Vous êtes sur la page 1sur 17

1.

Article paru dans Les voies de l’hérésie : le groupe aristocratique en Languedoc (XIe-
XIIIe siècles). Actes de la 8e session d’histoire médiévale du C.E.C., Couiza, 28 août-1er
septembre 1995, Carcassonne, 2001, t. 2, p. 9-36.

Martin AURELL
Université de Poitiers — C.E.S.C.M.

LE TROUBADOUR GUI DE CAVAILLON (vers 1175-vers 1229) :


UN ACTEUR NOBILIAIRE DE LA CROISADE ALBIGEOISE

Gui de Cavaillon naît, vers 1175, dans une famille aristocratique du Comtat Venaissin,
seule principauté du comte de Toulouse située à l’est du Rhône, autour d’Avignon et son arrière-
pays. Il apparaît comme l’un des plus fidèles guerriers de Raimond VI (1194-1222) et Raimond
VII (1222-1249), auprès desquels il combat, avec acharnement et constance, les croisés de
Simon de Montfort. Sa vie durant, il tente de s’opposer à la poussée française en Languedoc et
Provence. L’intensité de son engagement personnel soulève le problème des mobiles qui
poussent les membres de certaines maisons aristocratiques, plutôt que d’autres, à lutter dans le
camp toulousain ; elle pose la question des valeurs chevaleresques, de la culture militaire et de
l’idéologie politique qui déterminent l’action de maints combattants ; elle permet de s’interroger
sur la place éventuelle que l’hérésie cathare occupe dans leurs motivations.
Deux types de sources, diplomatiques aussi bien que littéraires, nous fournissent quelques
éléments de réponse. D’une part, Gui de Cavaillon est cité dans quelque trente chartes dressées
par la chancellerie des comtes de Provence ou de Toulouse et par les scriptoria des évêchés et
monastères locaux 1. D’autre part, il compose, en tant que troubadour, de nombreux poèmes en
langue d’oc. Seuls quinze d’entre eux sont parvenus jusqu’à nous. Leur attribution pose
quelques problèmes. Certains apparaissent dans les chansonniers, tout simplement, sous la
rubrique de Gui de Cavaillon, son nom complet. D’autres, par contre, sont accompagnés de
pseudonymes ou senhals ; deux d’entre eux renvoient irréfutablement à notre troubadour :
Guionet est le diminutif de son prénom, utilisé peut-être pour les chansons écrites pendant sa
jeunesse 2 ; Esperdut, « le perdu », est plutôt son sobriquet humoristique 3. L’identification,
longtemps admise, entre Gui de Cavaillon et le troubadour Cabrit doit, en revanche, être

1 S. GUIDA, « Per la biografia di Gui de Cavaillon et di Bertran Folco d’Avignon », Cultura Neolatina,
1972, p.189-210. Cet article établit le catalogue de ses documents, presque de façon exhaustive. Il faut ajouter à sa
liste l’acte du 7 III 1225 des Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 3 H 23, cit. infra note 63, et du 29 X
1269, au même dépôt, B 1069, f° 24, cit. infra note 44.
2 La mise au point la plus récente sur cette identification se trouve dans J. ZEMP, Les poésies du troubadour
Cadenet, Berne, 1978, p. 225.
3 C. FABRE , Pons de Montlaur dans l’histoire et la poésie provençale, Le Puy, 1909, p. 57-60, où sont cités
les vers 11-13, échangés, sur le ton de la plaisenterie, entre Falconet et Faure, sur les pires barons du Bas-Rhône :
« car je ne suis pas le jongleur Esperdut et vous paierait pour Gui de Cavaillon, s’il n’était pas preux », éd. D.
JONES, La tenson provençale, Paris, 1934, p. 75-82. Cf. les nuances apportées à l’analyse de C. Fabre dans G.
BERTONI, « Noterelle provenzali », Revue des langues romanes, 1911, p. 70-73.
abandonnée : Cabrit est un noble du patriciat urbain d’Arles, détenteur de quelques terres autour
de Tarascon, dont les chartes attestent clairement l’existence 4.
L’aubaine pour l’historien est grande de disposer des chansons de Gui de Cavaillon, alias
Guionet ou Esperdut : elles rendent sa voix au conseiller et au guerrier du comte de Toulouse.
Cette chance est d’autant plus heureuse que la moitié d’entre elles sont des sirventes à
connotation politique ; elles nous renseignent sur l’attitude de Gui de Cavaillon dans la croisade
albigeoise, dont il devient le spectateur engagé, combattant les Français aussi bien avec sa plume
que son épée. Leur lecture est largement facilitée par l’édition remarquable publiée par S. Guida
en 1973 5. Il ne faudrait cependant pas négliger son œuvre amoureuse, témoin d’une civilisation
courtoise qui marque en profondeur les mentalités de l’aristocratie occitane du XIIe siècle.
Une dernière remarque s’impose sur la nature de ces chansons. Dans ses poèmes,
amoureux ou politiques, Gui de Cavaillon brille par sa maîtrise du genre dialogué. Presque toute
sa production est composée par des tensons, où deux troubadours échangent des chansons
entières, par des partimens, où ils ne s’adressent qu’une ou deux strophes, ou par des coblas, où
ils discutent avec quelques vers à peine. Une technique accomplie est indispensable pour
improviser une réponse sur la métrique, la rime et la mélodie qu’utilise l’interlocuteur, tout en
traitant d’un sujet imposé. Que ce soit sur un ton humoristique ou, au contraire, irrité, les
troubadours qui se livrent à ces altercations poétiques possèdent un art littéraire supérieur à la
moyenne. Gui de Cavaillon appartient à ce groupe des maîtres de la parole. Il pousse son goût de
la poésie dialoguée au paroxysme : il menace même en vers son manteau de l’envoyer au feu ;
cette pièce de sa garde-robe lui rétorque une grivoiserie qui le fait changer d’avis ; tout compte
fait, son propriétaire décide de le tremper dans une teinture écarlate pour le récompenser 6. Gui
de Cavaillon est l’un des rares troubadours à avoir échangé une chanson avec un objet inanimé ;
il est , sans conteste, l’un des meilleurs spécialistes de la tenson, du partimen et de la cobla.
Ce genre dialogué se prête à l’humour. Le rire ridiculise l’interlocuteur, très souvent un
adversaire politique. Il exorcise la peur de l’affrontement armé qui doit opposer, peut-être, les
deux troubadours qui s’injurient en vers. En matière amoureuse, il sublime une poésie qui aurait
pu sombrer dans le poncif, après un long siècle d’utilisation des mêmes thèmes, codes et
métaphores. L’auto-dérision, l’ironie et la parodie, sont inhérents à toute la poésie des
troubadours 7 : elles trouvent une place de choix dans les tensons, militaires ou courtoises, du
XIIIe siècle. Grâce à elles, Gui de Cavaillon sait garder une certaine distance à l’égard de sa
propre œuvre et, sans doute aussi, de sa propre personne. Cette dimension ludique est présente
dans les deux grandes périodes de l’écriture et de l’existence de notre troubadour : la première se
déroule sous l’égide de l’Amour, tandis que la seconde est envahie par la Guerre ; l’une coïncide
avec sa jeunesse et l’autre avec sa maturité.

4 Que Cabrit soit un pseudonyme de Gui de Cavaillon a été, encore tout récemment, soutenu par S. GUIDA,
« La tenzone fra Ricau de Tarascon et Cabrit », Cultura Neolatina, 1987, p. 197-222. Cf. contra M. AURELL, La
vielle et l’épée. Troubadours et politique en Provence au XIIIe siècle, Paris, 1989, p. 76-77. Le chansonnier que G.
Gasca Queirazza vient de découvrir à Turin ajoute le toponyme de Tarascon au nom de Cabrit, cit. GUIDA, Ibid. Ce
renseignement coïncide avec la mention d’un Guilhem Cabrit dans l’église de Boulbon, village tout proche de
Tarascon, en 1227, Archives municipales d’Arles, GG 86, n° 38.
5 « L’attività poetica di Gui de Cavaillon durante la crociata albigense », Cultura Neolatina, 1973, p. 235-
271.
6 (192, 3), éd. A. KOLSEN , Dichtungen der Trobadors, Halle, 1916-1919, p. 81-84, n° 17.
7 P. HUTCHINSON, « Lignes de parage sociales, culturelles et érotiques dans Domna, tant vos ai preiada de
Raimbaut de Vacqueyras : ironie et mise en scène », Contacts de langues, de civilisations et intertextualité, G.
Gouiran éd., Montpellier, 1990, T. II, p. 967-981.

2
L’Amour à la cour d’Alphonse II et Garsende de Provence (1200-1209)

Une des premières compositions connues de Gui de Cavaillon est son échange de coblas,
aussi galantes que conventionnelles, avec Garsende de Sabran, femme d’Alphonse II (1196-
1209), comte de Provence. La dame prend, en premier lieu, la parole : « Je ne veux pas que
vous, qui me semblez un amoureux sincère, hésitiez tant et cela me plaît que mon amour vous
torture, car je suis aussi malmenée à cause de vous. Votre lâcheté vous fait du mal, car vous
n’avez pas le courage de me supplier. Cela nous cause grand dommage, à vous et à moi, car une
dame, par peur de faillir, n’ose jamais découvrir tout ce que veut son amoureux. » Gui lui
répond : « Dame excellente, votre valeur honorée est si grande qu’elle me rend craintif et aucune
autre peur ne m’empêche de vous prier. Je préférerais plutôt vous servir très aimablement que de
vous outrager ! Je sais bien avoir le courage de vous supplier. Je voudrais que les faits soient des
messages et que vous acceptiez mon service plutôt que des demandes, car un fait honoré doit
bien valoir une parole 8. »
Ce poème prête la voix à une femme troubadour autour de 1200. Les quelque vingt
trobairitz connues ont composé leurs chansons dans les années 1180-1230, période qui coïncide
avec une amélioration du statut de la femme occitane, sorte de parenthèse dorée entre la fin du
patrilignage et le succès du droit savant, romain et féodal, profondément misogyne 9. Garsende
de Sabran manifeste ici des sentiments de souffrance amoureuse et une attitude de séduction,
empruntés aux chansons des hommes troubadours. Elle revendique, néanmoins, la passivité de la
dame dans la fin’amors, laissant à son amant le soin de la supplier : les rôles ne sont guère
inversés. Peut-être le ton entreprenant de ces vers pousse-t-il l’auteur de la vida, biographie
occitane, de Gui de Cavaillon à rapporter une rumeur qui en faisait le drutz ou amant charnel de
la comtesse de Provence 10 ?
Plus compassée apparaît la seule canso, chanson amoureuse, que nous avons conservée de
Gui de Cavaillon 11. Il y a de fortes chances pour qu’elle s’adresse encore à Garsende de Sabran.
Cette composition reprend les thèmes traditionnels de la lyrique des troubadours. L’éros mélan-
colique 12 y apparaît dès la première strophe : l’amant éprouve toute l’ambiguïté d’un plaisir
tronqué par le refus de l’aimée, dont les atermoiements purifient son sentiment amoureux :
« J’aime le désir, l’ardeur et l’envie qui me viennent de vous, ma douce mie, ainsi que le souci,
la souffrance et la longue attente pénible (v. 1-4). » Des métaphores empruntées aux relations
féodo-vassaliques sont, également, des classiques du genre : Gui les utilise avec une nuance
technique intéressante, tandis qu’il se présente comme « l’homme lige (v. 24) » de sa dame. Le
même registre transparaît dans le thème de la foi engageant le vassal à donner sa vie pour son
maître, même si la crainte d’une félonie déshonorante ternit cet élan généreux : « Je préfère
davantage mourir, dame (dompna), si tel est votre désir, plutôt que d’être sous la seigneurie
(senhoria) d’un autre amour (v. 33-34). » Ces protestations de fidélité ne surprennent guère dans
les lèvres de Gui de Cavaillon, membre à part entière de la noblesse de service qui envahit,
autour de 1200, les cours comtales de la Méditerranée occidentale.
La présence active de Gui de Cavaillon dans la suite proche d’Alphonse II est largement
attestée dans les sources diplomatiques. Notre troubadour apparaît, pour la première fois, à ses
côtés, en 1200, en tant que témoin de deux privilèges comtaux en faveur du monastère de la

8 (192, 6), éd. M. de RIQUER, Los trovadores. Historia literaria y textos, Barcelone, 1983, T. III, p. 1191-
1192, n° 238.
9 W. D. PADEN , « Introduction », The Voice of the Trobairitz. Perspectives on the Women Troubadours,
Philadelphie, 1989, p. 10-13.
10 E si se crezec q’el fos drutz de la comtessa Garsenda, moiller qe fo del comte de Proensa, J. BOUTIÈRE ,
A.-H. SCHUTZ, I.-M. BRUNEL , Biographies des troubadours, Paris, 1964, p. 505, n° 82.
11 (142, 1), éd. F ABRE, Pons de Montlaur…, p. 53-57.
12 J. ROUBAUD, La fleur inverse. Essai sur l’art formel des troubadours, Paris, 1986, p. 14 et 57-95.

3
Celle, délivrés à Montpellier et à Brignoles 13. Jusqu’à la mort du comte de Provence, survenue
en 1209, il ne le quitte guère et participe à ses côtés à des actes d’une importance capitale pour la
vie politique du Midi : en mai 1204, il devient le garant d’Alphonse II dans son traité avec
Guilhem II (1144-1209) de Forcalquier, grand-père de Garsende de Sabran, prévoyant l’union de
leurs deux comtés 14 ; en juin de cette même année, il est l’un des rares fidéjusseurs, avec
Alphonse II et son oncle, le comte Sanche, de la charte de mariage de Pierre II (1196-1213)
d’Aragon et Marie de Montpellier 15 ; en octobre, il est témoin, à Marseille, du testament par
lequel Alphonse II et son frère aîné Pierre II se nomment héritiers réciproques 16. En 1207, il
assiste, dans la ville d’Arles, aux arbitrages et pactes par lesquels le comte de Provence entend
mettre fin aux luttes qui opposent les seigneurs de la Cité à ceux du Vieux-Bourg 17. Gui de
Cavaillon est l’un des nobles les plus assidus et fidèles de l’entourage d’Alphonse II, qu’il
conseille dans ses décisions politiques. La familiarité, manifestée dans ses chansons à l’égard de
la comtesse, est liée à cette ministérialité ; le service des troubadours à la cour princière influe
sur leur conception de l’amour courtois.
Le problème de leur place dans la hiérarchie des pouvoirs et des implications sociales de
fin’amors est abordé par Alphonse Ier (1162-1196), premier comte de Barcelone à avoir ceint la
couronne d’Aragon, devenu, à partir de 1166, comte de Provence. Le père d’Alphonse II
pratique un mécénat généreux envers les troubadours, qu’il attire, nombreux, à sa cour 18. Il
compose, lui même, des chansons en oc. Il échange, notamment, une tenson avec Giraut de
Bornelh, le plus grand des troubadours de son temps, au sujet de la catégorie sociale de
l’amant 19. Un roi est-il susceptible de s’adonner à l’amour courtois, alors que sa position
prépondérante au sommet de la pyramide politique lui accorde un ascendant total sur sa dame ?
Comment peut-il devenir, selon les catégories de fin’amors, le dernier de ses serviteurs, lui que
tous obéissent ? Ne serait-il pas aimé par la femme pour son avoir plutôt que pour son être ? Ce
genre de questions se retrouve dans quatre des tensons de Gui de Cavaillon, formé à l’école du
roi troubadour.
Dans la première d’entre elles, il devise avec Pons de Montlaur, qu’un milieu commun et
des préoccupations politiques identiques font son ami proche : la tornada, envoi final, de l’une
des chansons de Gui, qui demande qu’elle soit interprétée à Montlaur 20, reflète ces liens entre
les deux hommes. Leurs biographies frappent par leur similitude ; elles traduisent deux vies
parallèles. En 1190, Pons de Montlaur hérite la puissante baronnie que son père détient dans le
pays de Vélay, dans les Cévennes septentrionales ; ces possessions s’étendent vers la vallée du
Rhône, jusqu’à Posquières, aux confins du Venaissin. Très tôt, sa fidélité au comte de Toulouse
est connue de tous : dans le Garlambey, un poème mettant en scène un tournoi imaginaire, le
troubadour Raimbaut de Vaqueiras en fait le champion de Raimond V (1148-1194) 21. Son
engagement dans le camp toulousain est intense lors de la croisade albigeoise ; il combat, à
l’époque, les guerriers du roi de France et leurs alliés. Pierre de Vaux-de-Cernay, qui rédige sa
chronique en l’honneur de son maître Simon de Montfort, ne s’y trompe pas, en critiquant Pons

13 F. BENOIT, Recueil des actes des comtes de Provence appartenant à la maison de Barcelone (1196-
1245), Monaco-Paris, 1925, Alphonse II, n° 5 (9 IV 1200?) et n° 20 (30 XI 1200). Cf. n° 22 (21 III 1203) et 27 (28
XII 1203).
14 Ibid., n° 36 ; G. de TOURNADRE , Histoire du comté de Forcalquier (XIIe siècle), Paris, 1930, p. 101-132.
15 A. TEULET, Layettes du trésor des chartes, Paris, 1863, n° 717 (15 VI 1204).
16 BENOIT, Recueil…, Alphonse II, n° 40 (4 X 1204).
17 Ibid., n° 54 (VII 1207) et 56 (VII-VIII 1207).
18 M. de RIQUER , « La littérature provençale à la cour d’Alphonse II d’Aragon », Cahiers de Civilisation
Médiévale, 1959, p. 177-201.
19 Éd. RIQUER, Los trovadores…, n° 105.
20 Vay t’en chanson, vas Monlaur e despleya, (142,1), v. 42, cit. supra note 11.
21 J. LINSKILL, The poems of the troubadour Raimbaut de Vaqueiras, La Haye, 1964, p. 79, n° 1, v. 50-53.

4
de Montlaur en ces termes : « Il perturbait, tout ce qu’il pouvait, les évêques, la paix et l’Église
de sa terre 22. » Des démêlés à propos de son héritage et de ses possessions foncières marquent,
en effet, ses rapports houleux avec l’évêque du Puy. Pons meurt en 1226 23. Il n’avait pas
partagé seulement avec Gui de Cavaillon son hostilité aux Français et aux évêques, mais son
goût pour la lyrique occitane.
Le problème dont ils débattent, tous deux, dans une tenson, agencée à la façon d’Alphonse
Ier et Giraut de Bornelh, est le suivant. Qui faut-il priser davantage en amour ? Une toute jeune
fille, susceptible encore de se perfectionner, ou une dame de haut rang et au mérite accompli et
reconnu de tous ? À la question soulevée par Gui, Pons choisit la solution la plus sûre : il mise
sur la femme âgée qui est, en fin de compte, la meilleure. Son interlocuteur lui répond qu’il
préfère la plus jeune, car elle pourra s’améliorer au fur et à mesure que son amour augmente. La
jeunette ou la femme mûre ? Telle semble, en apparence, la question banale dont discutent ces
deux aristocrates 24.
Au delà d’une frivolité de façade, l’intérêt de cette chanson est, toutefois, grande pour
celui qui se pencherait sur les implications sociologiques de la fin’amors : elle recoupe, au fond,
les termes de l’échange entre le roi troubadour et Giraut 25. La jeune fille célibataire, placée sous
l’emprise contraignante de son père, n’a guère d’existence sociale ; la courtiser apparaît comme
un non-sens au regard du code des troubadours, dont l’élément clef est la soumission entière à la
dame. Le vocabulaire et les gestes qu’ils utilisent, dans leurs poèmes, pour manifester cette
docilité absolue sont empruntés à la féodalité ; seule une aristocrate mariée ou veuve est
susceptible de recevoir la foi et l’hommage des guerriers, mais aussi d’exercer un quelconque
pouvoir ou d’administrer un patrimoine. Or, la femme courtisée n’est souvent autre que l’épouse
du seigneur du chevalier qui la chante : Gui de Cavaillon manifeste bel et bien des sentiments
amoureux pour Garsende de Sabran, dont il sert le mari, le comte de Provence. La critique
actuelle nous apprend que cette relation, aussi ambiguë que sublimée, accroît l’allégeance du
troubadour-guerrier envers son seigneur, dont l’épouse est devenue appât ou leurre 26. Cette
dame inaccessible et admirée rapproche le jeune chevalier de son maître et époux. Elle apprend
la modération, la mesure et le contrôle des pulsions violentes à des combattants, dans une
période où la renaissance de l’État pacifie la société 27.

22 episcopos terre, pacem et Ecclesiam, in quantum poterat, perturbabat, PIERRE de VAUX-DE-CERNAY ,


Historia Albigensis, éd. P. Guébin, E. Lyon, Paris, 1926-39, T. II, p. 181.
23 FABRE, Pons de Montlaur…, p. 2-28.
24 (142, 3) éd. Ibid. p. 48-52.
25 Cf. les articles, toujours actuels, d’E. KÖHLER, « Observations historiques et sociologiques sur la poésie
des troubadours », Cahiers de Civilisation Médiévale, 1964, p. 27-51 ; « Sens et fonction du terme “jeunesse” dans
la poésie des troubadours », Mélanges R. Crozet, Poitiers, 1966, p. 569-583. L’approche sociologique de l’amour
courtois, qui a tant fait progresser nos connaissances, semble moins intéressante aux partisans d’une inter-textualité
à outrance, appréhendée à l’aide de la psychanalyse : « La différence de classes entre le troubadour et la Dame est
une feinte », à savoir, une excuse pour ne pas l’approcher, J.-Ch. HUCHET, L’amour discourtois, Toulouse, 1987, p.
151.
26 « L’“amour” de ces “jeunes” se dirigeait (…) vers une femme médiatrice, pour rebondir par ricochet vers
son but final, vers la personne du seigneur, détenteur de la puissance et dispensateur des bienfaits », G. D UBY, « Le
modèle courtois », Histoire des femmes, Paris, 1991-1992, T. II, p. 271 ; « Le service de la Dame n’est rien d’autre
que celui dû au seigneur, assorti même de l’obligation de prouesses dans l’accomplissement des devoirs militaires »,
P. BONNASSIE, « Culture et société dans le comté de Toulouse au XIIe siècle », De Toulouse à Tripoli, Toulouse,
1989, p. 31.
27 M. AURELL , Les noces du comte. Mariage et pouvoir en Catalogne (785-1213), Paris, 1995, p. 520-531.

5
Le partimen entre Gui de Cavaillon et Raimbaut de Vaqueiras traite toujours du statut des
amants 28. Par rapport à la chanson précédente le prisme change cependant : cette fois-ci, ce
n’est plus au troubadour de choisir sa dame, mais à la dame de choisir son troubadour. Voici la
question posée par Gui : deux chevaliers, dont la condition est identique, désirent la même
femme. Le premier est hardi à la guerre, mais peu éduqué ; le second est aussi bien élevé, cultivé
et riche qu’il est lâche sur le champ de bataille. Lequel des deux doit-elle aimer ? Le guerrier
vaillant ou l’homme de cour ? Raimbaut défend que le couard est le meilleur amant : les femmes
ne veulent en leur compagnie de brau ni salvatge, « rude ni sauvage » (v. 27), mais un baron
courtois ; elles se doivent d’aimer le plus adroit, plaisant et large, indépendamment de sa force
physique. Gui est du côté du guerrier : il fait remarquer que, le cœur étant le siège du courage,
l’amour en sortira grandi. L’histoire grecque vient au secours de ces jouteurs de la parole : à la
vaillance d’Alexandre le Grand, montée en épingle par Gui, Raimbaut oppose la largesse de
Paris conquérant Hélène. L’amour ne veut pas qu’on vole ni qu’on tue, argumente Raimbaut,
faisant allusion peut-être à la razzia, quelquefois meurtrière, des combattants, avides d’un
copieux butin, par le biais duquel ils peuvent briller dans leur ostentation courtoise. Le débat se
place ainsi, de plein droit, dans une époque où la cour, civilisatrice des mœurs, apprend à
l’aristocratie à dompter sa violence. Gui et Raimbaut tombent d’accord sur un seul point :
Aïcelma, l’une de leurs connaissances, tranchera sur leur discussion 29. Il est normal qu’une
dame émette son jugement sur un thème concernant un choix féminin.
Le même dilemme, opposant la guerre à la courtoisie, transparaît dans la tenson entre Gui
de Cavaillon et le jongleur Cadenet. Deux amoureux sincères adressent leurs prières à une dame,
mais elle n’en veut aucun. Leur réaction à la déception que ce refus provoque est radicalement
différente : le premier sombre dans une telle tristesse qu’il perd son courage à la guerre ; le
second, qui était pusillanime avant cette aventure malheureuse, noie son chagrin dans un
engagement militaire vaillant. Cadenet, un jongleur installé à demeure dans une cour, défend
celui que la pensée de la femme fatale fait perdre toute valeur et courage ; Gui, le combattant
expérimenté, est partisan de celui qui essaie de se surpasser à la guerre pour gagner le cœur de la
dame qui l’a rejeté 30. Leur attitude se confond avec le stéréotype du guerrier, utilisant ses
exploits militaires pour attirer la femme, et du jongleur, homme de cour, que le mal d’amour
rend mélancolique.
Un dernier échange en vers sur des questions amoureuses fait dialoguer Gui avec
Pomairol, un autre jongleur. Il y est encore question d’éducation courtoise. Il s’agit de comparer

28 J. Linskill (The poems…, p. 46) nie que le Raembautz de la rubrique de ce partimen avec Guionet soit
Raimbaut de Vaqueiras. Il avance, d’une part, que le dernier poème écrit en Occident par ce troubadour date de
1202 et, de l’autre, que Raimbaut de Vaqueiras, trop belliqueux, n’aurait jamais pu défendre que le lâche fût
meilleur amant que le courageux, comme il le fait dans ce poème. Aucun de ces deux arguments n’emporte notre
adhésion. En ce qui concerne le premier raisonnement, nous savons que Raimbaut de Vaqueiras aurait parfaitement
pu tensoner avec Gui de Cavaillon, attesté déjà en 1200 à la cour d’Alphonse II, époque où Raimbaut revient de
Montferrat en Provence, peu avant de partir en croisade en 1203 ; lors de ses séjours en Provence, il est souvent
accueilli chez les Baux, proches d’Alphonse Ier et d’Alphonse II, dont ils fréquentent régulièrement la cour : la
rencontre entre Gui de Cavaillon et Raimbaut de Vaqueiras y est plus que probable. Quant au second raisonnement,
rien n’empêche, compte tenu de la dimension ludique de toute tenson, que les rôles, les positions à défendre dans le
débat, aient été distribués d’avance, de façon arbitraire, faisant fi du véritable penchant de chaque troubadour pour
l’une des deux hypothèses. La position de Raimbaut, qui défend la courtoisie, la largesse et la paix, n’est pas, en
outre, si ridicule qu’une lecture hâtive du poème pourrait le laisser croire.
29 (238, 2), éd. S. THIOLIER-MÉJEAN, Ch. ROSTAING, « Le partimen “En Raimbaut pro domna d’aut
parage” », Romanica (La Plata), T. VI (Mélanges A. D. Gazdaru, T. II), 1973 (1974), p. 217-226. Nous citons ci-
dessus le vers 27, d’après une variante adoptée par maints chansonniers, mais qui n’a pas été retenue dans
l’excellente édition de S. Thiolier-Méjean et Ch. Rostaing, réalisée sur la base du manuscrit A.
30 (238, 1), éd. J. ZEMP, Les poésies du troubadour Cadenet, Berne, 1978, p. 220-226, n° 10.

6
le mérite de deux chevaliers accomplis : le premier a été élevé parmi des gens de bonne
compagnie, tandis que le second fait preuve d’une éducation raffinée, tout en ayant toujours
vécu avec des goujats. Gui de Cavaillon manifeste davantage de sympathie pour le premier qui a
été poussé à une saine émulation, se mesurant aux bons avec lesquels il cohabite ; sa conscience
de classe le pousse à insister sur les bienfaits de la reproduction des valeurs aristocratiques dans
un milieu fermé. Pomairol insiste, en revanche, sur le mérite de celui qui acquiert les qualités
chevaleresques parmi les méchants, puisqu’aucune contrainte sociale ne le prédispose à devenir
courtois 31. Le poème se clôt par une adresse de Pomairol à une dame, probablement Azalaïs
Porcelet (+1201) 32, jadis femme de Barral, vicomte de Marseille, chantée par Folquet de
Marseille et, sous le senhal de Na Vierna, par Peire Vidal 33. Poids de l’entourage et de la
transmission des traditions, pour l’un, et force de la personnalité et de l’affirmation individuelle,
pour l’autre, sont les prémisses de ce débat.
Ces quelques tensons répondent à une forme particulière de sociabilité aristocratique,
entretenue dans les cours de Provence et Languedoc autour de 1200. Des hommes entre eux
parlent de femmes et d’amour 34. Ils fixent le code de la bienséance nobiliaire autour de leurs
mère, épouse et filles, devenues le vecteur, trop souvent passif, de l’honneur et de la renommée
masculins. Des grandes dames ont parfois le dernier mot dans ces débats, à l’instar d’Aliénor
d’Aquitaine qu’André le Chapelain fait, dans son De arte amandi, présider des cours d’amour où
l’on débat de sujets similaires. Dans le nord du royaume, ce traité formalise une réflexion
intellectuelle sur l’amour à la même époque où Gui de Cavaillon anime les discussions sur
fin’amors en Provence. À la fin du XIIe siècle, l’amour courtois, devenu objet d’étude, est
exprimé dans la rationalité du vocabulaire et des syllogismes de la scolastique.
Le dialogue en vers est un exercice de style qui se présente comme une joute oratoire. Le
savoir-faire rhétorique, l’agilité mentale et l’ironie incisive font briller en société. Les plus
experts des troubadours écrasent leurs adversaires par leurs mots d’esprit. Gui de Cavaillon tient
une place de choix parmi les maîtres de la tenson. Une sorte de préséance lui est accordée à
l’égard de ses interlocuteurs : dans les quatre débats commentés, il lui revient toujours de poser
la question qui lance, à la première strophe, le dialogue ; c’est lui qui fixe le thème du débat,
mais aussi la mélodie, la rime et la métrique adoptés par son vis-à-vis. Il marque ainsi, de sa
griffe, les modes en vogue à la cour du comte de Provence, qui se diffusent ensuite dans les
châteaux de toute l’aristocratie occitane. Gui de Cavaillon assimile, entretient, invente et
propage des genres littéraires et des modèles courtois dont il pressent peut-être, à la veille de la
croisade albigeoise, l’éphémère précarité.

La Guerre dans l’entourage de Raimond VI et Raimond VII de Toulouse (1209-1229)

L’été de 1209, Alphonse II meurt à Palerme, où il s’est rendu marier sa sœur Constance à
Frédéric II, roi de Sicile et futur Empereur. Aux côtés de Garsende de Sabran, comtesse

31(238, 3), H. SUCHIER, Denkmäler provenzalischer Literatur und Sprache, Halle, 1883, p. 338-340, n°
465. L’on remarquera aux vers 53-54, dans la bouche de Pomairol, une mention du lion, allusion probable à la
figure héraldique de Gui de Cavaillon : c’un leo fai hom bordir / qui lo sap noirir gen, « car celui qui sait bien
éduquer un lion, le fait même danser ».
32 Guionet, per bon l’en pren ; / Mas n’Alazais que ten / en tot bon prez enantir, / Poncelle [sic pour
Porcelle ?] ta prec c’al dir / lo guar de faillimen, Ibid. v. 60-65 : « Guionet, je prends cela bien. Mais je te prie de ne
pas déshonorer dans tes dires et de garder de toute faute dame Azalaïs Porcelet, que je considère, en tout, d’un si
bon mérite. »
33 M. AURELL, Une famille de la noblesse provençale au Moyen Âge : les Porcelet, Avignon, 1986, p. 159-
161.
34 Ici nous avons affaire au pendant masculin de la situation décrite par C. AMADO , « Femmes entre elles.
Filles et épouses languedociennes (XIe et XIIe) », Mélanges G. Duby, Bruxelles, 1992, p. 125-156.

7
douairière, Gui de Cavaillon contribue à régler sa succession avec les plus en vue des nobles
provençaux 35. La disparition de son protecteur, mari de sa dame, lui facilite le rapprochement
avec le comte de Toulouse, seigneur du Comtat Venaissin où s’étendent ses terres. Ses racines
familiales prédisposent Gui à passer à son service : son père Bertran de Cavaillon était l’un des
fidèles de Raimond V (1148-1194), qui lui confiait d’importantes missions diplomatiques 36.
Gui fréquente très tôt la cour de Toulouse : en 1196, il se trouve chez Raimon de Miraval, le
célèbre troubadour du Carcassès, qui le prie de le réconcilier avec Raimond VI, auquel il a
disputé le village d’Angles 37 ; cette demande dénote une certaine familiarité entre Gui et le
comte de Saint-Gilles, auprès duquel il exerce ses bons offices d’intermédiaire. Cette amitié est
d’autant moins incompatible avec le service d’Alphonse II, que l’ancienne et longue rivalité
entre les maisons de Barcelone et de Toulouse s’estompe dans les années 1190 38. Nous
rencontrons, à nouveau, Gui de Cavaillon dans l’entourage du comte de Toulouse en 1215 : il
accompagne alors Raimond VI et son fils Raimond VII à Rome, où le concile de Latran IV
entérine la saisie d’une partie de leur domaine spolié par Simon de Montfort. Il ne quittera plus
désormais ses nouveaux maîtres.
Tandis que le Saint-Siège prépare leur expropriation officielle, Gui s’engage dans un
partimen avec Raimond VII : il lui demande s’il préfère que le pape et les Français lui rendent
ses terres, par amour, sans coup férir, ou bien de les récupérer avec honneur, par chevalerie, dans
la souffrance des armes ; il se permet, d’ailleurs, d’anticiper sur sa réponse, en penchant pour la
seconde solution. Le jeune comte lui répond, sans ambages, qu’il choisit, lui aussi, de conquérir,
de ses propres forces, le mérite et la valeur plutôt que de se déshonorer ; il ne veut de château ni
de tour qu’il n’ait conquis avec ses braves. Il prend bien soin de préciser qu’il ne prend pas cette
décision contre le clergé (contra clerecia, v. 15), mais par attachement à sa renommée qui l’em-
pêche de laisser croire qu’il se dédit par peur 39. Cette nuance n’est pas gratuite : elle enlève au
partimen le moindre soupçon d’anticléricalisme, voire d’animosité contre le clergé. L’échange
en vers sur des questions amoureuses, à laquelle Gui s’est adonné, sur un ton mondain, à la cour
d’Aix, se transforme désormais en sévère dialogue politique.
Notre troubadour brille, de même, dans l’art oratoire. L’auteur anonyme de la seconde
partie de la Chanson de la croisade albigeoise le présente, au printemps de 1216, chevauchant à
côté du comte qui retourne de Rome en Provence, où les Avignonnais le réclament pour
poursuivre la guerre contre l’envahisseur. Il met alors dans sa bouche, à l’attention de Raimond
VII, « le comte jeune », le beau discours sur Paratge, mot qui personnifie l’ensemble des valeurs
chevaleresques : « Voici venu maintenant le moment où Paratge a grand besoin que vous soyez
méchant et bon, car le comte de Montfort, le fléau des barons, l’Église de Rome et les
prédications accablent de honte et d’opprobre tout Paratge ; ils l’ont renversé de haut en bas,
tellement que s’il n’est pas relevé par vous, il disparaîtra à jamais. Si Pretz et Paratge ne sont
pas restaurés par vous, alors Paratge périt et le monde entier périt en vous. Puisqu’en vous

35 BENOIT, Recueil…, Raymond Bérenger V, n° 1 (30 XI 1209).


36 J. ROUQUETTE, A. VILLEMAGNE , Cartulaire de Maguelone, Montpellier, 1912, n° 155 (1er IV 1171),
où il s’occupe de la succession au comté de Melgueil en faveur de son maître ; F. MIQUEL, Liber Feudorum Maior,
Barcelone, 1945-47, n° 899 (18 IV 1176), où il le représente à la paix de Jarnègues avec Alfons Ier.
37 Guionet, si.m vols servir, / lo comte.m vai saludar, / e di qu’a lui volc esdir / tro.m fetz Angles guerrejar,
L. TOPSFIELD, Les poésies du troubadour Raimon de Miraval, Paris, 1971, pp. 360-363, n°48, v. 33-36.
Traduction : « Guionet, si tu veux me rendre un service, va saluer le comte et dis-lui que je veux le pardonner de
m’avoir fait la guerre pour Angles [village sis entres Castres et Miraval] ». Pour l’interprétation de ce poème, cf. F.
LECOY, « Note sur le troubadour Raimbaut de Vaqueiras », Études romanes dédiées à Mario Roques, Paris, 1946,
p. 31-38, et TOPSFIELD, op.cit., p. 51-53.
38 M. AURELL , « L'expansion catalane en Provence au XIIe siècle », La formació i l'expansió del feudalisme
català, Gérone, 1986, p. 183.
39 (192,5), éd. GUIDA, « L’attività… », n° 1.

8
réside vraiment l’espoir de tout Paratge, il faudra ou bien que tout Paratge meure ou que vous
soyez preux ! 40 » C’est de façon redondante, itérative, que Paratge revient dans son discours,
tout comme dans le reste de la seconde partie de la Chanson de la croisade, où il n’apparaît pas
moins que cinquante fois. L’ampleur du champ sémantique du mot explique cette insistance :
Paratge désigne certes le « lignage », en l’occurrence celui de Toulouse, mais aussi
« l’aristocratie » languedocienne, voire « le monde tout entier ». Sa dimension collective ouvre
la notion de noblesse, réservée jusqu’alors au seul groupe aristocratique, à toute la société ;
Paratge devient un idéal unifiant, identitaire, honni par Simon de Montfort et les siens, mais
défendu avec énergie par le comte de Toulouse et ses fidèles. Son destin se mêle
inextricablement à la survie de la civilisation occitane 41.
Gui est devenu l’un des plus proches collaborateurs du comte de Toulouse réussissant dans
la reconquête de son domaine, qu’ils appelaient, tous deux, de leurs vœux dans leur partimen.
L’anonyme relate, avec enthousiasme, ses prouesses militaires. En août 1216, au cours du siège
de Beaucaire, place forte défendue par les croisés, il veille avec succès à la garde du bélier,
fabriqué pour abattre le donjon, aux côtés de la milice de Vallabrègues. Une fois cette forteresse
prise, monté sur un cheval arabe, il repousse une attaque des Français, abattant Guillaume de
Berlit, un chevalier champenois, que les partisans du comte de Toulouse s’empressent de pendre
sur un olivier « en fleurs » 42. Ces exploits sur le champ de bataille s’accompagnent de hautes
responsabilités politiques : un acte daté de Beaucaire du 27 août 1216, par lequel Raimond VII
prend sous sa protection les recteurs de la confrérie du Saint-Esprit de Marseille, présente Gui
avec le titre de « viguier du comte de Toulouse pour le Venaissin 43 », qui en fait l’autorité
suprême du domaine provençal du Toulousain en l’absence de celui-ci.
Les faits d’armes de Gui de Cavaillon se poursuivent en d’autres points de la géographie
de Languedoc et Provence. Notre troubadour combat ainsi les Arlésiens qui, au lendemain de
Muret (1213), jouent la carte française sous l’égide de leur archevêque Michel de Mourèse : le
souvenir de ses attaques en Camargue, prenant facilement la forme traditionnelle de la chasse
aristocratique aux têtes de bétail, perdure dans la mémoire collective un demi-siècle plus tard 44.
Ces rapines mettent aux prises un noble du Venaissin avec les gardiens des troupeaux de la
commune de la ville du delta ; elles montrent que, pour Gui comme pour tant d’autres guerriers,
le choix de l’ennemi n’est pas toujours déterminée par la défense de la civilisation occitane face
à l’envahisseur septentrional. La grande politique ne rend pas exclusivement compte de l’activité
militaire de nos vaillants chevaliers. À une échelle bien plus modeste, les intérêts locaux
(Avignon contre Arles) ou sociaux (nobles contre patriciens urbains) conditionnent les choix
existentiels des acteurs de la guerre contre les Français.
Macro et micro-histoire se rejoignent encore dans les luttes qui opposent, en ennemis
invétérés, Gui de Cavaillon à Guilhem de Baux, prince d’Orange. Ce grand personnage, issu de

40 Éd. E. MARTIN-CHABOT, La chanson de la Croisade albigeoise, Paris, 1931-1961, T. II, p. 95-97, l.


154, v. 6-17. Paratge peut être traduit pour « Noblesse » et Pretz pour « Mérite ».
41 Cf. C. P. BAGLEY, « Paratge in the anonymous Chanson de la croisade albigeoise », French Sudies, 1967,
p. 195-204 ; E. M. GHIL , L’âge de Parage. Essai sur le poétique et le politique en Occitanie au XIIIe siècle, New
York, 1989, p. 41 et 185-187, ainsi que la communication prononcée par F. Zambon dans notre colloque.
42 MARTIN-CHABOT, La chanson…, l. 154, v. 71 ; l. 155, v. 4 ; l. 158, v. 39 ; l. 161, v. 85-86.
43 Guido de Cavellione, vicario predicti domini comitis in Veneicino, V.-L. BOURRILLY, Essai sur
l’histoire politique de la commune de Marseille des origines à la victoire de Charles d’Anjou (1264), Aix, 1925, PJ,
n° 19.
44 Témoignage d’un garde de ce territoire au cours de l’enquête sur les droits respectifs de Charles Ier
d’Anjou et des Baux dans le pays d’Arles : vidit multociens dominum P[etrum] de Lambisco et dominum Guidonem
de Cavaillone qui currebant infra dictos confines causa offendendi Arelatensibus et quod custodes predicti territorii
exclamabant et ad vocem predictorum populus exibat et ibant post predictos malefactores causa eos capiendi et
inferendi avere dicte civitatis, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, B 1069, f° 24 (29 X 1269).

9
la plus importante des familles de la noblesse provençale, est un adversaire dangereux du comte
de Toulouse, qu’il essaie de remplacer à la tête du Comtat Venaissin 45. Le 8 janvier 1215, il
obtient une bulle d’or de l’Empereur Frédéric II, naguère docile pupille d’Innocent III, qui le
nomme « roi de Vienne et d’Arles », ressuscitant à son profit un titre prestigieux du Xe siècle 46.
Le pape lui confie même de garder par les armes les biens que Raimond VI détenait dans le Bas-
Rhône 47. Guilhem rencontre sur son chemin Gui, que le comte de Toulouse a nommé son
viguier pour cette région. Pour parvenir à ses fins, il doit aussi combattre Avignon, ville dont la
fidélité à Raimond VI est proverbiale. L’été de 1217, la commune de cette ville envoie
notamment des renforts au comte, assiégé dans Toulouse, qu’il a réussi à reprendre à Simon de
Montfort : pour encourager cette milice urbaine, Tomier et Palaizi, deux chevaliers de Tarascon,
écrivent un sirventes, dont l’une des strophes fait directement allusion à Guilhem de Baux qui
« dépense en fou ses efforts quand il suit les Français et les Bourguignons » 48 ; en récusant la
politique du prince d’Orange, ces troubadours se font l’écho de l’animosité qui couve à son
encontre en Avignon et qui aboutira, pendant l’été de 1218, à son lynchage par la population
urbaine 49. A l’époque où les Avignonnais en colère lui font payer de sa vie son alliance avec les
croisés, les Toulousains parviennent à tuer, sous les murs de leur ville, Simon de Montfort.
Ses agissements en faveur des croisés ont rendu Guilhem de Baux fort impopulaire. Une
histoire le ridiculisant court à son sujet : elle apparaît dans la razo accompagnant la chanson Tuit
mi pregon, Engles de Raimbaut de Vaqueiras. Selon le jongleur inconnu qui en est l’auteur,
Guilhem de Baux dépouilla un jour un marchand sur la route ; pour se venger, le commerçant
lésé demanda au roi de France la permission de contrefaire le sceau royal et de forger de fausses
lettres enjoignant à Guilhem de se rendre à sa cour où il serait comblé de biens et d’honneurs ; le
prince d’Orange tomba dans le piège, se mit en chemin et fut très vite attaqué par les amis du
marchand volé ; pour se venger de cette humiliation, il mena, au retour de son malheureux
voyage, une razzia sur le domaine d’Adémar de Poitiers, comte de Diois, mais en traversant le
Rhône, il fut capturé par les pêcheurs de son voisin, dont il venait de ravager les terres 50. Dans
cette légende, Guilhem de Baux est présenté sous les traits du sire brigand, voleur de grands
chemins, accusation assez fréquente dans la poésie politique provençale, à une époque où
l’aristocratie dévalise couramment les marchands qui traversent ses terres, ne serait-ce que sous
la forme tarifée du péage banal. Le côté comique de cette anecdote réside dans le fait que toutes
les infortunes de Guilhem de Baux trouvent leur source dans son admiration aveugle pour le roi
de France : cette dimension humoristique donne une large audience au récit des mésaventures du
prince d’Orange, diffusé avec la chanson de Raimbaut de Vaqueiras à l’interprétation de laquelle
il prépare le public.
La vida du troubadour Perdigon met également Guilhem de Baux en scène. Tous deux —
affirme son auteur — s’étaient rendus à Rome avec Folquet de Marseille, alors évêque de
Toulouse, au lendemain de l’assassinat de Pierre de Castelnau, pour réclamer la croisade au

45 Aucun document médiéval ne permet, cependant, de faire remonter cette animosité à un peu probable
assassinat de son père Bertrand de Baux, en 1181, par les guerriers toulousains, avancé par GUIDA , « Per la
biografia… », p. 201. Peut-être a-t-on confondu sa mort avec celle de Raimond Bérenger, frère d’Alphonse Ier, le
jour de Pâques 1181 ? Dans le rouleau funéraire de Bertrand, établi par les cisterciens de Silvacane, il n’est
nullement question de mort violente, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 3 H 67.
46 L. BARTHÉLÉMY, Inventaire chronologique et analytique des chartes de la maison de Baux, Marseille,
1882, n° 167.
47 TEULET, Layettes…, n° 1099 (4 II 1215). Cf. également sur les rapports excellents entre Guilhem de
Baux et la papauté, BARTHÉLÉMY, Inventaire…, n° 137 (VI 1209), 146 (20 V 1210) et 147 (23 V 1210).
48 Éd. I. FRANK, « Tomier et Palaizi, troubadours tarasconnais (1199-1226) », Romania, 1917, p. 46-85, n°
2, v. 39-40.
49 TEULET, Layettes…, n° 1301 (30 VII 1218).
50 BOUTIÈRE, SCHUTZ, BRUNEL , Biographies…, n° 72 et LINSKILL, The Poems…, p. 72-73 et n° 27.

10
pape : Guilhem est ici le partenaire d’un Perdigon, renegatz abandonnant ses mécènes pour
servir les Français et finissant ses jours dans un monastère cistercien imaginaire, appelé
Silvabela par l’addition de la moitié des mots de Silvacane et Aiguebelle, deux des plus en vue
des couvents cisterciens du Midi 51. Ce récit, tout comme la razo précédente, témoigne de
l’antipathie que rencontre le prince d’Orange auprès des troubadours, des jongleurs et de leur
auditoire, qui le tournent, de façon systématique, en dérision ; ses choix politiques lui valent bien
d’ennemis.
À plus forte raison, Gui de Cavaillon manifeste, de même, sa rancune contre son rival de
toujours, avec lequel il s’engage dans une virulente tenson 52. Il lui envoie quatre strophes pour
lui déclarer la guerre en raison du pacte qu’il a passé, l’été de 1216, avec les Français, contre le
consulat d’Avignon. Il se tient prêt à le combattre avec ses « guerriers braves et courageux »
pour venger la destruction, entreprise après Muret par les Baux, de son château de Robion, situé
dans le territoire de Cavaillon : la famille concurrente toute entière — aqels del Bautz (v. 9) —
est ici visée, ce qui témoigne du caractère lignager de la lutte qui oppose Gui au prince d’Orange
et à ses parents. Le viguier du comte de Toulouse se moque de ce « mi-prince » (v. 15), allusion
au titre, purement nominal, de roi d’Arles et Vienne que vient de lui octroyer la chancellerie
impériale. Il lui donne, enfin, le conseil de ne pas s’aventurer sans escorte au-delà des frontières
de son « royaume » de crainte d’être capturé, se référant peut-être à l’épisode du comté de Diois.
Gui de Cavaillon achève sa part de la tenson en encourageant Raimon VII à exercer les vertus
chevaleresques et à écraser ses ennemis. C’est peut-être le jongleur Bernardon qui fait la navette
entre lui et son adversaire, lui rapportant ce sirventes infamant.
La réponse de Guilhem de Baux ne se fait pas attendre. Ce noble cultivé, à qui — à en
croire le troubadour Uc de Saint-Circ — l’étude du cours des astres a fait perdre la raison, est
prêt à composer des vers d’après le canevas imposé par son ennemi. Dans sa riposte, il récuse
l’accusation d’avoir détruit la forteresse de Robion : non sans humour, il affirme en avoir tout
simplement enlevé une pierre d’angle, ce qui, sous-entend-il, a entraîné la chute de tout l’édifice.
Le prince d’Orange se vante ensuite des succès remportés face au seigneur de Sénas, en
l’occurrence Uc Sacristain, membre de la famille arlésienne de Porcelet : des combats, bien
documentés, opposent alors les Baux aux Porcelet pour contrôler la ville d’Arles et le pays des
Alpilles 53. Guilhem suggère, en outre, à Gui de se réconcilier avec Raimbaut d’Agoult, contre
lequel il mène une des multiples guerres privées qui ravagent la Provence à l’orée du XIIIe
siècle 54. Gui aurait — continue-t-il — intérêt à s’assagir, domestiquant le lion, emblème
héraldique de sa famille : il l’a fait naguère, lors d’une courte trêve, en se rendant au prince
d’Orange en qualité d’otage du comte de Toulouse. La tornada, dernière strophe, de la chanson
de Guilhem est une dédicace à Isambour, épouse de Philippe Auguste.
Tant de haine, de part et d’autre, nous fait croire que Guilhem de Baux est la cible
anonyme de la chanson que Gui de Cavaillon écrit au vitriol contre un personnage qu’il appelle
en Lombric, « sire ver de terre ». Ce chapelet d’injures est le contrafactum, le plagiat dans la
rime et la métrique, d’une chanson de son ami Raimon de Miraval, dépossédé, en 1211, de ses
biens en Cabardès par Simon de Montfort et exilé en Catalogne. Il dit toute la colère de son
auteur contre le pire des lâches et mauvais barons ; il était autrefois généreux, mais il est devenu
indigne, perdant le mérite (pretz) et l’honneur : ce revirement a pour probable origine l’arrivée,

51 BOUTIÈRE, SCHUTZ , BRUNEL, Biographies…, n° 59B. La trahison de Perdigon a vraisemblablement été


forgée de toute pièce par Uc de Saint-Circ, son biographe présumé et son ennemi déclaré, H. J. CHAYTOR, Les
chansons de Perdigon, Paris, 1926, p. V. Nous devons ces renseignements à M. Zerner et M. Muret, de l’Université
de Nice.
52 GUIDA , « L’attività… », n° 2 et nos commentaires dans La vielle…, p. 67-68.
53 AURELL, Une famille…, p. 92-95.
54 Peire Bremon Ricas Novas fait allusion à cette guerre dans son partimen avec Gui, GUIDA ,
« L’attività… », n° 4, v. 11.

11
en Provence, des croisés qu’il a rejoints aussitôt. La mère de ce traître est méchanceté ; son cœur
est cruel, faible et sans valeur ; son nom est néant. Ses actions finissent par fatiguer notre
troubadour qui dit s’arrêter d’épuisement à la huitième strophe 55. Dans toute sa naïveté, cette
collection d’insultes, ramassis des contre-valeurs chevaleresques, reflète la haine que véhicule
trop souvent le sirventes, chanson de combattants, prisonniers du cycle infernal de la violence et
de la vendetta.
Il se pourrait encore que le Guilhem avec lequel Guionet tensonne, au sujet du besoin
d’aimer, ne soit autre que le prince d’Orange. Il s’agit probablement d’un partimen fictif, forgé
de toutes pièces par Gui de Cavaillon, qui prête à son interlocuteur des propos imaginaires le
rendant ridicule ; les mots qu’il met dans la bouche de Guilhem de Baux sont absurdes au regard
des valeurs courtoises. La question dont ils discutent est : doit-on aimer ou pas ? Guilhem se
couvre de honte en soutenant qu’il est folie d’aimer et que l’amour n’est que traîtrise. Bien au
contraire, Gui a le beau rôle en défendant que la joie n’existe pas sans l’amour qui ennoblit et
enrichit. Un vicomte, dont le nom n’est pas précisé, doit prononcer son jugement sur le
problème 56. Ce débat à sens unique, entièrement construit par Gui de Cavaillon pour brocarder
son rival, est une pièce supplémentaire du dossier, fort épais, de la campagne de propagande
dénigrant le plus solide des appuis des croisés en Provence. En le persiflant, Gui et les autres
troubadours de son parti s’en prennent à tous ceux qui collaborent avec l’envahisseur
septentrional.
La disparition de Guilhem de Baux laisse le camp libre à notre troubadour et aux
Avignonais dans le Comtat Venaissin, qu’ils maîtrisent pleinement fin 1218. Gui de Cavaillon
concentre désormais ses efforts dans la reconquête du Languedoc. En 1220, il défend, aux côtés
de Raimond VII, la place forte de Castelnaudary, encerclée par les troupes d’Amaury de
Montfort. Il échange, à cette occasion, deux strophes avec Bertran Folco, consul d’Avignon et
baile du comte de Toulouse dans cette ville, engagé corps et âme dans l’aventure albigeoise à
l’instar de son interlocuteur 57. Aux termes de ces coblas, Gui se vante des efforts qu’il endure
pour tenir le siège sous sa bannière au lion ; il incite son compagnon d’armes à venir à son
secours au lieu de se reposer tranquillement. Dans sa réponse, pleine d’ironie, Bertran doute des
capacités militaires de son ami ; il le voit mal en train de pousser son lion contre les Français ;
pour preuve, il lui reproche les défaites qu’il à subies à Usson, au sud-ouest de Courthézon 58,
village dont Guilhem de Baux était le seigneur ; il ajoute que ce n’est pas de son plein gré, mais
parce que le comte l’y a placé d’office, qu’il se trouve dans Castelnaudary 59.
Il faut croire, en dépit des plaisanteries de Bertran Folco, que Gui de Cavaillon empêche
consciencieusement les Français de pénétrer dans cette ville. Impuissant devant ses murs, le fils
de Simon lève son siège en mars 1221 : il comprend alors combien sa situation en Languedoc
pourrait devenir précaire sans une intervention ouverte du roi de France. C’est pourquoi il offre
son domaine occitan à Philippe Auguste, qui songe peut-être à poursuivre la croisade. Pour parer
à cette éventualité, Raimond VII écrit en juin 1222 une lettre au Capétien, le priant de l’aider à
se réconcilier avec l’Église et à recouvrer les terres de ses ancêtres : Gui de Cavaillon devient
son courrier et son ambassadeur portant cette missive à Paris avec le montpellierain Isarn

55 (142, 2), éd. A. KOLSEN , Dichtungen der Trobadors, Halle, 1916-19, p. 119-124, n° 26.
56 (238, 2a), éd. H. CARSTENS, Die Tenzonen aus dem Kreise der Trobadors Gui, Eble, Elias und Peire
d’Uisel, Königsberg, 1914, p. 107, n° 20.
57 L’inventaire des actes relatifs à Bertran Folco a été dressé dans GUIDA, « Per la biografia… », p. 206-
210. Cf. également MARTIN-CHABOT, La chanson…, T. II, p. 137, n. 4.
58 Nous n’avions pas su identifier Usson dans La vielle…, p. 298, n. 20. Nous devons sa localisation à
l’aimable lettre que J. M. Courbet nous a envoyée spontanément le 15 février 1990 : Usson, dans la commune de
Courthézon, est le nom d’une colline aujourd’hui arrasée, dans sa pente orientale, pour permettre le passage de
l’autoroute 7.
59 (192, 2), éd. GUIDA , « L’attività… », n° 3.

12
Adalguer 60. Mais le fils de Philippe Auguste, Louis VIII, qui lui succède en 1223, entend suivre
une politique interventionniste dans le Midi : en novembre 1226, ses troupes conquièrent
Avignon et pénètrent en Languedoc. Quelques mois plus tard, Raimond VII constante son
impuissance et demande à Blanche de Castille des pourparlers, qui se concrétisent dans le traité
de Meaux-Paris, où notre troubadour joue encore un rôle important à la tête des vingt otages
remis à Thibaud de Champagne pour garantir la destruction des murs de Toulouse en avril
1229 61. Il s’agit là de l’une des dernières mentions de Gui de Cavaillon qui disparaît de notre
documentation quelques mois plus tard 62. Sa mort coïncide avec l’effondrement du parti
albigeois à la réussite duquel il a consacré toute son existence.
Pour ses services répétés, Gui reçoit, du comte de Toulouse, le titre vicomtal de Cavaillon
à la fin de ses jours : il le porte en 1225, dans le privilège qu’il accorde aux troupeaux du
monastère cistercien de Silvacane de circuler, exempts de toute taxe, sur ses terres de Mérindol
et la Roquette 63. Ce titre honorifique ne saurait cacher les ennuis financiers que notre
troubadour connaît à cette date. Tout au long de sa vie, il a collaboré à l’effort de guerre
toulousain. Il a certainement investi une bonne partie de sa fortune dans le succès des deux
Raimond. En misant sur leur victoire, qui semble imminente au lendemain du siège de Beaucaire
et de la mort de Simon de Montfort, il songe à un accroissement important de son patrimoine.
Peut-être vise-t-il l’annexion des terres voisines que son ennemi Guilhem de Baux, assassiné en
1218, détient dans la principauté d’Orangé ?
Mais il n’en est rien. Le traité de Paris, dont il devient l’un des garants dans une captivité
plus ou moins honorable, dissipe toute ses espérances. Qui pis est, son domaine, qu’il partage en
coseigneurie avec ses trois frères, se réduit comme une peau de chagrin : dès 1211, l’archevêque
d’Aix se porte acquéreur de sa seigneurie de Peyrolles pour trente-six mille sous 64 ; en 1225,
Isarn d’Entrevennes achète ses droits sur le village de Roussillon pour sept mille sous 65 ; à
partir de février 1229, Gui entre dans un procès, long et coûteux, avec l’évêque de Cavaillon au
sujet de leurs droits respectifs sur la Roque, Saint-Phalez et Saint-Ferréol, grevés des lourdes
dettes contractées par son père Bertran 66. Ses frères ne peuvent que l’imiter dans le
démantèlement de la seigneurie ancestrale : en 1233, Jaufre vend tous les biens qu’il détient à
Cavaillon à Rostaing Berlinger, évêque de cette ville 67 ; entre 1230 et 1240, c’est le tour du
cadet, Amelh qui se dessaisit de ses droits par sept transactions passées en faveur de l’évêque de
Cavaillon 68. Gui fait, à l’approche de sa mort, l’amère expérience d’une double déception : la
dispersion du domaine familial et l’échec de la cause du comte de Toulouse pour laquelle il a
tant lutté. Vers 1230, la chute de ce personnage s’identifie à l’échec de tout un pan de la
noblesse comtadine qui a pris part aux jours les plus glorieux de la guerre des Albigeois.
Plusieurs troubadours ont raillé la déchéance de Gui de Cavaillon dans des poèmes qui
reflètent l’attitude méprisante du milieu aristocratique à l’égard de ses membres connaissant des
difficultés matérielles. Aux yeux de Peire Bremon Ricas Novas, un jongleur de la cour aixoise,

60 TEULET, Layettes…, n° 1573 (16 VI 1222).


61 Ibid. n° 1994 (1er-14 IV 1229).
62 Il est cité, pour la dernière fois, en tant qu’arbitre du partage des biens de Giraud Adémar, seigneur de
Grignan et Monteuil, entre ses enfants, cit. J.-A. PITHON-COURT, Histoire de la noblesse du Comtat Venaissin,
d’Avignon et de la Princiaputé d’Orange, Paris, 1743-1750, T. I, p. 295 (8 IX 1229).
63 Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 3 H 23 (7 III 1225). Aucun vicomte de Cavaillon
n’apparaît dans les chartes depuis Nivelong au Xe siècle.
64 BENOIT, Recueil…, Raimond Bérenger V, n° 8 (29 VI 211).
65 PITHON-COURT, Histoire…, T. I, p. 295 et T. IV, p. 97 (15 III 1225).
66 L.-H. LABANDE, « Les chartes de l’évêché et des évêques de Cavaillon au XIIIe siècle », Revue
d’Histoire de l’Église de France, 1910, p. 82-104 et 188-210, PJ 6 (13-26 II 1229).
67 Ibid. PJ 9 (12-13 III 1233).
68 Ibid. PJ 7, 8, 9, 10, 11, 12 et 13.

13
Gui n’est rien d’autre que lo veill deserritat, « le vieux déshérité » (v. 12), cible de tous les
sarcasmes de ses voisins : sa gêne est telle qu’il ne peut même pas proposer un roncin à un hôte
prenant congé de lui et le reconduire à sa maison ; de rien lui a servi d’avoir détroussé Ramon de
Sant Martí et Ramon de Neiron, après les avoir fait venir de Catalogne. Gui riposte que, tout en
se sachant pauvre, il a la conscience tranquille, car jamais il n’aurait tué son cousin pour gagner
ses terres 69. La solidarité entre parents demeure une valeur sûre pour notre troubadour : il a trop
connu la désagrégation de tant de familles, provoquée par les meneurs de la croisade qui ont
divisé les maisons aristocratiques occitanes pour vaincre.
C’est le même genre de diatribes que contient la réponse du troubadour Falcon à Gui de
Cavaillon, qui l’a préalablement accusé d’être un moine défroqué ayant abandonné son couvent
pour devenir un jongleur « à la langue arrachée », ivre et joueur. Dans cette tenson, Falcon
utilise des flèches aptes à blesser un aristocrate en pleine décrépitude : il l’accuse d’avoir vécu
dans un paubr’ostal, « une maison misérable » (v. 17), sur le dos d’Alphonse II, qui achetait
même ses vêtements pour lui, mais à l’égard duquel il ne manifeste plus aucune gratitude, ce qui
le déshonore ouvertement ; Gui, qui aurait déjà dû être passé au bûcher en raison de tous ses
péchés mortels, n’est qu’un guerrier félon, incapable de tenir les engagements qu’il a contractés
envers ses beaux-frères par son adoubement ; il est ainsi blâmé pour avoir transgressé le code de
la chevalerie et de la solidarité lignagère, ne se portant pas au secours de ses parents qui
réclament son aide 70. Ces moqueries sont d’autant plus cruelles que l’engagement militaire de
celui qui connaît aujourd’hui la plus triste des déceptions témoigne d’une fidélité inébranlable
aux siens.
Toute l’amertume de Gui de Cavaillon transparaît dans la tenson qu’il échange avec
Maenard Ros autour du problème de la largesse. Faut-il voler pour donner ? Maenard fait l’éloge
de tous ceux qui se sont emparés des biens des faidits, des exilés ayant fui leurs domaines après
la victoire des croisés. Gui critique ce point de vue. Pour cinq cents dépouillés, seuls deux se
sont enrichis ! Malheur si prendre était plus heureux que donner 71 ! Ce débat est intéressant à
double titre. Il présente, d’une part, le cadre général de la mentalité de l’aristocratie médiévale,
qui fonde sa supériorité patrimoniale sur le butin à la guerre et le prélèvement à la seigneurie ;
ces biens, pris aux ennemis nobiliaires et aux sujets paysans, sont aussitôt redistribués sous la
forme de cadeaux-qui-obligent, constituant des réseaux féodaux de fidèles et clients. Mais cette
chanson est, d’autre part, très datée ; elle se situe dans le contexte particulier de la croisade : le
mépris pour ceux qui volent les faidits, spoliés de tout, sont un témoignage poignant du naufrage
de nombreux lignages de l’aristocratie languedocienne dans l’orage de la guerre contre les
Albigeois ; Raimon de Miraval, l’ami de Gui, meurt alors à Lérida, en Catalogne, loin du
domaine de ses ancêtres. La fin de certaines coseigneuries, où vivaient cinq cents, au profit des
grands domaines des conquérants et de leurs alliés autochtones, où se retrouvent seulement
deux, est, de même, l’un des thèmes de ce poème, pleurant le malheur des vaincus.
L’œuvre poétique de Gui de Cavaillon se mêle, somme toute, de façon inextricable, à sa
biographie de paladin de l’indépendance méridionale ; elle nous éclaire sur les tenants et les
aboutissants de son action politique. Le domaine des Cavaillon se situe au cœur du Venaissin,
principauté de l’entre deux, sise, du point de vue politique bien plus que géographique, aux
lisières du Languedoc et de la Provence. L’emplacement de son patrimoine pousse Gui à œuvrer
pour le rapprochement des Catalans et des Toulousains, après un siècle de lutte entre ces deux
maisons : il fréquente, au cours de ses jeunes années, aussi bien Alphonse II que Raimond VI,
contribuant à la normalisation de leurs rapports. La disparition prématurée du comte de Provence
et le désastre de Muret le mènent au service exclusif de Raimond VI et de Raimond VII, dont il
devient le bras-droit. Sa participation au siège de Beaucaire et à la défense de Castelnaudary,

69 (192, 1), éd. GUIDA , « L’attività… », n° 4.


70 (192, 2a), éd. JONES, La tenson…, p. 83-88, PJ 2.
71 (238, 1a), éd. CARSTENS, Die Tenzonen…, p. 104-107, n° 19.

14
aux heures les plus prestigieuses du combat du comte de Toulouse contre les croisés, répond à
une ferme volonté de sauvegarder les droits de son maître. Mais ses efforts sont vains.
L’intervention définitive de Louis VIII et la conquête systématique du Languedoc par l’armée
royale anéantissent tous les espoirs de voir triompher la cause de Raimon VII. Retiré dans son
domaine, réduit à la portion congrue et grevé de lourdes dettes, Gui de Cavaillon n’est plus, à
l’approche de la mort, le fougueux guerrier de l’ost toulousain, mais une « vieux déshérité »,
raillé par les jongleurs. L’histoire de sa chute est celle de l’échec de tous les combattants de
Raimon VI et de leur impuissance devant la force de l’envahisseur français.
Arrivés à la fin de cet exposé, nous devons soulever une dernière question, la plus
importante peut-être dans le cadre d’une session dont le but est de réfléchir sur les rapports entre
le groupe aristocratique et l’hérésie. Elle sera formulée en toute simplicité. Gui de Cavaillon
était-il cathare ? Aucun indice ne le laisse supposer dans ses chansons. Cela n’a rien d’original :
les traces de catharisme ne sont guère perceptibles dans les poèmes des troubadours 72. Même
Raimon de Miraval, membre d’une famille de « croyants », très liée aux Cabaret, mentionne à
peine la doctrine des parfaits dans ses quarante-cinq poèmes : ses rares allusions au
consolamentum et à l’endura se comptent sur les doigts d’une main 73. On pourrait traquer
d’autres traces, implicites cette fois-ci, du dualisme et a fortiori de la gnose dans les origines de
fin’amors 74 ; pour être séduisante, cette voie de recherche ne résout pas le problème de l’hérésie
des troubadours, autrement dit de leur « choix », conscient et volontaire, les mettant en marge de
l’Église. Ce n’est que très secondairement que les problèmes dogmatiques et moraux occupent,
voire préoccupent, le chevalier composant des poèmes en honneur de sa dame.
Les sujets amoureux que Gui de Cavaillon développe dans ses cansons ne sont pas, à
proprement parler, hétérodoxes : ils se situent sur un plan autre que la réflexion théologique, les
prises de position éthiques ou les pratiques liturgiques. Ils répondent à la tradition courtoise qui
régit, depuis un siècle, les relations entre hommes et femmes dans l’aristocratie méridionale. Gui
chante sa dame dans les termes codifiés de fin’amors ; il formalise, sous un jour intellectuel, les
relations entre la femme et le troubadour dans des débats en vers ; il glisse, le cas échéant,
quelque grivoiserie à la mode des goliards dans ses chansons. Tout cela n’est certainement pas
du goût du clergé qui condamne, quelques décennies plus tard, les propositions sur l’amour
courtois contenues dans le De arte amandi d’André le Chapelain ou dans la dernière partie du
Breviari d’Amor de Matfre Ermengau. Le ton badin des amourettes extra-conjugales, que révèle
une lecture au premier degré des troubadours, déplaît aux prêtres, attachés à la stabilité du
mariage et à la fidélité conjugale, tout comme pouvait l’être n’importe quel parfait qui
préconiserait un évangélisme exigeant. L’amour courtois, forme suprême de la sociabilité de la
noblesse occitane aux XIIe et XIIIe siècles, n’est pas cathare.
Restent les critiques formulées dans le discours sur Paratge contre « l’Église de Rome et
les prédications ». Gui de Cavaillon a des raisons personnelles pour s’opposer au haut clergé
provençal qui, grâce à la descente des croisés, affirme sa puissance dans le pays du Bas-Rhône.
Ce sont l’archevêque d’Aix et l’évêque de Cavaillon qui se portent acquéreurs d’une bonne
partie de son domaine familial. Litiges et procès scandent ce transfert de propriété. Ils ne vont
pas sans exciter sa jalousie à l’égard d’ecclésiastiques disposant des moyens financiers qui lui
font cruellement défaut ; cette absence de moyens rend, en partie, compte de la défaite de

72 R. NELLI, « Le catharisme vu à travers les troubadours », Cahiers de Fanjeaux, 1968, p. 177-197 ; A.


BRENON, « Sur les marges de l’État toulousain, Fin’Amor et catharisme : Peire Vidal et Raimon de Miraval entre
Laurac et Cabaret », Les troubadours et l’État toulousain avant la Croisade (1209). Colloque de Toulouse (1988),
dans Annales de Littérature Occitane 1, p. 139-154.
73 TOPSFIELD, Les poésies…, p. 20 ; BRENON, « Sur les marges… », p. 148-149. Cf. également L. VARGA,
« Peire Cardenal était-il hérétique ? », repris dans P. SCHÖTTLER, Lucie Varga. Les autorités invisibles, Paris,
1991, p. 203-227.
74 D. de ROUGEMONT , L’Amour en Occident, Paris, 1956.

15
Raimond VII. A la même époque, cette animosité est formulée, avec précision, dans la chanson
par laquelle Guilhem Rainol d’Apt, un moine défroqué devenu jongleur, s’en prend au « petit
groupe armé de surplis » qui dépossède les riches de leurs tours et leurs palais 75. En Provence
rhodanienne, les relations entre l’aristocratie et le clergé sont souvent tendues. Le patarinisme y
traduit, dans des formes parfois virulentes, le mécontentement de la noblesse, qui achoppe,
depuis longtemps, avec l’épiscopat sur le patronage et les dîmes des églises 76. Mais jamais cet
anticléricalisme pratique, dont Gui de Cavaillon est parfois le porte-parole, ne saurait être
confondu avec l’hérésie 77.
Notre troubadour manifeste sa religiosité dans un cadre des plus orthodoxes. Un acte daté
du 26 septembre 1222 nous apprend qu’il s’est affilié au Temple en tant que donat 78. Un autre
troubadour provençal, Cadenet, témoigne d’une sensibilité similaire envers les ordres militaires,
devenant hospitalier de la commanderie d’Orange : or, en 1235, son protecteur, Guilhem Unaut
de Lanta, accusé d’hérésie, est brûlé à Toulouse 79. Sanche (+1223), oncle de Pierre II et
d’Alphonse II, régent de leurs principautés pendant la minorité de Jacques Ier, poursuit la
politique occitane de la couronne d’Aragon, au lendemain de Muret, en dépit d’une menace
d’excommunication d’Honorius III : il est devenu, cependant, en juillet 1196, donat de l’Hôpital
de Cavaillon 80 ; Gui a dû le rencontrer aussi bien à la cour d’Aix que parmi les hospitaliers de
sa propre ville. Le cas de Pierre II et de Raimond VI, donats de l’Hôpital tous deux, est bien
connu : le premier, tué à Muret, est enseveli chez les hospitalières de Sigena, tandis que la
dépouille du second, sur lequel pesait un anathème au moment de sa mort en 1222, est conservée
pieusement par les hospitaliers de Toulouse qui bravent, pour l’occasion, le droit canonique.
L’incendie de leur maison, au moment même où les croisés pénètrent dans Toulouse, ne saurait
être interprété autrement que comme un acte de représailles. En Languedoc, les ordres militaires
prennent parti pour Raimond VI et Raimond VII et pour tous ceux qui combattent, avec eux, les
Français 81.
Comme bien de guerriers de l’ost toulousain, Gui de Cavaillon doit percevoir avec mépris
l’attitude pro-française du clergé méridional, qui n’est pas, d’ailleurs, toujours à la hauteur de sa
mission religieuse. L’engagement ouvert des ecclésiastiques dans le camp de Simon de Montfort
scandalise maints troubadours qui parlent de leur fausse croisade ; ils lancent aussi leurs
quolibets contre leurs paix feintes, prenant le contre-pied de l’argument majeur des croisés, qui
prétendent pacifier la société occitane 82. Il faut comprendre, en définitive, l’attitude de Gui
envers « l’Église de Rome et les prédications » dans ce contexte ; il reproche, avant tout, au
clergé de s’immiscer dans les affaires temporelles, politiques, outrepassant sa vocation
strictement spirituelle. C’est la théocratie qu’il rejette. Les prêtres ont partie liée avec les
ennemis du comte de Toulouse : Gui ne combat nullement dans le camp qui est censé appuyer
les hérétiques par haine pour l’Église ni par un quelconque attachement au catharisme, mais
plutôt pour s’opposer à la domination française qui met en cause l’autorité de son seigneur. Son

75 RIQUER, Los trovadores…, n° 249, v. 29-32.


76 J. CHIFFOLEAU, M. ZERNER, « Vie et mort de l’hérésie en Provence et dans la vallée du Rhône du début
du XIIIe au début du XIVe siècle », Cahiers de Fanjeaux, 1985, p. 73-99.
77 La distinction entre contestation ecclésiologique, constante au Moyen Age, et hérésie, peut-être
inexistante alors au sens strict, est dégagée dans A. VAUCHEZ, « Un Moyen-Age sans hérésie ? », Heresis, n° 13 et
14, 1990, p. 449-456.
78 Ego, Gui de Cavallione, donatus et frater ordinis Milicie Templi, chartrier des archives privées du château
de Barbentane, n° 12 ; microfilm déposé aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône sous la cote 1 mi 3.
79 BOUTIÈRE, SCHUTZ, BRUNEL , Biographies…, n° 80.
80 P.-A. AMARGIER, Cartulaire de Trinquetaille, Aix, 1972, n° 185.
81 E. DELARUELLE, « Templiers et Hospitaliers en Languedoc pendant la croisade des Albigeois », Cahiers
de Fanjeaux, 1969, p. 315-334.
82 AURELL, La vielle…, p. 51-53.

16
choix est politique : loyauté à la dynastie de Toulouse et hostilité à la lignée des Baux
déterminent son action. Des intérêts d’ordre patrimonial dans le Venaissin le décident, de même,
à guerroyer contre les croisés. Il n’est en rien un hérétique, mais, plus simplement, un
combattant aguerri, un diplomate avisé et un troubadour courtois, fidèle à Raimond VII.
Il présente en lui maints visages d’une génération nobiliaire qui connaît le marasme de la
civilisation courtoise occitane sous les coups de la croisade albigeoise. Pendant sa jeunesse, il est
le dandy du palais d’Aix, personnage en vue fixant, dans ses tensons, les modèles de
comportement à suivre dans un milieu privilégié ; il est aussi le libertin, du moins de façade,
jouant à l’adultère dans l’insouciance de ses cansons. Sa poésie est ludique : son rire et ses mots
d’esprit façonnent une culture profane, fort vivante dans les cours d’Occitanie. Arrivé à l’âge
mûr, il devient le guerrier, s’opposant avec ses armes aux hommes de Simon de Montfort ; il est
le politicien, encourageant la résistance du comte de Toulouse et de ses fidèles à l’invasion
française. Sa défaite, l’échec de son seigneur et de ses compagnons, ouvre une nouvelle ère, le
temps des faidits, où exilés et expropriés partagent le triste sort de derniers représentants d’un
monde perdu à jamais. Pour quelques courtes années encore, la poésie, matérialisant la nostalgie
d’un rêve enfoui, reste la seule voie de résistance ou d’évasion onirique à ces laissés-pour-comte
du triomphe de la croisade albigeoise.

17

Vous aimerez peut-être aussi