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Revue d'histoire des sciences

Le rôle des conceptions d'Isaac Beeckman dans la formation de


Thomas Hobbes et dans l'élaboration de son Short Tract
Jean Bernhardt

Abstract
SUMMARY. — Hobbes had never heard of Galileo's works till 1634, but he was acquainted with F. Bacon's scientific circle, as a
secretary to the (very likely ex-) Chancellor. Directly or not, he probably learnt the so-called principle of inertia, or, more vaguely,
a law of conservation of the state of uniform motion, which was the key to modern mechanics, from I. Beeckman, Bacon's Dutch
correspondent. Beeckman' s ideas and researches were certainly not kept secret in Northern countries.

Résumé
RÉSUMÉ. — Hobbes n'avait jamais entendu parler des travaux de Galilée avant 1634, mais il était en relations avec le cercle
scientifique de F. Bacon, en tant que secrétaire du (vraisemblablement ex-) chancelier. Directement ou non, il est probable que
ce que l'on appelle le principe d'inertie, ou plus vaguement la loi de conservation de l'état de mouvement uniforme, lui fut
enseigné par I. Beeckman, le correspondant hollandais de Bacon. Les idées et recherches de Beeckman n'étaient certainement
pas gardées secrètes dans les pays nordiques.

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Bernhardt Jean. Le rôle des conceptions d'Isaac Beeckman dans la formation de Thomas Hobbes et dans l'élaboration de son
Short Tract. In: Revue d'histoire des sciences, tome 40, n°2, 1987. pp. 203-215;

doi : https://doi.org/10.3406/rhs.1987.4047

https://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_1987_num_40_2_4047

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Le rôle des conceptions d'Isaac Beeckman

dans la formation de Thomas Hobbes

et dans l'élaboration de son Short Tract (1)

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SUMMARY. — Hobbes had never heard of Galileo's works till 1634, but he was
acquainted with F. Bacon's scientific circle, as a secretary to the (very likely ex-)
Chancellor. Directly or not, he probably learnt the so-called principle of inertia, or, more
vaguely, a law of conservation of the state of uniform motion, which was the key to
modern mechanics, from I. Beeckman, Bacon's Dutch correspondent. Beeckman' s
ideas and researches were certainly not kept secret in Northern countries.

Le milieu baconien déborde assez largement son animateur


principal, son centre, Гех-chancelier (2). Il est au moins probable que
Hobbes y rencontra le médecin William Harvey, dont il devait se
faire un ami beaucoup plus tard, sous la République (3). On ne
saurait exclure que la grande découverte de Harvey, qui venait à matu-

(1) Extrait d'un travail à paraître sous le titre : La naissance de Thomas Hobbes à la
pensée moderne, Le Short Tract on First Principles de 1630-1631, édition critique avec
traduction française et commentaire.
(2) Sur les relations mal connues, mais certaines, de Hobbes avec Bacon, cf. mon
étude : Sur le passage de F. Bacon à Th. Hobbes, Etudes philosophiques, n° 4 (1985),
449-457, notamment 451.
(3) Sur le « triumvirat » Hobbes-Harvey-Selden, cf. G. Keynes, Life of William
Harvey (Oxford, 1966), 387-388.
Reo. Hist. Set, 1987, XL/2
204 Jean Bernhardt

rite vers les dernières années de Bacon (4), ait retenu l'attention de
Hobbes dès avant l'illustre ouvrage de 1628 sur le mouvement du
cœur et la circulation sanguine. Toutefois, on doutera qu'en dépit
d'aspects mécanistes, d'ailleurs nullement surprenants chez un
homme de formation aristotélicienne (5), les idées du médecin aient
exercé une influence particulière sur le philosophe, lui aussi formé,
en gros, à la même école, mais moins « empirique » et plus théoricien.
Harvey n'hésite pas à faire appel à telle ou telle force de nature
inconnue, comme la vis pulsifica du cœur, définie uniquement par
son effet ; il admet de même « âmes » et « facultés » agissant dans la
génération (6). Il se guide en quelque mesure sur un très vieux mythe
remis en honneur à la Renaissance, en faisant du cœur « le Soleil du
microcosme » (7). Sans doute un rapprochement vient-il à l'esprit :
vers 1639, Hobbes concevra pour sa théorie de la lumière le modèle
d'une pulsation rayonnante dont l'analogie cœur-soleil, encore
implicite dans les Elements of Law, deviendra transparente sous les
termes techniques de la médecine grecque que sont systole et
diastole (8). Mais précisément, l'analogie était trop connue (9) pour que
Hobbes eût dû l'apprendre de Harvey et surtout, dans son schéma
optique, Hobbes aura besoin de faire de la diastole le temps actif
d'un processus de dilatation, conformément à la tradition médicale
que renverse Harvey ; la théorie de celui-ci ne rencontra de son côté
que peu d'approbation au xvne siècle. On peut admettre que le
moment venu, c'est-à-dire quelques années après son secrétariat
auprès de Bacon, Hobbes ait médité sur les aspects cinétiques de la
théorie circulatoire et même qu'il ait commencé à prendre goût, dès
l'époque du secrétariat, aux recherches médicales et à la fréquenta-

(4) On sait que l'essentiel de la grande découverte de Harvey date de 1615-1616 au


plus tard ; il commença vers cette date à l'inclure dans son enseignement au Royal
College, où il entra en 1615.
(5) Cf. Jacques Roger, Les sciences de la vie... (Paris, 1971), 117. Aspects mécanistes
chez Harvey : G. Canguilhem, Etudes ď histoire et de philosophie des sciences (Paris,
1968), 227, 307-308.
(6) Ibid., 120.
(7) « Microcosmi Sol » : De molu cordis (Francfort, 1628), 3, 42. L'expression, ainsi que
l'indique Thorndike, History of Magic and Experimental Science, IV (Columbia Univ.
Press, 1934), 558, est de Aegidius de Wissekerke (fin du xve siècle, Hollandais installé à
Carpentras).
(8) Voir le Tractatus opticus I, Opera Latina Molesworth, V, 218 (ces termes se
trouvent chez Harvey).
(9) Nombreuses références chez Thorndike, op. cit. ; cf. mon article : Hobbes et le
mouvement de la lumière, Rev. Hist. Sci., 30 (1977), 13, n. 27 ; voir aussi la référence à
Fr. Bacon, ibid., fin de n. 25.
Isaac Beeckman et Thomas Hobbes 205

tion des médecins. Il n'en reste pas moins entre les deux hommes un
vif contraste, qui se dégage bien, lorsqu'on lit, en pensant au
philosophe, ce que dit M. Jacques Roger du médecin, dans son grand
ouvrage sur Les sciences de la vie : « II connaît la complexité des faits,
et il n'est pas tenté de la simplifier abusivement, fût-ce pour y
introduire, de force, la clarté » (10). Hobbes reconnaîtra de plus en plus « la
complexité des faits », mais ce sera pour s'en défier et son mécanisme
de principe vise, en effet, à « introduire de force la clarté » (11).
En élargissant le cercle baconien jusqu'aux correspondants, il
est possible de faire des rapprochements plus intéressants et de
déceler des sources qui ont concouru à la formation des doctrines
mécanistes et qui peuvent avoir contribué à celle du mécanisme de
Hobbes. Ici encore, la prudence est de rigueur, d'abord parce que
les contemporains ne se connaissent pas toujours les uns les autres
aussi bien que l'on serait aujourd'hui tenté de le croire, ensuite parce
que, à la faveur de ces manques réciproques d'information, il n'est
pas certain que l'élan conquérant vers le mécanisme ait été incapable
de suivre une pluralité de voies distinctes et individuellement
indépendantes. Quoi qu'il en soit de tels problèmes, difficiles, de
filiation ou de développement parallèle, l'attention ne trouve pas à
s'attarder en particulier sur Galilée (qui sans être directement en
relation avec le cercle de Bacon l'était indirectement par
l'intermédiaire, lui-même à la fois direct et indirect, de Micanzio,
correspondant de Bacon et du premier comte de Devonshire, soit du premier
protecteur de Hobbes). Le nom de Galilée n'était pas inconnu de
Bacon, mais il est clair que le chancelier ne prit jamais la mesure du
savant italien, ne le citant que rarement, le critiquant de manière
hâtive et imprécise, ne comprenant même pas la lettre de certaines
de ses théories, notamment de celle des marées (12). On sait du reste

(10) J. Roger, Les sciences de la vie, 121.


(11) Selon Pelseneer, article : Gilbert, Bacon, Galilée, Kepler, Harvey et Descartes,
Isis, 17 (1932), 171-208, il y a lieu de croire que les collaborateurs les plus directs de
Bacon ignoraient la théorie circulatoire de Harvey (qui n'est, peut-on ajouter, intervenu
auprès de Bacon que tard et qui était le médecin en titre de Charles Ier à son
avènement, après avoir soigné en second Jacques Ier), cf. Pelseneer, 171 sq.
(12) Cf. Pelseneer, art. cité, qui précise que réciproquement Galilée ne cite jamais
Bacon. On connaît de Bacon une critique de la théorie des marées proposée par Galilée
en 1616, Novum Organum, II, § 46, Spedding, I, 327 ; d'après Tobie Matthew, in Sped-
ding, The Letters and Life..., lettre de Bruxelles, 4 avril 1619, VII, 36-37, Galilée aurait
connu le De fluxu et refluxu maris de Bacon et aurait entrepris de le réfuter : ce
témoignage est généralement considéré comme peu digne de foi. Il y avait par ailleurs un
certain lien possible entre Bacon et Galilée, en la personne d'Elie Diodati, cet avocat
206 Jean Bernhardt

à quel point Bacon resta, et de plus en plus décidément, partisan du


géostatisme et anticopernicien. Et que pouvait-il y avoir de commun
au-delà d'un idéal de science active et précise, idéal bien vague en
soi, entre le baconisme tel qu'on l'a esquissé plus haut (13), et la
conceptualisation mathématique épurant et réorganisant les
données à sa guise avant de se contrôler par des voies largement
indirectes, conception qui caractérise la science du grand disciple
italien de Copernic (14) ? Aussi n'est-il pas étonnant qu'aucune trace
d'une influence quelconque de Galilée n'apparaisse chez Hobbes
plusieurs années après le Short Tract (15).
Il est au contraire une piste plus suggestive, encore qu'elle
n'offre, à l'instar des précédentes, aucune certitude. On a relevé,
plus haut, dans le Short Tract un principe de conservation du
mouvement (ou, au sens large et contestable, un principe d'inertie) dont
l'affirmation, constante chez Hobbes à partir de l'opuscule, souligne
la modernité de son mécanisme (16). Il est peu croyable que, n'ayant
jamais eu, autant qu'on sache, l'occasion d'étudier de près la
mécanique jusqu'au-delà du Short Tract, Hobbes ait su par lui-
même dissocier force et mouvement uniforme, dès environ 1630, qui
plus est, ou même avant. Pour une telle performance étaient exigées
une connaissance technique de la littérature portant sur le sujet et
au moins quelque pratique correspondante, ce qui n'évoque guère
la formation de Hobbes (17). En revanche, notre philosophe a fort

suisse qui connaissait l'un et l'autre (cf. Correspondance de Mersenne, 1, 171 et 194), sans
compter le P. Micanzio. Mais le fond de l'affaire est que Bacon et Galilée, bien que tous
deux orientés, en première approximation, vers la science moderne, n'appartenaient
pas exactement au même « univers mental ».
(13) Dans l'ouvrage d'où sont tirées ces pages (cf. ci-dessus, n. 1), où l'on montre que
Bacon, animé par l'idéal moderne de la scientia activa, continue néanmoins à penser dans
le cadre traditionnel de l'aristotélisme pour une large part. Voir l'article cité à la n. 2
ci-dessus, Etudes philosophiques, n° 4 (1985), 453-455.
(14) Cf. mon article : Légendes coperniciennes et modernité de Copernic, Revue
philosophique, n° 2 (1980), 164, n. 73. — indication d'un travail à faire pour savoir si la
méthode de Copernic a introduit des changements importants dans celle de Galilée.
(15) Cf. la première mention de Galilée par Hobbes, lettre à Newcastle, janvier 1633/
février 1634, Manuscrits Portland, vol. 2, p. 124.
(16) Sur le mécanisme de Hobbes dans le Short Tract, une vue d'ensemble au début
de mon article : Nominalisme et mécanisme chez Hobbes, lre Partie, Archives de
Philosophie, 48 : 2 (1985), 235-249.
(17) La liste Chatsworth E 2, publiée par Pacchi in Acme n° 1 (1968), 5-42, comporte,
certes, des traités de mécanique, notamment celui de Jordanus de Némore (n° 175), mais
on ne saurait trop redire que cette liste autographe reste de destination obscure, surtout
compte tenu du fait que Hobbes a très souvent fait office de secrétaire auprès de ses
protecteurs et de ses amis.
Isaac Beeckman el Thomas Hobbes 207

bien pu être aidé dans son dépassement et son épuration mécaniste


du baconisme par une information en provenance — et peut-être
dès l'époque du secrétariat — de l'un des deux grands inventeurs
avérés de la conservation du mouvement uniforme. Non pas en
provenance de Galilée, auquel, comme on Га vu, Bacon n'accordait
pas beaucoup d'intérêt, mais ď Isaac Beeckman. Le grand
inspirateur de Descartes, aujourd'hui encore si méconnu (18), a
probablement contribué aussi à éveiller la pensée de Hobbes. Sans doute les
remarques de son Journal restaient-elles inédites à l'époque, tout
comme restèrent inédites les approches de Galilée, de peu
antérieures (19). Mais le contenu du Journal n'était pas secret, ainsi que
l'on va le vérifier, et d'autre part, les relations du milieu baconien
et de Beeckman, lecteur attentif de Bacon et personnalité
scientifique connue en Angleterre au moins depuis son installation à
Utrecht, fin 1619, sont hors de doute (20).
Dès 1611 ou 1612, dans la première des notes de son Journal,
Beeckman appliquait une loi de conservation au mouvement
circulaire du ciel : « Le ciel une fois mis en mouvement, écrit-il en marge,
continue toujours à se mouvoir » (21). Vers 1613 (entre juillet 1613
et avril 1614), il étendait cette loi de conservation des mouvements
uniformes, ou réputés tels, aux mouvements rectilignes : « Rien, une
fois mis en mouvement, ne retourne jamais au repos, à moins d'un
obstacle extérieur ; et plus l'obstacle est faible, d'autant plus
longtemps ce qui a été mis en mouvement reste en mouvement » (22).

(18) Sur l'importance d'Isaac Beeckman, cf. Koyré, Etudes galiléennes, II (Parie,
1939), 100, n. 2. — II ne m'a pas été possible de recourir à temps à Klaas Berkel, Isaac
Beeckman, 1588-1637 en de mechanisering van het wereldbeeld (Amsterdam, 1983).
(19) Cf. R. Taton, Galilée (1564-1642), in Galilée, Aspects de sa vie et de son œuvre
(Paris, 1968), 24-25.
(20) Beeckman lecteur de Bacon : Journal, t. 179 r-v, fin juillet 1623, cf. De Waard,
Expérience barométrique (Thouars, 1936), 163-164 ; Journal, f. 187 v, juillet 1623, sur
YHistoria ventorum, cf. Corr. Mersenne, II, 477 et n. 4 (voir le texte de Bacon, ibid., I,
597) ; Journal, t. 316 r, mai-juin 1628, sur la Sylva Sylvarum, cf. Corr. Mersenne, I,
493 ; II, 294 et n. 3 et 4. — Indications biographiques sur Beeckman, Corr. Mersenne,
II, 217, notamment sur la célébrité du médecin-philosophe. Relations étroites entre
l'Angleterre et la Hollande, cf. Daumas, in Histoire de la Science sous sa direction (Paris,
1957), 69.
(21) F. 3 r, Corr. Mersenne, II, 236 et n. 3. Texte : « Coelum semel motům, semper
movetur. »
(22) F. 13 r, Corr. Mersenne, II, 236 et n. 4. Texte : « Omnis res, semel mota, nun-
quam quiescit nisi propter externum impedimentum ; quoque impedimentum est imbe-
cilius, eo diutius mota movetur » ; et en marge : « Mota semel nunquam quiescunt nisi
impediantur. ■
208 Jean Bernhardt

Cette rupture nette avec les théories de Y impetus se manifeste


publiquement en 1618, à la fin des thèses de médecine que Beeckman
soutint à Caen :
« Une pierre que la main a lancée continue à se mouvoir non pas en
raison d'une force qui lui adviendrait, ni pour fuir le vide, mais parce
qu'elle ne peut pas ne pas persévérer dans le mouvement qui lui a été
imprimé quand elle se trouvait dans la main » (23).

La force à laquelle ce texte fait allusion pour en nier la réalité


est celle du traditionnel impetus, cependant que l'hypothèse de
l'horreur ou de l'impossibilité du vide (la « fuite du vide ») se réfère
à l'aristotélisme et à la théorie balistique, proposée par Aristote à la
suite de Platon, de V anlipérislasis (24). En termes très voisins de
ceux des thèses de Caen, quoique sans insister aussi clairement sur
l'opposition de son principe à l'aristotélisme et tout autant à la
théorie de {'impetus, Beeckman reprend la même thèse dans une
lettre à Mersenne du 30 avril 1630 (25), donc dans un document plus
qu'à demi public. On peut par suite estimer que Hobbes a eu de
fortes chances de connaître, directement ou non, le principe de
Beeckman, soit au moment de son secrétariat au service de Bacon,
vers 1625, soit un peu plus tard, et qu'il a été grandement aidé par
là à passer du baconisme au mécanisme du Short Tract. Or, deux
points sont en cette affaire particulièrement intéressants : le
sentiment d'évidence dont fait preuve Beeckman, avant Hobbes, et
l'importance de l'atomisme, éclatante chez le premier, effacée chez
le second, mais non pas entièrement.
Dès 1613 environ, Beeckman adopte, contre la scolastique, un

(23) Texte : « Lapis ex manu emissus pergit moveri non propter vim aliquam ipsi
accedentem, nec ob fugám vacui, sed quia non potest non perseverare in eo motu, quo
in ipsa manu existens movebatur », fac-similé dans De Waard, Expérience barométrique,
79 ; thèse soutenue le 6 septembre 1618 à Caen (Corr. Mersenne, II, 120). De Waard
note que « Beeckman n'hésitait pas à défendre publiquement ses idées » (Expérience
barométrique, 77; même observation dans Corr. Mersenne, II, 120-121). La rencontre
avec Descartes est du 10 novembre 1618 ; Descartes est mis au courant du principe de
conservation du mouvement (Corr. Mersenne, II, 359 et 341, 1. 150 sq.).
(24) Sur Vimpetus, cf. les études classiques d'A. Maier, notamment : Die Impetus-
lehre in der Scholastik, in Verôffentl. des Kaiser-Wilhelm- Instituts fur Kulturwissens-
chaften... (Wien, 1940). L'expression de fuga vacui se trouve dans la polémique de
J.-C. Scaliger contre Cardan, cf. De Waard, Expérience barométrique, 60. SmVantiperis-
tasis, Aristote, Physique, 4, 8, 215 a 14-15 (cf. Platon, Timée, 80 c).
(25) Corr. Mersenne, II, 457, 1. 153 sq. et 460, 1. 239 sq. ; on retrouve notamment
l'expression : « non possunt non perseverare in eo motu quo in manu, etc. », 1. 154 sq.
Isaac Beeckman et Thomas Hobbes 209

« atomisme » chrétien (26). C'est à peu près le moment où, aussi, il


généralise la conservation du mouvement uniforme aux
mouvements rectilignes. Il était certainement bien plus facile de
s'accommoder d'une conservation du mouvement du ciel, reconnu uniforme,
pouvait-on croire, de manière immédiate, tandis que l'expérience
des mouvements non circulaires n'orientait l'esprit, en général, que
vers d'incessantes variations. La reprise de l'atomisme, de cette
tenace tradition d'analyse, permettait de concevoir le mouvement
comme un état et une propriété naturels des atomes, créés par Dieu
en même temps qu'eux (27) et se perpétuant dans le vide (ou dans
une matière subtile par elle-même dépourvue de résistance, comme
chez Bruno) (28), à condition d'éliminer des atomes toute
spontanéité interne. Quant à ce dernier point, qui consistait à ne retenir
de l'atomisme antique que les effets de choc et de poussée, à
l'exclusion des mouvements spontanés, il est logiquement impliqué dans
l'hypothèse selon laquelle le mouvement se perpétue uniformément
tel quel, c'est-à-dire se maintient sans changement, dans le vide
(ou dans une matière subtile assimilable au vide), donc dans un
milieu ne présentant pas d'obstacle extérieur au mobile. Dans sa
lettre, déjà citée, à Mersenne du 30 avril 1630, Beeckman fait appel
au principe de causalité : « Rien ne change sans une cause » (29),
comme il le faisait déjà en 1613, dans son Journal, disant que le
mouvement dans le vide ne s'arrête pas, « parce qu'il ne survient
pour le mouvement aucune cause de changement » (30). Avec une
quinzaine d'années d'avance sur Hobbes, Beeckman ressent comme
une évidence indiscutable le nouveau statut du mouvement et
brandit déjà à l'appui son principe général de causalité : « Rien ne
subit de changement sans quelque cause de changement » (31). Le
parallélisme est assez étroit avec Hobbes : dans un cas comme dans
l'autre sont évoqués des principes généraux et traditionnels et il en

(26) Ibid., 118.


(27) « Deus corpora atoma primo movit, non minus quam creavit », Journal, î. 57 v,
1617, Согг. Mersenne, II, 118.
(28) Cf. ibid, 118-119 et H. Védrine, La conception de la nature chez G. Bruno (Paris,
1967), 255-256.
(29) tNihil mulari absque causa » (souligné dans le texte), Corr. Mersenne, II, 457,
1. 156.
(30) Journal, t. 13 r, Corr. Mersenne, II, 236 1 с Quia nulla causa mutans motum,
occurit ».
(31) Suite du texte précédent, ibid. : « Nihil enim mutatur absque aliqua causa
mutationis. >
rhs — 8
210 Jean Bernhardt

est fait application à un postulat nouveau, à une nouvelle option


touchant à la nature ou au statut du mouvement. La théorie est
cohérente et se présente avec une belle évidence logique, une fois
admis, contre l'aristotélisme et l'Ecole, que « le repos n'est pas plus
naturel que le mouvement », comme l'assure Beeckman dans la
lettre citée (32). Mais l'un et l'autre considèrent plutôt l'état de
mouvement, ainsi élevé à la même stabilité que l'état de repos,
comme l'objet d'une évidence absolue, le premier par l'usage qu'il
fait du terme de mutatio (changement) en l'opposant à l'identité à
soi du mouvement uniforme comme si cela devait aller de soi pour
quiconque, le second par l'usage qu'il fait du terme de state (état)
en étendant sa signification, dans le même esprit, à l'état de
mouvement uniforme. On remarquera encore que chez tous deux, outre
la commune juxtaposition du mouvement « circulaire uniforme » et
du mouvement rectiligne uniforme, les « états » de repos et de
mouvement restent séparés de façon abrupte, sans aucune relativisation.
On peut fort bien, en effet, affirmer la conservation des mouvements
uniformes en rapprochant mouvement et repos sans jamais les
identifier et sans former la notion d'une indifférence au mouvement et
au repos. De ce point de vue encore, l'auteur du Short Tract semble
bien recueillir l'héritage de Beeckman et non celui de Galilée (33).

(32) « Quies non est magie naturalis quam motus », Corr. Mersenne, II, 460, 1. 240.
(33) Dès 1614, Beeckman considère la pesanteur comme une force constante dont
l'effet est un mouvement accéléré [Journal, t. 20 v, avril 1614, Corr. Mersenne, II, 122),
cela à titre de conséquence logique, appliquée au mouvement « uniformément difforme »,
du principe de conservation du mouvement uniforme (selon toute vraisemblance, cf. les
dates). L'influence des « idées de Démocrite, d'Epicure et de Lucrèce » (De Waard, ibid.,
118 ; cf. sur un autre problème, celui de la pression des fluides, ibid., 119-122) est ici de
première importance et elle ne conduit pas à l'indifférence du mouvement et du repos
et à la relativité mécanique. L'approche de Galilée est différente : s'il découvre la loi de
la chute des graves avant Beeckman, il le fait d'une façon plus technique, dans le
prolongement de la statique du plan incliné, dont il approfondit l'étude à partir de la
science médiévale. M. Clavelin a montré (Philosophie naturelle de Galilée (Paris, 1968),
176, 363-364, 377, en particulier 363, n. 83) que l'idée d'inertie ou de ce qui sera plus
tard l'inertie surgit chez Galilée comme conséquence rigoureuse d'une conception
archaïque de la pesanteur, mise en œuvre avec précision et se retournant finalement contre ses
propres prémisses. Par cette voie quasiment contraignante, Galilée évite de tenir pour
compatibles un principe de conservation du mouvement < circulaire uniforme », pour lui
vrai physiquement en rigueur, et un principe de conservation du mouvement rectiligne
uniforme, qu'il admet comme simplification géométrique, de vérité physique seulement
approximative (cf. Galilée, Discours... (Paris, 1970), trad. Clavelin, voir Г «Introduction
et les notes du traducteur », xix et 261, n. 98). Voyons maintenant comment les
deux auteurs examinent le même problème de la pierre tombant du haut d'un mât de
navire (Hobbes ne semble pas avoir lu La Cène de le Ceneri de G. Bruno). Beeckman
Isaac Beeckman el Thomas Hobbes 211

Cet héritage ne s'arrête pas au principe de base du mécanisme


moderne, ou plus exactement il le prolonge dans cette balistique
optique dont, chez Hobbes, le Short Tract offre le seul exemple. Car
si l'essentiel des contenus de l'opuscule est emprunté à une
documentation de Suarez, la théorie corpusculaire de la lumière, qui en
est le sujet le plus développé, doit beaucoup, selon toute
probabilité, à l'atomisme de Beeckman. La fermeté du médecin hollandais
contraste ici avec les hésitations et Г « éclectisme » de Bacon.
Dès 1613-1614, il professe une théorie corpusculaire d'inspiration
atomiste et aussi héronienne : lumière et son, écrit-il dans le Journal,
sont corporels (34). Là encore, les thèses de Caen font connaître par
l'imprimé cette conception : « Ce que les opticiens appellent les
espèces visibles, ce sont des corps », lit-on dans les Corollaires de la
dernière page, juste avant l'énoncé du principe de conservation du
mouvement (35). Si la lumière, en sa réalité physique, est une
émission de corpuscules, il en découle naturellement la thèse de sa vitesse
finie, ainsi que le précise le Journal en avril 1628 : « Puisque rien de

introduit la considération atomiste du vide et il utilise le principe de conservation pour


montrer comment, si le bateau se déplace, la chute de la pierre sera un mouvement
composé (Journal, t. 132 r-v, juillet 1619) : « Galilée, remarque à ce propos De Waard,
n'a jamais connu le principe sous cette forme » (Corr. Mersenne, II, 237). En effet,
Galilée part d'un principe de relativité visuelle issu de ses réflexions et observations
coperniciennes et il passe de là à un principe de relativité mécanique qu'il met à la base
de l'hypothèse du bateau pour s'intéresser à la chute de la pierre par rapport au bateau
seul, que celui-ci soit en repos ou en mouvement par rapport à la Terre. Chez lui,
conservation du mouvement et relativité mécanique ne font qu'un dans l'alliance du coperni-
cianisme et de l'étude du plan incliné (cf. Clavelin, Philosophie naturelle de Galilée, 236-
240) et c'est ainsi qu'il parvient à concevoir la notion de ce qu'on nomme « système gali-
léen ». Beeckman, pour sa part, ne semble pas avoir jamais cherché à identifier
mouvement et repos et son attention est restée fixée (plus même que celle de Copernic, De
revolutionibus, I, 8, nouv. éd. Koyré (Paris, 1970), 92 sq.), dans l'hypothèse du bateau,
sur le « mouvement double », duplici motu, dont il n'avait pas les moyens d'effectuer la
composition. Plus logicien et physicien que géomètre, moins géomètre que Galilée (et
que Descartes), il est plus proche que Galilée de Hobbes et du Short Tract. En
particulier, le raisonnement qui fait appel au principe à1 indifférence (qui, précisément, est
tout à fait opposé au principe d'indifférence du mouvement et du repos et suppose une
différence absolue entre les deux états dans l'espace isotrope et vide) ou principe négatif
de raison remontant au Phédon (immobilité de la Terre dans le mythe final, 109 a) et
probablement tiré par Hobbes d'Aristote (De caelo, II, 13, 295 b, cf. Short Tract,
démonstration de la Concl. 10, Section I) rappelle en même temps Beeckman, dans la mesure où
celui-ci fonde l'uniformité, la constance du mouvement-état sur l'absence de toute cause
externe de différence.
(34) Cf. Journal, t. 14 r, Corr. Mersenne, II, 293.
(35) « Quas vocant optici species visibiles sunt corpora », fac-similé in De Waard,
Expérience barométrique, 79.
212 Jean Bernhardt

corporel ne se meut en un moment » (36) ; en fait, Beeckman l'avait


soutenue dès 1615 ou 1616 et il la réaffirme, toujours dans son
Journal, en 1623, après avoir lu ce que Bacon écrivait dans le
Novum Organum sur les vitesses comparées de la lumière et du
son (37). On reconnaît là des conceptions auxquelles adhère à son
tour l'auteur du Short Tract de 1620-1631. On trouvera encore chez
Hobbes comme chez Beeckman une tendance à raisonner à partir
de l'hypothèse du vide ou d'un quasi-vide, ne tenant pas compte
de la pesanteur ni, sauf exception (38), d'une résistance de l'air à
l'émission des particules corporelles. Il est vrai que Beeckman a
étudié, et remarquablement, la chute des corps et la résistance de
l'air aux corps en chute libre, mais lorsqu'il traite de balistique,
il le fait indépendamment de la pesanteur, probablement en raison
de la difficulté qu'il éprouve et partage avec la plupart de ses
contemporains, à composer les mouvements (39). Hobbes ne fait
dans le Short Tract aucune allusion à la pesanteur et il n'admet
aucune aitenuatio in longum des particules lumineuses, ainsi qu'il
le précise en sa Section II, ce qui correspond à une application pure
et simple du principe de conservation du mouvement rectiligne dans
un espace de vide parfait ou du moins de vide relatif, et
parfaitement isotrope, tel qu'on trouve ce principe dans les textes de
Beeckman, notamment dans les thèses de Caen. Encore plus éloigné de
résoudre les problèmes de composition mécanique que son
probable inspirateur, Hobbes voit plutôt les relations entre mouvement
en termes de conflit et de domination du plus fort : à la fin du Short
Tract, Section III, Conclusion 9, une attirance plus forte l'emporte
sur une plus faible, de sorte que le sujet se meut dans la direction de
l'objet le plus attirant et ne perçoit même pas le moins attirant.
Peut-être faut-il mettre en rapport avec cette difficulté la
disjonction qu'opère le Short Tract, sans aucun esprit de « composition »,

(36) Journal, t. 314 r, Corr. Mersenne, II, 475 : « Cùm nihil corporeum, momento
temporis moveatur. » Cf. Basso, Corr. Mersenne, II, ibid. : si la lumière est corporelle,
son mouvement se fera in tempore.
(37) Cf. Journal, t. 44 r-v, in De Waard, Expérience barométrique, 86, n. 4 ; aussi
Corr. Mersenne, I, 312 et remarques sur Bacon, Nov. Organum, II, § 46 : Journal,
t. 179 v, juillet-août 1623, Corr. Mersenne, I, ibid.
(38) Exception d'origine baconienne : Sylva Sylvarum, IIIe Centurie, n° 269.
(39) Pesanteur chez Beeckman : Corr. Mersenne, II, 60, 122-123 ; balistique sans
pesanteur : cf. ci-dessus, n. 23 ; difficulté à composer les mouvements : ci-dessus,
n. 33.
Isaac Beeckman et Thomas Hobbes 213

entre les théories corpusculaires et les théories du milieu (40).


Quoi qu'il en soit, Hobbes ne marche pas entièrement dans les
pas de Beeckman. On sait que le Short Tract n'est pas atomiste et
que son refus conjoint des minima et des formes substantielles
l'oriente implicitement vers une continuité substantielle de l'étendue
même si ce plein n'est pas homogène et, tant bien que mal,
s'accommode de la négation de Vattenuatio in longum, c'est-à-dire de
l'absence de freinage. Combiné avec un intérêt d'ailleurs un peu
fluctuant pour les doctrines atomistes, le refus du discontinuisme ato-
mistique porte la marque de Bacon (41). De même qu'il hérite cet
intérêt mitigé, Hobbes emprunte encore à Bacon, contre Beeckman,
l'ampleur de ses vues « mécanistes » : Beeckman admet des particules
de lumière, variété du feu (42), tandis que Bacon en nie nettement
la réalité et accorde au mouvement ce que le Hollandais estimait
lié à la configuration des particules (43). Dès le Short Tract, plus
encore par la suite, Hobbes privilégie le mouvement et tend à
uniformiser la configuration des corpuscules (44), en attendant de se

(40) Disjonction corpuscules-milieu : cf. le principe unique du début de Short Tract,


Section IL Voir aussi, à propos de l'usure des sources [Short Tract, section II, concl. 8,
point 2), ce que dit Beeckman de la matière subtile qui « nourrit » le Soleil, Journal,
t. 80 v, 25 juin 1618, Corr. Mersenne, II, 119. F. Bacon aussi a posé la question de savoir
« whether the stars are nourished, and likewise, whether they are increased, diminished,
generated, and extinguished », Descriptio globi intellectuals, Spedding, V, 539
(souligné dans le texte) ; pour sa part, Bacon ne pense pas que les astres aient besoin d'être
alimentés (cf. 539-540).
(41) Refus de l'atomisme chez Bacon : Nov. Organum, II, § 8, Spedding, I, 234.
(42) Journal, t. 139 r-v et 140 r bis, août 1620, Corr. Mersenne, II, 119.
(43) Cf. Nov. Organum, II, § 48 et Marie Boas(-Hall), The Establishment of
Mechanical Philosophy, Osiris, X (1952), 412-541, notamment 434-435 sur le mécanisme
cinétique ou dynamique. Il n'y a pas là de raison qui puisse faire oublier l'hostilité résolue de
F. Bacon à rencontre du pur mécanisme : voir Nov. Organum, I, § 66, où il combat sur
deux fronts, critiquant d'un côté les simplifications endormantes des types et des
« formes originelles » (mais arrfve-t-il à s'en distinguer lui-même ?) et de l'autre les
manipulations des « arts mécaniques » (in artibus mechanicU) qui procèdent с par voie de
combinaison ou de séparation » (per composiliones aut separationes) et donnent à penser
que « quelque chose de semblable se fait aussi dans la nature » (simile quiddam etiam in
nátura rerum universali fieri). Ce texte est clairement opposé à Г artificial isme mécaniste
(théorique) de Hobbes et suffirait à lui seul à rendre compte de la distance prise par ce
dernier à l'égard d'un homme auquel il est patent qu'il doit beaucoup. — Qu'il l'ait
connue ou non, Hobbes ne suit pas la théorie du magnétisme de Beeckman (Journal,
t. 18 r-v, in De Waard, Expérience barométrique, 146-147). L'idée de t maintenir sa
nature > (cf. Short Tract, section II, concl. 9, Corollaire), idée nettement scolastique
(cf. Expérience barométrique, p. 58), est la trace la plus apparente de la scolastique dans
tout le Short Tract.
(44) Cf. Short Tract, section III, concl. 3.
214 Jean Bernhardt

passer d'une théorie émettrice au profit d'une théorie du milieu. A


travers ces influences partiellement divergentes, le Short Tract
révèle à lui seul un penseur qui s'efforce avec une vigueur
synthétique et simplificatrice exceptionnelle, en dépit de certaines
maladresses, vers la réalisation d'un idéal de clarté géométrique et
mécanique. Sur le plan de l'optique géométrique, on peut estimer
que, dès environ 1630, Hobbes s'était quelque peu intéressé aux
Paralipomena de Kepler, ainsi qu'il a été relevé plus haut (45).
Bacon, pour sa part, semble avoir totalement ignoré Kepler,
certainement en raison de son anticopernicianisme, car l'astronome était
connu en Angleterre (46) et Harriot entretenait avec lui des
relations personnelles. Hobbes, quant à lui, a connu au moins les titres
de quatre ouvrages de Kepler vers 1630 : une liste autographe les
mentionne (47). En tout cas, on conçoit que les conceptions de
Beeckman lui ouvraient un accès à l'optique géométrique de Kepler,
malgré les différences de fond des deux auteurs : que la lumière fût
ou non un jaillissement instantané et immatériel, pourvu que son
mouvement éventuel de rayonnement se conservât en ligne droite
sans rencontrer de résistance, le schéma de Yattenuatio in latum
(expression de Kepler) illustrait sans difficulté la théorie
corpusculaire inspirée par Beeckman, sans laisser aucune part (selon cette
autre expression de Kepler) à une attenuatio in longum. Ainsi,
l'auteur du Short Tract savait ajuster les uns aux autres ses auteurs,
corriger Bacon par Beeckman et Beeckman par Bacon, adapter ce
qu'il puisait chez tous deux à l'optique géométrique de Kepler en
dissociant cette optique des principes du réalisme keplerien,
contraires à son réalisme propre.
On soutiendra peut-être que toutes ces « influences » combinées
sont en fin de compte de peu d'importance et ne méritent guère de
retenir l'attention, en comparaison du principe actif et personnel
de leur combinaison. Toutefois, si l'on ne saurait se flatter de
parvenir, même dans les cas les mieux connus, à rendre compte des
grandes créations intellectuelles jusqu'à ce point d'exhaustivité où
tous les facteurs dus aux « influences » culturelles s'organiseraient

(45) Dans le commentaire d'où sont extraites ces pages, à propos de Short Tract,
section II, concl. 6.
(46) Cf. l'article de Pelseneer cité plus haut, aux n. 11 et 12, ainsi que dans le recueil
Harriot, J. W. Shirley éd. (Oxford : Clarendon Press, 1983), l'article de présentation
générale d'E. Rosen : Harriot's Science, The Intellectual Background, p. 2-4.
(47) Liste citée plus haut, à la n. 17.
Isaac Beeckman el Thomas Hobbes 215

parfaitement dans l'unité vivante d'une personnalité, il serait encore


plus vain de se refuser à toute investigation de ce genre, sous le
principe très contestable d'une absolue opposition entre la
spontanéité créatrice d'une pensée et ses conditions extérieures, entre
l'activité interne de l'individu et l'extériorité des milieux culturels.
L'originalité de Hobbes a les caractères dynamiques d'une synthèse
unificatrice et sélective qui ne doit rien à une intériorité autosuffi-
sante et qui se réciproque avec une histoire singulière, dont il n'est
pas oiseux de rechercher les contours.

Jean Bernhardt.
CNRS, LP 21

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