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Pierre Sokoloff

La dépression
et ses traitements

Pierre Sokoloff a été directeur de recherche au CNRS et a dirigé


une unité INSERM à l’Hôpital Sainte-Anne (Paris). Il est actuelle-
ment directeur du centre de R&D exploratoire en neurobiologie
et psychiatrie des laboratoires Pierre Fabre.

1 La dépression :
définition et mesure
de sa sévérité
la suite des traitements, ce qui
signifie que 70 % des patients
continuent à présenter des
symptômes, et malheureuse-
1.1. Qu’est-ce que ment, actuellement, un cer-
la dépression ? tain pourcentage de patients
ne répond pas du tout aux
Le tableau de Van Gogh de la traitements.
Figure 1 pourrait être admis De plus, les traitements ac-
comme représentant l’état de tuels présentent des effets
dépression. secondaires qui limitent leur
La dépression est une mala- utilisation, et il n’y a que 60 %
die grave et très fréquente, d’adhésion à la thérapie, c’est-
puisqu’en douze mois, plus de à-dire de patients qui suivent
7 % de la population générale effectivement leur traitement.
va présenter les symptômes Le risque suicidaire est égale-
de cette maladie. C’est aussi ment très grave au début de la
la quatrième cause médicale dépression, puisque 15 % des
de handicap. patients font une tentative de
Pourtant cette pathologie est suicide, dont environ la moitié
mal diagnostiquée, ou plutôt aboutit.
sous-diagnostiquée, c’est-à- Le diagnostic de cette patho-
dire qu’on en sous-estime la logie est aujourd’hui très pré-
prévalence. Seulement 30 % cis et répond à des critères
de rémission sont observés à spécifiés dans la CIM-10, et
Chimie et cerveau

Figure 1 une diminution marquée de


l’intérêt et du plaisir, appelée
La dépression selon Van Gogh l’anhédonie, est l’un des symp-
(1853-1890) : Au seuil de
tômes majeurs de la dépres-
l’éternité, 1890.
sion souvent associé à l’aug-
mentation de la fatigabilité. Une
autre série très importante de
symptômes regroupe notam-
ment la perte de confiance en
soi ou de l’estime de soi, des
sentiments injustifiés de culpa-
bilité, associés à des pensées
de mort et de suicide, et fait
partie de ces critères de dia-
gnostics auxquels s’ajoutent
le DSM-51 (voir l’Encart : « La également des perturbations
dépression répond aujourd’hui cognitives, comme la difficulté
à des critères diagnostiques à se concentrer sur une tâche,
précis ») : et somatiques, comme les
- les critères généraux s’ap- troubles du sommeil, le gain
puient sur la durée, qui doit ou la perte de poids.
être supérieure à deux se- Ces critères sont associés
maines ; à des degrés de sévérité
- les critères différentiels ex- (Encart : « Les critères de sévé-
cluent les épisodes de manies rité de la dépression »). Quand
ou d’hypomanies2, signes de la le minimum de critères requis
dépression bipolaire, qui est pour effectuer le diagnostic
un autre type de dépression et est atteint, on parle alors de
qui ne sera pas abordée dans troubles légers. Lorsqu’il est
ce chapitre ; dépassé, on parle de troubles
- de plus, certains symp- sévères, mais sans caracté-
tômes doivent être présents ristiques psychotiques 3. Car
en nombre déterminé : par il faut savoir que certaines
exemple une humeur dépres- dépressions, en plus d’être
sive à un degré nettement anor- sévères, sont accompagnées
mal pour le sujet (car chacun de troubles psychotiques.
peut avoir des moments plus ou Il existe aussi des formes
moins dépressifs). Par exemple intermédiaires de dépres-
sions modérées ou séquen-
1. La CIM-10 est une liste de cées. Toutes ces formes de
classification médicale codant dépression sont des formes
de nombreux paramètres pour majeures qui requièrent des
chaque maladie et le DSM-5 est traitements et n’ont rien à voir
le manuel diagnostic et statistique avec la déprime, le blues ou
des troubles mentaux.
la petite dépression que nous
2. Hypomanie : état psychologique
caractérisé par un trouble de l’hu- pouvons tous ressentir, à un
meur, qui peut être irritée, excitée, moment donné de la vie.
persistante et omniprésente. Un
hypomaniaque a en général un moins 3. Troubles psychotiques : trouble
grand besoin de dormir, est très ex- de l’esprit évoquant le plus souvent
traverti et très énergique, mais ne une perte de contact avec la réa-
présente pas de symptômes psycho- lité, des délires, des hallucinations
154 tiques contrairement aux maniaques. et des violences irrépressibles.
La dépression et ses traitements
LA DÉPRESSION RÉPOND AUJOURD’HUI À DES
CRITÈRES DIAGNOSTIQUES PRÉCIS SELON LA CIM-10*

A. Critères généraux (obligatoires)


G1. L’épisode dépressif doit persister au moins deux
semaines.
G2. Absence de symptômes hypomaniaques ou maniaques
répondant aux critères d’un épisode maniaque ou hypoma-
niaque (F30) à un moment quelconque de la vie du sujet.
G3. Critères d’exclusion les plus couramment utilisés :
l’épisode n’est pas imputable à l’utilisation d’une substance
psychoactive (F10-19) ou à un trouble mental organique,
selon la définition donnée en F00-F9.

B. Présence d’au moins deux des trois symptômes suivants :


(1) Humeur dépressive à un degré nettement anormal pour
le sujet, présente pratiquement toute la journée et presque
tous les jours, dans une large mesure non influencée par
les circonstances, et persistant pendant au moins deux
semaines.
(2) Diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir pour des
activités habituellement agréables.
(3) Réduction de l’énergie ou augmentation de la fatiga-
bilité.

C. Présence d’au moins un des sept symptômes suivants,


pour atteindre un total d’au moins quatre symptômes :
(1) Perte de la confiance en soi ou de l’estime de soi.
(2) Sentiments injustifiés de culpabilité excessive ou inap-
propriée.
(3) Pensées de mort ou idées suicidaires récurrentes, ou
comportement suicidaire de n’importe quel type.
(4) Diminution de l’aptitude à penser ou à se concentrer
(signalée par le sujet ou observée par les autres), se mani-
festant, par exemple, par une indécision ou des hésitations.
(5) Modification de l’activité psychomotrice, caractéri-
sée par une agitation ou un ralentissement (signalés ou
observés).
(6) Perturbations du sommeil de n’importe quel type.
(7) Modification de l’appétit (diminution ou augmentation)
avec variation pondérale correspondante.

*
Organisation Mondiale de la Santé (1993) « CIM-10/IDC-10,
Classification internationale des troubles mentaux et des
troubles du comportement : description clinique et directives
pour le diagnostic », Masson, Paris. Copyright © CEP, création
décembre 2007.
155
Chimie et cerveau

LES CRITÈRES DE SÉVÉRITÉ DE LA DÉPRESSION

- « léger » lorsqu’il y a peu ou pas de symptômes supplémentaires par rapport au nombre


nécessaire pour répondre au diagnostic ; l’altération des activités professionnelles, des
activités sociales courantes, ou des relations avec les autres est seulement mineure ;
- « sévère sans caractéristiques psychotiques » lorsque plusieurs symptômes supplémen-
taires par rapport au nombre nécessaire pour répondre au diagnostic sont présents, et que
les symptômes perturbent nettement les activités professionnelles, les activités sociales
courantes ou les relations avec les autres ;
- « sévère avec caractéristiques psychotiques » lorsque s’ajoutent aux symptômes typiques
de l’épisode dépressif sévère des idées délirantes ou des hallucinations, concordant ou non
avec le trouble de l’humeur ;
- « modéré » lorsque les symptômes et altérations des activités professionnelles, des acti-
vités sociales courantes ou des relations avec les autres sont comprises entre ces deux
extrêmes.

1.2. Les échelles de mesure il est rare d’avoir une dépres-


de la dépression sion complètement isolée
de troubles anxieux. Cette
Pour mettre au point les trai-
échelle se présente sous
tements et évaluer leur effet
forme de questionnaires aux-
d’amélioration, après avoir
quels répond le patient, ce qui
diagnostiqué la maladie, il
permet d’établir des scores
faut la quantifier pour savoir
en fonction de la gravité de
de quel état de sévérité on chacun des signes.
part avant le traitement. Les
deux principales échelles uti- L’échelle de Montgomery et
lisées sont celles d’Hamilton Åsberg comporte beaucoup
et de Montgomery et Åsberg moins d’items : la tristesse
(Encart : « Comment mesurer apparente, qu’il faut diffé-
la dépression ? »). rencier de la tristesse expri-
mée, la tension intérieure (le
Celle de Montgomer y et stress en quelque sorte), les
Åsberg est utilisée aussi bien troubles somatiques comme
pour le diagnostic que pour la réduction du sommeil et
l’évaluation d’un traitement. la réduction de l’appétit, la
Celle d’Hamilton, plutôt uti- difficulté de la concentration,
lisée pour l’évaluation d’un la lassitude, l’incapacité à
traitement, contient dix-sept ressentir le monde environ-
items, parmi lesquels on re- nant et les activités procurant
trouve l’humeur dépressive, du plaisir (l’anhédonie), et les
la culpabilité, la tendance sui- pensées pessimistes. Cette
cidaire, des troubles soma- échelle requiert un entretien
tiques comme l’insomnie, ou moins structuré en termes
l’hypersomnie, le ralentisse- de questions, et se présente
ment de la pensée, la perte de sous la forme d’un dialogue
concentration (qui est souvent qui peut durer jusqu’à trois
le premier signe de la dépres- quarts d’heure avec le patient
sion), l’anxiété. On parle de pour pouvoir évaluer chacun
156 troubles anxio-dépressifs car de ces items.
La dépression et ses traitements
COMMENT MESURER LA DÉPRESSION ?

Échelle d’Hamilton (HDRS ou HAM-D17)


1. Humeur dépressive (tristesse, sentiment d’être sans espoir, impuissant, auto-dépréciation)
2. Sentiments de culpabilité
3. Suicide
4. Insomnie en début de nuit
5. Insomnie en milieu de nuit
6. Insomnie du matin
7. Travail et activités
8. Ralentissement (pensée, langage, perte de concentration)
9. Agitation
10. Anxiété (aspect psychique)
11. Anxiété (aspect physique)
12. Symptômes somatiques gastro-intestinaux
13. Symptômes somatiques généraux
14. Symptômes génitaux
15. Hypochondrie
16. Perte de poids Figure 2
17. Prise de conscience Max Hamilton (1912-1988).

Échelle de Montgomery-Åsberg (MADRS)


1. Tristesse apparente
2. Tristesse exprimée
3. Tension intérieure
4. Réduction du sommeil
5. Réduction de l’appétit
6. Difficultés de concentration
7. Lassitude
8. Incapacité à ressentir le monde environnant ou les activités
procurant du plaisir Figure 3
9. Pensées pessimistes Stuart A. Montgomery.

2 Évolution de l’étude
de la dépression
on ne parlait pas de dépression
mais de mélancolie, qui vient du
grec melanoσ (melanos), signi-
fiant noir, et de coloν (kolon), qui
2.1. La dépression à travers
signifie ventre, entrailles, mais
les âges (Figure 4)
également toutes les sécré-
Ce petit parcours historique tions des entrailles, les « hu-
commence au Ve siècle av. J.‑C., meurs ». Il s’agissait donc en
avec Hippocrate, qui est le te- fait de la bile noire, qui n’a rien
nant de la théorie dite « humo- à voir avec le terme « humeur
rale ». En fait, à cette époque, noire » utilisé dans d’autres cir­ 157
Chimie et cerveau

Figure 4 constances a ­ ujourd’hui. Donc des troubles mentaux. Il a


pour Hippocrate, la dépres- classé l’ensemble des mala-
La dépression à travers les âges. sion, c’est-à-dire la mélanco- dies, dont la dépression, qu’il
lie de cette époque, venait des appelle à cette époque la
entrailles. mélancolie de surprise, une
C’est au Moyen Âge que les notion qui sera reprise par
troubles mentaux ont été as- Philippe Pinel au début du XIXe
sociés à la tête et au cerveau. siècle. François Boissier De
Le tableau de Bruegel l’An- Sauvages reconnaît surtout le
cien montre l’extraction de statut d’humain aux patients
la pierre de la folie chez des psychiatriques ou malades
malades mentaux. Cette per- mentaux. Philippe Pinel re-
ception religieuse correspond prend la notion de stupeur et
à une notion d’envoûtement et délivre les aliénés des chaînes
de possession, et il fallait donc comme le montre le tableau
exorciser le mal. de Tony Robert-Fleury, car à
l’époque, les malades men-
Ce n’est qu’au XVIIIe siècle,
taux étaient enchaînés. Mais
avec François Boissier de
ce qui est très important, c’est
Sauvages, que commence
que Pinel a reconnu aussi l’as-
la première analyse à la fois
pect épisodique de la patholo-
sémiologique4 et nosologique5
gie, c’est-à-dire la possibilité
de guérison.
4. Sémiologie : science des signes.
Enfin, Jean-Étienne-
5. Nosologie : partie de la méde-
cine qui étudie les critères servant Dominique Esquirol a pré-
à définir les maladies afin d’établir cisé le concept général de la
158 une classification. dépression, il appelait cela
La dépression et ses traitements
des monomanies. Car c’est Une autre théorie très cu-
aussi une caractéristique de rieuse a des retentissements
la dépression d’avoir les idées d’actualité comme nous le ver-
fixées, focalisées sur quelque rons plus loin : c’est Charles
chose de sombre ou culpa- Darwin lui-même qui a ex-
bilisant. Son élève Étienne- primé cette théorie qui s’ap-
Jean Georget a distingué ce pelle « The Facial Expression
qui était la stupeur, donc la Feedback Theory »,c’est-à-
dépression comme on l’appe- dire la « théorie réciproque
lait à l’époque, de la démence. de l’expression faciale » : elle
L’émergence d’une théorie sur postule que les changements
les origines de la dépression physiologiques, tels que les
commence avec la théorie altérations du visage des
psychanalytique (Figure 5) : malades mentaux, en parti-
Sigmund Freud disait : « la culier des déprimés, ne sont
culpabilité exagérée et auto-ac- pas seulement une consé-
cusatrice sont la clé de la com- quence de la pathologie, mais
préhension de la dépression », pourraient avoir également
sous-entendu que le malade un effet sur la pathologie
est en train d’expier un crime elle-même. Cette théorie est
supposé qu’il aurait commis à la base d’étude d’image-
dans la petite enfance. ries contemporaines, dans

Figure 5
L’émergence de théories de la dépression.
Source des images en IRM : Shima Ovaysikia, Khalid A. Tahir, Jason L. Chan and Joseph F. X. DeSouza.
(2010). Word wins over face: emotional Stroop effect activates the frontal cortical network, Front. Hum.
Neurosci.,4: 234. 159
Chimie et cerveau

lesquelles sont présentés à que l’on appelait à l’époque


des patients des visages soit démence précoce.
heureux, soit tristes. Sur la Terminons par cette concep-
Figure 5 on voit un visage heu- tion, qui reste très actuelle,
reux qui a été caractérisé par de la dépression : ce qu’on
un patient déprimé comme appelle la Triade Cognitive
étant triste, et un visage Dépressive exprimée par
heureux interprété effective- Aaron Beck en 1960. Elle ex-
ment comme heureux par un prime en fait le triple regard
patient peu ou pas déprimé. que le déprimé porte sur lui-
Le second est congruent 6 même, sur le monde et sur
et le premier incongruent. l’avenir. Quelques phrases
Aujourd’hui, la différence qu’on peut entendre de la
entre les deux interprétations part d’un déprimé sont par
serait faite en analysant les exemple :
images des cer veaux cor-
- sur soi : « Je ne vaux rien, je
respondants par IRM fonc-
ne suis pas à la hauteur » ;
tionnelle7 (voir le Chapitre de
B. Mazoyer dans Chimie et cer- - sur le monde : « Le monde est
veau, EDP Sciences, 2015), et pourri, les gens sont égoïstes » ;
notamment une région qui est - sur l’avenir : « Rien ne s’amé-
en avant du cortex, la petite liorera jamais, c’est sans es-
tache rouge (Figure 5), qui est poir ».
le cortex cingulaire antérieur, C’est à par tir de là que
dont nous reparlerons plus peuvent s’exercer les théra-
loin. Et nous verrons que la pies, et particulièrement les
première interprétation est psychothérapies.
liée à la dépression.
Emil Kraepelin (Figure 5) a
d’une part décrit le contexte 2.2. L’étude de la dépression
global de la dépression, et l’a aujourd’hui
distingué de la dépression bi- Revenons sur cette notion
polaire et du trouble bipolaire d’expression faciale dans la
en général, appelé à l’époque dépression. Quand on pré-
psychose maniaco-dépres- sente alternativement des
sive. Mais on le connait surtout expressions heureuses et
pour avoir distingué le trouble des expressions tristes à des
bipolaire de la schizophrénie8, déprimés avant et après trai-
tement de leur dépression, on
6. Adéquat, convenable. observe que le déprimé a un
7. L’IRM fonctionnelle permet de déficit dans la reconnaissance
visualiser de façon indirecte l’acti- des expressions heureuses
vité cérébrale, en enregistrant les
variations des différentes proprié-
dans les images qui lui sont
tés du flux sanguin. présentées. Cette difficulté à
8. Schizophrénie : trouble psychique reconnaître des expressions
se développant généralement au faciales heureuses pour les
début de la vie adulte. Elle est déprimés se traduit par des
caractérisée par des difficultés changements de l’activité cé-
à partager une interprétation du
rébrale localisés dans cette
réel avec d’autres individus, ce
qui entraîne des comportements région très frontale qu’est le
et des discours bizarres, parfois cortex cingulaire antérieur,
160 délirants. et ces variations d’activation
La dépression et ses traitements
cérébrale sont corrélées avec 9 Figure 6
l’amélioration symptomatique

Changement dans la plage


6
des patients. La Figure 6 3
Réponses neurales aux
expressions faciales chez les

dynamique, ∆M
montre que les activations cé- 0
–3 patients déprimés : on observe des
rébrales sont corrélées avec –6 changements de l’activité corrélés
le changement de la gravité –9 Cervelet avec l’amélioration symptomatique
de la dépression sur l’échelle –12 Cortex cingulaire
antérieur des patients (changement de
d’Hamilton. –15 la gravité de la dépression sur
0 5 10 15 20
l’échelle d’Hamilton).
Une expérience similaire a Changements dans les symptômes
dépressifs, ∆HRSD Source : d’après Fu et coll. (2004).
été réalisée, non plus en pré- Arch GenPsychiatr, 61 : 877-889.
sentant des photos de visages
tristes ou gais, mais en faisant
référence à des expériences (Figure 7 ), qui présentent
personnelles tristes ou heu- la plus grande activation
reuses par l’interrogation du dans cette région du cortex
patient. Là encore, l’imagerie cingulaire antérieur quand
montre des différences d’acti- on compare les conditions,
vation cérébrale, notamment c’est-à- dire expér ience s
lorsqu’on compare les sujets tristes versus expériences
sains aux sujets déprimés heureuses. D’autres régions

Sain > Déprimé Déprimé > Sain


A B

Expérience
heureuse

C D

Expérience
triste

Figure 7
L’activité cérébrale varie, si le sujet est sain ou déprimé. On visualise les
différences d’activité cérébrale entre sujets sains et sujets déprimés en
fonction des expériences heureuses ou tristes évoquées chez les sujets.
Lors d’évocations d’expériences heureuses (A, B), les sujets sains ont une
activité cérébrale plus élevée dans le lobe temporal postérieur gauche
(LTPG) et moindre dans le cortex préfrontal ventro-median (CPVM), qui
comprend, en autres, une partie du cortex cingulaire antérieur. Lors
d’évocations d’expériences tristes (C, D), les sujets sains ont une activité
cérébrale plus élevée dans cortex orbitofrontal droit (COFD) et moindre
dans l’insula droite (ID).
Source : d’après Keedwell et coll. (2005). Biol Psychiatry, 58 : 495-503. 161
Chimie et cerveau

comme l’insula9 présentent certaines régions cérébrales


aussi des différences d’acti- sont suractivées ou sous-acti-
vité cérébrale. vées. La Figure 8 montre qu’il
y a plus de connexions pour
un patient déprimé que pour

3 Mise en évidence
de la dépression
par l’analyse de l’activité
un patient sain, et lorsqu’on
regarde les réseaux, qu’il
existe des connexions modi-
cérébrale et des gènes fiées entre plusieurs régions
du cerveau. La signification
3.1. Les effets de la physiologique de cette obser-
dépression sur l’activité vation est encore obscure,
du cerveau mais on peut penser que le
renforcement de certaines
Différentes techniques d’ana- connections dans la dépres-
lyse sont utilisées. Le Chapitre sion est en rapport avec des
de B. Mazoyer dans Chimie et pensées stéréotypées ou ob-
cerveau explique les tech- sessionnelles.
niques d’imagerie cérébrale
et leur utilisation pour l’éta- Cet te technique d’ étude
blissement des différents ré- est extrêmement utilisée
seaux neuronaux actifs quand aujourd’hui, pas seulement
le cerveau est soit au repos, dans l’étude de l’évolution de
soit en activité. la dépression, mais égale-
ment dans l’objectivation de
Il serait trop compliqué d’en- l’effet des médicaments. Il y a
trer dans les explications aujourd’hui environ 1 200 pu-
détaillées de la Figure 8, qui blications par an qui utilisent
montre une analyse, à partir cette technique en psychiatrie
des images IRM, de l’évolu- et en neurologie pour caracté-
tion de la connectivité entre riser des états physiologiques
des réseaux neuronaux, ou pathologiques.
selon l’état de dépression
des patients. Retenons sim- L’électroencéphalographie10
plement que les images du quantitative est une technique
cerveau sont découpées en non invasive qui permet d’ana-
cinq mille petits éléments de lyser les courants cérébraux.
volumes élémentaires appe- Ces derniers sont captés
lés voxels. La connectivité avec un casque à électrodes
entre les voxels est exprimée multiples (Figure 9A). Ils per-
par la coïncidence des signaux mettent de tracer des cartes
entre ces voxels, et permet de en fonction des fréquences
caractériser l’activité des dif- des r y thmes électriques
férents réseaux neuronaux : détectés. L’une de ces fré-
le réseau de l’émotion ou le quences est particulièrement
réseau visuel par exemple. intéressante, c’est le rythme q
Les Figures 6 et 7 nous ont
10. Encéphalographie : méthode
montré que selon l’état dé- d’exploration cérébrale qui mesure
pressif ou non du patient, l’activité électrique du cerveau par
des électrodes placées sur le cuir
9. Insula : partie du cortex cérébral chevelu. Elle renseigne sur l’acti-
qui interviendrait notamment dans vité neurophysiologique du cerveau
le dégoût, la dépendance ou encore au cours du temps et en particulier
162 la conscience. du cortex cérébral.
La dépression et ses traitements
A B

poids relatif
de la région

Pouvoir discriminant
Réseau en mode
par défaut

Réseau affectif

Aire corticale
visuelle

Cervelet

Autre région

Figure 8
Analyse de la connectivité dans la dépression : analyse en IRM
fonctionnelle de l’état de repos « resting-state » : A) les connections sont
plus nombreuses pour un patient déprimé (bas de la figure) ;
B) les réseaux neuronaux évoluent suivant l’état du patient.
Source : Oxford University Press publication (www.oxfordjournals.org),
Zeng L.L. et coll. (2012). Brain, 135(5) : 1498-1507.

(Figure 9B), qui oscille entre Aujourd’hui, les résultats


4 et 7 hertz de fréquence. d’imagerie nous indiquent
On observe une modification que les phénomènes liés à
très spécifique de ce rythme q la dépression sont localisés
dans la dépression, dont on dans le cortex cingulaire anté-
peut suivre l’évolution quand rieur, que l’on appelle encore
l’état du patient s’améliore. Il région « péri-genouillée » car
est important de noter que ces proche du« genou » du corps
modifications sont localisées, calleux, qui est une substance
comme dans l’imagerie d’acti- blanche faisant le lien entre
vité cérébrale, dans le cortex les deux hémisphères du cer-
cingulaire antérieur. veau (commissure).

Figure 9
L’électroencéphalographie quantitative permet d’établir
une cartographie de différents rythmes cérébraux. 163
Chimie et cerveau

Figure 10
Le cortex cingulaire et la
dépression : représentation des
différentes aires de Brodmann
impliquées dans la dépression.
Source : d’après Pizzagalli D.A.
(2011). Neuropsychopharmacology,
36 : 183-206.

La Figure 10 représente une Une autre région de ce cor-


coupe sagittale11. Le cortex tex cingulaire antérieur est
cingulaire antérieur repré- beaucoup plus dorsale, et cor-
senté sur cette figure est respond au cortex cognitif,
divisé en plusieurs sous-ré- où vont se produire les symp-
gions (limitées par les traits tômes cognitifs, en particulier
rouges et bleus), qu’on ap- la perte d’attention. Ces ré-
pelle les aires de Brodmann12, gions du cerveau sont en rela-
dont notamment l’aire 24 et tion avec d’autres régions que
l’aire 32, qui constituent le l’on dit limbiques, c’est-à-dire
cortex cingulaire antérieur qui gèrent les émotions, telles
affectif. C’est dans cette ré- que l’amygdale, le thalamus,
gion que l’on observe, chez le cortex orbito-frontal ou
les patients déprimés, une encore le noyau accumbens.
hyper-activation par IRM On sait donc actuellement vi-
fonctionnelle (voir le Chapitre sualiser et localiser l’hyper-
de B. Mazoyer dans Chimie et activation des neurones du
cerveau), et également, en cerveau liée à la dépression,
élec troencéphalogr aphie, mais on ne connaît pas l’ori-
une augmentation du rythme gine du phénomène.
électrique q. Ces signaux ob-
Dans le cas de la dépression
servés en imagerie et en élec-
majeure, il n’y a pas forcé-
troencéphalographie chez les
ment de facteur déclenchant
patients déprimés sont nor-
même s’il est évident que
malisés par les traitements
l’on peut être déprimé après
antidépresseurs.
un évènement dramatique tel
que la perte d’un être cher ou
11. Coupe sagittale : coupe du cer- des difficultés au travail. La
veau suivant le plan de symétrie plupart du temps, la cause de
du visage. la dépression majeure reste
12. Les aires de Brodmann cor-
respondent à des délimitations
inconnue, et on ne connaît pas
du cortex du cerveau humain d’évènement permettant d’être
selon l’organisation structurale prédictif : on parlait auparavant
164 apparente de celui-ci. de dépression « endogène ».
La dépression et ses traitements
Par contre, cer taines dé- NVL (+3) VPS8 (+3)
8
pressions sont associées à
d’autres pathologies comme 7
la dépression du patient par-
kinsonien, la dépression du 6

patient Alzheimer, la dépres-


5

–log10(p)
sion du cancéreux ou bien
encore celle arrivant après 4
un accident vasculaire céré-
bral. Il semble que ce type de 3

dépression ne soit pas exac- 2


tement de même nature que
la dépression majeure. 1

7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
Chromosome

3.2. La dépression peut-elle


être génétique ? Figure 11

De nombreux travaux ont été Étude de la génétique de la dépression. Aucun gène de vulnérabilité
réalisés pour chercher si la n’a pu être confirmé dans une large étude sur le génome.
– 1,2 millions de SNP analysés sur le génome entier (autosomal
dépression avait des causes + chromosome X) ;
génétiques. La Figure 11 pré- –  9 240 cas de dépression vs 9519 cas contrôles dans l’analyse principale ;
sente l’une de ces analyses – 6780 cas de dépression et 50695 cas contrôles dans l’analyse de
dans laquelle on recherche réplication.
dans l’ensemble du génome Pas d’association significative et répliquée. Chaque point représente un
la présence de mutations SNP et la valeur de sa significativité statistique. La ligne horizontale en
rouge représente la significativité seuil à l’échelle du génome (P < 5 ·10–8),
ponctuelles (des SNP13 : voir
pour conclure à la vulnérabilité du locus. NVL et VPS8 sont les gènes
le Chapitre de M. Besson dans contenant les SNP pour lesquels la probabilité de l’association avec
Chimie et cerveau) qui pour- la dépression est la plus élevée, bien que n’atteignant pas le seuil de
raient y être associées. significativité.
Un million de poly mor- Source : d’après Mol Psychiatry. 2013,18(4):497-511.
phismes génétiques ont été
analysés sur un échantillon
initial d’environ 9 000 patients
déprimés et autant de cas
Il n’y a pas de cause étiolo-
contrôles. Quelques gènes de
gique établie dans la dépres-
vulnérabilité ont pu être iden-
sion, mais cela ne veut pas
tifiés, mais ils n’ont pas été
dire qu’on ne peut pas traiter
confirmés dans une étude de
cette pathologie.
réplication sur un plus large
échantillon. Donc, contraire-

4
ment à la schizophrénie ou Les traitements
à l’autisme, il n’y a pas de de la dépression
gène de vulnérabilité qui soit
clairement identifié dans la Rappelons brièvement les
dépression. traitements non médicamen-
teux de la dépression, notam-
ment l’électro-convulsivothé-
13. SNP (« single-nucleotidepoly- rapie (ECT), ou sismothérapie,
morphism », ou polymorphisme qu’on appelle plus communé-
nucléotidique) : représente la va- ment les « électrochocs ».
riation d’une seule paire de base
du génome, entre individus d’une Puis nous expliquerons plus
même espèce. largement les traitements 165
Chimie et cerveau

médicamenteux classiques administre l’anesthésie. Ce


que sont les inhibiteurs de type d’intervention est très
la monoamine-oxydase et efficace, mais on ne sait pas
les tricycliques, ainsi que comment cela fonctionne.
les produits beaucoup plus Cependant, on a pu, par ima-
modernes tels que les inhibi- gerie, observer des effets qui
teurs sélectifs de recapture ne sont pas sans relation avec
de la sérotonine, les ISRS (ou les phénomènes précédem-
SSRI) et les inhibiteurs mixtes ment expliqués, en particu-
de recapture de la sérotonine lier la diminution des signaux
et de la noradrénaline, pour dans le cor tex préfrontal
terminer par ce qui est por- (Figure 14A).
teur d’espoir, qui peut être
une vraie révolution dans le
traitement de la dépression : 4.2. La découverte
l’émergence de traitements à des cibles des traitements
effets rapides. médicamenteux
Une étude sur l’un des ré-
4.1. L’utilisation cepteurs de la sérotonine, le
d’électrochocs récepteur 5HT1A, a montré
que la sérotonine jouait un
L’utilisation des électrochocs rôle important dans la dé-
existe encore puisque cela pression. Cette étude a été
reste le traitement le plus réalisée en utilisant la tech-
efficace dans les cas de résis- nique PET (« positron emis-
tance très sévère aux autres sion tomography », tomogra-
traitements. On la pratique phie par émission de positons,
encore notamment à l’hôpital voir le Chapitre de L. Pradier
Saint-Anne, à Paris. On peut dans Chimie et cerveau). Sur la
Figure 12 voir le sismothère de Lapipe Figure 14B, qui montre l’évo-
et Rondepierre (Figure 12) lution du signal généré par la
Un sismothère désormais rangé
dans le musée de l’hôpital liaison entre la sérotonine et
au musée de l’hôpital Saint-Anne.
Source : Dr Michel Chaire, Saint-Anne, mais cette visite ce récepteur, toujours dans la
http://psychiatrie.histoire.free.fr est réservée à un public de même zone frontale du cortex
connaisseurs. antérieur, avant et après trai-
L’utilisation des électrochocs, tement de la dépression, on
réservée aux patients résis- observe une diminution après
tants aux traitements médica- traitement.
menteux, consiste en une sti- Tous les médicaments psy-
mulation électrique de faible chotropes ont été découverts
intensité pendant un temps par hasard. Prenons le cas de
très court dans des conditions la réserpine, alcaloïde extrait
extrêmement contrôlées et de Rauwolfia Serpentina, utilisé
sous anesthésie. Cette sti- pour traiter la schizophrénie.
mulation est administrée en Cette molécule présentait le
Figure 13
milieu hospitalier. problème majeur d’induire un
En 1949, le Dr James G. Shankin, L a p h oto gr ap hi e d e l a état de dépression profond
psychiatre au Western
Figure 13 date de 1949 et (c’est aussi une découverte
State Hospital, administre
des électrochocs sur un patient montre un psychiatre réa- faite par hasard), cet état de
anesthésié. lisant un électrochoc, pen- dépression étant supprimé
166 Source : Bettmann/Corbis dant qu’une des infirmières par la L-DOPA.
La dépression et ses traitements
A
a Avant ECT (PET 2) b Après ECT (PET 3) c Réduction (PET 2-3) Figure 14
Imagerie de l’activité cérébrale
par tomographie par émission
de positons.
A) a : avant traitement par électro-
convulsivothérapie (ECT) ; b : après
traitement par ECT ; c : l’activité
B cérébrale diminue dans la zone
frontale du cortex antérieur (en
rouge) après traitement par ECT ;
B) le signal associé à la liaison
entre la sérotonine et son récepteur
(5HT1A) (en rouge) diminue lors du
traitement de la dépression.
0 Liaison sérotonine-récepteur-1A 7 0 Changement –2
Source : Lanzenberger et coll.
(2013). Molecular Psychiatry.

Pour comprendre, regardons ces neurotransmetteurs qui


ce qui se passe dans la sy- est impliqué dans la dépres-
napse (Figure 15). Les neuro- sion, la noradrénaline, est
transmetteurs sont stockés synthétisé à partir du précur-
dans de petits sacs appelés seur L-DOPA. La réserpine
vésicules synaptiques. L’un de empêche la synthèse de la

Figure 15
Rôle inhibiteur
des antidépresseurs dans
la transmission synaptique
de la noradrénaline :
– la réserpine empêche le
stockage de la noradrénaline
dans les vésicules ;
– l’isoniazide dégrade la
monoamine oxydase ;
– l’imipramine inhibe la recapture
des neurotransmetteurs
notamment de la sérotonine. 167
Chimie et cerveau

noradrénaline et son stockage toutes premières observa-


dans les vésicules. L’ajout de tions suggérant que la séroto-
la L–DOPA produit un excès nine était aussi un neurotrans-
de noradrénaline qui per- metteur dont le rôle est très
met de surmonter l’effet de important dans la dépression.
la réserpine. C’est pour cela Il a été l’un des premiers à
que se produit une réversion montrer que l’imipramine est
et une amélioration de l’état un bloquant de la recapture de
dépressif. la sérotonine dans le neurone
L’isoniazide (Figure 16) est pré-synaptique. Elle protège
un antituberculeux, et l’on a ainsi des effets de la réserpine
observé par hasard que chez en permettant à la sérotonine
Figure 16 des tuberculeux qui étaient de s’accumuler dans la fente
L’isoniazide et l’imipramine, deux en plus dépressifs, cette synaptique.
antidépresseurs découverts par molécule avait aussi la pro- Progressivement, on en est
hasard. priété d’améliorer l’humeur arrivé à considérer que trois
des patients. Ce produit est neurotr ansmetteurs sont
un inhibiteur (il empêche le particulièrement importants
fonctionnement) de la mono- dans la dépression, et que
amine oxydase. Mais celle-ci leur dysfonctionnement est
est une enzyme qui dégrade responsable des symptômes
la noradrénaline, la séroto- (Figure 18) :
nine et la dopamine. Comme – la sérotonine agit sur l’hu-
l’isoniazide dégrade la mono- meur, l’anxiété et l’insomnie ;
amine oxydase, elle empêche
la dégradation de ces neuro- – la noradrénaline agit sur
transmetteurs. l’éveil, l’attention et l’agitation ;
Les propriétés antidépres- – la dopamine agit sur l’atten-
Figure 17 seurs de l’imipramine ont tion, le plaisir et la motivation.
Arvid Carlsson, prix Nobel de elles aussi été découvertes C’est en agissant sur ces neu-
Physiologie ou Médecine en 2000 par hasard, alors qu’elle rotransmetteurs qu’on peut
pour ses travaux sur la dopamine. appar tenait à une famille traiter la pathologie.
chimique utilisée comme anti-
histaminique. C’est pourtant
le tout premier antidépres- 4.3. L’évolution
seur vraiment utilisé à la fin des médicaments
des années 1950. antidépresseurs
Arvid Carlsson (Figure 17), La Figure 19 résume l’histoire
prix Nobel de Physiologie ou des antidépresseurs. Elle
Médecine en 2000, a fait les commence par les inhibiteurs­

Voies 5-HT Voies noradrénaline Voies dopamine

Figure 18
La dopamine, la sérotonine et la
noradrénaline agissent sur des
168 parties différentes du cerveau.
La dépression et ses traitements
Figure 19
Histoire des antidépresseurs :
des monoamines au glutamate.
NMDA = N-méthyl-D-aspartate.
Source : d’après une figure
originale du Dr. Lucilla Mansuy.

tricycliques, le premier ISRS furent mis sur le marché, mais


(Inhibiteur sélectif de la re- les médicaments à venir sont
capture de la sérotonine) fut la les modulateurs glutamater-
zimélidine (Figure 20), décou- giques, qui peuvent offrir des
vert par Arvid Carlsson. Le possibilités de traitements
premier brevet sur ce produit rapides de la dépression.
et sur un SSRI a été déposé
1971 ; la molécule a été com-
mercialisée en 1982, puis 4.4. Le futur de la lutte
arrêtée à cause d’un effet se- contre la dépression : les
condaire neurologique grave médicaments à action rapide
(maladie de Guillain-Barré14).
Des résultats d’essais cli-
La fluoxétine, commercialisée niques du levomilnacipran
sous le nom de Prozac®, est (molécule isomère du milna-
venue après. cipran) (Figure 21) montrent
Il y a eu ensuite les IRSN, qui l’intérêt de la mise au point
associaient l’inhibition de la de médicaments à effets ra-
recapture de la sérotonine et pides. Le levomilnacipran est
de la noradrénaline. Le tout un inhibiteur de recapture très
premier médicament de ce équilibré de la sérotonine et de
type est issu des laboratoires Figure 20
la noradrénaline, alors que les
Pierre Fabre et s’appelle le ISRS comme le Citalopram® La zimélidine, premier inhibiteur
milnacipran (Ixel®), mais cette sont très sérotoninergiques, sélectif de la recapture de
molécule n’a pas eu le suc- ou bien la Reboxetine®, qui est la sérotonine découvert.
cès commercial auquel elle très noradrénergique.
pouvait prétendre au titre de Le résultat d’un essai thé-
premiers IRSN, et c’est la ven-
rapeutique effectué sur huit
lafaxine, Effexor ®, qui a pris le
semaines est représenté sur
marché.
la Figure 22, évalué par une
S ur le m êm e p r incip e, échelle de l’état dépressif,
quelques autres médicaments la MADRS (« Montgomery–
Åsberg Depression Rating
14. Il s’agit d’une maladie auto- Scale »). La courbe en noir
immune inflammatoire du système Figure 21
représente le placebo, et la
nerveux périphérique. Elle peut
laisser plus ou moins de séquelles courbe en gris (points « ou- Le levomilnacipran, un inhibiteur
suivant sa gravité, d’où l’interdic- verts ») représente le levo- de recapture de la sérotonine
tion d’utiliser ce SSRI. milnacipran. L’amélioration « équilibré ». 169
Chimie et cerveau

Figure 22 MADRS Semaines


0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

par rapport aux valeurs initiales,


Résultat d’essais thérapeutiques 0

variation moyenne globale


sur le levomilnacipran durant

estimée par la méthode


Placebo

des moindres carrés


plusieurs semaines. –4 Levomilnacipran SR
Source : Montgomery et coll.
(2013). J. Clin.Psychiatry. –8

–12

–16

–20

substantielle de quatre points d’influence sur un patient fai-


sur la MADRS n’apparaît qu’au blement déprimé, c’est pour
bout de dix semaines, et il faut cela qu’il faut absolument dis-
trois à quatre semaines pour tinguer la « maladie dépres-
observer les premières amé- sion » de la « déprime ».
liorations. La lenteur de l’effet de la prise
En termes de répondeur en du médicament s’explique à
rémission, il y a eu 33 % de ré- partir du fonctionnement des
mission sous produit, et 24 % récepteurs pré-synaptiques
de rémission sous placebo. (5HT1A) qui contrôlent la li-
L’une des grosses difficultés bération de neurotransmet-
de ces essais cliniques est que teurs. En début de traitement,
la réponse au placebo est en les inhibiteurs de recapture,
général très élevée. L’autre tels que le levomilnacipran,
difficulté est le faible pour- en bloquant l’activité du ré-
centage de rémission : 33 % cepteur de recapture (5HT),
des patients restent encore inhibent aussi ces récepteurs
affectés. pré-synaptiques (5HT1A), ce
La Figure 23 montre que la qui diminue l’influx nerveux.
séparation entre les traite- Il faut attendre que ces ré-
ments actifs et le traitement cepteurs pré-synaptiques
placebo dépend de la sévérité se désensibilisent pour que
initiale : le traitement n’a pas l’effet se manifeste.
Changement estimé sur l’échelle

28
Nice criteria met at HRSD = 25
de dépression de Hamilton

24
20
16

Figure 23 12
8
Efficacité d’un traitement actif 4
comparée à celle du placebo 0
en fonction de la sévérité à 8 10 12 14 16 18 20 22 24 26 28 30 32 34 36 38 40
l’inclusion : l’efficacité dépend du
Score à l’admission sur l’échelle de dépression de Hamilton
degré de sévérité de la dépression,
mais des changements s’effectuent données brutes sous produit antidépresseur
également avec le placebo. données brutes sous placebo
droite de corrélation pour les données sous antidépresseur
Source : Fournier et coll., JAMA, droite de corrélation pour les données sous antidépresseur
170 2010, 303:47-53
La dépression et ses traitements
Les principaux nouveaux trai- A B 35
tements susceptibles d’appa-
30
raître à partir de 2018 ont pour Placebo
cible le neurotransmetteur 25
glutamate et concernent le
20
blocage d’un récepteur canal

MADRS
post-synaptique rapide ac- 15 Toxine botulinique A
tivé par le glutamate (NMDA)
(Figure 22). Ils sont basés sur 10

deux mécanismes : 5
−− le blocage du canal du
0
récepteur au NMDA par la 0 3 6
kétamine ; Toxine botulinique A Semaine

−− le blocage partiel du site


allostérique sensible à la gly-
cine ou à la D-sérine, sur les nique directement dans les Figure 24
récepteurs au NMDA. muscles du visage au niveau
des muscles procérus et Effet de l’expression faciale sur
D’autres approches associent la dépression. A) Représentation
corrugateur du sourcil. Une
des neuropeptides ayant des tridimensionnelle de la toxine
étude por tant uniquement botulinique ; B) effet sur
fonctions de neuromodula-
sur quarante patients semble la dépression.
teurs en se liant à des canaux
montrer un effet positif sur la
ioniques-récepteurs couplés
dépression. Mais il s’agit d’un
avec des protéines G (voir le
essai thérapeutique unique,
Chapitre de J. Bockaert dans
en attente de confirmation.
Chimie et cerveau) capables,
lorsqu’ils sont activés, de dé- Le glutamate est le neuro-
clencher une chaîne de réac- transmetteur majeur du cer-
tions mettant en œuvre plu- veau. 85 % des récepteurs y
sieurs « effecteurs » pouvant sont sensibles (récepteurs
moduler finement la trans- glutamatergiques), et parmi
mission du message, mais la eux le récepteur NMDA est
transmission est plus lente un récepteur très impor-
que via un récepteur canal15. tant que l’on trouve partout,
non seulement dans la zone
Certaines autres approches
synaptique, mais aussi dans
sont basées sur le principe
la zone extra-synaptique.Ce
selon lequel « si le visage
récepteur NMDA est un ré-
respire le bonheur, les symp-
cepteur excitateur. Il possède
tômes vont s’améliorer » (voir
deux sous-unités principales,
précédemment la « théorie
NR1 et NR2 (Figure 25). NR2
réciproque de l’expression
porte le site du glutamate et
f aciale »). L’une d’entre
NR1 porte un site modulateur
elles utilise un dérivé de la
allostérique16de la glycine.
toxine botulinique, le Botox®
(Figure 24). Un visage peut
apparaître plus apaisé après 16. Allostérie : mode de régulation
de l’activité d’une enzyme par le-
injection de la toxine botuli-
quel la fixation d’une molécule ef-
fectrice en un site modifie les
15. Au sujet des récepteurs canaux, conditions de fixation d’une autre
voir le Chapitre de M. Lazdunski molécule, en un autre site distant,
dans Chimie et cerveau, coordonné de la protéine. Voir le Chapitre
par M.-T. Dinh-Audouin, D. Olivier de J.-P. Changeux dans Chimie et
et P. Rigny, EDP Sciences, 2015. Cerveau. 171
Chimie et cerveau

Figure 25 citation, à une euphorie pa-


NR1 NR2 roxystique, mais également,
Schémas du récepteur NMDA et de Zn2+
et c’est le problème majeur,
son mode d’action. Glycine Glutamate à des symptômes psycho-
Extracellulaire
Mg2+
tiques mesurés sur l’échelle
Cytoplasmique
KET de la BPRS (Brief Psychiatric
Rating Scale = échelle d’éva-
luation psychiatrique rapide).
Ces derniers s’atténuent très
rapidement au bout de deux
Nous avons vu précédemment heures, alors que l’effet an-
que dans le cas d’un patient tidépresseur se maintient,
déprimé on observait un si- au moins pendant quelques
gnal d’activation en IRM fonc- jours, avant de s’atténuer.
tionnelle dans l’aire cingulaire Ce résultat spectaculaire est
antérieure. Cette activation obtenu à la suite d’une seule
est due essentiellement à la administration ; la possibilité
sur-activation des neurones de ré-administrer le produit
inhibiteurs (qui bloquent le n’a pas été étudiée extensi-
5
transfert du glutamate) par vement, en raison d’un risque
0 l ’acide γ -aminobut yr ique majeur de créer une addic-
∆HDRS moyen

–5 (GABA), qui est un neuro- tion, car la kétamine est une


#
##
transmetteur inhibiteur (voir drogue d’abus, connue sous
–10
##
### le Chapitre de J.-P. Changeux le nom de « Special K ». Elle
–15
dans Chimie et cerveau). Ces est aussi utilisée comme
–20 * *** *** *** neurones sont majoritaires, adjuvant de l’anesthésie, en
et cela se traduit par une chirurgie opératoire, mais on
Score moyen sur l’échelle d’auto-

100
diminution de l’activité post-
évalutation de la douleur

75
### Traitement à la kétamine l’administre durant l’opéra-
Traitement placebo synaptique des neurones à tion quand le patient est anes-
50 ### glutamate. thésié pour éviter justement
25
L’effet antidépresseur de la l’émergence de ces troubles
0
*** *** kétamine a été mis en évi- psychotiques. La kétamine a
10
dence en 2000. Elle bloque donc un effet rapide, associé
à des modifications de l’acti-
moyens sur l’échelle BPRS

# # l’activité du récepteur au
Symptômes positifs

6
NMDA, qui constitue le ré- vation du cerveau telles que
4 cepteur activateur principal révélées par les techniques
2
** **
des neurones inhibiteurs décrites précédemment, que
0 GABAergiques du cortex, et l’on peut corréler avec l’amé-
0 60 120 180 240 24 48 72
min min min min hrs hrs hrs par là rétablit un équilibre lioration de l’état du patient.
correct entre l’excitation glu- Nous avons vu que les récep-
Figure 26 tamatergique et l’inhibition teurs NMDA se retrouvaient
GABAergique. L’activité nor- partout dans la zone synap-
Évolution des symptômes male du cortex antérieur cin-
psychotiques et de l’effet tique comme dans la zone
gulaire est ainsi rétablie. Cet extra-synaptique. Mais on
antidépresseur de la kétamine.
BPRS (« BriefPsychiatric Rating effet est mis en évidence sur sait que les récepteurs sy-
Scale ») = échelle abrégée la Figure 26. naptiques sont responsables
d’appréciation psychiatrique. Nous voyons sur l’échelle de la génération des rythmes
HDRS (« Hamilton Rating Scale d’Hamilton (HDRS) un effet électriques alors que les ré-
for Depression ») = échelle de
dépression de Hamilton.
antidépresseur extrêmement cepteurs post-synaptiques
VAS (« visual analog scale ») = rapide qui se manifeste en sont responsables des effets
échelle d’auto-évaluation de la deux ou trois heures. Il est secondaires. La fixation sur le
172 douleur. associé à un sentiment d’ex- site NR1 du récepteur NMDA
La dépression et ses traitements
Contrôle de l’activité
électrique rythmique
de type θ NR2
NR1
Zn2+

synaptique D-Sérine
extrasynaptique Glycine Glutamate
Extracellulaire

Génération Mg2+
des effets KET
secondaires Cytoplasmique

Figure 27
Utilisation de la D-sérine comme co-transmetteur du glutamate.

de glycine ou de D- Serine près des sites de libération


entraîne une augmentation du glutamate. La D-sérine
de l’activité du glutamate serait alors plus spécifique
sur le site NR2 (Figure 27). du récepteur au NMDA res-
Les récepteurs synaptiques ponsable de la génération
utilisent plutôt la D-sérine de l’activité électrique ryth-
comme co-tr ansmet teur, mique, qui sont perturbés
et ces sites sont localisés dans la dépression.

Quel avenir pour les antidepresseurs ?


La dépression majeure est une pathologie
grave, par son incidence qui est élevée, par
le handicap fonctionnel qu’elle engendre et le
coût sociétal généré. L’étiologie en est incon-
nue, et diverses théories ont vu le jour dans
l’histoire ancienne et récente. Néanmoins, les
dysfonctions cérébrales à l’origine des symp-
tômes sont bien identifiées et localisées grâce
aux techniques modernes d’imagerie cérébrale.
Les antidépresseurs sont connus depuis les
années 1960, mais ont été découverts par
hasard. Ils ont été améliorés jusqu’à aujourd’hui,
essentiellement parce qu’ils sont mieux tolé-
rés, mais en conservant un même mécanisme
d’action, à savoir l’inhibition de recapture des 173
Chimie et cerveau

monoamines. De ce fait, ils présentent toujours


deux limitations majeures :
– une efficacité limitée car beaucoup de
patients ne sont que peu améliorés ;
– un délai d’action de deux à trois semaines,
qui rend difficile la prise en charge du risque
suicidaire en début d’épisode dépressif.
De nouveaux antidépresseurs à effets rapides
et renforcés, basés sur la modulation glutama-
tergique, pourraient voir le jour à la fin de cette
décennie. Les nouveaux traitements glutama-
tergiques doivent être très ciblés pour éviter les
effets secondaires.
Dans la découverte de nouveaux médicaments,
il est important de bien reconnaître que ce
sont des connaissances pluridisciplinaires sur
la pathologie, la physiopathologie, les méca-
nismes d’action des molécules, et l’apport de
l’imagerie médicale qui seront déterminantes
pour l’émergence de nouveaux traitements.
Le Dr. Lucilla Mansuy a beaucoup contribué par
ses discussions avec l’auteur à la genèse de ce
chapitre, et a fourni des idées pour les illustra-
tions, notamment pour les figures 4, 18, 19 et 22.

174

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