Vous êtes sur la page 1sur 4

L'Express du 10 juin 1968 découvre L'Oeuvre au Noir

Par Etienne Lalou (en 1968), publié le 11/06/2018 à 12:00

Link: https://www.lexpress.fr/culture/livre/l-express-du-10-juin-1968-decouvre-l-oeuvre-au-noir_2005988.html?utm_sour-
ce=ocari&utm_medium=email&utm_campaign=20180611140101_24_nl_nl_lexpress_culture_quotidien-
ne_5b1e64434c964d8f018b4567&xtor=EPR-618-[20180611140101_24_nl_nl_lexpress_culture_quotidienne_5b1e6443
4c964d8f018b4567_0028ZE]-20180611-[_004XVA1]-[RB2D106H0014TAWC]-20180611120200#EMID=af87c9cda8175
3ed121cdf5399ddd311e8c99f3b6e9eb7fdee990271fd614169

Critique de L'Oeuvre au Noir, de Marguerite Yourcenar, dans L'Express du 10 juin 1968. L'Express

Après les Mémoires d'Hadrien, chef-d'oeuvre d'érudition, Yourcenar livre un nou-


veau classique de la littérature française.
Il ya plus de gens qui, grâce à Marguerite Yourcenar, connaissent personnellement l'empereur ro-
main Hadrien (76-138) qu'il n'y a de gens pour connaître personnellement Marguerite Yourcenar
(née en 1903), l'auteur des célèbres Mémoires d'Hadrien. C'est le propre des historiens, d'une
part, des écrivains classiques, d'autre part - et elle est l'un et l'autre - de se dissimuler derrière leur
oeuvre et, comme le professe volontiers Marguerite Yourcenar, de "ne pas s'intéresser à soi-mê-
me". Aussi ignore-t-on généralement que son nom de plume à consonance serbo-croate est issu
d'un patronyme bien français dont il est presque l'anagramme et que, depuis la guerre, elle vit à
l'écart du monde dans une petite île de l'Atlantique, au large des Etats-Unis, d'où elle rayonne pour
d'assez nombreux voyages.

Mais ses voyages les plus importants, c'est dans le temps et dans l'esprit qu'elle les accomplit. Mé-
moires d'Hadrien, qui a paru en 1951, et L'Oeuvre au Noir, qui paraît aujourd'hui, ont été ébauchés
par l'auteur vers sa vingtième année. Ce qui signifie que, depuis lors - plus de quarante ans en ce
qui concerne L'Oeuvre au Noir - Marguerite Yourcenar a porté ces romans en elle, a fréquenté
leurs personnages, s'est plongée dans leur époque jusqu'à en devenir contemporaine. Elle a sans
doute vécu autant d'heures de sa vie au ler ou au XVle siècle que dans notre XXe. Le plus éton-
nant n'est pas qu'elle ait dû se retirer du monde pour cette opération magique ; le plus étonnant
est qu'elle ait su rester aussi attentive à l'actualité et qu'elle ait trouvé le temps d'étudier la condi-
tion noire aux Etats-Unis et de publier un recueil de "negro spirituals".

Pauvres diables. Ce double intérêt pour le passé et pour le présent caractérise les deux grands
romans historiques de Marguerite Yourcenar. Ils se présentent l'un et l'autre comme des reconsti-
tutions de l'intérieur effectuées avec une telle ferveur, une telle intelligence et une telle culture qu'il
s'agit à proprement parler de recréations. Le lecteur se trouve littéralement transporté, enfermé
dans une autre époque, une époque vécue comme un présent riche et contradictoire, fort de tout
un passé sur lequel il s'appuie, faible d'un avenir qui lui échappe. En cela, il s'agit d'une oeuvre
magistrale d'historien. Mais c'est précisément en refusant toutes les facilités du genre, en fuyant le
pittoresque, en oubliant ce que nous savons aujourd'hui pour mieux retrouver ce qu'ils savaient
hier, que Marguerite Yourcenar fait oeuvre de romancier : à force d'être de leur temps, ses héros
deviennent de tous les temps, du nôtre en particulier. Ce sont les mêmes problèmes qu'ils doivent
affronter, même s'ils les résolvent autrement.

Ainsi s'explique que tout en étant totalement différents - et presque opposables point par point -
les deux romans racontent la même histoire : l'aventure de l'Homme aux prises avec l'Univers. Ha-
drien a existé, il appartient à l'Histoire ; Zénon, héros de L'Oeuvre au Noir, est une créature fictive.
Hadrien, personnage réel, du ler siècle, parle à la première personne, ce qui lui redonne vie par la
complexité subjective ; Zénon, personnage imaginaire, du XVIe siècle, est raconté par l'auteur à la
troisième personne, ce qui lui communique l'existence objective. Hadrien est riche ; Zénon est pau-
vre. Hadrien a pour vocation le pouvoir ; Zénon, l'indépendance. Hadrien administre et Zénon con-
teste. La société romaine permet encore à quelques individus supérieurs de se sentir dieux ; la Re-
naissance ferait plutôt d'eux de pauvres diables.

C'est dans un climat de sérénité qu'Hadrien impose ses conceptions à son époque ; c'est dans un
climat de violence et d'inconséquence que Zénon le fugitif se bat pour arracher des lambeaux
d'une vérité qu'il ne fait pas bon divulguer. Hadrien est un penseur libre et Zénon un libre penseur.
Mais tous les deux pensent, ce qui n'est pas si fréquent. Tous les deux croient que l'esprit peut
transformer la matière.
L'écrivain Marguerite Yourcenar pose à Marseille le 5 avril 1984.afp.com/Gerard Fouet

Cercle de flammes. C'est même la croyance essentielle, la seule foi de Zénon qui, comme son
nom l'indique, est philosophe. Plus qu'un philosophe, il est le philosophe, un mélange de tous les
savants et artistes qui ont marqué cette époque "où la raison humaine se trouve prise dans un cer-
cle de flammes".

Marguerite Yourcenar a prêté à Zénon des traits d'Erasme, de Léonard, de Paracelse, de Michel
Servet, de Campanella. Comme eux, il lutte contre la bêtise, la routine et les préjugés. Comme
eux, il a tâté de toutes les disciplines : tour à tour et simultanément chimiste, physicien, botaniste,
astronome, anatomiste, médecin, mécanicien et alchimiste. Bâtard d'un grand seigneur italien, al-
lié par sa mère à une famille de financiers flamands, il a parcouru l'Europe et le Levant en "aventu-
rier du savoir", plus souvent critiqué et même pourchassé pour hérésie que laissé libre de poursui-
vre tranquillement ses recherches, alors qu'il n'existe pas à ses yeux de bien plus rare et plus pré-
cieux que "la licence de penser et d'agir à ma guise".

Car pensée et action lui apparaissent comme liées indissolublement. Que la magie soit blanche ou
noire, qu'il s'agisse d'oeuvre au blanc ou d'oeuvre au noir, l'alchimiste est pour lui le magicien dont
la mission consiste à "faire durer ce qui passe, avancer ou reculer l'heure prescrite, s'emparer des
secrets de la mort pour lutter contre elle, se servir de recettes naturelles pour aider ou pour dé-
jouer la nature, dominer le monde et l'homme, les refaire, peut-être les créer..."

Le monde et l'homme ne se laissent pas faire. Leur force d'inertie soulève l'admiration, à défaut de
soulever les montagnes. Après avoir louvoyé tant bien que mal sur la mer déchaînée de son épo-
que (les métaphores maritimes, les images de courants, de remous, de marées abondent dans
L'Oeuvre au Noir), Zénon n'échappera pas au naufrage. Il le provoquera même, assumant ainsi à
retardement, d'une façon de plus en plus claire et volontaire, son destin de sage et de sorcier. Lui
qui, de la révolte, était passé à l'acceptation de soi-même et des autres, lui qui renonçait de plus
en plus aux vues ambitieuses de l'esprit pour se consacrer à l'amitié et à la charité, il mourra mar-
tyr de la raison, condamné par une société absurde et rétrograde.

Ballets roses. Comme dans Mémoires d'Hadrien, la peinture de cette société constitue mieux
qu'une toile de fond. Si Zénon et Hadrien sont le levain, leur époque est la pâte. Autour du philoso-
phe circulent quelques personnages exemplaires et tout un peuple de marchands, soldats, hom-
mes d'Eglise, commerçants, ouvriers, banquiers, servantes, bourgeoises et grandes dames pris
sur le vif d'une manière quasi cinématographique. La vision et même le style de Marguerite Your-
cenar doivent d'ailleurs beaucoup aux grands photographes et cinéastes du temps qui ont nom
Rembrandt, Dürer, Bosch et Breughel. C'est probablement grâce à eux qu'elle a pu restituer dans
sa quotidienneté la vie savoureuse et terrible des hommes de la Renaissance.

Marguerite Yourcenar n'appartient pas à la race des historiens impassibles. Avant d'être historien-
ne, avant d'être romancière, elle est moraliste (il n'est que de lire Feux ou Alexis, parus avant la
guerre). Elle sait que rien n'est nouveau sous le soleil et que les hommes du XVIe siècle connais-
saient déjà, sous une forme à peine différente, le problème noir, les scrupules du savant atomiste
devant la bombe, la lutte tragique contre le cancer... et les ballets roses. Cette vibration moderne,
qui est le garant d'un succès actuel, devrait assurer à L'Oeuvre au Noir son passeport pour la pos-
térité.

Vous aimerez peut-être aussi