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Canfora Luciano. L'historien Thucydide n'a jamais été exilé. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 6, 1980. pp. 287-289;
doi : https://doi.org/10.3406/dha.1980.1413
https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1980_num_6_1_1413
Amphipolis, mais au contraire pour sa défense. C'est Xénophon qui a été hors
d'Athènes à partir de 401 (c'est-à-dire vingt ans après la campagne de Cléon
contre Amphipolis !). C'est Xénophon qui a précisément vécu dans le
Péloponnèse ses années d'exil ; c'est donc Xénophon — indiqué par la tradition
ancienne (Diogène Laërce) comme l'éditeur post mortem des «livres inédits
de Thucydide» — l'auteur de la deuxième «préface» . Là c'est Xénophon qui
parle de son exil et qui, en publiant les papiers inédits de Thucydide, dit tout
d'abord au lecteur : «Cette partie aussi est du même Thucydide» (V, 26, 1).
(Rien de plus naturel, du fait que Xénophon, en éditant ces papiers, y a ajouté
des renseignements "bibliographiques" et personnels, et qu'il date son propre
exil par rapport à la campagne de Cléon contre Amphipolis en 421, puisque
c'est le dernier événement dont on vient de parler).
Et voici enfin une attestation "définitive". Au prétendu exil de
Thucydide dans les années 424-404, on peut opposer le témoignage d'Aristote en
personne. En effet le grand Stagirite savait que, à l'époque du Putsch
oligarchique réalisé à Athènes en 411, Thucydide était à Athènes et assistait au
procès contre l'orateur Antiphon, l'organisateur du Putsch (voir les Fragments
d'Aristote dans l'édition de V. Rose, Teubner 1866, n° 137). D'autre part, il
serait absolument invraisemblable que l'admirable récit de Thucydide sur le
coup d'État, si riche et si minutieux, soit le récit d'un absent qui s'est
renseigné après coup, dès son retour sept ans plus tard. En 41 1 Thucydide était à
Athènes : son exil de vingt années (424-404) n'a jamais existé. Voilà la légende
écrasée : une légende qu'Aristote ignorait, et qui s'est forgée dans l'Antiquité
dès que l'on a perdu conscience du véritable auteur de la «deuxième préface».
Il ne semble pas inutile d'ajouter que le silence de la Comédie à propos
de cet exil imaginaire est tout à fait remarquable. En 422, Aristophane se
moque, dans les Guêpes (v. 947), de la misérable conduite d'un autre
Thucydide (le fils de Mélésias, l'ennemi acharné de Périklès) lors du procès de 425 ;
Aristophane dit simplement : «comme l'a fait Thucydide lors de son procès».
Une scholie ancienne informe que le seul Thucydide en question dans ce vers
était le fils de Mélésias, puisque l'historien «ne figurait pas dans les manuels
de Komodoumenoi», c'est-à-dire dans les répertoires alexandrins des
personnages bafoués dans la comédie. Croirait-on que la comédie aurait ignoré un
événement aussi remarquable que le procès et l'exil des deux stratèges de
Thrace ? Je vois là une confirmation supplémentaire de l'inexistence de cet
exil.
Ce que je viens de dire a, peut-être, des implications historiographiques.
Un exemple entre tous : le coup d'État de 4 1 1 . Depuis la découverte de la
République d'Athènes d'Aristote, on a toujours opposé le récit d'Aristote au
récit de Thucydide : au fond de cette époque-là, pense-t-on, Thucydide était
exilé, donc... Mais si, en revanche, on constate que Thucydide était à Athènes,
qu'il a vécu directement ces événements extraordinaires, alors il est évident
que son récit doit apparaître comme le plus précieux : c'est le Tagebuch d'un
observateur du premier rang.
Luciano CANFORA
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DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 289
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE