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BENOÎT DE L'ESTOILE, LE GOÛT DES AUTRES : DE L'EXPOSITION

COLONIALE AUX ARTS PREMIERS, PARIS, FLAMMARION, 2007,454 P.,


28€.

Hanna Murauskaya

Belin | « Revue d’histoire moderne & contemporaine »

2007/4 n° 54-4 | pages 174 à 174


ISSN 0048-8003
ISBN 9782701145723
Article disponible en ligne à l'adresse :
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contemporaine-2007-4-page-174.htm
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Comptes rendus

CHARLOTTE DE CASTELNAU, Cet ouvrage porte sur l’histoire du pro-


Les ouvriers d’une vigne stérile. jet missionnaire jésuite dans la province bré-
Les jésuites et la conversion silienne de l’ordre, entre 1582, date à laquelle
des Indiens au Brésil (1580-1620), le père Cristovão de Gouveia est envoyé sur
Paris/Lisbonne, Centre Culturel Calouste place pour procéder à une visite, et 1622, au
Gulbenkian, 2000, 548 p. moment où la colonie célèbre la canonisation
d’Ignace de Loyola et François Xavier. Ces
quelques décennies voient la pérennisation des jésuites sur place, dans le contexte d’une
société coloniale en mutation. En arrière-plan demeure le souvenir des temps héroïques
de la mission jésuite, fondée en 1549. L’analyse est centrée non pas sur l’art de la conver-
sion mais sur le projet missionnaire élaboré et réélaboré entre Rome et la province bré-
silienne. La documentation repose sur les textes fondateurs et les archives
administratives de l’ordre, le tout complété par d’autres sources telles que des lettres et
des textes littéraires. L’ouvrage, divisé en cinq parties, est d’une excellente facture édi-
toriale à laquelle il ne manque cependant qu’un index des noms propres. Il est agrémenté
de cartes, de tableaux, de graphiques, d’illustrations et d’une bibliographie.
La première partie, en suivant les pas du père Gouveia (1583-1585), brosse un
tableau de la province jésuite, tant du point de vue des hommes que des lieux (collèges,
résidences, aldeias). Les deux documents rédigés par le père Fernão Cardim, qui accom-
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pagne le protagoniste, laissent transparaître de nouveaux enjeux dans la mission : le peu-
plement a changé en de nombreux endroits, l’économie sucrière est organisée autour
d’une main-d’œuvre servile qui devient un nouvel objectif missionnaire. Cette partie pré-
cise également un point important de l’identité jésuite vécue à travers l’image d’un corps
dispersé mais uni : la correspondance comme moyen d’information et de prise de déci-
sions y joue un rôle structurant.
Les trois parties suivantes analysent l’organisation et les moyens mis en œuvre pour
la réalisation du projet missionnaire. Un détour par le contexte des années 1540 et 1550
permet de prendre la mesure de l’état critique dans lequel se trouve la province, au début
des années 1580. Le Brésil est depuis longtemps une terre ingrate, ainsi que le suggère
l’analyse d’un texte littéraire, le Dialogo de 1556 du provincial Nóbrega. Au tournant du
siècle, trois questions sont au cœur des débats : l’adaptation des « Constitutions, règles et
ordres de Rome » à la province brésilienne, les personnels missionnaires et les lieux de mis-
sion. Les aldeias, ces villages dans lesquels des Indiens de diverses provenances étaient
regroupés, mis au travail et contrôlés dans le but d’être évangélisés, apparaissent comme
des structures hybrides qui annoncent les réductions du siècle suivant, au Paraguay. Entre
la visite du P. Cristovão de Gouveia (1583-1585) et celle du P. Manuel de Lima (1607-
1610), ces dernières font l’objet de multiples discussions. Elles constituent en effet un
point de rencontre d’intérêts différents : ceux des jésuites, complexes du point de vue spi-
rituel et temporel, ceux des colons qui sont tentés d’aller s’y approvisionner en main-
d’œuvre. À l’échelle supérieure, les gouverneurs, le roi et Rome représentent autant
d’autorités qui ne jouent pas nécessairement le même jeu. Dans ce cadre, le règlement mis
en forme en 1586 par le père Gouveia est un compromis entre un idéal missionnaire et la
nécessité de l’apprentissage des langues par les religieux. Comment faire, en effet, pour
que ces derniers apprennent le tupi sans être soumis à quelques tentations au milieu des

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54-4, octobre-décembre 2007.

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villages d’Indiens ? Le choix d’un lieu (les aldeias), d’un moment (à la fin des deux années
de noviciat et avant le début des études supérieures) et d’une durée (deux mois environ)
devraient permettre de concilier les volontés de Rome et l’avis des pères de la province,
jusqu’à ce qu’une nouvelle visite, celle de Manuel de Lima, soit nécessaire. Quant aux per-
sonnels missionnaires, l’analyse des deux catalogues triennaux de 1598 donne lieu à une
série d’interrogations tout à fait passionnantes concernant les profils missionnaires, ainsi
que les « talents », ces capacités à l’aide desquelles le provincial évaluait chacun des reli-
gieux de la province. Les exigences en personnel débouchent sur une augmentation des
effectifs et sur une « politique du personnel », ici entendue au sens de meilleure répartition
spatiale des religieux. À partir des années 1610, les jésuites doivent compter de plus en
plus avec les autorités civiles et, s’ils gardent le contrôle des aldeias, ils renoncent désor-
mais à l’ambition de contrôler l’ensemble des Indiens de la colonie.
La dernière partie sur « la mise en écriture de la mission » aborde une série de textes
d’édification qui vont de la Narrativa epistolar de Cardim jusqu’au récit de la fête de
1622, en passant par l’édition de la Vie d’Anchieta.
L’ouvrage propose une enquête ambitieuse : s’attaquer à la période la moins étudiée
de la province jésuite et aux projets missionnaires formulés entre Rome et Bahia, à tra-
vers une masse importante d’écrits divers. Second intérêt du livre : l’analyse fine des
conceptions missionnaires de la Compagnie (l’épreuve de l’itinérance et du pèlerinage)
et leur articulation avec les textes administratifs de l’ordre. Ainsi, les décisions des
congrégations générales de Rome, les règlements des visiteurs sont constamment mis en
relation avec les textes fondateurs de la Compagnie. Le contact entre missionnaires et
Indiens, la vie quotidienne dans les aldeias, ainsi que les méthodes d’évangélisation ne
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font pas partie de l’enquête. Néanmoins, une approche comparatiste, qui fasse la part
des initiatives des autres ordres, notamment franciscains, aurait sans doute permis de
cerner ce qui était spécifiquement jésuite parmi tous ces éléments. Quitte à choquer les
partisans de l’équilibre thématique dans un travail de cette importance, il me semble que
des choix plus radicaux auraient pu être faits quant à la dimension institutionnelle de
l’étude, en mettant l’accent sur les moyens mis en œuvre et les textes auxquels ils don-
nent lieu. En ce qui concerne l’analyse des personnels, quelques lignes supplémentaires
seraient parfois nécessaires afin de saisir les choix qui ont présidé à la collecte des don-
nées et à leur traitement, notamment lorsqu’il s’agit de données quantitatives. Les
tableaux des pages 202-205 pourraient en particulier être organisés autrement. Par
ailleurs, ainsi que le suggèrent les travaux d’A. Demoustier et de B. Dompnier, l’étude
de la « politique du personnel » ne devrait-elle pas être conduite sur un laps de temps plus
important, afin de mesurer, par exemple, le devenir de cette cohorte de jésuites sachant
parler le tupi, ainsi que la part des créoles et des péninsulaires dans l’ensemble des effec-
tifs missionnaires ? En qui concerne l’exploitation des textes institutionnels, on ne peut
que se réjouir de l’importance des documents traduits du portugais. Par endroits, les
solutions de traduction devraient être, néanmoins, harmonisées et, de façon marginale,
certaines erreurs sont à regretter. On peut imaginer en outre d’exploiter les deux textes
normatifs de même nature, les règlements des visiteurs Cristovão de Gouveia et Manuel
de Lima, non pas dans un plan chronologique qui, nécessairement, les éloigne mais en
les comparant. Sous la plume du visiteur Manuel de Lima apparaîtraient ainsi de nou-
velles inquiétudes quant à la vie matérielle et spirituelle dans les aldeias : les autels devront
être fermés et les églises surveillées, les jésuites ne devront pas confier à de jeunes
Indiennes le soin d’apporter de l’eau pour l’église, ils ne devront pas faire laver leurs vête-
ments sur place… Ces annotations attestent, me semble-t-il, de pratiques qui invitent à

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interroger non seulement les inflexions de la politique romaine mais également la


manière de penser et d’agir du visiteur, ainsi que les évolutions des modalités du contact,
sur place, entre jésuites et Indiens. Cette méfiance exprimée par le visiteur renvoie à son
tour aux années écoulées depuis la dernière visite, au contexte colonial de la période, à
la manière dont le visiteur s’imagine l’administration de la province, et sans doute à la
qualité du recrutement des jésuites sur place. Autant d’éléments que l’on peut envisager
de souligner davantage, afin de comprendre l’action des autorités romaines dans ce
contexte. Mais il faut avouer que dans un travail de cette ampleur, déjà impressionnant,
qui aborde un large matériel documentaire, des choix sont nécessaires et tous les élé-
ments ne peuvent pas être éclairés à la fois.
Pascale GIRARD

JOHN C. WEAVER, John C. Weaver, professeur d’histoire à


The Great Land Rush and the Making of l’Université McMaster (Hamilton, Ontario),
the Modern World, 1650-1900, s’attaque à un vaste sujet que peu d’historiens
Montréal & Kingston, McGill-Queen’s sont capables de maîtriser, car il faut pour
University Press, 2003, X-497 p., $. 45.00. cela bien connaître l’historiographie de cinq
pays. En effet, couvrant deux siècles et demi
(1650-1900), il étudie « la grande ruée vers la terre » dans ce qu’on appelait jadis les « pays
neufs » de culture britannique (États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande et
Afrique du Sud) et son rôle dans la construction du « monde moderne » (au sens wébé-
rien du terme). Ce dernier thème est d’ailleurs rapidement traité et, dans l’épilogue, les
développements sur le postmodernisme semblent être une concession sans grand inté-
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rêt à l’air du temps.
Le mérite de cette grande synthèse réside ailleurs. D’abord, dans la maîtrise d’une
historiographie proliférante dont la richesse apparaît dans les notes (une bibliographie
aurait été la bienvenue). Ensuite, dans le sens des nuances, dans la perception aiguë de
la diversité du réel, sans que cela interdise pour autant de dévoiler des idées générales et
des tendances lourdes. Enfin, dans la mise en œuvre d’une histoire multidimensionnelle
qui met en rapport l’économie, le droit, l’environnement, la politique, les forces sociales
et les idées. Bref, une vision ample, à l’instar des vastes espaces qui en sont l’étoffe. La
grande ruée vers des terres qu’on n’ose plus aujourd’hui dire « vierges » (car ce serait faire
bon marché des droits des autochtones) est une histoire d’acquisition et de distribution
d’actifs fonciers dans un contexte original.
La première partie (« Scruter l’horizon ») met l’accent sur une spécificité britannique
ou « néoeuropéenne anglophone » (certains diraient « anglo-saxonne », mais ce terme a
une connotation historique très particulière et ne doit pas être galvaudé !) par rapport
aux autres expériences de conquête de terres : espagnole, portugaise, française, alle-
mande, hollandaise et russe. Les droits de propriété figurent au cœur de l’analyse. Cette
relation interpersonnelle, hautement sociale et politique, peut avoir des origines diverses :
des normes acceptées, des contrats, des organisations réunissant des personnes parta-
geant des intérêts communs, mais surtout l’action des autorités publiques à travers les
lois, les arrêts des tribunaux et le recours éventuel à la force. Les Anglais avaient une
conception de la propriété individuelle fixée dans le Statute of Tenures de 1660, selon
laquelle toute propriété venait de la Couronne. Mais ces règles formelles ne convenaient
pas aux chasseurs de terres, aux squatters et aux spéculateurs, d’autant plus prompts à
devancer les décisions gouvernementales que la « doctrine de l’amélioration » des sols, lar-
gement répandue, favorisait celui qui faisait fructifier les fruits de la terre au détriment

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de celui qui gaspillait cette richesse en ne la mettant pas en valeur. Weaver décrit enfin
les paramètres de son analyse : les lieux, les formes (géométriques ou irrégulières),
l’échelle et la vitesse à laquelle se développe le phénomène en fonction de la géographie
physique, de la résistance des peuples autochtones, de la qualité des sols et des formali-
tés administratives.
Les quatre chapitres de la seconde partie (« Un appétit de terres ») constituent le
cœur du livre. Dans un premier temps, celui de l’acquisition, il convient de déposséder
les autochtones de leurs titres coutumiers. La Couronne britannique reconnaît ces droits,
sauf en Australie considérée comme terra nullius ; elle tient à ce que les transferts s’ef-
fectuent par traités (dissymétriques, il est vrai). L’acquisition des terres en Nouvelle-
Zélande où les Maoris sont relativement bien organisés, ne peut s’opérer de la même
manière qu’aux États-Unis affranchis du joug métropolitain après un conflit où la
Proclamation de 1763 tient un rôle non négligeable. Cependant, la Couronne est
constamment débordée par les squatters. Pour échapper à ses freins, les Boers lancent
leur Grand Trek (1836-1846) vers l’Orange et le Transvaal. Le tableau 4.2 (p. 174-175)
résume clairement les rythmes de cette conquête au terme de laquelle des centaines de
millions d’hectares sont passées aux mains des colons blancs. Dans un second temps, il
faut distribuer ces terres nouvelles. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et même au début du
XIXe, le passé féodal continue à peser : pour obtenir une concession foncière, mieux vaut
jouir d’un rang social élevé. La Révolution américaine porte un coup sensible à cette
conception, bien qu’il en subsiste des traces dans certaines spéculations au-delà des
Appalaches. Peu à peu, le marché, expression de l’ordre capitaliste, prend le dessus et
triomphe au XIXe siècle. On organise des ventes publiques avec pour objectif d’accroître
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les recettes de l’État, pour finir par attribuer des homesteads gratuits aux États-Unis
(1862) et au Canada (1872). Avant d’être aliénées, ces terres doivent être arpentées ; s’il
existe des formes irrégulières (les metes and bounds du cadastre américain), le damier
devient la figure géométrique prépondérante dans les prairies de l’Amérique du Nord.
On peut ainsi mieux garantir les limites exactes des propriétés et enregistrer les titres
avec une relative certitude. Le système d’immatriculation mis au point en Australie par
Robert Torrens finit par s’imposer. En dépit de la volonté gouvernementale d’organiser
rationnellement les transferts de terres, de nombreux colons trouvent le système trop
pesant, trop bureaucratique, trop coûteux. Squatters ou éleveurs, ils prennent des initia-
tives personnelles. Weaver met bien en valeur le rôle de ceux qui pratiquent l’élevage
extensif du bœuf et du mouton dans des régions à faible pluviosité irrégulière, ce qui les
incite à repousser toujours plus loin les frontières des terres nouvelles. C’est le cas notam-
ment en Australie, dans le Haut Veld d’Afrique du Sud et dans l’Ouest des États-Unis.
Au début du XXe siècle, seule la prairie canadienne échappe à leur avidité, pour des rai-
sons climatiques. L’auteur décrit avec grande précision les stratégies des éleveurs pour
accaparer des millions d’hectares du domaine public.
La troisième partie (« Redistribuer les morceaux »), plus courte, montre que, dans la
seconde moitié du XIXe siècle, pour des raisons politiques (démocratie) et sociales (déve-
loppement d’une classe d’agriculteurs moyens), les grands éleveurs (squatters
d’Australie et de Nouvelle-Zélande, ranchers américains) doivent céder du terrain. Les
réformes agraires favorisent les selectors (petits agriculteurs) en Océanie, le Congrès
américain encourage la distribution de lots par l’intermédiaire des compagnies ferro-
viaires, mais les anciens occupants trouvent des subterfuges pour garder l’essentiel de
leurs domaines grâce à des prête-noms. Les autochtones, eux, ne bénéficient pas de
pareilles échappatoires ; leurs terres coutumières fondent devant l’assaut des colons

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blancs, bien que la résistance soit plus forte chez les Maoris de l’île septentrionale de la
Nouvelle-Zélande que chez les Indiens de l’Ouest américain après le vote de la loi Dawes
(1887) d’appropriation individuelle des terres tribales. Si on met à part les aborigènes
d’Australie, le processus d’expropriation est encore plus avancé en Afrique du Sud.
Ce survol ne saurait donner une idée complète de la richesse du livre de Weaver. À
chaque page, on y apprend du neuf. La méthode comparative a incontestablement du
bon pour la remise en perspective des ressemblances et des différences, surtout quand
elle porte comme ici sur cinq cas. Sans doute pourrait-on imaginer quelques ajouts :
l’Argentine, le Sud du Brésil, la Sibérie qui ont été aussi des pays neufs au XIXe siècle,
mais on perdrait en cohérence par rapport à un projet centré sur le monde extra-euro-
péen anglophone. Dans un livre aussi dense, la richesse de l’information a aussi une
contrepartie : on souhaiterait plus de modélisation de façon à aérer les conclusions. Mais
est-ce techniquement possible ? Un tel travail reposerait sur un énorme dépouillement
d’archives. L’auteur n’a pas hésité à consulter de nombreuses séries dans divers dépôts.
Aller au-delà dépasserait les capacités d’un seul chercheur, fût-il aussi cosmopolite que
John C. Weaver.
Jean HEFFER

CAROLINE OUDIN-BASTIDE, On ne peut que se réjouir du regain


Travail, capitalisme et société esclavagiste. actuel des travaux sur l’esclavage et l’héritage
Guadeloupe, Martinique (XVIIe-XIXe siècles), colonial, dont la carence a laissé un temps le
Paris, La Découverte, 2005, 347 p., 28 €. champ libre à toutes les instrumentalisations
possibles. La présente étude, qui porte sur les
Îles du Vent, ou Petites Antilles, depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’à l’abolition de 1848,
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est centrée sur « la relation au travail dans la société esclavagiste », titre initial de la thèse
dont est tiré le livre, et qui rend mieux justice à son contenu exact.
L’univers colonial opère une radicalisation aux extrêmes de la division sociale du
travail, sous l’effet de sa racialisation : « Les blancs ne pourraient travailler, sans danger,
dans nos colonies à la culture de la terre », écrit un administrateur local en 1821. À cause
du climat, mais surtout parce que « ce serait abaisser leur espèce et la mettre au niveau
de l’espèce noire, ce qui n’est pas admissible » (cit. p. 112).
D’un côté donc, des planteurs ou « habitants » dont « l’esprit » est moins celui du capi-
talisme que d’une « classe de loisir » au sens de Thorstein Veblen, avec un mode de vie
typiquement rentier. Il s’agit de vivre noblement avec ostentation et prodigalité. La ges-
tion des habitations est laissée à toute une hiérarchie de gérants, régisseurs, économes et
commandeurs (ces derniers chargés de la direction quotidienne de la main-d’œuvre ser-
vile). Faut-il s’étonner de l’absentéisme de planteurs qui seraient selon C. Oudin-Bastide,
« routiniers jusqu’à l’inconscience » (p. 78) ? Sans doute la classe de loisir se définit-elle
ici avant tout par sa base raciale, mais on peut aussi observer qu’elle ne se distingue
guère, dans ses comportements et son mode de gestion, des seigneurs des campagnes
métropolitaines qui, eux aussi, mêlent allègrement les comptabilités domestiques et d’ex-
ploitation. Il faudrait en tout cas pouvoir mener une véritable étude économique des
conditions d’exploitation (évolution des marchés et des coûts, taux de profit), et du
réseau complexe des relations de crédit, pour mettre à l’épreuve les clichés du temps sur
la nonchalance lascive des planteurs et leur supposé endettement constant.
De l’autre côté, une dévalorisation absolue des travaux agricoles et domestiques,
identifiés à la condition servile. Le préjugé de couleur renforce l’indignité du travail dans
la hiérarchie des valeurs. Animal laborans, l’esclave ne produit que des biens de subsis-

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tance et de consommation immédiate, à l’opposé de l’homo faber au geste créateur : repre-


nant la terminologie d’Hannah Arendt, C. Oudin-Bastide analyse avec clarté cette
« déprivation de l’œuvre » (p. 179-185) qui marque le travail servile, travail contraint par
une discipline de fer et la brutalité d’une violence privatisée. L’anthropologie du racisme
colonial brillamment menée au chapitre 5 révèle la triple perception de l’esclave comme
une chose, une machine que l’on peut acheter et vendre, une bête de somme que l’on
doit soumettre à un dressage implacable, et enfin une menace potentielle à réduire par
la terreur.
Pour autant, par-delà cette forte polarité fondatrice entre noirs et blancs, l’étude
montre la complexité des statuts et des rapports au travail. À côté des affranchis et libres
de couleur, on trouve des « libres de fait » ou « patronnés » qui jouissent d’une sorte de
liberté usufruitière ; à côté des « nègres de houe » enchaînés aux tâches agricoles, on ren-
contre les catégories hybrides des « nègres de journée » ou « à loyer » : autrement dit, à côté
du travail pour autrui existent des formes de travail pour soi laissant des marges d’auto-
nomie parfois paradoxales. Tout d’abord, pour se débarrasser du soin de subvenir aux
besoins de base des esclaves, les maîtres leur concèdent des jardins, et un jour libre pour
s’en occuper : c’est le « samedi nègre », pratique largement répandue, quoique longtemps
condamnée par les autorités. L’impact est double. Comme une partie de la production
vivrière des jardins est vendue, sur le marché, voire au maître lui-même, les esclaves accè-
dent à l’économie monétaire. En second lieu, le temps libre du samedi peut aussi être
consacré à une activité salariée ponctuelle (avec l’autorisation du maître) : ce système
assure, au sein même de la servitude, une certaine mobilité de la main-d’œuvre. Mais il
existe une autre forme d’autonomie relative octroyée aux noirs, plus étonnante : le louage
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tarifé. L’esclave peut d’abord être loué à un autre blanc, et cela ne fait alors guère de dif-
férence pour lui, sinon qu’il a quelquefois droit à une partie du « loyer », pour subvenir à
ses besoins, dans le cas d’un bail à longue durée qui l’éloigne de son jardin. L’esclave
peut aussi être loué à lui-même : le « nègre de journée » loue son propre corps à son
maître, qui lui accorde, contre loyer, un permis de circulation et le droit de travailler
comme il voudra. « Fermier de son propre esclavage » comme le dit un rapport de 1844,
l’esclave peut soit travailler à son compte, soit s’embaucher comme salarié à la journée.
Cette pratique divise les colons. Elle permet des transferts temporaires de main-d’œuvre
d’une habitation à l’autre, ou d’un secteur productif à l’autre, en fonction des besoins.
Mais certains y voient un facteur de trouble, laissant trop de liberté de manœuvre aux
noirs ; d’autres la rendent responsable de l’augmentation des coûts du travail et du prix
des esclaves (mais que sait-on du niveau des salaires de ces « nègres à loyer » ?). La situa-
tion ainsi créée est assurément ambiguë, et il faudrait étudier plus précisément les pro-
cès (p. 216) qu’elle a entraînés, du fait de ce brouillage des lignes de démarcation
ordinaires. Le tableau se complique encore lorsqu’on apprend qu’au XIXe siècle, certains
esclaves en salariaient d’autres, pour cultiver leur jardin à leur place (p. 225). Faut-il voir
dans ces diverses pratiques du travail pour soi, contradictoires avec le statut juridique de
l’esclave, un facteur d’érosion du système ? Pour l’auteure, ces formes d’autonomie rela-
tive constituent plutôt une modalité régulatrice, une soupape de sûreté assurant les
marges de flexibilité nécessaires à la perpétuation de l’exploitation esclavagiste.
On peut aussi se demander dans quelle mesure ces formes hybrides ont préfiguré,
dans les pratiques, les modalités de sortie de l’esclavage. L’analyse se concentre toutefois
plutôt sur les discours et sur la manière dont les abolitionnistes ont accepté, de fait, de
se placer sur le terrain de leurs adversaires, en s’efforçant de prouver que l’abolition ne
mettrait pas à bas l’économie d’exportation agricole. Il fallait réfuter l’argument de la

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paresse naturelle du nègre. Ce n’est pas le moindre paradoxe en effet, que de voir la
classe de loisir des planteurs fustiger l’absence d’ardeur au travail des esclaves : libres, ils
ne travailleront que le strict minimum ! (Relevons que l’argument n’est pas typiquement
colonial : les observateurs moraux du XVIIIe siècle, comme Rétif ou L.-S. Mercier, tien-
nent le même discours sur l’indolence populaire). Les abolitionnistes soutiennent au
contraire que les esclaves peu productifs peuvent se muer en travailleurs laborieux dès
lors qu’ils y auront un intérêt personnel : les noirs ne sont pas esclaves parce qu’ils sont
paresseux, mais paresseux parce qu’ils sont esclaves. Moreau de Jonnès calcule en 1841
que le travail sur les « jardins à nègres » est deux fois plus productif que sur les habita-
tions sucrières. C’est qu’il est « excité par l’intérêt de la propriété ». Qu’en sera-t-il du tra-
vail salarié ? Il n’est pas sûr que la seule liberté suffise à en garantir la productivité. Aussi
colons et abolitionnistes convergent-ils finalement pour souhaiter une large action de
préparation et de moralisation des anciens esclaves. Prenons garde toutefois à certains
télescopages chronologiques : l’affirmation par Condorcet d’une nécessaire éducation à
la liberté, véritable interrogation sur les conditions de possibilité d’une autonomie effec-
tive, ne saurait être rabattue sur la condescendance inquiète des notables des années
1840 (p. 318).
Reste que les mesures prises alors en vue d’une transition vers une économie post-
esclavagiste font du travail la clé d’une émancipation octroyée sous contrôle. Certains
prônent un rachat progressif de l’esclave par son travail : la moralisation s’effectuerait
ainsi dans le cours même du processus d’émancipation : c’est « la grande école […] l’école
du travail volontaire » selon Agénor de Gasparin, en 1839. Chez Victor Schoelcher lui-
même, partisan à partir de 1842 d’une abolition générale et immédiate, le travail est bien
le moyen d’accéder à la culture, à la civilisation. On regrettera cependant que l’auteure
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ne tienne pas jusqu’au bout son programme initial : dans le contexte colonial, la réhabi-
litation du travail, sous sa forme salariée, ne passe pas par la glorification de ses vertus
créatrices. C’est bien plutôt au nom du seul intérêt économique supérieur de la France
que doit s’opérer une salarisation plus ou moins forcée. Ainsi, le plan Schoelcher de 1842
prévoit d’acculer les affranchis à se faire embaucher sur les plantations, en leur déniant
tout droit de propriété sur la case et le jardin dont ils avaient la jouissance auparavant
(sinon la propriété pleine et entière), et qui leur seront loués. Il s’agit de contraindre au
travail salarié, en ôtant tout autre moyen de subsister. On a donc bel et bien ici sauté
l’étape de la glorification lumineuse de la valeur travail.
Au chapitre des regrets, on mentionnera l’absence de comparaisons : comparaison
des relations maîtres-esclaves avec celles de la domesticité en métropole ; des conditions
de la transition au salariat avec la situation semblable connue dans les colonies britan-
niques après 1833. On peut aussi déplorer que ce livre n’ait pas été vraiment édité : de
la version universitaire initiale, il reste de longues citations et une utilisation un peu appli-
quée des grands auteurs mobilisés (Weber, Marx, Simmel, Foucault) ; faute d’une biblio-
graphie et d’un index, le lecteur à la recherche d’une référence est livré au maquis de
notes qui négligent parfois de mentionner la date originale des œuvres. Saluons, en sens
inverse, une précieuse chronologie commentée.
D’une façon générale, ce travail s’attache sans doute trop aux discours et pas assez
aux pratiques, mobilisant du reste peu d’archives de la pratique. Et ces discours et repré-
sentations sont parfois utilisés de façon trop peu distanciée, négligeant leur contexte
d’énonciation, télescopant parfois les époques. La réflexion remarquable sur la violence
de la société esclavagiste est ternie par l’anachronisme de certains rapprochements expé-
ditifs (Eichmann, p. 267-8 ; le racisme d’extermination, p. 131). Néanmoins, en plus de

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tous ses apports, sa grande probité, son écriture claire et agréable, le livre ouvre des pistes
passionnantes pour de futures investigations. Les contradictions du Code noir, notam-
ment, suggèrent de nombreuses questions. Concernant le droit de propriété tout
d’abord : indissociabilité problématique de la terre et des esclaves, accès des esclaves à la
monnaie, à la propriété et au droit de contracter. Mais aussi concernant le statut ambigu
des libres de couleur et ses évolutions après la Révolution. Si les sources juridiques le
permettent (procès, contentieux), cette étude stimulante pourra connaître de fructueux
prolongements.
Philippe MINARD

JEAN-MARC BESSE, L’histoire de la géographie moderne est


Les grandeurs de la Terre. Aspects du savoir un domaine qui, après avoir été envisagé dans
géographique à la Renaissance, la perspective d’une épistémologie positi-
Lyon, ENS Éditions, 2003, 420 p., 35 €. viste, est depuis plusieurs décennies large-
ment délaissé par les historiens français.
Pourtant, avec ce livre, Jean-Marc Besse ne comble pas seulement une lacune, il offre
aussi un éclairage neuf sur la géographie de la Renaissance et suggère des pistes de
recherche extrêmement stimulantes dont la portée dépasse l’histoire des savoirs spatiaux.
Nourri de sa connaissance de l’œuvre d’Eric Dardel, l’auteur ne considère pas la géo-
graphie sous le seul angle de sa forme et de son degré de scientificité, il la regarde au
contraire comme une « dimension originaire de l’existence humaine » et l’ensemble de
son propos s’articule autour de la question suivante : « Quelle Terre pensons-nous que
nous habitons ? ». Jean-Marc Besse enquête donc sur l’institution historique du sens de
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la Terre comme sol dans le cadre du savoir géographique.
Dans cette belle étude, il tente de saisir les conditions d’apparition d’une rationalité
proprement géographique au cours du XVIe siècle. Pour cela, il opte pour une démarche
archéologique, semblable à celle proposée par Michel Foucault et observe conjointement
la construction au cours du XVIe siècle d’un nouvel objet – la Terre universelle – et les
caractéristiques du discours approprié – la géographie –. L’ouvrage s’attache tout
d’abord aux transformations du concept de terre au début du XVIe siècle en insistant
notamment sur le legs de Ptolémée, adopté par les cartographes de la Renaissance, puis
il s’arrête sur la démarche descriptive suivie par Sébastien Münster dans la fabrication
de sa Cosmographie universelle, enfin il analyse le dispositif théâtral mis au point par
Ortelius dans son Theatrum orbis terrarum. Dans ces trois parties, Jean-Marc Besse exa-
mine la mise en place d’un dispositif de représentation de l’espace terrestre chaque fois
spécifique mais dont le point commun consiste à rendre visible l’ouverture de l’espace
terrestre conçu comme espace universel.
Il explique tout d’abord que la Terre est un concept qui relève à la fois de l’astrono-
mie, de la physique, de la théologie autant que de la géographie, et montre que la sépa-
ration de la géographie et de la cosmographie a constitué un des événements significatifs
du XVIe siècle. Dès lors, la description de la Terre n’est plus passée par la considération
du Ciel. Parallèlement, la Terre comme sphère et la Terre comme œcoumène sont deux
concepts qui ont fusionné dans la notion d’orbis terrarum. C’est ce processus global qui
a conduit à l’autonomisation de la géographie ; elle est devenue un discours spécifique
dont l’objet était l’orbis terrarum. Ce processus ne peut évidemment pas être dissocié des
grandes découvertes, qui ont provoqué un « extraordinaire enrichissement de l’idée de
monde » (J. Starobinski cité p. 69) : la conquête des latitudes sub-équatoriales a en effet
remis en cause le schéma ancien des zones hérité de Macrobe, et la découverte de

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l’Amérique a provoqué l’apparition d’une quatrième partie de l’œcoumène. Or, la tra-


duction cartographique de ces découvertes a contribué de manière décisive à la diffu-
sion de la nouvelle représentation de l’œcoumène, et plus particulièrement à
l’imbrication de l’eau et de la terre admise à partir des années 1520. Dès lors, sur les
mappemondes, l’œcoumène est apparu comme un espace de circulation, comme un
espace unifié. Ce sont donc à la fois les navigateurs acteurs des grandes découvertes et
les cartographes nourris des principes de Ptolémée qui ont appris aux hommes et aux
femmes de la Renaissance que la terre était partout habitable, ou pour le dire comme
Jean-Marc Besse, qu’elle était un « espace universel de l’existence humaine ».
La Terre ainsi conçue avait besoin d’un type de discours spécifique : c’est la géogra-
phie qui a joué ce rôle, et l’auteur dissèque la manière dont ce nouveau dispositif d’écri-
ture a été mis en place, sous l’influence conjointe de Ptolémée et de Strabon. Il propose
des développements très éclairants sur les techniques de la compilation, en s’attachant au
cas particulier de la Cosmographie de Sébastien Münster. Outre qu’il retrace le finance-
ment de ce projet éditorial et le recours au patronage, il analyse « l’espace des sources »,
c’est-à-dire le réseau des correspondants tissé par le géographe à l’intérieur de la
République des Lettres, pour centraliser les informations censées nourrir la description.
Celle-ci est donc observée comme un stock de connaissances accumulées et ordonnées.
J.-M. Besse regarde d’ailleurs ce dispositif formel de l’écriture descriptive comme un
tableau à double entrée : « D’une part, chaque description de lieu géographique est struc-
turée par un certain nombre de rubriques ou de topoï (positions et forme, origine du nom,
coutumes, etc.). […] d’autre part, chacune de ces rubriques renvoie à des lieux géogra-
phiques qui en constituent pour ainsi dire l’extension, indépendamment de leur échelle
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propre. Et à leur tour les pays, régions et villes constituent des « lieux » qui peuvent être
considérés comme des rubriques » (p. 220). Il montre que les multiples descriptions rédi-
gées pour la Cosmographie sont réparties dans l’ouvrage en vertu du principe de conti-
guïté, de manière à ce que la lecture puisse être pratiquée à la manière d’un déplacement ;
il existe donc un rapport analogique entre l’espace du livre et l’espace réel. Ces principes
discursifs font de la Cosmographie de Münster un moyen d’accéder à la diversité du
monde, en même temps qu’un support qui permet de saisir celui-ci dans son unité.
Avec le Theatrum orbis terrarum d’Ortelius, c’est d’une autre manière encore que
Jean-Marc Besse donne à voir une façon de « faire comparaître l’espace de la Terre entière
en un parcours synoptique du regard ». Il invite en effet à apprécier ce recueil de cartes
à la fois comme un dispositif d’organisation du savoir et comme un dispositif de contem-
plation du monde. À l’image de cet ouvrage, l’auteur montre que la géographie se consti-
tue à la Renaissance comme une sorte d’ « observatoire élevé » (p. 308) d’où l’historien
peut accéder à une vision panoramique des événements passés. Cette analogie entre le
regard du géographe sur la Terre et celui de l’historien sur toute l’histoire est à l’origine
de nombreux développements consacrés, à l’époque moderne, à l’articulation des deux
domaines de savoir. Cette partie de l’étude s’appuie sur un impressionnant corpus ico-
nographique qui se trouve toujours étroitement associé à la démonstration. Les com-
mentaires d’images sont souvent remarquables, on retiendra tout particulièrement celui
de l’image anonyme intitulée Le monde dans une tête de fou, qui ouvre le chapitre dix.
Écrit dans une langue précise et maîtrisée, Les grandeurs de la terre donne à voir les
conditions de l’apparition d’un concept de Terre qui, après les grandes découvertes,
constitua une nouveauté non seulement dans l’ordre du savoir géographique mais aussi
dans l’ordre de la pratique du globe terrestre. Jean-Marc Besse montre ainsi comment la
géographie a proposé à l’œil et à la pensée ce qu’il nomme une grandeur nouvelle pour

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la terre, c’est-à-dire l’ouverture théorique et pratique de l’espace de l’œcoumène. Ce livre


ne constitue donc pas seulement une référence indispensable aux historiens de la géo-
graphie moderne ; par la méthode qu’il expose, il offre aussi une contribution décisive à
l’histoire et à l’épistémologie des sciences, de même qu’il apparaît comme un bel essai
sur l’Europe de la Renaissance.
Isabelle LABOULAIS

DIRK VAN DER CRUYSSE, L’auteur définit le projet dans sa préface :


Le noble désir de courir le monde. à partir de cinquante relations de voyageurs
Voyager en Asie au XVIIe siècle, français, particulièrement représentatives,
Paris, Fayard, 2002, 562 p., 25 €. reconstituer la réalité des voyages en Asie au
temps de Henri IV, Louis XIII et Louis XIV.
Il s’agit de répondre à une série de questions : qui voyage ? Comment réagit l’entourage
des voyageurs ? Quel est le coût des déplacements ? Quelles routes choisit-on, et quels sont
les dangers, tant sur les routes terrestres que maritimes ? À quoi s’ajoutent d’autres inter-
rogations, concernant les vêtements, l’apprentissage des langues, le logement, les « souve-
nirs », la découverte de la faune et de la flore, l’appréhension de la médecine, de la sexualité
ou des religions de l’Asie. Enfin, les auteurs retenus sont-ils vraiment à l’origine des récits
publiés sous leur nom ?
Outre ces auteurs choisis pour former un « corpus de base », Dirk Van der Cruysse
utilise une soixantaine de relations formant les « sources complémentaires » : il s’agit de
voyageurs qui ne sont pas tous du XVIIe siècle ni français, mais dont les relations servent
de références et permettent d’obtenir les indispensables recoupements. La bibliographie
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comporte une centaine de noms correspondant à l’essentiel des spécialistes des voyages
ayant publié en français, anglais, néerlandais et portugais. Les index (noms de personnes,
de lieux et de vaisseaux) rendent d’appréciables services.
Le plan général de l’ouvrage est thématique : l’auteur envisage successivement les
motivations du voyage (chapitre II), puis les voies maritimes et terrestres avec leurs dif-
ficultés respectives et les aléas liés aux moyens de transport. Les chapitres IX à XII, par
exemple, portent sur les vaisseaux, la vie quotidienne à bord et les périls de la mer. Si la
question des tempêtes et des naufrages est bien connue, il n’en va pas de même des
« innocents plaisirs de la navigation ». D’intéressantes pages sont consacrées au jeu sur
les navires, ainsi qu’aux fêtes et rites de passage : par exemple le « baptême » à grands
coups de seaux d’eau que l’on inflige aux passagers lors du passage de l’équateur, et qui
est resté en vigueur jusqu’à nos jours. Pour cela, l’auteur met largement à contribution
les relations de l’abbé de Choisy, de Robert Challe et de Bénigne Vachet, prêtre des
Missions Étrangères de Paris.
L’ouvrage a le mérite de nuancer la vision schématique (mais que l’on rencontre
souvent) d’un choix entre voyage terrestre et voyage maritime. Les deux sont complé-
mentaires : si le voyage par pistes et caravanes concerne plus spécialement les voyageurs
à destination du Moyen-Orient, il est retenu également par certains de ceux qui désirent
atteindre l’Inde et même l’Asie du Sud-Est. Mais il se combine avec l’utilisation du
bateau à travers la Méditerranée puis l’Océan Indien entre Ormuz et le Gujarat. Dans
ce cas, corsaires et pirates constituent un grave danger potentiel, auquel sont aussi expo-
sés ceux qui ont emprunté les vaisseaux des diverses compagnies des Indes.
Certains aspects de l’ouvrage sont très originaux : par exemple, l’attention que
portent les voyageurs aux bibelots. Certains, comme le marquis de Nointel, collec-
tionnent sans grand discernement tout ce qui vient d’Orient. D’autres, comme

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Thévenot, contribuent à développer le goût des antiquités égyptiennes, même si c’est


au prix de ce que nous considérerions aujourd’hui comme du vandalisme (p. 131). Les
voyageurs apparaissent sensibles à la faune encore méconnue et, semble-t-il, plus nom-
breuse et plus menaçante qu’elle ne l’est aujourd’hui. Tirées des relations, certaines
anecdotes, comme celle de la guenon dont le petit est blessé et que raconte Robert
Challe, posent le problème de l’intelligence animale, qui est à la mode au XVIIe siècle.
La relation de voyage rejoint ainsi l’histoire culturelle.
Les chapitres XII et XIII évoquent les escales, et présentent à ce propos les grandes
plaques tournantes du commerce : le Cap, Batavia et surtout Goa, capitale des Indes por-
tugaises ainsi que bastion de la Réforme catholique réputé pour son Inquisition, beau-
coup plus sévère que celle de Lisbonne. Accusé sans preuve, le Français Charles Dellon
fait un long séjour dans ses geôles, qu’il rapporte dans une relation célèbre.
L’auteur montre ensuite quelles sont les différentes catégories de voyageurs : mis-
sionnaires, marchands, médecins, mercenaires. Il contribue à réviser des certitudes qui
semblaient bien établies : ainsi, les missionnaires apparaissent moins remarquables par
leur science que par leur intolérance, qui se retourne en fin de compte contre les mis-
sions. Représentée par des noms illustres comme celui de Tavernier, la catégorie des mar-
chands est généralement bien connue ; celle des médecins, en revanche, est moins
attendue. Certains, comme Jean Mocquet, ont dû déployer des talents d’embaumeur
pendant les traversées ; d’autres, comme Charles Dellon, apprennent leur métier à bord ;
François Bernier, lui, utilise ses compétences pour gagner l’univers de la cour moghole.
Plus obscure, la carrière de Séguineau a été entièrement reconstituée par D. Van der
Cruysse. Enfin, certains de ces voyageurs n’ont pas hésité à s’improviser médecins,
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comme Manucci. En fin de compte, c’est l’exercice souvent empirique de la médecine
qui a permis les premiers contacts entre traditions occidentales et asiatiques. Enfin, trop
souvent méconnus, ce qui peut s’expliquer parce qu’ils écrivaient peu, les mercenaires
ont été présents ; les compagnies des Indes, et particulièrement la VOC qui a toujours
besoin d’hommes, recherchent ces soldats de fortune. Aventuriers turbulents, parfois
même amoureux au cœur brisé, les mercenaires affrontent la rude discipline des com-
pagnies à monopole. Leur histoire mouvementée est toujours difficile à retrouver dans
les sources, et là encore D. Van der Cruysse réussit à reconstituer certains de leurs
voyages.
Issus d’horizons divers, ces voyageurs, dont les motivations peuvent être diamétrale-
ment opposées, ont les mêmes réactions stupéfaites face aux coutumes qu’ils découvrent.
Dans le discours du XVIIe siècle, la comparaison est de rigueur : la cour du palais d’Agra
évoque la place Royale, on compare Goa à telle ville de province française ; les mangues
ou les ananas ont des saveurs proches des fruits et légumes familiers à nos voyageurs. Les
habitudes d’hygiène, les vêtements (ou l’absence de vêtements) étonnent ; mais les rela-
tions restent en général dépréciatives plus que laudatives. L’obstacle de la langue, dont on
parle assez peu, n’est pas souvent franchi : les célèbres voyages de Tavernier ont eu lieu en
compagnie d’un interprète, et même parmi les missionnaires, rares sont ceux qui appren-
nent les langues des pays qu’ils évangélisent, à l’exception des jésuites. En revanche, les
voyageurs comptent dans leurs rangs des linguistes exceptionnels, comme Thévenot et
Chardin, qui sont capables de manier l’arabe, le turc et le persan.
Consacré à la sexualité, le chapitre XIX révèle la découverte de comportements et
surtout de conceptions radicalement différents de ceux de l’Occident. Les plus tolérants
des Européens du Grand Siècle, comme Chardin, sont choqués par une sexualité qui
peut s’épanouir sans être entravée par les interdits civils et religieux. Certains aspects –

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grelots péniens, coutume de la sâti, sacrifice sur le bûcher funéraire du mari des veuves
hindoues – ont été largement évoqués par les voyageurs depuis le Moyen Âge, mais font
l’objet au XVIIe siècle des descriptions les plus précises et les plus intéressantes sur le plan
ethnographique. Enfin, le dernier chapitre du livre tente de mesurer la diffusion des rela-
tions de voyages, les précautions d’écriture, la qualité des lecteurs. Le voyageur n’est pas
toujours le scribe : il y a bien des voyageurs écrivains, mais certaines relations ont été
écrites sous la dictée (le cas le plus illustre à cet égard a sans doute été celle de Marco
Polo) ou même à partir des récits décousus d’aventuriers incapables d’écrire, voire
presque ivrognes, comme Pyrard.
En fin de compte, les relations de voyages « font lentement progresser les idées de rela-
tivité culturelle et de tolérance » selon D.Van der Cruysse. Le Noble désir de courir le monde
se présente comme une histoire des voyageurs, de leurs motivations et de leurs comporte-
ments ; en ce sens, il comble une lacune dans la bibliographie consacrée à ce sujet.
Jean-Pierre DUTEIL

MICHEL BERTRAND, LAURENT VIDAL (ÉD.), Cet ouvrage rassemble 14 contributions,


À la redécouverte des Amériques. issues d’un colloque co-organisé en
Les voyageurs européens au siècle novembre 1999 par le Groupe de recherche sur
des indépendances, l’Amérique latine (université de Toulouse 2) et
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, l’Espace Nouveaux Mondes-SEAMAN (uni-
2002, 261 p., 23 €. versité de La Rochelle). Les auteurs se sont
attachés à convoquer et à analyser les imagi-
naires des voyageurs en Amériques au XIXe siècle. Le propos, eu égard à la période choisie,
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celles des indépendances, est d’interroger le renouvellement et les mutations des regards, les
modalités d’une seconde découverte, dite « redécouverte », du Nouveau monde. La pers-
pective diachronique conduit à repérer des mutations dans les modes de description du
continent américain tout au long du XIXe siècle, alors que l’on passe d’une forme de curio-
sité classique, de la recherche de l’inventaire des ressources naturelles et humaines, à des
intérêts nouveaux, liés notamment à l’organisation des sociétés locales.
Dans la première partie sont rassemblés les articles qui s’attachent à la construction
d’un regard scientifique européen appliqué au monde américain. Gabriella Dalla Corte
s’intéresse au regard ethnographique du missionnaire José Cardiel, s’interrogeant sur le
rôle des observations d’un jésuite dans la construction de l’ethnographie. Elle montre
que ces observations de la réalité sociale, notamment à travers l’emploi de la méthode
inquisitoriale, fonde une méthode d’observation. C’est aussi la mise en place d’une dis-
cipline scientifique, l’anthropologie, qu’étudie Pascal Riviale dans son article sur Alcide
d’Orbigny et les populations des Andes péruviennes et boliviennes. L’intérêt de cette
contribution réside dans l’analyse fine qui est faite de la réception des travaux d’Alcide
d’Orbigny, tant en Europe que parmi les élites péruviennes. L’auteur montre que le natu-
raliste établit pour la première fois un système classificatoire des races autochtones
d’Amérique du Sud, fondé sur des observations de terrain et une abondante bibliogra-
phie. L’écho de ces observations apparaît clairement dans le débat scientifique européen
et nord-américain, mais les conclusions du naturaliste sont reçues beaucoup plus diffi-
cilement parmi les élites péruviennes, dont les préoccupations sont autres. Clotilde
Gadenne traite de l’opposition entre les concepts de civilisation et de sauvagerie déve-
loppée par les voyageurs au Brésil ; partant d’un corpus spécifique, les revues savantes
françaises, Mona Huerta dresse un tableau typologique des articles parus sur
l’Amérique.

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Les articles rassemblés dans la deuxième partie visent à dresser un panorama des
« nouvelles représentations de l’espace américain ». Des pays ou régions font donc l’ob-
jet d’études spécifiques : le Mexique à travers les stéréotypes des images archéologiques
et ethnographiques (Pascal Mongne), la région du Sonora au Mexique, considérée
comme un nouvel Eldorado par les Français (Delia Gonzales A. de Reufels) ou encore
le Sertão, terra incognita du Brésil jusqu’à la fin du XIXe siècle (Richard Marin). L’article
de Michel Bertrand est consacré aux représentations de l’Amazonie, à travers l’étude des
expéditions d’un médecin militaire devenu aventurier, J. Crevaux, qui fait plusieurs
voyages entre 1877 et 1822. L’intérêt de cette contribution repose sur l’analyse de ses
articles et de leur iconographie dans le Tour du monde. L’auteur montre comment l’ex-
plorateur banalise volontairement l’extraordinaire, tout en mettant en avant son
héroïsme, et surtout combien les choix iconographiques contribuent à l’invention de
l’Amazonie comme enfer vert, en représentant un milieu naturel caractérisé d’abord par
ses aspects inhospitaliers.
La troisième partie, « Discours et regards des voyageurs », regroupe des études très
diverses : images « optimistes » et « pessimistes » de Buenos Aires (Norberto O. Ferreras),
évolution de la frontière vue comme un paysage puis comme une ressource économique
(Maria Veronica Secreto), importance des représentations des voyageurs au Venezuela
pour la conduite des élites nationales (Pedro Enrique Calzadilla). Cet auteur montre bien
combien les récits de voyages contribuent au processus de construction nationale, en
façonnant les conduites des Créoles. Il incrimine pourtant à tort la recherche historique,
qui a depuis longtemps appris à repérer dans ces récits de voyage les sensibilités des
auteurs plutôt qu’une quelconque réalité sur le pays décrit. Analyser les préjugés des
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récits comme révélateurs des schèmes mentaux des occidentaux n’est pas une nou-
veauté. En revanche, il est vrai que le regard sur l’industrie est peu étudié : Evelyne
Sanchez Guillermo s’y attache à propos du Mexique cherchant à analyser l’aveuglement
volontaire des diplomates occidentaux sur les processus d’industrialisation. Insister sur
les richesses naturelles sans parler de l’industrie est un moyen de souligner l’incapacité
des Mexicains au travail et, plus généralement, de produire un discours néocolonial au
service des intérêts européens. Laurent Vidal, enfin, s’interroge sur l’invention de nou-
velles catégories pour décrire des sociétés qui ne ressemblent ni aux sociétés coloniales
ni aux sociétés européennes. L’analyse du parcours brésilien de Ferdinand Denis per-
met de montrer comment il affine peu à peu ses classifications, en mettant au jour
notamment des hiérarchies parallèles chez les Noirs. L’observation sur le terrain reste
cependant celle d’un homme de son temps : son intérêt marqué pour les classes inter-
médiaires au Brésil peut être compris comme un écho des préoccupations de la politique
du juste milieu qui caractérise la période de la Monarchie de Juillet.
De toutes ces études, qui dressent un panorama volontairement large des regards
sur l’Amérique, ressortent des visions contrastées, et pas nécessairement comparables,
mais toujours empreintes de forts préjugés. Pour Pierre Vayssière, qui le souligne dans
sa postface, le point commun à tous ces voyageurs est peut être l’importance des préju-
gés racistes qui articulent leurs discours. Il faut souligner que l’un des intérêts de cet
ouvrage collectif, au-delà des études américanistes, est de porter attention aux effets en
retour de ces préjugés, sur les élites locales notamment.
Mais il est difficile de tirer des conclusions générales de cet ensemble. De fait,
regards, imagerie, observations ethnologiques, discours et impressions sont autant d’ob-
jets ici mis en parallèle, et dont le statut est pourtant fort différents, comme le soulignent
d’ailleurs les éditeurs dans leur introduction. Le propos est de balayer largement un

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« paysage intellectuel ». Malgré la qualité des contributions individuelles, il apparaît que


le projet, certes ambitieux, ne peut être accompli en un seul livre. Celui-ci pose des jalons
importants, dont les pistes pourront être encore explorées.
Hélène BLAIS

HÉLÈNE BLAIS, En s’attachant aux géographies du


Voyages au Grand Océan. Pacifique entre 1815 et 1845, ce livre vient
Géographies du Pacifique et colonisation, enrichir les réflexions récentes sur les cultures
1815-1845, géographiques, domaine en plein renouveau.
Paris, Éditions du CTHS, 2005, 351 p., 58 €. Il s’agit de restituer l’« invention d’une géo-
graphie du Pacifique par les voyageurs »
(p. 13), et de questionner l’interaction entre ces savoirs géographiques et l’expansion
coloniale. C’est donc en tant qu’entité à connaître spatialement que le Pacifique est
observé ; entité complexe, d’une part parce qu’à cette époque ses contours ne sont pas
définis de manière précise, d’autre part parce qu’il est constitué d’innombrables îles et
d’une immensité maritime.
La première moitié du XIXe siècle est à la fois la période où les espaces sont connus
dans leur ensemble mais restent à découvrir dans le détail, celle où le Pacifique passe,
pour les Européens, du statut d’espace mythique à celui d’un espace appréhendé scien-
tifiquement, celle enfin où, sous l’influence des nouveaux partages impériaux, un cor-
pus de littérature sur le Pacifique se met en place, en s’appuyant sur les expéditions. Du
voyage de Freycinet, en 1817, à celui de Dupetit-Thouars, en 1842, ce sont onze voyages
de la marine française qui ont été organisés dans le Pacifique. Présentés comme un pro-
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longement des prestigieuses expéditions du siècle des Lumières, ils s’en démarquent
cependant de manière assez nette puisque les campagnes se font désormais sans savants
civils à bord. Néanmoins, les manières de faire des officiers de marine recouvrent des
attitudes scientifiques et Hélène Blais montre qu’il est essentiel d’en saisir les spécifici-
tés. Le corpus réuni s’appuie sur des archives homogènes quant à leurs auteurs – les
voyageurs – et diverses quant à leurs supports. Instructions, rapports officiels, journaux
de bord, croquis, tableaux, cartes, récits imprimés constituent les « géographies des voya-
geurs » (p. 9) dont sont analysées les modalités de production et de circulation. Exigeante
dans la définition de son objet, Hélène Blais l’est aussi dans la construction de sa
démonstration. Afin de dégager avec plus d’acuité la genèse de ces géographies du
Pacifique dans le cadre du réveil des ambitions coloniales, elle suit ces savoirs depuis la
production jusqu’aux usages qui en sont faits ; elle questionne donc tout d’abord les ori-
gines des voyages, puis elle observe les modalités de la reconnaissance de l’océan, enfin
elle étudie l’articulation entre la représentation du Pacifique et les pouvoirs.
Les officiers de marine qui, entre 1815 et 1845, sont à l’origine des savoirs sur cet
espace insulaire et maritime, semblent mus par une saine curiosité, de celle qui les incite
à pousser toujours plus loin l’exploration, à préciser davantage la description et à revoir
sans cesse la production cartographique. Comment donc rendre intelligible un espace
qui semble dépourvu de toute structure continentale ? Ce questionnement et la pratique
qu’il induit sont reconnus par les contemporains pour leur valeur géographique. Certes,
la géographie produite par ces officiers de marine n’est en rien une construction théo-
rique, elle se caractérise avant tout par une pratique de terrain ; pourtant Hélène Blais
rappelle que si les membres de l’Académie des sciences se révèlent méfiants devant les
travaux des officiers, « ils les reconnaissent de fait comme leurs pairs » (p. 305). Il est vrai
que ces hommes qui collectent les données sur le terrain respectent attentivement les

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instructions qui leur sont remises, décrivent avec beaucoup de soin les conditions dans
lesquelles ils ont réalisé leurs mesures et observations. Ces scrupules accordés à la mise
en scène disent l’emprise de l’exactitude qui régit leur activité, car c’est à l’aune de celle-
ci que leurs résultats seront évalués par les membres de l’Académie des sciences. Cet
aspect de l’étude, qui s’attache à restituer les manières de faire d’une communauté
d’hommes de la pratique, vient également confirmer qu’au tournant du XVIIIe et du
XIXe siècle, les acteurs du monde académique se sont ouverts à des communautés pour-
tant gouvernées par d’autres codes. Certains travaux se sont déjà penchés sur la com-
pénétration des milieux savants et du monde des administrateurs1 ; Hélène Blais rappelle
à son tour le danger qu’il y aurait, dans une perspective d’histoire des sciences humaines,
à délimiter les protagonistes d’un domaine de savoir en se contentant de leur apparte-
nance institutionnelle. L’écriture de ces officiers de marine montre bien qu’ils ne se
contentent pas de relater ce qu’ils ont vu ; ils participent à la construction d’un savoir
géographique et témoignent d’une intelligence particulière de l’espace. C’est donc bien
un exemple de culture géographique qui se dessine là et qu’il s’agit de prendre en
compte pour saisir la géographie de cette époque.
L’écriture de ces officiers de marine n’est pas seulement nomenclaturale et des-
criptive ; elle tente au contraire d’interpréter, elle se risque à la comparaison ; et quand
bien même serait-elle « seulement » descriptive, elle n’en serait pas moins « géogra-
phique ». H. Blais signale qu’il existe dans la production des faits liés à l’identification, à
la localisation, une forme d’écriture qui peut certes paraître insuffisante si l’on en pro-
pose une lecture téléologique, mais qui produit néanmoins un savoir spatial. En décryp-
tant ces géographies du Pacifique, elle illustre la proposition de Gilles Paslky qui parle
de la surface de la terre comme d’un monde fini, d’un monde couvert2. En étudiant le
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cas du Pacifique, elle indique comment ce moment se caractérise par une observation
intensive, capable de produire une connaissance plus fine de l’espace concerné, espace
considéré non seulement comme un tout, mais qui se trouve aussi découpé en sous-
régions. Or, cette géographie-là ne peut se comprendre si elle est déconnectée des pro-
jets de colonisation : l’émulation suscitée par l’activité déployée par les Anglais dans cette
zone incite les officiers français à saisir les avantages de la colonisation. Pourtant, selon
le genre de texte dans lequel ce savoir géographique est énoncé, la connaissance produite
s’inscrit dans des échelles différentes : plus le regard se fait distant, plus la géographie
s’écrit à petite échelle. Les journaux des voyageurs s’efforcent de restituer une île, voire
un rivage, dans ses moindres détails ; en revanche, lors du travail de réécriture et de for-
malisation des observations de terrain, c’est l’Océanie dans son ensemble qui devient
l’objet à connaître ; enfin, lorsque ces arguments sont intégrés au discours politique, le
Pacifique est replacé sur une mappemonde qui prend en compte les enjeux géopolitiques
mondiaux. Dans chacun de ces registres toutefois, ce « continent » se dote d’une identité
géographique : ses contours se précisent, des subdivisions sont proposées, des centres
sont identifiés. Le « triangle polynésien » est l’une de ces figures spatiales créées dans ce

1. Cf. notamment Éric BRIAN, La mesure de l’État. Administrateurs et géomètres au XVIIIe siècle, Paris,
Albin Michel, 1994 ; Dominique MARGAIRAZ, « La géographie des administrateurs », in H. BLAIS,
I. LABOULAIS (éd.), Géographies plurielles. Les sciences géographiques au moment de l’émergence des sciences
humaines, Paris, L’Harmattan, 2005 et François de Neufchâteau. Biographie intellectuelle, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2005.
2. Gilles PASLKY, « Un monde fini, un monde couvert », in Isabelle POUTRIN (éd.), Le XIXe siècle.
Science, politique et tradition, Paris, Berger Levrault, 2005.

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contexte spécifique du début du XIXe siècle, où les connaissances géographiques se


voient réappropriées par le discours colonial et conduisent à l’identification d’un terri-
toire considéré avant tout comme possession française.
Cette connaissance produite par les officiers de marine est donc très consciemment
articulée aux projets de colonisation : pour eux, le Pacifique n’est pas seulement un
espace à connaître, il est aussi un espace où s’installer. D’ailleurs, dès 1832, Dumont
d’Urville formule des propositions à cet égard. H. Blais estime que ces voyages sont ani-
més par une « mixité des intérêts » (p. 309). Cependant, elle démontre aussi que des dis-
cours distincts prennent appui sur un socle commun de données. Ainsi, avant d’être
reprise par le discours politique, l’information géographique retenue pour servir les pro-
jets coloniaux est attentivement filtrée, et la géographie coloniale ne conserve que les
données les plus marquantes des voyages, c’est-à-dire les plus générales, celles qui sont
en mesure de susciter des images du paysage, de la végétation, du climat, etc. De plus,
les espaces concernés par la colonisation ne sont pas ceux que les voyages des officiers
de marine ont permis de décrire avec le plus de soin : les Marquises n’ont, par exemple,
été visitées que deux fois, et assez tardivement, en 1838. Enfin, si les officiers de marine
connaissent le contexte précolonial dans lequel ils réalisent ces reconnaissances, ils n’en
restent pas moins préoccupés avant tout par la production de données, tout en étant
conscients que ces données serviront peut-être – en partie ou en totalité – les ambitions
expansionnistes françaises. Le pluriel s’impose donc pour caractériser ces géographies
du Pacifique, car ce serait les réduire que de considérer celles des officiers de marine
comme nécessairement impériales ou précoloniales. L’auteure établit au contraire que le
savoir sur l’espace alors produit dispose d’une certaine autonomie et, plus largement,
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que le discours géographique n’est jamais figé.
Se dégager des limites imposées par les groupes institutionnalisés, se défaire des
désignations académiques des domaines de savoir, se garder de qualifier la teneur d’un
discours savant à la seule lumière du contexte géopolitique : tels sont les efforts néces-
saires pour renouveler l’histoire de la géographie antérieure à l’institutionnalisation. On
en a là une très convaincante démonstration.
Isabelle LABOULAIS

ANNE LEVALLOIS, Ismayl Urbain, c’est l’anti-Louis-François


Les écrits autobiographiques d’Ismayl Pinagot3. Mulâtre originaire de Guyane, non
Urbain. Homme de couleur, saint-simonien reconnu par son père, intellectuel saint-simo-
et musulman (1812-1884), nien, voyageur orientaliste converti à l’islam et
Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, 197 p., 22 €. circoncis en Égypte, marié à une musulmane
en Algérie mais père d’une fille baptisée, inter-
prète militaire de la Monarchie de Juillet au Second Empire, conseiller au gouvernement
pour les affaires algériennes : autant de facettes qui font l’originalité et l’intérêt des récits
autobiographique proposés. L’un est écrit en 1871 à l’adresse de son fils nouveau-né ;
l’autre est rédigé en 1883 à la demande d’un ami saint-simonien. L’éditrice s’explique sur
l’utilité de les faire figurer tous deux, avant de proposer un essai d’interprétation dans la
seconde partie de l’ouvrage. Pourtant, si le choix du premier texte paraît pleinement justi-
fié, il n’en est pas forcément de même pour le second : il s’agit pour l’essentiel du résumé

3. Alain CORBIN, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876,
Paris, Aubier, 1998.

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du précédent ; il eût peut-être été préférable, de publier uniquement la partie biographique


qui manque au premier (1871-1883).
La lettre d’Ismayl à son fils, tout en sincérité et en conviction, est un tel enchante-
ment que le lecteur en mesure la qualité littéraire, avant d’en apprécier l’utilité pour l’his-
torien. Ce qui motive le récit est d’abord un objectif partagé par nombre de rédacteurs
de mémoires : il s’agit de témoigner auprès des siens. Ici cependant, la motivation de l’en-
treprise se fait d’autant plus pressante que les circonstances sont particulières : Ismayl,
distingué par Napoléon III à plusieurs reprises, sent le vent du bouler après Sedan, en
sorte qu’il se voit obligé de quitter non seulement ses fonctions, mais également l’Algérie,
en novembre 1870, avant de se retirer dans le Lot-et-Garonne ; et lui qui s’approche de
l’âge de la vieillesse, souhaite ardemment se « survivre » (p. 97) dans le fils que vient de
lui donner sa seconde épouse. Fort heureusement pour lui, dans la vie d’itinérance qu’il
a menée, il a attaché un grand prix à la correspondance – il a notamment conservé toutes
les lettres de son père (p. 35). La visée autobiographique étant pragmatique, autant ne
pas s’embarrasser de détours inutiles : tantôt l’auteur s’empresse de résumer certains évé-
nements ; tantôt il se résout à passer sous silence ce sur quoi il s’est déjà expliqué ailleurs ;
le cas échéant, il renvoie à ses écrits ou à ceux des autres, ouvre des parenthèses censées
éclairer le lecteur, et procède par comblements rétrospectifs en fonction des rapproche-
ments que lui dicte sa mémoire au fil de la plume.
Outre le souci que poursuit Ismayl Urbain de bien se faire comprendre et de justi-
fier ses actes autant que ses idées – ce qu’il appelle son « existence morale » (p. 71) –, il
ne cache pas ses malheurs (la perte de ses proches, le caractère impétueux de sa fille),
autant que ses fiertés : il n’oublie de citer aucune de ses décorations ; il donne force détails
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sur ses contrariétés domestiques, ses ennuis de santé et la manière dont il y remédie, la
gestion de son patrimoine, le montant de ses dépenses et de ses pertes en bourse. Bref,
Ismayl Urbain, tel qu’il se peint est avant tout un homme du XIXe siècle : un jeune pro-
vincial marqué par sa montée à Paris ; le membre d’une fratrie importante soucieux de
maintenir les solidarités familiales ; un employé qui cultive ses relations en société et n’hé-
site pas à vivre complètement séparé de son épouse dès lors que sa carrière l’exige ; un
père qui cherche à bien marier sa fille, une fois qu’il estime en avoir achevé l’éducation ;
un homme qui prend les bains quand sa santé se fait déclinante. Mais Ismayl Urbain,
c’est aussi un personnage très particulier, atypique sans nul doute : il se décrit lui-même
comme « enfant illégitime non avoué » (p. 28) ; il a vécu la première partie de sa vie écar-
telé entre la métropole et Cayenne, brinquebalé entre père et mère ; il est ensuite entré à
un jeune âge dans la « famille » saint-simonienne comme on entre en religion, à la suite
de quoi il est parti dans l’Empire ottoman avec en bandoulière l’espoir bien naïf de
contribuer à la diffusion des principes d’égalité entre les sexes et à l’union universelle de
l’Orient et de l’Occident. Le résultat fut cocasse, qu’on en juge : après avoir été expulsé
d’Istanbul par des autorités inquiètes de son étonnant prosélytisme, il a embrassé l’islam
en Égypte – sans pour autant renoncer au catholicisme – afin d’incarner l’union possible
des deux religions du Livre.
Après son retour en France, il s’essaie à divers métiers (employé de droguerie, jour-
naliste, interprète), avant d’intégrer l’administration comme spécialiste des questions
algériennes : employé au ministère de la Guerre, sous-chef de bureau, chef de bureau au
ministère de l’Algérie créé en 1858, conseiller au Conseil du gouvernement général à
Alger. Parallèlement, il suit un parcours d’intellectuel orientaliste ; collaborant au Journal
des débats et à la Revue de Paris, il se distingue notamment par un article dont le titre dit
bien le contenu (De la tolérance dans l’islamisme) et des rapports sur la situation militaire

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en Algérie. Il continue de voyager, à l’occasion de missions ou lorsque ses affaires fami-


liales l’exigent : sa vie est marquée par de perpétuels allers et retours entre Paris et Alger
ou Constantine ; et sa trajectoire est infléchie par les rencontres des grands de son temps
(le duc d’Aumale, le duc de Montpensier, Abdelkader,Théophile Gautier, Napoléon III,
son fils Jérôme et l’Impératrice, Mac Mahon, de nombreux ministres). De cette vie
sociale foisonnante, témoigne la longueur de l’index (p. 189-197), dont il serait utile de
préciser qu’il recense uniquement les noms de personnes. Il faut dire que ce personnage
haut en couleurs n’a pas dû manquer de fasciner ses contemporains : renonçant à faire
un bon mariage du fait de ses origines, il épouse une musulmane d’Algérie âgée de 12
ans (p. 38-39) ; en butte aux « préjugés » (p. 40) des colons, il souffre de la blessure de
ses origines. Mais l’ambiguïté de sa condition l’oriente d’autant vers une recherche de
dialogue, voire de fusion, avec les différentes populations qui se côtoient à Alger ou à
Constantine ; Ismayl n’a de cesse de défendre dans ses publications les « droits des indi-
gènes », et de se faire critique de la politique de colonisation, au fil des événements qu’il
choisit d’évoquer (l’inauguration du chemin de fer à Blidah en 1862, le senatus consulte
de 1862 sur la propriété arabe qui met un terme à la politique du cantonnement, ou les
mouvements insurrectionnels de 1864).
C’est un intellectuel de son temps : convaincu que ses idées peuvent infléchir le
cours des choses, il cherche à obtenir de l’Empereur qu’il lise ses écrits ; et c’est finale-
ment ce qui arrive : averti du scandale soulevé par les publications d’Ismayl, non seule-
ment Napoléon III le soutient, mais en vient à proposer la mise en œuvre de certaines de
ses idées, notamment la nécessaire réconciliation entre colons et arabes (p. 77). Plus
encore, à partir du long séjour de l’Empereur en Algérie en 1865, Ismayl exerce une
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influence grandissante : contre le décret de décembre 1859, il conseille de restaurer les
medjlès dans leur rôle de tribunal d’appel musulman pour les questions de mariage et de
succession, afin de mieux imposer le code de commerce et les principales lois foncières
(p. 78). De l’intérêt pour ses idées à leur mise en œuvre politique, il y a loin : l’influence
des propositions d’Ismayl reste toute relative ; le caractère de l’administration coloniale
et le cloisonnement de la société coloniale tels que les décrit l’auteur correspondent bien
à cet égard aux analyses historiographiques les plus récentes.
On saluera la qualité du travail d’édition et l’utilité des commentaires en notes de
bas de page : Anne Levallois explicite certains termes dont l’usage s’est depuis perdu,
précise utilement quelques dates, propose de courtes notices biographiques pour les per-
sonnages cités ; elle cite des témoignages et d’autres écrits d’Urbain qui tantôt éclairent
tantôt nuancent, voire contredisent, les propos tenus. Ce qui manque en revanche, c’est
une bibliographie, des fac-similés de la correspondance, des documents iconogra-
phiques, voire des cartes. Le commentaire proposé en seconde partie de l’ouvrage
(p. 135-180) est bienvenu. Cependant, si les quatre thèmes étudiés ont leur intérêt (les
relations d’Ismayl avec son père ; l’entrée dans la famille saint-simonienne et la conver-
sion à l’islam ; la relation entre Ismayl et son ami Gustave Eichthal ; la question de l’iden-
tité créole), il est dommage qu’un traitement particulier ne soit pas accordé aux
questions algériennes ; il aurait été utile de confronter le regard d’Ismayl sur le système
colonial aussi bien à d’autres témoignages qu’à l’historiographie, riche et renouvelée, de
la question. D’autre part, il semble que l’auteure fasse un usage un peu trop systéma-
tique de la correspondance d’Ismayl avec ses proches – abondamment citée – sans assez
inscrire sa pensée dans l’histoire des idées du XIXe siècle.
Olivier BOUQUET

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174 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

BENOÎT DE L’ESTOILE, Ce travail est à la fois une synthèse his-


Le goût des Autres : torique, un essai sur la situation actuelle et
de l’exposition coloniale aux arts premiers, une esquisse de projet muséal. La variété des
Paris, Flammarion, 2007, 454 p., 28 €. approches méthodologiques et disciplinaires
auxquelles l’auteur a recours s’adapte bien à
la complexité des phénomènes analysés. Le regard attentif de l’anthropologue est com-
plété par une mise en contexte historique efficace.
Le livre retrace l’histoire du « goût des Autres » en France depuis l’exposition colo-
niale de 1931. Parfois par des précisions minutieuses, parfois à grands traits, l’histoire de
ce goût particulier se dessine depuis ses origines, qui sont communes avec celles de la
discipline ethnologique, jusqu’à l’enchantement esthétisant contemporain. L’Exposition
coloniale est choisie comme point de départ, car c’est à ce moment qu’est né le principe
de la diversité culturelle comme richesse, qui se cristallisera en 2001 dans les articles de
la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle.
Reconstituant la grande variété des mises en scène des cultures exotiques et des dis-
cours sur les « Autres », l’auteur critique les lectures réductrices de l’exposition de 1931,
qui n’y voient que « l’expression caricaturale de l’“idéologie coloniale” » (p. 37). L’analyse
critique des représentations communément répandues révèle le décalage entre la réalité
de relations complexes aux « Autres » et les mythes contemporains qui déterminent notre
perception des univers culturels lointains. Ainsi, l’auteur dénonce l’exagération rétros-
pective d’un fossé infranchissable entre le monde des amateurs d’art nègre et les milieux
coloniaux, car « pour les amateurs éclairés de l’entre-deux-guerres, exposition d’Art
nègre et exposition coloniale sont dans la même catégorie et sont fréquentées par un
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public comparable » (p. 51). Conçue pour être « pittoresque et instructive », l’Exposition
coloniale elle-même se présente à la fois comme « une foire commerciale », « une colos-
sale manifestation de propagande » et « une agence de tourisme » (p. 345, 38-39).
L’impression qu’elle produit sur les visiteurs dépasse largement le discours officiel et se
traduit par différentes mises en récit de l’événement.
Les phénomènes historiques et culturels engagent des acteurs multiples, s’inscrivent
dans des dynamiques et entretiennent entre eux des interactions permanentes. Ainsi
n’existe-t-il pas de cultures immuables et fermées, et les isolats culturels présentés dans
les musées ne sont rien d’autre que des fictions. Le penchant courant à chercher l’au-
thenticité des cultures indigènes dans leurs traditions ancestrales impose aux sociétés
vivantes une grille de perception en termes archéologiques et les condamne au passé.
Les objets, qu’on aime présenter dans les musées comme des perles d’une culture,
constituent aussi « des nœuds de relations sociales » (p. 424) qui se plient à des interpré-
tations divergentes. L’excellente analyse des « multiples histoires » du trône de Njoya
(p. 372-373) illustre l’épaisseur de sens que peut receler un objet.
Cette réalité complexe mise en évidence par les sciences sociales se heurte régulière-
ment à la persistance de mythes fournissant des explications simplifiées qui contribuent à
une cosmologie générale du monde. Cette dernière reflète une certaine perception de la
réalité, particulièrement résistante au désenchantement. Puisant dans le vocabulaire
anthropologique, l’auteur qualifie de « mythes » les représentations contemporaines des
« Autres » et des objets qui leur appartiennent. Le mythe des « Arts premiers », par exemple,
renvoie à l’atemporalité et aux origines. Il rime avec la nature et l’harmonie, suscitant une
nostalgie pour un monde disparu. « Le principe d’engendrement de cette représentation
mythique est très simple : il s’agit de l’inversion systématique des traits négatifs associés à
la civilisation occidentale. Ainsi, à la vie dans un milieu urbain, pollué et industriel s’oppose

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la vie dans une nature préservée, à la corruption la pureté, à l’artificialité l’authenticité, et


ainsi de suite ». Par conséquent, les représentations stéréotypées dérivées de ce genre de
mythe parlent davantage d’un « Nous » que des « Autres », car elles révèlent, par l’inversion,
les nuisances de la culture occidentale. « Dans ce travail de construction mythique, les
“peuples indigènes” jouent le rôle de support pour ces représentations : seuls sont retenus
[…] les traits qui correspondent au mythe » (p. 291). Une des particularités de ce mythe
est sa capacité à persister malgré « les efforts des anthropologues pour présenter dans toute
leur complexité la richesse des groupes qu’ils étudient » (p. 321). Grâce à son caractère
polymorphe, le mythe conquiert des milieux divers, où il se présente dans une « version
écologiste ou New Age, altermondialiste ou néo-conservatrice » (p. 313). En outre, il s’avère
d’une efficacité politique et juridique éminente quand il s’agit de légitimer des revendica-
tions foncières ou de donner un moyen de survie à certains groupes indigènes par le biais
du développement touristique.
L’opposition entre le projet du musée de l’Homme et celui du quai Branly est au
cœur de la réflexion de l’auteur. Tandis que le premier incarnait l’« utopie intellectuelle »
d’archiver et de « mettre en fiches l’ensemble de la société étudiée » (p. 147), le second
puise sa cohérence dans la matérialisation du mythe des « Arts premiers ». Et même si
l’auteur affirme à un moment que « le musée du quai Branly s’inscrit dans la lignée du
musée de l’Homme » (p. 101), les différences qu’il met en évidence frappent davantage
que les affinités.
Le musée de l’Homme se présente comme un musée-laboratoire. Institué par Paul
Rivet et Georges-Henri Rivière dans les années 1930, il offrait par ses laboratoires un
cadre de travail à la plupart des ethnologues français. Fait par et pour les ethnologues, il
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incarnait leur capacité « à imposer la croyance qu’ils donnaient une “image authentique”
des mondes lointains, autrement dit leur monopole du discours vrai sur les Autres et
leurs objets » (p. 17). La collecte d’objets sur le terrain constituant la clef de voûte du
musée, plusieurs missions ont été envoyées en Afrique, en Amérique et en Océanie
(chap. IV). Les collections destinées à être exposées au public étaient séparées de celles
proposées à l’étude des spécialistes. Il était généralement admis que, pour apprécier l’ob-
jet, la contemplation pure ne suffisait pas et devait être soutenue par une compréhen-
sion documentée. L’appréciation esthétique elle-même devait être subordonnée aux
impératifs pédagogiques. Mais avec le temps, « l’ambition scientifique initiale s’efface
devant une sorte de retour au voyage nostalgique », dont la manifestation la plus criante,
l’exposition À la rencontre des Amériques en 1992, plus inspirée par les aventures de Tintin
que par la recherche ethnographique, « signa son arrêt de mort » (p. 202).
Le musée du quai Branly, à la différence du musée de l’Homme, n’organise prati-
quement aucune collecte de terrain, mais fait ses acquisitions essentiellement sur le mar-
ché de l’art et auprès des collectionneurs. La hauteur des prix est perçue comme une
garantie de qualité des objets. Et même si une unité de recherche et une bibliothèque y
sont intégrées, le quai Branly s’appuie davantage sur une mise en scène artistique qui vise
à définir les objets des « Autres » non seulement comme des objets d’art, mais dans plu-
sieurs cas, comme de véritables chefs-d’œuvre : « Malgré la revendication d’un regard
proche des artistes modernistes, la réintroduction de la notion de “chef-d’œuvre” consti-
tue une différence notable avec ceux-ci. […] Ainsi, alors que les artistes cherchaient dans
l’art primitif une inspiration pour rompre avec l’académisme, il s’agit plutôt pour Bassani
ou Kerchache de recréer un canon, un nouvel académisme élargi » (p. 266). Analysant le
travail de Jean Nouvel, l’auteur démontre comment l’architecture contemporaine incarne
les mythes et les conceptions de notre temps. On peut comparer le parti architectural du

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musée du quai Branly à ceux des musées des siècles passés (étudiés notamment par
Nicolas Pevsner et Marcin Fabianski), qui traduisaient dans leur style néo-classique la
vision du musée comme un « temple de l’art » ou une « maison des Muses ». L’auteur met
en lumière l’insistance du quai Branly sur le caractère sacré des objets exposés, suggérant
que ce musée est aussi conçu comme un temple. Ce qui est nouveau, c’est l’ambiance exo-
tique et mystérieuse qui, à contre-pied du langage architectural moderniste des années
1930, cherche à « recréer un effet “naturel” » et à « susciter l’émerveillement du visiteur »
(p. 295 et 416). L’auteur conclut que « le bâtiment du musée du quai Branly en dit plus
sur la cosmologie occidentale que sur les sociétés qu’il est censé évoquer ». Introduite dans
les galeries par des enregistrements, la voix des « Autres » ne se fait entendre cependant
qu’en version originale non traduite et donc largement incompréhensible. Au quai Branly,
c’est la contemplation esthétique qui préside à la mise en scène.
Outre l’analyse des thématiques déjà évoquées, B. de L’Estoile observe des muta-
tions profondes dans le statut des objets des Autres et dans la définition de la notion d’au-
thenticité. Tout d’abord, du fait de la participation de plus en plus active des amateurs
d’art dans le maniement et dans l’interprétation des objets ethnographiques, certains
d’entre eux se voient requalifiés en œuvres d’art. Ce changement de statut, apparem-
ment très valorisant pour les objets en question, entraîne des conséquences juridiques
imprévues, tels l’entrée en vigueur d’un droit moral ou d’un « droit de suite ». Un autre
droit, celui de dire la vérité sur les objets ethnographiques, passe des institutions scien-
tifiques aux communautés indigènes : « alors que ce qui était auparavant défini comme
“authentique” était précisément authentifié par le musée, sur la base d’une pureté carac-
térisée par l’absence d’éléments exogènes et par la conformité à la tradition, certifiée par
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les anthropologues, l’authenticité est en train de passer du musée aux communautés : le
garant de l’authenticité d’une exposition, c’est dorénavant la participation de membres
de la communauté » (p. 352). Ainsi, pour garder sa légitimité, le musée s’impose l’obli-
gation d’associer les communautés indigènes à la mise en scène des objets ethnogra-
phiques, ce qui pose le problème des limites du « droit de regard » et du choix des
porte-parole des communautés. En effet, si l’on considère que seuls les indigènes peu-
vent tenir un discours vrai sur les objets de leurs ancêtres supposés et si l’on poursuit
cette logique jusqu’au bout, la traduction devient impossible et l’on se retrouve avec des
soliloques que personne ne peut comprendre. D’autre part, dans la situation où le dis-
cours sur les Autres doit passer par l’approbation obligatoire des communautés intéres-
sées, le regard critique perd sa pertinence, ce qui provoque « l’émergence des zones
tabous » (p. 364) et, dans certains cas, la situation paradoxale où le musée n’assume plus,
vis-à-vis des objets, qu’une « fonction de sanctuaire » (p. 334).
L’auteur propose enfin des pistes pour l’élaboration d’un nouveau projet muséal.
La solution du quai Branly se révèle imparfaite, car, sous le couvert de la valorisation
esthétique des objets des « Autres », elle perpétue, en fait, des conceptions héritées du
passé. Au lieu de projeter sa propre cosmologie sur ces objets, la société occidentale
devrait plutôt s’investir dans un « musée de la mise en relation », qui placera l’histoire au
centre et interrogera « les modalités de construction de l’altérité au cours du temps »
(p. 391). B. de L’Estoile évoque l’exemple du nouveau National Museum of the American
Indian de Washington (2004), ou le projet d’un « musée des arts métis » de Serge
Gruzinski. Parmi les réalisations muséographiques explorant cette direction, sont évo-
quées les salles américaines du musée Pigorini de Rome et quelques expositions récentes
comme celle qu’il a lui-même organisée en 2003, Nous sommes devenus des personnes, sur
l’accès des paysans pauvres à la propriété foncière au Brésil (chap. X).

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COMPTES RENDUS 177

Cet ouvrage vient combler un manque et deviendra sans doute rapidement une réfé-
rence en matière d’histoire des musées. Il resterait à poursuivre la réflexion pour com-
prendre pourquoi le mythe des arts premiers persiste malgré les efforts de clarification
de nombreux anthropologues. L’auteur emploie souvent la notion d’« Autres » pour dési-
gner, et souvent dénoncer, un concept indigène au cœur de la cosmologie occidentale.
Mais on voit qu’il est difficile de s’abstraire de cette cosmologie et de constituer un lan-
gage non mythique sur ces sujets complexes, notamment lorsque la notion d’« Autres »
réapparaît au cours du livre pour désigner tout simplement des sociétés réelles, dont
l’existence ne se limite pourtant pas à leur relation avec l’Occident.
Enfin, on peut s’interroger sur la conception du musée proposée par l’auteur, qui
y voit une institution « par définition » encyclopédique sur son domaine (p. 177) : si la
seule vocation du musée est de représenter le monde de la manière la plus fidèle, il faut
se demander comment celui du quai Branly a pu voir le jour. On peut être sensible à la
dimension symbolique du musée en tant qu’objet en soi, qui s’impose durablement
dans le paysage urbain et mental de la société. D’autant plus qu’il laisse une empreinte
non seulement sur les visiteurs du musée, mais aussi sur des personnes qui n’y vont
jamais. Même si l’auteur prend en compte cette dimension au départ (p. 19), celle-ci
n’est plus mobilisée ensuite. Or, la création d’un musée n’est pas seulement une variante
supplémentaire d’un mythe contemporain, c’est aussi un acte de volonté politique. Au
total, on le voit, ce livre ouvre une série de questions importantes pour comprendre
l’évolution des relations entre « Nous » et les « Autres » dans un monde post-colonial.
Hanna MURAUSKAYA
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ERIC T. JENNINGS, Lorsque le père de Marguerite Duras
Curing the Colonizers. Hydrotherapy, quitte sa famille en Indochine, c’est pour
Climatology and French Colonial Spas, effectuer un séjour à Plombières, station ther-
Durham, Duke University Press, male spécialisée dans les maladies intestinales
2006, 272 p. $21.95. liées aux tropiques. Sa mort sur place sera à
l’origine du désastre financier qui touche la
famille Duras, mais l’histoire rappelée par Eric Jennings illustre surtout une pratique
ordinaires chez les colons, qui consiste à venir en métropole séjourner dans des stations
thermales spécialisées dans les maladies coloniales, ou « colonialites » (fièvres, malaria,
troubles gastro-intestinaux divers, atteintes du foie alors considéré comme l’un des
organes les plus sensibles à l’environnement tropical).
Situé à la charnière de l’histoire des sciences, de l’histoire impériale, de l’histoire des
loisirs et du tourisme, le livre de Eric Jennings aborde un pan méconnu de l’histoire des
colonisateurs (et, en creux, de celle des colonisés) à travers leurs usages et leur pratique
de l’hydrothérapie et de la climatologie, dans les stations thermales ; stations que l’on
trouve d’ailleurs autant en métropole que (ce qui a été souvent moins exploré par les his-
toriens) dans les colonies elles-mêmes. L’auteur traite à la fois des établissements qui
reposent sur l’usage des eaux (hydrothérapie) et de ceux qui proposent des cures d’alti-
tude (climatologie), en montrant que les deux usages sont en général combinés. L’objet
se prête surtout à une analyse de l’invention de lieux de pouvoir spécifiques au cadre
colonial, puisque les établissements thermaux apparaissent comme des endroits où se
concentre l’élite coloniale, certes malade, mais surtout à la recherche d’une sociabilité
souvent mise à mal par l’éloignement ou la dispersion dans un environnement colonial
considéré comme dépaysant et hostile.
La pratique des bains et des stations d’altitude, qui est d’abord une pratique de soin,

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est à restituer dans les théories médicales du XIXe siècle, et notamment les questions d’adap-
tation et d’environnement. Les deux premiers chapitres du livre rappellent les éléments fon-
damentaux du débat sur l’acclimatation qui envahit alors le discours médical sur les colonies.
L’espace tropical, assimilé à celui des colonies, a été construit et décrit comme un espace
putride et, depuis le XVIIIe siècle, les tropiques font peur. On y craint notamment la dégéné-
ration (dont l’une des manifestations peut être la créolisation des populations de colons).
Dans le contexte impérial du XIXe siècle, l’idée dominante est que les Européens doivent
mener un combat contre le climat, se protéger par tous les moyens de la chaleur et de l’en-
vironnement colonial, en prenant par exemple des bains fréquents, ou en séjournant en alti-
tude pour trouver un air meilleur, comme le conseillent certains manuels d’hygiène destinés
tout spécialement aux colons. De fait, l’idée de la possibilité de l’acclimatation recule au fur
et à mesure que l’on avance dans le siècle, et s’impose le constat que les Européens qui vivent
sous les tropiques auront toujours des maladies spécifiques. La seule issue est alors de tra-
vailler à prolonger et à adoucir leur séjour, en aménageant des environnements artificiels qui
permettent d’interrompre momentanément l’enfer des colonies : les établissements ther-
maux répondent à cette aspiration, et sont présentés ici comme une forme de mise en qua-
rantaine volontaire, qui isole momentanément de l’environnement colonial jugé si néfaste
pour les corps occidentaux. Le thermalisme et la climatologie constituent alors des éléments
centraux de la médecine tropicale. Deux options sont possibles pour assurer ce dépayse-
ment nécessaire à la santé du colon: le voyage régulier en métropole, dans un certain nombre
de stations thermales spécialisées dans l’accueil et le soin des personnels coloniaux, ou l’iso-
lement sur place, par le séjour dans des stations aménagées dans les colonies elles-mêmes.
L’ouvrage propose ensuite une étude approfondie de cinq ensembles thermaux: quatre
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exemples dans les colonies et l’un en métropole (Vichy). La maîtrise des sources d’archives
et de la bibliographie ne fait aucun doute, et s’y ajoute une connaissance du terrain qui per-
met à l’auteur de terminer chaque chapitre par un état des lieux actualisés, mettant en
lumière l’héritage et la mémoire du passé colonial dans l’usage réinventé de ces thermes et
leur réappropriations par les populations locales.
L’exemple de la Guadeloupe montre comment la montagne, ou du moins une légère
élévation au-dessus de la mer, constitue une parade appréciée à l’air fétide des îles. Les
sources du massif volcanique associées à l’altitude ont constitué très tôt au XIXe siècle des
atouts majeurs pour l’installation de camp militaires dits «d’acclimatement», à partir des-
quels se développent des stations thermales, et même toute une sociabilité bourgeoise qui
s’installe dans les environs. Les sources étaient repérées et utilisées depuis longtemps par les
sociétés indigènes, mais les colonisateurs du XIXe siècle effacent cet usage en les aménageant
pour en faire un élément central du style de vie colonial. Eric Jennings décrit ainsi le pro-
cessus de colonisation de la région autour de Camp Jacob, entre Petit-Bourg,Trois-Rivières
et Matouba, où s’installent les fonctionnaires et les élites coloniales. L’utilité de ces sites n’est
pas seulement physiologique, mais aussi psychologique, puisque leur architecture et surtout
la population qui les fréquente permettent de recréer un environnement qui rappelle la
patrie. Les autorités sauront donc encourager leur fréquentation et y verront le moyen de
faire des économies. Reconnus par l’État français, ces sites guadeloupéens sont ainsi classés
dans l’entre-deux-guerres parmi les plus salubres des colonies, au point que les fonction-
naires voient les délais officiels entre deux séjours en métropole s’allonger, au prétexte qu’ils
peuvent très bien se ressourcer sur place.
Sur l’île de la Réunion, c’est aussi dans les années 1830 que les Français décident
d’investir les sources d’eau chaude des montagnes de l’intérieur (régions de Cilaos et de

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Salazie), dans des zones jusqu’alors refuges pour les marrons. Il s’agit dans un premier
temps d’y établir des lieux de repos pour la troupe, comme en Guadeloupe, mais très
vite, la réputation de ces sites attire la bourgeoisie coloniale, et notamment le gouverneur
qui fait construire sa résidence à Hell-Bourg. Considérée comme des enclaves euro-
péennes au sein d’un océan de miasmes (quand la Réunion elle-même a toujours eu cette
réputation en comparaison des îles alentours), ces établissements thermaux vont tenter
d’accueillir une clientèle créole de l’île Maurice afin de l’immerger dans un contexte
européen. Le succès se mesure aussi à la fréquentation des thermes par des patients
venus de l’Inde britannique, et là encore, la circulation des élites coloniales montre bien
combien ces lieux sont conçus aussi comme des îlots européens dans un environnement
considéré comme insalubre.
À Madagascar, la ville d’Anstirabe, dans les montagnes, témoigne de cette aspiration
à l’Europe, qui se manifeste dans l’architecture et l’urbanisme de la ville. À l’instar de
Vichy, elle voit s’établir un grand hôtel, un boulevard, un golf. Les Malgaches continuent
à avoir accès aux sources, mais selon un système ségrégationniste très élaboré, qui sépare
les bains des indigènes de ceux des blancs, de même que la ville sépare les quartiers.
Cette ségrégation se retrouve sur le site de Korbous, en Tunisie, où les autorités, à
partir de 1902, vont aussi s’employer à construire un établissement thermal moderne,
construction qui passe par la destruction de la plupart des édifices des quartiers arabes
et des bains attenants, considérés comme trop « primitifs ». Il faut alors surtout gommer
l’image de ces bains connus auparavant comme lieux de soin de la syphilis. Les plus
pauvres sont renvoyés vers d’autres hammams, Korbous s’édifiant justement comme
l’anti-hammam par excellence, et tentant par là même d’attirer toute une clientèle colo-
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niale au-delà même de la Tunisie. Les promoteurs du site espèrent en faire une halte, une
sorte de sas pour les élites coloniales indochinoises sur le chemin de leur retour en
France. L’analyse des stratégies de recrutement des clientèles coloniales faite par l’au-
teur montre l’importance des circulations au sein de l’empire, et surtout leur prise en
considération, ici d’un point de vue économique, qui témoigne d’une véritable politique
impériale.
Lorsqu’ils le peuvent, c’est-à-dire lorsque le voyage n’est pas trop long et que les
finances le permettent, c’est tout de même en métropole que les colons malades aspirent
le plus à se soigner. Et en métropole, Vichy représente le lieu des colonies par excellence.
L’histoire du thermalisme en France a été travaillée, mais il faut souligner que leur fré-
quentation par la clientèle venue des colonies restait méconnue. Eric Jennings (auteur de
Vichy sous les tropiques paru en 2004) rappelle que l’histoire de Vichy pendant la Seconde
Guerre mondiale a fini par occulter sa caractéristique fondamentale jusqu’à la veille de
cette guerre, celle d’être, depuis la première moitié du XIXe siècle, la capitale des élites colo-
niales, le point de contact entre la mère-patrie et les colons. À tel point que les fonction-
naires coloniaux, souvent déracinés après des années de service aux colonies, choisissent
massivement Vichy pour s’installer en France à leur retraite, ce qui contribue d’ailleurs à
renforcer encore les sociabilités coloniales qui se créent pendant les cures. En 1934, il existe
une ligne spéciale, par mer et par rail, qui relie directement Vichy à Oran. Pendant toute la
durée de sa fréquentation par les coloniaux, les patients d’Afrique du Nord seront surre-
présentés, du fait évidemment de la proximité des lieux, comparée aux autres colonies.
Mais ce que souligne l’auteur, c’est surtout la re-création d’un microcosme colonial, avec
plusieurs groupes de curistes qui reproduisent les sociétés coloniales. Il identifie notam-
ment les colons, les officiers coloniaux, les missionnaires, et certains membres de l’élite
colonisées qui ont chacun leurs hôtels et leurs lieux de sociabilité à Vichy.

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Le livre d’Eric Jennings développe ainsi une série d’exemples extrêmement docu-
mentés. L’auteur témoigne de la possibilité de construire une histoire impériale dans une
approche globale, celle d’un empire français, certes centralisé, mais dans lequel, on le voit
à travers l’exemple des spas coloniaux, les périphéries méritent aussi attention. La possi-
bilité de passer d’un lieu à l’autre, sans jamais gommer les spécificités locales, conduit à
extraire des éléments de comparaison sur les politiques et les comportements de colo-
niaux tout à fait novateurs. Peut être faut-il regretter cependant que le projet comparatif
soit en quelque sorte inabouti, car le livre, malgré ses deux chapitres introductifs, reste
une suite de monographies, et il revient au lecteur d’en faire la synthèse. Il s’agit là sans
doute d’un choix délibéré visant à privilégier la monographie de détail, et à éviter ainsi le
risque qu’il y aurait à considérer le monde colonial comme un ensemble homogène. De
fait, la connaissance des sources et des terrains très divers permet d’asseoir chaque cha-
pitre sur des fondements très solides. Mais il est des thèmes que l’on retrouve très préci-
sément d’une colonie à l’autre, et que l’on aurait aimé voir abordés de front. L’auteur
montre bien, par exemple, que dans tous les cas, les établissements thermaux créés par
les Français, présentés comme des translations de la logique médicale européenne, pren-
nent en réalité le pas sur des usages locaux anciens et bien ancrés : les populations merina
et betsileo ont utilisé depuis très longtemps des eaux d’Antsirabé ; le site de Korbous en
Tunisie a un héritage romain, mais aussi ottoman et surtout musulman. Ces deux der-
niers usages vont être systématiquement niés ou dénigrés, alors même que les Européens
ont largement fréquenté le site avant l’établissement du protectorat en Tunisie et connais-
sent donc sa fortune. Cette manière d’édifier des artifices en créant une sorte de tabula
rasa, appuyée par la littérature médicale qui tend à nier tout usage des eaux par les popu-
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lations indigènes, constitue un point central de l’analyse de la mise en place des sociétés
coloniales. Et beaucoup d’autres sujets apparaissent en filigrane dans les études de détail
fournies par Jennings. Ainsi, le rôle des militaires auxquels revient souvent l’initiative de
créer des établissements thermaux, pour des raisons sanitaires au départ, l’attractivité des
sites de cures pour l’élite et la bourgeoisie coloniale, l’appropriation et le contrôle de ces
lieux de soin par les pouvoirs politiques, les chronologies de l’histoire sociale de leur fré-
quentation, ou encore la réinvention de l’usage de ces thermes après la remise en cause
des régimes coloniaux, constituent quelques exemples de thématiques centrales pour
l’analyse et la compréhension des rouages du système colonial. La brièveté de la conclu-
sion dit d’ailleurs combien ce travail de synthèse comparative mériterait d’être poursuivi.
En ce sens aussi, le livre de Jennings ouvre des perspectives riches aux historiens qui tra-
vaillent sur les rapports entre sciences et empire.
Hélène BLAIS

NANCY L. GREEN, FRANÇOIS WEIL (ÉD.), En 2001 se déroulait à l’EHESS un col-


Citoyenneté et émigration. loque dont le thème était Les politiques menées
Les politiques du départ, par les pays d’émigration au cours des deux der-
Paris, Éditions de l’École des hautes études niers siècles. Nancy Green et François Weil,
en sciences sociales, 2006, 275 p., 22 €. qui présidaient à cette manifestation, nous
donnent ici un volume issu de ses travaux.
L’originalité de l’approche, particulièrement pour le public francophone, la qualité d’en-
semble des textes, le partage par les auteurs de références communes et de questions voi-
sines permettent à ce recueil de textes de faire livre et lui assureront de faire référence.
La naissance et la diffusion d’un droit au départ, qui tend à devenir, vu d’Occident,
une norme, est le premier thème étudié. John Torpey et Aristide Zolberg, en deux textes

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COMPTES RENDUS 181

de synthèse, en précisent les formes, proposent une chronologie, en posent les limites et
s’interrogent sur ses déterminants. L’un comme l’autre y voient d’abord le produit d’une
part de la révolution démographique européenne, d’autre part des énormes besoins en
hommes du continent américain, et d’abord des États-Unis, qui nourrissent l’activité
d’entrepreneurs en migrations qui savent défendre leurs intérêts, et enfin des transfor-
mations des modes de gouvernement correspondant (selon une chronologie propre à
chaque espace géographique) à l’abandon progressif du mercantilisme au profit du libé-
ralisme. La seconde partie de l’ouvrage nous propose des études de cas, généralement
consacrées à un pays, portant sur tout ou partie de la période. La Pologne, l’Allemagne
et l’Italie (Donna Gabaccia, Dirk Hoerder et Adam Walaszek), l’État libéral italien
(Caroline Douki), la France (François Weil), la Chine (Carine et Éric Guerassimoff), la
Grande Bretagne (David Feldman et M. Page Baldwin), les Pays-Bas (Corrie Van Eijl et
Léo Lucassen), l’Allemagne (Andreas Fahrmeir), sont ainsi successivement évoqués.
Tous les auteurs s’attachent à décrire les débats politiques relatifs à l’émigration, les dis-
positifs institutionnels mis en place, les politiques suivies. Plusieurs mettent en évidence
des évolutions similaires quoique parfois sinueuses, particulièrement dans le cas des pays
ayant connu des régimes autoritaires. À l’hostilité à l’émigration et au souci de couper
les ponts avec les migrants lointains, possibles indigents, succèdent l’acceptation (qui
s’accompagne souvent du souci d’orienter les flux) voire l’encouragement au départ de
certains groupes, et le souci d’entretenir des liens étroits avec les nationaux résidents à
l’étranger, pourvoyeurs de devises et soutiens potentiels de la puissance nationale. Ces
transformations sont rapportées aux conceptions changeantes de l’intérêt national, à
l’aune duquel est toujours jugée l’émigration, à des considérations économiques et finan-
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cières, aux configurations idéologiques nationales, aux rapports aussi entretenus avec les
pays d’immigration, qui, ainsi que le montre en un chapitre très neuf Dorothée
Schneider étudiant la politique américaine en direction des États d’émigration, tentent
très tôt de négocier avec les pays de départ les modalités du départ et du contrôle des
migrants.Tous montrent également que la question de l’émigration offre d’intéressantes
perspectives à qui veut étudier la construction des nations et la genèse des États
modernes. Les migrations de masse s’accompagnent partout d’une redéfinition des cri-
tères d’appartenance à la nation. De plus, nous voyons au travers de l’exemple des
migrants se redéfinir les liens entre État et individus. L’histoire des migrations telle
qu’elle est pratiquée ici se révèle alors une entreprise permettant de faire l’histoire des
États depuis leurs frontières, selon une formule reprise de Donna Gabaccia par les direc-
teurs de l’ouvrage dans leur claire introduction.
La dernière partie de l’ouvrage examine le cas de deux États qui sont à la fois pays
d’émigration et d’immigration de masse, le Canada (Bruno Ramirez) et Israël (Steven
Gold). S’inscrivant dans une perspective similaire à celle des autres auteurs, ils montrent
que les deux questions sont ici liées, tant dans le cadre du débat public que lorsque sont
étudiés dispositifs institutionnels et mesures adoptées.
Certains des textes réunis, denses synthèses ou évocation de travaux neufs, mérite-
raient d’être discutés en leur propres termes, ce que nous ne ferons pas ici faute de place,
nous contentant de quelques remarques relatives au projet d’ensemble. Nous pouvons
le faire ici car ce recueil est remarquablement cohérent, même si subsistent quelques
redites de texte à texte et s’il ne peut prétendre à l’exhaustivité, ce qui est la loi du genre.
Le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle sont plus étudiés et de plus près que le
dernier demi-siècle, les États libéraux d’Occident observés à plus fine échelle que le reste
du monde. Dans ce cadre, le livre apparaît comme un solide point de départ, plus que

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182 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

comme une somme définitive, et il ouvre de multiples perspectives. Certaines sont des-
sinées par les directeurs de l’ouvrage eux-mêmes, qui soulignent que nous savons encore
peu de chose des effets des dispositifs et régulations mis en place par les États de départ.
Cela revient à s’interroger sur la part prise par les migrants eux-mêmes – effectivement
un peu absents de ces pages – à cette histoire. Caroline Douki quant à elle attire l’atten-
tion sur la nécessité d’étudier non seulement les normes légales et les dispositifs institu-
tionnels, mais aussi les agents des politiques mises en place et leurs pratiques, ainsi que
l’élaboration des schèmes cognitifs des acteurs publics, encore peu étudiés. Une
remarque similaire pourrait être faite regardant la genèse des politiques décrites. Nous
ne percevons pas toujours l’identité et l’action des agents et des groupes intéressés à la
construction des institutions ici observées, ce que rendait au reste difficile l’ampleur des
tranches chronologiques balayées par de nombreux auteurs.
Le lecteur pourra ajouter quelques questions à cette liste, tenant à la logique de l’ou-
vrage et du projet. Les débats qui agitent les nations d’émigration et les dispositifs mis
en place par les différents États présentent d’assez remarquables similitudes. Celles-ci
suggèrent, au-delà de l’action de mêmes facteurs structuraux, des échanges d’expérience
entre pays – nous savons ainsi à la lueur de travaux récents que le Portugal salazariste,
confronté à une émigration de masse, copie l’Espagne franquiste –, voire pour certaines
périodes, l’ébauche de régulations internationales des flux migratoires, et de modes com-
muns de descriptions de ceux-ci, facteurs qu’il serait sans doute utile de prendre en
compte pour comprendre certaines des évolutions décrites. De même, l’absence de réfé-
rences aux pratiques des États occidentaux dans le cadre colonial tend-il parfois à don-
ner l’impression que la liberté de partir et de se déplacer – plusieurs auteurs liant
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explicitement liberté de sortir et absence de contrôle des migrations intérieures - est, au
moins pour le second XIXe siècle, une norme internationale. Celle-ci pourtant ne s’ap-
plique guère aux coloniaux et les principes libéraux ne concernent généralement que la
métropole, et, même dans le cas d’États démocratiques et/ou libéraux, pas nécessaire-
ment tous ses habitants. La période étudiée peut sembler, si nous restreignons le champ
aux territoires contrôlés par les États occidentaux, marquée plus par de nouvelles et
changeantes articulations entre migration contrôlée et/ou forcée et migration libre, que
par une généralisation, du moins avant la seconde moitié du XXe siècle, de la liberté de
partir et de se déplacer. Ces remarques n’enlèvent rien à la qualité de l’ouvrage, à la fois
utile et neuf, et qui contribue avec brio au renouvellement d’une historiographie des
migrations qui ne voit pas seulement dans le processus migratoire l’occasion d’un face-
à-face entre migrants et États d’immigration.
Philippe RYGIEL

ANDRÉS RESÈNDEZ, « Nord mexicain, Sud-Ouest américain,


Changing National Identities at the Frontier : ou domaines indiens ? » Cette question, en
Texas and New Mexico, 1800-1850, sous-titre du premier chapitre, résume bien la
Cambridge, Cambridge University Press, 2005, multiplicité des perceptions spatiales au cœur
309 p., £ 17.99. de la thèse d’Andrés Reséndez. La région
englobant ce qui est aujourd’hui le Texas et le
Nouveau-Mexique est, dans la première moitié du XIXe siècle, une frontière à plus d’un
titre. C’est la ligne délimitant par traité les États américain et mexicain. C’est aussi une
zone vaste, peu peuplée, et revendiquée à la fois par des colons d’origine européenne,
plus ou moins créolisés, et par diverses tribus amérindiennes, dont certaines sont séden-
taires et d’autres nomades. C’est enfin les confins de zones commerciales et politiques

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aux centres concurrents très éloignés. Le terrain est donc idéal pour étudier comment se
forment et se transforment les identités nationales au début du XIXe siècle. Et Andrés
Reséndez, mexicaniste de formation, réunit une grande variété de sources et multiplie
les points de vue : gouvernements centraux et provinciaux du Mexique, grands mar-
chands mexicains et américains, colons, Amérindiens sédentaires ou nomades… Toute
la texture du récit et la finesse de l’analyse tiennent à cette capacité à rassembler ces
sources diverses pour ausculter les esprits des habitants de cette région, et comprendre
la façon dont ils appréhendent le concept neuf de nation, leur appartenance et les chan-
gements de loyauté au gré des événements.
Théoriquement, A. Reséndez reprend essentiellement les apports des travaux fon-
dateurs de Benedict Anderson, sur le nationalisme, et de Peter Sahlins, sur les frontières.
Au second, il emprunte l’idée des « déguisements nationaux » enfilés par les populations
des frontières, consciemment et par choix, mais qui finissent par « coller à la peau » (p. 3).
Au premier, il reprend l’analyse des processus de création de ces « communautés imagi-
nées » que sont les nations, notamment l’État, le marché, et la circulation des imprimés.
Reséndez commence par confronter les différentes lectures de l’espace qu’il étudie
par les différents acteurs. Les gouvernements, que ce soit à Mexico ou Washington, font
une lecture remarquablement similaire de cet espace, appartenant à un espace national
continu, et délimité des autres espaces nationaux par une ligne clairement définie. Mais
les populations qui habitent sur place vivent l’espace de manière très différente. Les
colons américains s’installent sur des terres en continuité et lien fort avec des zones de
peuplement américain, notamment la Nouvelle-Orléans. Tout comme les Mexicains, ils
vivent un espace où la frontière est peu concrète, et les déplacements sans frein admi-
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nistratif réel. Les Amérindiens, quant à eux, voient de grands territoires contrôlés par des
tribus (Mexicains et Américains n’étant, pragmatiquement, que des tribus parmi les
autres) dans une imagination locale et fluide de l’occupation de l’espace, et très loin de
l’imaginaire cartographique qui anime les représentants officiels des gouvernements
centraux. C’est à partir de ce socle qu’A. Reséndez analyse les trois processus majeurs
qui structurent l’imagination nationale des groupes peuplant la région. D’abord, l’affir-
mation balbutiante de l’État mexicain : patronage, présence de l’armée et des douanes
tentent d’imposer une concrétisation de l’espace national en contrôlant la distribution
des terres et la frontière. Mais l’espace officiel mexicain, cependant, ne correspond pas
à l’espace économique auquel s’intègrent peu à peu les provinces du Nord. A. Reséndez
montre bien les mécanismes de rattachement du Texas et du Nouveau-Mexique aux
réseaux commerciaux américains, par l’afflux de colons et l’établissement de routes mar-
chandes dynamiques. S’il utilise parfois les termes d’« État » et de « marché » de manière
un peu simpliste, il souligne bien les effets conflictuels créés par deux espaces, politique
et commercial, qui se font concurrence.
Enfin, la dernière institution nationalisante est l’Église, dont les réseaux, hérités de
l’Empire espagnol, se calquent sur le territoire national. Dans le Nord, la présence reli-
gieuse, notamment régulière, est très clairsemée. Mais l’Église est puissante, car le
Mexique étant un État officiellement catholique, c’est elle qui régule les mariages – mode
privilégié d’alliance entre élites mexicaines et colons américains – et surveille les conver-
sions (obligatoires pour obtenir la citoyenneté mexicaine).
Dans un deuxième temps, A. Reséndez passe à une histoire politique plus événe-
mentielle, pour analyser comment le Texas a pu faire sécession en 1836, et le Nouveau
Mexique être conquis si facilement par les Américains dix ans plus tard. L’auteur réus-
sit bien à suivre au plus près les glissements, les changements de loyauté, et les chaînes

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de conséquences. Il remet les mouvements de révolte dans les provinces du Nord du


Mexique au cœur d’une dispute politique fondatrice entre centralistes et fédéralistes.
Dans une zone peu contrôlée par le centre, où les forces du marché découpent un espace
autre que celles de l’État, les loyautés nationales peuvent se détricoter facilement.
D’ailleurs, l’auteur suggère ici un parallèle intéressant avec les États-Unis, eux aussi
tiraillés par des forces centrifuges similaires, qui résulteront en une guerre civile san-
glante qui faillit bien redessiner l’espace national.
Reséndez intercale enfin un chapitre fascinant, mais mal incorporé au reste du livre,
sur les cultures littéraires qui se côtoient dans cette région. En référence explicite à la
théorie de B. Anderson sur le rôle de l’imprimé dans la création d’un imaginaire natio-
nal, il prend un épisode pittoresque de tentative d’invasion du Nouveau Mexique par le
Texas indépendant, et montre de manière fascinante comment il est rapporté de manière
différente par les Américains (la presse à sensation et à grand tirage), les Mexicains (les
récits à l’intention des élites) et les Amérindiens (les calendriers d’hiver, base d’une nar-
ration orale). A. Reséndez voit dans la coexistence de différentes cultures littéraires dans
un même espace une réfutation d’Anderson, alors qu’il ne fait à mon avis que conforter
sa thèse, car ce sont les récits en anglais, produits à Saint-Louis à grand tirage, qui ont
diffusé à travers les États-Unis l’idée d’un destin commun entre ce grand pays et le Texas
– alors indépendant – et le Nouveau-Mexique. Les récits mexicains et amérindiens, eux,
n’ont bénéficié que d’une diffusion plus restreinte et donc d’un impact bien moindre
dans les imaginaires. La force du travail d’A. Reséndez est dans l’analyse fine et nuan-
cée des différents groupes humains qui peuplent le Texas et le Nouveau-Mexique, aux
confins de deux nations jeunes et encore peu solidifiées. Sa réussite tient dans une
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approche situationnelle, où il restitue la construction des identités, et les choix faits sous
les contraintes puissantes des forces politiques et économiques. Le revers, cependant, est
un effet kaléidoscopique qui rend difficile une compréhension globale des processus
d’affirmation nationale en jeu. Si tout le mérite d’A. Reséndez est de démonter le mythe
de la « Destinée manifeste » duquel les historiens, notamment aux États-Unis, ont trop
longtemps été prisonniers, c’est en restituant dans sa complexité toute la texture des
décisions humaines des acteurs de la région. Mais il manque encore une narration alter-
native, débarrassée de la téléologie de l’histoire traditionnelle, mais qui n’a pas peur non
plus de reprendre l’aspect militaire, au final déterminant.
Nicolas BARREYRE

MARIE-CARMEN SMYRNELIS (ÉD.), Qui se souvient de Smyrne ? Tel un défi


Smyrne, la ville oubliée ? 1830-1930. à nos mémoires creuses, l’ouvrage paru à
Mémoires d’un grand port ottoman, l’initiative de Marie-Carmen Smyrnelis, pose
Paris, Autrement, 2006, 252 p., 19 €. d’emblée la question de l’oubli. Un oubli sur-
prenant au regard de la densité historique
dont peut se prévaloir cette métropole ottomane. Si brillante qu’elle devint aux yeux de
ses contemporains du XIXe siècle « le petit Paris de l’Orient ».
Le peu d’engouement pour les destinées smyrniotes semble imputable aux boule-
versements qui assaillirent l’empire en ses dernières décennies. La seule mention de l’in-
cendie qui ravagea Smyrne en septembre 1922 perpétue le souvenir d’une rupture
irrémédiable avec les splendeurs passées. Or, Marie-Carmen Smyrnelis tient à s’af-
franchir d’une perception traumatique de l’histoire locale. Sans éluder l’ampleur des
blessures, sans jamais en négliger les soubassements historiques, elle s’aventure plus
loin, préférant clore l’étude du « siècle charnière » en 1930. Par ce choix, conçu comme

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un antidote au poison du « ressentiment », le couperet de 1922 ne vient plus rompre


l’analyse.
L’ouvrage se propose de restituer les facettes d’une Smyrne faste et complexe,
emportée à partir de 1830 dans un élan de prospérité économique, que soutient l’esprit
réformateur des tanzimat. Plus que jamais, la ville-port lie son destin au commerce inter-
national et s’ouvre aux influences européennes. Sans effacer les distinctions tradition-
nelles, la fluidité des rapports sociaux met en jeu les identités smyrniotes, réinvente des
formes de convivialité et d’expression artistique qui contribuent à magnifier l’espace
urbain. C’est bien la ville plurielle que nous parcourons ici, à travers l’interaction de ses
composantes. Au long des rues, l’expérience quotidienne fait mentir une vision figée de
la coexistence communautaire. Le brassage des hommes et des idées, des capitaux et des
plaisirs, s’essouffle cependant lorsqu’au tournant du siècle, les tensions nationalistes agi-
tent les milieux politiques. Les ruptures déchirent alors la ville. Elles meurtrissent son
âme, détruisent autant ses quartiers anciens aux rues tortueuses, que ses fiers symboles
de modernité. Elles ébranlent la cohésion de sa trame sociale, qui reposait sur l’enche-
vêtrement fragile de populations composites.
Après un premier chapitre consacré au développement de la ville-port, de 1700 jus-
qu’à la Première Guerre mondiale, la présentation des communautés nourrit le second
axe de l’ouvrage. Elle dévoile que la composante non-musulmane, devenue majoritaire
dès le début du XIXe siècle, vaut à la ville le surnom de « Gavur Izmir » (Smyrne l’infi-
dèle). Cependant, l’intérêt majeur de cette section réside moins dans la catégorisation
classique des groupes, que dans la mise en relief de leurs points de contact et d’achop-
pement. Les liens transversaux débordent l’enceinte communautaire, tant il est vrai que
le XIXe siècle redistribue les relations en fonction de nouvelles logiques économiques. Ce
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réagencement des lignes de partage ethnico-confessionnelles se traduit, sur le plan
urbain, par l’apparition de quartiers mixtes. À cet égard, l’article de Oliver Jens Schmitt
sur les Levantins se révèle particulièrement stimulant. On appréciera également le tra-
vail qu’Henri Nahum développe à partir de la photographie d’une famille juive, ou celui
d’Anahide Ter Minassian sur la minorité arménienne, agrémenté de références aux des-
tins, bientôt tragiques, d’individus ordinaires. Toutefois, l’exhumation des mémoires ne
nous enferme pas dans une perception étriquée des vécus smyrniotes. Elle nous conduit
plutôt à l’étage supérieur et universel du mythe, où se tient Smyrne telle une « Atlantide
perdue » (Vangelis Kechriotis).
Le troisième moment s’amarre véritablement aux dynamiques qui fécondent le ter-
reau local. Le rayonnement de Smyrne tire profit des interactions variées entre ses habi-
tants. Ensemble, ils construisent « une ville pour tous » (Cânâ Bilsel). Il en va ainsi des
travaux de grande ampleur, qui impliquent chaque maillon menant du pouvoir central
aux entrepreneurs locaux, eux-mêmes relayés par le capital international. On lira avec
bonheur la contribution de Basma Zerouali. Elle éclaire d’un regard pertinent l’alchimie
qui confère à la ville sa texture « métisse » ; par sa connaissance des « plaisirs mondains »
et des productions artistiques, elle dégage la grammaire souple et ingénieuse du « creu-
set » smyrniote. En prélude au thème des ruptures, Marie-Carmen Smyrnelis envisage
les ombres de la ville, ses rues sales et nauséabondes, ses poches misérables. Nous accé-
dons à « l’envers du décor », qu’il faut se garder d’interpréter comme le versant oriental
et archaïque d’une ville où la prospérité se conjuguerait seulement avec l’ouverture au
modernisme européen.Vient le temps, ultime, des ruptures. Les années de guerre et l’oc-
cupation grecque font l’objet d’un traitement chronologique honorable. Les pages réser-
vées à l’incendie témoignent, quant à elles, d’un parti pris original. Marie-Carmen

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Smyrnelis met en scène une évocation sonore et imagée de l’événement. Coupures de


presse et bribes de témoignages tombent les uns à la suite des autres, tels des pans de
mémoire fragmentés qui se détachent du brasier. La ville s’est effondrée sans désigner
de coupable. On ne saurait affirmer, poursuit l’auteure, qui a allumé le feu. Ce qui est
certain, toutefois, c’est que Smyrne n’a pas survécu au contexte délétère qui, dès 1908,
porte des germes mortels. Sous la poussée des valeurs nationalistes, un « modèle de vie »
s’est asphyxié, tout comme il s’est recroquevillé au sein des villes cosmopolites de
Méditerranée. Cette idée majeure, qui court au fil de l’ouvrage, manque cependant à la
réflexion de Cânâ Bilsel : elle compose en effet un article d’histoire urbaine étonnam-
ment délié de l’épaisseur idéologique des années 1930. « Une ville renaît de ses cendres »
se borne à articuler la reconfiguration de Smyrne aux notions de « modernité »,
d’« hygiène » et de « progrès ». Or, on aurait souhaité que le rapport entre la tabula rasa
qui s’opère et l’expurgation sociale des éléments jugés non-conformes soit plus nette-
ment pointé. Enfin, les dernières foulées dans l’histoire récente de Smyrne permettent
de constater qu’elle cultive toujours un tempérament frondeur, une posture irrévéren-
cieuse à l’égard du pouvoir central ; elle reste assurément plurielle, note Alp Yücel Kaya,
c’est-à-dire ouverte aux autres.
Anouche KUNTH
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