Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Hanna Murauskaya
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Comptes rendus
villages d’Indiens ? Le choix d’un lieu (les aldeias), d’un moment (à la fin des deux années
de noviciat et avant le début des études supérieures) et d’une durée (deux mois environ)
devraient permettre de concilier les volontés de Rome et l’avis des pères de la province,
jusqu’à ce qu’une nouvelle visite, celle de Manuel de Lima, soit nécessaire. Quant aux per-
sonnels missionnaires, l’analyse des deux catalogues triennaux de 1598 donne lieu à une
série d’interrogations tout à fait passionnantes concernant les profils missionnaires, ainsi
que les « talents », ces capacités à l’aide desquelles le provincial évaluait chacun des reli-
gieux de la province. Les exigences en personnel débouchent sur une augmentation des
effectifs et sur une « politique du personnel », ici entendue au sens de meilleure répartition
spatiale des religieux. À partir des années 1610, les jésuites doivent compter de plus en
plus avec les autorités civiles et, s’ils gardent le contrôle des aldeias, ils renoncent désor-
mais à l’ambition de contrôler l’ensemble des Indiens de la colonie.
La dernière partie sur « la mise en écriture de la mission » aborde une série de textes
d’édification qui vont de la Narrativa epistolar de Cardim jusqu’au récit de la fête de
1622, en passant par l’édition de la Vie d’Anchieta.
L’ouvrage propose une enquête ambitieuse : s’attaquer à la période la moins étudiée
de la province jésuite et aux projets missionnaires formulés entre Rome et Bahia, à tra-
vers une masse importante d’écrits divers. Second intérêt du livre : l’analyse fine des
conceptions missionnaires de la Compagnie (l’épreuve de l’itinérance et du pèlerinage)
et leur articulation avec les textes administratifs de l’ordre. Ainsi, les décisions des
congrégations générales de Rome, les règlements des visiteurs sont constamment mis en
relation avec les textes fondateurs de la Compagnie. Le contact entre missionnaires et
Indiens, la vie quotidienne dans les aldeias, ainsi que les méthodes d’évangélisation ne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin
de celui qui gaspillait cette richesse en ne la mettant pas en valeur. Weaver décrit enfin
les paramètres de son analyse : les lieux, les formes (géométriques ou irrégulières),
l’échelle et la vitesse à laquelle se développe le phénomène en fonction de la géographie
physique, de la résistance des peuples autochtones, de la qualité des sols et des formali-
tés administratives.
Les quatre chapitres de la seconde partie (« Un appétit de terres ») constituent le
cœur du livre. Dans un premier temps, celui de l’acquisition, il convient de déposséder
les autochtones de leurs titres coutumiers. La Couronne britannique reconnaît ces droits,
sauf en Australie considérée comme terra nullius ; elle tient à ce que les transferts s’ef-
fectuent par traités (dissymétriques, il est vrai). L’acquisition des terres en Nouvelle-
Zélande où les Maoris sont relativement bien organisés, ne peut s’opérer de la même
manière qu’aux États-Unis affranchis du joug métropolitain après un conflit où la
Proclamation de 1763 tient un rôle non négligeable. Cependant, la Couronne est
constamment débordée par les squatters. Pour échapper à ses freins, les Boers lancent
leur Grand Trek (1836-1846) vers l’Orange et le Transvaal. Le tableau 4.2 (p. 174-175)
résume clairement les rythmes de cette conquête au terme de laquelle des centaines de
millions d’hectares sont passées aux mains des colons blancs. Dans un second temps, il
faut distribuer ces terres nouvelles. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et même au début du
XIXe, le passé féodal continue à peser : pour obtenir une concession foncière, mieux vaut
jouir d’un rang social élevé. La Révolution américaine porte un coup sensible à cette
conception, bien qu’il en subsiste des traces dans certaines spéculations au-delà des
Appalaches. Peu à peu, le marché, expression de l’ordre capitaliste, prend le dessus et
triomphe au XIXe siècle. On organise des ventes publiques avec pour objectif d’accroître
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin
blancs, bien que la résistance soit plus forte chez les Maoris de l’île septentrionale de la
Nouvelle-Zélande que chez les Indiens de l’Ouest américain après le vote de la loi Dawes
(1887) d’appropriation individuelle des terres tribales. Si on met à part les aborigènes
d’Australie, le processus d’expropriation est encore plus avancé en Afrique du Sud.
Ce survol ne saurait donner une idée complète de la richesse du livre de Weaver. À
chaque page, on y apprend du neuf. La méthode comparative a incontestablement du
bon pour la remise en perspective des ressemblances et des différences, surtout quand
elle porte comme ici sur cinq cas. Sans doute pourrait-on imaginer quelques ajouts :
l’Argentine, le Sud du Brésil, la Sibérie qui ont été aussi des pays neufs au XIXe siècle,
mais on perdrait en cohérence par rapport à un projet centré sur le monde extra-euro-
péen anglophone. Dans un livre aussi dense, la richesse de l’information a aussi une
contrepartie : on souhaiterait plus de modélisation de façon à aérer les conclusions. Mais
est-ce techniquement possible ? Un tel travail reposerait sur un énorme dépouillement
d’archives. L’auteur n’a pas hésité à consulter de nombreuses séries dans divers dépôts.
Aller au-delà dépasserait les capacités d’un seul chercheur, fût-il aussi cosmopolite que
John C. Weaver.
Jean HEFFER
paresse naturelle du nègre. Ce n’est pas le moindre paradoxe en effet, que de voir la
classe de loisir des planteurs fustiger l’absence d’ardeur au travail des esclaves : libres, ils
ne travailleront que le strict minimum ! (Relevons que l’argument n’est pas typiquement
colonial : les observateurs moraux du XVIIIe siècle, comme Rétif ou L.-S. Mercier, tien-
nent le même discours sur l’indolence populaire). Les abolitionnistes soutiennent au
contraire que les esclaves peu productifs peuvent se muer en travailleurs laborieux dès
lors qu’ils y auront un intérêt personnel : les noirs ne sont pas esclaves parce qu’ils sont
paresseux, mais paresseux parce qu’ils sont esclaves. Moreau de Jonnès calcule en 1841
que le travail sur les « jardins à nègres » est deux fois plus productif que sur les habita-
tions sucrières. C’est qu’il est « excité par l’intérêt de la propriété ». Qu’en sera-t-il du tra-
vail salarié ? Il n’est pas sûr que la seule liberté suffise à en garantir la productivité. Aussi
colons et abolitionnistes convergent-ils finalement pour souhaiter une large action de
préparation et de moralisation des anciens esclaves. Prenons garde toutefois à certains
télescopages chronologiques : l’affirmation par Condorcet d’une nécessaire éducation à
la liberté, véritable interrogation sur les conditions de possibilité d’une autonomie effec-
tive, ne saurait être rabattue sur la condescendance inquiète des notables des années
1840 (p. 318).
Reste que les mesures prises alors en vue d’une transition vers une économie post-
esclavagiste font du travail la clé d’une émancipation octroyée sous contrôle. Certains
prônent un rachat progressif de l’esclave par son travail : la moralisation s’effectuerait
ainsi dans le cours même du processus d’émancipation : c’est « la grande école […] l’école
du travail volontaire » selon Agénor de Gasparin, en 1839. Chez Victor Schoelcher lui-
même, partisan à partir de 1842 d’une abolition générale et immédiate, le travail est bien
le moyen d’accéder à la culture, à la civilisation. On regrettera cependant que l’auteure
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin
tous ses apports, sa grande probité, son écriture claire et agréable, le livre ouvre des pistes
passionnantes pour de futures investigations. Les contradictions du Code noir, notam-
ment, suggèrent de nombreuses questions. Concernant le droit de propriété tout
d’abord : indissociabilité problématique de la terre et des esclaves, accès des esclaves à la
monnaie, à la propriété et au droit de contracter. Mais aussi concernant le statut ambigu
des libres de couleur et ses évolutions après la Révolution. Si les sources juridiques le
permettent (procès, contentieux), cette étude stimulante pourra connaître de fructueux
prolongements.
Philippe MINARD
grelots péniens, coutume de la sâti, sacrifice sur le bûcher funéraire du mari des veuves
hindoues – ont été largement évoqués par les voyageurs depuis le Moyen Âge, mais font
l’objet au XVIIe siècle des descriptions les plus précises et les plus intéressantes sur le plan
ethnographique. Enfin, le dernier chapitre du livre tente de mesurer la diffusion des rela-
tions de voyages, les précautions d’écriture, la qualité des lecteurs. Le voyageur n’est pas
toujours le scribe : il y a bien des voyageurs écrivains, mais certaines relations ont été
écrites sous la dictée (le cas le plus illustre à cet égard a sans doute été celle de Marco
Polo) ou même à partir des récits décousus d’aventuriers incapables d’écrire, voire
presque ivrognes, comme Pyrard.
En fin de compte, les relations de voyages « font lentement progresser les idées de rela-
tivité culturelle et de tolérance » selon D.Van der Cruysse. Le Noble désir de courir le monde
se présente comme une histoire des voyageurs, de leurs motivations et de leurs comporte-
ments ; en ce sens, il comble une lacune dans la bibliographie consacrée à ce sujet.
Jean-Pierre DUTEIL
Les articles rassemblés dans la deuxième partie visent à dresser un panorama des
« nouvelles représentations de l’espace américain ». Des pays ou régions font donc l’ob-
jet d’études spécifiques : le Mexique à travers les stéréotypes des images archéologiques
et ethnographiques (Pascal Mongne), la région du Sonora au Mexique, considérée
comme un nouvel Eldorado par les Français (Delia Gonzales A. de Reufels) ou encore
le Sertão, terra incognita du Brésil jusqu’à la fin du XIXe siècle (Richard Marin). L’article
de Michel Bertrand est consacré aux représentations de l’Amazonie, à travers l’étude des
expéditions d’un médecin militaire devenu aventurier, J. Crevaux, qui fait plusieurs
voyages entre 1877 et 1822. L’intérêt de cette contribution repose sur l’analyse de ses
articles et de leur iconographie dans le Tour du monde. L’auteur montre comment l’ex-
plorateur banalise volontairement l’extraordinaire, tout en mettant en avant son
héroïsme, et surtout combien les choix iconographiques contribuent à l’invention de
l’Amazonie comme enfer vert, en représentant un milieu naturel caractérisé d’abord par
ses aspects inhospitaliers.
La troisième partie, « Discours et regards des voyageurs », regroupe des études très
diverses : images « optimistes » et « pessimistes » de Buenos Aires (Norberto O. Ferreras),
évolution de la frontière vue comme un paysage puis comme une ressource économique
(Maria Veronica Secreto), importance des représentations des voyageurs au Venezuela
pour la conduite des élites nationales (Pedro Enrique Calzadilla). Cet auteur montre bien
combien les récits de voyages contribuent au processus de construction nationale, en
façonnant les conduites des Créoles. Il incrimine pourtant à tort la recherche historique,
qui a depuis longtemps appris à repérer dans ces récits de voyage les sensibilités des
auteurs plutôt qu’une quelconque réalité sur le pays décrit. Analyser les préjugés des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin
instructions qui leur sont remises, décrivent avec beaucoup de soin les conditions dans
lesquelles ils ont réalisé leurs mesures et observations. Ces scrupules accordés à la mise
en scène disent l’emprise de l’exactitude qui régit leur activité, car c’est à l’aune de celle-
ci que leurs résultats seront évalués par les membres de l’Académie des sciences. Cet
aspect de l’étude, qui s’attache à restituer les manières de faire d’une communauté
d’hommes de la pratique, vient également confirmer qu’au tournant du XVIIIe et du
XIXe siècle, les acteurs du monde académique se sont ouverts à des communautés pour-
tant gouvernées par d’autres codes. Certains travaux se sont déjà penchés sur la com-
pénétration des milieux savants et du monde des administrateurs1 ; Hélène Blais rappelle
à son tour le danger qu’il y aurait, dans une perspective d’histoire des sciences humaines,
à délimiter les protagonistes d’un domaine de savoir en se contentant de leur apparte-
nance institutionnelle. L’écriture de ces officiers de marine montre bien qu’ils ne se
contentent pas de relater ce qu’ils ont vu ; ils participent à la construction d’un savoir
géographique et témoignent d’une intelligence particulière de l’espace. C’est donc bien
un exemple de culture géographique qui se dessine là et qu’il s’agit de prendre en
compte pour saisir la géographie de cette époque.
L’écriture de ces officiers de marine n’est pas seulement nomenclaturale et des-
criptive ; elle tente au contraire d’interpréter, elle se risque à la comparaison ; et quand
bien même serait-elle « seulement » descriptive, elle n’en serait pas moins « géogra-
phique ». H. Blais signale qu’il existe dans la production des faits liés à l’identification, à
la localisation, une forme d’écriture qui peut certes paraître insuffisante si l’on en pro-
pose une lecture téléologique, mais qui produit néanmoins un savoir spatial. En décryp-
tant ces géographies du Pacifique, elle illustre la proposition de Gilles Paslky qui parle
de la surface de la terre comme d’un monde fini, d’un monde couvert2. En étudiant le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin
1. Cf. notamment Éric BRIAN, La mesure de l’État. Administrateurs et géomètres au XVIIIe siècle, Paris,
Albin Michel, 1994 ; Dominique MARGAIRAZ, « La géographie des administrateurs », in H. BLAIS,
I. LABOULAIS (éd.), Géographies plurielles. Les sciences géographiques au moment de l’émergence des sciences
humaines, Paris, L’Harmattan, 2005 et François de Neufchâteau. Biographie intellectuelle, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2005.
2. Gilles PASLKY, « Un monde fini, un monde couvert », in Isabelle POUTRIN (éd.), Le XIXe siècle.
Science, politique et tradition, Paris, Berger Levrault, 2005.
3. Alain CORBIN, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876,
Paris, Aubier, 1998.
musée du quai Branly à ceux des musées des siècles passés (étudiés notamment par
Nicolas Pevsner et Marcin Fabianski), qui traduisaient dans leur style néo-classique la
vision du musée comme un « temple de l’art » ou une « maison des Muses ». L’auteur met
en lumière l’insistance du quai Branly sur le caractère sacré des objets exposés, suggérant
que ce musée est aussi conçu comme un temple. Ce qui est nouveau, c’est l’ambiance exo-
tique et mystérieuse qui, à contre-pied du langage architectural moderniste des années
1930, cherche à « recréer un effet “naturel” » et à « susciter l’émerveillement du visiteur »
(p. 295 et 416). L’auteur conclut que « le bâtiment du musée du quai Branly en dit plus
sur la cosmologie occidentale que sur les sociétés qu’il est censé évoquer ». Introduite dans
les galeries par des enregistrements, la voix des « Autres » ne se fait entendre cependant
qu’en version originale non traduite et donc largement incompréhensible. Au quai Branly,
c’est la contemplation esthétique qui préside à la mise en scène.
Outre l’analyse des thématiques déjà évoquées, B. de L’Estoile observe des muta-
tions profondes dans le statut des objets des Autres et dans la définition de la notion d’au-
thenticité. Tout d’abord, du fait de la participation de plus en plus active des amateurs
d’art dans le maniement et dans l’interprétation des objets ethnographiques, certains
d’entre eux se voient requalifiés en œuvres d’art. Ce changement de statut, apparem-
ment très valorisant pour les objets en question, entraîne des conséquences juridiques
imprévues, tels l’entrée en vigueur d’un droit moral ou d’un « droit de suite ». Un autre
droit, celui de dire la vérité sur les objets ethnographiques, passe des institutions scien-
tifiques aux communautés indigènes : « alors que ce qui était auparavant défini comme
“authentique” était précisément authentifié par le musée, sur la base d’une pureté carac-
térisée par l’absence d’éléments exogènes et par la conformité à la tradition, certifiée par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin
Cet ouvrage vient combler un manque et deviendra sans doute rapidement une réfé-
rence en matière d’histoire des musées. Il resterait à poursuivre la réflexion pour com-
prendre pourquoi le mythe des arts premiers persiste malgré les efforts de clarification
de nombreux anthropologues. L’auteur emploie souvent la notion d’« Autres » pour dési-
gner, et souvent dénoncer, un concept indigène au cœur de la cosmologie occidentale.
Mais on voit qu’il est difficile de s’abstraire de cette cosmologie et de constituer un lan-
gage non mythique sur ces sujets complexes, notamment lorsque la notion d’« Autres »
réapparaît au cours du livre pour désigner tout simplement des sociétés réelles, dont
l’existence ne se limite pourtant pas à leur relation avec l’Occident.
Enfin, on peut s’interroger sur la conception du musée proposée par l’auteur, qui
y voit une institution « par définition » encyclopédique sur son domaine (p. 177) : si la
seule vocation du musée est de représenter le monde de la manière la plus fidèle, il faut
se demander comment celui du quai Branly a pu voir le jour. On peut être sensible à la
dimension symbolique du musée en tant qu’objet en soi, qui s’impose durablement
dans le paysage urbain et mental de la société. D’autant plus qu’il laisse une empreinte
non seulement sur les visiteurs du musée, mais aussi sur des personnes qui n’y vont
jamais. Même si l’auteur prend en compte cette dimension au départ (p. 19), celle-ci
n’est plus mobilisée ensuite. Or, la création d’un musée n’est pas seulement une variante
supplémentaire d’un mythe contemporain, c’est aussi un acte de volonté politique. Au
total, on le voit, ce livre ouvre une série de questions importantes pour comprendre
l’évolution des relations entre « Nous » et les « Autres » dans un monde post-colonial.
Hanna MURAUSKAYA
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin
est à restituer dans les théories médicales du XIXe siècle, et notamment les questions d’adap-
tation et d’environnement. Les deux premiers chapitres du livre rappellent les éléments fon-
damentaux du débat sur l’acclimatation qui envahit alors le discours médical sur les colonies.
L’espace tropical, assimilé à celui des colonies, a été construit et décrit comme un espace
putride et, depuis le XVIIIe siècle, les tropiques font peur. On y craint notamment la dégéné-
ration (dont l’une des manifestations peut être la créolisation des populations de colons).
Dans le contexte impérial du XIXe siècle, l’idée dominante est que les Européens doivent
mener un combat contre le climat, se protéger par tous les moyens de la chaleur et de l’en-
vironnement colonial, en prenant par exemple des bains fréquents, ou en séjournant en alti-
tude pour trouver un air meilleur, comme le conseillent certains manuels d’hygiène destinés
tout spécialement aux colons. De fait, l’idée de la possibilité de l’acclimatation recule au fur
et à mesure que l’on avance dans le siècle, et s’impose le constat que les Européens qui vivent
sous les tropiques auront toujours des maladies spécifiques. La seule issue est alors de tra-
vailler à prolonger et à adoucir leur séjour, en aménageant des environnements artificiels qui
permettent d’interrompre momentanément l’enfer des colonies : les établissements ther-
maux répondent à cette aspiration, et sont présentés ici comme une forme de mise en qua-
rantaine volontaire, qui isole momentanément de l’environnement colonial jugé si néfaste
pour les corps occidentaux. Le thermalisme et la climatologie constituent alors des éléments
centraux de la médecine tropicale. Deux options sont possibles pour assurer ce dépayse-
ment nécessaire à la santé du colon: le voyage régulier en métropole, dans un certain nombre
de stations thermales spécialisées dans l’accueil et le soin des personnels coloniaux, ou l’iso-
lement sur place, par le séjour dans des stations aménagées dans les colonies elles-mêmes.
L’ouvrage propose ensuite une étude approfondie de cinq ensembles thermaux: quatre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin
Salazie), dans des zones jusqu’alors refuges pour les marrons. Il s’agit dans un premier
temps d’y établir des lieux de repos pour la troupe, comme en Guadeloupe, mais très
vite, la réputation de ces sites attire la bourgeoisie coloniale, et notamment le gouverneur
qui fait construire sa résidence à Hell-Bourg. Considérée comme des enclaves euro-
péennes au sein d’un océan de miasmes (quand la Réunion elle-même a toujours eu cette
réputation en comparaison des îles alentours), ces établissements thermaux vont tenter
d’accueillir une clientèle créole de l’île Maurice afin de l’immerger dans un contexte
européen. Le succès se mesure aussi à la fréquentation des thermes par des patients
venus de l’Inde britannique, et là encore, la circulation des élites coloniales montre bien
combien ces lieux sont conçus aussi comme des îlots européens dans un environnement
considéré comme insalubre.
À Madagascar, la ville d’Anstirabe, dans les montagnes, témoigne de cette aspiration
à l’Europe, qui se manifeste dans l’architecture et l’urbanisme de la ville. À l’instar de
Vichy, elle voit s’établir un grand hôtel, un boulevard, un golf. Les Malgaches continuent
à avoir accès aux sources, mais selon un système ségrégationniste très élaboré, qui sépare
les bains des indigènes de ceux des blancs, de même que la ville sépare les quartiers.
Cette ségrégation se retrouve sur le site de Korbous, en Tunisie, où les autorités, à
partir de 1902, vont aussi s’employer à construire un établissement thermal moderne,
construction qui passe par la destruction de la plupart des édifices des quartiers arabes
et des bains attenants, considérés comme trop « primitifs ». Il faut alors surtout gommer
l’image de ces bains connus auparavant comme lieux de soin de la syphilis. Les plus
pauvres sont renvoyés vers d’autres hammams, Korbous s’édifiant justement comme
l’anti-hammam par excellence, et tentant par là même d’attirer toute une clientèle colo-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin
Le livre d’Eric Jennings développe ainsi une série d’exemples extrêmement docu-
mentés. L’auteur témoigne de la possibilité de construire une histoire impériale dans une
approche globale, celle d’un empire français, certes centralisé, mais dans lequel, on le voit
à travers l’exemple des spas coloniaux, les périphéries méritent aussi attention. La possi-
bilité de passer d’un lieu à l’autre, sans jamais gommer les spécificités locales, conduit à
extraire des éléments de comparaison sur les politiques et les comportements de colo-
niaux tout à fait novateurs. Peut être faut-il regretter cependant que le projet comparatif
soit en quelque sorte inabouti, car le livre, malgré ses deux chapitres introductifs, reste
une suite de monographies, et il revient au lecteur d’en faire la synthèse. Il s’agit là sans
doute d’un choix délibéré visant à privilégier la monographie de détail, et à éviter ainsi le
risque qu’il y aurait à considérer le monde colonial comme un ensemble homogène. De
fait, la connaissance des sources et des terrains très divers permet d’asseoir chaque cha-
pitre sur des fondements très solides. Mais il est des thèmes que l’on retrouve très préci-
sément d’une colonie à l’autre, et que l’on aurait aimé voir abordés de front. L’auteur
montre bien, par exemple, que dans tous les cas, les établissements thermaux créés par
les Français, présentés comme des translations de la logique médicale européenne, pren-
nent en réalité le pas sur des usages locaux anciens et bien ancrés : les populations merina
et betsileo ont utilisé depuis très longtemps des eaux d’Antsirabé ; le site de Korbous en
Tunisie a un héritage romain, mais aussi ottoman et surtout musulman. Ces deux der-
niers usages vont être systématiquement niés ou dénigrés, alors même que les Européens
ont largement fréquenté le site avant l’établissement du protectorat en Tunisie et connais-
sent donc sa fortune. Cette manière d’édifier des artifices en créant une sorte de tabula
rasa, appuyée par la littérature médicale qui tend à nier tout usage des eaux par les popu-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin
de synthèse, en précisent les formes, proposent une chronologie, en posent les limites et
s’interrogent sur ses déterminants. L’un comme l’autre y voient d’abord le produit d’une
part de la révolution démographique européenne, d’autre part des énormes besoins en
hommes du continent américain, et d’abord des États-Unis, qui nourrissent l’activité
d’entrepreneurs en migrations qui savent défendre leurs intérêts, et enfin des transfor-
mations des modes de gouvernement correspondant (selon une chronologie propre à
chaque espace géographique) à l’abandon progressif du mercantilisme au profit du libé-
ralisme. La seconde partie de l’ouvrage nous propose des études de cas, généralement
consacrées à un pays, portant sur tout ou partie de la période. La Pologne, l’Allemagne
et l’Italie (Donna Gabaccia, Dirk Hoerder et Adam Walaszek), l’État libéral italien
(Caroline Douki), la France (François Weil), la Chine (Carine et Éric Guerassimoff), la
Grande Bretagne (David Feldman et M. Page Baldwin), les Pays-Bas (Corrie Van Eijl et
Léo Lucassen), l’Allemagne (Andreas Fahrmeir), sont ainsi successivement évoqués.
Tous les auteurs s’attachent à décrire les débats politiques relatifs à l’émigration, les dis-
positifs institutionnels mis en place, les politiques suivies. Plusieurs mettent en évidence
des évolutions similaires quoique parfois sinueuses, particulièrement dans le cas des pays
ayant connu des régimes autoritaires. À l’hostilité à l’émigration et au souci de couper
les ponts avec les migrants lointains, possibles indigents, succèdent l’acceptation (qui
s’accompagne souvent du souci d’orienter les flux) voire l’encouragement au départ de
certains groupes, et le souci d’entretenir des liens étroits avec les nationaux résidents à
l’étranger, pourvoyeurs de devises et soutiens potentiels de la puissance nationale. Ces
transformations sont rapportées aux conceptions changeantes de l’intérêt national, à
l’aune duquel est toujours jugée l’émigration, à des considérations économiques et finan-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin
comme une somme définitive, et il ouvre de multiples perspectives. Certaines sont des-
sinées par les directeurs de l’ouvrage eux-mêmes, qui soulignent que nous savons encore
peu de chose des effets des dispositifs et régulations mis en place par les États de départ.
Cela revient à s’interroger sur la part prise par les migrants eux-mêmes – effectivement
un peu absents de ces pages – à cette histoire. Caroline Douki quant à elle attire l’atten-
tion sur la nécessité d’étudier non seulement les normes légales et les dispositifs institu-
tionnels, mais aussi les agents des politiques mises en place et leurs pratiques, ainsi que
l’élaboration des schèmes cognitifs des acteurs publics, encore peu étudiés. Une
remarque similaire pourrait être faite regardant la genèse des politiques décrites. Nous
ne percevons pas toujours l’identité et l’action des agents et des groupes intéressés à la
construction des institutions ici observées, ce que rendait au reste difficile l’ampleur des
tranches chronologiques balayées par de nombreux auteurs.
Le lecteur pourra ajouter quelques questions à cette liste, tenant à la logique de l’ou-
vrage et du projet. Les débats qui agitent les nations d’émigration et les dispositifs mis
en place par les différents États présentent d’assez remarquables similitudes. Celles-ci
suggèrent, au-delà de l’action de mêmes facteurs structuraux, des échanges d’expérience
entre pays – nous savons ainsi à la lueur de travaux récents que le Portugal salazariste,
confronté à une émigration de masse, copie l’Espagne franquiste –, voire pour certaines
périodes, l’ébauche de régulations internationales des flux migratoires, et de modes com-
muns de descriptions de ceux-ci, facteurs qu’il serait sans doute utile de prendre en
compte pour comprendre certaines des évolutions décrites. De même, l’absence de réfé-
rences aux pratiques des États occidentaux dans le cadre colonial tend-il parfois à don-
ner l’impression que la liberté de partir et de se déplacer – plusieurs auteurs liant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin
aux centres concurrents très éloignés. Le terrain est donc idéal pour étudier comment se
forment et se transforment les identités nationales au début du XIXe siècle. Et Andrés
Reséndez, mexicaniste de formation, réunit une grande variété de sources et multiplie
les points de vue : gouvernements centraux et provinciaux du Mexique, grands mar-
chands mexicains et américains, colons, Amérindiens sédentaires ou nomades… Toute
la texture du récit et la finesse de l’analyse tiennent à cette capacité à rassembler ces
sources diverses pour ausculter les esprits des habitants de cette région, et comprendre
la façon dont ils appréhendent le concept neuf de nation, leur appartenance et les chan-
gements de loyauté au gré des événements.
Théoriquement, A. Reséndez reprend essentiellement les apports des travaux fon-
dateurs de Benedict Anderson, sur le nationalisme, et de Peter Sahlins, sur les frontières.
Au second, il emprunte l’idée des « déguisements nationaux » enfilés par les populations
des frontières, consciemment et par choix, mais qui finissent par « coller à la peau » (p. 3).
Au premier, il reprend l’analyse des processus de création de ces « communautés imagi-
nées » que sont les nations, notamment l’État, le marché, et la circulation des imprimés.
Reséndez commence par confronter les différentes lectures de l’espace qu’il étudie
par les différents acteurs. Les gouvernements, que ce soit à Mexico ou Washington, font
une lecture remarquablement similaire de cet espace, appartenant à un espace national
continu, et délimité des autres espaces nationaux par une ligne clairement définie. Mais
les populations qui habitent sur place vivent l’espace de manière très différente. Les
colons américains s’installent sur des terres en continuité et lien fort avec des zones de
peuplement américain, notamment la Nouvelle-Orléans. Tout comme les Mexicains, ils
vivent un espace où la frontière est peu concrète, et les déplacements sans frein admi-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 187.61.251.224 - 22/09/2019 21:26 - © Belin