeur
auprès de ceux qui peuvent favoriser ta carrière. Et justement, ils seront
tous là, ce soir !
Oui, décidément, elle aurait mieux fait de se fier à son intuition! Personne
ne l'avait prévenue qu'au milieu de cette assemblée bourdonnante et
parfumée, elle rencontrerait celui qu'elle voulait éviter plus que n'importe
qui au monde. Elle ferma les yeux, et frissonna. Bien sûr! Elle aurait dû
savoir qu'il assisterait à la soirée organisée par Télé-Globe pour le
lancement de la série sur lord Byron, sa vie et ses amours. Tout Londres
s'y pressait, on faisait même des bassesses pour y être invité...
Mais pas lui, pas Max Anderson ! Il était probablement le premier sur la
liste des invités de choix. D'ailleurs toute son attitude trahissait la
confiance en soi : son port de tète arrogant, le regard étudié qu'il
promenait sur la foule. On aurait pu le prendre pour le maître des lieux !
Obéissant à son impulsion, Vanessa fit demi-tour, et heurta de plein fouet
son imprésario.
— Que se passe-t-il? grogna-t-il.
— Jonathan, il est là! murmura la jeune femme, éperdue.
— Qui ça, « il »?
Visiblement, Jonathan pensait à autre chose. Un professionnel de son
envergure ne venait pas dans ce genre de réunions pour le plaisir. Déjà, il
scrutait les invités, pour y découvrir ceux qui lui avaient été utiles dans le
passé, ou pouvaient l'être dans l'avenir.
— Max Anderson! s'écria Vanessa, en désignant un point du salon.
Jonathan parut intéressé.
— En effet, constata-t-il après un bref regard dans la direction
indiquée. Compte sur lui pour s'approprier la plus jolie jeune femme de la
soirée. Toi exceptée, naturellement!
La jeune femme ignora le compliment. C'était sa manière à lui de Rassurer
ses protégés lorsqu'ils en avaient besoin.
— Tu ne m'avais pas prévenue! l'accusa-t-elle.
— Parce que j'ignorais qu'il serait là. Figure-toi que l'on ne m'a pas
consulté pour le choix des invités. C'était à prévoir, cependant.
— Pourquoi ne m'en avoir rien dit?
— Serais-tu venue, si je l'avais fait? fit-il remarquer doucement. Et ce
n'est pas une raison pour t'enfuir comme un moineau effrayé.
Vanessa se mordit la lèvre inférieure. Telle avait bien été sa première
réaction; à quoi bon le nier?
— Allons, il est inutile de te tracasser, reprit Jonathan. La moitié des
gens ici se damneraient pour lui être présentés, aussi aura-t-il de quoi
s'occuper. Tu n'as qu'à t'arranger pour l'éviter.
La jeune actrice éclata d'un rire amer.
— C'est exactement mon intention. Je ne vois d'ailleurs pas ce que je
pourrais faire d'autre. A moins que je n'aille droit vers lui, pour le
remercier d'avoir ruiné ma carrière.
Elle parlait fort, et son compagnon fronça les sourcils d'un air
désapprobateur.
— Ce n'est pas la peine de mettre le monde entier au courant de tes
problèmes. Ce n'est ni le moment, ni le lieu.
— Permets-moi de ne pas être d'accord avec toi ! protesta avec
véhémence Vanessa. Je ne vais pas me répandre en louanges sur cet
individu ! J'apprécierais davantage de lui planter un couteau dans le cœur,
s'il en a un, ce dont je doute. A la vérité, j'ai bien envie d'aller lui dire ce
que je pense de lui.
Jonathan la dévisagea avec un étonnement mêlé d'effroi.
— Tu ne te comporteras pas d'une manière aussi sotte, et tu vas te
calmer. A mon avis, tu accordes beaucoup trop d'importance à cette
histoire. Il faisait son métier, après tout.
— Et moi, comment pourrai-je exercer le mien, désormais? Je dois
gagner ma vie, moi aussi!
— Je suis content que tu t'en souviennes... Il est grand temps que tu
cesses de ruminer tes griefs contre Max Anderson. Cela ne te mènera nulle
part ; tu ne peux rien et tu n'es rien, en face de lui.
— Je sais, admit Vanessa, mais...
— Mais quoi? Si tu tiens vraiment à te suicider sur le plan
professionnel, vas-y, je ne t'en empêcherai pas. Mais je te conseille plutôt
de passer l'éponge et de songer à ton avenir. Crois-tu que Glenda Jackson
soit parvenue à la gloire en ressassant ses échecs?
— Peut-être n'en a-t-elle subi aucun ! remarqua la jeune femme,
maussade.
— Bien sûr que si! trancha l'imprésario d'un ton irrité. Parfois, je me
demande si tu n'es pas trop sensible pour être comédienne. La route est
dure, jusqu'au sommet. Ce que tu viens de vivre n'est rien
comparativement à ce que tu devras endurer.
Vanessa baissa la tête, reconnaissant en son for intérieur qu'elle se
montrait injuste envers Jonathan, qui l'aidait de son mieux.
— Je n'ai pas été très facile, tous ces temps-ci, n'est-ce pas?
soupira-t-elle enfin.
— Eh bien..., commença-t-il prudemment.
— Je suis stupide, je l'avoue. Mais je vais tâcher de faire un effort...
Elle esquissa une moue ironique.
— Seulement ne me demande pas d'être polie avec cet individu. C'est
au-delà de mes forces!
L'imprésario arbora une expression réjouie.
— Allons, courage! Tu sais, j'ai l'impression que c'est ton soir de
chance...
Vanessa haussa les épaules et se renfrogna.
— Tu dis toujours cela.
— Il m'arrive parfois de ne pas me tromper. Suis-moi, nous avons
perdu assez de temps.
La poussant vers le bar, il lui mit d'autorité une coupe deChampagne dans
la main.
— Je ne vois pas du tout ce que je peux bien avoir à célébrer, grommela
la jeune femme.
— Ce sont là des propos défaitistes, souligna Jonathan. Tu vaincras,
petite! En attendant, lance-toi dans la bagarre !
Une fois de plus, Vanessa souhaita se trouver à des milliers de kilomètres
de ce salon bondé. Pourtant, la foule élégante qui se pressait autour d'elle
paraissait follement s'amuser. Mais elle ne parvenait pas à faire de même.
Elle détestait l'aspect artificiel de ce milieu, les sourires faux, les
compliments dépourvus de sincérité...
Gagnée par la mélancolie, Vanessa redressa le menton et adressa un
sourire éblouissant au miroir qui lui faisait face. Son professeur d'art
dramatique aurait été fier d'elle ! Seul un observateur attentif aurait pu
déceler la tension de cette jeune femme apparemment rayonnante de
bonheur.
«Je veux que tu sois étourdissante! » avait ordonné Jonathan.
Obéissante, Vanessa s'était composé une allure de créature de rêve. Elle
avait choisi une robe de soie bleue qui mettait en valeur ses yeux et
soulignait les courbes de son corps élancé. Si de face, la coupe en était fort
sage, un décolleté plongeant découvrait la peau satinée de son dos jusqu'à
la taille.
En la voyant, Jonathan avait émis un long sifflement admiratif.
— Ma douce, je ne te lâcherai pas d'une semelle!
« Promesse de Gascon ! » songea Vanessa lorsqu'il s'éloigna du bar après
lui avoir servi la coupe deChampagne.Déjà, il disparaissait dans le sillage
d'une blonde sensuelle. Vanessa la reconnut aussitôt : il s'agissait de
Charlotte Carr, dont la fulgurante carrière à la télévision lui avait valu un
rôle important dans la série consacrée à lord Byron. Chacun s'empressait
d'aller la féliciter. A son côté, son imprésario, qui n'était autre que
Jonathan, recueillait quelques miettes de sa gloire.
Vanessa sourit sans amertume. Elle ne pouvait en vouloir à celui-ci de
préférer le succès à l'échec. Il était déjà bien gentil d'avoir tenu à
l'accompagner, après la façon dont elle avait récompensé ses efforts...
Fermant à demi les yeux, la jeune actrice évoqua leur première rencontre.
A la recherche de nouveaux talents, il l'avait remarquée lors d'une tournée
dans les Midlands. Il lui avait alors promis de la recontacter. Elle n'y avait
guère cru ; pourtant, il avait tenu parole : quelques mois plus tard, il la
convoquait pour passer une audition.
— Cette pièce réunit tous les ingrédients pour faire un triomphe, lui
avait-il expliqué alors. Même si je l'avais voulu, je n'aurais pu te trouver un
tremplin aussi idéal pour tes débuts dans la capitale. L'auteur a déjà écrit
quatre pièces à succès. Si lu es prise, ta carrière est toute tracée, ma jolie.
— Si je le suis, souligna la jeune femme, soucieuse de ne pas céder trop
vite à l'enthousiasme. Ne nous emballons pas!
— Tu le seras! Tu es une artiste douée. Tu n'en doutes pas, j'espère?
— L'autosatisfaction n'est pas une garantie, monsieur West.
— Appelle-moi Jonathan, et dis-moi « tu » comme tout le monde.
Ensuite, rappelle-toi que, dans ce métier, la modestie ne paie pas. Il faut te
faire valoir auprès de ceux qui peuvent t'être utiles.
— Je ferai de mon mieux pour te satisfaire, Jonathan.
Elle avait tenu son engagement. Pourtant, elle étaitjeune, trop peut-être
pour affronter à 22 ans un enjeu de cette envergure. Mais sa jeunesse, au
début, avait joué en sa faveur. Sa crinière rousse, ses tenues légèrement
exotiques, et sa façon naïve de raconter sa vie en avaient fait une cible de
choix pour les journalistes. Juste avant la première de la pièce, une
charmante photo d'elle avait paru, avec la légende suivante : « Vanessa
Herbert, la nouvelle étoile du spectacle« Sur les quais »
Hélas! La pièce, dont chacun pensait qu'elle serait un succès, avait été un
four retentissant. La jeune femme s'en était voulu, autant qu'elle en avait
voulu à l'homme qui avait remarqué son incompétence, et l'avait signalée
au public.
Elle s'en souvenait encore...
Les autres critiques s'étaient montrés plus modérés, faisant état de son
inexpérience, de la panique qui lui avait fait oublier son texte. Certains
poussèrent même le tact jusqu'à négliger ce détail, pour ne parler que de
sa beauté.
Mais dans le monde du théâtre, une seule voix comptait, celle de Max
Anderson, qui avait ménagé l'auteur, le directeur, la troupe, pour réserver
à Vanessa ses commentaires les plus acerbes.
Elle avait lu et relu cet article, en versant des larmes de rage. Mais à quoi
bon ? Elle n'aurait pas de seconde chance, pas après les propos qu'il avait
tenus sur son compte ! Elle savait trop combien cet homme avait
d'influence. S'il décidait qu'une pièce était mauvaise, le producteur n'avait
plus qu'à rembourser les places le lendemain.
Elle ne le connaissait que de réputation, mais cela suffisait amplement.
Imbu de sa personne, il se prenait pourDieu le Père en personne. Du reste,
le portrait du critique, qui figurait au-dessus de l'article, révélait un
homme arrogant et sûr de son pouvoir. Malgré la qualité médiocre de la
photographie, on devinait le pli cruel, presque cynique, de la bouche
sensuelle. Un homme séduisant, il est vrai : grand, brun et beau,
exactement son type... Et riche, pour couronner le tout ! Adulé par tous, il
était l'idole des gens du spectacle. Une simple mortelle comme elle ne
pouvait espérer atteindre monsieur Max Anderson !
D'ailleurs, rares étaient les heureux élus admis dans son intimité.
Pourtant, on le voyait toujours entouré de séduisantes jeunes femmes.
Selon la gazette mondaine, elles étaient légion à figurer sur la liste
d'attente ! Mais le critique se souciait d'abord de la beauté, plus que de
l'intelligence. Peut-être parce qu'il ne supportait pas d'avoir affaire à plus
forte que lui...
En tout cas, grâce à ses bons offices, la pièce Sur les quais avait été
rapidement retirée de l'affiche. Une semaine après la première, la troupe
fut remerciée. La plupart des comédiens prirent les choses avec une
certaine philosophie. Les plus âgés avaient déjà connu ce genre d'échec.
Vanessa, en revanche, qui voyait sa chance s'envoler en fumée, n'arrivait
pas à se résigner, en dépit des encouragements qu'elle recevait de tous
côtés.
— Ce n'est pas la fin du monde, ma chérie, lui avait dit une vieille
actrice qui faisait partie de ses amies.
— Pour moi, si. C'était l'occasion que j'attendais depuis des années.
Elle a filé si vite que je n'ai même pas eu le temps de m'en rendre compte!
— Tu es jeune, tu en auras bien d'autres. Quand tu auras mon âge, et
que les directeurs hésiteront à te confier un rôle, tu pourras commencer à
t'inquiéter.
Vanessa n'avait pas été convaincue. Elle était jeune, en effet, et elle avait
cru avoir du talent. Le jugement péremptoire de Max Anderson l'avait
cruellement détrompée. Que pourrait-elle faire maintenant qu'il l'avait
couverte de ridicule?
Elle s'était réfugiée chez elle, refusant de chercher du travail, vivant sur
ses maigres économies. Jonathan avait passé plusieurs jours à la persuader
d'assister à cette fameuse soirée, qui constituait selon lui un excellent
antidote.
Et voilà qu'elle y rencontrait la seule personne au monde qu'elle aurait
voulu éviter!
Accablée, la jeune femme observa son ennemi, occupé à bavarder avec la
ravissante blonde qui se trouvait à son côté.
Cette dernière faisait tout ce qui était en son pouvoir pour retenir son
attention. Moulée dans une robe de soie qui soulignait ses formes
voluptueuses, elle le buvait des yeux avec une expression extatique dans le
regard.
Pauvre victime, murmura Vanessa. Tu ne te doutes pas qu'il fera de toi
une seule bouchée!
Comme s'il l'avait entendue, Max Anderson jeta un coup d'œil dans sa
direction. Aussitôt, son intérêt parut s'éveiller et il la dévisagea avec
insistance.
Mal à l'aise, Vanessa se demanda si toutes celles qu'il avait fixées s'étaient
senties comme elle transpercées corps et âme. Peut-être l'avait-il
reconnue ; il devait s'étonner que celle qu'il avait tant décriée ose
reparaître devant ses yeux. Elle releva le menton dans une attitude de défi,
avant de lui rendre regard pour regard. Le critique fronça les sourcils, puis
finit par se retourner vers sa compagne.
Vanessa laissa échapper un soupir de soulagement. Pendant un moment,
elle avait senti que son hostilité manifeste avait intrigué Max Anderson.
Ce n'était pas le genre d'individu à résister à une provocation.
Curieusement, il n'avait pas répondu à la sienne.
Elle croisa le regard désapprobateur de Jonathan. Sans doute lui
reprochait-il de se retrancher dans sa solitude, au lieu de chercher à nouer
quelques relations utiles. Heureusement, il n'avait pas remarqué le
silencieux échange qui venait de l'opposer à Max Anderson! La jeune
femme lança un sourire apaisant à son imprésario et termina sa coupe
deChampagne.
Bien qu'elle n'eût pas l'habitude de boire, elle avait besoin d'un
encouragement pour supporter cette soirée. Enfin, le pire était passé : elle
avait survécu à l'examen détaillé du critique.
Légèrement réconfortée, Vanessa se dirigea vers le bar. Elle finirait bien
par repérer dans toute cette assemblée un visage familier...
Une main ferme se posa soudain sur son bras.
— Laissez-moi vous offrir un autre verre, proposa une voix grave.
— Elle se tourna alors vers celui qui lui accordait enfin quelque
attention, et sursauta.
— Max Anderson se tenait devant elle, un sourire nonchalant aux
lèvres...
2.
Déconcertée, la jeune femme contempla le critique en cachant tant bien
que mal sa surprise.
— Vousbuviez du Champagne, je crois? s'enquit ce dernier.
— Je... En effet, réussit-elle à articuler.
Il ôta la coupe de sa main tremblante, et profita de ce qu'un serveur
passait pour l'échanger adroitement contre deux coupes pleines. Vanessa
réussit alors à recouvrer ses esprits. L'avait-il reconnue? Fallait-il
s'attendre à ce que le grand Max Anderson lui offre des excuses pour avoir
douté de ses talents d'actrice !
Ce vague espoir fut rapidement dissipé.
— Vous paraissez étonnée, dit-il. Pensiez-vous que je ne répondrais pas
à l'invitation de la plus jolie des femmes de la soirée?
Vanessa lutta contre l'envie de le remettre vertement à sa place. Ainsi, il
ne l'avait pas identifiée! En un éclair, elle décida de la conduite à suivre.
— Etait-ce bien une invitation? demanda-t-elle en souriant.
Il éclata d'un rire entendu.
— Je croyais avoir fait le tour de toutes les ruses que les femmes
utilisent pour susciter l'intérêt chez un homme. Mais vous avez une
méthode toute personnelle.
— Merci, dit-elle simplement.
Il était inutile de chercher à se défendre, il n'ajouterait pas foi à ses
protestations. D'ailleurs se trompait-il vraiment? Consciemment ou non,
elle avait voulu l'intriguer par son examen appuyé. Mais elle ne pensait
pas si bien y réussir !
— Vos regards ne m'ont pas trompé trente secondes, reprit-il. Après
tout, c'est un moyen comme un autre de lier connaissance. Il a l'avantage
en outre d'être efficace. Sinon, vous auriez pu attendre toute la soirée.
De nouveau, Vanessa se contint pour ne pas dire ses quatre vérités à ce
prétentieux personnage. Elle se força même à l'amabilité :
— C'est possible. Vous êtes un personnage célèbre, monsieur
Anderson.
— Vous connaissez mon nom!
— Vos admirateurs m'ont renseignée, précisa-t-elle suavement.
Son interlocuteur lui adressa un regard dubitatif.
— De nos jours, la télévision fabrique des vedettes à tour de bras. Il
suffit de passer une heure ou deux sur le petit écran, et vous êtes ensuite
assailli dès que vous avez le malheur de sortir de chez vous.
— Ça doit être extrêmement éprouvant, compatit la jeune femme.
A l'expression soupçonneuse qu'il afficha, elle comprit qu'elle-avait
peut-être un peu exagéré. Aussi se hâta-t-elle de poursuivre :
— Sans doute y trouvez-vous quelques avantages?
— Quelques-uns, admit Max Anderson. Par exemple, je suis mieux
servi dans les restaurants. En contrepartie, je ressens à peu près ce que
peuvent éprouver les animaux du zoo. Nos compatriotes adorent
contempler les célébrités en train de dîner.
Vanessa consentit à sourire.
— Et vous n'avez pas d'autre compensation?
— Je dois avouer que les jolies femmes semblent apprécier ma
compagnie...
— Evidemment, vous profitez de votre notoriété! ironisa Vanessa.
— Que feriez-vous à ma place?
— La même chose sans doute, concéda-t-elle. Mais je n'ai pas atteint
les hauteurs vertigineuses où vous évoluez.
Elle but une gorgée de Champagne puis enchaîna :
— Etes-vous vexé lorsqu'une femme prend l'initiative de vous séduire?
— Pas quand elle est aussi charmante que vous.
Les yeux verts de Max Anderson s'attardèrent sur les courbes de la jeune
femme que la robe de soie dévoilait généreusement. Gênée, elle poursuivit :
— Pourtant, la plupart des hommes préfèrent contrôler la situation.
— Je n'ai pas dit que ce n'était pas mon cas... D'ailleurs, les femmes
aiment être dominées.
— Ce qui vous convient parfaitement! s'exclama Vanessa d'un ton
faussement admiratif. D'après les rumeurs, ajouta-t-elle, vous ne
connaissez guère le sens du mot fidélité...
— La variété n'est-elle pas le piment de la vie?
— ... ou alors l'alibi de ceux qui craignent tout lien durable.
— Peut-être. Je ne veux pas être ligoté. Si l'on m'en demande trop, je
pars.
— La réciproque peut-elle se produire?
Son interlocuteur émit un rire bref.
— A la vérité, cela ne m'est jamais arrivé. Vos pareilles, lorsqu'elles
croient avoir mis la main sur le bon numéro, ne le lâchent pas si
facilement...
Vanessa eut une moue dédaigneuse.
— C'est un jugement plutôt hâtif.
Le critique esquissa un sourire cynique.
— Mais justifié.
La jeune femme remarqua soudain le regard hostile que lui adressait la
jolie blonde abandonnée par Max Anderson.
— Votre amie paraît mécontente, lâcha-t-elle d'un air amusé.
— Karine? s'enquit-il d'un ton indifférent. C'est possible. Seulement
c'est un peu sa faute : elle m'accapare depuis que je suis arrivé, et j'avais
envie de changer d'air.
— Sans doute espérait-elle quelque chose?
— Malheureusement pour elle, dès l'instant où je vous ai aperçue, elle
n'a plus existé.
Vanessa lut dans ses yeux verts pailletés d'or une admiration non
déguisée.
— Savez-vous que vous ôtes fort prétentieux ! jeta-t-elle avec
impertinence.
Max Anderson haussa les épaules. Sa voix grave prit une inflexion
désabusée qui étonna la jeune femme.
— Appelez cela de la prétention si vous voulez, mais je connais trop les
manœuvres utilisées par votre sexe pour nous abuser. En tout cas, elles
sont assez prévisibles.
— La jeune femme tressaillit. Prévisibles! Eh bien, l'on verrait s'il se
remettrait du coup qu'elle allait lui porter. Ah, il la prenait pour une
conquête facile...
Baissant les yeux, elle déclara d'un ton modeste :
— Vous êtes certainement qualifié dans ce domaine.
— Disons que je possède une certaine expérience, plaisanta-t-il.
— Je n'en doute pas, monsieur Anderson.
Il fronça les sourcils.
— Appelez-moi Max, comme mes amis.
— Vous en avez donc beaucoup? ne put s'empêcher de demander
Vanessa.
Son compagnon balaya la foule d'un regard légèrement méprisant.
— Quelques-uns, mais ils ne sont pas nombreux ce soir.
Elle fit semblant de ne pas comprendre :
— Vous dévoilez publiquement les défauts des gens, il n'est donc pas
étonnant qu'ils ne vous aiment guère.
— Je fais mon métier, trancha-t-il. Si cela déplaît à certains, je ne m'en
soucie pas.
— Vous êtes très sûr de vous, n'est-ce pas?
Il sourit, et la jeune femme s'étonna d'être touchée par la séduction qui
émanait de lui.
— Cela fait partie de mon charme, affirma-t-il.
— Comme votre manque total de modestie? railla-t-elle.
— Peut-être. J'ai de nombreuses qualités, croyez-moi.
— Ce n'est pas ce que l'on prétend.
— Tout dépend de vos sources. Vous laisseriez-vous influencer par les
commérages?
— Non ! Votre vie privée ne m'intéresse absolument pas.
— Alors pourquoi cet interrogatoire? Qui êtes-vous, exactement? Vous
avez sur moi l'avantage de connaître mon nom. Etes-vous journaliste?
Elle ignora volontairement ses questions, décidée à passer à l'attaque.
— Ne craignez-vous pas vos collègues? Un de ces jours, l'un d'entre eux
sera peut-être tenté de révéler ce que vous êtes réellement.
— Et que suis-je selon vous? demanda sèchement Max Anderson.
Vanessa s'aperçut alors que ses yeux avaient pris une nuance fauve. Il lui
apparut brutalement, mais un peu tard, que cet homme pouvait se révéler
dangereux.
— Vous n'êtes pas journaliste, conclut-il. Vos remarques acérées vous
causeraient beaucoup trop d'ennuis, si vous l'étiez. En tout cas, vous ne
semblez pas m'apprécier? Suis-je donc si désagréable?
— Seul un homme parfaitement sûr de lui pouvait poser une telle
question. Vanessa marqua une pause avant de relever le défi
— Vous n'êtes pas laid..., commença-t-elle.
— C'est trop aimable à vous!
Elle l'observa avec soin sans relever sa réflexion.
— Grand, brun, séduisant... Des épaules larges, une taille élancée, pas
un gramme de graisse... Vous devez avoir dans les trente-cinq ans...
— On dirait que vous parlez d'une bête de foire, commenta le critique,
menaçant.
— Ce n'est pas tout à fait faux. Cela m'amène à vos autres
caractéristiques.
— Considérons la liste comme close, voulez-vous! coupa-t-il avec une
rage contenue.
Imperturbable, la jeune femme continua :
— J'allais juste préciser que vous êtes riche et célibataire, ce qui
constitue un atout non négligeable auprès du sexe féminin.
— Pas pour vous?
— Non. Pour moi, tout ceci n'est que l'enveloppe. Je recherche autre
chose, chez un homme.
— Vous ne m'accordez rien d'autre?
La voix de Max Anderson restait calme. Cependant, Vanessa comprit qu'il
réprimait sa colère avec peine.
— J'admets que vous êtes intelligent, répondit-elle.
— Quelle indulgence!
— Vous n'auriez pas une telle influence, dans le cas contraire. Par
ailleurs, vous ne manquez pas d'ambition, pour être parvenu si jeune là où
vous êtes. Cependant...
La jeune femme fit une pause, avant d'assener le coup de grâce.
— ... votre réputation, votre prétendue séduction me laissent
parfaitement indifférente. A vrai dire, monsieur Anderson, je vous trouve
odieux. Et maintenant, si vous voulez bien m'excuser, je...
— Pas si vite!
En une fraction de seconde, son interlocuteur lui avait barré le chemin.
Lorsqu'il l'enlaça, Vanessa sentit l'étoffe de sa manche contre sa peau nue.
Prisonnière de ses bras, elle leva vers lui un visage furieux.
— Est-ce dans vos habitudes d'utiliser la force pour contraindre les
gens à supporter votre compagnie?
— Vous me décrivez comme un monstre. Pourtant, vous ne me
connaissez pas.
— Je n'en ai pas envie !
— C'est fort dommage, dit-il en resserrant son étreinte. Parce que j'ai
bien l'intention, quant à moi, d'en savoir un peu plus sur votre compte. Et
pour commencer, j'aimerais savoir votre nom.
La jeune femme garda le silence. Maintenant qu'elle avait assouvi sa
vengeance, sa conduite lui paraissait dérisoire. Les propos de Jonathan sur
le « suicide professionnel » lui revinrent en mémoire. Elle baissa le nez,
telle une enfant butée.
— Eh bien? s'impatienta son compagnon.
Vanessa réfléchissait. Pouvait-elle lui donner une fausse identité? Il fallait
espérer qu'il ne prendrait pas la peine de la vérifier... L'autre solution
consistait à lui dire carrément qui elle était et pourquoi elle le détestait
autant !
— J'attends! insista-t-il durement. La patience ne fait pas partie des
qualités que vous avez daigné m'accorder.
Au moment précis où elle ouvrait la bouche, un petit homme chauve,
manifestement embarrassé d'interrompre ce qu'il croyait être un entretien
galant, essaya d'attirer l'attention du critique.
— Hum... Monsieur Anderson, un appel téléphonique en provenance
de New York pour vous. Il vient du siège de la Stateside Télévision.C'est
urgent...
Un instant, la jeune femme crut que son persécuteur allait envoyer le
malheureux messager à tous les diables. Mais il se contenta de répondre,
non sans irritation :
— Très bien, j'arrive.
Il libéra alors Vanessa tout en la menaçant.
— Ne croyez pas que j'en aie fini avec vous! Si vous n'êtes pas là à mon
retour, je vous retrouverai. Je peux devenir très dangereux, quand je perds
mon calme, vous savez...
Sur ces mots, il se tourna vers le petit homme et le suivit.
Bénissant sa chance, Vanessa s'empressa de se fondre dans la foule, en
espérant que le critique ne la repérerait pas, à son retour. Elle tentait de se
frayer un chemin parmi les invités quand, soudain, un homme corpulent
au visage rouge lui barra le chemin. Elle faillit le heurter.
— Excusez-moi, dit-elle. Il y a tant de monde qu'il est difficile de se
déplacer...
L'homme la regarda plus attentivement. A l'évidence, il la trouvait à son
goût.
— Il n'y a pas de mal. J'aurais dû faire attention. Loin de moi l'idée de
me plaindre de notre rencontre, d'ailleurs.
Vanessa lui sourit vaguement. Elle croyait se souvenir que Jonathan lui
avait désigné cet individu comme l'un des personnages importants de la
soirée. Peut-être serait-il en mesure de la protéger contre Max Anderson?
— Sam Galveston, dit-il en lui tendant la main. J'imagine que vous me
connaissez : je suis le producteur de la série sur lord Byron.
— Bien sûr, monsieur Galveston, mentit-elle avec aplomb. Toutes mes
félicitations. C'est un succès.
Suivant les conseils prodigués par Jonathan, la jeune femme se répandit
en compliments. En fait, elle avait regardé le premier épisode du
feuilleton et l'avait jugé plutôt quelconque.
— Je suis heureux que cela vous ait plu, répliqua son interlocuteur.
Tout le monde n'a pas apprécié.
— Qui cela « tout le monde »? demanda Vanessa.
— Max Anderson, naturellement!
Le producteur sortit de sa poche une coupure de journal froissée, qu'il
brandit d'un air furibond.
— « Scénario mal construit, mal écrit, et le reste à l'avenant !» Et il a le
toupet de venir ici ce soir! Quand je pense à ce qu'il touche pour exercer
ce métier!
Vanessa parcourut rapidement l'article incendiaire.
— Peut-être le public n'y accordera-t-il guère d'importance?
affirma-t-elle, sans beaucoup de conviction.
Mais elle n'ignorait pas l'influence du critique sur le goût des lecteurs. En
quelques phrases bien senties, il avait dénoncé toutes les faiblesses de la
série, qu'elle-même avait remarquées.
— Qu'est-ce qu'ils y connaissent, ces « scribouillards? » grommelait
Sam Galveston. Ce sont des parvenus, gonflés de leur importance... Ils
n'apprécient rien, excepté eux- mêmes! Et Max Anderson est le pire du lot.
La jeune femme renchérit avec ardeur. Soudain, la soirée lui parut pleine
d'agrément, d'autant que son compagnon lui avait mis un verre entre les
mains. Quand elle l'eut vidé, la nervosité qui l'avait gagnée durant son
échange avec Max Anderson avait complètement disparu.
— Ainsi, vous êtes actrice? lui demanda Sam Galveston, l'air intéressé.
Elle lui parla un peu de sa carrière, puis le producteur lui narra quelques
anecdotes à propos de Télé-Globe. Ses plaisanteries n'étaient pas du
meilleur goût, mais Vanessa finit par les trouver drôles. Lorsqu'il lui eut
servi un nouveau verre de boisson alcoolisée, elle se sentit prise d'un léger
vertige.
— On ne s'entend plus, dans tout ce bruit, fit alors remarquer Sam
Galveston en l'attirant subrepticement vers une porte. Je voudrais vous
parler de mon nouveau projet. Sans doute ne conviendra-t-il pas non plus
à Max Anderson, mais qui s'en soucie?
— Qui s'en soucie? répéta Vanessa.
Elle éclata de rire, saisie d'une délicieuse euphorie. Un producteur de
télévision désirait s'entretenir avec elle! Si elle obtenait un rôle dans sa
prochaine série, c'est Jonathan qui en serait étonné! Elle se rappela qu'il
fallait être aimable, et gratifia le gros bonhomme d'un sourire éblouissant.
Il en profita pour la pousser dans un corridor faiblement éclairé.
Son impatience effraya subitement la jeune femme.
— Où allons-nous? murmura-t-elle.
Un bras entoura sa taille tandis qu'un rire entendu résonnait dans ses
oreilles.
— Vous m'avez dit que vous désiriez jouer dans ma prochaine pièce,
n'est-ce pas? Je n'y vois aucun inconvénient, ma jolie, mais cela mérite une
petite contrepartie.
Un signal d'alarme se déclencha dans le cerveau embrumé de Vanessa.
— Que... Qu'est-ce que cela signifie? hasarda-t-elle.
Le producteur vida son verre puis le posa sur le rebordd'une fenêtre. Il
s'approcha ensuite de sa compagne, figée sur place, l'enlaça et commença
à lui caresser le dos.
— Allons, ma chérie, vous savez parfaitement ce que je veux. Je me
souviendrai de vous si vous êtes gentille avec moi.
Pour rien au monde, Vanessa n'aurait vendu ses faveurs contre un rôle.
Certaines de ses camarades ne s'en privaient pas, mais ces pratiques
l'écœuraient. Aussi lutta-t-elle pour se libérer. En vain ! Sam Galveston
semblait avoir six bras. A peine réussissait-elle à s'écarter de lui d'un côté,
qu'il l'emprisonnait de l'autre.
— S'il vous plaît, laissez-moi, le supplia-t-elle.
— Petite aguicheuse! lança-t-il d'un air lubrique.
Enfin, Vanessa parvint à lui échapper. Malheureusement, le producteur se
trouvait entre elle et la porte, lui interdisant toute tentative de fuite.
La jeune femme tâcha alors de faire diversion :
— Parlez-moi plutôt de votre projet. Il me paraît fort intéressant.
— Plus tard, grommela-t-il.
Comme il avançait vers elle, Vanessa recula d'un bond. Épouvantée, elle
s'aperçut qu'il l'avait acculée contre le mur.
— Je te tiens maintenant! s'exclama-t-il, triomphant.
Elle pressa son dos nu contre la cloison, frissonnant à cecontact glacé.
L'homme l'empoigna, un sourire victorieux aux lèvres. Vanessa se
débattit, mais sa résistance ne faisait qu'accroître l'ardeur de son
agresseur. Il agrippa le tissu fragile de sa robe, qu'il déchira. Dégoûtée par
le souffle chaud qui lui brûlait le cou, elle tourna la tête de tous côtés afin
de se soustraire à cette bouche avide.
— Lâchez-moi, pour l'amour de Dieu! implora-t-elle.
Enivré, il ne l'entendait même pas. Vanessa sentit sesmains grasses se
promener sur ses épaules. Elle poussa un cri affolé. Soudain, une voix
masculine lui parvint dans un vague brouillard.
— Je crois que cette jeune dame a changé d'avis, Sam.
Le producteur pivota sur ses talons.
— Qu'est-ce que...? commença-l-il.
Il s'interrompit pour se tourner vers sa victime.
— Dites-lui que vous êtes d'accord !
Muette d'horreur, Vanessa fit un bond de côté.
— Apparemment, elle vous a répondu, reprit la voix.
Une voix habituée à donner des ordres : Max Anderson !
— Pourquoi ne pas retourner au salon, Sam? continua froidement le
critique. La soirée est loin d'être terminée, vous trouverez bien d'autres
occasions de vous divertir.
Le producteur hésita, puis finit par se diriger vers la porte.
— Je m'en souviendrai, Anderson, jeta-t-il d'un ton rageur.
— A votre service.
Le critique ne perdit pas l'odieux individu de vue jusqu'à ce qu'il
disparaisse. Il s'avança alors vers Vanessa. Tout étourdie, cette dernière se
recroquevillait sur elle-même, incapable d'articuler un son. Max Anderson
afficha un air impatient, comme s'il n'entendait pas gaspiller son temps
pour elle. Peut-être estimait-il qu'elle avait mérité ce qui lui était arrivé...
— Tout va bien. Il est parti, assura-t-il.
Il glissa un bras autour de la taille de Vanessa, qui se laissa aller contre son
épaule, vidée de toute énergie. Au bout de quelques secondes, son
compagnon la repoussa.
— Secouez-vous ! Je n'ai pas l'intention de passer la nuit à jouer les
chevaliers sans peur et sans reproche.
Vanessa mit plusieurs minutes à saisir la portée exacte de ses propos.
Enfin, elle hocha la tête.
— Merci, articula-t-elle péniblement. Je croyais qu'il allait...
Dans une sorte de brume, elle le vit sourire avec cynisme.
— Il « allait », comme vous dites. Mais vous vous en doutiez depuis le
début! Vous l'avez encouragé et, au dernier moment, vous avez changé
d'avis! Heureusement que je passais par là. Les hommes n'apprécient pas
ce genre de revirements, vous savez !
La jeune femme se redressa sous l'insulte, mais le critique ne lui laissa pas
le temps de protester.
— Il est regrettable que vous ne m'ayez pas attendu, reprit-il. Vous
auriez pu, au moins, me trouver un remplaçant plus flatteur!
— Je ne l'ai pas encouragé..., gémit Vanessa.
Soudain, elle s'aperçut que sa robe était en lambeaux.
Rouge de confusion, elle tenta de se couvrir tant bien que mal. Quand
Max tendit la main, elle recula craintivement.
— N'ayez pas peur, laissa-t-il tomber avec mépris. Je n'en suis pas
encore réduit à me contenter des restes de Sam Galveston. Tenez, prenez
ceci, si vous voulez ménager votre pudeur.
D'un geste, il ôta sa veste et la lui posa sur les épaules. Puis, voyant qu'elle
avait du mal à l'ajuster, il poussa un soupir excédé avant de la lui
boutonner jusqu'au cou.
— Pouvez-vous marcher? s'enquit-il.
Vanessa ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son n'en sortit. Elle
avait l'impression que tout cela était arrivé à une autre, que la vraie
Vanessa Herbert n'était qu'une spectatrice. Ses jambes ne lui obéissaient
plus. Elle aurait voulu se coucher par terre et dormir.
— Vous venez? lui intima son sauveur.
Il la secoua doucement, l'aida à faire quelques pas.
— Où allons-nous? demanda-t-elle d'une voix faible.
— Vous dégriser, si c'est possible. Attendez-moi un moment.
Il l'appuya contre le mur et quitta le corridor. Un bruit sourd se fit bientôt
entendre. Il devait y avoir un ascenseur pas loin, se dit vaguement la jeune
femme. La panique la submergea. Et si Max Anderson jouait le même jeu
que Sam Galveston? Il avait paru s'intéresser beaucoup à elle, lorsqu'il
était venu la rejoindre plus tôt, dans le salon...
Jonathan devait la chercher. Il fallait qu'elle aille le retrouver! Sans
réfléchir, Vanessa se dirigea en titubant vers la porte.
— Bon sang! Où partez-vous? tonna le critique qui revenait déjà.
Vanessa voulut courir pour lui échapper, mais tout se mit à tourner
autour d'elle. Où était son imprésario? Qui était cet homme au visage dur,
dont les mains la retenaient?
— Je pense, commença-t-elle en détachant les syllabes, que je vais...
m'évanouir.
Le plancher se précipita à sa rencontre. Elle eut encore le temps de voir
Max Anderson la rattraper au vol, et la serrer contre lui en étouffant un
juron.
3.
Le matin suivant, le bruit de la douche réveilla Vanessa. C'était
probablement Jill. Pourtant, sa sœur n'était pas très matinale, d'habitude...
La jeune femme souleva péniblement ses paupières pour les refermer
aussitôt car le soleil qui se déversait par la fenêtre lui faisant face
l'aveuglait. Il lui fallut plusieurs secondes pour se souvenir que sa
chambre n'était pas disposée de cette façon. La jeune fille ouvrit alors
grands les yeux, et inspecta la pièce, stupéfaite.
La vision des murs crème et de la moquette brune confirmèrent ses
craintes : elle ne se trouvait pas chez sa sœur! Pis encore, elle était
étendue dans un lit à deux places, où visiblement quelqu'un avait dormi
près d'elle...
Vanessa se redressa, horrifiée. Les draps glissèrent, lui révélant son corps
nu. Elle tâcha alors d'obtenir de son cerveau embrumé une quelconque
étincelle. Où était-elle? Comment était-elle arrivée ici et surtout qui l'y
avait amenée? Les questions se bousculaient dans sa tête. Peu à peu, elle
se souvint de la soirée, de son affrontement avec Max Anderson, et enfin
des avances de Sam Galveston.
C'était le critique qui l'avait sauvée, mais que s'était-il passé ensuite? La
jeune actrice frémit en songeant que son pire ennemi l'avait entraînée
chez lui, déshabillée et couchée. Que s'était-il permis d'autre?
Soudain, Vanessa entendit une porte claquer. A l'idéequ'il allait surgir
dans la chambre, elle s'affola. Mais, bientôt, un bruit de casseroles lui
parvint.
Manifestement, Max Anderson se comportait comme si rien ne s'était
produit la veille. Mais peut-être trouvait-il normal de ramener une
compagne chez lui au terme d'une soirée !
Elle décida de profiter du répit qu'il lui accordait pour prendre une
douche à son tour. Après s'être enveloppée dans le drap du lit, elle se
dirigea d'une démarche mal assurée vers la porte qu'elle ouvrit
prudemment. Par bonheur, le corridor était vide. La salle de bains devait
se situer dans le fond ; Vanessa s'y rendit le plus rapidement possible. Une
fraîche odeur d'after-shave l'accueillit. Quelques instants plus tard, elle se
sentait revivre sous l'eau bienfaisante.
De retour dans la chambre, la jeune femme considéra avec ennui sa robe
du soir déchirée. Vraiment, il était impensable d'enfiler de nouveau cette
loque! Finalement, elle serra plus étroitement le drap autour d'elle. Il était
temps de rejoindre son hôte...
Lorsqu'elle entra dans la cuisine, Max Anderson lui tournait le dos. Vêtu
d'un seul peignoir de bain qui ne dissimulait rien de ses longues jambes
musclées, il paraissait en pleine forme.
— Bonjour, lança-t-elle d'un ton faussement léger.
Il se retourna et lui décocha un regard perçant.
— Tiens, vous avez refait surface? Voulez-vous déjeuner?
Vanessa éprouva une soudaine nausée. Elle secoua la tête.
— Je prendrai juste un peu de café, merci...
Il haussa les sourcils, amusé.
— Vous souffrez d'une petite migraine, peut-être?
— Je me sens très bien. Simplement, je n'ai pas faim.
— Parfait. Je me réjouis de votre bon état de santé, parce que nous
avons plusieurs choses à mettre au point.
Le ton de son hôte parut à Vanessa légèrement menaçant. Il s'empara de
la cafetière, lui remplit une tasse qu'il poussa devant elle sur la table, sans
même prendre la peine de l'inviter à s'asseoir. En silence, elle s'installa.
— Lait? Sucre?
Toujours muette, elle se servit, se doutant qu'elle allait avoir besoin de
toute son énergie.
— Je suis affamé, reprit son compagnon. J'espère que cela ne vous
dérange pas de me regarder manger...
Sur ce, il déposa dans la poêle chaude une tranche de bacon qui se mit
aussitôt à grésiller. La jeune femme pria le ciel de ne pas être obligée de se
précipiter vers la salle de bains. Elle soupçonnait Max Anderson de se
moquer d'elle, mais que faire?
De nouveau, elle s'interrogea sur les événements de la nuit. Le critique ne
semblait pas le genre d'homme à profiter d'une femme contre son gré,
mais qui sait? Si seulement la mémoire pouvait lui revenir!
Tranquillement, Max beurra des tartines, puis il commença à manger sans
prononcer un mot. Vanessa sentait la nervosité la gagner.
Enfin, son hôte repoussa l'assiette vide.
— Encore un peu de café? proposa-t-il.
Elle accepta avec reconnaissance. Il la regarda en buvant son café à petites
gorgées. Visiblement, il prenait plaisir à prolonger son tourment.
— Avez-vous bien dormi? demanda-t-il soudain.
— Figurez-vous que je ne m'en souviens pas!
— Il est vrai que vous n'étiez guère dans votre état normal. Mais ce
n'est certainement pas votre première expérience de ce genre?
— Contrairement à ce que vous pensez, s'indigna Vanessa, je n'ai pas
l'habitude de me comporter de cette façon.
II haussa les épaules d'un air sceptique.
— Inutile de vous justifier, cela ne m'intéresse pas.
— C'est un tort, parce que tout cela est votre faute!
— Vraiment? Je ne suis pas de votre avis. En ce qui me concerne, j'ai
simplement cherché â vous éviter les conséquences fâcheuses de votre
conduite stupide. Mais peut-être auriez-vous préféré que je n'en fasse
rien?
Vanessa tressaillit.
— Je n'ai pas compris où cet individu voulait en venir, jusqu'à ce qu'il
m'entraîne dans le corridor. Mais il était déjà trop tard.
Max Anderson éclata d'un rire déplaisant.
— Ne jouez pas les oies blanches ! Comment puis-je vous croire après
tous les efforts que vous avez déployés pour attirer mon attention !
— Vous vous trompez!
— Ah bon? Je ne vois pas ce qui vous empêchait d'attendre mon retour
! Seulement vous avez dû juger que Sam Galveston pouvait vous être plus
utile. A peine avais-je le dos tourné que vous aviez changé de cible ! Eh
bien vous aviez fait le bon choix! A Télé-Globe, il a une solide réputation
de libertin.
— Il a dit qu'il voulait me confier un rôle dans sa nouvelle série,
s'entêta Vanessa.
— Et naturellement, vous n'avez pas douté de sa sincérité...
Laissez-moi rire!
— Comment imaginez-vous donc que cela s'est passé? s'emporta-t-elle,
excédée.
— Faut-il vraiment que je le précise? s'enquit son hôte sur un ton
sarcastique.
Les joues de la jeune fille s'empourprèrent.
— Ne soyez pas grossier.
— Je suis seulement lucide. Et vous venez de prétendre que tout est ma
faute, que je suis responsable de vos excès ! Je crois plutôt que vous avez
bu plus qu'il n'est raisonnable, pour vous donner du courage. Sam
Galveston est loin d'être séduisant !
— Si vous croyez l'être plus! Vous ne me plaisiez déjà pas beaucoup
avant notre rencontre, mais la soirée d'hier m'a plutôt confortée dans
cette opinion.
— J'ai exagéré, mais je voulais vous amener à avouer ce que vous me
cachiez. Qu'est-ce que vous me reprochez exactement?
— Vous avez tout simplement ruiné ma carrière ! Evidemment, c'est
peu de chose pour le grand Max Anderson !
— Evitez les effets mélodramatiques, cela ne me touche pas, coupa-t-il
froidement. Ainsi, je suis censé vous connaître? J'avais en effet le
sentiment que vous m'étiez vaguement familière.
— Très honorée ! Vous devez rencontrer des gens tellement
passionnants!
Un éclair fauve traversa les yeux du critique.
— Je vous aurais donc causé du tort, reprit-il. Je commence à
comprendre votre attitude envers moi, la nuit dernière. Comment vous
appelez-vous?
— Vanessa Herbert, lança-t-elle avec fureur.
— Et cela devrait me dire quelque chose?
— Ce n'est pas le cas?
— Cessez de jouer aux devinettes, je déteste cela, rétorqua-t-il avec une
impatience manifeste. Quand vous me connaîtrez mieux, vous vous en
abstiendrez.
— C'est gravé dans mon esprit, assura ironiquement la jeune femme.
— Donc, vous êtes Vanessa Herbert, et j'ai ruiné votre carrière. Nous
progressons à pas de géant. Puis-je vous demander quelques détails
supplémentaires?
— Oh, très volontiers. Si cela vous intéresse, sachez que je suis actrice.
Et jusqu'à ce que vous interveniez, on ne me trouvait pas mauvaise, et
j'avais un métier.
— Vanessa Herbert..., répéta-t-il. Bien sûr ! La dernière pièce de John
Sampson. Ça s'appelait... Sur le pont, ou quelque chose dans ce goût.
— Sur les quais rectifia Vanessa...
— Et vous teniez le rôle de la jeune fille...
— Vous voulez dire que je le tenais jusqu'à ce qu'un certain Max
Anderson me traîne plus bas que terre. La pièce a cessé d'être représentée
depuis environ un mois; sans doute ne vous en êtes-vous même pas
aperçu?
— En effet, je ne pourrais affirmer le contraire.
— Au fond, la portée de vos articles vous importe peu. Je me trompe?
— Pas de beaucoup, reconnut calmement son compagnon. C'est la loi
du plus fort. Il faut vaincre ou être vaincu.
La jeune comédienne s'irrita d'entendre les mêmes propos que lui avait
déjà tenus Jonathan.
— Facile à dire...
— Si vous le pensez vraiment, vous devriez tout de suite abandonner le
métier! trancha-t-il. Des centaines d'actrices en ont fait la dure
expérience. En quoi êtes-vous différente d'elles?
— Je viens d'arriver à Londres.
— Et sans doute vous attendiez-vous à devenir une star ! Vous
imaginiez votre nom en lettres de feu, les acclamations, le succès?
— J'espérais seulement pouvoir saisir ma chance, soupira Vanessa.
— Eh bien, vous l'avez eue! Mais vous l'avez piétinée!
— Je ne crois pas que vous m'ayez facilité les choses, commenta-t-elle
d'un ton amer.
— Vous ne le méritiez pas. Pourquoi l'aurais-je fait?
— Intérieurement, Vanessa reconnut la justesse de l'argument. Elle
haussa les épaules, résignée.
— En tout cas, il ne me reste plus qu'à trouver un autre emploi.
— Mon cœur saigne pour vous. Vous n'avez qu'{ panser vos plaies et
prendre un nouveau départ.
— Epargnez-moi vos considérations pseudo-philosophiques, je n'en ai
nullement besoin.
Son hôte esquissa un sourire moqueur.
— Que voulez-vous, prodiguer des consolations n'est pas mon fort.
— Vous préférez sans doute briser la vie des gens! Ce sont les
agréments de votre métier.
— Tout comme cela fait partie du vôtre de vous vendre à des hommes
comme Sam Galveston! Au moins suis-jehonnête, en ce qui concerne mes
sympathies et mes antipathies.
Vanessa se leva d'un bond.
— Comment osez-vous?
Le critique effleura d'un regard cynique la silhouetteélancée de la jeune
fille dressée devant lui.
— Vous avez peur d'entendre un certain nombre de vérités, je crois.
A son tour, il se leva, dominant Vanessa de toute sa haute taille. Elle
releva le menton d'un air de défi : cet odieux individu ne l'intimidait plus,
quoi qu'il ait pu lui faire dans le passé.
— Vous déformez complètement les événements! L’accusa-t-elle sans
reculer d'un pas.
Il émit un rire bref et blessant.
— Vraiment? Vous dites me haïr ; pourtant, hier soir, vous me
recherchiez, comme si j'avais été le seul homme de l'assemblée! A moins
que vous ne soyez meilleure comédienne que je ne le supposais...
— Peut-être n'était-ce pas de la comédie? J'étais sans doute fascinée
par votre puissante personnalité, ou par votre prodigieux magnétisme,
railla Vanessa.
— C'est arrivé à d'autres que vous, souligna Max Anderson dans un
sourire.
Non sans dépit, Vanessa dut s'avouer qu'elle comprenait pourquoi. Avec
ce peignoir qui mettait en valeur son corps musclé, il était plus attirant
que jamais. Malgré elle, elle admira les cheveux bruns bouclés, le menton
volontaire, la peau bronzée qui contrastait avec la pâleur maladive des
gens de son monde.
Luttant contre son trouble, elle chercha à le provoquer.
— Je suis sûre que vous réveillez chez la plupart des femmes leurs
instincts les plus primitifs, remarqua-t-elle suavement.
— Et, bien entendu, vous êtes immunisée?
Le ton moqueur laissait entendre qu'elle ne l'était pas. Pour la centième
fois, Vanessa regretta de n'avoir aucun souvenir de la nuit précédente.
— Je n'ai rien affirmé de semblable, murmura-t-elle.
— C'est plus sage, en effet, commenta le critique avec douceur. Mais je
pense que vous devriez vous montrer plus franche. J'ai compris la nuit
dernière que vous n'étiez pas capable d'aller jusqu'au bout de vos
décisions.
— Vraiment?
— Parfaitement, insista son hôte. Vous promettez beaucoup, sans tenir
vos promesses.
— En quoi cela vous regarde-t-il? Je ne vous ai rien promis...
— Pas encore.
— Vous voulez dire jamais ! s'exclama-t-elle.
— En êtes-vous si sûre?
— Insinuez-vous que j'ai une dette envers vous, parce que vous êtes
intervenu en ma faveur?
— Et si cela était...
— J'espère que vous êtes suffisamment galant pour..., commença
Vanessa.
— Je ne le suis pas, trancha-t-il. Je pensais que vous vous en étiez
aperçue. D'ailleurs, votre comportement n'appelle pas la galanterie.
— Eh bien, nous sommes peut-être faits pour nous entendre ! explosa
la jeune femme. Car je suis persuadée que vous ne m'avez pas porté
secours uniquement pour la beauté du geste.
Max Anderson haussa les sourcils, étonné.
— Ce qui signifie?
— Pourquoi vous êtes-vous donné la peine de me chercher hier soir?
— Je n'ai pas l'habitude de voir mes conquêtes s'envoler. J'ai horreur
d'être laissé pour compte.
La jeune actrice, oubliant toute prudence, s'énerva :
— Dites plutôt que vous ne lâchez pas facilement votre proie I
Tendue à l'extrême, elle se leva et alla poser sa tasse dans l'évier. Sans le
regarder, elle s'enquit :
— Que s'est-il passé exactement hier soir?
— Vous voulez dire, après votre évanouissement?
— Oui, acquiesça-t-elle. Vous m'avez portée ici...
Très à l'aise, son compagnon se balançait légèrement sursa chaise, sans la
quitter des yeux.
— Il n'y avait rien d'autre à faire. J'ignorais votre identité. Votre sac
contenait un mouchoir, un flacon de parfum, et une clef qui pouvait
ouvrir environ un million de portes àLondres. Je ne suis pas Sherlock
Holmes. Il ne me restait plus qu'à vous amener chez moi. Auriez-vous
préféré que je vous traîne au milieu du salon, pour savoir si personne ne
vous avait perdue? J'aurais sans doute obtenu un franc succès!
Vanessa haussa les épaules.
— Bien sûr que non, mais...
Incapable de poursuivre, elle baissa les yeux. Comment pourrait-elle
formuler une question aussi délicate?
Le regard perspicace de son hôte ne la quittait pas une seconde. Comme
elle ne disait rien, il déclara :
— Vous avez quelque chose en tête... Qu'est-ce qui vous gêne?
— Rien, je vous assure.
— Ne cherchez pas à me mentir... Vous vous demandez si je ne me suis
pas payé moi-même, en profitant de votre évanouissement.
La voix glaciale de Max Anderson galvanisa la jeune femme, qui redressa
la tête.
— Cela ne doit pas vous étonner. Vous avez vous-même affirmé que
vous n'aviez pas l'esprit chevaleresque...
— Je n'en suis tout de même pas là, laissa-t-il tomber avec mépris. Au
cas où vous ne l'auriez pas remarqué, il y a une seule chambre à coucher,
dans cet appartement. Je ne voyais pas pourquoi je me serais sacrifié. Au
lieu de passer une mauvaise nuit sur le canapé, j'ai donc préféré dormir
sur ce lit à deux places. Vous n'étiez d'ailleurs pas en état d'élever une
objection. Etes-vous satisfaite de mes explications?
— Oui, murmura Vanessa, horriblement gênée.
— Apparemment, poursuivit-il, vous semblez regretter que je n'aie pas
tiré avantage de la situation. Je n'ai jamais refusé de satisfaire une
femme...
Avant même que Vanessa ait compris la portée exacte de ce qu'il venait de
dire, Max avait franchi d'un bond l'espace qui les séparait, et la prenait
dans ses bras.
— Que faites-vous? se récria-t-elle.
— Ne posez pas de questions stupides, murmura-t-il.
Elle voulut lui échapper, mais il la retint d'une poigne autoritaire. Une
seconde plus tard, les lèvres de son ennemi se posaient sur les siennes...
Presque instantanément, Vanessa sut qu'aucun homme ne l'avait jamais
embrassée ainsi. Avec habileté, il cherchait à éveiller ses sens, et n'y
parvenait que trop bien. D'abord, elle tenta de se dégager, mais très vite,
elle céda au plaisir qui l'envahissait.
Les mains fines de son compagnon caressaient lentement son dos nu. Peu
à peu, il écarta le drap sans cesser de la serrer contre lui. Au bord de
l'inconscience, Vanessa sentit les doigts fermes effleurer sa poitrine,
remonter vers son cou... Elle frémit de la tête aux pieds, submergée par
des vagues de sensations inconnues, et lui rendit avec passion ses baisers.
Soudain, il lui demanda d'une voix rauque :
— Voulez-vous aller dans ma chambre ?
Glacée d'effroi, elle s'arracha de ses bras. Un léger sourire aux lèvres, il
l'observait.
— Dois-je comprendre que la réponse est non?
La jeune femme le fixa, stupéfaite de son indifférence. A le voir, on aurait
pu croire qu'elle venait de refuser une tasse de café!
— Je veux rentrer chez moi ! s'écria-t-elle à bout de nerfs.
Le critique ne chercha pas à discuter sa décision.
— Très bien. Mais je ferais bien de vous trouver de quoi vous habiller.
Ce drap me semble quelque peu inconvenant...
Rougissante, Vanessa resserra le tissu autour d'elle.
— Ne vous faites pas de souci, reprit-il, narquois, je n'ai pas l'intention
de vous faire changer d'avis. Si vous m'accordez assez de confiance pour
me suivre dans la chambre, je vous donnerai un jean et un T-shirt. Ils
seront sûrement trop grands pour vous, mais peu importe...
Elle lui emboîta le pas sans mot dire. Il fouilla une minute dans un tiroir
et en sortit des vêtements.
— Mettez cela, lui intima-t-il.
Sans mot dire, elle s'empara des vêtements et se rendit dans la salle de
bains. Ainsi que Max l'avait prévu, le jean était trop long, et elle nageait
dans le maillot. Mais elle se moquait bien d'être séduisante !
Le critique l'attendait dans la salle de séjour. Vêtu d'un pantalon sombre
et d'un pull-over en cachemire noir, il était l'image même de la puissance
maîtrisée.
— Je vous ramène chez vous.
— Inutile! protesta Vanessa. Si vous acceptez de me prêter un peu
d'argent pour prendre un taxi.
— Ne dites pas de bêtises, coupa-t-il d'un ton sans réplique.
Résignée, elle partit chercher sa robe du soir, ainsi que l'unique sandale
qu'elle put retrouver. Elle finit par dénicher son sac derrière la table de
nuit, roula le tout en boule, puis rejoignit Max Anderson.
Une grosse Maserati noire les attendait le long du trottoir. Il lui ouvrit la
porte sans un mot et l'aida à s'asseoir, avant de s'installer lui-même au
volant.
— Où habitez-vous? demanda-t-il.
La jeune femme lui donna l'adresse de sa sœur et offrit de le guider.
— Je connais le chemin, grommela son compagnon.
A en juger par son ton, il était clair qu'il avait hâte de sedébarrasser d'elle.
Probablement estimait-il qu'elle lui avait déjà fait perdre assez de temps
comme cela. Vanessa se demanda pourquoi il lui avait proposé de la
raccompagner, mais renonça à se l'expliquer. Son seul souhait, pour
l'heure, était que le trajet soit court!
Pour la première fois de la journée, elle songea que Jill avait dû se ronger
les sangs en ne la voyant pas revenir de la soirée. Sa sœur avait-elle appelé
Jonathan? Et lui, qu'avait-il pensé?
Max Anderson devait avoir remarqué son air préoccupé.
— Des regrets? se moqua-t-il.
— Que voulait-il dire? Qu'elle regrettait de ne pas l'avoir suivi dans sa
chambre? Cet homme était d'une prétention incroyable!
— J'en ai, en effet, mais seulement de vous avoir rencontré !
Il éclata d'un rire amer.
— Croyez bien que c'est réciproque.
Le reste du voyage se déroula dans un silence pesant, qui accrut encore la
nervosité de Vanessa.
C'est avec un réel soulagement qu'elle vit la Maserati s'engager dans sa
rue, et s'arrêter devant la maison victorienne dans laquelle sa sœur louait
un appartement.
La voiture de Jill n'était garée nulle part en vue, ce qui n'augurait rien de
bon : peut-être était-elle déjà en train de faire draguer le fleuve...
Vanessa réunit en hâte ses affaires, puis sauta du véhicule sans même un
regard en arrière. Elle n'avait qu'un désir : mettre le plus de distance
possible entre Max Anderson et elle.
— Merci de m'avoir ramenée! jeta-t-elle par-dessus son épaule.
Sur ce, elle prit ses jambes à son cou, comme s'il était le diable en
personne.
4.
— Une fois chez elle, Vanessa soupira de soulagement. Mais l'idée
d'affronter sa sœur folle d'angoisse fit renaître son inquiétude. Elle
pénétra lentement dans la salle de séjour.
— Jill, tu es là?
Seul, le silence lui répondit. La cuisine était vide.
Quand elle monta dans la chambre de Jill, elle trouva un mot posé sur la
table de chevet : « Je t'ai attendue le plus longtemps possible. Mais je
travaille, si tu t'en souviens... J'espère que tu t'es bien amusée, tu me
raconteras tout ce soir. Je t'embrasse. Jill. »
Vanessa chiffonna le message, qu'elle lança dans la corbeille à papier.
Ainsi, sa sœur était allée { son travail, comme si de rien n'était... Bah, tant
mieux,elle n'aurait pas d'explications embarrassantes à donner!
La deuxième personne à prévenir était Jonathan. Son imprésario avait dû
la chercher partout, lorsqu'il avait voulu quitter la soirée. Qu'avait-il pensé
en constatant son absence ?
A contrecœur, Vanessa décrocha le combiné et se décida { composer le
numéro de Jonathan. Dès qu'il reconnut sa voix, celui-ci s'écria avec une
nuance de soulagement :
— Brave petite! J'étais certain que tu saurais te débrouiller!
Surprise, elle retint les mots d'excuse qu'elle avait préparés.
— Hum... tu comprends, reprit-il, embarrassé, j'ai rencontré un ami de
New York. Nous avons un peu parlé de Broadway...
— Et ensuite...?
— Finalement, nous avons eu envie de nous retirer dans un bar
tranquille, pour pouvoir bavarder calmement. Il m'a rendu des services, je
ne voulais pas le vexer, tu comprends?
— Bien sûr, répondit machinalement Vanessa.
A deux doigts du fou rire, elle luttait pour ne pas céder à son hilarité.
Cependant, Jonathan poursuivait :
— J'espère que cela ne t'a pas ennuyée, ma douce. Je t'ai cherchée mais
tu avais disparu.
Ce devait être au moment où elle se débattait contre l'abject producteur.
— Rassure-toi, je n'ai eu aucun problème, affirma-t-elle.
— Tu as rencontré des gens amusants?
— Si l'on veut, oui.
— J'étais contrarié, insista l'imprésario. J'aurais préféré te
raccompagner.
De nouveau, une terrible envie de rire s'empara de Vanessa. Elle
s'étrangla, toussota puis parvint à articuler :
— Comme tu le vois, je suis rentrée à bon port. Je suis une grande Fille,
tu sais...
Jonathan finit par se laisser convaincre qu'il avait très bien agi en
abandonnant sa protégée à son sort. Il raccrocha fort satisfait.
De son côté, Vanessa était songeuse. Comme elle avait été naïve de
s'imaginer qu'on s'inquiétait pour elle ! Mais au fond, cela valait mieux. Il
ne lui restait plus qu'{ réfléchir { ce qu'elle allait raconter { sa sœur. Il
était évidemment hors de question de lui révéler la vérité!
Tout d'abord, il lui fallait changer de vêtements. La jeune femme gagna
donc sa chambre afin de se trouver une autre tenue. En faisant passer
par-dessus sa tête le T-shirt prêté par Max Anderson, elle respira le
parfum de son eau de Cologne. En un éclair, le trouble qu'elle avait
ressenti lorsqu'il l'avait serrée contre lui, lui revint en mémoire. Elle
secoua la tête : elle devait oublier tout ce qui s'était passé cette nuit-là ! Et
pour commencer, elle allait renvoyer le jean et le maillot à leur
propriétaire.
En quelques minutes, elle eut achevé le paquet, qu'elle porta aussitôt à la
poste. Il était inutile d'ajouter un mot. Max Anderson saurait très bien à
quoi s'en tenir.
A son retour, Vanessa décida de préparer le déjeuner. Elle s'affairait dans
la cuisine quand sa sœur arriva.
— Alors? Comment était-ce? demanda celle-ci avant même de s'être
débarrassée de son sac.
La jeune actrice fit appel à tout son talent.
— Je me suis bien amusée ! Viens manger. J'en profiterai pour
t'assommer avec les détails.
— Quelle chance! J'adore avoir des échos sur le grand monde I
Pour lui faire plaisir, Vanessa égrena les noms les plus connus de ceux qui
se trouvaient à la réception.
— Eh bien, ma chérie, tu côtoies les stars ! s'exclama Jill. N'en as-tu pas
oublié?
La jeune femme respira à fond avant d'annoncer :
— Si, Max Anderson était là aussi.
— L'ogre en personne! Il t'a reconnue?
— Non.
— Et tu n'as pas cherché à lui parler? insista Jill.
Vanessa hésita à proférer un énorme mensonge :
— Oh ! tu sais, il était très entouré !
— Vraiment? dit Jill sceptique.
— Espérais-tu qu'il se précipiterait sur moi pour s'excuser? Tu crois aux
contes de fées!
— Non, bien sûr, mais si par malchance tu étais tombée sur lui, je suis
sûre que tu serais devenue enragée. Ce qui n'aurait rien arrangé à tes
affaires...
— Tu as tort de t'inquiéter, prononça Vanessa d'un ton ferme. Je ne
mésestime jamais la supériorité de l'adversaire. Dis-moi, sais-tu que ton
héros favori était là également?
La manœuvre de Vanessa réussit { merveille : Jill se laissa emporter par sa
passion du petit écran, tandis que sasœur se lançait dans une description
enthousiaste de l'acteur en question.
Mais, le soir venu, Vanessa ne put s'empêcher de songer à Max Anderson.
Le beau visage du critique s'imposait à son esprit, l'empêchant de trouver
le sommeil. Elle se remémora leur rencontre, et se maudit de n'avoir pas
su se comporter en face de lui comme il l'aurait fallu. Elle avait manqué
trop d'occasions de le remettre à sa place!
Jamais auparavant Vanessa n'avait détesté quelqu'un de cette manière. Et
pourtant, elle ne lui avait opposé aucune résistance quand il l'avait
embrassée! Il y avait chez cet homme quelque chose qui la réduisait à la
soumission. Pure attraction physique, songea-t-elle résignée. Mais il ferait
beau voir qu'elle en oublie son arrogance et ses sarcasmes!

Le matin suivant, elle était décidée à prendre un nouveau départ.


Jonathan avait raison. Elle ne devait plus se terrer dans l'appartement
comme une voleuse recherchée par la police.
Elle prouverait à Max Anderson qu'il avait eu tort de douter de ses talents
d'actrice!
Pendant le petit déjeuner, la jeune femme annonça la nouvelle { sa sœur :
— Il est temps que je cesse de ruminer mes malheurs! Pour
commencer, je ne vais plus vivre à tes crochets !
— Quelle stupidité! s'indigna Jill. A quoi servirait-il d'avoir une famille?
Néanmoins, il était clair qu'elle se réjouissait de cette décision. Aussitôt,
Vanessa appela son imprésario. Malheureusement, il n'avait aucun rôle à
lui proposer. Elle ne se laissa pas abattre.
— Contacte-moi si par hasard on te fait part d'un emploi qui me
convienne.
Son ton énergique plut à Jonathan.
— Je suis heureux que tu réagisses, approuva-t-il. Compte sur moi pour
te faire signe dès qu'une opportunité se présentera.
Il n'a rien pour toi? S’enquit Jill comme Vanessa raccrochait.
— Non, mais je n'attendais pas de miracle. J'ai l'intention de prendre
un travail temporaire. Je te sais gré de m'avoir poussée à suivre des cours
de secrétariat, quand j'étais à l'école d'art dramatique.
— Je me doutais bien que cela pourrait t'être utile un jour!
— J'irai à l'agence, ce matin, déclara Vanessa. J'espère que je n'ai pas
totalement perdu la main. Je n'ai pas tapé à la machine depuis si
longtemps!
Mais cette fois, la chance était avec elle. La directrice de l'agence se
montra satisfaite du test qu'elle lui fit passer :
— Je n'aurais aucun mal à vous trouver une place affirma-t-elle. Quand
désirez-vous commencer?
— Dès que possible. J'ai un urgent besoin d'argent.
— Justement, nous avons un notaire qui cherche une dactylo pour
quelques semaines. Ce ne doit pas être bien passionnant, mais si vous
voulez essayer...

Ce fut le premier d'une longue série d'emplois. Vanessa travailla pour des
médecins, des experts comptables, des agents de publicité. Toutefois, si le
salaire qu'elle gagnait était le bienvenu, la perspective de passer sa vie
derrière un bureau ne réjouissait guère la jeune femme.
— Je me demande comment tu résistes! finit-elle par dire un jour à sa
sœur. Comment peux-tu supporter de travailler toujours au même
endroit, de voir toujours les mêmes gens? Tu n'as jamais l'impression que
tu vas exploser?
Jill eut un sourire indulgent.
— Si, mais je refrène mes impulsions. Je ne suis pas comme toi, Van.
J'aspire à une vie calme.
— En tout cas, la mienne ne l'est que trop, en ce moment! Je n'ai passé
que trois auditions, depuis quinze jours, et je n'ai aucune nouvelle de
Jonathan. J'en viens à douter de sa bonne foi...
— Laisse-lui un peu de temps. Je suis certaine qu'il te trouvera bientôt
quelque chose.
— C'est ce qu'il prétend, soupira Vanessa. Pour le moment, hélas, je
suis enchaînée à une machine à écrire.
Le jour suivant, la directrice de l'agence qui était devenue une amie
l'accueillit avec un sourire radieux.
— Quand je vous aurai dit ce qui vous attend, vous n'en reviendrez pas!
— Je vais gagner des sommes folles à ne rien faire! plaisanta Vanessa.
— C'est mieux que cela. La moitié des postulantes qui sont sur nos
registres se damneraient pour rencontrer ce client.
— Vous me faites brûler de curiosité. S'agirait-il de Robert Redford?
— Pas tout à fait. Mais, à mon avis, il est beaucoup plus séduisant. La
dernière fois que je l'ai vu à la télévision, j'étais absolument fascinée. Je
préfère les bruns, pas vous? Et ces yeux... on ne peut pas s'en détacher!
Une crainte fugitive traversa l'esprit de la jeune femme. Elle la repoussa
avec fermeté. Son ennemi juré n'était pas le seul homme brun à apparaître
sur le petit écran...
— Shakespeare m'a toujours ennuyée à l'école, continuait la directrice.
Mais il a une façon d'en parler qui rend le sujet passionnant. Il a une si
belle voix !
— Qui est-ce? s'impatienta Vanessa.
— Vous n'avez pas deviné? Max Anderson, évidemment !
Le choc qui ébranla la jeune actrice lui apprit qu'elle n'était pas encore
guérie de sa rencontre avec le critique.
— Ça ne va pas? s'enquit son interlocutrice. Vous êtes blanche comme
un linge !
Vanessa fit un effort sur elle-même et répondit avec difficulté :
— Juste un petit malaise. J'ai eu la bêtise de ne pas prendre de petit
déjeuner, ce matin.
— J'espère que cela ne vous arrivera pas lorsque vous travaillerez pour
Max Anderson. Il n'est pas du genre indulgent.
A cette remarque, Vanessa sourit amèrement son amie poursuivit ses
explications tandis qu'elle s’efforçait de reprendre contenance :
— Tenez, voici l'adresse à laquelle vous devez vous rendre. Ce n'est pas
très loin de votre domicile. Vous n'aurez qu'une station de bus. Il a
demandé expressément quelqu'un pour ce matin à onze heures. J'ai dit
que vous y seriez. C'est d'accord?
Vanessa émergea de sa torpeur.
— Pardon...?
— Vous acceptez, n'est-ce pas? s'enquit la directrice, inquiète. Vous
savez, je vous l'ai réservé, parce que je savais que cela vous rapprocherait
un peu de votre métier.
— C'est vraiment gentil à vous, réussit à articuler la jeune femme.
Malheureusement, je ne pense pas...
— Si vous lui convenez, il offre le double du salaire habituel. Ce doit
être très urgent. Je crois que sa secrétaire l'a laissé tomber.
— Je comprends, mais...
— Vous feriez mieux de partir maintenant. Il est presque dix heures, et
d'ici, c'est assez loin.
Vanessa hésita. Apparemment, elle aurait du mal à se sortir de la
situation. Si elle rejetait purement et simplement cette offre, la directrice
de l'agence la jugerait difficile...
Une bouffée de colère l'envahit soudain. Tout cela était la faute de cet
homme ! Il était délicat de refuser un aussi bon salaire à seule fin de
l'éviter! Eh bien, il en serait pour ses frais! Quant à elle, elle observerait
avec le plus grand intérêt son attitude lorsqu'il ferait connaissance avec sa
secrétaire...
— Eh bien, j'y vais tout de suite, lâcha-t-elle brusquement.
La jeune femme saisit son sac et prit rapidement congé de son amie qui la
regarda partir d'un air éberlué.
A peine une demi-heure plus tard, elle pénétrait dans l'immeuble où
habitait Max Anderson. La crainte commença à l'assaillir dans l'ascenseur.
Elle atteignit l'appartement du critique dans un état de nervosité avancé.
Sans se donner le temps de réfléchir, elle sonna puis attendit, le cœur
battant.
— Que faites-vous ici? demanda-t-il d'une voix glaciale dès que la porte
s'ouvrit.
L'accueil lui produisit l'effet d'une douche froide. Vanessa releva le
menton d'un air de défi.
— L'agence m'envoie. Je suis la remplaçante de votre secrétaire.
— Vous êtes ma... !
En silence, elle lui tendit la lettre de recommandation que lui avait
donnée l'employée. Il la parcourut en fronçant les sourcils.
— Nous allons voir ça, dit-il sur un ton vaguement menaçant. Entrez.
Je n'aime pas discuter sur le seuil.
Il s'effaça pour laisser passer la jeune femme. Avec une précision
étonnante, celle-ci se souvint des moindres détails de l'appartement.
— La salle de séjour est à droite, précisa-t-il, comme si elle n'était
jamais venue.
Elle pénétra dans la pièce, où tout indiquait la profession du propriétaire
des lieux. Les murs étaient entièrement recouverts par des bibliothèques
surchargées de livres. Une chaîne hi-fiultra perfectionnée occupait un
angle, ainsi que du matériel d'enregistrement et une caméra. De l'autre
côté, devant une large fenêtre qui donnait sur un parc, un énorme bureau
croulait sous les papiers. La machine à écrire y était posée.
Avec une assurance qu'elle était loin d'éprouver, Vanessa prit la chaise qui
était devant comme si elle entrait en fonction.
— Surtout, faites comme chez vous ! jeta Max Anderson, ironique.
Elle lui sourit gracieusement.
— Je vous remercie.
— Vous ne manquez pas d'une certaine audace, pour vous être
présentée ici, poursuivit-il.
La jeune femme haussa les épaules en signe d'impuissance.
— Je n'ai guère eu le choix. Une actrice au chômage ne peut pas se
montrer difficile.
— Moi, si.
Sur ce, le critique décrocha le récepteur de son téléphone, et composa un
numéro d'une main fébrile.
— Allô, l'agence Spécial-Intérim! Ici Anderson. J'aimerais que vous
m'envoyiez une autre dactylo. Celle-ci ne me plaît pas.
Son ton était sec, cassant. Vanessa se demanda si son amie le trouverait
toujours aussi attirant. Mais sans doute était-il davantage permis aux
célébrités comme lui qu'au commun des mortels...
Pendant qu'il parlait, elle put l'examiner à loisir. Décidément, il n'avait
rien de l'homme de lettres évanescent et distrait! Sous le pull-over de laine
beige, elle devinait un corps rompu aux exercices physiques. Les traits
décidés, le menton énergique trahissaient un caractère volontaire et le
goût de l'action. A n'en pas douter, il ne devait pas être habitué à ce qu'on
lui résiste...
Et apparemment, c'était le cas, si elle en jugeait par son air furieux.
— Au revoir, grommela-t-il avant de raccrocher brutalement.
Il se tourna ensuite vers sa visiteuse.
— Malheureusement, je vais être obligé de vous supporter. ,
Vanessa se leva d'un bond et agrippa son sac.
— Vous ne pensez tout de même pas que je suis venue ici de mon plein
gré. Je serai très heureuse de m'en aller ! Les agences ne manquent pas, il
vous suffit d'en contacter une autre.
— Attendez! je n'ai pas envie de recommencer les mêmes démarches.
Vous allez rester ici, bien qu'on puisse tout craindre de votre
incompétence !Savez-vous taper à la machine?
— Naturellement!
— C'est déjà quelque chose. Asseyez-vous, j'ai horreur des gens qui
piétinent sur place, comme s'ils s'excusaient d'exister.
— Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas de ceux-là, assura sèchement la
jeune femme.
— En effet, convint le critique. L'humilité ne semble pas être votre
point fort.
— Si vous exigez que je sois tout sucre et tout miel, je ferais mieux de
partir...
Un sourire rapide étira les lèvres de Max Anderson.
— Reprenez votre place, commanda-t-il.
Vanessa obéit, avec une soumission feinte.
— Je vais vous dire ce que j'attends de vous, reprit-il. D'abord et
surtout, un travail consciencieux et rapide. Ensuite, je vous demanderai
d'avoir un minimum de bon sens, de faire preuve d'un peu d'initiative si
l'occasion s'en présente, d'avoir une voix agréable au téléphone, et enfin
d'être capable de garder votre calme si je perds le mien durant une
journée de travail.
— Ce n'est pas trop difficile. Rien d'autre?
Son employeur lui décocha un coup d'œil amusé.
— Si. J'exige de jolies jambes...
— Et vous pensez que je réponds à toutes ces attentes?
— Pour ce qui est de la dernière condition, certainement...
Le regard vert et fauve s'attarda sur la jeune femme qui résista à l'envie de
tirer sa jupe sur ses genoux exagérément découverts. Ça lui apprendrait à
utiliser de vieux vêtements par souci d'économie ! La mode avait
sensiblement rallongé ces derniers temps!
— Et pour le reste? s'enquit-elle hâtivement.
— Nous verrons cela au fur et à mesure. Quand j'aurai fini de vous
former, je suis certain que vous serez parfaite...
Cette réflexion n'était pas faite pour réconforter Vanessa ; elle se borna
cependant à constater :
— Dois-je comprendre que je suis engagée?
— A l'essai, en tout cas. Seulement, je vous renvoie à la première faute.
— Je ne jouerais pas les difficiles à votre place, remarqua suavement la
jeune actrice.
— Vous voulez dire que je devrais me montrer indulgent, vu votre
inexpérience?

— L
— Au contraire. Je veux dire que les bonnes secrétaires sont rares.
— Votre compétence reste à prouver. Je vous avertis que je ne tolère
pas les erreurs.
— Il est inutile de me le rappeler, monsieur Anderson.
— Vous feriez mieux de m'appeler par mon prénom.
— Je croyais que ce privilège était réservé à vos amis?
— Il n'est pas interdit de penser que vous en ferez partie un jour.
Vanessa éclata d'un rire provocant.
— C'est un plaisir que je laisse à d'autres.
Un éclair menaçant traversa le regard du critique.
— Je suis sûr que vous pouvez vous montrer aimable, si l'on y met le
prix. Que cherchez-vous, Vanessa Herbert? L'argent? La promesse d'un
rôle dans une nouvelle pièce? Ou autre chose?
Il fixa les lèvres de la jeune femme, comme s'il savait exactement ce qu'elle
désirait, au plus profond d'elle- même. Elle se leva.
— Soyons clairs, monsieur Anderson. Vous perdriez votre temps en
croyant trouver en moi davantage qu'une bonne secrétaire. Je suis tout à
fait insensible à votre fameux charme.
— Vraiment? Allons, Vanessa, nous savons parfaitement tous les deux
que ce n'est pas vrai.
Malgré elle, le souvenir de leur étreinte s'imposa à elle. Elle se revit dans
les bras de Max Anderson, alanguie et consentante...
— Il me semble que vous n'avez pas obtenu ce que vous espériez!
souligna-t-elle avec aigreur.
— Peut-être n'ai-je pas assez insisté? Si je l'avais voulu, cette petite
scène se serait conclue bien différemment...
— Non! affirma Vanessa d'un ton faussement convaincu.
Il fallait mettre un terme à cette conversation dangereuse, songea-t-elle,
l'esprit en effervescence. Elle reprit, d'une voix toute professionnelle :
— Si vous me disiez ce que je dois faire, je pourrais me mettre au
travail sans tarder...
— Surpris par ce changement d'attitude, le critique s'abstint cependant
de toute remarque, et lui fit signe de s'asseoir devant le bureau.
— L'agence vous a-t-elle donné des détails?
— On m'a dit que vous payez le double des autres ! lança Vanessa.
— Eh bien! Au moins, c'est direct!
Il fouilla impatiemment dans le monceau de papiers, et finit par en
extirper une liasse de feuillets grossièrement agrafés.
— Voici. Parviendrez-vous à me relire?
— Ma foi, l'écriture paraît assez indéchiffrable, mais j'ai vu pire. Je
devrais être capable de m'en sortir.
— Parfait. En cas d'urgence, vous pourrez toujours me joindre aux
numéros que je vous indiquerai. Mais je suis un homme occupé, tâchez de
ne pas m'importuner pour des bêtises.
La jeune femme obser.va le manuscrit.
— C'est un scénario?
— Brillante déduction. C'est en effet une pièce destinée à la télévision.
— Elle est de vous ? J'ignorais que vous écriviez ce genre de littérature!
— Il s'agit de mon premier essai. Personne n'est encore au courant, je
vous demanderai donc d'être discrète.
— Evidemment.
— Oh, vous seriez bien la première actrice â l'être. Bon, j'ai un
rendez-vous dans une demi-heure. Pas de questions?
— Je ne pense pas.
— Vous travaillerez de 9 heures à 5 heures. Je préfère que vous
déjeuniez ici, afin de ne pas perdre de temps. Vous trouverez ce qu'il vous
faut dans le réfrigérateur. Si le téléphone sonne, prenez les messages.
Quant au manuscrit, j'en voudrais trois exemplaires. Vous connaissez la
présentation à adopter, je suppose?
— Je ne suis pas complètement stupide! s'exclama Vanessa qui perdait
patience.
— Prouvez-le. Les actes valent mieux que les mots.
Max ramassa son blouson de cuir, qui traînait sur le sol.
Avant de sortir, il se tourna une dernière fois vers Vanessa
— Ah, j'oubliais...
— Oui? dit-elle d'une voix exagérément douce.
— Surtout, n'allez pas vous faire des idées à propos de ma pièce. Les
comédiennes qui l'interpréteront seront de premier ordre.
Vanessa se raidit sous l'insulte, puis laissa tomber du bout des lèvres :
— Si elle est jouée un jour! A ce qu'on en dit, la télévision en accepte
une sur mille...
— Quelque chose comme ça, en effet.
Il ne semblait vraiment pas se faire du souci.
— J'espère qu'elle vous plaira, ajouta-t-il d'un ton moqueur.
— Cela m'étonnerait! s'exclama la jeune femme avec force.
Le critique éclata de rire.
— Vous pourriez bien être surprise! lança-t-il, avant de claquer la porte
derrière lui.
5.
Max Anderson avait vu juste, évidemment. Vanessa éprouva un réel plaisir
à la lecture de sa pièce, une comédie légère dans laquelle il avait glissé
quelques idées sérieuses. Plus étonnant encore, elle s'aperçut au fil des
jours qu'elle appréciait de travailler pour le critique.
Ce n'était pourtant pas un homme facile à contenter. Il était exigeant,
pointilleux et, à la moindre erreur, il obligeait sa secrétaire à retaper les
pages mal faites. Mais la jeune femme se piqua au jeu, et réalisa de grands
progrès.
Je ne sais même pas s'il s'en est rendu compte, déclara-t-elle un soir à Jill.
Je compte pour lui à peu près autant qu'une machine...
— Qu'est-ce que cela peut bien te faire, puisque tu le détestes? observa
sa sœur. Quand tu m'as appris que tu entrais { son service, j'étais
persuadée qu'il ne s'écoulerait pas une semaine avant que tu lui claques la
porte au nez!
— Mes sentiments n'ont pas changé, sinon que, par une sorte de justice
divine, l'homme par la faute duquel j'ai perdu mon emploi est aujourd'hui
mon employeur.
— Mais lorsque tu as accepté cette place, n'avais-tu pas
d'arrière-pensées?
La jeune actrice éclata d'un rire sincère.
— Tu m'imagines en train de lui déclamer Shakespeare, derrière ma
machine à écrire pour le convaincre de mon talent !
— Ne sois pas stupide, il y a bien d'autres façons de parvenir à ce
résultat !
— Le séduire, par exemple, ironisa Vanessa. On voit que tu ne le
connais pas!
— D'après ce qu'on dit, il apprécie les femmes.
— Et c'est réciproque! Mais elles n'obtiennent rien de lui. Quand il en
est las, il les délaisse et, crois-moi, Max Anderson se lasse très vite !
— Est-ce qu'elles en souffrent? demanda Jill.
Sa sœur se souvint de certains messages douloureux qu'elle avait dû
transmettre au critique. Il n'avait pas paru s'en soucier outre mesure. Elle
haussa les épaules.
— Quelquefois. En tout cas, si cet homme a la moindre sensibilité, il la
cache joliment bien.
Jill prit un air inquiet.
— Tout cela ne t'affecte pas, n'est-ce pas, Van?
La jeune femme retint un soupir. Qu'est-ce que cela changeait puisque
Max Anderson la considérait comme une simple collaboratrice?
— Non. Simplement, je suis pleine de compassion pour toutes celles
qui n'ont pas la sagesse de s'écarter de son chemin...

Le jour suivant, Max resta chez lui. Étendu sur le sofa, il griffonnait des
notes. Ordinairement, il laissait Vanessa seule, se contentant de lui
donner des directives par téléphone ou par écrit. Troublée par sa
présence, la jeune femme dut s'y reprendre à plusieurs fois pour taper une
page. Rageusement, elle jetait dans la corbeille les feuilles de papier. Son
patron finit par s'en apercevoir.
— J'espère que nous avons des provisions, fit-il remarquer. Sinon, au
rythme où vous allez, nous ne tiendrons pas longtemps.
— Il ne vous restera plus qu'à retenir cette dépense sur mon salaire!
s'exclama-t-elle, excédée.
— Quelque chose ne va pas?
— Quand je travaille, je ne supporte pas que l'on soit derrière mon dos.
— J'aurais cru que, dans votre métier, vous étiez habituée à ce genre de
proximité, observa-t-il doucement. Cet appartement est certes un peu
étroit, je l'admets. Sauf pour des amoureux, évidemment...
— Ce qui n'est pas notre cas!
— En effet.
— Lorsque vous vous marierez, il faudra en trouver un plus grand.
A peine eut-elle prononcé ces paroles que Vanessa se mordit les lèvres.
Quel besoin avait-elle eu de faire un commentaire aussi stupide!
— Si je me marie un jour ! lâcha le critique. Ce qui ne fait certainement
pas partie de mes projets pour l'instant, quoi qu'en disent les journaux à
scandales. Le salut est dans la diversité!
— Et cela ne vous fatigue pas?
— Non, pourquoi?
Elle haussa les épaules.
— Vous êtes sans cesse assiégé par des sottes qui ne songent qu'à vous
prendre au piège. Statistiquement, l'une d'elles devrait bien y réussir un
jour.
— J'en doute, objecta Max Anderson. Je les ai en horreur!
— J'avoue ne pas l'avoir remarqué. Toutes ces femmes qui sont
pendues à votre téléphone ne semblent pas briller par leur sagacité.
— Tandis que vous, en fine psychologue que vous êtes, vous connaissez
mes intentions secrètes? railla-t-il.
— Elles sont assez claires! A chaque fois que vous vous promenez en
ville avec une nouvelle conquête, on peut aisément en déduire que vous
avez rompu avec la précédente. Mais elles refusent toujours de l'admettre.
— Est-ce ma faute? demanda doucement le critique.
— Non, c'est la leur. Ce sont des écervelées ! jeta Vanessa avec mépris.
— Alors pourquoi dépenser votre sympathie pour elles? Elles ont ce
qu'elles méritent.
— Parce que vous profitez de leur crédulité et que j'ai pitié d'elles.
Son patron haussa les épaules avec indifférence.
— Elles sont majeures et vaccinées. Tant pis pour elles si elles y
perdent des plumes!
— Evidemment, ça ne vous est jamais arrivé, à vous!
Le visage de son interlocuteur se ferma. La jeune femmese demanda si elle
avait touché un point sensible. Mais déjà, il s'était repris.
— Les peines d'amour sont des pertes de temps, se borna-t-il à
constater froidement. J'ai appris cela il y a bien longtemps.
— Et vous pensez que les aventures sans lendemain suffisent au
bonheur?
Le critique partit d'un rire sans joie.
— Je n'ai jamais rien prétendu de tel ! Mais lors de votre petite
entrevue avec Sam Galveston, vous étiez moins idéaliste.
— Ce n'est pas votre affaire!
— En effet. Et je vous rappelle que vous n'avez pas non plus à vous
mêler des miennes. A l'avenir, vous feriez mieux de garder vos réflexions
pour vous.
— Ne vous inquiétez pas, je connais ma place.
— C'est ce dont je doute.
Résistant à l'envie de lui répondre, elle s'efforça de l'ignorer et s'absorba
dans son travail.
— Vous voulez du café?
Elle sursauta.
— Quoi? Oh, avec plaisir!
Max disparut dans la cuisine et revint aussitôt avec deux tasses.
— Je vous ai mis deux sucres. Si je me souviens bien, c'est ainsi que
vous l'aimez...
Vanessa évoqua l'unique occasion qu'ils avaient eue de boire le café
ensemble. Elle s'agita gauchement sur sa chaise.
— Je n'en prends pas d'ordinaire, mais cela ira, merci.
Il l'enveloppa d'un regard appréciateur.
— Vous faites la diète? C'est tout à fait inutile. Vous avez une
silhouette que nombre de femmes vous envieraient.
Il sourit, comme s'il était bien placé pour le savoir. La jeune femme sentit
la colère monter en elle.
— Faut-il absolument que vous me le rappeliez à chaque instant?
— De quoi parlez-vous donc? demanda-t-il d'un air candide.
— Vous le savez parfaitement!
— Ah oui ! Mais comment oublier que je vous ai vue dans le plus
simple appareil... Hélas, c'est impossible!
Visiblement, son patron éprouvait un malin plaisir à la provoquer.
Vanessa s'exhorta au calme.
— Je préfère changer de sujet, si vous le permettez.
— Dommage! Je serais curieux de savoir combien d'hommes il y a eu
dans votre vie. A moins qu'il soit impossible d'en faire le compte?
C'en était trop! Incapable de se contenir plus longtemps, Vanessa lui lança
le contenu de sa tasse au visage. Il s'écarta, mais le liquide chaud se
répandit sur son pull. Horrifiée par son propre geste, elle retint un cri.
— Petite peste! rugit Max.
Prise de panique, elle voulut s'échapper.
— Oh non, ce serait trop facile!
Des bras puissants l'enlacèrent avant qu'elle n'ait pu atteindre la porte.
Max la contraignit à faire volte-face, et elle dut affronter son regard empli
d'une colère glacée.
— J'ai l'impression que vous avez un peu trop dépassé les bornes,
murmura-t-il.
Tel un animal pris au piège, elle le vit se pencher sur elle. Quand elle
sentit sa bouche forcer la sienne avec violence, elle songea que si elle
restait passive, il finirait par la libérer; mais un plaisir inattendu, sauvage,
la submergea tout entière. Malgré elle, son corps se pressa contre celui de
Max; elle ne protesta pas lorsque ses doigts fermes se glissèrent sous son
chemisier pour effleurer ses seins. Au contraire, elle fut bientôt la proie
d'une vague de désir qui la submergea totalement...
Alors, tout aussi soudainement qu'il s'était emparé d'elle, il la lâcha.
Vanessa vacilla sous le choc, l'esprit en déroute. De son côté, Max
recouvrait son calme avec difficulté. Un muscle au coin de sa bouche
saillait, et sa respiration était saccadée.
— C'est tout ce que vous attendiez, réussit-il à articuler, aussi n'espérez
pas de moi des excuses.
La jeune femme le regarda avec rage.
— Je vous déteste !
— Vraiment? Ce n'est guère l'impression que j'ai eue. Seulement vous
n'êtes pas assez honnête pour l'admettre !
Brûlant de honte, Vanessa baissa la tête. Il avait raison, bien sûr. Elle
s'était offerte à lui, sans aucune retenue.
— Les femmes comme vous sont absolument dénuées d'attrait, à mes
yeux, laissa-t-il tomber avec mépris.
— En tout cas, vous avez une curieuse façon de le montrer.
— J'ai simplement voulu vous donner une leçon. Depuis que je vous
connais, vous n'avez cessé de tenter le sort.
— Ce n'est pas vrai ! s'insurgea-t-elle farouchement.
Mais au fond d'elle-même, elle savait qu'elle avait délibérément joué avec
le feu.
Le critique haussa les épaules.
— Niez tant que vous voudrez. Vous savez maintenant ce qui vous
attend, si vous persistez dans cette attitude.
— Je m'en souviendrai, murmura-t-elle comme pour elle-même.
— Il baissa les yeux sur ses vêtements maculés, les sourcils froncés,
puis se dirigea vers la porte. Vanessa l'entendit entrer dans sa chambre,
sans doute dans l'intention de se changer.
Une fois seule, elle se laissa tomber sur le sofa, vidée de toute son énergie.
Elle resta ainsi plusieurs minutes, les yeux fermés, avant de retourner à
son bureau. Apparemment, quelle que fût l'opinion de son employeur à
son sujet, il appréciait toujours son travail, puisqu'il ne l'avait pas
renvoyée !
Elle s'assit, les sens en alerte. Que ferait-elle s'il reparaissait dans la salle
de séjour? Heureusement, cette épreuve ne lui fut pas imposée. Elle ne
tarda pas à entendre la porte de l'appartement claquer.
A cet instant, la jeune femme se sentit gagnée par une immense lassitude.
Comment aurait-elle le courage de reprendre son travail? Saisie d'une
impulsion subite, elle gagna le bar pour se servir un verre de cognac.
Après la réception, elle s'était juré de ne jamais plus avaler une goutte
d'alcool, mais en l'occurrence il s'agissait plutôt d'un remontant. Elle but
une première gorgée, puis une seconde. Une chaleur réconfortante
l'envahit. Toute ragaillardie, elle décida de se remettre à la tâche.
De retour devant sa machine à écrire, Vanessa dut rapidement déchanter.
Le visage de Max ne cessait de s'interposer entre elle et sa copie, et elle
multipliait les erreurs. Par chance, il n'était pas là pour constater les
dégâts !
A deux reprises, elle fut dérangée par le téléphone. Elle ne pouvait
s'empêcher d'espérer et de craindre à la fois que ce soit un appel du
critique. Enfin, ce fut l'heure du déjeuner. Vanessa se rendit sans
enthousiasme dans la cuisine afin de préparer son repas.
— La porte d'entrée claqua quelques secondes plus tard. Ainsi Max
était déjà revenu ! Mais ce pas léger et rapide n'était pas celui de son
employeur...
— Max! Où te caches-tu?
Si le visiteur fut étonné de se trouver nez à nez avec une étrange créature
qui brandissait un couteau de cuisine, il le cacha admirablement bien.
Aussi grand que Max, il était âgé comme lui d'une trentaine d'années.
Mais la ressemblance s'arrêtait là. L'inconnu était plutôt frêle, et une
tignasse de cheveux blonds lui tombait sur les yeux. En tout cas, il n'avait
rien d'un cambrioleur. Vanessa se détendit devant son regard pétillant de
malice.
— Cette arme était-elle destinée à Max ou bien avez-vous cru qu'un
indésirable s'était introduit dans l'appartement ?
Vanessa éclata de rire et baissa le bras.
— Vous m'avez surprise. J'ai attrapé le premier objet qui m'est tombé
sous la main.
— Je m'appelle Daniel Jensen. Malheureusement pour lui, je suis un
ami de Max.
Il lui tendit la main. Rassurée, Vanessa la lui serra chaleureusement.
— A votre accent, je parierais que vous êtes américain, hasarda-t-elle.
— Canadien. Attention, nous sommes très susceptibles, à ce sujet. En
fait, je suis presque anglais d'adoption. Je viens très souvent ici. Max me
prête son appartement chaque fois qu'il ne s'y trouve pas lui-même. Je suis
las des chambres d'hôtel.
— C'est pour cette raison que vous avez la clé, termina Vanessa,
soulagée de voir ce mystère résolu.
La jeune femme songea alors à se présenter :
— Je m'appelle Vanessa Herbert.
— Et Max est votre...
— Je suis sa secrétaire, coupa-t-elle hâtivement.
— Je vois... Vous devez certainement le maudire de ne pas vous avoir
prévenue de mon arrivée?
— En effet, il aurait pu m'en parler.
— Je suis le seul coupable. Il n'était pas au courant de ma visite. J'avais
quelques heures à tuer entre deux avions, et j'ai horreur des aéroports. Je
suis donc venu à tout hasard. Désolé de vous avoir fait peur.
Vanessa lui sourit, désarmée.
— Ce n'est rien. Malheureusement, je n'ai aucune idée de l'endroit où
est allé Max. Il peut être aux studios de la télévision, ou bien à son bureau
de Fleet Street. Voulez- vous que je téléphone?
— Ne vous tracassez pas, je le verrai une autre fois. En fait, j'ai une bien
meilleure idée. Que diriez-vous de m'accompagner au restaurant, à la
place de Max? Vous réjouiriez le voyageur fatigué que je suis.
— Je ne sais que répondre.
— Acceptez, et rendez-moi heureux ! supplia-t-il comiquement.
La suggestion de Daniel Jensen tentait fortement Vanessa. D'après le peu
qu'elle connaissait de lui, il était simple et amical. Une heure passée en sa
compagnie la distrairait de ses pensées moroses. Mais quelle serait la
réaction de Mark, s'il revenait avant elle? Elle frémit à cette seule pensée.
Le Canadien paraissait amusé.
— A vous voir, la décision semble lourde de conséquences. Je ne mords
pas, vous savez...
La jeune femme se mit à rire.
— Ce n'est pas à cause de vous que j'hésite.
Il fit mine de pousser un gros soupir de soulagement.
— Vous me rassurez, je commençais à me poser des questions!
— Faisons un compromis, proposa-t-elle. Vous allez prendre une
douche, pendant que je préparerai le déjeuner. Comme cela, si Max
revient, vous ne le raterez pas.
Daniel Jensen haussa les épaules.
— Cela me convient tout à fait, seulement je ne voudrais pas vous
donner du travail.
— Attendez d'avoir goûté ma cuisine. Peut-être vais-je vous offrir des
tartines de beurre, plaisanta Vanessa.
— Avec vous, tout me paraîtrait délicieux!
— Est-ce que par hasard vous me feriez la cour, monsieur Jensen? se
moqua-t-elle dans un sourire.
— J'essaye simplement, admit-il. Mais appelez-moi Daniel, je vous en
prie. Je serai de retour dans dix minutes, ajouta-t-il en se dirigeant vers la
porte.
Lorsqu'il reparut, la jeune femme n'avait pas perdu de temps. Elle avait
mis à griller deux steaks, une délicieuse salade assaisonnée à l'huile et au
citron attendait sur la table, et le fromage était disposé sur un plateau.
— Mmm, ça sent bon, murmura Daniel en lui glissant un bras autour
de la taille.
Elle s'échappa prestement.
— On ne distrait pas la cuisinière ! Votre viande ne sera plus qu'un
morceau de charbon, si je n'y prends pas garde. Voulez-vous du vin ? En
ce cas, jetez donc un coup d'œil sur la cave de Max, vous verrez si quelque
chose vous convient.
— Ce qui me convient est devant le fourneau, affirma son compagnon.
Mais je vois bien que je ne gagnerai rien à insister.
Il lui sourit avec bonne humeur, avant d'examiner la provision de vin et
porta son choix sur une bouteille de bordeaux.
— Je pense que celle-ci fera l'affaire.
— J'ai mis le couvert dans la cuisine, s'excusa Vanessa. Nous en aurions
eu jusqu'à demain, s'il avait fallu débarrasser la table de Max.
— C'est parfait ainsi, assura Daniel en s'installant à la place qu'elle lui
désignait. Et maintenant, parlez-moi de vous.
— Qu'aimeriez-vous savoir?
— Tout!
— Vous êtes plutôt exigeant, s'exclama-t-elle avec gaieté. Eh bien, je
suis célibataire, Agée de vingt-deux ans. En réalité, je suis actrice, mais je
fais du secrétariat...
— Entre deux rôles? suggéra-t-il avec tact.
Vanessa ne put retenir un léger rire.
— Exactement. En fait, j'ai subi un terrible échec. J'espère jouer de
nouveau un jour, seulement en attendant je travaille ici pour gagner ma
vie.
— Cela vous plaît?
— C'est un emploi comme un autre.
— Ce qui veut dire que non, conclut-il, l'air amusé.
La jeune femme ne chercha pas à nier l'évidence.
— C'est affreux, n'est-ce pas? La plupart des femmes, à Londres,
donneraient n'importe quoi pour être à ma place. Pensez-vous que je sois
une enfant gâtée?
Le Canadien lui lança un regard admiratif.
— Vous êtes belle comme un ange. Je ne vois pas ce qu'un homme
pourrait désirer de plus!
— Sauf s'il se nomme Max Anderson, ironisa Vanessa. Mais changeons
de sujet... Que faites-vous dans la vie?
Elle eut l'impression qu'il hésitait légèrement.
— Je suis dans les affaires, répondit-il évasivement.
— Haut placé?
— J'ai tout l'avenir devant moi ! assura Daniel avec gravité.
Vanessa éclata de rire. Avec son air juvénile et ses cheveux ébouriffés, il ne
ressemblait certes pas à un capitaine d'industrie. Il s'empara de la
bouteille de vin.
— Vous ne buvez pas! Tendez-moi donc votre verre, que je le
remplisse.
A contrecœur, Vanessa obéit.
— Le vin rouge m'endort toujours un peu, expliquât-elle. Je me
demande comment je vais pouvoir travailler cet après-midi...
— Je vous donne congé pour le reste de la journée!
— Merci, mais vous n'êtes pas mon patron.
— Hélas! Chez moi, les secrétaires ne sont pas aussi jolies ! Dites-moi,
il y en a beaucoup comme vous à l'agence?
— Ils ont changé le moule, après mon arrivée, plaisanta- t-elle.
— Ah, je m'en doutais!
Le repas s'acheva ainsi, ponctué par leurs plaisanteries. Vanessa trouvait le
jeune homme sympathique et se sentait parfaitement à l'aise en sa
compagnie. Il insista pour l'aider à laver la vaisselle.
— Quand devez-vous reprendre l'avion? s'enquit la jeune femme, en lui
tendant le dernier plat.
— Etes-vous si pressée de me voir partir?
— Bien au contraire! s'écria-t-elle spontanément. Je ne m'étais pas
autant amusée depuis des semaines!
— Et moi de même, appuya-t-il en déposant un baiser léger sur la joue
de sa compagne. Me permettrez-vous de vous offrir à dîner, un de ces
soirs, pour vous remercier?
Il la prit gentiment par les épaules et l'obligea à le regarder. Vanessa ne
savait que répondre. Elle avait envie d'accepter, mais que dirait Max, si sa
secrétaire sortait avec l'un de ses amis?
Au moment où elle s'apprêtait à acquiescer, une voix glaciale retentit dans
son dos :
— Je suis ravi de constater que vous vous amusez, Vanessa !
6.
Max se tenait sur le seuil de la cuisine et la contemplait d'un air glacial.
Vanessa s'écarta de Daniel, comme si elle avait été brûlée au fer rouge. Ce
dernier ne semblait pas gêné le moins du monde.
— Bonjour, Max ! lança-t-il. J'espère que tout va comme tu veux?
La jeune femme retint sa respiration. Quelques secondes s'écoulèrent,
puis Max haussa légèrement les épaules.
— Ça va bien. Je vois que tu ne perds pas ton temps. Et, bien entendu,
c'est sur ma secrétaire que tu as jeté ton dévolu.
— Je n'ai jamais su résister à un joli visage.
— Et elle ne s'en plaignait pas, n'est-ce pas, Vanessa?
Le regard froid se posa sur la coupable qui garda le silence.
Daniel comprit alors que quelque chose n'allait pas. Il s'efforça de
détendre l'atmosphère :
— Allons, Max, je suis arrivé à l'improviste, et j'ai fait une peur bleue à
Vanessa. Je lui ai demandé de me préparer un déjeuner. Tu voulais qu'elle
refuse?
— Non, bien sûr, admit son ami. Je me demande simplement jusqu'où
allait sa complaisance...
Le coup d'œil méprisant qu'il jeta { la jeune femme disait clairement ce
qu'il en pensait. Puis il parut chasser le sujet de son esprit.
— Si nous allions dans la salle de séjour? Je veux que tu me racontes où
tu en es.
Il entraîna Daniel vers la porte, nonsansavoir lancé par-dessus son épaule :
— Nous prendrons le café, dès que vous l'aurez préparé.
Vanessa présuma que cet ordre s'adressait à elle.
— Avez-vous déjeuné? Je peux vous faire des sandwichs.
— Epargnez-moi votre sollicitude! rétorqua Max d'un ton cassant. Et
ne croyez pas que j'en aie fini avec vous.
Le critique referma sans douceur la porte derrière lui pour rejoindre son
ami. Sans s'attarder sur le sens de ces paroles, Vanessa se hâta de faire ce
qu'on lui avait demandé. Après avoir disposé des tasses et du sucre sur un
plateau, elle gagna la salle de séjour.
A l'évidence, la jeune femme interrompait une conversation sérieuse.
Daniel s'arrêta net au beau milieu d'une phrase et lui adressa un clin d'œil
complice. Elle se demandait si elle devait servir, mais Max lui fit signe de
disparaître. Dès qu'elle eut refermé la porte, elle les entendit reprendre
leur discussion.
De retour dans la cuisine, Vanessa s'empressa d'y remettre de l'ordre.
Quand tout fut en place, il ne lui resta plus qu'à s'asseoir et à attendre.
Visiblement, Max n'avait pas voulu faire une scène devant son ami, mais
c'était reculer pour mieux sauter! Elle frissonna à l'idée de ce qui allait se
passer.
Soudain, la porte de la salle de séjour s'ouvrit. Souriant, Daniel apparut
sur le seuil.
— Je m'en vais. Encore merci pour le déjeuner.
— Je suis contente qu'il vous ait plu. Voulez-vous que j'appelle un taxi?
— Inutile, Max m'accompagne. A bientôt, Vanessa.
Deux minutes plus tard, il était parti avec Max. Cedernier n'avait pas
daigné lui adresser la parole avant de s'en aller.
La jeune femme se dirigea vers son bureau. Peut-être que, si elle lui
fournissait une copie parfaite, Max oublieraitl'incident? Quelques minutes
suffirent à lui démontrer la vanité de cet espoir : ses doigts ne lui
obéissaient plus!
Quand cinq heures sonnèrent, le critique n'était toujours pas rentré. En
temps ordinaire, la jeune femme n'aurait pas traîné mais, aujourd'hui, elle
hésitait. D'un autre côté, elle n'allait pas rester là comme une écolière que
l'on a punie!
Elle quitta l'appartement et appela l'ascenseur, tremblant à l'idée de le
rencontrer. Nul doute que, s'il la croisait, il ne lui épargnerait passa
mauvaise humeur. Mais, pour une fois, la chance sourit à Vanessa ; elle
parvint chez elle saine et sauve.
Jill était déjà dans la cuisine.
— Tu as passé une bonne journée?
— Désastreuse, tu veux dire l
Tout en dînant, elle raconta { sa sœur ce qui s'était passé.
— Je ne pouvais tout de même pas refuser de lui offrir un déjeuner!
conclut-elle avec indignation.
Jill sourit malicieusement.
— Le baiser était-il compris dans le service?
— C'est lui qui m'a embrassée, et sur la joue encore ! De toute façon,
quand Max est arrivé, nous bavardions! N'importe quel imbécile l'aurait
compris.
— Je ne crois pas qu'on puisse qualifier ainsi Max Anderson.
— Il est tout simplement aveugle et sourd, quand il s'agit de moi ! Je
me demande pourquoi il ne m'a pas renvoyée aussitôt. Mais sans doute
a-t-il voulu éviter une scène devant Daniel Jensen !
— Qui ça?
— Daniel Jensen. Pourquoi?
Jill la contempla avec des yeux ronds.
— Tu as invité Daniel Jensen dans la cuisine!
— Evidemment! Et alors?
— Ça a dû être une nouveauté pour lui !
— Cesse de t'exprimer par énigmes, Jill, s'exclama sa sœur avec
impatience. Tu connais cet homme?
— Les petites secrétaires comme moi ne fréquentent pas les Daniel
Jensen !
Vanessa fronça les sourcils.
— Maintenant que tu insistes tant, il me semble que ce nom m'est
vaguement familier. Il est connu?
— C'est un grand financier, expliqua Jill. Il a hérité dès l'enfance de
plusieurs millions. Quand il a été en âge de gérer lui-même sa fortune, il a
écrasé ses concurrents, et doublé son capital en trois ans. Son empire
s'étend sur le monde entier.
— Tu n'as rien d'autre à m'apprendre? murmura Vanessa, atterrée.
— On dit aussi que c'est un véritable play-boy.
— Ça, j'aurais pu m'en apercevoir toute seule, ironisa la jeune femme.
Il m'a invitée à dîner.
A cette nouvelle, les yeux de Jill brillèrent d'excitation.
— Tu as accepté?
— Je n'en ai pas eu le temps. Je comprends maintenant pourquoi il
paraissait étonné que j'hésite à sortir avec lui.
— En effet, il doit être habitué à ce que les gens se précipitent sur lui,
au contraire.
— Je n'imagine pas Max se précipitant sur qui que ce soit, remarqua
Vanessa, songeuse. Je me demande ce qui les unit. Pourtant, ils ont l'air
d'être de vieux amis.
— Je crois que le théâtre est un de leurs intérêts communs. Daniel
Jensen produit des spectacles à Broadway qui sont toujours des succès !
— Quelle gaffeuse je fais! On pourrait écrire une encyclopédie, rien
qu'avec mes bourdes!
— Je ne vois pas comment tu pourrais aggraver ton cas !
Sa sœur la considéra d'un air sombre.
— Tu oublies que je vais devoir affronter l'ogre, demain.
— Allons, il ne va pas te manger toute crue.
— Je n'en suis pas si sûre, murmura Vanessa.

Le lendemain matin, elle sut que l'orage allait éclater dès qu'elle eut
pénétré dans l'appartement. Max Anderson l'attendait, visiblement d'une
humeur massacrante.
— Il est 9 heures trois minutes, observa-t-il après avoir consulté sa
montre. Vous est-il vraiment impossible d'arriver à l'heure?
— C'est l'autobus..., commença Vanessa. Cela ne se reproduira plus,
ajouta-t-elle, résignée.
— J'en suis certain... Et que pouvez-vous me dire à propos de vos
petites fredaines d'hier?
— Mes quoi?
— Ne faites pas l'innocente! Dois-jc vous surveiller à chaque instant,
pour être certain que vous n'exercez pas vos charmes sur le premier qui
passera à votre portée?
— Est-ce une question de moralité, ou bien êtes-vous contrarié parce
que j'ai reçu un homme pendant mes heures de bureau? demanda
Vanessa d'une voix exagérément suave.
— Je vous paie, j'ai donc le droit d'utiliser votre temps à mon gré. A
l'avenir, vous êtes priée de vous tenir à l'écart de mes amis.
— Vous ne pensez pas que Daniel est assez grand pour choisir
lui-même ses fréquentations?
— En effet, concéda Max. Je suis surpris qu'il n'ait pas vu à quel genre
de femme il avait affaire. Et dire que vous lui avez offert à déjeuner,
comme une bonne petite maîtresse de maison !
— Sans doute auriez-vous préféré que je le mette à la porte?
— C'était évidemment la seule chose à faire. Mais, ayantpressenti le
bon filon, vous n'avez pas voulu rater cette chance.
Le critique éclata d'un rire sardonique.
— C'est vraiment bien dommage que je sois arrivé si mal à propos,
reprit-il avec mépris. Que se serait-il passé, si j'étais rentré une
demi-heure plus tard? Je vous aurais retrouvés tous les deux en train de
filer le parfait amour, je suppose?
Indignée, la jeune femme le défia du regard.
— Comment osez-vous me parler ainsi?
— En général, j'adapte ma conversation à mon interlocutrice. Tirez
vous-même les conclusions...
La main de Vanessa fendit l'air, mais Max fut plus rapide qu'elle.
— Je vous avais pourtant prévenue de ce que vous risquiez à jouer à ce
genre de jeu avec moi ! Seulement vous êtes têtue, n'est-ce pas?
Il lui tordit le bras en la serrant contre lui.
— Lâchez-moi! cria-t-elle.
— Ne vous inquiétez pas, ce que vous avez à offrir ne m'intéresse pas.
— Qui vous a dit que je vous offrais quoi que ce soit?
— En effet, je suis moins riche que Daniel.
Piquée au vif, Vanessa voulut se défendre :
— Je vous jure que je ne connaissais pas son identité.
Max ignora sa protestation.
— Regardez-moi, Vanessa, lui intima-t-il.
Elle rejeta la tête en arrière. Malgré la douleur qu'il lui infligeait, elle se
sentait irrésistiblement attirée par cet homme. Il ne fallait pas qu'il s'en
aperçoive! Elle obéit, pourtant, et leva vers lui des yeux hostiles.
— Vous me faites mal.
— Promettez-moi une chose, si vous voulez que je vous libère.
— Dites toujours.
— Je me moque de la façon dont vous occupez vos loisirs, mais
j'entends que vous suiviez mes directives pendant vos heures de bureau.
C'est compris?
— C'est parfaitement clair.
Aussitôt, Max la lâcha.
— Nous avons assez perdu de temps pour aujourd'hui. Mettez-vous au
travail.

— Pendant les jours qui suivirent, ils observèrent des distances


respectables. Vanessa s'acharnait à la tâche. Plus vite elle aurait tapé sa
pièce, plus vite elle pourrait partir. Mais le tas de feuillets montait trop
lentement à son gré. Le responsable en était Max, qui ne cessait de lui
donner d'autres travaux à faire. Parfois, elle se demandait s'il désirait
vraiment qu'elle parte.
— Environ dix jours plus tard, le téléphone sonna juste au moment où
elle s'apprêtait à rentrer chez elle. La jeune femme faillit ne pas répondre,
puis se ravisa.
A l'autre bout du fil, retentit une voix vaguement familière :
— Bonjour, Vanessa. Je suis content de vous avoir.
— Daniel?
— Lui-même, de retour à Londres.
— Max n'est pas ici.
Un rire léger résonna à son oreille.
— Qui vous a dit que je voulais lui parler? Il me semble que vous me
devez un dîner?
Vanessa songea un instant à décliner poliment l'invitation. C'était sans
doute ce que Max aurait souhaité qu'elle fît. Mais la tentation fut la plus
forte. Au diable la prudence !
— Je serai très heureuse de sortir en votre compagnie.
— Alors que diriez-vous de ce soir? Vous êtes libre?
— J'avais rendez-vous avec Agatha Christie, mais ce n'est que partie
remise, plaisanta-t-elle.
— Quel honneur! Je ferai mon possible pour être à la hauteur.
Donnez-moi votre adresse, je passerai vous chercher. 8 heures, ça vous va?
Il raccrocha, visiblement satisfait. Vanessa rassembla en vitesse ses
affaires. Il lui restait tout juste assez de temps pour se rendre présentable.
— Pas d'œufs auplat pour moi ce soir, Jill. Je dîne au caviar et
auChampagne, avecmon millionnaire, annonça-t-elle dès qu'ellefut
arrivéechez elle.
— Tu sors avec Daniel?
— Combien de millionnaires crois-tu que je connaisse? Sois un ange,
aide-moi à choisir une tenue.
— A 8 heures moins cinq, la jeune femme se contemplait enfin dans le
miroir. Elle avait fait de son mieux. Sa jupe noire de coupe sévère offrait
un plaisant contraste avec le chemisier de soie blanche, dont le décolleté
plongeant était orné de petits volants. Un ruban de velours, autour de son
cou, soulignait gracieusement son profil tandis qu'un léger maquillage
mettait en valeur la perfection de sa peau et la profondeur de ses yeux
bleus.
Jill la regardait avec une affectueuse admiration.
— Un rien t'habille!
Vanessa lui sourit avec reconnaissance.
— Tu es indulgente, comme toujours. Remarque, cela tombe bien,
parce que mon salaire ne me permet pas de m'habiller chez Dior.
La sonnette de la porte d'entrée retentit à cet instant.
— Quelle exactitude! s'écria Jill. Laisse-moi ouvrir la porte, j'ai toujours
rêvé de parler à un millionnaire!
— Je t'en prie. Je souhaite seulement que tu ne sois pas déçue...
Mais il était clair, lorsque sa sœur introduisit Daniel dans la salle de
séjour, qu'elle était déjà sous le charme. Il était en costume du soir, ses
cheveux blonds disciplinés. Le regard qu'il lança à Vanessa indiquait assez
combien elle lui plaisait. Elle lui serra amicalement la main, avant de lui
proposer un verre de porto.
— Une demi-heure s'écoula, à bavarder gaiement. Enfin, le Canadien
annonça qu'il était temps de s'en aller :
— La table est retenue pour 9 heures. J'espère que vous êtes en état de
dîner, après une dure journée passée à travailler pour Max.
— Vous ne croyez pas si bien dire !
Quelques instants plus tard, le taxi les déposait devant un petit restaurant
français où Daniel était manifestement bien connu.
— Je n'étais pas très sûr de vos goûts, remarqua-t-il, aussi n'ai-je pas
voulu prendre de risques. Vous avez faim?
— Une faim de loup!
Quand ils eurent fait leur choix, Vanessa laissa tomber :
— Je suis désolée de ne pas vous avoir reconnu, la première fois. Vous
avez dû être désagréablement surpris...
— Au contraire, j'étais charmé. Ce n'est pas tous les jours qu'on me
prend pour un cambrioleur!
— Si j'avais su qui vous étiez, j'aurais fait davantage d'efforts pour...
— Pour faire des cérémonies? J'ai horreur de cela. Vous n'imaginez pas
à quel point votre accueil était rafraîchissant. A la longue, être courtisé
pour son compte en banque est un peu lassant.
— Pauvre jeune homme riche! ironisa Vanessa.
Son compagnon se mit à rire.
— Je vois que je ne réussirai pas à susciter votre pitié !
Au moment du dessert, on approcha d'eux une tableroulante couverte de
pâtisseries. Gourmande, la jeune femme avait envie de tout. La voyant
incapable de se décider, Daniel intervint :
— Mademoiselle prendra un assortiment. Vous me faites penser à un
enfant dans un magasin de sucreries, Vanessa. On ne vous a jamais dit
que vous étiez encore un bébé?
Elle feignit d'être offensée.
— Vous êtes peut-être habitué à ce luxe, mais sachez que les actrices
comme moi ne vivent pas une existence facile.
— Parlez-m ‘en, justement.
— Ce n'est pas très intéressant.
— Tout ce qui vous concerne me passionne.
De bonne grâce, Vanessa lui résuma sa carrière, émaillant son récit
d'anecdotes savoureuses. Elle s'abstint de mentionner les périodes
pénibles, certaine qu'il était assez fin pour deviner ce qu'elle taisait.
— Regrettez-vous d'avoir choisi ce métier? demanda-t-il enfin.
— Non ! s'écria-t-elle avec fougue.
— Vous n'avez pas envie de vous marier, de fonder une famille?
— Si, mais cela ne rentre pas dans mes projets pour l'instant.
Une petite flamme dansa dans les yeux clairs de son compagnon.
— Donc, j'ai encore toutes mes chances?
— Si vous vous montrez très diplomate, sans doute, se moqua Vanessa.
— Et vous n'avez pas de rôle en vue, actuellement?
— Non. Mon imprésario prétend que c'est la période creuse; c'est
l'excuse habituelle, en fait...
— Je pourrais vous aider, si vous me le permettiez, offrit Daniel.
Une ombre passa sur le visage de la jeune femme.
— Non! Je vous remercie. Je me débrouillerai toute seule.
Sa véhémence parut le surprendre.
— Que se passe-t-il? Oh! je comprends! Vous craignez que je n'attende
quelque chose en retour?
Il en parut si confus que Vanessa se détendit.
— Non, je n'ai jamais rien cru de pareil à votre propos.
— Alors, où est le problème? J'aimerais vous rendre service.
— Ce n'est pas si simple...
— Peut-être Max a-t-il proposé de vous parrainer? Il a beaucoup
d'influence dans le monde du spectacle.
— Il ne l'a pas fait, trancha-t-elle. Et je ne le lui ai pas demandé. Pour
rien au monde je ne m'adresserais à Max Anderson !
Daniel fit signe à la serveuse de lui apporter l'addition, puis il se retourna
vers la jeune femme.
— Je serais curieux de savoir pourquoi vous lui en voulez.
— C'est une longue histoire, et je ne vous assommerai pas avec les
détails. En deux mots, votre ami est persuadé que je suis prête à me
vendre au plus offrant.
Daniel secoua la tête en signe d'incompréhension.
— Je ne vois vraiment pas comment il a pu se faire une telle idée de
vous.
— Ainsi vous n'êtes pas d'accord avec lui?
— Pensez-vous que je serais ici, avec vous, si je l'étais? Je connais ce
genre de femmes. Vous ne leur ressemblez pas et, si Max avait le moindre
bon sens, il s'en apercevrait.
Vanessa le gratifia d'un sourire reconnaissant.
— Merci, dit-elle simplement.
Il avança la main sur la table, en recouvrit la sienne.
— Si vous me le permettiez, je pourrais égrener toutes les qualités que
j'ai remarquées en vous, mais vous ne me croiriez probablement pas.
— Non, en effet.
— Vous êtes difficile à conquérir. Je devine que si je veux obtenir quoi
que ce soit, je devrai mettre au point une stratégie efficace...
Elle se mit à rire.
— Vous êtes gentil, Daniel. Est-ce qu'on vous l'a déjà dit?
— Fréquemment, affirma le Canadien. Je ne suis pas fatigué de
l'entendre, cependant!
— Vous n'êtes qu'un beau parleur...
— Réformez-moi ! se hâta-t-il de suggérer.
— Il faudrait une vie entière pour venir à bout de cette lâche !
Daniel prit un air déconfit.
— C'est ce qu'elles objectent toutes! se lamenta-t-il.
Ils passèrent encore une heure à plaisanter comme devieux amis. Enfin,
Vanessa se rappela qu'elle devait travailler le lendemain.
— Cela a été une bonne soirée, mais je dois retrouver ma machine à
écrire, demain, et vous avez un avion à prendre dans la matinée.
— Votre sollicitude me touche, railla Daniel. Craignez- vous par hasard
que Max vous reproche de vous endormir sur votre bureau?
— Précisément!
Il aida la jeune femme à se lever, puis, un bras protecteur glissé autour de
ses épaules, il l'entraîna vers la sortie.
— Il y a un endroit où j'aimerais vous emmener, la prochaine fois.
Vanessa tourna vers lui un regard espiègle.
— Il y aura donc une prochaine fois?
Tout en parlant, elle heurta une chaise que son occupant avait légèrement
écartée de la table.
— Excusez-moi, dit-elle, confuse.
L'homme leva les yeux vers elle.
— Ce n'est rien, Vanessa.
Celle-ci eut l'impression qu'une averse glacée s'abattait sur elle.
Heureusement, Daniel vint aussitôt à son secours :
— Max! Quelle surprise! Pourquoi n'es-tu pas venu nous rejoindre?
— Vous sembliez parfaitement vous entendre. Je n'ai pas voulu vous
déranger.
La compagne du critique tenta d'attirer son attention.
— Vous ne me présentez pas à vos amis?
C'était une belle jeune femme, à l'épaisse chevelure blonde. Sa robe de
soie épousait parfaitement ses formes gracieuses. Il y eut un échange de
sourires tandis que Max faisait brièvement les présentations. Ensuite,
Daniel désigna la porte.
— Nous partions.
— Je ne vous retiens pas, laissa tomber Max. Je suis certain que vous
avez mieux à faire.
— Peux-tu m'en blâmer ! répliqua le millionnaire. Je n'ai pas tous les
jours l'occasion de rencontrer quelqu'un comme Vanessa.
Un éclair sardoniquetraversa les yeux de son ami.
— J'en suis convaincu.
Ils se quittèrent bientôt, au grand soulagement de Vanessa. Une fois
dehors, Daniel héla un taxi.
— Ce n'est pas la peine de me raccompagner, murmura la jeune
femme.
— Vous préférez rentrer seule?
— Si cela ne vous ennuie pas.
— Entendu, si c'est ce que vous voulez ; mais, Vanessa...
Elle s'arrêta, la main sur la portière.
— Oui?
— Ne laissez pas ces trois dernières minutes vous gâcher le reste de la
soirée.
Elle serra sa main avec chaleur.
— Ne vous inquiétez pas, je n'en ai pas l'intention.
Puis elle s'engouffra dans la voiture, qui démarra aussitôt.
7.
Le lendemain, elle fut éveillée très tôt par la sonnerie du téléphone.
— Vanessa, c'est pour toi ! lança Jill à travers la porte. Je pense que c'est
Daniel.
Vanessa s'empressa de passer son peignoir, et courut dans la salle de
séjour.
— Est-ce que par hasard je vous aurais tirée des bras de Morphée?
demanda une voix rieuse à l'autre bout du fil.
— Que vouliez-vous que je fasse d'autre h 6 h 30 du matin? D'où
m'appelez-vous? Vous avez l'air en pleine forme !
— Je suis à l'aéroport. Mon avion décolle dans vingt minutes. Je voulais
simplement vous remercier de la bonne soirée que j'ai passée grâce à vous.
Mais peut-être auriez-vous préféré, que je m'en dispense, à cette heure?
Vanessa éclata de rire, vaincue par la bonne humeur du jeune homme.
— Ne vous tracassez pas, j'y survivrai. Moi aussi, j'ai beaucoup apprécié
votre compagnie.
— Je reviens la semaine prochaine. Que diriez-vous de recommencer?
— Pourquoi pas?
Ils bavardèrent encore quelques instants puis Daniel raccrocha. Vanessa
se rendit alors dans la cuisine, où Jill préparait le thé.
— A quand les fiançailles ? plaisanta cette dernière. Tu pourrais faire
pis que de me donner un millionnaire pour beau-frère. Et spécialement s'il
est aussi gentil que Daniel.
— Tes espoirs risquent d'être déçus. Daniel s'amuse, c'est tout. Je serais
stupide d'en attendre davantage.
Mais en arrivant chez Max, elle découvrit dans la salle de séjour une
magnifique gerbe de fleurs qui la fit douter de la justesse de son analyse.
— Votre admirateur a apparemment des remerciements à vous
adresser, commenta le critique.
Elle plongea son visage dans les roses, respirant avec délices leur parfum
capiteux.
— Mes préférées... Je me demande comment il s'en est douté.
Max ricana de façon déplaisante.
— Les roses rouges symbolisent l'amour sincère. A ce que je crois,
Daniel en envoie toujours à ses conquêtes.
La jeune femme refusa de se laisser attrister.
— C'est une attention délicate.
— Ne prenez pas cela trop au sérieux, si je peux me permettre de vous
donner un conseil.
— Est-ce que, par hasard, vous craindriez pour moi une atroce peine de
cœur? ironisa-t-elle.
— Encore faudrait-il que vous ayez un cœur { briser...
Son ton amer alerta Vanessa, qui le regarda plus attentivement. Vêtu d'un
pantalon de toile noire et d'un T-shirt, Max avait les traits tirés et semblait
un peu ivre. Il n'était pas rasé, ce qui lui donnait un air rebelle. En
frissonnant, Vanessa constata qu'il émanait de cet homme une sensualité
sauvage qui était loin de la laisser indifférente...
Elle se détourna rapidement.
— Je vais vous préparer du café, proposa-t-elle.
Elle s'enfuit dans la cuisine suivie de près par Max quine la quitta pas des
yeux pendant qu'elle s'affairait.
— Vous avez passé une bonne soirée, en compagnie de Daniel? finit-il
par demander.
— Très bonne, merci.
— Avez-vous l'intention de recommencer?
— Pourquoi pas? Cela vous étonne?
— Daniel fait partie de mes amis.
La jeune femme s'irrita de cette remarque.
— Heureusement, tous vos amis ne vous ressemblent pas!
— En effet. D'après vos critères, Daniel doit être tout à fait séduisant. Il
a de l'argent, ce qui compense ses défauts, s'il en a, et il sait le dépenser.
Mais vous vous en êtes certainement rendu compte par vous-même...
Vanessa refusa de se laisser entraîner sur ce terrain. Elle haussa les épaules
avec indifférence.
— C'est un homme généreux.
— Et vous en profitez largement!
Elle se raidit, mais se borna à lui remplir sa tasse de café.
— Tenez, vous êtes servi.
Max prit la tasse et but une gorgée tout en l'observant de ses prunelles
vertes piquetées de fauve.
— Je vous trouve bien accommodante, ce matin. Serait-ce Daniel qui
vous rend plus diplomate?
— Peut-être. En tout cas, je n'ai pas l'intention de discuter avec vous.
Vous n'êtes pas en état de le faire, aussi je vous laisse rassembler vos
forces.
Son compagnon déposa sa tasse sur la table.
— Je ne crois pas en avoir besoin. Venez plutôt ici.
Vanessa opéra une prudente retraite vers la porte.
— Certainement pas!
D'un bond, il se plaça entre elle et la sortie. Vanessa recula vers la fenêtre;
il la rattrapa sans effort. En une seconde, elle fut dans ses bras. Les joues
légèrement râpeuses frôlèrent sa peau, juste avant que la bouche de Max
ne se pose sur la sienne. Aussitôt, le plaisir l'envahit de façon fulgurante.
Elle fit appel à toute sa raison pour y résister. Elle savait qu'il voulait
simplement lui donner une démonstration de sa supériorité. Beaucoup
d'autres avant elle en avaient fait la douloureuse expérience...
Malgré elle, la jeune femme tressaillit lorsque les lèvres fermes tracèrent
un chemin brûlant jusqu'à son oreille, dont il commença à mordiller
doucement le lobe. Elle fit un ultime effort pour crier :
— Non !
Surpris, il la lâcha. Vanessa se retrouva face à lui, les joues empourprées,
la respiration haletante.
— Je n'ai pas du tout envie de vous!
Max eut un geste vers elle.
— Je ferai en sorte que vous changiez d'avis.
Folle de rage de s'être sentie si près de succomber,Vanessa continua sur sa
lancée :
— Il est clair que vous ne supportez pas l'idée que Daniel puisse réussir
là où vous avez échoué.
A peine eut-elle prononcé ces paroles qu'elle les regretta vivement.
Max pâlit, ses poings se crispèrent.
— Restons-en là, sinon nous le regretterions tous les deux.
Dix minutes plus tard, il claquait la porte de l'appartement. Vanessa
s'installa derrière sa machine à écrire et s'absorba dans son travail. Par un
effort surhumain, elle atteignit ce jour-là une netteté dans la frappe, une
perfection qu'elle avait toujours eu du mal à obtenir.

Le reste de la semaine se passa sans incident. Max se montrait avec


Vanessa d'une civilité glacée. Elle finissait presque par espérer de
nouveaux affrontements, qui mettaient au moins un peu de piment dans
sa vie ennuyeuse de secrétaire. Par ailleurs, elle avait beau harceler
Jonathan, ce dernier n'avait toujours rien à lui proposer. Dans un sursaut
d'énergie, elle avait envoyé ses photos et son curriculum vitae à tous ceux
susceptibles de lui offrir un rôle : pour l'instant, elle n'avait obtenu que
des refus polis.
Heureusement, les coups de téléphone de Daniel lui apportaient un peu
de distraction. Après avoir été gentiment éconduit par Max, il avait pris
l'habitude de l'appeler chez elle.
— Cela doit vous coûter une fortune! protesta-t-elle, un jour qu'ils
avaient bavardé pendant près d'une heure.
— Mais j'ai une fortune, justement ! Vous êtes bien la première femme
à vous en plaindre ! A propos, avez-vous reçu mes roses?
Il lui avait envoyé une autre gerbe, tout aussi magnifique que la
précédente. Jill n'avait pas assez de vases pour les contenir toutes.
— Vous me gâtez. Pourtant, le proverbe dit : « loin des yeux...
— ... près du cœur », se hâta-t-il de terminer. Je ne plaisante pas,
Vanessa, je ne peux plus attendre de vous revoir. Réservez-moi votre
soirée, vendredi prochain. D'accord?
La jeune femme accepta de bon cœur puis raccrocha, songeuse. Elle
n'était pas très sûre de ses sentiments à l'égard de Daniel. C'était encore
trop tôt. Sans doute en saurait-elle davantage lors de leur prochain
rendez- vous...
Jill parut sur le seuil de la porte.
— Encore ton millionnaire?
— Oui. Il est tenace, n'est-ce pas?
— Et toi, qu'éprouves-tu pour lui?
— Je ne sais pas encore.
— Tu devrais sortir avec quelqu'un d'autre. Cela te permettrait
peut-être d'en juger? suggéra Jill, mi-figue, mi-raisin.
— C'est une idée! s'exclama sa sœur. Je vais me faire inviter à une
réception quelconque. Avec un peu de chance, je pourrai y découvrir
l'oiseau rare...

Vanessa ne croyait pas si bien dire. Le lendemain, elle rencontra par


hasard une camarade du cours d'art dramatique, qu'elle n'avait pas vue
depuis des années. Lydia était une jolie blonde doublée d'une actrice
talentueuse.
— Viens donc chez moi ce soir, proposa-t-elle. J'organise une petite
fête. Je suis en fonds, en ce moment. On m'a donné un rôle dans la
dernière pièce d'Ayckbourn, ensuite je travaillerai un peu pour la
télévision. Et toi, où en es-tu?
Vanessa raconta brièvement sa récente déception. Lydia lui manifesta sa
sympathie :
— Cela a dû être terrible pour toi ! Mais je suis certaine que tu auras
plus de veine la prochaine fois.
— C'est ce que tout le monde me dit. En attendant, je ne vois rien
paraître à l'horizon.
— Ecoute, ma chérie, il faut absolument que je rentre. Si tu arrives tôt,
ce soir, nous pourrions bavarder un peu pendant que tu m'aideras à
terminer les préparatifs. Tu veux bien?
Vanessa ayant acquiescé, les deux amies se séparèrent.
— Cet après-midi-là, en rentrant chez elle, la jeune femme pensait à
cette camarade dont la philosophie différait tant de la sienne: pour autant
qu'elle s'en souvienne, Lydia n'avait jamais hésité à courtiser ceux dont
elle pouvait monnayer les faveurs.
— Mais comment peux-tu...? s'était récriée un soir Vanessa, après avoir
vu son amie sortir avec un directeur de troupe.
— Rien de plus facile, ma chérie. Je ferme les yeux, et je pense à ma
carrière. Je n'ai aucun scrupule. C'est une profession encombrée, je fais ce
qu'il faut pour réussir, voilà tout!
Lydia n'aurait sans doute pas hésité, en face de Sam Galveston, et elle
aurait certainement obtenu un rôle... Vanessa frissonna au souvenir de ce
pénible épisode. Si Lydia était capable de se vendre au plus offrant, tant
mieux pour clic !
Une fois dans sa chambre, elle choisit la tenue qu'elle comptait porter ce
soir-là, une jupe ample en tissu indien rose, avec un chemisier bouffant
assorti. D'ordinaire, elle réunissait ses cheveux en un chignon sévère. Une
impulsion subite lui dicta de les laisser retomber sur ses épaules.
— Le résultat lui plut. Elle était loin, la jeune secrétaire qui avait passé
sa journée devant une machine à écrire !
L'appartement de Lydia était situé au rez-de-chaussée d'une petite
maison. A peine Vanessa eut-elle tiré la chaîne de la vieille cloche qui
pendait au-dessus de la porte que son amie parut, un tablier serré autour
de la taille.
— Ma chérie, tu arrives juste à temps! s'écria-t-elle.
La jeune femme introduisit sa visiteuse dans la salle deséjour, qu'elle
venait visiblement de nettoyer à la hâte. Une pile de journaux était
déposée près du sofa, et des tasses à café jonchaient encore le plancher.
« A temps pour quoi ? » se demanda Vanessa, qui ne le savait que trop
bien. Elle se souvenait en effet de la facilité avec laquelle Lydia se
déchargeait sur les autres de ses tâches ménagères.
Justement, son hôtesse prit un air accablé.
— Les premiers invités seront là dans une demi-heure ! Regarde où j'en
suis. Tu ne veux pas m'aider? J'avais l'intention de le faire, mais j'ai dormi
tout l'après-midi.
— Eh bien, nous allons nous y mettre... As-tu préparé le dîner?
— J'étais sur le point de terminer. Il vaudrait mieux s'occuper de la
vaisselle, si ça ne t'ennuie pas...
Résignée, la jeune femme ramassa les tasses et suivit son amie dans la
cuisine, où un spectacle affligeant l'attendait. Des piles d'assiettes
encombraient l'évier et le plus grand désordre régnait.
Un quart d'heure plus tard, la situation s'était considérablement
améliorée. La cuisine était rangée, et la salle de séjour propre, si l'on n'y
regardait pas de trop près.
La cloche retentit. Lydia eut une grimace éloquente.
— Evidemment, ils sont en avance! Sois un ange, va ouvrir.
Vanessa abandonna ses torchons pour introduire les invités. Très vite,
d'autres personnes défilèrent à la porte d'entrée.
Enfin, la-gracieuse hôtesse émergea de la cuisine pour accueillir ses amis
avec de grandes démonstrations d'affection. Vanessa reconnut çà et là
quelques visages familiers, mais la plupart lui étaient inconnus. En tout
cas, elle ne risquait pas de faire tapisserie. Car Lydia s'arrangeait toujours
pour inviter plus d'hommes que de femmes.
— Chérie! lui lança celle-ci, je compte sur toi pour t'occuper des
derniers arrivants, je suis un peu débordée.
A ce moment-là, la cloche se fit entendre une fois de plus. La jeune femme
sourit à Lydia, avant de se diriger vers la porte. Dès qu'elle eut ouvert, son
expression changea.
— Que faites-vous ici ! s'écria-t-elle.
— Lydia m'a prié de venir à sa petite fête, répondit calmement Max
Anderson.
— Vous la connaissez? Vous ne me l'avez jamais dit !
Il fronça légèrement les sourcils.
— Pourquoi l'aurais-je fait? Je ne suis pas obligé de fournir à mes
secrétaires la liste de mes fréquentations. Puis-je entrer, ou cet
interrogatoire va-t-il durer toute la nuit?
Vanessa s'effaça pour le laisser passer.
— Le vestiaire est dans la chambre à coucher, le bar dans la salle de
séjour, et le buffet...
— Merci, je crois être capable de me débrouiller tout seul, coupa-t-il
sèchement.
Sans insister, la jeune femme se rendit dans la cuisine, d'où elle ressortit
avec un plateau de sandwichs. Max subissait les effusions de Lydia avec
indifférence.
— Très cher, susurrait-elle, comme c'est gentil à vous d'être venu !
Délibérément, Vanessa leur tourna le dos. Bientôt, elle se lançait dans une
conversation avec un jeune acteur qu'elle avait rencontré lors d'une
audition. L'envie de regarder du côté de Max la taraudait, mais elle résista
à la tentation.
D'autres invités se joignirent à eux. La jeune femme fut bientôt le centre
d'un groupe exubérant, exclusivementcomposé d'hommes. Chaque fois
qu'on l'invitait à danser, elle acceptait. Les partenaires se succédèrent
jusqu'à ce qu'elle décide enfin de s'asseoir pendant que son dernier
cavalier allait lui chercher à boire. Max en profita pour la rejoindre.
— Enfin seule? lui demanda-t-il. Comment est-ce possible?
— J'attends quelqu'un.
— Voici justement le « quelqu'un » en question.
Il prit le verre des mains du jeune homme, tout déconfit, et le tendit à
Vanessa après avoir humé le contenu.
— Pas d'alcool ce soir? Aucun Sam Galveston en vue?
— Non. Il n'y a que des gens sympathiques, du moins était-ce le cas
avant que vous n'arriviez...
Max ignora l'insulte.
— Vous dansez?
— Je vous remercie, mais je suis épuisée.
— Pourquoi serais-je le seul homme de cette assemblée que vous ne
rendriez pas heureux?
— Oh ! je ne possède pas de tels pouvoirs ! D'ailleurs, je n'ai pas
l'habitude de mêler le plaisir et le travail.
— Moi non plus, d'ordinaire.
— Et vous êtes prêt à faire une exception pour moi ! Eh bien, non
merci. Je ne vois pas pourquoi je serais obligée de vous fréquenter quand
j'essaie de me distraire.
— Et vous y réussissez admirablement.
— Oui, enfin jusqu'à votre arrivée.
Le critique la fixa, un sourire sceptique sur les lèvres.
— Vous savez bien que ce n'est pas vrai.
Vanessa détourna les yeux, gênée par la perspicacité de son interlocuteur.
Elle était bien contrainte de s'avouer que, depuis qu'il était entré dans la
pièce, tous les autres convives n'avaient plus compté, pour elle. En
apparence, elle avait souri, bavardé, dansé... En réalité, elle n'avait fait
qu'attendre cet instant.
Il reprit :
— Toute cette coquetterie que vous avez déployée pourles autres
hommes m'était destinée, n'est-ce pas? Allons, cessez de discuter et venez.
Il se leva, l'attira à lui sans cesser de sourire. Cédant à son charme, la
jeune femme capitula.
Sous les lumières tamisées, elle devait reconnaître que son cavalier était
particulièrement séduisant, avec sa peau bronzée, et ses yeux vert et
fauve. Malgré elle, elle s'abandonna contre lui. Max se révéla un excellent
danseur. Elle le suivit sans rien dire, au gré de la musique, jusqu'à ce que
le disque s'arrête.
— Alors, cela n'a pas été trop affreux? s'enquit Max avec malice.
Vanessa leva vers lui un regard considérablement adouci.
— Merci. Ce fut très agréable.
Comme elle allait s'éloigner, il la retint. Elle aurait dû se dégager, fuir son
regard... Au lieu de cela, la jeune femme se serra contre lui, envahie par
une sorte de félicité. En tout cas, quel que soit son ressentiment vis-à-vis
de Max, il était clair que son corps ne partageait pas ce point de vue!
Elle ferma les yeux et posa sa tête sur J'épaule de son compagnon. Le
brouhaha des voix, les rires s'effacèrent pour laisser place à un murmure
lointain. Rien n'existait plus que cet homme entre les bras duquel elle
avait envie de se blottir.
Soudain, Vanessa sentit les lèvres de Max effleurer ses cheveux, puis se
poser sur son front. Elle rejeta la tête en arrière, comme pour l'inviter à
aller plus loin. Il s'empara alors de sa bouche avec passion.
Lorsqu'il s'écarta, elle émit une légère protestation.
— Quittons cette foule, suggéra-t-il. Vous avez un manteau ?
— Oui. Je vais le chercher!
Vanessa courut presque jusqu'à la chambre à coucher. Après avoir
récupéré son manteau, enfoui sous la pile de vêtements qui recouvraient
le lit, elle se hâta de rejoindre Max dans le hall.
— Tu pars déjà ? demanda une voix froide, au moment où ils allaient
franchir le seuil de la porte d'entrée.
Il aurait été inespéré de pouvoir s'éclipser sans que Lydia s'en aperçoive!
La discrétion n'était pas son fort. Une avide curiosité se lisait dans ses
yeux posés sur le bras de Max qui serrait la jeune femme contre lui.
— Vraiment, ma chère, je n'aurais pas cru cela de toi. Tu es censée être
mon amie, et tu t'en vas avec l'homme le plus séduisant de la soirée! Cela
ne me paraît pas fair-play.
Le ton était moqueur, mais l'insinuation malveillante. Max intervint assez
sèchement :
— Vanessa n'avait pas le choix. C'est moi qui l'enlève. Au revoir, Lydia.
Sans doute nous reverrons-nous un de ces jours.
La jeune femme haussa les épaules, avant de lancer malicieusement à
Vanessa :
— Je vois que tu as abandonné tes grands principes.
— Peut-être..., se borna à répondre son amie.
— Sur ce, elle se laissa entraîner par son compagnon. La porte claqua
derrière eux avec un bruit sourd.
8.
— Voulez-vous boire un verre à la maison? interrogea Max, tandis
qu'ils traversaient le jardin. Je n'ai pas ma voiture, mais nous pouvons
prendre un taxi.
A l'idée de retrouver l'appartement où ils s'étaient si fréquemment
querellés, la jeune femme se sentit gagnée par l'appréhension.
— Allons plutôt chez moi? offrit-elle. Nous pouvons y aller à pied.
— Très bien. Je vous suis.
Le bruit de leurs pas troublait la paix des rues tranquilles. Un bras
protecteur glissé sous celui de sa compagne, Max restait silencieux. Mais
elle n'en éprouva aucune gêne, c'était plutôt comme si toute parole était
inutile.
Devant sa maison, le cœur de Vanessa se mit { battre plus fort, sous l'effet
cumulé de la crainte et d'une délicieuse anticipation. Sa main tremblait
tellement qu'elle ne parvint pas à introduire la clé dans la serrure. Elle se
maudit d'être aussi émotive. Max allait-il s'apercevoir de l'effet qu'il lui
faisait? Il s'abstint de tout commentaire, mais s'empara de la clé et ouvrit
la porte sans aucune difficulté. La jeune femme pénétra la première dans
l'entrée, soulagée de se retrouver dans un cadre familier.
Max flâna dans la salle de séjour. Il regarda les fauteuils victoriens que Jill
s'était procurés dans une brocante, la collection des porcelaines, et enfin
les nombreux livres et disques qui s'entassaient sur les étagères.
— Tout cela est à vous? demanda-t-il enfin.
— Non. Pas plus que l'appartement, d'ailleurs. Je le partage avec ma
sœur, lorsque je suis { Londres. Ce que je lui verse chaque mois l'aide un
peu.
Tout en parlant, Vanessa se demandait ce qui la poussait à se confier ainsi.
Cette conversation ne devait pas beaucoup intéresser son invité. Pourtant,
il n'en laissait rien paraître.
— Elle est actrice, elle aussi?
— Non : secrétaire. Elle prétend qu'il y a assez d'une artiste dans la
famille.
Max rit.
— Elle a probablement raison. Vais-je la rencontrer?
— Elle est partie pour le week-end.
— La maison est donc toute à nous!
— Oui, acquiesça la jeune femme, troublée.
Elle lut sur son visage un désir si intense que la panique commença à
l'envahir. N'avait-elle pas eu tort de l'amener ici? Chez Lydia, elle avait eu
l'impression que leur antagonisme s'était évanoui pour faire place à une
sorte de complicité. A présent, elle n'en était plus si sûre...
— Voudriez-vous manger quelque chose? s'enquit-elle afin de
dissimuler sa gêne. Du café et des sandwichs, ou bien souhaitez-vous
quelque chose de plus consistait?
Un éclair moqueur traversa les yeux du critique.
— Du café et des sandwichs seront parfaits pour l'instant. Vous
m'offrirez le dessert plus tard.
L'ambiguïté de ces derniers mots fit tressaillir sa compagne. Elle le
regarda fixement, et vit qu'il avait calculé son effet.
— Je n'en ai pas pour longtemps, reprit-elle, embarrassée. Faites
comme chez vous.
Le cœur battant { tout rompre, elle disparut dans la cuisine, où elle se
contraignit à recouvrer son calme. Pourquoi se conduisait-elle en écolière
et non en adulte? Les femmes que le critique fréquentait habituellement
n'avaient pas ces craintes de dernière minute. Elles connaissaient les
règles du jeu.
Seulement, en dépit de ce qu'imaginait Max, Vanessa n'avait aucune
expérience de ce genre de situation. Elle avait été souvent courtisée, mais
les choses n'étaient jamais allées bien loin. Non que la jeune femme fût
prude; simplement, elle n'en avait pas eu envie. La plupart des hommes
qu'elle avait ainsi éconduits ne lui en avaient d'ailleurs pas tenu rigueur.
Ils s'étaient contentés de jeter leur dévolu sur des filles plus faciles.
Souvent, elle s'était demandé s'il lui arriverait un jour d'éprouver pour un
homme cette attirance irrésistible dont ses amies lui parlaient. Elle
connaissait maintenant la réponse : les nerfs à fleur de peau, le pouls
emballé, l'impression de flotter, voilà l'effet que produisait sur elle la
présence de Max. Et le pire, c'est qu'il s'en doutait!
En regagnant la salle de séjour, Vanessa nota que Max avait pris au pied
de la lettre son invitation : la lumière était baissée, et une mélodie de
Debussy égrenait ses notes harmonieuses.
— C'est une musique d'ambiance? lui demanda-t-elle sur un ton léger.
— Vous m'avez dit de me mettre à l'aise!
En l'occurrence, Max avait fait preuve de beaucoup de docilité! Sa veste
s'étalait sur un fauteuil, sa cravate était défaite. Il s'était allongé sur le
tapis, le dos appuyé contre une chaise.
Vanessa s'assit et déposa le plateau entre eux.
— Servez-vous!
Pendant qu'elle buvait son café à petites gorgées, son hôte mangea de bon
appétit. Elle le regardait sans mot dire.
— Vous n'avalez rien? s'étonna-t-il.
— Non. Il y avait tout ce qu'il fallait, chez Lydia.
— C'est d'ailleurs un vrai miracle! Je l'ai connue envoyant ses invités au
restaurant chinois du coin, parce qu'elle n'avait rien préparé! Elle n'a pas
vos talents culinaires... Dites-moi, avez-vous déjà reçu un homme de cette
façon, ici?
La jeune femme éluda la question.
— Je suis sûre que Lydia excelle dans d'autres domaines.
— C'est ce qu'on prétend.
— Vous ne l'avez pas découvert vous-même?
— Non, malgré tous les efforts de Lydia. Je suis un peu vieux jeu. Je n'ai
pas envie qu'elle m'utilise pour sa carrière.
— Vous m'avez souvent accusée d'avoir ce comportement, souligna
Vanessa. Vous avez changé d'avis?
— Qu'est-ce qui peut vous faire croire une chose pareille!
s'exclama-t-il, un sourire moqueur aux lèvres.
— Vous êtes ici, à côté de moi...
— Et je désire bien davantage, vous le savez.
Max écarta le plateau d'une main, tandis que de l'autre il attirait la jeune
femme contre lui. Prise au dépourvu, elle ne résista pas. Un frisson de
plaisir la parcourut lorsque la bouche de son compagnon s'empara avec
passion de la sienne. Alors, elle défit quelques boutons de la chemise de
Max, et glissa ses doigts sur son torse. Elle sentit tous ses muscles se
tendre; il gémit et souleva le chemisier de la jeune femme.
Celle-ci frémit au contact des mains qui frôlaient sa peau nue, effleuraient
ses seins. Elle ne protesta pas quand il la renversa en arrière pour
recouvrir son corps du sien. Les lèvres de Max se posèrent sur sa gorge,
puis descendirent peu à peu dans l'échancrure du corsage. Les yeux
fermés, Vanessa perdait toute conscience de ce qui l'entourait sauf de cet
homme qui suscitait en elle des sensations inconnues et délicieuses.
Vanessa émit une plainte lorsque Max s'écarta d'elle pour la regarder.
— Vous êtes belle..., murmura-t-il en la reprenant dans ses bras.
Elle lui offrit ses lèvres, les sens enflammés. Elle Savait maintenant qu'elle
aimait Max et que rien n'empêcherait l'accomplissement de cet amour...
La sonnerie du téléphone lui parvint comme dans un rêve. Au bout de
quelques secondes, Vanessa finit quand même par revenir à la réalité, sous
l'effet du son aigu qui l'arrachait à la béatitude.
Elle fixa l'appareil en souhaitant passionnément qu'il se taise. En vain...
— Je ferais mieux d'y aller... C'est peut-être ma sœur. Elle risque de se
faire du souci.
Impassible, son compagnon haussa les épaules. En soupirant, la jeune
femme se leva et décrocha le combiné.
Une voix familière retentit à l'autre bout du fil.
— Vanessa? Je parie que je vous ai encore tirée du lit !
— Daniel? C'est vous? réussit-elle à balbutier.
— Qui donc espériez-vous entendre? Je vois que vous voulez me
rendre jaloux !
Du coin de l'œil, Vanessa vit l'expression d'impatience qui durcissait les
traits de Max.
— Bien sûr que non!
— Vous allez bien, dites? demanda Daniel sur un ton inquiet.
— Je suis juste un peu fatiguée.
Elle devina l'air sarcastique que devait arborer Max.
— Eh bien, je ne vais pas vous retenir plus longtemps, lâcha son
interlocuteur, désappointé.
Sans doute aurait-il voulu se lancer dans une de ces conversations légères
qu'il affectionnait tant.
— C'est toujours d'accord, pour vendredi? reprit-il après un silence.
— Bien sûr. Je serai contente de vous revoir.
Soucieuse de ne pas le blesser, Vanessa avait pris unevoix chaleureuse. La
réponse ne se fit pas attendre :
— Et moi donc! Pendant un instant, j'ai cru que vous aviez rencontré
quelqu'un d'autre.
— Et si cela était...?
— Je vous préviens que je le réduirai en pièces!
La jeune femme s'efforça de rire.
— Je m'en souviendrai.
— Parfait! A vendredi alors.
Après un bref au revoir, Vanessa raccrocha. Lorsqu'elle se retourna, Max
enfilait sa veste.
— Vous partez?
— Cela m'en a tout l'air. Vous pensiez que je resterais?
Vanessa frémit. En quelques instants, Max avait changé du tout au tout.
Maintenant elle avait en face d'elle un inconnu au regard froid, à
l'expression méprisante.
— Quelque chose ne va pas? s'enquit-elle en se maudissant de la
stupidité de cette question.
Max éclata d'un rire désagréable tout en finissant de nouer sa cravate.
— Vous n'en avez pas une vague idée? Jamais je n'ai partagé une
femme avec un autre homme. Je n'ai pas l'intention de commencer.
— Vous parlez de Daniel?
— Evidemment ! Assez d'hypocrisie !
— Je ne suis pas amoureuse de lui! protesta Vanessa.
— Ça, j'en suis tout à fait certain! Vous n'aimez personne, sauf
vous-même. Vous l'embobinez avec vos simagrées au téléphone, pendant
qu'un compagnon de hasard prend sa place à votre côté!
— Vous n'y êtes pas du tout!
— Oh! si. J'ai pris toute la mesure de votre petite personne.
Révoltée, la jeune femme le défia :
— Pourquoi êtes-vous venu chez moi, si vous me méprisez à ce point?
— Parce que je n'ai pas pu m'en empêcher, admit Max avec une moue
cynique. J'avais envie de vous, autant que vous de moi.
Vanessa ne répondit pas. Il avait raison sur ce point, bien sûr. Ce qu'il
ignorait, c'est qu'aucun homme avant lui ne l'avait amenée à abandonner
sa réserve. Cependant, elle ne lui ferait pas le plaisir de le lui révéler.
D'ailleurs, il se serait contenté d'en rire!
— Dites-moi une chose, Vanessa: vous êtes-vous montrée aussi
passionnée avec Daniel ou avec d'autres partenaires?
— Vous ne le saurez jamais.
— Eh bien, tant pis ! Je n'ai pas l'intention de passer des nuits blanches
à m'interroger là-dessus.
— J'en suis ravie. Et maintenant, partez!
Elle le suivit dans l'entrée.
— Puis-je me considérer comme congédiée?
— Non, trancha Max. Je vous attends lundi matin à 9 heures et, si vous
n'y êtes pas, je saurai vous retrouver.
Vanessa releva le menton, une flamme de défi dans le regard.
— Est-ce une menace?
— Juste une promesse. J'ai eu ma dose de ce que je peux supporter de
vous, pour la semaine.
— C'est réciproque, croyez-le bien.
— Alors, nous savons chacun à quoi nous en tenir, émit-il avec un
mince sourire.
— Exactement. Je vous déteste, Max Anderson!
— Au moins, c'est un sentiment franc et honnête! Tous les espoirs
nous sont permis. Au revoir, Vanessa!
Il ouvrit la porte et disparut avant qu'elle ait eu le temps de répondre. La
jeune femme referma brutalement le battant derrière lui. Au moment où
elle poussait avec force le verrou, elle s'aperçut qu'elle était à moitié
dénudée. Un rire nerveux lui échappa, à l'idée du spectacle qu'elle avait
offert à Max durant leur querelle. Il n'avait d'ailleurs pas paru s'en aviser
non plus, trop furieux également pour y prendre garde!
De retour dans la salle de séjour, Vanessa ramassa ses vêtements qui
traînaient par terre. D'un geste machinal, elle s'empara aussi du plateau
pour l'emporter dans la cuisine. Elle s'occuperait de tout ranger le
lendemain; ce soir elle était trop lasse.
Un instant plus tard, la jeune femme se glissait dans son lit. Elle éteignit
aussitôt la lumière, résolue à dormir. Elle ne voulait plus penser à Max, ni
se souvenir combien elle avait été près de se donner à lui. Mais elle avait
beau fermer les yeux, elle revoyait le visage de l'homme qu'elle aimait, non
plus durci par le mépris, mais illuminé de désir. Quoi qu'il ait pu lui dire
ensuite, elle était certaine qu'à ce moment-là, il avait éprouvé quelque
chose d'intense. Mais le coup de téléphone de Daniel avait rompu le
charme...
Aux pâles lueurs de l'aube, Vanessa décida de tirer un trait sur cette triste
histoire. Elle s'enfonça alors dans un sommeil lourd, qui la laissa au réveil
aussi fatiguée que si elle n'avait pas dormi.
Le lundi suivant, Vanessa se rendit à l'heure à son travail : elle ne tenait
pas à ce que Max mette sa menace à exécution. Les manières du critique
furent d'une correction exemplaire. Mais sous cette surface polie, Vanessa
percevait une tension contenue.
Les jours suivants furent un calvaire, qui ne prenait fin que lorsqu'elle
fermait la porte du bureau derrière elle. Après quoi, elle s'efforçait de
dissimuler sa tristesse à Jill et passait une partie de la nuit à mouiller de
larmes son oreiller.
Sa sœur finit par remarquer ses traits tirés.
— Où en est ton travail? demanda-t-elle un soir.
— J'ai presque terminé de taper ce maudit manuscrit. J'ai vraiment hâte
d'en avoir fini.
Elle ne mentait pas : dès qu'elle aurait achevé cette tâche, Max serait
obligé de la laisser partir.
— Il ne te poursuit pas de ses assiduités, j'espère?
— Pas du tout, mais j'ai envie de changer.
En fait, Max ne semblait guère pressé de la voir s'en aller, comme s'il avait
pris goût à ce jeu du chat et de la souris.
Jill lui lança un coup d'œil soupçonneux.
— Et toi, tu n'es pas éprise de lui?
— Bien sûr que non! s'écria la jeune femme sur un ton qu'elle espérait
convaincant.
Mais le regard soucieux de sa sœur révélait assez son scepticisme.

— Daniel ne fut pas plus facile à duper.


— Que vous est-il arrivé? s'exclama-t-il lorsqu'il revit Vanessa, le
vendredi suivant. Vous avez été malade?
— Je vais très bien, mentit-elle.
— Je n'en crois pas un mot...
La jeune femme jeta un coup d'œil au miroir qui lui renvoya l'image d'un
visage pâle, aux grands yeux soulignés par des cernes mauves, en dépit du
maquillage.
Elle voulut plaisanter :
— Vous trouvez exactement ce qu'il faut dire à quelqu'un qui a passé
des heures à se faire belle pour vous!
Le Canadien éclata de rire.
— C'est vous qui m'intéressez, non votre toilette.
Daniel avait choisi un petit restaurant, entouré d'unjardin qui descendait
jusqu'à la Tamise. Lorsqu'ils furent confortablement installés et qu'ils
eurent choisi leur menu, il revint à la charge :
— Vanessa...
Elle lui sourit distraitement.
— Oui?
— Je vous en prie, confiez-moi ce qui ne va pas.
Elle se déroba à son regard clair et plein de sollicitude.
— Vous ne lâchez pas facilement votre proie!
— Vous n'êtes plus la même, Vanessa.
La jeune femme s'efforça de paraître désinvolte.
— J'en suis vraiment désolée pour vous!
— Il s'agit de Max, n'est-ce pas?
— Ne me parlez pas de lui. Je le déteste!
— Daniel esquissa une grimace un peu triste.
Ce n’est pas la première fois que j'entends une femme me dire ça de lui.
Elles ne le pensent jamais, évidemment.
— Moi, si! affirma-t-elle d'un ton péremptoire.
— Max n'est pas très confiant, commença son compagnon avec
prudence. Mais quand il aime quelqu'un, il donnerait tout pour cette
personne. Cela prend du temps, il est vrai...
— Je n'ai pas l'intention d'attendre le jour du jugement dernier, lâcha
Vanessa d'un air sombre. Il ne changera jamais d'avis à mon sujet.
— C'est donc si important pour vous?
— Oui!
La réponse avait jailli sans qu'elle le veuille. Depuis une semaine, elle ne
cessait de se répéter que Max était arrogant, suffisant, insupportable... et
voilà qu'elle avouait qu'elle ne pouvait tolérer la mauvaise opinion qu'il se
faisait d'elle!
— Vous l'aimez, constata Daniel.
Vanessa tressaillit. Etait-ce donc si aveuglant?
— Je suis navrée, murmura-t-elle.
— Pourquoi? Parce que vous n'êtes pas tombée amoureuse de moi? Eh
bien, moi aussi. Vous me plaisez tellement... Nous n'avons pas passé
beaucoup de temps ensemble, pourtant cela m'a suffi pour vous apprécier
à votre juste valeur.
— Vous me plaisez aussi..., assura Vanessa, touchée par cette sincérité.
Mais...
— Mais c'est Max qui occupe vos pensées.
— Oui. Oh! ne vous inquiétez pas pour moi, cela ne durera guère, se
força-t-elle à dire d'un ton léger.
Daniel eut une moue sceptique.
— Peut-être.
Vanessa regretta de l'avoir attristé. Max était l'ami de Daniel, elle n'aurait
pas dû en parler devant ce dernier.
— J'ai eu tort de vous faire des confidences. Ce n'était pas très délicat
de ma part.
— C'est moi qui vous les ai arrachées! En fait, je me doutais de quelque
chose, je voulais vous aider.
— Vous êtes gentil, mais personne ne parviendra à combler le fossé
entre nous, affirma la jeune femme avec amertume. Je ne le comprends
absolument pas, et lui croit me connaître trop bien!
— Ecoutez, je ne sais pas exactement ce qui ne va pas entre vous, et je
ne tiens pas à le savoir. Ce dont je suis sûr, toutefois, c'est que chaque fois
qu'il nous a vus ensemble, Max me regardait comme s'il avait envie de me
tordre le cou.
— Ou de tordre le mien, ironisa sa compagne.
— D'habitude, il n'accorde aucun intérêt ù ce que je peux faire. Il m'est
souvent arrivé d'hériter littéralement de ses conquêtes lorsqu'il
commençait à s'en fatiguer...
— Je ne suis pas un colis qui passe de main en main, mon cher,
plaisanta Vanessa. Je peux aussi avoir des préférences.
— Permettez-moi de vous dire qu'il aurait mieux valu les porter sur
moi! Enfin...
Les deux jeunes gens se turent pendant quelques minutes. Daniel
paraissait réfléchir.
— Vous savez, Max et moi sommes amis depuis longtemps. Il y a plus
de dix ans que nous nous sommes rencontrés.
— A Londres?
— Non. Il se trouvait à New York, en reportage, et je commençais à
être connu dans le monde de la finance. Il a pensé que je pourrais faire un
bon sujet d'article.
— Comment était-il à cette époque?
— Pas très différent d'aujourd'hui, sauf qu'il n'avait pas encore atteint
la gloire. Mais déjà, chacun reconnaissait son talent.
— Spécialement les femmes, je suppose, murmura Vanessa.
— Comme maintenant, admit Daniel. Seulement cela ne l'intéressait
pas. Il était follement amoureux d'une jeune actrice qu'il voulait épouser.
Il avait sa photographie dans son portefeuille et il en parlait sans arrêt.
Vanessa tenta de se représenter le critique avec dix années en moins,
éperdument épris. Cette image ne cadrait pas avec le personnage cynique
et dur qu'elle connaissait.
— Qu'est-il arrivé? demanda-t-elle.
— Elle l'a quitté. Il est revenu chez lui avec l'alliance dans sa poche. Il
m'avait même demandé d'être son témoin. Quand il est rentré, elle était
partie vivre avec un homme qui lui offrait davantage, en argent et en
travail.
La jeune femme hocha la tête. L'attitude de Max envers elle s'éclairait d'un
jour nouveau.
— Il doit l'avoir haïe, observa-t-elle doucement.
— Je n'en sais rien ; en tout cas, cette histoire l'a rendu fou. C'est un
homme orgueilleux. Il a décidé ensuite que plus aucune femme ne
prendrait une telle place dans sa vie.
Vanessa tendit spontanément la main vers Daniel.
— Merci de m'avoir raconté tout cela.
Il se mit à rire.
— Dieu sait pourquoi je suis là, à vous parler de celui dont vous vous
languissez ! Je ferais mieux de m'occuper demes propres intérêts. Où est
donc la serveuse? J'ai l'impression qu'elle nous a oubliés.
Vanessa comprit que Daniel n'avait pas l'intention d'en dire davantage. Il
l'avait déjà considérablement aidée, en lui donnant des éléments pour
comprendre la personnalité de Max. Pourrait-elle en tirer parti? C'est ce
dont elle doutait !
9.
Vanessa sortit souvent avec Daniel, cette semaine-là. Retenu à Londres
pour affaires, ce dernier avait en effet décidé de prolonger son séjour en
Angleterre d'une quinzaine de jours.
Tous deux avaient de nombreux points communs. Ils aimaient la même
musique et les mêmes films, adoraient marcher sous la pluie ou traîner
des heures entières dans les bibliothèques. L'un comme l'autre pouvaient
passer l'après-midi dans une galerie d'art, et la nuit dans un dancing.
Enfin, si l'on en croyait Daniel, Vanessa était la seule personne de sa
connaissance à supporter son sens de l'humour.
— A mon avis, lui dit-il un soir, vous réunissez mille femmes en une
seule.
Dans un élan d'enthousiasme, il la prit par la taille et l'embrassa sur la
joue. Vanessa ne le repoussa pas, convaincue qu'il était bien trop honnête
pour tenter sa chance, alors qu'elle lui avait avoué ses sentiments pour
Max...
Malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas à chasser le critique de son
esprit. Chaque jour, elle se répétait que l'amour éternel n'existe que dans
les livres. Mais dès qu'il apparaissait dans le bureau, le cœur lui manquait.
Elle détournait alors son regard, terrifiée à l'idée qu'il puisse la percer à
jour.
Depuis quelque temps, Max présentait à sa secrétaire un visage sévère et
leurs relations se bornaient au strict minimum. De toute évidence, le
critique avait oublié ce qu'il devait considérer comme une faiblesse d'un
soir...
Une réflexion hantait la jeune femme : sans ce malencontreux coup de
téléphone, l'entente qui avait commencé de naître entre eux aurait pu
évoluer vers un véritable amour et peut-être aurait-elle pu lui faire
découvrir la véritable Vanessa Herbert...
Hélas, il était désormais inutile de lui expliquer qu'elle et Daniel étaient
seulement de bons amis. Le jeune millionnaire était un personnage trop
en vue pour que les journalistes n'aient pas remarqué sa « nouvelle fiancée
». Plusieurs photos d'eux, largement commentées, avaient paru dans la
presse. Max n'avait certainement pas manqué d'en tirer des conclusions
hâtives.
— A quand les noces? demanda-t-il un beau matin.
Cela faisait si longtemps que le critique ne lui avait pasfait une remarque
personnelle que Vanessa sursauta.
— Pardon?
Il prit le journal chiffonné sur le bureau.
— Allons, Vanessa, dois-je vous rappeler les termes de l'article? « Le
bruit court que Daniel Jensen va se marier. Il semblerait que le
millionnaire renonce au célibat pour une ravissante actrice, Vanessa
Herbert. Hier, le couple a refusé de confirmer la rumeur, mais Daniel nous
a confié combien il appréciait sa compagne. A nous de conclure... »
Max fit une grimace dégoûtée, en jetant de côté le quotidien.
— Il ne faut pas croire tout ce qu'on lit dans les journaux, répliqua
Vanessa sur un ton léger. Vous êtes bien placé pour le savoir...
— Faut-il en déduire que tout ceci est faux?
La jeune femme lui lança un regard étonné.
— Cela vous intéresse?
— Daniel ne m'a rien dit.
— Pourquoi l'aurait-il fait? Il vous parle de ses amies, d'habitude?
Max fronça les sourcils. Une ombre passa sur son visage.
— Parfois. Mais en ce qui vous concerne, il se montre particulièrement
discret, depuis un certain temps.
Vanessa se força à rire.
— Et cela vous vexe?
— Pas du tout. Allez-vous l'épouser?
— Il ne me l'a pas demandé... pas encore.
— Et quand il le fera?
— C'est mon affaire, rétorqua avec froideur la jeune femme.
Elle s'attendait à ce qu'il en reste là, mais elle se trompait.
— Vous l'aimez?
Vanessa tressaillit. Vraiment, Max Anderson allait trop loin, cette fois.
Sous prétexte qu'elle travaillait pour lui, il se croyait autorisé à lui poser
des questions pour le moins intimes.
— Cela ne vous regarde pas!
Une lueur de menace s'alluma dans les yeux verts.
— Ainsi, vous n'hésiteriez pas à troquer votre carrière de comédienne
pour le gros lot?
Elle s'exhorta au calme.
— Peut-être, qui sait? articula-t-elle posément.
Max serra les poings pour contenir sa colère.
— Et si un parti plus intéressant se présentait, vous vous empresseriez
d'abandonner le pauvre Daniel. Mais en attendant, il ne vous déplaît pas
d'être vue avec lui?
Vanessa haussa les épaules avec mépris.
— Si cela vous convient de voir les choses ainsi...
— J'ai donc vu juste? railla-t-il.
— Je n'ai pas à me justifier. Et surtout pas auprès de vous !
— En tout cas, ne vous plaignez pas si tout ceci tourne mal !
Sur cette menace, il sortit de la pièce. La jeune femme se remit au travail.
Venant d'un autre homme, toutes ces questions auraient trahi une
profonde jalousie. Mais Max Anderson se souciait d'elle comme d'une
guigne! Alors pourquoi prenait-il un malin plaisir à la tourmenter? Pour-
tant, elle préférait encore ses sarcasmes aux longues périodes de silence
qui la mettaient à la torture...
Le soir même, elle décida de tirer les choses au clair avec Daniel.
— Pourquoi continuez-vous à perdre votre temps avec moi ?
— Parce que vous me plaisez, répondit-il simplement. Et, si vous m'y
autorisez...
— Non, Daniel, l'interrompit-elle doucement.
Il lui prit la main.
— Je sais mais, plus tard, quand vous aurez oublié Max...
Les yeux bleus de Vanessa s'assombrirent. Elle secoua la tête.
— Non. Ce ne serait pas loyal de ma part de vous demander de
m'attendre. Je n'ai pour vous que de l'amitié. Dieu sait que la plupart des
femmes saisiraient leur chance ! Vous êtes séduisant, plein d'humour,
compréhensif...
— Arrêtez! s'écria Daniel. A vous entendre, je serais un modèle de
vertu... et le plus ennuyeux des hommes!
— Oh! vous avez des défauts! Qui n'en a pas?
Son compagnon rit de bon cœur.
— Inutile de les énumérer! Je les connais.
Ils restèrent quelques instants sans parler. Enfin, Daniel reprit, l’air
sérieux :
— Vous n'allez pas exiger de moi de ne plus vous voir, n'est-ce pas,
Vanessa?
La jeune femme hésita, devant l'expression suppliante du Canadien.
— Très bien, mais...
— J'ai compris, je saurai me tenir tranquille. Je veux seulement que
vous sachiez que vous pouvez compter sur moi. Vous vous en
souviendrez?
— Merci, murmura-t-elle avec reconnaissance.
Elle appréciait son attitude. Sa compagnie chaleureuse lui aurait beaucoup
manqué, s'il avait fallu y renoncer. En ce moment surtout, elle était
heureuse d'avoir une épaule amicale pour s'y appuyer et essayer de
chasser son chagrin.
Les jours suivants, Vanessa travailla avec un tel acharnement qu'elle
termina de taper la pièce de Max. Avec satisfaction, elle regarda l'épaisse
chemise bleue qui contenait la liasse de feuilles parfaitement
dactylographiées. Maintenant, elle était libre de s'en aller. Peut-être lui
serait-il plus facile d'oublier Max, si elle ne le voyait plus chaque jour?
Lorsqu'il arriva, elle était en train de classer la correspondance.
— J'ai fini! lui annonça-t-elle triomphalement.
Le critique s'avança vers le bureau, ouvrit le dossier. Vanessa le regarda
examiner les dernières pages sans la moindre crainte. Elle savait qu'il ne
trouverait aucune erreur. Machinalement, ses yeux s'attardèrent sur les
mains fines qui tenaient les feuilles. Ces mains qui l'avaient caressée avec
une telle volupté... Un autre homme saurait-il jamais l'émouvoir à ce
point? Elle en doutait. Mais il aurait été fou d'espérer que Max la désire de
nouveau...
— C'est parfait, commenta ce dernier en refermant la chemise.
Il posa le dossier sur son bureau. Vanessa ignorait ce qu'elle avait attendu
au juste. Sans doute quelques compliments, mais c'était trop demander.
— Donc, je peux partir? interrogea-t-elle, indécise.
— Si vous le désirez.
— Je pensais que vous seriez content de me voir quitter les lieux.
Il eut un sourire moqueur.
— Il est certain que mon personnel me cause habituellement moins de
problèmes, reconnut-il. Toutefois, je crains que ma secrétaire ne reprenne
pas ses fonctions.
Ebahie, Vanessa le fixa. Est-ce que par hasard il lui proposait de rester?
— Et alors?
— Vous pourriez continuer de travailler pour moi. Votre frappe est
plutôt bonne, finalement. Et pour le reste vous vous débrouillez assez
bien. Je suis sûr que vous finirez par vous rendre indispensable.
Sa voix égale, dépourvue de toute chaleur, irrita la jeune femme.
— Vraiment? C'est très gentil à vous de me le dire!
Pourtant, elle fut sur le point d'accepter son offre. Maisla raison l'emporta.
Elle ne pouvait pas continuer à se traîner ici chaque jour, dans l'espoir
vain que Max finisse par changer d'opinion à son sujet. Mieux valait le
quitter, malgré la souffrance que cette rupture provoquerait en elle.
— Eh bien, j'attends votre réponse.
Une fraction de seconde, Vanessa crut déceler dans la voix du critique une
certaine tension. Pure imagination de sa part, songea-t-elle aussitôt.
— C'est non, lâcha-t-elle le plus froidement possible.
— C'est pourtant une offre sérieuse, un emploi permanent.
— Je vous remercie, mais je refuse.
Max Anderson fronça les sourcils, visiblement agacé.
— Je vous préviens que c'est mon dernier mot. Inutile de vous
présenter ici, si vous revenez sur votre décision.
Elle releva le menton, une lueur de défi au fond des yeux.
— Je n'en ai pas l'intention. Je serais incapable de supporter plus
longtemps ce bureau, ainsi que son propriétaire.
Elle vit la mâchoire de Max se crisper.
— Vous ne mâchez pas vos mots!
— Pourquoi en prendrais-je la peine? répliqua vivement Vanessa.
— En effet. Mais avant que vous partiez, j'aimerais savoir une chose :
allez-vous accepter de vivre avec Daniel? Je suppose qu'il doit constituer
un bon investissement !
Réprimant sa fureur, la jeune femme demeura impassible.
— Cela ne vous regarde pas. Je mène ma vie comme je l'entends.
Il lui adressa une grimace cynique.
— Eh bien, disons que j'en fais mon affaire. Aussi, je répète ma
question : partez-vous vous installer avec Daniel?
Tout en parlant, il avait pris Vanessa par les épaules. Elle lutta pour lui
échapper, mais il resserra son étreinte.
— Lâchez-moi ! cria-t-elle, excédée.
— D'une manière ou d'une autre, j'obtiendrai ce que je veux, rétorqua
Max d'un air menaçant. Dois-je vous rappeler combien certaines de mes
méthodes sont efficaces?
A la vue du visage dur qui s'approchait du sien, la jeune femme fut prise
de panique. S'il l'embrassait, elle était perdue !
— Très bien, capitula-t-elle. Puisque vous tenez à le savoir, apprenez
que je vais vivre avec Daniel.
— Vous êtes abjecte!
Abasourdie par son propre mensonge, Vanessa ne chercha pas à se
défendre. Pour rien au monde elle n'aurait vécu avec Daniel. Mais sans
doute avait-elle voulu noircir encore l'image que Max avait d'elle... Qu'il
pense le pire à son sujet, puisqu'elle ne le reverrait plus! A en juger par ses
traits déformés par la colère, elle avait pleinement atteint son but.
— Je fais ce qui peut me valoriser le plus, ajouta-t-elle.
C'était le genre de remarques que prononçait Lydia,
pour se justifier. Vanessa n'avait jamais imaginé qu'elle-même y aurait
recours...
— Alors, vous ne vous étonnerez pas que j'en fasse autant, émit Max
d'une voix sourde.
Sur ce, il s'empara de sa bouche dans un baiser à la fois cruel et passionné.
A ce contact brûlant, Vanessa s'enflamma aussitôt. Peu lui importait la
violence avec laquelle il la traitait. Plus rien ne comptait que ce feu qui
courait dans ses veines, ce besoin d'appartenir entièrement à Max.
Lorsqu'il la relâcha, il souriait, mais ce sourire n'exprimait qu'une froide
satisfaction. Il savait l'effet qu'il produisait sur elle. Il avait voulu la réduire
à sa merci, et il l'avait fait délibérément.
— Daniel vous embrasse-t-il de cette façon? demanda- t-il.
— Je ne vous le dirai pas.
— Vous n'en avez pas besoin. Votre corps répond pour vous. Quoi que
vous puissiez prétendre, Daniel ne répond pas à vos attentes.
Indignée, Vanessa fixa son compagnon droit dans les yeux.
— Tandis que vous...
— Est-ce que je ne viens pas de vous le prouver? Voulez-vous une
nouvelle démonstration?
Elle fit trois pas en arrière.
— Non!
— C'est bien ce que je pensais, laissa tomber Max avec mépris. Vous
êtes lâche, quand il s'agit de voir les choses en face.
— Quand voulez-vous que je m'en aille? se contenta-t-elle de
demander.
— Tout de suite, si cela vous chante. Cela m'est totalement indifférent.
Vanessa ne put s'empêcher de frémir. Elle ne s'était pas doutée que tout
irait si vite.
— Mais il n'est que 11 heures! protesta-t-elle.
— Oh ! Je vous paierai la journée entière, si c'est ce qui vous chagrine.
— N'y a-t-il pas autre chose que je pourrais...
— Vous n'avez plus rien à faire ici.
Les mots tombèrent comme un couperet.
Tout en s'appliquant à retenir ses larmes, Vanessa rassembla ses maigres
affaires : deux stylos, une pochette en tissu contenant son matériel de
maquillage...
Inconsciemment, la jeune femme retardait le moment du départ.
— Eh bien, je crois que tout y est, se résolut-elle enfin à murmurer. Je
vais m'en aller, si vous êtes sûr que...
— Tout à fait sûr, coupa-t-il sèchement. Au revoir, Vanessa.
Celle-ci bredouilla un vague « adieu », avant de quitter la pièce en
courant. Dans l'ascenseur, elle éclata en sanglots. Puis, hébétée, elle
s'achemina lentement vers sa maison, ignorant les regards que lui jetaient
les passants.
Lorsque Jill rentra ce soir-l{, elle vit les yeux rouges de sa sœur, mais
s'abstint de tout commentaire. Vanessa lui raconta en termes édulcorés
son dernier affrontement avec Max, puis s'empressa de lui annoncer la
grande nouvelle.
— Jonathan vient d'appeler! C'est curieux, la vie. Rien depuis des
semaines, et subitement à l'en croire, c'est la chance à saisir. J'ai une
audition demain.
— Ne bâtis pas trop de châteaux en Espagne, ma chérie. Rappelle-toi ce
qui s'est passé les autres fois.
— II prétend qu'il y aurait un bon rôle pour moi. De toute façon, c'est
déjà un espoir. J'ai presque oublié à quoi ressemblait une tournée. Si je
réussis, je partirai pour six semaines en province, avant de jouer à
Londres. Ce sera amplement suffisant pour rentrer dans mon personnage
et... me changer les idées!
— As-tu prévenu Daniel? demanda en riant sa sœur.
— Bien sûr ! C'est lui-même qui m'a encouragée à rester ici, pour revoir
quelques bouts d'essai. Je crois qu'il était encore plus excité que moi !
Pendant toute la soirée, Vanessa resta songeuse. Peu de temps
auparavant, elle aurait sauté de joie à l'idée de remonter sur scène. Mais
son amour pour Max semblait effacer tout le reste. Pourtant, elle était
résolue à faire de son mieux pour remporter le rôle. Et si jamais elle était
choisie, elle prouverait au critique qu'il s'était trompé...

Vanessa se rendit à l'audition, dans un état d'extrême nervosité. Pourtant,


le rôle semblait avoir été écrit pour elle : il s'agissait d'une femme
follement éprise d'un homme qui ne lui accordait pas l'obole d'un regard.
Sa lente descente en enfer était remarquablement analysée.
On donna à Vanessa une courte scène à étudier en dix minutes. Quand ce
fut son tour de monter sur les planches, elle aperçut l'acteur principal. Il
avait l'air parfaitement excédé d'avoir déjà donné la réplique à une dizaine
de candidates.
— Il y en a encore beaucoup? demanda-t-il comme si elle n'avait pas
existé. J'espère que c'est la dernière !
Indignée, Vanessa se jura de lui faire changer de ton. Elle lança la
première tirade avec fureur pour oublier aussitôt qui il était : c'était à Max
qu'elle s'adressait, lui qu'elle suppliait...
La jeune femme parvint à la fin de la scène sans avoir été interrompue par
le rituel « Merci, mademoiselle » qui mettait fin aux espoirs des
candidates.
Eperdue, elle vit son partenaire s'avancer vers elle en souriant.
— Vous avez été merveilleuse. Je suis sûr que vous aurez le rôle.
Vanessa lui adressa une grimace sceptique.
— Et combien de temps faut-il aux juges pour prendre leur décision?
Le comédien se mit à rire.
— Ils seront d'accord avec moi, vous verrez.
Il avait raison. Quelques minutes plus tard, Vanessa apprit qu'elle était
choisie.
— Nous entrerons en contact avec votre imprésario pour les détails.
Les répétitions commencent la semaine prochaine, lui annonça le
responsable de l'audition. Félicitations, et à bientôt.
La jeune femme sortit du théâtre sur un nuage. Elle commença par
appeler Jonathan, puis Jill et Daniel. Un instant, l'envie puérile de
téléphoner à Max la tenailla. Elle finit par y renoncer. Il accueillerait la
nouvelle par une de ces remarques vexantes dont il avait le secret.
La soirée fut gaie. Daniel avait apporté du champagne, et tous trois burent
au succès de Vanessa.
Puis son ami l'emmena au restaurant et se montra tout aussi disert que
d'habitude.
Pourtant, elle ne parvenait pas à chasser de son esprit l'image du visage
glacé de Max, lorsqu'il lui avait dit au revoir. Daniel ne tarda pas à
s'apercevoir de son inattention.
— Vous n'écoutez pas un mot de ce que je vous raconte, lui
reprocha-t-il gentiment.
— Excusez-moi, fit Vanessa confuse. J'étais en train de penser...
— A votre nom en lettres lumineuses! se moqua-t-il. Continuerez-vous
à me revoir, lorsque vous serez célèbre?
Elle se força à sourire, et réussit tant bien que mal à écarter ses sombres
pensées jusqu'à ce que le Canadien la ramène chez elle.
— C'est vraiment un homme charmant, commenta Jill dès qu'il fut
reparti.
— Oui, je l'aime beaucoup.
— Vas-tu te marier avec lui?
— Il n'en a pas encore été question.
Vanessa ferma les yeux, assaillie par une pensée soudaine : le critique
s'était exprimé { peu près dans les mêmes termes que sa sœur, mais avec
beaucoup moins de sollicitude. Et si c'était Max qui lui avait demandé de
l'épouser, comment aurait-elle réagi? Cette pensée la fit sourire : ce n'était
pas le genre d'homme à se présenter, un bouquet de fleurs à la main, à la
porte d'une femme! Mieux valait s'efforcer de ne plus songer à lui.
La jeune femme y parvint, dans une certaine mesure. Les jours suivants,
elle se plongea dans l'étude de la pièce qu'elle allait jouer. Puis les
répétitions commencèrent, dans une triste petite salle qui restait glaciale,
malgré le chauffage poussé à fond.
La troupe était réduite et fort sympathique. Vanessa n'eut aucun mal à s'y
intégrer. Ses journées étaient chargées et, le soir, quand elle rentrait, elle
avait tout juste la force de se glisser entre les draps. Elle travaillait
d'arrache-pied pour parvenir à une totale symbiose avec son personnage.
En secret, elle redoutait une prochaine rencontre avec le critique. Le
monde du théâtre étant petit, nul doute qu'un jour ou l'autre, elle le
croiserait. Aussi s'armait-elle de courage dans cette perspective.
Lorsqu'on lui annonça qu'une réception aurait lieu prochainement pour la
presse, le cœur lui manqua. Inévitablement, elle allait y rencontrer Max
Anderson.

Ce soir-là, Vanessa apporta un soin particulier à sa toilette. La soirée se


déroulait dans les salons d'un hôtel de luxe. Quand elle arriva, les miroirs
lui renvoyèrent l'image ravissante d'une longue créature, dont la chevelure
auburn encadrait un fin visage à peine maquillé. La robe mexicaine ornée
de broderies blanches faisait ressortir son teint lumineux, et lui donnait
un charme virginal.
Avec le reste de la troupe, elle attendit les invités. A chaque fois que la
porte s'ouvrait, son cœur battait plus vite, puis peu à peu, elle finit par se
calmer. Au bout d'une heure, elle était rassurée. Le grand Max Anderson
n'avait pas daigné les honorer de sa présence...
Soudain, une voix froide la fit sursauter.
— Vanessa! Quelle surprise!
La jeune femme abandonna le convive avec qui elle s'entretenait pour
affronter l'adversaire.
— Max! dit-elle dans un murmure à peine audible.
Elle le contempla un instant et reprit avec plus d'assurance :
— Vous ne saviez donc pas que je jouais dans cette pièce ?
Tout en parlant, elle admirait la haute silhouette du critique. Il portait un
smoking admirablement bien coupé qui lui prêtait un charme presque
ténébreux.
— Si, j'ai en effet appris que vous teniez le rôle principal, répondit-il
d'un ton paisible. Et j'ai constaté sans surprise que vous n'aviez pas le
front de venir me l'annoncer vous-même.
— Pourquoi l'aurais-je fait? Vous estimez peut-être que les artistes
condamnés par vos soins doivent avoir le bon sens de ne plus jamais
remettre les pieds sur les planches?
— Absolument pas. Mais je prétends qu'ils doivent obtenir un rôle
grâce à leur mérite.
— Je ne comprends pas!
Max arbora une expression si méprisante que la jeune femme en fut
mortellement blessée.
— Epargnez-moi votre feinte innocence. Vous voudriez sans doute me
faire croire que vous ignorez que Daniel produit cette pièce? Vous feriez
bien d'être à la hauteur, Vanessa, parce que, dans le cas contraire, je vous
préviens que je ne vous ménagerai pas.
Sur ces derniers mots, il lui tourna le dos, la laissant au milieu de la foule,
pâle et désorientée.
10.
Dès le lendemain, Vanessa téléphona à Daniel et lui fixa rendez-vous dans
un salon de thé. Intrigué, le jeune homme évita cependant de lui poser
des questions. Quand il la vit arriver, hagarde, les traits défaits, il se
précipita à sa rencontre et l'installa à une table.
La jeune femme l'entendit vaguement commander deux cafés et des
pâtisseries, puis il se tourna vers elle.
— Dites-moi ce qui ne va pas, la pressa-t-il affectueusement.
Elle se ressaisit, afin de lui raconter ce qu'elle avait appris la veille.
— Est-ce vrai? conclut-elle sur un ton désemparé. J'ai obtenu le rôle
grâce à vous?
Daniel détourna les yeux, visiblement gêné.
— Non, finit-il par répondre.
Vous mentez! affirma Vanessa en se levant d'un bond.
En une seconde, elle fut à la porte.
— Où partez-vous?
— Démissionner. Je ne vous en veux pas, Daniel, vous avez cru agir
pour le mieux, mais je n'accepte pas ce genre de soutien.
Le Canadien la rattrapa juste au moment où elle allait s'enfuir.
— Attendez, Vanessa, vous vous méprenez!
— Vraiment? Pourtant, votre gêne semble montrer que vous êtes à
l'origine de cette histoire. Il n'y a rien à ajouter.
— Si, objecta-t-il fermement. Vous allez vous asseoir et m'écouter. Si
vous désirez encore quitter la troupe quand je me serai expliqué, je ne
vous en empêcherai pas.
A contrecœur, la jeune femme se laissa emmener vers la table.
— Je vous écoute.
— Eh bien, voilà. Le théâtre me fascine, il m'a toujours fasciné. Par
ailleurs, je suis suffisamment riche pour m'offrir quelques caprices. C'est
pourquoi il m'arrive de produire des spectacles, lorsque je pense qu'ils ont
une chance d'avoir du succès. Jusqu'ici, je ne me suis jamais trompé.
— Je suis donc un de vos caprices? s'enquit Vanessa, non sans une
pointe d'amertume.
— J'ai investi dans cette pièce bien avant de vous connaître,
croyez-moi.
Elle haussa les épaules.
— Entendu. Tout cela ne répond pas à ma question, cependant.
Comment ai-je été engagée?
— Vous m'avez plu, j'ai voulu vous aider, c'est assez simple…
— Pourtant, je vous avais prévenu que je ne voulais pas de cela.
— Aussi n'ai-je rien fait qui pouvait vous déplaire. Le metteur en scène
avait déjà reçu en audition un nombre impressionnant d'actrices. Aucune
ne lui convenait. Je me suis contenté de demander qu'on vous convoque.
Vous avez fait le reste. Le metteur en scène a presque crié au miracle :
vous correspondiez exactement à ce qu'il attendait, m'a-t-il dit.
— Ainsi, j'ai été choisie en raison de mon talent, demanda Vanessa qui
n'osait encore y croire.
— Naturellement ! Je me suis seulement arrangé pour que vous ayez
votre chance.
— Pourquoi me l'avoir caché?
Gêné, Daniel baissa les yeux.
— Je craignais que vous n'ayez l'impression d'avoir une dette à mon
égard. Or ce n'est pas ainsi que je désirais vous... gagner.
— Et c'est Max qui s'est chargé des révélations, commenta Vanessa à
mi-voix.
— Vous gardez le rôle? demanda anxieusement son ami.
— Oui.
— Ouf! soupira-t-il comiquement. Je commençais à redouter que vos
grands principes ne l'emportent. Car je risquais de perdre de l'argent, vous
savez?
— Je ferai de mon mieux pour que les profits soient conséquents!
promit-elle sur un ton léger. A moins que Max ne démolisse la pièce par
une critique fracassante.
— Laissez-le essayer ! plaisanta Daniel. Ce spectacle fera un succès, j'en
mettrais ma main à couper!

Après les dernières répétitions, la troupe partit en tournée pour six


semaines. Dès les premières représentations, le public fut enthousiaste. La
presse locale ne manqua jamais de louer la finesse avec laquelle Vanessa
traduisait les doutes et les craintes de son personnage.
En fait, la jeune femme n'avait aucune peine à s'identifier à celle qu'elle
incarnait. Elle connaissait trop bien elle-même la douleur d'être
repoussée...
Pendant toute la tournée, elle se tint à l'écart des autres acteurs. Elle
passait son temps libre à visiter les villes où ils étaient de passage, et
retrouvait la scène avec soulagement, quand le soir tombait.
Souvent, Daniel venait la retrouver. Quand il ne le pouvait pas, il
téléphonait. Partout où elle allait, Vanessa trouvait des fleurs dans sa
chambre, ou des chocolats dans sa loge. Une telle sollicitude finit par
l'embarrasser.
— Vous me gâtez beaucoup trop, Daniel, protesta-t-elle, un jour qu'il
l'avait rejointe.
Les yeux bleus du jeune homme prirent une expression sérieuse.
— C'est parce que je vous aime. Vous le savez, n'est-ce pas?
Vanessa comprit qu'elle devait absolument lever toute équivoque.
— Inutile d'espérer, Daniel, je ne vous aimerai jamais. J'aurais dû vous
le dire depuis longtemps, j'ai eu tort...
Le visage crispé du jeune homme exprima une douloureuse déconvenue.
— Vous ne changerez pas d'avis?
— Non. Et maintenant, laissez-moi seule, s'il vous plaît.
Daniel la quitta d'un air abattu. Il avait lu dans le regardde la jeune femme
que sa décision était irrévocable.

Les deux semaines suivantes s'écoulèrent dans la fièvre, ne lui laissant que
peu de temps pour réfléchir à l'incident. Elle songeait surtout à la grande
première qui devait être donnée à Londres et dont la réussite marquerait
sans aucun doute un nouveau tournant dans sa carrière.
Et puis enfin, le grand soir arriva. Dans sa loge, quelques minutes avant
son entrée en scène, la jeune femme frôla la panique.
La rumeur de la salle lui parvenait dans un brouillard. Malgré les
télégrammes de félicitations éparpillés sur la table, les monceaux de fleurs
qui encombraient la pièce, Vanessa se demanda ce qui lui avait pris de
vouloir monter sur la scène. Et dire que Max était là, quelque part dans le
public...
Enfin, elle traversa l'étroit corridor. Les lumières de la rampe lui parurent
chaudes et rassurantes ; sa peur s'envola au moment même où elle lançait
les premières répliques...
Quand la salle croula sous les applaudissements, elle sut qu'elle avait
gagné.
— Regarde-moi ça! murmura une de ses compagnes, tandis que la
troupe saluait. Même les critiques sont debout !
Max était-il parmi eux? Vanessa le chercha en vain du regard. Peut-être
n'était-il pas venu?
Un peu sombre, malgré son triomphe, elle revint seule sur les planches
pour recevoir les ovations. Lorsque le rideau tomba, des cris et des
applaudissements retentissaient encore, comme si les gens n'avaient pas
voulu la laisser partir.
— Tu as été formidable, ma chérie! s'écria Jonathan un quart d'heure
plus tard. Je le savais que cette pièce ne pouvait pas échouer!
— Tu as eu raison, opina Vanessa avec docilité.
— Il était inutile de lui rappeler qu'il en avait dit autant de Sur les
quais. La soirée n'était pas à la tristesse. Sa loge était envahie de monde.
Certains visages lui étaient familiers, d'autres totalement inconnus. Un
directeur de troupe, qui n'avait pas eu une minute à lui consacrer deux
mois auparavant, lui promettait un rôle dans une série télévisée. Elle
croyait rêver.
Daniel parut soudain et la fit tournoyer dans la pièce.
— Je croyais que vous étiez aux États-Unis? s'étonna la jeune femme,
hors d'haleine.
— Je voulais garder un œil sur mon investissement, plaisanta-t-il. Je
suis revenu spécialement pour la première.
Vanessa aperçut à son côté une fort jolie blonde.
— Je constate avec plaisir que votre cœur n'est pas totalement brisé, lui
chuchota-t-elle à l'oreille.
— Vous faites allusion à Caroline? Un simple caprice!
— Comme moi? ironisa Vanessa.
— Vous ne l'avez jamais été. Et si je pensais avoir une chance...
Elle l'interrompit en lui serrant amicalement la main.
— N'y pensez plus.
— Vous en êtes sûre?
— Tout à fait.
Tel un ange gardien, son habilleuse intervint :
— Allons ! Que tout le monde sorte. Mademoiselle Herbert doit se
préparer pour la réception.
Il y eut quelques protestations, mais en quelques minutes la foule disparut
comme par miracle. La jeune femme aida Vanessa à ôter son costume de
scène et quitta ensuite la loge.
— Une fois seule, la jeune actrice se démaquilla, la tête bourdonnante.
Elle se sentait soudainement épuisée comme vidée de toute l'énergie qui
la soutenait depuis six semaines.
De nouveau, le visage de Max s'imposa à son esprit. Avait-il apprécié la
pièce, et surtout l’avait-il appréciée, elle?
S'arrachant à sa rêverie, elle se dirigea vers sa garde-robe et enfila sa robe
du soir, une merveille de soie noire qui épousait très précisément ses
formes. C'était une folie qui dépassait largement ses moyens, cependant
elle semblait faite pour elle. Il lui avait été impossible d'y résister.
Avant de quitter la loge, elle regarda d'un œil critique l'image que lui
renvoyait le miroir. La ravissante créature qui lui faisait face la rassura :
elle pouvait affronter sans crainte la foule des invités.
Quelques instants plus tard, Vanessa sortait du théâtre. Bien que la rue
obscure et déserte ne fût pas très engageante, elle se mit bravement en
route. La station de taxis n'était pas éloignée, elle y serait en quelques
minutes.
— Une haute silhouette émergea brusquement de l'ombre. Pendant
une seconde, l'affolement paralysa la jeune femme.
— Bonsoir, Vanessa.
— La voix grave et familière la bouleversa au plus profond d'elle-même.
— Bonsoir, articula-t-elle faiblement. Que faites-vous là?
— J'ai téléphoné au journal pour leur lire mon article, répondit Max
Anderson. Puis je suis revenu vous attendre.
Il y avait sans doute une réplique spirituelle à faire, cependant Vanessa
n'en trouva aucune.
— Pourquoi? se borna-t-elle à demander.
— Je voulais vous parler.
Son ton était plus glacial que jamais. Vanessa refréna l'élan qui la poussait
vers lui. Il ne fallait pas oublier que c'était cet homme qui l'avait
congédiée avec tant de mépris peu de temps auparavant!
Elle se força donc à la froideur.
— Vraiment? Je pensais que tout était dit entre nous. A moins que vous
ne me réserviez l'une de ces sentences dont vous avez le secret.
— Je constate que vous n'avez pas perdu votre langue acérée,
commenta le critique.
— Vous l'espériez?
— Je ne comptais pas sur un tel miracle, dit-il d'une voix étrange.
Venez, ma voiture est garée tout près. Je vous emmène à la réception.
La jeune femme ouvrit la bouche pour refuser et se ravisa aussitôt.
Puisqu'ils allaient au même endroit! Et puis, ce serait peut-être l'occasion
de savoir ce qu'il pensait de la pièce...
En silence, elle se laissa entraîner.
— De quoi vouliez-vous me parler? demanda-t-elle enfin quand elle fut
installée dans la voiture.
Sans répondre, il démarra. Vanessa crut d'abord qu'il n'avait pas entendu
sa question. Comme elle s'apprêtait à la répéter, Max laissa tomber :
— Daniel m'a dit que vous m'aimiez. Est-ce vrai?
Vanessa s'attendait à tout sauf à un tel préambule. Elles'imaginait qu'il
allait commenter la pièce, ou peut-être son jeu, ou encore lui rappeler les
ennuis qu'elle lui avait causés... mais pas l'interroger sur ses sentiments.
— Eh bien, reprit-il sur un ton impatient. C'est vrai?
— C'est mon affaire! rétorqua-t-elle vivement.
— Si c'est la vérité, je suis concerné au premier chef!
La jeune femme lança un coup d'œil désespéré vers savitre.
— Rassurez-vous, c'est complètement faux ! s'écria- t-elle avec force.
A la lumière des réverbères, elle le vit froncer les sourcils. Pourquoi Max
attachait-il soudain de l'importance à ce qu'elle éprouvait?
Elle s'avisa brusquement qu'ils auraient déjà dû arriver à l'hôtel, situé non
loin du théâtre.
— Où allons-nous? demanda-t-elle. On m'attend, à la réception.
— Eh bien, ils patienteront. Je vous emmène chez moi. Nous avons à
parler d'un certain nombre de choses.
— Je n'ai rien à vous dire, jeta Vanessa rageusement, sinon que je vous
déteste, Max Anderson!
— Vous me l'avez déjà précisé... Les femmes qui se répètent m'ennuient.
— Faites demi-tour tout de suite ! C'est un enlèvement !
Max eut une grimace amusée.
— Vous croyez? Vous avez raison, dans le fond...
— On va me chercher partout!
— J'ai prévenu Daniel. Il vous excusera.
— C'est à moi de décider si j'ai envie de me rendre chez vous, et
justement ce n'est pas le cas!
Un mince sourire étira les lèvres du critique.
— Je vous préviens que, si vous sautez, vous vous romprez le cou, à
cette vitesse.
— Pour ce que vous vous en souciez!
— Vous seriez surprise de savoir à quel point, affirma- t-il.
Maussade, Vanessa s'enfonça dans son siège. Pour l'instant, il n'y avait
rien à faire. Pendant le reste du trajet, elle s'interrogea sur les intentions
de son compagnon. Elle n'aimait pas beaucoup l'expression cynique qu'il
arborait. Elle courrait certainement un risque, à le suivre dans son
appartement.
— Je Refuse d'aller chez vous, dit-elle le plus fermement possible
lorsque la Maserati fut garée.
— Pourtant, vous allez descendre de la voiture et monter dans
l'ascenseur, assura Max. A moins que vous ne préfériez que j'utilise la
force. Vous y perdriez en dignité, mais peut-être cela ne vous
chagrinerait-il pas?
— La jeune femme obéit. Une fois sur le trottoir, elle évalua ses
possibilités de fuite. Sans aucun doute, elle ne ferait pas quinze mètres
avant d'être rattrapée par son bourreau. Résignée, elle lui emboîta le pas
vers l'entrée de l'immeuble.
Quelques minutes plus tard, elle pénétrait dans la salle de séjour de Max.
Rien n'avait changé et le bureau disparaissait sous un monceau de papiers.
Apparemment, la nouvelle secrétaire manquait d'ordre.
Pour une raison obscure, la vue de cet endroit familier lui fit perdre son
sang-froid. En dépit de sa résolution de rester muette, elle ne put
s'empêcher de demander :
— Où en êtes-vous, avec votre pièce? A-t-elle été prise, finalement?
— Oui.
Vanessa s'agita avec nervosité.
— Je le savais bien ! Elle est vraiment bonne, vous savez. Très
spirituelle...
— Je sais!
Max ne faisait vraiment rien pour l'aider! Plus séduisant que jamais dans
son costume de soirée, il la contemplait sans mot dire. Vanessa repoussa
de toutes ses forces le violent désir de se précipiter vers lui.
— Ainsi, vous voilà lancé dans une nouvelle carrière! reprit-elle en
hâte. Auteur dramatique pour la télévision, rien de moins! Comment
ferez-vous pour continuer vos autres occupations?
Comme Max s'était avancé vers elle, la jeune femme dissimulait son
trouble dans un flot de paroles.
— Taisez-vous, lui ordonna-t-il doucement.
— Pourquoi? protesta-t-elle d'une voix tremblante.
Il la prit dans ses bras. Elle vit avec terreur la tête brune se pencher vers
elle.
— Parce que je veux vous embrasser.
— Mais vous me haïssez ! s'insurgea Vanessa.
— Eh bien, nous sommes quittes, ainsi.
Avant qu'elle n'ait eu le temps de protester davantage, les lèvres de Max
effleurèrent les siennes... Quand il la lâcha, elle vacilla.
— Maintenant, écoutez-moi bien, ma chérie. Tout ce que je désire pour
l'heure, c'est vous entraîner dans ma chambre, et faire l'amour avec vous.
Mais auparavant, je vous dois quelques explications.
— A quel propos? s'enquit Vanessa encore tout étourdie.
Eperdue, elle se demandait pourquoi il la regardait si tendrement, comme
s'il la voyait pour la première fois...
— Je vous aime, déclara-t-il tendrement.
Stupéfaite, Vanessa fixait son compagnon sans mot dire.
Ce n'était pas possible, elle avait dû rêver. Ce n'était pas Max Anderson, le
critique acerbe, qui venait de prononcer ces mots...
— C'est ce que vous appelez une explication? souffla- t-elle.
— Bien plus, une excuse. J'ai été injuste, Vanessa. Vous exerciez un
ascendant irrésistible sur moi et, pourtant, vous représentiez tout ce que
je méprisais, du moins je le croyais. Je me débattais comme un beau diable
dans ces contradictions car je craignais par-dessus tout de revivre le
même calvaire une seconde fois.
Vanessa se souvint de la fiancée de Max, dont Daniel lui avait parlé.
— Pourquoi avez-vous changé d'avis? s'étonna-t-elle.
— C'est vous qui m'avez changé. Vous étiez différente des autres
femmes. Vous n'étiez pas à mes pieds. Vous me faisiez clairement savoir
que vous n'en arriveriez jamais à cette issue. C'était le monde à l'envers!
conclut-il avec un sourire ironique.
— Je me suis aperçue que vous doutiez de vous-même, appuya la jeune
femme, mi-figue, mi-raisin.
Max la serra contre lui.
— J'admets que cela n'a pas dû être facile, pour vous. Malgré l'image
que j'avais de vous, je vous désirais, plus qu'aucune autre. C'est pourquoi
je vous ai laissée partir. J'imaginais qu'une rupture brutale me guérirait.
Vanessa leva vers lui ses grands yeux verts.
— Ainsi, vous m'aimiez? Et dire que je vous ai quitté parce que j'étais
persuadée que vous ne réviseriez jamais votre opinion à mon sujet.
Le regard perdu, le critique répliqua :
— Je ne cessais de penser à vous. Quand j'ai su que vous teniez le rôle
principal dans cette pièce, j'ai commencé par bénir le ciel qui vous
éloignait de moi. Pour moi, vous étiez une petite allumeuse, qui se servait
de Daniel à des fins carriéristes. Mais, j'avais beau faire, votre image ne me
quittait pas. Après cette fameuse soirée chez Lydia, j'étais comme fou !
Vingt fois j'ai failli vous appeler et vingt fois j'ai lutté contre mon élan. Je
ne savais pas comment vous me recevriez.
— Vous ne le saviez pas! s'exclama Vanessa, incrédule.
— Pour en finir, c'est Daniel qui m'a révélé la vérité. Il m'a assuré de
votre honnêteté, de votre pudeur, de votre... vertu, si je puis dire. Tout ce
dont j'aurais dû m'aviser moi-même, si je n'avais pas été aveuglé par un
premier échec.
— Vous l'auriez su, si vous n'étiez pas parti, le soir où Daniel nous a
interrompus par son coup de téléphone, murmura la jeune femme.
Son compagnon se troubla à ce souvenir.
— J'avais tellement envie de vous, ce soir-là. Il m'a fallu fournir un
effort surhumain pour vous quitter.
— J'en ai une vague idée. J'étais moi-même dans un triste état.
Max l'embrassa de nouveau.
— Je vous ferai oublier cette nuit-là, et toutes les fois où je vous ai
blessée.
Posant avec abandon sa tête sur l'épaule de son compagnon, Vanessa
suggéra, malicieuse :
— Vous pourriez commencer maintenant en me donnant un aperçu de
votre article? Alors, qu'a pensé le grand critique Max Anderson?
Une étincelle jaillit dans les prunelles de Max.
— Que tu étais éblouissante, et qu'il ne pouvait détacher les yeux de
toi, dit-il d'une voix rauque. Il a admis sans réserve qu'il t'avait mal jugée
au début.
Mutine, Vanessa lui sourit.
— C'est vraiment gentil de sa part. Je ne sais comment le remercier.
— Je crois que je connais un moyen, chuchota Max.
— Et, l'enlevant dans ses bras, il la porta dans sa chambre.

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