Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
SUR LE VRAI
M. ZUNDEL
OUVERTURES
SUR LE VRAI
(inédit)
DESCLÉE
© Desclée, Paris 1989
ISBN 2-71890400-3
D 1989/0002/3
Dépôt légal: septembre 1998
Achevé d'imprimer en août 1998,
sur les presses de l'imprimerie Campin, en Belgique
A la chère mémoire
de mon ami Charles D u Bos
Bex (Suisse) 8 décembre 1939
Carmel de Matarieh, Le Caire
29 Janvier 1940
Sommaire
Prologue 9
Préface 17
I. Présence 27
IL Certitude 29
III. Eternité 33
IV. Vérité Biologique 37
V. Vérité Scientifique 43
VI. Vérité Absolue 57
6 1
VIL Critère
7 1
VIII. Sagesse
IX. Silence 77
X. Equivoques 89
XL Epilogue 133
Prologue
• • •
B. de Boissière s.j.
Paris, 3 décembre 1988
Préface
1
En et par notre propre corps.
2
Au niveau de la vie animale.
qui relève de soi et qui se maintient et s'approfondit en
vertu de libres décisions, c'est-à-dire à une intériorité spiri-
tuelle, capable de dominer le temps et de s'ouvrir à l'éterni-
té.
Il est vrai qu'en nous cette intériorité demeure liée à
une unité biologique et à une spontanéité animale et qu'un
afflux ininterrompu de sensations la rend solidaire de la
durée mobile, par une communauté de vie qu'aucun artifice
ne peut rompre. Ces éléments sensibles ne peuvent man-
quer d'exercer sur elle une action centrifuge qui l'entraîne
à se renier elle-même, à moins qu'elle ne réussise à vaincre
leur extériorité par une attraction qui les ramène au centre.
C'est là tout le sens de ce passage du dehors au dedans où
s'atteste en nous la vie de l'esprit.
L'image é v i d e m m e n t perd ici son caractère spatial.
Les couleurs qui s'étalent sur la palette du peintre sont
extérieures assurément mais non point le tableau, s'il est
vraiment une œuvre d'art. Un mouvement d'ambition, un
éclair de jalousie, au contraire, aussi cachés qu'ils puissent
être dans le secret du cœur, nous ramènent au dehors
tandis que le baiser de François au lépreux va du dedans
au dedans.
Avec la matière des sons qui constituent le bruit, le
musicien construit la symphonie du silence ; et la vigueur
des passions devient chez les saints le clavier des vertus
par une assomption mystérieuse qui communique à leur
dynamisme l'inflexion de l'esprit.
On voit le sens de cette intériorisation et comment le
terme d' ouverture s'applique à son effort. Nous n'avons
plus à subir la contrainte d'un donné opaque et incohérent,
notre intelligence cesse de se heurter à des nécessités irra-
4
tionnelles. Le dualisme est aboli qui oppose la m a t i è r e à
3
L'image constituée par les termes : dedans et dehors.
4
Extériorité à l'esprit et absence d'autonomie sont bien les caractéristiques
de la matière. La tâche de l'esprit est de les surmonter.
l'esprit et l'univers à la pensée. Il ne s'agit pas de supprimer
l'un pour affirmer l'autre mais d'établir cette circulation
de lumière qui communique aux rythmes cosmiques un
ordre intelligible. Elle est la mission de l'art et telle est
5
l'œuvre des v e r t u s .
6
Mais il est à peine concevable qu'art et v e r t u s puis-
sent, à même la matière, accomplir une telle transmutation
et que la science dont l'œuvre réside toute entière en la
pensée, n'y réussisse point.
Il est clair qu'elle participe au premier chef à cet effort
d'intériorisation qui assure l'harmonie de l'univers et rend
possible l'unité de notre vie. Ses tentatives d'explication
ne visent qu'à écarter le scandale d'une réalité étrangère à
l'intelligence et irréductiblement extérieure à la pensée.
Mais il n'est pas moins évident qu'elle ne saurait obtenir
un tel résultat, sans accomplir ce mouvement du dehors
au dedans qui amène l'objet au niveau de l'intelligence.
Aussi bien, que signifierait la pensée si elle n'était
point précisément la tendance à introduire et à faire triom-
pher partout l'intériorité et l'autonomie de l'esprit ?
Les interminables discussions sur les universaux, les
débats non moins célèbres au sujet du noumène et du
phénomène, de la substance et des accidents, gravitent
autour de ce problème, qui met en question la vie même
de l'esprit.
Où se loge donc cet universel dans le particulier, qui
seul réellement existe ? Autant demander à un peintre où
se cache la beauté dans le paysage dont il s'efforce d'expri-
7
mer le mystère. On a souvent de part et d ' a u t r e matérialisé
5
Particulièrement de la force et de la tempérance qui infusent à nos
passions la mesure de la raison.
6
II n'est question ici que des vertus morales qui subordonnent en nous
la matière à l'esprit et l'individu à la personne.
7
Réalistes d'un côté, nominalistes de l'autre.
à plaisr un processus qui ne peut s'éclairer qu'en suivant
la vie même de la connaissance.
8
Penser c'est peser, mais sub specie aeternitatis en tra-
çant les rayons qui relient au centre tous les points de la
circonférence. Ce n'est donc point simplement en générali-
sant des observations concrètes que l'on atteint à
9
l'universel - autrement il faudrait dire qu'un événement
qui ne se produit qu'une fois est par essence intelligible -
C'est en spiritualisant le donné, c'est-à-dire en découvrant
10
dans le phénomène la trace de l'esprit , de manière à ce
que l'intelligence s'y retrouve chez elle et se meuve toujours
dans un domaine intérieur à la pensée.
C'est ce retour au centre qui distingue la connaissance
sensible. La pensée est esprit et rien n'y peut entrer qui
n'ait en quelque manière pris la forme de l'esprit.
• • •
11
Elle ici : la vérité.
12
Image est pris ici au sens de représentation intelligible.
la pression du réel , qui varient considérablement en rai-
son aussi bien du savoir acquis et du mouvement de la
pensée que du progrès des techniques dont dispose la re-
cherche. Il est donc impossible de faire fonds sur ces évi-
dences d'aujourd'hui qui apparaîtront demain, au regard
d'une théorie plus compréhensive, comme de simples ap-
proximations, telle la conception mécaniste des forces de
gravitation par rapport à la notion géométrique de courbure
14
de l'espace-temps . Comme d'ailleurs, ni l'expérience ne
cesse jamais de s'enrichir, ni le calcul de se développer, il
est clair que la science ne pourra jamais s'arrêter et que
le mystère du réel lui échappera toujours. Mais n'est-ce
15
pas là l'indice q u ' i l n'a point par lui-même un sens com-
plet et qu'à moins d'y percevoir une relation transcendante,
nous n'en saisirons jamais la signification, de même que
l'analyse des éléments matériels d'un tableau, aussi poussée
qu'on l'imagine, ne saurait rendre compte de sa beauté.
16
Nos c o n c e p t s , dans cette hypothèse, seraient doués d'une
double polarité : appuyés sur les faits et ouverts sur l'Esprit,
lestés d'un contenu matériel toujours provisoire et soulevés
par un élan spirituel intemporel, éparpillés sur la circonfé-
rence et capables de se recueillir au centre, assujettis à la
relativité et tendus vers l'absolu ; assez intuitifs pour cadrer
avec l'expérience, assez universels pour aboutir à la vérité ;
mouvants comme les phénomènes, variables en fonction
des points de vue que nous prenons sur eux, évoluant avec
la recherche et plus ou moins riches suivant la profondeur
des niveaux qu'elle atteint, mais toujours aimantés par une
13
Cf. F. Gonseth, Les mathématiques et la réalité, p. 376.
1 4
Cf. J. Thibaud, Vie et transmutation des atomes, p. 211, Albin Michel.
15
II ici : le réel, l'univers que nos observations et nos expériences s'effor-
cent de saisir.
1 6
Nous n'envisageons ici que les concepts dont la science fait usage.
immuable Réalité: offrant «des directions de pensée» et
non point une vision statique des choses et pouvant
conduire malgré leur inachèvement à la joie de connaître,
par ce passage mystérieux du dehors au dedans où le dis-
cours se repose dans le silence de la contemplation.
• • *
2 1
Cf. suivant une expression de Rilke dans les lettres à sa femme dans
l'analyse admirable « de la Dame au fauteuil ».
2 2
Que toute réalité est «par delà».
Présence
1
En ce sens que tout ce qui ne nous révèle et ne nous communique pas
à quelque degré cette Unique Présence, nous'donne le sentiment de l'absence
et du vide.
Aussi variés que soient leurs moyens d'expression,
aussi diverses que soient leurs œuvres, ils ne nous attei-
gnent vraiment qu'en nous communiquant en quelque me-
sure la transparence de leur génie. Nos limites reculent,
un espace infini s'ouvre devant nous, et nous voici tout
tremblants au seuil du sanctuaire de nous-mêmes.
Qui est là? Il est sans doute prématuré de le dire.
Nous sentons qu'en nous, nous ne sommes plus en nous.
Nous ne pouvons éluder le don de nous-mêmes, qu'en
éteignant la clarté naissante dont la splendeur vient de nous
ravir.
Le génie est ingénu. Toute sa puissance vient de sa
candeur. Un instant au moins il s'est livré tout entier et
l'œuvre porte à jamais la trace de ce contact. S'il est très
grand, il la dépasse encore, et au delà d'elle-même nous
communions à son esprit, vivant de sa vie, envahis par la
Présence en laquelle il s'efface, investis du Bien qui est en
2
lui sans être l u i , pour le communiquer à notre tout comme
une source inépuisable de vie.
L'art et la science confirment à leur manière le témoi-
gnage de la sainteté. Tout humanisme vrai, toute culture
authentique est une présence réelle.
2
II se dégage de toute personnalité authentique une vertu personnifiante
qui nous ramène au Centre et nous recueille en la Présence lumineuse qui
Est à la fois, le secret le plus intime de notre âme et le lien unique d'une
universelle communion. Ce qui suppose qu'Elle est tout ensemble, au dedans
et au delà de nous-mêmes : notre intériorité coïncidant avec l'altruisme diapha-
ne qui nous rapporte à Elle.
Certitude
1
Ed. Brunschvicg 234
2
553
3
Jean III 21.
prêt à répondre. Il adhère ainsi d'intention à tout ce qui
pourra lui être proposé et embrasse implicitement le terme
obscurément pressenti vers lequel il est tendu.
Dans ce sens, il a déjà trouvé. C'est pourquoi, aussi
paradoxal que cela puisse paraître, il doit chercher. Tout
problème digne de notre attention est l'amorce d'une dé-
couverte, et la manière même dont il se pose indique déjà,
dans une certaine mesure, la direction dans laquelle s'offre
une chance de le résoudre. Les exigences qu'il comporte
dessinent en filigrane les conditions qui satisferont à son
énoncé comme les irrégularités des mouvements d'Uranus
orientaient vers la position de Neptune les calculs de Le
Verrier.
«Problêma»
• • •
• • •
2
Mesure du temps : cette expression est évidemment très équivoque,
comme le rapport évoqué, quelques lignes plus haut, entre l'heure du chrono-
mètre et la durée de la joie. En réalité le temps astronomique (fondé sur la
régularité hypothétique des mouvements de la terre, sur son axe ou autour
du soleil) n'est qu'un système de référence extérieur et conventionnel. Le
temps véritable, le temps vécu est fonction de notre évolution physiologique,
(à laquelle les astres, il est vrai, ne sont point étrangers) des différences de
potentiel physico-chimique qui se succèdent de la naissance à la mort. Ce
temps n'est pas uniforme puisqu'il varie avec l'âge. Il sous-entend une durée
qui lui est irréductible, en laquelle se développe la sagesse, l'art, la vertu, en
un mot toute la vie de l'esprit. C'est de cette durée spirituelle que nous disons
qu'elle élude la mesure du temps, dans quelque sens que l'on entende celui-
ci. Cf. Lecomte du Noiiy, Le temps et la vie, p. 218 et seq. en particulier 238.
touchent par le fond, comme réduites au centre où elles
coïncident. La même lumière les rend diaphanes Tune à
l'autre, le même Esprit les identifie dans une commune
respiration, la même grâce les affranchit de leurs limites.
Une Présence infinie circule de l'une à l'autre qui recueille
la tendresse dans la majesté du silence. La rencontre est
si totale qu'elle demeure désormais le lien informulé auquel
on se réfère sans cesse. On revient au discours, on reprend
les thèmes accoutumés ; les tendres habitudes des échanges
familiers. Ce n'est qu'un voile que l'on jette sur l'éclat de
ce moment unique que l'on sent vivre entre soi comme un
divin secret.
La mort n'y portera nulle atteinte. Elle peut mettre
un terme à l'évolution de la durée mobile, figer un point
sur la circonférence où le devenir a sa trajectoire : elle ne
mord pas au centre, où la vie a sa source éternelle.
• • *
3
Ces deux durées : d'une part la durée mécanique ou physico-chimique
des astres et les durées biologiques des organismes vivants, et d'autre part la
durée tout intérieure du présent infini de l'Eternité.
temps en l'éminence de son présent où notre futur lui-
même est inclus. La pré-vision est superflue là où la vision
suffit.
Le télescopage des plans dans l'horizon prophétique
où semblent coïncider parfois des événements qu'un long
intervalle de temps sépare, provient peut-être d'une partici-
pation imparfaite à ce présent mystérieux dont nos plus
hauts états d'âme nous donnent le pressentiment.
Si nous sommes la proie du devenir dans une durée
biologique irréversible, nous n'en sommes pas moins appa-
rentés à l'éternel sur le plan de l'esprit. De la circonférence
où se situe notre évolution cosmique, nous pouvons nous
recueillir au centre, en la durée immuable où la vie a sa plé-
nitude.
« Le sentiment de notre éternité intime n'empêche pas
les individus de mourir » dit L . Brunschvicg dans la conclu-
4
sion de son livre sur « La Raison et la Religion » .
Cela est vrai, si l'on entend par individu ce par quoi
l'homme est un fragment d'univers et demeure soumis à
ses lois. Mais l'homme n'est pas que cela et ce qui le
constitue en propre est précisément d'un autre ordre.
Dès là, qu'il est capable de concevoir et d'éprouver
en quelque manière l'éternité, il émerge du temps et il est
déjà au-dessus et au-delà de la mort.
5
L'individu doit mourir, la personne est immortelle.
4
P. 262.
5
En entendant par personne : ce qui en nous ne peut dès maintenant
vraiment vivre qu'au niveau de l'éternel, notre humanité, en sa notion différen-
tielle, en sa valeur et en sa dignité, spirituelles en son autonomie à l'égard du
devenir temporel (physico-chimique et biologique) fondée sur son ouverture
mystérieuse au Divin.
Vérité biologique
1
Liv. x XXIII.
2
Soliloques V. « verum est id quod est » ap. Seutroul : Kant et Aristote,
p. 68.
Mais si l'être est ce qui est, une telle définition suppose
tout ensemble qu'il nous est possible d'appréhender ce qui
est et de nous tromper. Autrement toute notion de l'être
serait droite et ce mot serait superflu dans notre définition.
Est-ce notre perception qui risque d'être en défaut,
ou le jugement que nous fondons sur elle, ou tous les deux ?
Et quelles pourraient être nos responsabilités dans ces
défaillances ?
• • •
5
A.S. Eddington, La Nature du monde physique (trad. Gros), p. 12.
d'entretenir avec lui, qu'elles nous en transmettent l'appel
suivant la réponse que nous avons à lui donner. Mais nous
les dirons tout aussi bien objectives dans ce sens qu'elles
seules nous mettent réellement en équation biologique avec
lui.
« L'organe, dit très justement M. Armand de Gramont
6
dans son livre sur Les problèmes de la vision , remplit un
rôle bien déterminé. Si l'instrument le complète et souvent
le dépasse, c'est qu'il vise des objets extérieurs à notre
sphère naturelle d'action, nous prolonge en dehors de notre
habitat normal, ou répare une faiblesse physiologique occa-
sionnelle. Nos yeux participent en premier lieu à la protec-
tion d'une existence dont ils partagent les moyens. Il s'agit
en somme pour l'œil d'envisager correctement le milieu
restreint qui correspond à notre échelle organique». Il suf-
fit qu'il nous permette d'en discerner la configuration, qu'il
sache apprécier, avec l'aide du toucher, les distances utiles,
qu'il nous oriente exactement dans Y espace vital où doivent
s'inscrire nos réactions.
Une grande prudence est donc requise de quiconque
prétend dénoncer les illusions auxquelles nos sens nous
exposent. On risque toujours, en faisant cette critique, de
jouer sur deux tableaux et de détruire avec les lunettes du
savant les perspectives indispensables à l'échelle biologique.
Celle-ci implique assurément une connaissance limitée et
anthropomorphique. Elle est vraie dans son ordre. L'uni-
vers « se joue » en nous selon que nous devons « nous jouer »
en lui.
• • •
7
Le Dr Remy Collin signale dans son beau livre sur « les hormones » les
facteurs hormonaux et gonadiens, accordés à la lumière, qui influent sur
l'instinct migrateur des oiseaux (p. 321), aussi heureusement qu'il souligne
les sources hormonales du psychisme en général et du nôtre en particulier (p.
297 et suiv.).
8
Le Dr Edouard Claparède a fait sur la diversité des univers animaux
et humains les plus fines observations dans le chapitre si nuancé : « D e l'intelli-
gence animale à l'intelligence humaine » qui est sa contribution au « Mystère
animal » paru dans la collection « Présence » (p. 140 et suiv.).
Et comme la manière d'être propre à nos sens corres-
pond à des besoins concrets et particuliers, il s'ensuit que
la connaissance sensible n'est jamais universelle. Le donné,
« l'objet » quelle que soit sa réalité intrinsèque y est toujours
perçu en sa conformité au sujet ou, ce qui revient au même,
suivant le degré d'adaptation biologique de celui-ci à son
milieu vital. Ce qu'on appelle, si l'on veut, et tout aussi
légitimement, sa conformité à l'objet, pourvu que l'on se
9
souvienne que cette double conformité joue à un niveau
10
déterminé à l'exclusion de tout autre.
Cette restriction ne nous autorise pas à déprécier la
connaissance sensible, et il est au fond absurde de parler
à son propos, comme nous l'avons fait plus haut, par simple
commodité de langage, de grossière approximation, puis-
que ses limites sont les conditions de sa validité.
Il reste vrai pourtant que les univers biologiques tels
que nous les avons définis sont tous «hypocimé-
1 1
nomorphiques » et ont tous ce caractère commun de n'ê-
tre pas universels.
9
Ou conformité réciproque.
1 0
A une échelle particulière.
11
= subjectiformes (hypokeimenon = sujet, morphê = forme) perçus
par référence au sujet et affectés d'un coefficient de valeur biologique.
Vérité scientifique
• • •
• • •
1
Cité par Lecomte du Noûy, L'homme devant la science, Flammarion, p.
2
L'évolution des idées en physique, p. 288, Flammarion.
3
En, ici : de l'univers.
et par ses propres méthodes, n'y atteignît point. Si elle
semble à cet égard pleine d'incertitude et d'hésitation, cela
provient peut-être du fait que ce qu'elle nie est plus clair
que ce qu'elle affirme.
• • •
• • •
• • •
11
Jean Thibaud, op. cit., p. 209, 212. Lecomte du Noûy, Le temps et la
vie, p. 253. Cf. A. Dognon et E. et H. Biancain, Les ultra-sons et les êtres
vivants, Revue de Paris 15 Mai 1938, p. 412.
12
Lecomte du Noûy, L'homme devant la science, p. 273.
1 3
D e la science physique, cela va sans dire.
Einstein et Infeld ajoutent cette remarque: «Cette
e
conception paraît inepte et naïve au physicien du X X
siècle. Il serait effrayé de penser que la grande aventure
de la recherche pût être si tôt finie et qu'il fût possible
d'établir pour tous les temps une image de l'univers qui,
1 4
quand même elle serait définitive, serait sans intérêt. »
Ces savants comme tous les opérateurs de la nouvelle
physique seraient sans doute les premiers à inscrire ces
lignes sous leurs propres théories. L'image qu'elles offrent
de l'univers, à supposer qu'elle fût définitive, serait sans
intérêt. Si le sens commun pouvait s'y adapter, si l'opinion
publique en prenait son parti comme elle l'a fait, à retarde-
ment, pour la révolution de la terre, toute cette nouveauté
jaillissante où s'atteste si magnifiquement l'élan de l'esprit,
se figerait sans doute en une vision statique et banale qui
la priverait de toute fécondité.
Que le monde soit arrangé de telle ou telle façon, au
fond ce n'est pas cela qui importe, mais le sens que cet
arrangement offre pour l'esprit, l'ouverture qu'il lui donne,
l'effort qu'il exige de lui, raffinement qu'il lui confère, le
désintéressement qu'il suscite en lui.
Il ne s'agit pas d'aboutir à des constats purement maté-
riels, tels qu'en foisonne, dans les journaux, la chronique
«des chiens écrasés». Tant d'hommes de génie, tant d'hé-
roïques chercheurs ne pourraient se consacrer à une tâche
aussi vaine. Aussi bien tout autre est leur intention: à
travers la nouveauté d'une recherche qu'il est impossible d'ache-
ver, ils poursuivent inlassablement une vérité qui ne s'épuise
point, et qui à cause de cela même ne pourra jamais tenir
tout entière dans une formule. Si l'on pouvait dire : «c'est
comme ça», c'est qu'on l'aurait déjà perdue. On ne saurait
donc la trouver en passant d'un arrangement à un autre
1 4
Einstein et Infeld, L'évolution des idées en physique, p. 59, (la citation
de Helmholtz se trouve à la même page.) Cf. Remy Collin, Les hormones, p.
337.
simplement plus abstrait, encore qu'il faille sans cesse s'ou-
vrir à une perspective nouvelle.
On commence à l'atteindre, en retrouvant dans l'uni-
vers le courant qui en nous aboutit à l'esprit, en coïncidant
avec l'élan qui monte vers la vie, en s'identifiant à la lu-
mière qui dans l'intelligence allume la flamme du vrai.
La science est inséparable du savant. La vérité est en
15 16
e l l e dans la mesure où e l l e vit en lui. Toutes les formu-
les, en effet, toutes les techniques peuvent s'apprendre:
17
la vérité se v i t .
L'acte de connaître est par excellence un acte humain
qui engage l'homme au plus haut de lui-même, et qui
requiert de lui une suprême probité. S'il comporte un juge-
ment, c'est celui de Vhomme autant que celui de l'objet. Il
peut ne voir dans la réalité qu'une chose dont il use, lui
imprimer ses limites et la faire mentir au gré de ses pas-
sions : elle devient opaque de toutes les ténèbres qui sont
en lui, et participe à l'absence qu'il crée autour de lui. Il
peut y percevoir au contraire une référence à l'esprit qui
le veut disponible pour s'expliciter en lui. Elle acquiert
alors des profondeurs qu'aucun instrument physique ne
pourra jamais sonder. Elle demeure au delà de toute saisie
qui ne soit celle de l'esprit. L'expérience et le calcul peu-
vent fournir le circuit mais non le courant d'où jaillit l'étin-
celle. Tout le problème est d'être orienté, d'aller dans le
sens du réel, en participant à l'aimantation qui le soulève.
L'univers, en effet, a un sens auquel notre intelligence doit
consentir et qu'elle connaît dans la mesure où elle
15
Elle, ici : la science.
16
Elle, ici : la vérité.
1 7
Cela ne veut pas dire qu'elle ne puisse ni ne doive être enseignée (bien
au contraire) mais signifie seulement que l'enregistrement matériel et automati-
que de la formule n'apporte aucune lumière, le facteur décisif étant ici l'atten-
tion de l'esprit à l'enseignement intérieur dont la parole du maître n'est que
la cause instrumentale. Cf. E. Gilson, Introduction à Vétude de St Augustin, p.
87, 137, en particulier p. 99.
l'accomplit . La vérité le traverse mais comme une direc-
tion où s'atteste le Pôle de son évolution. Et nous ne la
percevons qu'en étant nous-mêmes tournés vers L u i , en
conspirant à cette immense parturition de la vie et de
l'esprit où l'histoire de l'univers a son mystère.
Un constat matériel, mécaniquement enregistré ne
peut rien donner. Définitif, il signifierait la fin de toute
recherche et la mort de l'esprit. Si la science véritable
s'atteste en ce mouvement «qui va toujours plus outre»
c'est qu'elle emprunte sans cesse au réel de quoi dépasser
ses limites à elle, comme à lui. La «grande aventure» c'est
qu'elle est aux prises avec l'Infini et qu'elle peut d'une
1 9
certaine manière s'identifier à Lui et collaborer avec L u i .
• • •
18
Qu'on veuille bien excuser l'audace de cette abréviation ; accomplir un
sens n'est peut-être pas très heureux. Nous ne trouvons aucun mot qui traduise
mieux à la fois ce que l'intelligence emprunte au réel en s'identifîant à lui et
ce qu'elle lui apporte en explicitant son élan dans une pensée consciente :
aucun terme d'ailleurs ne nous paraît plus apte à exprimer le caractère ontologi-
que de la connaissance. Connaître c'est être (ce que l'on connaît en participant
en quelque manière à la lumière qui le fait être et qui le rend intelligible).
1 9
« Mais un autre enseignement se dégage de l'étude d'une question
comme celle des hormones et qui concrétise un des aspects principaux de la
science : je veux parler de l'instabilité des théories qu'elle édifie et qui pourtant
lui sont nécessaires comme instruments de recherche. La poursuite de la vérité,
enivrante par son dynamisme est parfois une chose décevante : on croit saisir
une forme stable : il ne reste entre les mains du savant qu'une ombre fugitive
et presque évanescente, et c'est avec une série de ces ombres qu'il s'agit de
reconstituer une réalité substantielle... Ce qui toutefois fait la grandeur de la
science et la noblesse de l'état de savant, c'est précisément la soumission aux
faits tels qu'il nous est donné de les connaître : en première approximation
toujours, en définitive jamais. Dans son combat avec l'ange, Jacob a le dessous,
mais il ne s'avoue pas vaincu et il continue la poursuite de la vérité qui se
dérobe. Elle abandonne toutefois, en fuyant, quelques fils de sa robe et quel-
ques rayons de son corps. D e ces reliques chatoyantes, l'homme de science
construit ardemment une figure, mais il est obligé de recommencer sans cesse.
La figure éphémère qu'il est, est cependant toujours plus belle et le sculpteur
L'équation biologique, qui est la vérité des sens, défi-
nit un univers conforme à nos nécessités. Elle est objective
parce qu'elle seule nous adapte réellement à notre milieu
vital. Elle est subjective dans la mesure où elle applique
à tout l'échelle de nos besoins.
L'intelligence nous oblige à dépasser cet anthropomor-
phisme et nous oriente vers une réalité sans attache avec
nos intérêts. Les méthodes scientifiques ont poussé jusqu'à
l'extrême rigueur cette critique de la perception sensible,
et ont ébranlé dans une large mesure la philosophie natu-
relle que nous avions imprudemment édifiée sur elle.
L'univers s'est déshumanisé, et l'esprit s'est un jour
trouvé à cette bifurcation tragique où la réalité semblait
20
perdre toute signification. Ad veritatem per scientiam ? .
Quelle cruelle ironie ! Nous allions d'un arrangement à un
autre en d'éphémères synthèses que des recherches ulté-
rieures ne cessaient de remettre en question. Bien plus,
nous percevions de plus en plus nettement que toute repré-
sentation qui aurait le malheur d'être définitive, par cela
même perdrait tout intérêt.
L'esprit ne serait-il qu'un éclair de conscience où l'uni-
vers en nous attesterait sa faillite ? Bertrand Russel a expri-
mé dans des lignes indiciblement pathétiques tout le déses-
poir d'une telle perspective. « Que l'homme soit le produit
de causes qui n'eurent jamais en vue le but de leurs efforts ;
que son origine, son développement, ses espoirs et ses
inquiet, conscient de l'humilité de son œuvre, mais ferme dans son idéal,
espère qu'à la limite, il lui sera donné de contempler et d'aimer la Forme
éternelle et immuable à laquelle il a voué son âme».
Cette conclusion magistrale de Remy Collin (Les hormones, p. 337) corro-
borée avec une particulière autorité par les pénétrantes suggestions de Lecomte
du Noûy dans ses livres si riches de pensée : Le Temps et la Vie et L'homme
devant la science (voir dans ce dernier livre en particulier p. 120, note 2, p.
139, 173, 181, 202, 209, 219, d'Helmholtz, rapportée plus haut, qui est une
des plus émouvantes que nous ayons jamais lues.
2 0
A la vérité par la science.
terreurs ne soient que le résultat d'accidentelles collisions
d'atomes ; que ni feu, ni héroïsme, ni intensité de pensée
ou de sentiment ne puissent prolonger une vie individuelle
au-delà de la tombe : que tous les labeurs des siècles, tout
le dévouement, toute l'inspiration, tout l'éclat éblouissant
du génie humain soient destinés à s'éteindre, dans la vaste
mort du système solaire, et que le temple entier de l'œuvre
de l'Homme doive inévitablement être enterré sous les dé-
bris d'un univers en ruines, toutes ces choses, même si
l'on peut les discuter, sont cependant l'expression d'une
vérité si proche de la certitude, que si elle les rejette aucune
philosophie ne peut espérer vivre». «Sur le fondement
d'un inflexible désespoir peut seule être construite avec
21
sûreté la demeure de l ' â m e » .
Mais comment fonder sur le néant toute l'évolution
de la pensée, toute la fécondité du génie, toute la dignité
et tout le désintéressement de la science, toute la lumière
enfin que le savant puise en cette réalité décevante, si elle
ne portait obscurément en elle de quoi soutenir son élan,
orienter sa recherche et nourrir sa ferveur ?
Par une sorte d'osmose mystérieuse l'esprit communi-
que avec sa tension, s'identifie à son mouvement, et avec
elle aspire au-delà d'elle et de lui-même.
L'univers s'est déshumanisé : mais il s'est peut-être
spiritualisé dans la même proportion.
La conversation des vrais savants et tant d'ouvrages
qui honorent l'intelligence humaine nous autorisent à le
22
croire .
2 1
Cité par Lecomte du Noiiy, L'homme devant la science, p. 223 note 1
(la dernière phrase citée est en anglais, au début de la note).
2 2
Les rugissements et la folie des hommes de guerre ne peuvent nous
faire oublier le silence et la grandeur des serviteurs de l'Esprit en qui la dignité
humaine s'affirme éternellement.
En s'éloignant du réel sensible, la science s'est sans
doute rapprochée du réel tout court; sa continuité et sa
persévérance, en dépit de l'écroulement sucessif de ses
hypothèses, l'attestent plus encore que ses succès.
• • •
2 3
Cf. Maurice de Broglie, Atomes, radioactivité, transmutations, p. 119,
A cette condition la science conduit à la vérité, et on
peut l'aimer «parce qu'elle est une grande œuvre de
24
l'Esprit» .
2 4
Louis de Broglie, Matière et Lumière, p. 10.
Vérité absolue
• • •
• • *
1
C'est tout au moins sa mission essentielle, les résultats utiles ne pouvant
la spécifier formellement.
Critère
1
L'homme devant la science, p. 122, note.
avec le réel. Leurs illusions sont la rançon de leur adapta-
t i o n à notre milieu normal. Notre évolution matérielle
2
en symbiose avec la trame cosmique ne peut s'y intégrer
qu'en vertu d'un système de corrélations déterminées dont
est fonction l'échelle particulière qui s'impose à toute per-
ception sensible.
• • •
• • •
5
Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, p. 79.
6
N é vers 460 avant J.C.
7
Einstein et Infeld, L'évolution des idées en physique, p. 57.
8
Lecomte du Noûy, L'homme devant la science, p. 51.
9
Claude Bernard cité par Lecomte du Noùy, Le temps et la vie, p. 18.
1 0
Idem ibid., p. 17 quid proprium : ce qui est propre à ce qui caractérise
(la vie).
nomènes supposent une organisation qui se superpose aux
actions physico-chimiques, une complexité harmonieuse-
ment coordonnée qui semble correspondre à un plan parfai-
11
tement d é t e r m i n é . «Notre corps est formé de cellules et
les cellules d'atomes; mais ces cellules et ces atomes ne
sont pas toute la réalité du corps humain. La façon dont
les atomes, les molécules, puis les cellules sont agencés et
d'où résulte l'unité de l'individu, est aussi une réalité et
12
combien plus intéressante» . Dans tous les organismes
vivants, «les caractères des individus se superposent tou-
13
jours aux caractères des m a t é r i a u x » . Les phénomènes
physico-chimiques sont « la base matérielle de la vie, mais
14
non la vie elle-même» . Sans doute eux seuls nous parais-
sent à l'œuvre comme un tableau semble résulter de la
seule manipulation des couleurs. Mais il y a autre chose
qui est précisément l'essentiel.
C'est vraisemblablement en vertu d'un processus ana-
logue, en raison d'un phénomène d'intériorisation semblable
que certaines radiations électromagnétiques se transfor-
ment en couleur dans notre regard et que certaines vibra-
tions du milieu élastique deviennent des sons pour nos
oreilles, l'agitation moléculaire : chaleur, nos réactions phy-
15
siologiques: durée et nos efforts musculaires: e s p a c e .
Si nous sommes aptes à percevoir la grande symphonie
cosmique et si nous croyons l'entendre en effet, c'est peut-
être qu'elle se joue. Il n'y a en tout cas aucune raison de
penser que nos sensations sont quelque chose de moins
réel que la vie, dont la base matérielle est toute physico-
16
chimique, et que la nature qui aboutit à celle-ci aussi
11
Lecomte du Noiiy, L'homme devant la science, p. 136-161 en particulier
p. 158. Cf. p. 173.
12
Lecomte du Noiiy, Le temps et la vie, p. 53.
13
Ibid., p. 54.
14
Ibid., p. 79.
15
Armand de Gramont, Problèmes de la vision, p. 99, 177.
1 6
C'est-à-dire à la vie.
bien qu'à nos sens, n'a pas de quoi fonder le message qu'ils
nous transmettent.
On ne voit d'ailleurs pas que les vrais physiciens aient
jamais éprouvé le moindre désespoir devant cet univers
morne, silencieux, obscur. Ils ont continué à l'explorer
sans relâche, percevant toujours mieux son inépuisable
nouveauté dans les découvertes qui en transforment inces-
samment l'image en ouvrant des perspectives toujours plus
amples à l'esprit.
• • •
* • •
• • •
2 0
Et personnel, présent à tout, tout en demeurant essentiellement trans-
cendant, que l'on voudrait pouvoir appeler universel concret, à cause de la
plénitude d'être et de vie qui se rencontre en lui, si ce terme n'impliquait par
son étymologie même une composition incompatible avec sa suprême simplici-
té.
2 1
Ouvre du verbe ouvrer : opérer.
2 2
En, à savoir du sensible.
Cela ne dispense pas, assurément, des vérifications
expérimentales qu'il faut toujours opérer avec une extrême
rigueur, autant que le permettent les moyens dont on dispo-
se. Ces moyens, d'ailleurs, varient suivant les progrès des
méthodes et des techniques, lesquelles à leur tour dépen-
dent très largement des intuitions du génie. La rigueur
d'aujourd'hui ne sera plus considérée demain qu'à titre
d'approximation, valable à une certaine échelle, et il en
sera ainsi tant que vivra la pensée. Les faits scientifiques
eux-mêmes en effet se modifient proportionnellement au-
23
tant que les théories , suivant l'ampleur de la perspective
adoptée et le degré de finesse de l'observation.
La seule chose qui demeure est une continuité de direc-
tion comme l'exprime très bien le terme d'approximation,
lequel implique en outre qu'une théorie nouvelle doit
contenir éminemment tous les avantages de celle qu'elle
remplace, en expliquant tous les faits que celle-ci embras-
sait, en la complexité plus grande de ceux qui déterminent
sa propre apparition. A mesure que la science avance, la
sève du réel semble se cacher à un niveau plus profond.
Tout ce qui s'en est déjà intégré à la pensée s'y dessèche
et meurt, à moins qu'un apport nouveau incessamment ne
le vivifie, comme si la nature n'était qu'un mouvement
vers l'esprit et que tout le sens, toute la vocation de la
pensée fût de concourir à cette promotion.
Tout le mystère de la connaissance consiste à s'insérer
dans ce courant spirituel pour devenir soi-même, par une
coïncidence toujours plus étroite avec lui, un pur élan vers
l'Esprit qui s'atteste en lui, puisqu'aussi bien ni la matéria-
lité de l'univers n'en peut être la source, ni notre pensée
qui procède toute entière de lui.
Toute la lumière vient de ce contact, toute la joie de
2 3
Eddington, L'univers en expansion, trad. Rossignol, p. 25 : « c e qu'on
appelle un fait est dans tous les cas une interprétation théorique d'une observa-
tion ».
connaître toute la certitude de savoir.
Quand un pêcheur sur la mer lisse qu'enveloppe la
gloire du couchant pousse sa barque, un soir d'été, dans
l'eau profonde, ses rames éveillent un ruissellement d'or.
Une joie mystérieuse lève dans son cœur, le soleil disparu
de l'horizon luit dans l'obscurité marine.
Telle est la joie du savant quand dans l'ombre des
phénomènes qu'il ne se lasse de scruter, il voit surgir sou-
dain la trace de l'Esprit. Il ne lui est sans doute jamais
donné de Le contempler à découvert. C'est en sa Présence
pourtant qu'il ne cesse de se mouvoir et c'est d'elle qu'il
reçoit toute clarté: la suprême évidence luit dans cette
rencontre avec la Vérité en personne.
2 4
Qui n'est autre chose que de goûter la saveur de la Vérité.
Sagesse
4
C'est-à-dire ceux qui nous font réellement progresser dans la Vérité,
qui nous identifient plus étroitement à la Lumière (c'est pourquoi nous avons
écrit connaissance au singulier).
5
Bien que ce soit Elle qui donne à leur responsabilité tout son relief et
tout son rayonnement, attestant ainsi Sa vertu personnifiante et Son caractère
éminemment personnel.
6 e
Auguste Rodin, L'Art, entretiens réunis par Paul Gsell, 2 éd., Grasset,
p. 52.
te, mais c'est du bonheur quand même, parce que c'est la
7
continuelle adoration de la vérité ». « Le vulgaire s'imagine
volontiers que ce qu'il juge laid dans la réalité n'est pas
matière artistique. Il voudrait nous interdire de représenter
8
ce qui l'offense dans la N a t u r e » . Vaine opposition, pour
l'artiste « tout est beau, parce qu'il marche sans cesse dans
la lumière de la vérité spirituelle » et que la laideur même
s'illumine à ses yeux, en se profilant sur la divine Beauté
qui transparaît en sa difformité même, comme un sourire
sur un visage ravagé.
De même le savant, « dans la soumission aux faits tel
qu'il nous est donné de les connaître : en première approxi-
9
mation toujours, en définitive jamais » inlassablement vers
«la Forme éternelle et immuable à laquelle il a voué son
1 0
â m e » et d'où toute intelligibilité sourd comme de son
foyer, «marche sans cesse dans la lumière de la vérité
11
spirituelle ».
Si d'ailleurs il La suit jusqu'au bout, s'il L'aime assez
pour Lui conformer sa vie, il deviendra de plus en plus
sensible à Sa présence et acquerra cet instinct de la Vérité,
12
ce goût de la Lumière où resplendit la sagesse , par la-
quelle l'homme est soumis tout entier à la primauté de
VEsprit. Alors il reconnaîtra avec bonheur que le vrai savoir
13
est une forme d'obéissance , une restitution d'amour où
s'accomplit, en l'élan d'une pensée qui recueille en oblation
diaphane toute l'évolution cosmique, la vocation divine de
l'univers et il atteindra à cette contemplation où la connais
7
Ibid., p. 54.
8
Rodin, op. cit., p. 53-54.
9
Remy Collin, Les hormones, p. 337.
1 0
Remy Collin, Les hormones, p. 337.
11
Rodin, op. cit., p. 53-54.
12
Sagesse naturelle qui préfigure la sagesse infuse des dons du Saint-
Esprit et y prépare en quelque manière, comme elle en subit, en certains cas,
la lumineuse aimantation.
13
Comme notre ami le mathématicien Gustave Juvet voulait bien nous
récrire, un mois avant sa mort.
sance s'achève en prière, comme dans ces lignes si émou-
14
vantes de Pierre T e r m i e r :
« Certes, les académies ont raison d'instituer des prix,
de promettre des récompenses, pour encourager les cher-
cheurs. Mais quel prix peut se comparer à la joie de la
découverte? et quelle récompense ne paraîtrait misérable
à côté de celle que la Vérité décerne au chercheur qui l'a
dévoilée... La joie de connaître apparaît parfois tellement
accablante, que l'on a peur d'en mourir, comme de la
1 5
vision même de D i e u » .
L'artiste peut rejoindre le savant sur ces sommets et
prier sur la Beauté, comme il fait sur la Vérité, car le Vrai
et le Beau s'identifient en la Source divine et y sont égale-
ment infinie comme le Bien, dont on ne peut les séparer,
par où les humbles à leur tour accèdent à la sagesse.
Tout le monde ne peut être savant ou artiste à ce
degré suprême où s'atteste le génie, car il y faut des dons
particuliers, une méthode et une technique dont l'acquisi-
tion suppose des circonstances favorables et des loisirs au-
tant que du goût. La bonté ne requiert rien de plus qu'une
volonté droite et peut se réaliser en n'importe quel acte
humain. Cela ne veut pas dire qu'elle est facile, mais seule-
ment qu'elle est à la portée de tous comme la grâce qui la
fait triompher.
Il suffit en effet d'être attentif à sa conscience, pour
découvrir, dans les exigences mêmes de l'action « la lumière
spirituelle» pour se reconnaître engagé envers un Bien
transcendant, puisqu'aussi bien la fidélité toute intérieure
où s'affirme vraiment la dignité humaine suppose en soi
plus que soi-même. Dans le silence où l'âme se recueille
résonne « une voix plus forte que toutes les voix de la terre
1 4
Où l'aimantation des Dons que nous évoquions tout à l'heure est comme
transparente.
15
Pierre Termier, La vocation du savant, p. 16, Desclée de Brouwer.
et du monde, et qui domine le bruit des cataractes, le bruit
que font les peuples en marche, le bruit que fait dans le
1 6
cœur de chaque homme, le bouillonnement de la v i e » .
Dans le secret de l'esprit tout l'être peut devenir une offran-
de et l'infinité de la Présence qui l'accueille, s'atteste en
l'infinité de don qu'Elle requiert. D u Bien comme du Vrai
et comme du Beau on peut s'approcher sans cesse, sans
l'égaler jamais, et puisque toute action relève de son haut-
domaine, toute vie qui s'y prête est glorifiée par le règne
d'un Ordre divin.
La plus haute culture devient par là accessible à tous,
en la sagesse, où communient à la même Réalité transcen-
dante le savant, l'artiste et l'homme de bien.
Leurs conceptions et leurs expressions, leurs méthodes
et leurs activités, tous leurs moyens d'approche enfin, sont
différents, mais pourvu que chacun aille jusqu'au bout de
sa voie, tous se rejoignent au même Centre, s'effacent en
la même Présence, fraternisent en l'amour du même Esprit
et se sentent solidaires pour s'identifier tous à la même
17
Personne .
Les inégalités de la condition humaine sont abolies à
18
ce niveau et un sens c o m m u n peut unir tous les hommes
dans la grandeur en portant chacun au plus haut de lui-
même.
«C'est beau comme les montagnes» disait une petite
paysanne de Savoie, qui venait d'entendre une fugue de
Bach. Avec une âme ouverte sur l'Infini, elle était de plain-
pied avec les plus grands chefs-d'œuvre.
L'instruction est un fléau qui dégrade la science et
16
Pierre Termier, La vocation du savant, p. 16-17. Ces paroles s'appli-
quent, il est vrai, dans le texte à la vocation du savant, pour affirmer son
caractère irrésistible.
1 7
Ceci évidemment ne se vérifie pleinement qu'en la Sainteté qui est le
chef-d'œuvre de la grâce divine.
18
C'est-à-dire une direction commune.
abêtit l'esprit, si elle n'aboutit pas à cette ouverture. La
science est tendue vers la Sagesse où son discours s'achève
en des abîmes de lumière, de silence et d'amour.
Cela ne signifie pas assurément que la recherche soit
jamais close, car innombrables sont les voies et illimité le
progrès par lesquels le monde requiert en la pensée la
transparence de l'esprit.
Il n'est faute plus grande, tout au contraire, que de
borner l'horizon et de soustraire l'intelligence à l'appel de
l'Infini. Ce n'est qu'en faisant éclater nos limites, aussi
bien, que le savoir nous soustrait à la barbarie. C'est pour-
quoi, faute de s'ordonner à un Pôle transcendant, toute
culture n'est qu'une façade au bord du gouffre où les ins-
tincts de la brute méditent la ruine de la pensée et de
l'esprit.
L'humanisme vrai est celui qui se souvient toujours
que la grandeur de l'homme consiste à découvrir et à expri-
mer en soi cet Au-delà de soi « qu'il est aussi simple d'appe-
1 9
ler D i e u » .
1 9
Lecomte de Noiiy, L'homme devant la science, p. 258.
IX
Silence
• • *
1
1' : cette clarté qui se fait jour en l'esprit appliqué à l'étude de la Nature.
2
Son : ici, le monde.
adhérant à tout son inconnu par ce mouvement d'amour
qui nous fait vivre en elle.
Une attitude semblable ne peut manquer de s'imposer
à nous, dès que la pensée virtuelle latente dans les choses,
prenant vie en notre intelligence, nous apparaît soudain
comme la pensée de Quelqu'un, s'atteste tout au moins
comme le reflet d'une Pensée transcendante, et que la re-
cherche de la vérité s'achève en communion personnelle
avec l'Esprit qui remplit l'univers.
Alors il devient impossible de parler. Les mots éclatent
sous la pression de l'Infini. Définir serait limiter, expliquer
serait comparer : on parlerait d'autre chose. L'analogie peut
sans doute indiquer une direction certaine et fournir une
approximation valable, en excluant de l'Absolu tout mode
d'être intrinsèquement imparfait pour ne Lui attribuer que
les perfections pures, c'est-à-dire, celles dont la notion
n'implique par elle-même aucune limite.
Mais aucun procédé discursif ne saurait d'une telle
plénitude nous offrir un concept adéquat. Rien n'est plus
naturel d'ailleurs, puisque déjà le mystère de la personne
humaine échappe au discours, puisque, davantage, toute
réalité se dérobe à un inventaire exhaustif. Et cela parce
que dans le monde sensible la matière fait ombre avec tout
ce qu'elle comporte de hasard, de potentialité et d'inachève-
ment, que la complexité des phénomènes déjoue notre saga-
cité quand notre observation ne trouble pas leur délicatesse,
et que l'évolution cosmique où chacun d'eux est compris
nous est mal connue.
Il faudrait assurément la restituer tout entière pour
saisir toutes les connexions qui font de chaque phénomène
un moment de cette histoire. Et cependant, à supposer
que son déroulement matériel n'eût plus de secret pour
nous et que nous puissions l'embrasser d'une seule vue,
cela n'offrirait aucun intérêt puisque sa signification intelli-
gible peut seule être l'objet de la pensée. Ce n'est que pour
être traversée par un courant spirituel, aussi bien qu'elle
donne prise à l'intelligence.
Si elle s'accomplit au hasard, si tout son développe-
ment n'est qu'une suite d'accidents qui s'enchaînent en
vertu d'une nécessité matérielle, elle-même d'ailleurs par-
faitement inconcevable, nous pourrions tout au plus décou-
vrir et appliquer quelques-uns des procédés d'où ont coutu-
me de résulter certains effets, cette collection de recettes
ne fondera jamais une connaissance désintéressée.
Nous ne voyons aucun moyen d'échapper à cette alter-
native : ou la Nature porte réellement la trace de l'Esprit,
ou la science n'est qu'une chimère étrangère à toute réalité.
3
E n affirmer la valeur c'est donc se reconnaître engagé
dans un dialogue qui dépasse les phénomènes et avouer
que toute chose baigne dans une lumière transcendante et,
sous ce rapport, participe de quelque manière à son ineffa-
bilité.
C'est par là que du spectacle de la Nature la joie de
connaître sourd inépuisablement.
On ne saurait cependant conclure de ces remarques
qu'elles tendent à dissoudre la spécificité et la distinction
des choses dans une vague et commune ineffabilité et
qu'elles prétendent substituer une sorte de contemplation
mystique à l'étude expérimentale de l'univers. Rien n'est
plus éloigné de notre pensée.
Disons d'abord pour introduire un peu de clarté dans
nos idées, que c'est un outrage à la vérité comme à la
sainteté de confondre mystique et rêverie. Rien n'est moins
vague que l'objet auquel s'attachent les vrais contemplatifs,
4
puisque c'est la lumière à l'état p u r . Ajoutons que la
contemplation mystique n'est accordée généralement
3
En : de la science.
4
II est à peine besoin de dire que le mot de lumière est pris ici dans un
sens absolument spirituel et qu'il signifie la plénitude d'être, d'intelligence et
d'intellection qui ne se réalise qu'en Dieu.
qu'aux âmes qui ont appliqué à la recherche de Dieu, avec
le concours de la grâce, toutes les ressources de l'intelli-
gence humaine. Ils n'abandonnent les procédés normaux
de celle-ci qu'en vertu d'un mode supra-rationnel qui leur
est surnaturellement communiqué, sans qu'ils puissent pré-
voir ni le commencement ni la fin de ce mystérieux investis-
sement. Remarquons en passant, puisque l'occasion s'en
offre, que l'extase n'est point l'apanage obligé de tels états
et qu'on peut être mystique sans l'éprouver jamais. Rete-
nons enfin, que la certitude invincible de la Présence divine
dont les contemplatifs revendiquent l'expérience n'est pas
synonyme de vision de Dieu, ni de vision quelconque.
La seule comparaison qui nous paraisse offrir quel-
qu'image de cette rencontre mystérieuse c'est la commu-
nion qui s'établit parfois au sommet de l'amitié entre deux
êtres dont les âmes fusionnent silencieusement. Après s'être
exprimées, autant qu'elles en étaient capables, dans une
conversation de plus en plus intime, elles se sentent soudain
intérieures l'une à l'autre. Les mots jusqu'ici les guidaient
l'une vers l'autre en les révélant l'une à l'autre. Maintenant
l'ordre des facteurs s'intervertit : ce sont les âmes qui rem-
plissent les mots de leur présence en leur donnant une
résonance inconnue.
Enfin la vertu des paroles s'épuise. On a le sentiment
que l'on profane l'ineffable en essayant de le dire. Et la
conversation se poursuit du dedans au dedans en un silence
infini. De tels moments sont rares, on ne peut ni les prévoir
ni les provoquer. Ils sont donnés et ils ont la saveur de
l'éternité.
Nous dirons la même chose des instants privilégiés où
la science devient contemplation. On ne peut ni les prévoir
ni les provoquer et il est impossible d'y atteindre sans avoir
recueilli avec la plus scrupuleuse probité la leçon des faits,
en s'aidant de tous les moyens d'investigation disponibles
à l'époque où l'on vit: sans s'être à tout le moins mis à
l'école des maîtres qui soumettent inlassablement leurs hy-
pothèses au contrôle du réel. Il y a sans doute entre la
théorie et l'expérience un incessant va-et-vient qui les
conditionne réciproquement en modifiant tout ensemble la
5
figure du réel et les vues de l'esprit . Mais ce mouvement
d'une incroyable fécondité suppose précisément un échange
où la mesure physique intervient pour limiter le jeu de
l'esprit, et faire circuler dans ses créations la sève qui vivifie
l'univers.
Ainsi se maintient par une sorte d'équilibre oscillatoire
la correspondance entre les faits et les concepts. Mais à
travers cette suite d'accords fugitifs, un progrès tout inté-
rieur s'accomplit au sein de la pensée où, dans une lumière
grandissante, la symphonie toujours inachevée s'atteste
comme une marche vers l'Esprit, où le caractère provisoire
des synthèses est compensé par une direction constante vers
la même Vérité, qui fait coïncider, à chaque étape, dans
une harmonieuse rencontre, le sens des choses et le mouve-
ment de l'intelligence. De nos synthèses éphémères, aussi
bien jamais ne résulterait la moindre clarté, pas plus que
ne pourrait s'y affirmer l'unité et la continuité du savoir,
si un contact mystérieux avec la Source infinie vers laquelle
notre recherche est tendue, à chaque pas ne renouvelait
notre ferveur.
Connaître dans toute la force du terme, c'est en effet
s'approcher d'Elle et participer à Son rayonnement : c'est
autrement dit la connaître Elle-même, aussi obscurément
d'ailleurs que ce puisse être, et c'est donc aussi, de quelque
manière, communier à Sa présence.
Le mot Science peut ici s'écrire avec une majuscule
et tout son effort discursif céder au dialogue silencieux qui
5
Cf. Einstein, Comment je vois le monde, p. 163-173. Einstein et Infeld,
L'évolution des idées en physique, p. 56-60 et 286-289. Et, en plus des ouvrages
cités au cours de cette étude, le petit chef-d'œuvre de notre ami si regretté
Gustave Juvet, La structure des nouvelles théories physiques, Alcan, p. 156-177.
va du dedans au dedans, de l'esprit qui cherche à la Vérité
qui l'attire.
« Comme l'airain de la statue antique, dit Pierre Ter-
mier, qui devenait sonore dès qu'il était touché par les
feux du soleil, l'âme du savant s'émeut et vibre, aussitôt
qu'elle est rencontrée par une onde quelconque émanée de
l'infini : et l'émotion chez lui est permanente et inapaisable,
6
et la vibration devient un hymne, un chant p e r p é t u e l » .
La foi du chrétien ici vient sans doute à la rencontre de
l'élan du chercheur. Mais si elle va plus loin, elle ne fait
que couronner divinement un mouvement qui est l'âme de
la science. » Le savant, dit-il encore «ne songe... qu'à ras-
sembler plus de rayons, à s'approcher toujours plus près
du foyer mystérieux autour duquel il voudrait graviter
7
éternellement» . On ne peut mieux dire qu'il tend vers
une sorte de contemplation, et il est certain qu'il y parvient
quelquefois.
8
Pierre Termier nous a dit qu'il n'y avait pas pour l u i
de plus belle récompense.
• * •
6
Pierre Termier, La vocation du savant, Desclée de Brouwer, p. 21.
7
Pierre Termier, ibid.
8
Lui : le savant.
« O grammairien dans mes vers ! Ne cherche point le che-
min, cherche le centre ! mesure, comprends l'espace com-
9
pris entre ces feux solitaires. »
Il n'y a pas de chemin : le discours à lui seul ne peut
conduire au centre. N'est-ce pas déjà l'écho de l'enseigne-
ment mystique :
Pora venir à lo que no sabes
Has de ir por donde no sabes.
Pour parvenir où tu ne sais pas
10
Tu dois aller par où tu ne sais p a s .
11
Sans autre lumière que celle qui brûle dans ton c œ u r .
Tout le monde sait avec quelle prédilection les mysti-
ques accumulent les négations par où ils tentent d'exprimer
ce que Dieu n'est pas. Il n'est plus sûre manière à leurs
yeux de préserver le secret merveilleux dont ils vivent. Ils
craignent par dessus tout qu'on croie que cette divine ren-
12
contre «n'est pas plus que ce qui s'en e x p r i m e » . Ils
tremblent d'entendre ce « H é quoi, ce n'est que cela ! » qui
profane l'enthousiasme et meurtrit la joie.
S'ils consentent cependant à communiquer leur expé-
rience ou s'ils ne se peuvent tenir de l'exprimer, ils recour-
ront à la poésie qui nous ouvre à ce langage venu d'ailleurs
1 3
et qui « parle du dedans » comme St Jean de la Croix l'a
fait avec tant de bonheur, ou ils feront violence aux mots
pour briser leurs limites, en jouant avec les contradictoires
en tissant ces étincelants paradoxes dont l'excès cherche à
s'exprimer l'excès de la lumière qui les éblouit comme l'on
• • •
1 4
Des noms divins chap. I et VII.
15
Dont notre ami Louis Massignon nous a révélé la vie et la doctrine
dans sa thèse magistrale sur cette prodigieuse figure.
16
Aus dem Cherubinischen wanderesmann, Im Insel Verlag, Leipzig.
construire avec la lave refroidie des effusions mystiques.
Autant elles ont de valeur en leur jaillissement concret,
autant elles sont fécondes et diaphanes en l'équilibre de la
sainteté dont une divine Sagesse assure l'intégrité, autant
elles peuvent s'obscurcir et dégénérer, dès qu'on les arrache
à la vie qui les anime et les justifie. Il serait évidemment
absurde de conclure de la parole entendue par Ste Catherine
de Sienne « T u es celle qui n'est pas» que la créature
n'existe pas, et de construire là-dessus un monisme rigou-
reux. Il ne le serait pas moins, de tirer de la haine de St
François pour l'esprit de possession, la condamnation du
droit de propriété sainement entendu. Il faudra user des
mêmes réserves à l'égard d'une foule de textes qui ne font
qu'indiquer une direction pratique dont le caractère exclu-
sif et paradoxal ne vise qu'à neutraliser un excès par son
contraire.
Louis de La Vallée Poussin dans son étude sur le
Nirvana fait à ce propos une heureuse distinction entre
17
conviction et savoir en cherchant «dans des considéra-
tions morales et thérapeutiques une des sources ou la prin-
18
cipale des thèses nihilistes du B o u d d h i s m e » , pour
conclure «qu'une métaphysique destructive a été soudée
paradoxalement et par un accident secondaire à une disci-
1 9
pline de Yoga » en répudiant l'équivalence si souvent
20
affirmée entre Nirvana et anéantissement .
Le Père Dandoy a montré à son tour avec l'information
la plus sûre et la plus généreuse compréhension comment
l'Advaïta avait glissé de l'affirmation exclusive de l'Etre en
21
Brahma au monisme qui nie la réalité du m o n d e .
11
Nirvana, Beauchesne, p. 118.
18
Ibid., p. 120.
19
Yoga : effort, méthode de concentration ou technique du recueillement
appliquée à l'ascèse. Ibid., p. 128.
20
Ibid., p. XIV et suiv. Cf. p. 145 et suiv.
2 1
C. Dandoy, L'ontologie du Vedânta, Desclée de Brouwer, p. 151-156.
L'éblouissement causé par la plénitude d'Etre contenu
dans l'Absolu fait paraître néant tout ce qui n'est pas lui.
Mais ce sentiment où l'orgueil est réduit en cendres ne
peut se transformer en proposition métaphysique sans en-
gendrer de véritables catastrophes.
Al Hallaj paya du supplice de la croix l'interprétation
qui convertit en ontologie le cri fameux de son extase : Ana
22
VHaqq. Je suis la V é r i t é .
• • •
2 2 r e
Louis Massignon, Al Hallaj, l éd., p. 413-414427 et 764-766. Cf.
Massignon et Kraus, Akhbàr al Hallaj, p. 106.
Equivoques
1
Entendez : la valeur de la science.
2
Rodin, op. cit., p. 239.
et il en tire des nombres, des théories, d'où naissent les
prévisions que l'expérience vérifie ou dément, en suggérant
de nouveaux points de vue qui modifient sans cesse la
figure de l'Univers. A peine se repose-t-il, en effet, dans
la joie de connaître, qu'il voit surgir un nouveau problème
qui exige un nouveau départ. Même s'il est pur mathémati-
cien, la splendeur d'une équation (où aboutissent de longs
calculs et d'obscures intuitions) ne peut le retenir plus que
ne fait pour l'artiste l'œuvre qu'il achève. La réalité le fuit
et à chaque progrès de la connaissance oppose un secret
plus impénétrable.
Son ignorance, à chaque découverte, lui devient plus
sensible. Il sait qu'il ne saura jamais. Et pourtant la lumière
grandit avec le mystère; un courant continu traverse le
film évanescent des choses qui stimule la recherche en
3
chargeant l'intelligence de clarté. Celle-ci , il est vrai, de-
meure longtemps virtuelle, lueur à peine perceptible qui
glisse le long des phénomènes mouvants, fluorescence
ténue qui oriente l'enchaînement des nombres : mais sou-
dain tout l'horizon s'illumine et, dans un éclair, la pensée
saisit la trace de l'Esprit.
Heureuse rencontre qui tout ensemble comble et ac-
4
croît son désir. E l l e sait qu'elle a trouvé ce qu'il lui faudra
continuellement découvrir. Sans l'identifier encore explici-
tement elle comprend qu'elle n'a jamais cessé d'aspirer vers
5
L u i , de cheminer en Sa présence, et «d'adhérer à tout
Son inconnu». C'est Son infinité qui rend inépuisable le
mystère de l'univers. Toute réalité se dérobe, comme pour
s'effacer en Son rayonnement. «Ce n'est pas moi, monte
plus haut», je suis celle qui n'est pas : il est Celui qui est».
Le génie sourd de cette Rencontre et tout ce qui demeure
3
Celle-ci : cette clarté.
4
Elle : la pensée.
5
Lui : ici l'Esprit dont la pensée vient de saisir la trace.
6
à jamais vivant dans s o n effort, l'éternité de son influence,
est fondée sur celle de la Présence intégrée à son œuvre.
Le devenir n'épargne que ce qui est, et rien n'est, au
sens de plénitude infinie et d'inépuisable fécondité, hors
celui qui est.
Ceux pourtant qui communient à Sa vie, au même
degré participent à Son actualité et si la Sagesse est impéris-
sable c'est qu'elle est un reflet de Sa clarté.
Son nom peut n'être jamais prononcé. Qui d'ailleurs
ici bas est digne d'évoquer Son nom ? Il suffit que l'œuvre
du savant baigne en l'atmosphère spirituelle qui nous rend
sensible, à travers l'intériorité des choses, le visage de l'éter-
nelle Vérité.
• • •
• • •
8
Claude Bernard, Philosophie, Boivin, p. 50 avec le commentaire de M.
Jacques Chevalier.
9
La destinée humaine de Charles Nicolle dont la mélancolique poésie tente
de parer par le sentiment à la faillite de la raison.
«Si la religion n'existait pas, j'aurais eu besoin de
l'inventer. Les artistes sont en somme les plus religieux
des mortels. On croit que nous ne vivons que par nos sens
et que le monde des apparences nous suffit. On nous prend
pour des enfants qui s'enivrent de couleurs chatoyantes et
qui s'amusent avec les formes comme avec des poupées.
L'on nous comprend mal. Les lignes et les nuances ne
sont pour nous que les signes de réalités cachées. Au-delà
des surfaces, nos regards plongent jusqu'à l'esprit, et quand
ensuite nous reproduisons des contours, nous les enrichis-
sons du contenu spirituel qu'ils enveloppent» en nous ef-
forçant d'« exprimer toute la vérité de la Nature, non point
seulement la vérité du dehors, mais aussi, mais surtout
celle de dedans». «Partout le grand artiste entend l'esprit
répondre à son esprit. Où trouverez-vous un homme plus
1 0
religieux ? » .
La sincérité de ce témoignage s'impose autant que le
génie qui l'énonce. Il reste pourtant dénué de toute signifi-
cation, si l'on ne reconnaît sans ambiguité qu'il n'y a pas
de religion sans Dieu et si l'on n'entend point par Dieu
Quelqu'un qui existe réellement, suivant un mode person-
nel, d'ailleurs ineffable comme il est infini.
Nous ne saurions déclarer trop nettement ici l'horreur
que nous inspirent les fausses fenêtres qui créent une illu-
sion d'ouverture pour nous masquer la vue du néant. Nous
comprenons très bien que l'on répugne à nommer Dieu.
Nous ne souffrons pas que l'on fasse sauter « tous ces ponts
de mensonge» vers un infini de rêve, et que l'on périsse
11
«dans les glaces d'une terre arrachée à son soleil» , s'il
est vrai qu'au Ciel tous les astres sont éteints. Mais que
1 0
Rodin, op. du, p. 234-238.
11
Cf. Nietzsche, Der tolle Mansch, ap. Förster Religion und Charakterbil-
dung, p. 268-269.
l'on ne prétende pas nous consoler par une idole de la
perte de la vérité. La probité de la pensée exige, si nous
n'acceptons pas le risque de la foi, que nous prenions celui
de l'incrédulité.
• • •
• • •
• • •
• • •
1 4
Au sens de Pascal.
15
Bernhart, op. cit., p. 53.
16
Une telle attitude, c'est-à-dire l'agnosticisme qui s'interdit toute affirma-
tion aussi bien que toute négation à propos de ce qui peut être au-delà des phé-
nomènes.
sans analyser la conviction latente par laquelle on est obscu-
rément conduit. Il est presque impossible en revanche, dès
que Ton tente de définir ses positions, de ne pas transfor-
mer cette sorte d'inconnaissance en un jugement formel
où Ton opte soit pour la négation pure du nihilisme, soit
pour une forme quelconque de panthéisme.
• • •
• • •
• • •
2 0
op. Dandoy, op. cit., p. 32.
calement impossible, n'y ayant plus personne pour la
21
réaliser .
L'homme étant ainsi mystiquement supprimé, il n'y
a pas à se demander quels seront ses rapports avec l'univers.
La réalité sensible ne saurait tenir aucune place dans une
spiritualité qui progresse par sa négation. L'intention de
ces doctrines est trop claire pour que nous songions à lui
refuser notre hommage. Les intuitions dont elles se récla-
ment ne relèvent pas de notre jugement. Nous avions sim-
plement à signaler le danger qu'offre presqu'inévitablement
la traduction en discours d'une expérience ineffable. Celui
qui la fait peut bien perdre la notion de son existence et
s'absorber tout entier en l'Objet qu'il contemple, il ne
22
laisse pourtant pas d'être. Son altérité subsiste comme
la condition même de son altruisme. Mais, à moins de
parler à des initiés, qui ont après tout le moins besoin d'en
être instruits, il est indispensable d'expliciter dans le langa-
ge ce qui dans le ravissement échappe à toute conscience
distincte, sans jamais cesser d'en être réellement la condi-
tion sine qua non.
Ces remarques rejoignent, si nous avons bien saisi sa
pensée, ette observation de Louis de La Vallée Poussin
dans Nirvana : « Dans le Bouddhisme pessimisme et nihilis-
m e . . . appartiennent à une littérature d'exercices
2 3
spirituels. »
Il conviendra de ne pas les oublier en quittant le pan-
1
Si Ton répond qu'il y a au moins Brahma, outre que l'on supprime
toute possibilité d'altruisme, on commet une hérésie au point de vue advaïtin
qui exclut en Brahma la connaissance de soi (réfléchie, donc entachée de
dualité). Cf. Dandoy, op. cit., p. 32, note 3.
2 2
Entendez : Sa distinction par rapport à l'Autre est la condition de son
élan vers l'Autre. D e soi à soi en l'identité solitaire il ne saurait y avoir de
relation réelle, tout ravissement y est inconcevable et toute expérience jubilan-
te. Cf. Dandoy, op. cit., p. 130.
2 3
P. 129.
théisme où tout se résorbe en Dieu pour aborder le pan-
théisme où Dieu se résorbe en tout.
• * •
2 4
Qu'il conviendrait peut-être de nommer monisme plutôt que panthéis-
me.
2 5
V. Brochard, Etudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne,
Ed. Delbos chez Vrin, p. 136.
2 6
Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, Alcan, p. 315 et 316.
27
Ibid., p. 784.
2 8
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Wissenschaft der Logik chez Felix Mei-
ner à Leipzig, p. CVI.
sée qui ne s'élève pas au-dessus du sensible» on aura
quelqu'idée de la difficulté que l'on éprouve à réduire ces
doctrines à un commun dénominateur. Il suffira de se
reporter à l'article panthéiste du vocabulaire de A. Lalande
et aux notes qui l'accompagnent pour la rendre encore plus
30
désespérée .
• • •
3 1
Cf. Gœthe, Faust Erster Teil, V. 3421-3458 Ed. Reclam II er B. 2er
Teil par. 99-100.
3 2
Léon Brunschvicg, La Raison et la Religion, Alcan, p. 263.
en nous qu'il se découvre à nous, mais à la condition que
33
Dieu ne soit que V é r i t é . »
«Dès lors nous ne pouvons plus accepter que nous
soyons un autre pour lui et il cesse d'être un autre pour
nous. Il n'est pas la puissance supérieure vers laquelle se
tourne l'être qui dure et qui prie pour être soustrait aux
lois de la durée. Il est la vérité en qui une âme pensante
acquiert le sentiment et l'expérience intime de l'éternité
3 4
de la pensée. »
Nous sommes trop ouverts à la sincérité de cette pen-
sée, trop sensibles à la ferveur que ces lignes respirent,
pour ne pas ne pas souffrir d'avoir à nous demander si
toute l'émotion qui nous gagne à les lire ne vient pas juste-
ment de ce que les mots de Dieu, d'âme et d'éternité y
éclatent avec toutes les résonances dont les a chargés la foi
qu'elles abjurent.
« Dieu n'est pas aimant ou aimé à la manière des hom-
mes, mais il est ce qui aime en nous, à la racine de cette
puissance de charité qui nous unit du dedans, de même
qu'il est à la racine du processus de vérité qui fonde la
réalité des choses extérieures à nous comme il fonde la
3 5
réalité de notre être propre. »
Nous avouons ne pas comprendre que ces admirables
paroles entendent nous préserver «de l'imagination de
3 6
l'être » « qui aurait pour effet inévitable d'assimiler Dieu
à un objet quelconque dans le champ de la réalité vulgaire,
de transformer dès lors l'intuition d'ordre spirituel en un
3 7
paralogisme ontologique » , à moins que le mot de réalité,
deux fois énoncé dans le texte, ne comporte précisément
la négation de l'être. Nous ne voyons pas très bien pourquoi
3 3
Brunschvicg, op. cit., p. 70-71.
3 4
Brunschvicg, op. cit., p. 74.
3 5
Brunschvicg, op. cit., p. 71.
36
Ibid.
37
Ibid.
le rapport d'un esprit à un esprit, d'une pensée à une
pensée, où la vie humaine atteint sa plus haute expression
3 8
et où nous communions mutuellement « à notre éternité »
serait complètement étranger à cette « joie de comprendre
39
et d ' a i m e r » qui illumine une religion toute désintéressée.
N'est-ce pas justement quand nous sommes le plus
recueillis en la divine lumière que nous nous sentons le
plus intimement unis à ceux que nous aimons ?
Pourquoi voudrait-on nous interdire de percevoir le
rayonnement de Dieu dans les êtres qui nous entourent et
de porter sur «la réalité vulgaire» ce regard d'amour qui
les transfigure ? Toute chose s'ouvre sur Lui et participe
à son mystère, tout être est vulnérable et peut nous
conduire à Lui. Le monde entier grandit et se spiritualise
à mesure que la notion de Dieu s'épure et que s'intériorise
notre connaissance de la vie, de la conscience et de la
personne. Dieu est vérité, sans doute, mais dans un sens
dont nous n'épuiserons jamais la profondeur. Or, si nous
pouvons sans blasphémer Lui appliquer ce terme emprunté
à notre expérience, pourquoi pas celui d'esprit ou de per-
sonne, de conscience ou de vie, de sainteté ou d'amour,
en laissant toutes ces notions sans fin croître et s'ouvrir
suivant le dynamisme vivant de l'analogie. Pourquoi le
langage et les concepts se figeraient-ils nécessairement dans
une matérialité statique et ne pourraient-ils pas indiquer
une direction suivant laquelle il faudrait s'avancer toujours
plus outre.
Il nous semble qu'à force d'immanence L . Brun-
schvicg nous conduit à une transcendance tellement impla-
cable qu'elle établit une coupure radicale entre Dieu et la
vie qui tend à nous rendre impensable cette éternité de la
pensée en laquelle s'anéantisse la personnalité divine et la
3 8
Cf. Brunschvicg, op. cit., p. 262.
3 9
p. 263.
nôtre. Nous n'oublions pas assurément qu'il confine la
personne dans l'ordre juridique et qu'il oppose au moi
strictement personnel le moi réellement spirituel, source
impersonnelle de toute création véritable. Mais il y a là
une limitation assez arbitraire car l'inviolabilité juridique
de la personne repose en dernière analyse sur sa dignité
spirituelle, sur cette ouverture illimitée qui fait de tout son
être une relation vivante à Dieu, dont la personnalité doit
réaliser à un degré infini l'élan que son contact suscite en
nous, l'altruisme que fait lever Sa présence. Vie de notre
vie, comment ne serait-il pas vivant? Lumière de notre
esprit, comment ne serait-il pas esprit ? Lien de notre
amour, comment ne serait-il pas Amour ?
* • •
• • •
4
Comme à travers l'écoulement des notes nous écoutons la musique
intemporelle qui résonne dans une durée intérieure, à travers le flux des
phénomènes nous cherchons à saisir une harmonie intelligible. C'est de cet
effort que résulte sans doute la notion de substance où nous exprimons simple-
ment l'idée directrice si l'on veut, la loi immanente quelle qu'elle soit, qui
nous permet de concevoir une liaison permanente entre certains phénomènes.
C'est le côté par où l'univers tient à la pensée et participe à l'éternité. Il ne
s'agit pas de retrouver « le fil de fer » qui soutient les apparences, en les
décorticant, mais de percevoir la musique intérieure des choses. Il se peut
que tout se réduise ici à une querelle de mots. « Impersonnel » évoque l'idée
d'inconscience, d'infra-personnel et semble nous arracher à l'esprit en nous
ramenant au niveau des choses. Ce n'est certainement pas l'intention de M.
Brunschvicg. Impersonnel signifie sans doute pour lui supra-personnel. Nous
accepterions ce dernier terme, si l'on entendait par là exclure de la divinité
les limites qui affectent la personnalité en nous, mais non pas si l'on prétendait
Lui refuser la conscience, la connaissance et l'amour et nous interdire avec
Elle des relations d'esprit à esprit.
telligence lucide ne songe à soutenir finit par exténuer
tellement le sens des mots, qu'ils laissent échapper cette
réalité que de très hauts scrupules s'efforçaient de préser-
ver.
Nous ne sommes que trop convaincus de l'inadéqua-
tion foncière de tout langage pour parler des choses de
l'Esprit ou de n'importe quoi. Nos mots balbutient toujours
comme nos pensées. Les uns et les autres ne doivent cesser
de grandir. Ils ne sauraient être parfaits, l'essentiel est
qu'ils demeurent ouverts, et qu'à poursuivre la direction
qu'ils indiquent nous puissions nous approcher toujours
davantage du vrai. Cela suffit pour écarter celle d'un Dieu
impersonnel que rien n'appuie et qui risque de rendre
inintelligible l'univers, l'âme et la pensée.
• • *
• • •
• • •
• • *
• • •
• • •
• • •
4 7
Cf. Pastor, Histoire des Papes, trad. Raynaud, Tome VI, p. 171-505 et
Funck Brentano, La renaissance, p. 297-333.
4 8
Pastor, op. cit., trad. Poizat, p. 23.
thèses qui vont mettre le feu à la Chrétienté. Quand la
politique papale remportera un de ses plus beaux succès
et qu'à la veille de sa mort Léon X célébrera la conquête
de Milan, dont il se dit plus heureux que de son élection
à la Papauté, l'unité du monde chrétien sera définitivement
rompue.
• • •
e
Le X V I I siècle s'emploiera à stabiliser les résultats
de cette lamentable division. Le Roi d'Angleterre Jacques
e r
I met au point la théologie du droit divin du prince, « qui
ne relève que de sa conscience». «Ce qui a plu au prince
e r
a force de loi», disent les légistes de François I reprenant
un principe de droit romain qui inspirait déjà les conseillers
de Philippe le Bel. La religion du pays est la religion du
prince, décidera bientôt le traité de Westphalie. Une sorte
de papauté morcelée et laïque s'établit dans les états séparés
de Rome et s'ébauche en ceux-mêmes où la primauté du
St Siège est encore reconnue, en prétendant soumettre ses
49
actes au «placet» royal. Mais c e l a évidemment ne saurait
suffire à la pensée, toujours en quête d'un ordre rationnel.
Il n'est assurément pas question de revenir à la scolasti-
que, après les avatars de l'occamisme, à une époque où
Galilée fait triompher les vues de Copernic et qui entendra
bientôt Newton développer son système du monde. La
Philosophie séparée de la tradition exige d'être repensée à
nouveau. A dire vrai on ne pourra plus désormais sans
abus de langage parler de la philosophie. Dans les grands
systèmes que nous construisent un Descartes, un Spinoza,
un Malebranche, un Leibniz, nous sommes confrontés cha-
que fois avec l'œuvre d'un penseur unique qui nous offre
une vision complète de l'univers. On ne peut les étudier
4 9
Cela : c'est-à-dire ce « rétablissement » doctrinal de l'absolutisme royal.
sans admiration. Chacun, à sa manière, nous donne le
spectacle du génie consacré tout entier à la recherche de
la vérité. Mais chacun aussi se rattache à une expérience
trop personnelle pour s'imposer universellement, en dépit
de ses allures systématiques. D'ailleurs l'époque des systè-
mes semble révolue. Le développement de la science expé-
rimentale suscite déjà chez Newton une certaine défiance
à l'égard de toute déduction à priori de l'univers. « L'expé-
rience et l'induction seules décident». Les esprits se dé
tournent de plus en plus de «ce rationalisme (qui) garde
l'idée que la règle de penser comme la règle d'agir est
transcendante à l'individu». « O n cherche maintenant les
règles du penser et de l'agir au cœur même de sa propre
expérience qui sont les juges en dernier appel et n'ont pas
besoin d'autres garants : c'est par ses propres efforts que
l'homme doit se débrouiller au milieu du chaos, et organiser
50
sa science et son a c t i o n » .
• • •
e
C'est ainsi que Emile Bréhier définit l'esprit du X V I I I
siècle. Il est placé sous le signe de Vimmanence. Diderot
en exprime bien les tendances dans la critique qu'il fait de
Linné. «Au lieu de réformer les notions sur les êtres, il
semble qu'on prenne à tâche de modeler les êtres sur ses
notions». Mais aussi empiriste que l'on puisse être on a
toujours une idée de derrière la tête, s'il est vrai comme
dit Eddington « que ce qu'on appelle un fait est dans tous
les cas une interprétation théorique d'une observation».
Et nous allons voir la plupart des penseurs ennemis des
préjugés et amis des lumières, élaborer une philosophie de
l'homme destinée presque toujours à assurer son bonheur.
Il est impossible de suivre ici dans le détail les contributions
5 0
Bréhier, Histoire de la philosophie II, p. 317.
si diverses que fournissent à cet humanisme qui s'apparente
par bien des traits à celui de la Renaissance, Diderot et
d'Alembert, d'Holbach et Helvétius, Condorcet et Volney.
La critique de Voltaire et le sentiment de Rousseau
unis en une vivante synthèse répondraient peut-être assez
bien au cheminement concret de la pensée. L'hostilité à
toute régulation transcendante aboutit à une espèce d'an-
thropocentrisme dont les conséquences se dérouleront avec
une logique inéluctable.
Une fois exclu «le despotisme divin» dont la hantise
enchaîne depuis Occam la pensée occidentale, le droit divin
des rois perd tout fondement, leur autorité ne peut plus
dériver que d'un « contrat social » que l'on ne saurait sans
arbitraire déclarer irrésiliable. Une étape de plus et ce sont
les titres de la propriété qui seront contestés : « le despotis-
me patronal» après «le despotisme royal». Nous ne pou-
vons songer à retracer toute cette histoire qui passe par
Marx et les nihilistes russes pour aboutir à Lénine. Nous
devons nous borner à cette philosophie de l'homme qui
aboutira le 27 août 1789 à la fameuse Déclaration des droits
de l'homme.
• • •
• • •
5 1
Et les images du temps qui impriment la « déclaration en la forme
traditionnelle des Tables de la L o i » .
la dignité humaine c'est la faculté de se transcender et de
s'affranchir de soi.
L'égalité qui en dérive est l'exigence du don absolu
de soi-même au Bien, égalité devant le don qui s'accomplit
dans la conscience où chacun doit donner tout ce qu'il a
et tout ce qu'il est.
Si cette interprétation est exacte il est impossible de
dire que le principe de toute souveraineté réside en la
nation. La société a pour fonction de nous rendre plus
humain, en créant par une féconde collaboration les condi-
tions les plus favorables à l'épanouissement de cette liberté
qui, en nous, fait triompher l'esprit, à l'égard duquel il
n'est d'autre souveraineté que celle du Vrai et du Bien,
dont la nation ne saurait être le principe. On ne gagnerait
rien à soustraire le citoyen au despotisme du prince, pour
le soumettre au despotisme de la collectivité. Celui-ci est
aussi inhumain et immoral que celui-là, et il présente en
outre tous les inconvénients de l'anonymat. Aussi bien
gardons-nous d'identifier le bien de la collectivité comme
telle avec le Bien commun qui consiste en des institutions
publiques et dans une pratique de la vie civique favorables
à la circulation des valeurs spirituelles en lesquelles réside
le vrai bien de l'homme.
5 3
Elle existe déjà métaphysiquement sans doute, mais non moralement,
spirituellement, comme il faut qu'elle soit pour être digne d'elle-même.
L'agir suit l'être. On pense selon qu'on est. Et de
même que l'homme ne réalise pleinement sa personnalité
qu'en devenant transparent à Dieu, sa pensée n'acquiert
toute sa lucidité qu'en devenant diaphane à Sa lumière.
Rien ne pourra jamais l'arracher au chaos, si le devenir
cosmique constitue toute la réalité, s'il n'est quelque part
un Centre où toute lumière se recueille en la clarté subsis-
tante d'une conscience infinie, où l'être et l'esprit s'identi-
fient dans la transparence de l'Amour.
Si Dieu n'est pas (et nous parlons d'un Dieu vivant
et personnel car un Dieu inconscient et impersonnel n'est
pas) nous ne sommes nous-mêmes que des fragments d'uni-
vers jetés au hasard dans une aventure dépourvue de toute
signification et il est aussi vain de parler de nos droits et
de notre dignité qu'il le serait de parler des droits et de
la dignité des photons et des électrons. Aussi bien l'humani-
té qui mérite notre vénération, l'humanité inviolable et
sacrée, c'est, dans la solitude de notre conscience, cette
création spirituelle qui s'accomplit par l'ouverture de notre
âme à Dieu.
• • •
• • •
5 4
Cf. Les Nouveaux Cahiers. Fascicule de novembre 1939 chez Gallimard.
Nous ne saurions trop recommander cette revue qui cherche à dégager et à
faire prévaloir dans tous les problèmes humains le point de vue de l'esprit,
avec autant de largeur et d'humilité que de sens pratique. Nous sommes
heureux d'exprimer ici toute notre reconnaissance aux auteurs de cette noble
entreprise.
Une pensée lucide dans une volonté droite peut seule
prévenir leurs excès en intégrant leur dynamisme au mou-
vement de l'esprit. Les bons sentiments sont plus fréquents
que les jugements sûrs. Un regard clairvoyant vaut souvent
mieux cependant que des flots de sensibilité. L'élan du
cœur exige la transparence de l'esprit.
Les instincts prennent la direction dès que la pensée
chancelle. Une ferveur sans lumière est l'âme du
55
p a n t h é i s m e . Le mystère qui l'émeut est un mystère sans
visage qui semble baigner dans l'inconscient.
La pensée chrétienne, au contraire, se nourrit d'un
mystère qui est le suprême degré de la conscience dans
une lumière tellement pure que nos yeux ici-bas ne la
peuvent percevoir. Mais il s'en dégage pour l'âme qui essaie
d'en vivre une telle clarté qu'elle retrouve partout la Pré-
sence qui l'affranchit de soi et de toutes les puissances
irrationnelles en centrant son regard dans le Visage qui vêt
toute chose de beauté. Aucune doctrine ne veille plus jalou-
sement sur la pureté de l'esprit, aucune n'est plus rigoureu-
sement personnaliste, plus attentive à nous soustraire aux
prestiges de l'inconscient et à nous délivrer des limites de
l'individu, plus soucieuse de faire de tout être, pour autant
qu'il en est capable, un élan diaphane vers la lumière en
qui tout est vie.
• • •
5 5
Qui existe moins à l'état de système qu'à l'état d'attitude spirituelle et
auquel nous inclinons tous dès que nous ne nous laissons plus diriger par la
pensée qui est à la fois Lumière aimante et Amour clairvoyant.
5 6
Un mystère peut être infra - ou supra - rationnel, cette distinction est
capitale et correspond à l'abîme qui sépare l'indéfini de l'Infini.
l'intimité duquel la Foi nous appelle à vivre, tâchant à
percevoir en toute chose les liens qui la rattachent à l'Esprit
et de Sa clarté recueillant tout vestige.
Les constatations sur lesquelles elle se fonde consti-
tuent l'objet matériel de la recherche. Son objet formel est
la vérité, laquelle sourd en dernière analyse de cette relation
57
métaphysique qui réfère toute chose à l'Esprit créateur ,
qui relie tout être à la Pensée divine.
Celle-ci n'est évidemment pas perçue immédiatement,
il est à peine besoin de le dire. Mais tandis que nous
saisissons des rapports et énonçons des jugements, nous
pénétrons peu à peu dans l'intimité des choses et coïncidant
58
soudain avec leur élan vers la S o u r c e , nous sentons pas-
ser, à travers le réseau des relations intelligibles où nous
essayons de capter le réel, le courant d'une Présence qui
s'atteste par la lumière qui se lève en nous. L'univers se
recueille dans une mystérieuse transparence et laisse res-
plendir l'éternelle Vérité d'où la joie de connaître sourd si-
lencieusement.
C'est de la même manière qu'un peintre voit affleurer
dans la secrète harmonie d'un paysage le sourire de la
divine Beauté et que du visage d'un Saint émane le rayonne-
ment de l'infinie Bonté.
Toutes ces voies, chacune à sa manière, aboutissent
au même Centre, et toutes les fois que nous y atteignons
nous mêmes nous savons que nous avons affaire à la même
Pésence, toujours inconnue et toujours reconnue, toujours
ancienne et toujours nouvelle, et nous n'avons pas besoin
La création n'étant pas autre chose que cette relation qui suspend toute
réalité à la pensée efficace du premier Amour. Rien ne ressemble moins à une
fabrication.
5 8
All realities will sing ! Tout le mystère de l'art est là !
de Lui demander son nom, car c'est en Elle que nous
59
avons le mouvement, l'être, et la v i e .
5 9
Cet essai qui ne veut que marquer une direction, sera suivi, si nous
pouvons réaliser notre dessein, d'Ouvertures sur le Bien et d'Ouvertures sur
la Foi.
Epilogue
1
Le progrès, autrement dit, ne se situe pas sur la circonférence, ou, si
l'on veut, sur l'horizontale mais bien sur la verticale qui est la ligne de l'Esprit
(le rayon dont il va être question).
C'est pourquoi la culture sans contemplation peut
tourner à la plus cynique barbarie. L'esprit ne peut se
satisfaire à parcourir la chaîne interminable des notions
que bouscule sans cesse une approximation qui n'aboutit
jamais. L'esprit ne peut se donner qu'à l'Esprit. Une per-
sonne ne peut se vouer entièrement qu'à une Personne.
La Vérité est Quelqu'un : Quelqu'un de plus intérieur à
nous-mêmes que nous-mêmes.
Dès qu'Elle cesse d'apparaître telle, Elle devient sui-
vant les dispositions de l'individu, un luxe dont il se pare
ou un joug intolérable contre lequel ses instincts se rebel-
lent. Ses passions ont au moins une sorte de spontanéité,
dont les excès mêmes lui sembleront plus excusables que
ne lui paraît digne d'approbation une exigence sans contact
avec sa vie. Ce n'est qu'au prix d'une incessante commu-
nion avec la lumière que l'on peut connaître la joie de l'Infi-
ni.
La liberté est plus qu'un droit, c'est un devoir, le
premier de tous les devoirs, puisque pour accomplir le bien
qui assure l'harmonie de la vie sociale, il faut d'abord aimer
le bien avec Lequel la conscience est confrontée dans le
silence de la pensée.
C'est pourquoi la valeur de la communauté - familiale,
économique, nationale - se mesure au souci qu'elle prend
de cette solitude mystérieuse où l'individu découvre, dans
le recueillement de son esprit, la dignité humaine appelée
à resplendir dans la personne qu'il doit devenir.
C'est pour avoir méconnu l'importance de cet assenti-
ment intérieur que « l'ordre établi » a été si souvent renversé
dans l'histoire, après avoir été décrié sous le nom de despo-
tisme.
Nous n'avons certes pas la naïveté de penser que les
chefs, avant de donner un ordre doivent solliciter l'appro-
bation de tous les individus dont ils sont responsables.
Comme la liberté est lente à mûrir, et que les saints ne
sont pas légion, une certaine mesure de contrainte sera
toujours nécessaire pour protéger les faibles contre eux-
mêmes et pour garantir l'autonomie des meilleurs. Mais
toute l'action des chefs doit viser à l'éducation de cette
liberté, en commençant elle-même par s'effacer en Dieu,
dont leur autorité n'est qu'une délégation.
L'homme refuse rarement d'obéir quant il sent que
le métier de chef est la plus virile expression de l'obéissance
et de l'amour.
Si nous voulons sincèrement fonder un ordre nouveau,
notre premier devoir est de rétablir la dignité humaine en
rendant accessible à tout homme cette vérité qui lui est
plus nécessaire que le pain, puisque le sang et les larmes,
s'il s'en détourne lui font perdre le goût du pain.
«Dieu est Esprit, et il faut que ceux qui L'adorent,
L'adorent en esprit et en vérité».
Cette parole divine adressée à une pécheresse qui si-
tuait Dieu sur une montagne, comme s'il était étranger à
sa vie est la charte éternelle de notre liberté.
Elle veut dire aussi, si nous savons l'entendre :
« L'homme est esprit et il ne peut vivre que de l'Esprit. »
Carmel de Matarieh
Le Caire, 29 janvier 1940.
Bibliographie de M. Zundel
(avec référence de la dernière édition)
Éditions Saint-Augustin
1936 L’Évangile Intérieur (8e éd. 2007, format poche)
1960 La liberté de la foi (1992)
1963 Émerveillement et pauvreté (3e éd. 2009, format poche)
1976 Quel homme et quel Dieu ? (4e éd. 2008)
1987 Avec Dieu dans le quotidien (2008, format poche)
Éditions du Sarment/Jubilé
1944 L’homme passe l’homme suivi de Itinéraire (2005)
1967 L’homme existe-t-il ? (2004)
1983 L’Humble Présence (réédition 2008)
1996 Un autre regard sur l’homme
2000 Le problème que nous sommes
2001 Un autre regard sur l’Eucharistie
2003 Pour toi qui suis-je ?
2005 Marie, tendresse de Dieu
2007 Dieu n’habite pas derrière les étoiles (pensées choisies par des
jeunes)
Éditions du Cerf
1935 Notre-Dame de la Sagesse (nouvelle édition 2009)
1954 La Pierre Vivante (nouvelle édition 2009)
1956 Croyez-vous en l’homme ? (2002)
2009 Fidélité de Dieu, Grandeur de l’Homme : retraite à Timadeuc
Éditions Desclée/Mame
1934 Le poème de la Sainte Liturgie (1998)
1938 Recherche de la personne (1989)
1940 Ouverture sur le Vrai (1989)
1963 Dialogue avec la vérité (1991)
1989 Ton visage, ma lumière (nouvelle édition 2011)
Contacts : www.fondationmauricezundel.ch