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(1971) 442
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“Le style de comportement
d'une minorité et son influence
sur les réponses d'une majorité.” *
La dépendance et la consistance
du comportement *
* Si le terme de consistance est surtout usité dans son sens physique, le diction-
naire Robert notamment en donne de nombreux exemples au sens figuré, sy-
nonyme de fermeté, de fixité, et au sens logique, où l'on peut parler de la
consistance d'une pensée, d'un argument. C'est pourquoi nous avons préféré ce
terme à celui de constance, qui a plus de connotations morales. Il est évident
que nous entendons suggérer par là un équivalent du terme anglais « consis-
tency », c'est-à-dire un comportement : conséquent. En écartant le terme de
cohérence, qui suppose quelque chose de prémédité, il nous reste celui de
consistance, bien français comme l'atteste cette phrase de Rousseau : « C'est
durant ce précieux intervalle que mon éducation mêlée et sans suite ayant pris
de la consistance m'a fait ce que je n'ai pu cesser d'être (etc.) » (Confessions).
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ponse à l'autre parmi celles dont est composé son répertoire, la plupart
de ses récepteurs ou de ses partenaires n'ont une indication précise ni
de ce qu'il leur signifie, ni de ses attitudes. Il en est tout autrement
lorsque chacune de ses manières de se conduire, de sélectionner parmi
les stimuli présents ou d'y répondre, se rattache à un dessein plus gé-
néral et s'écarte d'une manière opposée de se conduire, de sélectionner
ou de répondre. D'une part, l'action de chacun se trouve facilitée et
l'individu ou le sous-groupe qui permettent cette facilitation devien-
nent plus attirants. Shaw (1963) a montré que les suggestions d'une
personne qui présente deux solutions sont plus aisément acceptées que
celles d'une personne qui présente quatre ou six solutions au problème
que doit résoudre un groupe. On observe aussi que le sujet qui présen-
te seulement deux solutions est jugé de manière plus positive. D'autre
part, la clarté cognitive qui accompagne la consistance du comporte-
ment d'un individu ou d'une collectivité permet le changement, le pas-
sage d'un [356] cadre de référence à un autre. Pourquoi ? Parce que
c'est dans ce cas seulement que les alternatives, sont clairement per-
çues et que les gens saisissent l'existence de possibilités distinctes de
celles qui prédominent et semblent constituer la seule réalité intelligi-
ble et acceptable. Habituellement, comme l'écrit Asch (1959). « Cha-
que ordre social met ses membres en face d'une position choisie de
données physiques et sociales. Le trait le plus distinctif de cette sélec-
tivité est qu'elle présente des conditions auxquelles fait défaut l'autre
terme de l'alternative perceptive. Il n'y a pas de solution de rechange
au langage du groupe, aux relations de parenté qu'il pratique, à son
régime alimentaire, à l'art qu'il prône. Le champ de l'individu est, en
particulier dans une société relativement fermée, circonscrit dans une
grande mesure par ce qui est inclus dans le cadre culturel donné » (p.
380).
Certes, on ne s'attend guère, dans ces conditions, que quelque cho-
se se transforme ou qu'une partie du corps social innove. Le processus
psychologique majeur, maintes fois décrit, qui conduit à un change-
ment profond, présuppose qu'à l'horizon du groupe propre ou de son
milieu social apparaissent des modèles, des règles, des visions diffé-
rents et même opposés. Mais pour que ces modèles, ces règles ou ces
visions deviennent des solutions de rechange que chacun puisse ap-
préhender comme telles, il faut qu'ils soient proposés de façon cons-
tante et cohérente. L'expérience d'Asch, en un sens, prouve ce que
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nous venons de dire. Dans cette expérience les sujets naïfs ont été
éduqués dans une culture qui a adopté une certaine géométrie, et donc
une notion particulière de ce que représentent « deux lignes égales ».
Si maintenant ces sujets sont transportés dans un milieu distinct, qui
est celui du laboratoire, ils y rencontrent une deuxième culture, un
groupe possédant une géométrie nouvelle et qui propose une nouvelle
définition de la notion « deux lignes égales ». Notamment, les lignes
inégales dans la première géométrie sont égales dans la seconde.
D'après ce que nous venons de dire, le contraste entre les deux « cultu-
res », l'existence d'une géométrie alternative à celle des sujets naïfs
seront sensibles lorsque les compères répondront de manière plus
consistante, donc feront plus d'« erreurs », que lorsque les compères
répondront de manière moins consistante en faisant moins
d'« erreurs ». L'influence est nécessairement plus forte dans le premier
cas que dans le second, où les sujets naïfs sont plus désorientés et s'en
tiennent à la règle, à la norme qui a été le plus souvent renforcée par le
passé. Nous verrons que les résultats expérimentaux confirment l'im-
portance de la consistance. Ici nous avons surtout voulu illustrer le
rôle éventuel qu'elle jouerait dans le mécanisme de modification des
rapports sociaux et des normes sociales.
En troisième lieu, ce style de comportement constitue un pôle de
persuasion dans le champ social. On le voit à deux niveaux. Au pre-
mier niveau, la reprise et la répétition d'une même réponse, d'un même
point [357] de vue, sont nécessairement appréhendés comme autant
d'essais d'influencer, d'infléchir le point de vue d'autrui, dans le sens
souhaité. Or, il est probable que, dans la mesure où ces essais ne dé-
passent pas certaines limites, ils peuvent rencontrer un écho favorable.
Non seulement les sujets qui parlent le plus, qui par là se montrent
désireux de voir leurs solutions acceptées, y parviennent effective-
ment (Riecken, 1958), mais on constate également que les sujets qui
ont souvent tenté d'influencer autrui sont désignés comme pouvant
être leaders (Berkowitz, 1957). A un autre niveau, cette même consis-
tance fait apparaître tout jugement, qu'il soit d'attribut ou d'utilité,
comme un jugement de préférence. Supposons que nous soumettions à
un psychologue une série de problèmes et qu'il nous réponde en ter-
mes de récompenses ou de punitions. Nous sommes en droit de penser
que ses jugements ne reflètent pas seulement des propriétés de la ré-
alité, mais également une préférence pour le behaviorisme. Il en est de
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même en ce qui concerne les opinions sur ce qui est permis ou défen-
du dans un groupe. Si un sujet estime qu'il ne faut pas porter des jupes
courtes, des cheveux longs, etc., nous en déduisons obligatoirement
que ses réponses expriment en même temps des jugements sur ce qui
est plus ou moins utile pour la vie d'une collectivité, un choix de va-
leurs. En un sens, tout jugement d'attribut ou tout jugement d'utilité a
sa racine dans un jugement de préférence ou surgit d'abord en tant que
jugement de préférence. Ainsi, comme l'a bien montré Kuhn (1962),
le choix, par les savants, d'un domaine de recherche ne s'impose pas
toujours apriori grâce à un critère déterminé. C'est après coup seule-
ment que les travaux se développent, les savants ayant convaincu
d'autres savants, et que le paradigme élaboré dans un domaine devient
à la fois la norme de ce qu'il est souhaitable d'étudier pour être recon-
nu par la communauté scientifique, et la carte des dimensions et des
phénomènes qui caractérisent la réalité physique à un moment donné.
Dès lors, si, de par sa consistance, tout jugement se présente comme
un parti pris, un jugement de préférence, celui qui le formule, dans
une interaction, prétend à la fois dire la vérité et emporter l'adhésion
de ceux auxquels il s'adresse. Par là, tous ses actes, ses raisonnements
sont perçus comme ayant une intention persuasive, et c'est dans ce
contexte que l'interlocuteur réagit. Le psychologue qui, à travers tous
ses raisonnements théoriques ou toutes ses expériences ne retrouve
que le principe du renforcement ou de la gestalt, fait œuvre de savant,
certes, mais aussi de propagandiste d'une certaine école, et il est perçu
ou classé en conséquence. Les autres psychologues répondent, dans ce
cas, soit suivant l'évidence qui est apportée, soit suivant l'attitude à
l'égard, des principes et de l'école dans son ensemble.
Ces considérations générales et relativement, mais non pas entiè-
rement, spéculatives rendent vraisemblable le statut de la consistance
du comportement en tant que source d'influence. Nous allons mainte-
nant [358] montrer l'accord de l'expérience avec cette façon de voir et
en déduire quelques conséquences importantes.
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puis vingt ans oblige d'observer, comme le fait Graham (1962), que la
cause de l'effet conformisant réside moins dans la majorité que dans
l'unanimité du groupe émetteur de normes. Plus exactement, une par-
tie de l'influence peut être attribuée à la présence d'une majorité et
l'autre partie à la manière dont elle se manifeste, c'est-à-dire à son
unanimité. Pour comprendre le sens de cette unanimité, distinguons la
consistance synchronique, c'est-à-dire la consistance qui résulte de
l'identité de la réponse de plusieurs sujets à un même stimulus, de la
consistance diachronique, qui caractérise l'identité de la réponse des
sujets à travers une série de stimuli. La majorité unanime concrétise
généralement la consistance synchronique, puisque tous les membres
du groupe donnent la même [360] réponse à un stimulus déterminé. Il
suffit qu'un seul membre appartenant à ce groupe fournisse une ré-
ponse différente pour que la consistance de son comportement dispa-
raisse, bien que la majorité subsiste. Si la majorité est le facteur im-
portant du conformisme, à ce moment-là la présence ou l'absence de
consistance synchronique ne devrait pas affecter de manière significa-
tive la quantité d'influence exercée par un groupe. Si, au contraire, la
consistance est un facteur important, quelle que soit la taille de la ma-
jorité, son absence doit affecter le degré de conformité à la pression
exercée par un groupe. Nous savons que c'est ce qui a effectivement
lieu. Asch (1956) a montré qu'une majorité unanime de trois à neuf
sujets provoquait l'acceptation de son jugement par plus d'un tiers de
sujets naïfs, bien que ce jugement soit objectivement « erroné ».
Néanmoins, si, dans un groupe de huit ou neuf compères, un seul de
ceux-ci donne une réponse « correcte » comme le sujet naïf, le nom-
bre de personnes influencées tombe de 32% à 10,4%. Dans l'ensem-
ble, on observe qu'une majorité qui n'est pas constante dans ses opi-
nions, qui n'est pas unanime, même si elle est plus nombreuse, exerce
moins d'influence qu'une majorité unanime. Autant dire que la consis-
tance des sujets a plus de poids que leur nombre, et qu'il n'y a aucun
rapport entre la taille de la majorité et l'efficacité de sa pression à la
conformité. Seule son unanimité est en jeu.
La consistance synchronique, on vient de le voir, est une source
d'influence dont l'importance excède celle de la dépendance par rap-
port à une majorité. La consistance diachronique semble remplir un
rôle analogue. L'effet Asch repose sur deux types d'essais : les essais
« neutres », c'est-à-dire des essais où les compères répondent de façon
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Hypothèses et conclusions
[365]
Première expérience
rences des gens pour les différents codes possibles, afin de trouver le
moyen d'augmenter la lisibilité et la discrimination de l'information
transmise. Un exemple concret est fourni : celui des navigateurs qui,
dans les tours de contrôle des aéroports, ont à suivre et guider simul-
tanément un grand nombre d'appareils qui se préparent soit à atterrir
soit à décoller. Pour la sécurité aérienne il importe de faciliter le plus
possible le travail de ces opérateurs en leur présentant les informa-
tions utiles (altitude, position, vitesse, priorité, etc.) de la façon la plus
distincte, au moyen des signaux les plus appropriés, leur permettant de
prendre des décisions rapides et correctes.
On explique ensuite aux sujets qu'ils participent à une expérience
qui réalise de manière simplifiée une telle situation de choix et de pri-
se de décision perceptifs. Pour ce faire, ils vont voir une série de des-
sins variant suivant quatre dimensions : la taille (les dessins peuvent
être soit grands soit petits), la couleur (ils peuvent être soit rouges soit
verts), la forme (qui peut être soit arrondie soit anguleuse) et enfin le
contour (qui peut être soit une ligne pointillée soit une ligne continue).
Un échantillon de ces dessins est montré aux sujets.
On informe alors les sujets qu'on leur présentera une longue série
de dessins et que pour chaque dessin il y aura donc toujours quatre
réponses correctes possibles. Toutefois on leur demande de ne donner
qu'une seule réponse : celle qui, pour quelque raison que ce soit, leur
paraîtra la plus appropriée à un moment donné pour un dessin parti-
culier.
Chaque sujet doit donner sa réponse à voix haute et l'enregistrer
sur une feuille de papier qui lui est fournie. L'ordre de réponse est va-
rié systématiquement : le sujet qui a donné sa réponse le premier à
l'essai précédent parle le dernier à l'essai suivant.
La série de stimuli comporte 64 dessins qui se succèdent de telle
sorte que, d'un dessin à l'autre, une seule des quatre dimensions de-
meure inchangée, les trois autres étant permutées (exemple : grand-
vert-arrondi-pointillé, puis grand-rouge-anguleux-continu, puis petit-
rouge-arrondi-pointillé, etc.). Les sujets, réunis en groupes de quatre
ou cinq occupent trois côtés d'une table rectangulaire, le quatrième
côté étant occupé par l'expérimentateur qui présente les dessins l'un
après l'autre. Dans les groupes expérimentaux, un compère de l'expé-
rimentateur choisit la réponse couleur constamment depuis le premier
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TABLEAU I.
Première expérience : Comparaison des groupes expérimentaux
et des groupe témoins sur les moyennes de choix dans chaque dimension
Degrés de liberté 12 12 12 12
Seuil de signification .05 > p > 0.2 > .10 > 10 .2 > p > .05
Deuxième expérience
de la même façon que dans l'expérience que nous avons décrite plus
haut. Dans les groupes expérimentaux, un compère choisit toujours la
réponse supra-ordonnée. Les groupes-témoins sont composés uni-
quement de sujets naïfs.
Les associations ont été arrangées par nous en deux listes différen-
tes selon une probabilité croissante ou décroissante de choix du mot
supra-ordonné dans la population générale. Dans la première liste (lis-
te A) la probabilité d'association au stimulus des réponses supra-
ordonnées est plus grande au début : l'association choisie par le com-
père se trouve donc correspondre à la norme. Au fur et à mesure que
cette probabilité diminue, sa conduite apparaît plus « conservatrice »
et de nature à freiner l'adaptation au changement des habitudes verba-
les. Dans la seconde liste (liste B) la probabilité d'association au sti-
mulus des mots supra-ordonnés étant moindre au commencement, la
réponse du compère est « déviante », c'est-à-dire contraire à la norme.
Nous avons utilisé ces deux listes pour montrer que :
TABLEAU II.
Deuxième expérience : Comparaison des groupes expérimentaux et des grou-
pes témoins sur les moyennes de réponses « supra-ordonnées »
Liste A Liste B
Degrés de liberté 10 10
Conclusion
Références