Revue Russe

Victor Chklovski, La Troisième Fabrique, traduit du russe par

Valérie Posener et Paul Lequesne, 1999
Catherine Depretto

Citer ce document / Cite this document :

Depretto Catherine. Victor Chklovski, La Troisième Fabrique, traduit du russe par Valérie Posener et Paul Lequesne, 1999. In:
Revue Russe n°17, 2000. pp. 71-72;

https://www.persee.fr/doc/russe_1161-0557_2000_num_17_1_2063_t1_0071_0000_1

Fichier pdf généré le 30/03/2018


Littérature
Victor CHKLOVSKI, La Troisième Fabrique, traduit du russe par Valérie
Posener et Paul Lequesne, Paris, L'Esprit des péninsules, 1999, 184 p.
Il est réconfortant de constater
que, malgré la relative désaffection
dont elle est l'objet, l'avant-garde
russe des années vingt suscite
toujours de l'intérêt, comme en témoigne
la récente traduction commentée et
annotée du livre de V. Sklovskij la
Troisième Fabrique (1926), due à
Valérie Posener et Paul Lequesne.
Un des esprits les plus originaux et
pénétrants du XXe siècle, V. Sklovskij
(1893-1984) en est aussi l'une des
figures les plus contestées, pas tant
pour des raisons esthétiques que
morales1. Plus que le créateur, c'est
souvent l'homme que l'on juge, ses
comportements, ses déclarations... La
raison de ce phénomène est peut-être
à chercher en priorité dans l'écriture
de Sklovskij : le grand thème de son
œuvre, c'est lui-même.
Sklovskij n'a pas seulement été
l'un des grands noms du formalisme
russe, l'auteur de « l'Art comme
procédé » (1917) et de la Théorie de la
prose (1925) ; il s'est également
affirmé comme un des meilleurs critiques
littéraires de son temps, comme un
scénariste et un théoricien fécond du
cinéma ; il a aussi écrit des œuvres
littéraires, d'un genre inédit, tournant
résolument le dos à la fiction
traditionnelle et reposant sur une utilisation
neuve du matériau, principalement
biographique. Si jusqu'à présent le
Voyage sentimental (1923) et Zoo
(1923)2 bénéficiaient d'une certaine
reconnaissance, il n'en allait pas de
même pour la Troisième Fabrique,
considérée souvent comme un texte
mineur et conjoncturel, jamais réédité
NOUS AVONS LU
en Russie depuis 1926. Or, c'est peut-
être l'œuvre de Sklovskij la plus
personnelle et la plus poignante. Elle est
écrite à un moment difficile pour lui,
lorsque rentré de son court exil
berlinois, il cherche à reprendre sa place
dans la nouvelle conjoncture littéraire.
Le thème principal du livre est la non-
liberté de l'homme, modelé, travaillé
par son milieu, son époque, d'où
l'image centrale de la « fabrique ». La
« troisième fabrique » du titre, c'est
certes, au sens propre, le nom du
studio de cinéma qui abrite èklovskij
depuis 1925, Гех-studio Ermol'ev qui
a rouvert en 1923, mais c'est plus
largement l'activité
cinématographique, troisième lieu qui le façonne
et qui symbolise la réalité soviétique,
après l'étape de l'enfance, la première
fabrique, et l'aventure de l'Opojaz, la
deuxième fabrique (p. 25). Le texte
peut donc se lire comme une forme
d'autobiographie qui évoque les
jeunes années de Sklovskiij, sa vie à
Pétersbourg, ses rencontres
universitaires et artistiques. On peut aussi le
considérer comme un roman par
lettres d'un genre nouveau qui nous
fait pénétrer au cœur des débats qui
traversent l'Opojaz et éclaire la
position de Sklovskij face à ses principaux
membres (Jakobson, Tynjanov, Ejxen-
baum, Brik, Jakubinskij)3. Mais
l'essentiel reste bien la situation politique
et sociale actuelle, ce qu'elle réserve à
l'écrivain, formé sous l'ancien régime,
qui, comme Sklovskij, refuse
d'abandonner le terrain, de se réfugier dans
le silence, l'académisme ou
l'émigration : un terrible usinage, symbolisé
LA REVUE RUSSE, Paris, 17, 2000.
72 NOUS AVONS LU
par l'image récurrente du lin dont les
fibres sont travaillées sur le rouissoir
(p. 49, 91-92) et par celle, plus
fugitive, de l'entaille dans l'arbre. Avant de
quitter Berlin, èklovskij avait écrit à
Gor'kij : « Je rentre, la suite dépendra
de la solidité de mes os... Il me faudra
mentir, Aleksej Maksimovic. Oui,
mentir. Je n'attends rien de bon. »4. Ce
n'est donc pas un livre de capitulation
ou de reniement mais l'expression
d'un choix douloureux, fait en toute
connaissance de cause et que
èklovskij veut transformer en matière
littéraire, démontrant ainsi sa parfaite
maîtrise du métier d'écrivain, lui qui
écrivait à sa femme : « L'intelligentsia
russe est vaincue mais nous nous en
tirerons grâce à notre savoir faire. »5.
On connaît le style de Skiovskij,
paradoxal, aphoristique, jouant de
l'ellipse et de la parataxe, véritable
« dialecte » pour L. Ginzburg ; en
outre, il opère à partir d'éléments très
précis du réel, appartenant à la vie
littéraire, scientifique comme à
l'existence quotidienne et qu'il est très
difficile d'identifier. Traduire èklovskij
relève donc du tour de force, la
Troisième Fabrique - tout
particulièrement : la bonne intelligence du
texte suppose non seulement de
comprendre les nombreuses saillies
de èklovskij, jeux de mots,
calembours, de retrouver le cheminement
de sa pensée, malgré les apparentes
digressions, coq-à-l'âne, mais surtout il
faut très bien connaître l'histoire
interne de l'Opojaz, les débats
littéraires et idéologiques de l'époque
comme l'actualité des studios de
cinéma. Valérie Posener et Paul
Lequesne se sont parfaitement
acquittés de cet exercice périlleux, grâce
à une traduction très précise qui ne
contourne aucun obstacle et n'hésite
pas, le cas échéant, à expliciter la
pensée de l'original. Les traducteurs
ont également pris soin d'introduire le
texte, sans tomber dans recueil de
l'érudition et ont adjoint un nombre
important de notes, rejetées à la fin
du livre et sans appel dans le corps du
LA REVUE RUSSE, Paris, 17, 2000.
texte, permettant ainsi différents types
de lecture. Dans les éclaircissements
proposés, on remarquera le soin
apporté à élucider les détails les plus
concrets comme le pourquoi du bocal
de vitriol entre les doubles fenêtres ou
la liqueur consommée à Prague au
début des années vingt : ces
précisions, apparemment secondaires,
sont en fait capitales et sont les plus
difficiles à établir, ce qui est une preu -
ve supplémentaire du
professionnalisme des traducteurs. Il faut dire que
l'un et l'autre connaissent bien leur
sujet. Paul Lequesne a déjà donné, à
cette collection de littérature russe qu'il
dirige, une traduction de Technique
du métier d'écrivain et de Zoo. Quant
à Valérie Posener, spécialisée dans
l'étude du cinéma soviétique des
années vingt, elle a consacré sa thèse
de doctorat à « V. èklovskij,
scénariste et théoricien du cinéma pour les
années 1919-1931 » (1996) et a
largement collaboré au volume les
Formalistes russes et le cinéma
(F. Albèra éd., Nathan, 1996). Il faut
signaler enfin que cette traduction de
Troisième Fabrique constitue une
avancée textologique par rapport à
l'édition russe de 1926, grâce au
travail du spécialiste russe de
èklovskij, A. Galuskin : ainsi, en comparant
la version publiée au manuscrit et aux
jeux d'épreuves, conservés en
archives, a-t-il été possible de lever
certaines obscurités du texte et
d'adjoindre un dernier chapitre, supprimé
pour des raisons inconnues.
La Troisième Fabrique est un livre
capital pour comprendre l'itinéraire de
èklovskij et plus largement les
interrogations des intellectuels formés
sous l'Ancien régime face aux
nouvelles règles du jeu littéraires et
sociales des années vingt. C'est presque
un document à intégrer à l'histoire de
l'Opojaz mais c'est surtout un très
beau texte qui, par sa modernité, fait
de èklovskij un des maîtres de la
prose russe du XXe siècle.
Catherine Depretto