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La dépression
et ses traitements
1 La dépression :
définition et mesure
de sa sévérité
la suite des traitements, ce qui
signifie que 70 % des patients
continuent à présenter des
symptômes, et malheureuse-
1.1. Qu’est-ce que ment, actuellement, un cer-
la dépression ? tain pourcentage de patients
ne répond pas du tout aux
Le tableau de Van Gogh de la traitements.
Figure 1 pourrait être admis De plus, les traitements ac-
comme représentant l’état de tuels présentent des effets
dépression. secondaires qui limitent leur
La dépression est une mala- utilisation, et il n’y a que 60 %
die grave et très fréquente, d’adhésion à la thérapie, c’est-
puisqu’en douze mois, plus de à-dire de patients qui suivent
7 % de la population générale effectivement leur traitement.
va présenter les symptômes Le risque suicidaire est égale-
de cette maladie. C’est aussi ment très grave au début de la
la quatrième cause médicale dépression, puisque 15 % des
de handicap. patients font une tentative de
Pourtant cette pathologie est suicide, dont environ la moitié
mal diagnostiquée, ou plutôt aboutit.
sous-diagnostiquée, c’est-à- Le diagnostic de cette patho-
dire qu’on en sous-estime la logie est aujourd’hui très pré-
prévalence. Seulement 30 % cis et répond à des critères
de rémission sont observés à spécifiés dans la CIM-10, et
Chimie et cerveau
*
Organisation Mondiale de la Santé (1993) « CIM-10/IDC-10,
Classification internationale des troubles mentaux et des
troubles du comportement : description clinique et directives
pour le diagnostic », Masson, Paris. Copyright © CEP, création
décembre 2007.
155
Chimie et cerveau
2 Évolution de l’étude
de la dépression
on ne parlait pas de dépression
mais de mélancolie, qui vient du
grec melanoσ (melanos), signi-
fiant noir, et de coloν (kolon), qui
2.1. La dépression à travers
signifie ventre, entrailles, mais
les âges (Figure 4)
également toutes les sécré-
Ce petit parcours historique tions des entrailles, les « hu-
commence au Ve siècle av. J.‑C., meurs ». Il s’agissait donc en
avec Hippocrate, qui est le te- fait de la bile noire, qui n’a rien
nant de la théorie dite « humo- à voir avec le terme « humeur
rale ». En fait, à cette époque, noire » utilisé dans d’autres cir 157
Chimie et cerveau
Figure 5
L’émergence de théories de la dépression.
Source des images en IRM : Shima Ovaysikia, Khalid A. Tahir, Jason L. Chan and Joseph F. X. DeSouza.
(2010). Word wins over face: emotional Stroop effect activates the frontal cortical network, Front. Hum.
Neurosci.,4: 234. 159
Chimie et cerveau
dynamique, ∆M
montre que les activations cé- 0
–3 patients déprimés : on observe des
rébrales sont corrélées avec –6 changements de l’activité corrélés
le changement de la gravité –9 Cervelet avec l’amélioration symptomatique
de la dépression sur l’échelle –12 Cortex cingulaire
antérieur des patients (changement de
d’Hamilton. –15 la gravité de la dépression sur
0 5 10 15 20
l’échelle d’Hamilton).
Une expérience similaire a Changements dans les symptômes
dépressifs, ∆HRSD Source : d’après Fu et coll. (2004).
été réalisée, non plus en pré- Arch GenPsychiatr, 61 : 877-889.
sentant des photos de visages
tristes ou gais, mais en faisant
référence à des expériences (Figure 7 ), qui présentent
personnelles tristes ou heu- la plus grande activation
reuses par l’interrogation du dans cette région du cortex
patient. Là encore, l’imagerie cingulaire antérieur quand
montre des différences d’acti- on compare les conditions,
vation cérébrale, notamment c’est-à- dire expér ience s
lorsqu’on compare les sujets tristes versus expériences
sains aux sujets déprimés heureuses. D’autres régions
Expérience
heureuse
C D
Expérience
triste
Figure 7
L’activité cérébrale varie, si le sujet est sain ou déprimé. On visualise les
différences d’activité cérébrale entre sujets sains et sujets déprimés en
fonction des expériences heureuses ou tristes évoquées chez les sujets.
Lors d’évocations d’expériences heureuses (A, B), les sujets sains ont une
activité cérébrale plus élevée dans le lobe temporal postérieur gauche
(LTPG) et moindre dans le cortex préfrontal ventro-median (CPVM), qui
comprend, en autres, une partie du cortex cingulaire antérieur. Lors
d’évocations d’expériences tristes (C, D), les sujets sains ont une activité
cérébrale plus élevée dans cortex orbitofrontal droit (COFD) et moindre
dans l’insula droite (ID).
Source : d’après Keedwell et coll. (2005). Biol Psychiatry, 58 : 495-503. 161
Chimie et cerveau
3 Mise en évidence
de la dépression
par l’analyse de l’activité
un patient sain, et lorsqu’on
regarde les réseaux, qu’il
existe des connexions modi-
cérébrale et des gènes fiées entre plusieurs régions
du cerveau. La signification
3.1. Les effets de la physiologique de cette obser-
dépression sur l’activité vation est encore obscure,
du cerveau mais on peut penser que le
renforcement de certaines
Différentes techniques d’ana- connections dans la dépres-
lyse sont utilisées. Le Chapitre sion est en rapport avec des
de B. Mazoyer dans Chimie et pensées stéréotypées ou ob-
cerveau explique les tech- sessionnelles.
niques d’imagerie cérébrale
et leur utilisation pour l’éta- Cet te technique d’ étude
blissement des différents ré- est extrêmement utilisée
seaux neuronaux actifs quand aujourd’hui, pas seulement
le cerveau est soit au repos, dans l’étude de l’évolution de
soit en activité. la dépression, mais égale-
ment dans l’objectivation de
Il serait trop compliqué d’en- l’effet des médicaments. Il y a
trer dans les explications aujourd’hui environ 1 200 pu-
détaillées de la Figure 8, qui blications par an qui utilisent
montre une analyse, à partir cette technique en psychiatrie
des images IRM, de l’évolu- et en neurologie pour caracté-
tion de la connectivité entre riser des états physiologiques
des réseaux neuronaux, ou pathologiques.
selon l’état de dépression
des patients. Retenons sim- L’électroencéphalographie10
plement que les images du quantitative est une technique
cerveau sont découpées en non invasive qui permet d’ana-
cinq mille petits éléments de lyser les courants cérébraux.
volumes élémentaires appe- Ces derniers sont captés
lés voxels. La connectivité avec un casque à électrodes
entre les voxels est exprimée multiples (Figure 9A). Ils per-
par la coïncidence des signaux mettent de tracer des cartes
entre ces voxels, et permet de en fonction des fréquences
caractériser l’activité des dif- des r y thmes électriques
férents réseaux neuronaux : détectés. L’une de ces fré-
le réseau de l’émotion ou le quences est particulièrement
réseau visuel par exemple. intéressante, c’est le rythme q
Les Figures 6 et 7 nous ont
10. Encéphalographie : méthode
montré que selon l’état dé- d’exploration cérébrale qui mesure
pressif ou non du patient, l’activité électrique du cerveau par
des électrodes placées sur le cuir
9. Insula : partie du cortex cérébral chevelu. Elle renseigne sur l’acti-
qui interviendrait notamment dans vité neurophysiologique du cerveau
le dégoût, la dépendance ou encore au cours du temps et en particulier
162 la conscience. du cortex cérébral.
La dépression et ses traitements
A B
poids relatif
de la région
Pouvoir discriminant
Réseau en mode
par défaut
Réseau affectif
Aire corticale
visuelle
Cervelet
Autre région
Figure 8
Analyse de la connectivité dans la dépression : analyse en IRM
fonctionnelle de l’état de repos « resting-state » : A) les connections sont
plus nombreuses pour un patient déprimé (bas de la figure) ;
B) les réseaux neuronaux évoluent suivant l’état du patient.
Source : Oxford University Press publication (www.oxfordjournals.org),
Zeng L.L. et coll. (2012). Brain, 135(5) : 1498-1507.
Figure 9
L’électroencéphalographie quantitative permet d’établir
une cartographie de différents rythmes cérébraux. 163
Chimie et cerveau
Figure 10
Le cortex cingulaire et la
dépression : représentation des
différentes aires de Brodmann
impliquées dans la dépression.
Source : d’après Pizzagalli D.A.
(2011). Neuropsychopharmacology,
36 : 183-206.
–log10(p)
sion du cancéreux ou bien
encore celle arrivant après 4
un accident vasculaire céré-
bral. Il semble que ce type de 3
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
Chromosome
De nombreux travaux ont été Étude de la génétique de la dépression. Aucun gène de vulnérabilité
réalisés pour chercher si la n’a pu être confirmé dans une large étude sur le génome.
– 1,2 millions de SNP analysés sur le génome entier (autosomal
dépression avait des causes + chromosome X) ;
génétiques. La Figure 11 pré- – 9 240 cas de dépression vs 9519 cas contrôles dans l’analyse principale ;
sente l’une de ces analyses – 6780 cas de dépression et 50695 cas contrôles dans l’analyse de
dans laquelle on recherche réplication.
dans l’ensemble du génome Pas d’association significative et répliquée. Chaque point représente un
la présence de mutations SNP et la valeur de sa significativité statistique. La ligne horizontale en
rouge représente la significativité seuil à l’échelle du génome (P < 5 ·10–8),
ponctuelles (des SNP13 : voir
pour conclure à la vulnérabilité du locus. NVL et VPS8 sont les gènes
le Chapitre de M. Besson dans contenant les SNP pour lesquels la probabilité de l’association avec
Chimie et cerveau) qui pour- la dépression est la plus élevée, bien que n’atteignant pas le seuil de
raient y être associées. significativité.
Un million de poly mor- Source : d’après Mol Psychiatry. 2013,18(4):497-511.
phismes génétiques ont été
analysés sur un échantillon
initial d’environ 9 000 patients
déprimés et autant de cas
Il n’y a pas de cause étiolo-
contrôles. Quelques gènes de
gique établie dans la dépres-
vulnérabilité ont pu être iden-
sion, mais cela ne veut pas
tifiés, mais ils n’ont pas été
dire qu’on ne peut pas traiter
confirmés dans une étude de
cette pathologie.
réplication sur un plus large
échantillon. Donc, contraire-
4
ment à la schizophrénie ou Les traitements
à l’autisme, il n’y a pas de de la dépression
gène de vulnérabilité qui soit
clairement identifié dans la Rappelons brièvement les
dépression. traitements non médicamen-
teux de la dépression, notam-
ment l’électro-convulsivothé-
13. SNP (« single-nucleotidepoly- rapie (ECT), ou sismothérapie,
morphism », ou polymorphisme qu’on appelle plus communé-
nucléotidique) : représente la va- ment les « électrochocs ».
riation d’une seule paire de base
du génome, entre individus d’une Puis nous expliquerons plus
même espèce. largement les traitements 165
Chimie et cerveau
Figure 15
Rôle inhibiteur
des antidépresseurs dans
la transmission synaptique
de la noradrénaline :
– la réserpine empêche le
stockage de la noradrénaline
dans les vésicules ;
– l’isoniazide dégrade la
monoamine oxydase ;
– l’imipramine inhibe la recapture
des neurotransmetteurs
notamment de la sérotonine. 167
Chimie et cerveau
Figure 18
La dopamine, la sérotonine et la
noradrénaline agissent sur des
168 parties différentes du cerveau.
La dépression et ses traitements
Figure 19
Histoire des antidépresseurs :
des monoamines au glutamate.
NMDA = N-méthyl-D-aspartate.
Source : d’après une figure
originale du Dr. Lucilla Mansuy.
–12
–16
–20
28
Nice criteria met at HRSD = 25
de dépression de Hamilton
24
20
16
Figure 23 12
8
Efficacité d’un traitement actif 4
comparée à celle du placebo 0
en fonction de la sévérité à 8 10 12 14 16 18 20 22 24 26 28 30 32 34 36 38 40
l’inclusion : l’efficacité dépend du
Score à l’admission sur l’échelle de dépression de Hamilton
degré de sévérité de la dépression,
mais des changements s’effectuent données brutes sous produit antidépresseur
également avec le placebo. données brutes sous placebo
droite de corrélation pour les données sous antidépresseur
Source : Fournier et coll., JAMA, droite de corrélation pour les données sous antidépresseur
170 2010, 303:47-53
La dépression et ses traitements
Les principaux nouveaux trai- A B 35
tements susceptibles d’appa-
30
raître à partir de 2018 ont pour Placebo
cible le neurotransmetteur 25
glutamate et concernent le
20
blocage d’un récepteur canal
MADRS
post-synaptique rapide ac- 15 Toxine botulinique A
tivé par le glutamate (NMDA)
(Figure 22). Ils sont basés sur 10
deux mécanismes : 5
−− le blocage du canal du
0
récepteur au NMDA par la 0 3 6
kétamine ; Toxine botulinique A Semaine
100
diminution de l’activité post-
évalutation de la douleur
75
### Traitement à la kétamine l’administre durant l’opéra-
Traitement placebo synaptique des neurones à tion quand le patient est anes-
50 ### glutamate. thésié pour éviter justement
25
L’effet antidépresseur de la l’émergence de ces troubles
0
*** *** kétamine a été mis en évi- psychotiques. La kétamine a
10
dence en 2000. Elle bloque donc un effet rapide, associé
à des modifications de l’acti-
moyens sur l’échelle BPRS
# # l’activité du récepteur au
Symptômes positifs
6
NMDA, qui constitue le ré- vation du cerveau telles que
4 cepteur activateur principal révélées par les techniques
2
** **
des neurones inhibiteurs décrites précédemment, que
0 GABAergiques du cortex, et l’on peut corréler avec l’amé-
0 60 120 180 240 24 48 72
min min min min hrs hrs hrs par là rétablit un équilibre lioration de l’état du patient.
correct entre l’excitation glu- Nous avons vu que les récep-
Figure 26 tamatergique et l’inhibition teurs NMDA se retrouvaient
GABAergique. L’activité nor- partout dans la zone synap-
Évolution des symptômes male du cortex antérieur cin-
psychotiques et de l’effet tique comme dans la zone
gulaire est ainsi rétablie. Cet extra-synaptique. Mais on
antidépresseur de la kétamine.
BPRS (« BriefPsychiatric Rating effet est mis en évidence sur sait que les récepteurs sy-
Scale ») = échelle abrégée la Figure 26. naptiques sont responsables
d’appréciation psychiatrique. Nous voyons sur l’échelle de la génération des rythmes
HDRS (« Hamilton Rating Scale d’Hamilton (HDRS) un effet électriques alors que les ré-
for Depression ») = échelle de
dépression de Hamilton.
antidépresseur extrêmement cepteurs post-synaptiques
VAS (« visual analog scale ») = rapide qui se manifeste en sont responsables des effets
échelle d’auto-évaluation de la deux ou trois heures. Il est secondaires. La fixation sur le
172 douleur. associé à un sentiment d’ex- site NR1 du récepteur NMDA
La dépression et ses traitements
Contrôle de l’activité
électrique rythmique
de type θ NR2
NR1
Zn2+
synaptique D-Sérine
extrasynaptique Glycine Glutamate
Extracellulaire
Génération Mg2+
des effets KET
secondaires Cytoplasmique
Figure 27
Utilisation de la D-sérine comme co-transmetteur du glutamate.
174