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OUVERTURES

SUR LE VRAI
M. ZUNDEL

OUVERTURES
SUR LE VRAI

(inédit)

DESCLÉE
© Desclée, Paris 1989
ISBN 2-71890400-3
D 1989/0002/3
Dépôt légal: septembre 1998
Achevé d'imprimer en août 1998,
sur les presses de l'imprimerie Campin, en Belgique
A la chère mémoire
de mon ami Charles D u Bos
Bex (Suisse) 8 décembre 1939
Carmel de Matarieh, Le Caire
29 Janvier 1940
Sommaire

Prologue 9
Préface 17

I. Présence 27
IL Certitude 29
III. Eternité 33
IV. Vérité Biologique 37
V. Vérité Scientifique 43
VI. Vérité Absolue 57
6 1
VIL Critère
7 1
VIII. Sagesse
IX. Silence 77
X. Equivoques 89
XL Epilogue 133
Prologue

«Celui qui fait la vérité vient à la lumière»


(Jn 3.19)

Ouvertures sur le vrai, titre modeste, à l'image de l'hu-


milité de son auteur. Comme Approximations, de Charles
D u Bos.
Ouvertures... non pas un traité structuré et systémati-
que sur l'essence de la vérité pour tenter d'atteindre au
savoir absolu comme Hegel, même si Maurice Zundel ne
négligera jamais rien pour se tenir au courant de toutes les
données du savoir de son temps. Ses lectures continuelles
feront toujours appel aux plus grands noms des mathémati-
ques, de la physique, de la biologie, de la psychologie et
de la psychanalyse, de la littérature, de la philosophie, et
bien sûr de la religion, à commencer par les Pères de
l'Eglise et la dogmatique chrétienne. Les innombrables
livres de sa bibliothèque partout annotés en font foi.
Jamais pour l'accumulation d'un savoir capitalisé, mais
toujours pour nourrir sa prière continuelle, rendre sa prédi-
cation plus vivante et plus actuelle, incapable de se répéter,
et pour être prêt à tout dialogue éventuel, avec qui que ce
soit.
Sur le vrai... c'est-à-dire ni sur la « vérité » trop souvent
conçue comme un en soi préexistant, qu'il s'agit de déchif-
frer, ni sur le «vécu» du patient en psychanalyse dont
l'émergence n'est pas pour autant nécessairement libéra-
trice.
Alors ce vrai? Disons tout de suite qu'il était insépara-
ble de la vie même de Maurice Zundel. Il fallait le rencon-
trer pour le saisir, et ce fût la grâce exceptionnelle de tous
ceux extrêmement nombreux qui l'ont connu. Ce qui appa-
raissait au premier plan de sa rare personnalité, c'était
l'unité extraordinaire entre le dire et le faire : sa parole ne
faisait qu'exprimer ce que lui-même vivait intensément
dans l'intériorité de son âme. C'est tout son être dont on
pouvait dire qu'il était vrai. Une certaine originalité dans
son comportement extérieur de simple prêtre diocésain:
son sommeil (trois heures et demi par nuit!...) et surtout
ses moments de long silence déconcertants pour un nouvel
arrivé; tout cela ne touchant pas à la vérité profonde de
son être. Rien pour le décor ni pour le théâtre. Un très
grand dépouillement lui permettait justement une commu-
nication personnelle qui se voulait au niveau le plus haut
de chacun. Ses silences étonnants n'avaient d'autre raison
que vous permettre d'atteindre aux régions les plus profon-
des de votre moi. C'était un homme libre au sens le plus
fort du terme et qui plus est un saint. Liberté et sainteté
ne sont-elles d'ailleurs pas corrélatives l'une de l'autre ? Il
n'est aucun autre lieu de vérité.
Comme pour les grandes œuvres d'art, et contraire-
ment à ce que peuvent penser des théoriciens de l'esthéti-
que. Ouvertures sur le vrai suppose donc pour sa compréhen-
sion la plus profonde, que le lecteur ait connu personnelle-
ment Maurice Zundel. Une autre difficulté provient de la
date déjà ancienne de sa composition, terminée fin janvier
1940. Les références bibliographiques se rapportent donc
inévitablement à des ouvrages de l'époque, en partie oubliés
maintenant, mais non dépassés pour autant. Maurice Zun-
del savait admirablement choisir ses citations pour illustrer
sa pensée. Néanmoins malgré ces difficultés et malgré aussi
la forme d'expression qui suppose un réel effort de ré-
flexion, cet essai qui n'a pu paraître en temps voulu du
fait des événements, garde toute son actualité pour tous
ceux, et ils sont plus nombreux que jamais, que ne satisfont
plus les idéologies régnantes et qui sont à la recherche d'un
supplément d'âme, comme Bergson l'avait si bien exprimé
dans ses «Deux Sources».
Le lecteur est donc invité à aborder chaque chapitre
du livre comme une suite de méditations spirituelles à ne
pas parcourir trop vite, en s'arrêtant longuement sur telle
ou telle pensée particulièrement fécondante. Maurice Zun-
del, ne l'oublions pas, était d'abord un mystique en création
continue, avec de temps en temps des intuitions fulguran-
tes. Ce sont celles-ci qu'il faut mettre précieusement en
réserve, ces heures étoilées auxquelles on doit régulière-
ment revenir en période de sécheresse. Il s'agit là d'une
véritable invitation au voyage intérieur qui doit nous faire
déboucher en pleine lumière sur ce cri de saint Augustin,
dans ses Confessions : «Tard je t'ai rencontrée, Beauté tou-
jours nouvelle, Beauté toujours ancienne, tard je t'ai ren-
contrée, tu étais au-dedans de moi, c'est moi qui étais en
dehors!» Nous avons ici en résumé magnifique toute la
pensée et plus encore toute la vie de Maurice Zundel : ce
passage à opérer incessamment du dehors au dedans, et
qui n'est autre que la réalisation de la parole du Christ
à Nicodème (Jn 3/21) : «Celui qui fait la vérité vient à la lu-
mière».
Ouvertures sur le vrai n'est ainsi rien qu'une porte
ouverte sur une route étroite, mais qui, dans son authentici-
té, conduit vers la seule vérité qui mérite ce nom, celle de
la sortie de soi dans une désappropriation la plus parfaite
pour communier au monde, aux autres et, par là, à Dieu
qui n'est qu'Amour.

• • •

Il convient enfin de remarquer la dédicace: «A la


chère mémoire de mon ami Charles Du Bos». Ce dernier
venait de mourir le 5 août 1939, donc peu de temps avant
l'achèvement de ce livre. Entre ces deux très grands esprits
était née depuis douze ans une amitié qui mériterait à elle
seule un long et magnifique récit. Réunis par des traits
d'intelligence et de cœur remarquablement convergents,
animés par la même foi (la conversion bouleversante de
Charles D u Bos date de 1927), on ne peut qu'imaginer,
tout ce que chacun doit à l'autre selon leurs responsabilités
respectives dans leurs activités propres, familiales pour
l'un, sacerdotales pour l'autre, d'écrivains l'un et l'autre...

Contentons-nous de citer quelques textes inédits. Le pre-


mier, de Charles D u Bos, rédigé dans son journal, le 27
juillet 1938, très significatif de sa quête de vérité en même
temps que celle de Maurice Zundel apparemment très diffé-
rente, mais en apparence seulement:

«... je ne vois pas comment obtenir ici-bas la solution tout


à fait définitive (concernant) le plan d'une certaine opposi-
tion entre l'ordre de la charité et l'ordre de la vérité. Sur
ce plan-là, du point de vue de la charité, il advient souvent,
constamment, faudrait-il dire, que des pensées considérées
comme «mauvaises» soient cependant par ailleurs vraies.
Ici l'on achoppe toujours au même problème qui n'est rien
de moins que celui de la conversion en général: comment
sur n'importe quel être, dire ce qui, à tort ou à raison, vous
apparaît comme la vérité, sans manquer du même coup à la
charité? Oh! je sais bien quelle est la réponse courante:
ne jamais parler des êtres. Malheureusement — exception
faite pour les trappistes — non seulement la réponse est
innaplicable au sein de monde et dans la vie quotidienne,
mais elle mettrait fin à tous les échanges humains et, ce
qui serait bien plus grave encore, elle rendrait impossible
le bien que dans ces échanges mêmes Ton peut faire aux
autres. Le silence est une des vertus les plus positives qui
soient, mais non moins positive est la vertu qui consiste à
parler quand il y a lieu. J'aimerais mieux que ce fût un
autre que Pascal qui ait dit : « Jamais les Saints ne se sont
tus», parce que je crois que, dans la conjoncture où Pascal
l'a dit, c'était plutôt l'auteur des Provinciales que celui du
«Mystère de Jésus» qui s'exprimait. Mais enfin, prise en
elle-même, et laissant le cas de Pascal hors de cause, la
parole reste et elle vaut. Evidemment seuls les Saints sont
sans doute en mesure d'accorder les deux ordres de la
charité et de la vérité, et pourtant, même ici, j'hésite. Je
crois bien que cet accord-là est le privilège exclusif de la
Trinité. La faveur insigne m'a été dévolue de connaître,
et de connaître intimement, un être* dont je n'ai pas le
moindre doute qu'il ne soit un saint, et il m'a bien fallu
constater à plus d'une reprise qu'au lendemain même d'en-
tretiens avec des personnes qui inconsciemment et même
parfois consciemment m'avaient montré tout le contraire
de la sanctification, mon ami, faisant allusion à l'une ou à
l'autre, me disait immanquablement: «quelle âme admira-
ble!». Il est vrai que mon ami est, par essence, un saint
qui ne met rien au dessus du silence, et il est vrai aussi

* Il s'agit évidemment de Maurice Zundel.


que l'ordre de la charité (là Pascal est irréfutable) prime
jusqu'à l'ordre de la vérité elle-même. Il n'y a rien au delà
du Deus est caritas. Mais le Verbe est celui qui a dit égale-
ment: «Je suis la Vérité». Et c'est bien pourquoi je n'ai
sans doute pas tort de penser que l'accord entre charité et
vérité est le privilège exclusif de la Trinité...»
e
Le 2 texte est tiré d'une lettre de Maurice Zundel à
Charles D u Bos à propos d'un manuscrit intitulé «Le Mys-
tère de la Connaissance» en date de 1933. On y trouvera le
même souci de lier indissolublement vérité et vie spiri-
tuelle :
«... C'est un effort pour intégrer le Problème de la Connais-
sance à la vie spirituelle, en montrant l'immergence de
l'Esprit au sein d'un univers implicitement spirituel dont
les ondes intelligibles font sans cesse déferler en nous la
mystérieuse intériorité.
Il me semble que cette analyse fait ressortir par contraste
le caractère spatial et partant artificiel du problème de
l'objectivité de la connaissance, entendu au sens de passage
du dehors au dedans ou réciproquement.
J'ai essayé de dépasser — ou plutôt j'y ai été contraint —
l'antinomie Etre-devenir en remarquant que tout être acces-
sible à notre expérience est par tout ce qu'il comporte d'exi-
gences intelligibles, et devient, parce que celles-ci ne se
réalisent que dans le contexte mobile d'un monde inépuisa-
blement nouveau.
Je me demande ce que M. Bergson penserait de cette syn-
thèse ?
J'ai un peu peur de la dureté de l'écorce. Il a été parfois
terriblement difficile de cheminer à travers les abîmes qui
s'ouvraient devant nous...»
e
Le 3 texte est comme une réponse de Charles D u
Bos à Maurice Zundel. Il est tiré d'une lettre du 11 août
1933:
«... Le point de vue que vous indiquez dans votre lettre
est celui-là même qui, dans le domaine de la philosophie,
m'a toujours paru le plus souhaitable ; oui, pour qui possède
la vertu de charité intellectuelle, le vrai problème est tou-
jours l'effort de «rallier tout le monde sans combattre per-
sonne». Hélas, la plupart des gens ne désirent guère bouger
jamais de leur position propre et désirent fort en revanche
combattre toutes les autres positions.
Je vous lirai avec d'autant plus de sympathie qu'ainsi que
je crois vous l'avoir dit un jour, c'est Bergson qui, quand
j'avais dix sept ans, m'a éveillé à la vie de l'esprit: dans
ces conditions je n'ai besoin de rien ajouter pour que vous
deviniez toute l'importance que j'attacherai à une concilia-
tion réelle et en profondeur entre bergsonisme et thomisme.
Dans votre lettre même je rencontre une formule, mieux :
une constatation qui a derrière elle toute l'expérience, à
laquelle pour ma part entièrement je me rallie : c'est quand
vous dites : « la connaissance est une vie et la vérité est une
personne». J'avais essayé d'indiquer, en ce qui concerne
la vérité, quelque chose d'analogue dans les dernières pages
du Dialogue avec André Gide. Il reste bien des malentendus
à éclaircir autour de cette notion de vérité qui, chez les
incroyants, dès qu'elle sort du plan de la mensuration scien-
tifique et des relations mathématiques — c'est-à-dire d'un
plan qui n'a rien à voir ni avec la vie ni même avec l'homme
— est une notion sur laquelle eux-mêmes ne me paraissent
nullement au clair...»

Il faut encore noter pour le lecteur, que n'ayant pu


faire paraître Ouvertures sur le vrai, Maurice Zundel bloqué
en Egypte pour toute la durée de la guerre s'avisa de com-
poser un petit livre beaucoup plus court mais de la même
veine, intitulé: «Allusions» paru en 1941 aux éditions du
Lien, au Caire, rapidement épuisé et qui sera très prochai-
nement réédité.
Mais en fait, tout au long de sa vie, Maurice Zundel
abordera ce problème de la Connaissance qui avait déjà été
le sujet de sa thèse en 1927, à l'Angelicum, à R o m e : «In-
fluence du nominalisme sur la pensée chrétienne». Sujet
auquel il reviendra dans de nombreux articles de revues
et chapitres d'autres livres. Signalons simplement un très
beau livre paru en 1964: «Dialogue avec la Vérité».
Retenons essentiellement que «la Vérité est une Person-
ne»
«Je suis le chemin, la Vérité et la Vie» (Jn 14/16)

B. de Boissière s.j.
Paris, 3 décembre 1988
Préface

La vérité est l'intériorité de l'être en l'intériorité du re-


gard.
D u tube de couleur acheté chez le marchand aux chefs
d'œuvre d'un Velasquez ou d'un Rembrandt, chacun me-
sure la distance qui est, dans la langue de Pascal, celle des
corps aux esprits. Passage du dehors au dedans qui consti-
tue un des aspects éternels du problème de la connaissance.
Le monde extérieur existe-t-il réellement ou est-ce
notre perception qui le crée, et, s'il existe, comment pou-
vons-nous le joindre ? Ce problème, nous devons l'avouer,
nous laisse indifférent.
Entre le monde dit extérieur qui est perçu mais ne
perçoit point, c'est-à-dire qui ne forme point avec le sujet
qui perçoit une inséparable unité - comme la pomme qu'un
enfant tient dans sa main peut tomber sans dommage pour
son intégrité, tandis qu'il serait mutilé par l'ablation de sa
main, qui est pourtant aussi extérieure pour son regard,
aussi objective que la pomme, mais qui, étant perçue, per-
çoit (par le toucher) le fruit qu'elle étreint, et, à ce titre
est subjective en tant qu'elle forme avec le sujet qui perçoit
par elle une indivisible unité. Entre le monde dit extérieur,
ou plus exactement entre les sensations qu'il éveille en
nous, et l'intériorité pure de la pensée, la distance est au
fond la même qu'entre celle-ci et les sensations dont notre
propre corps est l'origine et le théâtre. C'est-à-dire que
notre corps, en un sens, appartient au monde extérieur,
sans laisser pourtant d'appartenir au sujet, puisqu'il consti-
tue inséparablement avec lui un seul système respectif. La
1
jonction est donc faite , l'objectivité du monde extérieur
est assurée autant qu'elle peut l'être et ne constitue pas
véritablement un problème. La conscience que nous en
avons en revanche en pose un et tout autant celle que nous
prenons de notre propre corps.
Quelle est cette lueur mystérieuse qui, en toute vie
animale, traduit un phénomène physique en sensation et
2
rend possible cette sorte d'initiative qui, déjà à ce niveau
oppose le sujet comme unité autonome à l'objet qui n'en
fait point partie, voilà assurément un beau sujet de médita-
tion dont la vie des plantes, qui prélude en quelque manière
à cette autonomie, ne saurait être exclue.
Mais ce n'est que là où apparaît l'intelligence que cette
autonomie se connaît comme telle, se juge et mesure son
pouvoir et ses responsabilités. Nous n'avons plus affaire
ici à une unité biologique évoluant sans retour possible de
la naissance à la mort ou à une spontanéité instinctive
incapable de se contrôler elle-même, mais à une intériorité

1
En et par notre propre corps.
2
Au niveau de la vie animale.
qui relève de soi et qui se maintient et s'approfondit en
vertu de libres décisions, c'est-à-dire à une intériorité spiri-
tuelle, capable de dominer le temps et de s'ouvrir à l'éterni-
té.
Il est vrai qu'en nous cette intériorité demeure liée à
une unité biologique et à une spontanéité animale et qu'un
afflux ininterrompu de sensations la rend solidaire de la
durée mobile, par une communauté de vie qu'aucun artifice
ne peut rompre. Ces éléments sensibles ne peuvent man-
quer d'exercer sur elle une action centrifuge qui l'entraîne
à se renier elle-même, à moins qu'elle ne réussise à vaincre
leur extériorité par une attraction qui les ramène au centre.
C'est là tout le sens de ce passage du dehors au dedans où
s'atteste en nous la vie de l'esprit.
L'image é v i d e m m e n t perd ici son caractère spatial.
Les couleurs qui s'étalent sur la palette du peintre sont
extérieures assurément mais non point le tableau, s'il est
vraiment une œuvre d'art. Un mouvement d'ambition, un
éclair de jalousie, au contraire, aussi cachés qu'ils puissent
être dans le secret du cœur, nous ramènent au dehors
tandis que le baiser de François au lépreux va du dedans
au dedans.
Avec la matière des sons qui constituent le bruit, le
musicien construit la symphonie du silence ; et la vigueur
des passions devient chez les saints le clavier des vertus
par une assomption mystérieuse qui communique à leur
dynamisme l'inflexion de l'esprit.
On voit le sens de cette intériorisation et comment le
terme d' ouverture s'applique à son effort. Nous n'avons
plus à subir la contrainte d'un donné opaque et incohérent,
notre intelligence cesse de se heurter à des nécessités irra-
4
tionnelles. Le dualisme est aboli qui oppose la m a t i è r e à
3
L'image constituée par les termes : dedans et dehors.
4
Extériorité à l'esprit et absence d'autonomie sont bien les caractéristiques
de la matière. La tâche de l'esprit est de les surmonter.
l'esprit et l'univers à la pensée. Il ne s'agit pas de supprimer
l'un pour affirmer l'autre mais d'établir cette circulation
de lumière qui communique aux rythmes cosmiques un
ordre intelligible. Elle est la mission de l'art et telle est
5
l'œuvre des v e r t u s .
6
Mais il est à peine concevable qu'art et v e r t u s puis-
sent, à même la matière, accomplir une telle transmutation
et que la science dont l'œuvre réside toute entière en la
pensée, n'y réussisse point.
Il est clair qu'elle participe au premier chef à cet effort
d'intériorisation qui assure l'harmonie de l'univers et rend
possible l'unité de notre vie. Ses tentatives d'explication
ne visent qu'à écarter le scandale d'une réalité étrangère à
l'intelligence et irréductiblement extérieure à la pensée.
Mais il n'est pas moins évident qu'elle ne saurait obtenir
un tel résultat, sans accomplir ce mouvement du dehors
au dedans qui amène l'objet au niveau de l'intelligence.
Aussi bien, que signifierait la pensée si elle n'était
point précisément la tendance à introduire et à faire triom-
pher partout l'intériorité et l'autonomie de l'esprit ?
Les interminables discussions sur les universaux, les
débats non moins célèbres au sujet du noumène et du
phénomène, de la substance et des accidents, gravitent
autour de ce problème, qui met en question la vie même
de l'esprit.
Où se loge donc cet universel dans le particulier, qui
seul réellement existe ? Autant demander à un peintre où
se cache la beauté dans le paysage dont il s'efforce d'expri-
7
mer le mystère. On a souvent de part et d ' a u t r e matérialisé

5
Particulièrement de la force et de la tempérance qui infusent à nos
passions la mesure de la raison.
6
II n'est question ici que des vertus morales qui subordonnent en nous
la matière à l'esprit et l'individu à la personne.
7
Réalistes d'un côté, nominalistes de l'autre.
à plaisr un processus qui ne peut s'éclairer qu'en suivant
la vie même de la connaissance.
8
Penser c'est peser, mais sub specie aeternitatis en tra-
çant les rayons qui relient au centre tous les points de la
circonférence. Ce n'est donc point simplement en générali-
sant des observations concrètes que l'on atteint à
9
l'universel - autrement il faudrait dire qu'un événement
qui ne se produit qu'une fois est par essence intelligible -
C'est en spiritualisant le donné, c'est-à-dire en découvrant
10
dans le phénomène la trace de l'esprit , de manière à ce
que l'intelligence s'y retrouve chez elle et se meuve toujours
dans un domaine intérieur à la pensée.
C'est ce retour au centre qui distingue la connaissance
sensible. La pensée est esprit et rien n'y peut entrer qui
n'ait en quelque manière pris la forme de l'esprit.

• • •

Ces considérations sont capitales pour aborder le pro-


blème de la vérité. On ne pourra jamais l'atteindre, si elles
sont fondées, qu'au delà des données qui résultent de
l'observation matérielle ou de l'automatisme du calcul,
comme on dénombrerait en vain tous les éléments d'un
paysage avec la nuance exacte des tons qui s'y rencontrent,
sous prétexte que l'œuvre d'art se borne à copier la nature.
Il y faut autre chose qui est précisément l'essentiel.
Cela ne dispense assurément le peintre ni de regarder,
8
Sous l'angle et au point de vue de l'éternité.
9
II y a loin de la certitude empirique qu'un phénomène se reproduira
dans des conditions à peu près identiques à la connaissance vraie. Un seul
fait peut au contraire apporter à un homme de génie une lumière décisive,
comme la plus petite victoire de la sobriété suffit parfois à libérer l'acte de
manger « de toute la subjectivité qui peut être en lui, pour lui conférer une
valeur universelle ».
1 0
Un peu comme en entendant les mots, nous suivons le mouvement de
la pensée.
ni de se procurer des couleurs qui résistent à la morsure
du temps.
Le physicien ne peut davantage renoncer ni à l'expé-
rience, ni à la théorie qui l'interprète, ni à l'appareil mathé-
matique qui la représente. Mais il ne sera jamais un savant
s'il n'est avant tout l'homme de la pensée, l'homme de
l'esprit.
Aussi éclatants que puissent être ses succès sur le plan
de l'utilité, il verra fuir cette réalité qu'il croyait saisir et
se modifier sans cesse les concepts qui tentaient de l'expri-
mer, au point qu'il doutera de pouvoir atteindre jamais la
vérité, s'il ne s'efforce de la saisir par un mouvement de
retour à l'esprit.
Il est impossible, en effet, qu'elle soit jamais contenue
toute entière dans les formules toujours provisoires qu'il
élabore, comme le biologiste chercherait en vain à voir la
11
vie dans un processus de cicatrisation. E l l e implique un
rapport à l'esprit qui ne peut être perçu que par l'esprit.
Aucun brassage de phénomènes ne la fera jamais surgir,
aucune combinaison de nombres ne permettra de dire : elle
est ici ou elle est là, si le chercheur lui-même n'est point
passé du dehors au dedans, s'il n'a point saisi le sens inté-
rieur des choses en demeurant ouvert à leur mystère.
Un tableau de maître représente un paysage que nous
reconnaissons sans peine, mais en nous rendant sensible
la Beauté qui donne à l'œuvre un sens éternel. De même
12
la science s'efforce d'atteindre une i m a g e du monde qui
concorde avec les données de l'expérience, dont tout l'inté-
rêt pourtant est de provoquer en nous cette circulation de
lumière où s'atteste la présence de la vérité.
L'image que nous essayons de construire, en effet, se
modifie sans cesse suivant nos possibilités de répondre à

11
Elle ici : la vérité.
12
Image est pris ici au sens de représentation intelligible.
la pression du réel , qui varient considérablement en rai-
son aussi bien du savoir acquis et du mouvement de la
pensée que du progrès des techniques dont dispose la re-
cherche. Il est donc impossible de faire fonds sur ces évi-
dences d'aujourd'hui qui apparaîtront demain, au regard
d'une théorie plus compréhensive, comme de simples ap-
proximations, telle la conception mécaniste des forces de
gravitation par rapport à la notion géométrique de courbure
14
de l'espace-temps . Comme d'ailleurs, ni l'expérience ne
cesse jamais de s'enrichir, ni le calcul de se développer, il
est clair que la science ne pourra jamais s'arrêter et que
le mystère du réel lui échappera toujours. Mais n'est-ce
15
pas là l'indice q u ' i l n'a point par lui-même un sens com-
plet et qu'à moins d'y percevoir une relation transcendante,
nous n'en saisirons jamais la signification, de même que
l'analyse des éléments matériels d'un tableau, aussi poussée
qu'on l'imagine, ne saurait rendre compte de sa beauté.
16
Nos c o n c e p t s , dans cette hypothèse, seraient doués d'une
double polarité : appuyés sur les faits et ouverts sur l'Esprit,
lestés d'un contenu matériel toujours provisoire et soulevés
par un élan spirituel intemporel, éparpillés sur la circonfé-
rence et capables de se recueillir au centre, assujettis à la
relativité et tendus vers l'absolu ; assez intuitifs pour cadrer
avec l'expérience, assez universels pour aboutir à la vérité ;
mouvants comme les phénomènes, variables en fonction
des points de vue que nous prenons sur eux, évoluant avec
la recherche et plus ou moins riches suivant la profondeur
des niveaux qu'elle atteint, mais toujours aimantés par une

13
Cf. F. Gonseth, Les mathématiques et la réalité, p. 376.
1 4
Cf. J. Thibaud, Vie et transmutation des atomes, p. 211, Albin Michel.
15
II ici : le réel, l'univers que nos observations et nos expériences s'effor-
cent de saisir.
1 6
Nous n'envisageons ici que les concepts dont la science fait usage.
immuable Réalité: offrant «des directions de pensée» et
non point une vision statique des choses et pouvant
conduire malgré leur inachèvement à la joie de connaître,
par ce passage mystérieux du dehors au dedans où le dis-
cours se repose dans le silence de la contemplation.

• • *

C'est cette progression vers l'intériorité que nous tâ-


cherons de surprendre. Et nous verrons qu'il est impossible
de fonder sur des constatations purement matérielles la
notion de vérité et que la pensée ne peut se borner à
enregistrer passivement l'arrangement des choses, en sub-
stituant simplement à la connaissance sensible, des idées
générales d'autant plus vagues et d'autant plus pauvres que
l'on s'éloigne davantage du concret. Le terme d'abstraction
17
se réfère au terminus quo , il n'envisage pas le terminus ad
18
quem qui est autrement plus important. La connaissance
ne se dématérialise que pour se spiritualiser. Il ne s'agit
pas d'exténuer nos concepts en schèmes insipides et inco-
lores qui embrassent d'autant plus de choses qu'ils sont
plus vides. Il s'agit tout au contraire de découvrir en toute
réalité la direction de l'esprit et d'y consentir, par ce mou-
vement d'intelligence qui fait coïncider l'intériorité de l'être
et celle du regard au contact mystérieux du Centre éternel
qui est, tout ensemble, le principe des choses et la lumière
de la pensée.
La science est une forme de vie spirituelle. C'est pour-
quoi elle dépasse infiniment les résultats utiles qui en peu-
vent découler. Ses visées sont tout intérieures, ses succès
se mesurent à l'enrichissement de la pensée. Elle s'achève
dans le silence et se consomme dans la solitude.
1 7
Le terme d'où l'on part.
18
Le terme vers lequel on tend.
Mais ce n'est pas pour nous enfermer dans un
19
solipsisme qui impliquerait la négation du monde et de
l'humanité. Tout au contraire, plus la science est désinté-
ressée, plus elle tend vers la seule contemplation du vrai,
plus étroite est aussi la communion qu'elle établit entre les
esprits qui s'y consacrent. Affranchis de leur subjectivité
pour adhérer au même Objet intimement présent à chacun
comme la Vie de sa vie, attentifs à n'y rien mêler d'eux-
mêmes et uniquement soucieux de ne le point trahir, ils
deviennent, par leur identification avec Lui, intérieurs les
uns aux autres, en noyant leurs oppositions individuelles,
en Sa Transcendance infinie. Car telle est la vérité à laquelle
ils s'efforcent tous de concourir : souverainement transcen-
dante, puisqu'elle requiert du sujet un altruisme absolu en
lequel il se donne tout entier ; souverainement immanente
puisque se donner à Elle c'est la laisser vivre en soi, en
20
participant à Sa propre intériorité comme n'étant vrai-
ment soi-même qu'en Elle.
C'est par cette démission, qui consacre notre autono-
mie et fait mûrir notre liberté en nous apprenant à recevoir
l'existence comme un don et non à la subir comme une
nécessité, que nous connaîtrons le prix de notre vie, et
que, dans un respect infini les uns des autres, nous pour-
rons, unis par un lien qui atteint chacun au plus intime
de soi, constituer une véritable humanité.
La Paix sera le fruit de la collaboration de tous au
règne de l'Esprit, et ne peut résulter de rien autre.
La science, pour y contribuer efficacement, n'a qu'à
être fidèle à elle-même, puisqu'en intériorisant l'univers à
la pensée, elle nous entraîne à percevoir toute réalité du
dedans comme une œuvre de l'Esprit et à l'accueillir avec
19
Solipsisme : état d'un être dont la vie gravite entièrement et exclusive-
ment autour de soi.
2 0
Qui nous révèle et qui accomplit la nôtre comme un mouvement vers
Elle.
respect et amour, en nous désappropriant de nous-mêmes
dans nos rapports avec elle pour lui laisser une valeur uni-
verselle.
C'est de l'esprit de possession que naissent tous les
conflits. Quand notre intelligence n'aura plus de frontières,
l'histoire et la géographie ne pourront plus nous séparer.
Savoir c'est retrouver le sens intérieur des choses en
laissant à chacune une ouverture illimitée : « comme si cha-
21
que point avait connaissance de tous les a u t r e s » . Ainsi
cessant de s'opposer les deux faces du réel, le dehors et le
dedans, et le monde retrouve son unité.
AU realities will sing
Nothing else will.
Toute réalité chantera
Rien d'autre ne chantera.

Ce mot de Patmore pourrait servir d'épigraphe à cet


essai. La grandeur de la science consiste à nous faire décou-
22
vrir toujours mieux que le réel passe infiniment le r é e l .

2 1
Cf. suivant une expression de Rilke dans les lettres à sa femme dans
l'analyse admirable « de la Dame au fauteuil ».
2 2
Que toute réalité est «par delà».
Présence

On peut être absent d'une infinité de manières, il n'y


1
a qu'une Présence réelle .
On peut masquer le vide, non le remplir. Aucune
séduction n'a prise sur l'être, aucune fiction n'engendre la
vie. Les mythes peuvent charmer les enfants, amuser les
esprits délicats, fanatiser les foules et tromper leurs dou-
leurs. Ils n'ont jamais converti personne, ils n'ont jamais
rendu un homme plus humain. Seule la vérité a le pouvoir
de nous rendre à notre solitude et de susciter en nous ce
débat, dont l'issue, toute intérieure, décide de notre valeur
et de notre dignité.
Les grands hommes sont ceux qui nous ramènent au
silence et nous confrontent avec la lumière.

1
En ce sens que tout ce qui ne nous révèle et ne nous communique pas
à quelque degré cette Unique Présence, nous'donne le sentiment de l'absence
et du vide.
Aussi variés que soient leurs moyens d'expression,
aussi diverses que soient leurs œuvres, ils ne nous attei-
gnent vraiment qu'en nous communiquant en quelque me-
sure la transparence de leur génie. Nos limites reculent,
un espace infini s'ouvre devant nous, et nous voici tout
tremblants au seuil du sanctuaire de nous-mêmes.
Qui est là? Il est sans doute prématuré de le dire.
Nous sentons qu'en nous, nous ne sommes plus en nous.
Nous ne pouvons éluder le don de nous-mêmes, qu'en
éteignant la clarté naissante dont la splendeur vient de nous
ravir.
Le génie est ingénu. Toute sa puissance vient de sa
candeur. Un instant au moins il s'est livré tout entier et
l'œuvre porte à jamais la trace de ce contact. S'il est très
grand, il la dépasse encore, et au delà d'elle-même nous
communions à son esprit, vivant de sa vie, envahis par la
Présence en laquelle il s'efface, investis du Bien qui est en
2
lui sans être l u i , pour le communiquer à notre tout comme
une source inépuisable de vie.
L'art et la science confirment à leur manière le témoi-
gnage de la sainteté. Tout humanisme vrai, toute culture
authentique est une présence réelle.

2
II se dégage de toute personnalité authentique une vertu personnifiante
qui nous ramène au Centre et nous recueille en la Présence lumineuse qui
Est à la fois, le secret le plus intime de notre âme et le lien unique d'une
universelle communion. Ce qui suppose qu'Elle est tout ensemble, au dedans
et au delà de nous-mêmes : notre intériorité coïncidant avec l'altruisme diapha-
ne qui nous rapporte à Elle.
Certitude

Comment s'engager sans être certain?


« S'il ne fallait rien faire que pour le certain, dit Pascal,
on ne devrait rien faire pour la religion, car elle n'est pas
1
certaine» . Et pourtant lui-même semble recevoir ailleurs
un enseignement tout contraire. « T u ne me chercherais
2
pas, si tu ne m'avais t r o u v é » .
Descartes revendique l'évidence du Cogito : « Je pense
donc je suis». Il peut construire, les fondations reposent
sur le roc.
Un texte évangélique réconcilie ces antagonismes:
3
«Celui qui fait la vérité, vient à la l u m i è r e » .
La droiture de la vie confirme celle de la pensée. La
certitude peut grandir. Ce qui importe au départ c'est que
l'esprit soit disponible, que tout appel du vrai le trouve

1
Ed. Brunschvicg 234
2
553
3
Jean III 21.
prêt à répondre. Il adhère ainsi d'intention à tout ce qui
pourra lui être proposé et embrasse implicitement le terme
obscurément pressenti vers lequel il est tendu.
Dans ce sens, il a déjà trouvé. C'est pourquoi, aussi
paradoxal que cela puisse paraître, il doit chercher. Tout
problème digne de notre attention est l'amorce d'une dé-
couverte, et la manière même dont il se pose indique déjà,
dans une certaine mesure, la direction dans laquelle s'offre
une chance de le résoudre. Les exigences qu'il comporte
dessinent en filigrane les conditions qui satisferont à son
énoncé comme les irrégularités des mouvements d'Uranus
orientaient vers la position de Neptune les calculs de Le
Verrier.

«Problêma»

Ce qui est jeté devant ou en avant, ce qui est pro-


jeté: l'objet projeté en nous mais nous aussi projetés en
lui. Mystérieuse étreinte en la transparence de l'esprit,
fusion de plus en plus étroite en la lumière qui grandit,
affinité secrète qui nous rend intérieurs à son champ, osmo-
se qui tend vers l'équilibre diaphane d'une conformité par-
faite. Le rythme de l'être scande le mouvement de la pen-
sée, l'identification se consomme en un lumineux
altruisme : on sait parce qu'on est.
L'étreinte obscure de la question se mue en l'espace
qui nous baigne de clarté et l'évidence du terme rend plus
libre et plus spontané l'assentiment du départ, dans la
lumière qui met à nu ses racines, dans la joie d'une rencon-
tre intérieure à l'esprit.
Mais avant ce lever du jour qui est la récompense de
l'ascension, il faut consentir à la marche au cœur de la
nuit. On ne peut jouir au commencement des certitudes
de la fin. Partons du probable, de cette différence de poten-
tiel parfois à peine perceptible où nous éprouvons confusé-
ment l'aimantation du Vrai. Ce qui est sûr déjà, et c'est
assez pour se mettre en route, c'est qu'il faut aller toujours
dans le sens de la lumière, aussi évanescent que puisse être
le rayon qui déchire nos ténèbres.
Cela vaut pour toute recherche mais s'impose particu-
lièrement à celle qui concerne le sens de notre vie. Ici nulle
4
réserve n'est possible, nul refuge dans la c o u t u m e , nulle
retraite dans une existence assurée, notre être doit s'engager
5
tout entier : il s'agit à tout moment de « se risquer » . Com-
ment prendre la moindre détermination, en effet, sans mo-
difier dans une certaine mesure le champ du regard, sans
créer une disposition favorable ou contraire à l'incidence
du rayon lumineux ? Car l'évidence ne nous atteindra qu'en
l'abandon de tout notre être à sa clarté, et ne sera totale
que si notre transparence l'est aussi.

• • •

Mais comment anticiper au départ sur cette rencontre


imprévisible, comment préserver à travers les tâtonnements
4
Le physicien qui se demande si la lumière se propage en ligne droite
ou non peut, avant d'avoir trouvé la réponse, prendre en toute tranquillité de
conscience son petit déjeuner, mais l'acte même de manger, comme tout acte
humain, requiert la mesure de l'esprit et se révèle solidaire de l'orientation
foncière de sa vie. Ce qui revient à dire que le problème humain, en tant que
tel, nous engage tout entier, qu'il reparaît en toutes nos actions et que chacune
doit contribuer à le résoudre. Tout relâchement volontaire à cet égard engendre
en nous une certaine opacité qui empêchera la coïncidence parfaite avec la
lumière et la plénitude de l'évidence. Un manque d'évidence, aussi bien, peut
n'être qu'un manque de transparence.
5
Ce mot magnifique est, je crois, de Denis de Rougemont.
de la recherche l'intégrité d'un assentiment qui n'est pas
encore pleinement en face de son objet ?
Ce serait inconcevable et impossible si nous ne dispo-
sions d'une direction certaine pour orienter notre effort.
Le seul fait que le problème se pose, qu'un choix nous
6
est offert , établit suffisamment que les objets qui nous
sollicitent immédiatement ne répondent pas à toute
l'ampleur de notre vouloir, comme la recherche où nous
sommes engagés prouve que l'objet adéquat est encore à
trouver. Nous sommes au delà des choses où notre volonté
ne peut se reposer tout entière, et déjà au delà de nous-
mêmes.
Tout ce qui peut nous être demandé, à cette première
étape, c'est ce désintéressement qui nous laisse tendus vers
Autre chose, en gardant vierge un élan que rien ne peut
combler.
Renoncer à cette marge, c'est fermer l'horizon ; enga-
ger l'infini du vouloir dans les réalités d'en deçà, c'est nier
le problème et renoncer à l'esprit.
Par cette orientation irréversible la distinction absolue,
ontologique, du bien et du mal est déjà fondée. Nous avons
7
une certitude inébranlable : la vie a un sens , l'action peut
partir.
6
Si nous étions purement et simplement entraînés par le courant de la
vie, nous ne pourrions même pas nous poser le problème de la valeur d'un
acte. Tout au plus, pourrions-nous en discerner concrètement l'utilité, l'adapta-
tion à une exigence biologique inévitable. Il n'y aurait ni liberté, ni responsabi-
lité, ni moralité concevables. En fait nous émergeons du fleuve, nous pouvons
en contempler le cours et il nous appartient de le diriger. Nous pouvons, en
d'autres termes, disposer de nous-mêmes en assouplissant à l'esprit les nécessi-
tés mêmes que nous devons subir. Et il est inconcevable que nous usions
normalement d'une telle puissance pour nous river à nos limites, pour abandon-
ner notre vie à un rythme cosmique ou à une spontanéité animale, investis,
comme nous le sommes par cette puissance même d'une initiative créatrice et
instruits par elle de la dignité de notre être.
7
Sans connaître explicitement le « terminus ad quem » de notre activité,
il suffit pour nous engager dans la bonne direction, d'obéir à l'animatation
mystérieuse qu'éprouve toute âme en état d'ouverture.
Eternité

Je décris un cercle avec une pierre attachée au bout


d'une ficelle.
Je ne puis à aucun moment dire en toute rigueur que
la pierre est ici ou là, puisqu'elle ne s'arrête nulle part, et
encore moins qu'elle est partout à la fois. Je constate sim-
plement que son mouvement s'inscrit dans la circonférence
dont la ficelle est le rayon et dont le centre est ma main.
Une fois l'élan donné j'immobilise mes doigts. La pier-
re poursuit sa trajectoire dont la réalité fluente est suspen-
due à leur traction. Ma main est comme un point immobile,
virtuellement présent au cours entier du mouvement sans
être entraîné dans son écoulement. Elle en contient et do-
mine tout le développement sans participer à l'instabilité
de son être.
C'est sans doute d'une manière analogue que l'éternité
1
embrasse toute la durée du t e m p s , contient son devenir
1
Nous nommons temps ici toute durée soumise au devenir, c'est-à-dire
réalisée par des différences de potentiel, quelles que soient l'allure de son
rythme et la qualité de son être. Comme il n'y a pas de temps absolu, chaque
espèce d'être ayant d'ailleurs le sien, susceptible de varier avec son âge, le
temps représente en réalité (analogiquement) toute la diversité enchevêtrée des
temps que l'éternité embrasse dans l'ampleur illimitée de son présent.
et le soutient sans être immergée dans son flux.
Il passe, elle demeure ; il devient, elle est ; il se déploie
en un perpétuel inachèvement, elle se recueille en une
infinie plénitude.
N'est-ce pas ce que vous éprouvez, en quelque ma-
nière, toutes les fois qu'à travers la musique vous commu-
niez à la Beauté ? Vous perdez alors, comme vous le dites
si justement, la notion du temps. L'heure que marque
votre montre n'a point de rapport au jaillissement de votre
joie. De la conférence vous êtes passé au centre, et rien
ne pourra plus jamais faire taire ce chant intérieur, si vous
demeurez digne de l'entendre.
Tout art authentique est l'affleurement de l'éternel
dans une matière devenue transparente à l'esprit. Et tout
ce qui comporte une vraie valeur humaine élude pareille-
2
ment la mesure du t e m p s .

• • •

Il y a parfois dans l'amitié des heures où l'on atteint


au suprême dépouillement. On n'a plus rien à dire, parce
qu'on est devenu si intérieur l'un à l'autre qu'aucune parole
n'est plus apte à traduire une telle unité. Les âmes se

2
Mesure du temps : cette expression est évidemment très équivoque,
comme le rapport évoqué, quelques lignes plus haut, entre l'heure du chrono-
mètre et la durée de la joie. En réalité le temps astronomique (fondé sur la
régularité hypothétique des mouvements de la terre, sur son axe ou autour
du soleil) n'est qu'un système de référence extérieur et conventionnel. Le
temps véritable, le temps vécu est fonction de notre évolution physiologique,
(à laquelle les astres, il est vrai, ne sont point étrangers) des différences de
potentiel physico-chimique qui se succèdent de la naissance à la mort. Ce
temps n'est pas uniforme puisqu'il varie avec l'âge. Il sous-entend une durée
qui lui est irréductible, en laquelle se développe la sagesse, l'art, la vertu, en
un mot toute la vie de l'esprit. C'est de cette durée spirituelle que nous disons
qu'elle élude la mesure du temps, dans quelque sens que l'on entende celui-
ci. Cf. Lecomte du Noiiy, Le temps et la vie, p. 218 et seq. en particulier 238.
touchent par le fond, comme réduites au centre où elles
coïncident. La même lumière les rend diaphanes Tune à
l'autre, le même Esprit les identifie dans une commune
respiration, la même grâce les affranchit de leurs limites.
Une Présence infinie circule de l'une à l'autre qui recueille
la tendresse dans la majesté du silence. La rencontre est
si totale qu'elle demeure désormais le lien informulé auquel
on se réfère sans cesse. On revient au discours, on reprend
les thèmes accoutumés ; les tendres habitudes des échanges
familiers. Ce n'est qu'un voile que l'on jette sur l'éclat de
ce moment unique que l'on sent vivre entre soi comme un
divin secret.
La mort n'y portera nulle atteinte. Elle peut mettre
un terme à l'évolution de la durée mobile, figer un point
sur la circonférence où le devenir a sa trajectoire : elle ne
mord pas au centre, où la vie a sa source éternelle.

• • *

Il suffit d'être attentif à ces données pour éviter de


fabriquer l'éternité avec du temps, en imaginant celui-ci
comme un segment compris entre un avant et un après
sur une ligne sans origine et sans fin.
3
Ces deux d u r é e s sont radicalement hétérogènes. C'est
pourquoi le mot de sur-vie lui-même n'est pas à l'abri de
toute critique. L'éternité est au-dessus et au delà de la
mort. Elle n'est pas en rigueur de terme après la mort,
pas plus qu'un centre de rotation ne peut se situer à ce
point de la circonférence qui marque l'arrêt du mouvement.
Le terme de pré-vision appliqué à l'Eternel donnerait
lieu à des remarques semblables. L'Eternité comprend le

3
Ces deux durées : d'une part la durée mécanique ou physico-chimique
des astres et les durées biologiques des organismes vivants, et d'autre part la
durée tout intérieure du présent infini de l'Eternité.
temps en l'éminence de son présent où notre futur lui-
même est inclus. La pré-vision est superflue là où la vision
suffit.
Le télescopage des plans dans l'horizon prophétique
où semblent coïncider parfois des événements qu'un long
intervalle de temps sépare, provient peut-être d'une partici-
pation imparfaite à ce présent mystérieux dont nos plus
hauts états d'âme nous donnent le pressentiment.
Si nous sommes la proie du devenir dans une durée
biologique irréversible, nous n'en sommes pas moins appa-
rentés à l'éternel sur le plan de l'esprit. De la circonférence
où se situe notre évolution cosmique, nous pouvons nous
recueillir au centre, en la durée immuable où la vie a sa plé-
nitude.
« Le sentiment de notre éternité intime n'empêche pas
les individus de mourir » dit L . Brunschvicg dans la conclu-
4
sion de son livre sur « La Raison et la Religion » .
Cela est vrai, si l'on entend par individu ce par quoi
l'homme est un fragment d'univers et demeure soumis à
ses lois. Mais l'homme n'est pas que cela et ce qui le
constitue en propre est précisément d'un autre ordre.
Dès là, qu'il est capable de concevoir et d'éprouver
en quelque manière l'éternité, il émerge du temps et il est
déjà au-dessus et au-delà de la mort.
5
L'individu doit mourir, la personne est immortelle.

4
P. 262.
5
En entendant par personne : ce qui en nous ne peut dès maintenant
vraiment vivre qu'au niveau de l'éternel, notre humanité, en sa notion différen-
tielle, en sa valeur et en sa dignité, spirituelles en son autonomie à l'égard du
devenir temporel (physico-chimique et biologique) fondée sur son ouverture
mystérieuse au Divin.
Vérité biologique

« Les hommes ont un tel amour de la vérité, dit Saint


Augustin dans ses Confessions que tous ceux qui aiment
autre chose qu'elle, veulent pourtant que ce qu'ils aiment
soit la vérité ». Ils préfèrent donc faire violence à leur esprit,
pour lui faire déclarer vrai ce qu'ils aiment, plutôt que de
s'avouer qu'ils sont attachés à ce qui n'est pas vrai.
De cette constatation il ressort que nous ne pourrons
jamais étouffer tout à fait en nous le désir du vrai et qu'il
nous arrive pourtant de ne pas l'atteindre.
Mais qu'entendons-nous par le vrai ? - Ce qui est dit
2
Augustin dans ses Soliloques . Pour peu qu'on ait le goût
du réel on ne peut que consentir à cette affirmation. Toute
connaissance vraie exige d'être fondée sur le roc de l'être.
C'est ce que nous pourrons exprimer en disant que la vérité
est la droite notion de Vêtre.

1
Liv. x XXIII.
2
Soliloques V. « verum est id quod est » ap. Seutroul : Kant et Aristote,
p. 68.
Mais si l'être est ce qui est, une telle définition suppose
tout ensemble qu'il nous est possible d'appréhender ce qui
est et de nous tromper. Autrement toute notion de l'être
serait droite et ce mot serait superflu dans notre définition.
Est-ce notre perception qui risque d'être en défaut,
ou le jugement que nous fondons sur elle, ou tous les deux ?
Et quelles pourraient être nos responsabilités dans ces
défaillances ?

• • •

Cette dernière question mérite de retenir immédiate-


ment notre attention. Elle implique qu'une erreur peut
3
être autre chose qu'un manque d'adaptation biologique :
un manque de bonne volonté. Elle nous permet d'entrevoir
la possibilité d'un conflit entre le délectable, source de
jouissance, ou l'utile et le vrai, entre un univers conforme
à nos désirs et celui qui est accessible à une connaissance
désintéressée.
Sans doute, il ne s'agit pas d'une opposition de prin-
cipe. La connaissance peut être à la fois délectable ou utile
et désintéressée. C'est tellement vrai que notre science part
normalement des perceptions sensibles qui nous adaptent
à notre milieu vital.
Ce qu'elle leur emprunte et comment elle les dépasse
nous apparaîtra mieux, si nous réussissons à saisir claire-
ment ce qui distingue les sens de l'intelligence.
Une lame de rasoir, qui semble parfaitement droite,
se révèle au microscope déchiquetée comme les côtes de
4
Bretagne sur une carte à grande échelle . La vision à l'œil
nu ne nous fournit donc qu'une approximation très gros-
3
Comme le daltonisme par ex., ou l'achromatopsie (cécité totale à l'égard
des couleurs).
4
Cf. Lecomte du Noüy, L'homme devant la science, p. 25.
sière de la réalité. Supposons que nous veuillons remédier
à cette imperfection en portant des lunettes qui soient de
vériftables microscopes. Notre route serait aussitôt semée
de tels abîmes que nous ne saurions plus où poser le pied.
La marche nous deviendrait impossible à moins que nous
ne réussissions à transformer, par un artifice analogue, nos
sensations tactiles. Nos lunettes-microscopes détruisent la
correspondance entre nos yeux et nos pas. Nos pieds sont
des bottes de sept lieues par rapport à ce relief monstrueux
et n'ont nul besoin d'en être informés. Ils «boivent l'obsta-
cle» et ont tout intérêt à l'ignorer.
Poussons maintenant notre analyse plus loin, et suppo-
sons que nos lunettes nous laissent percevoir toute réalité
comme un espace à peu près entièrement vide sillonné de
5
charges électriques animées d'une grande vitesse . Il nous
devient alors radicalement impossible, nos autres sens res-
tant ce qu'ils sont, d'entrer en contact avec le monde qui
nous entoure. Toute continuité de la matière est détruite,
nous ne savons plus que faire de nos mains.
Ces exemples établissent suffisamment que nos per-
ceptions sensibles sont proportionnées aux échanges qui
assurent l'équilibre entre notre être et le milieu où il subsis-
te, qu'elles sont adaptées, en d'autres termes, aux réactions
que l'univers exige de nous.
On pourrait assurément concevoir une autre échelle
que celle effectivement réalisée, microscopique ou sub-ato-
mique par exemple. Toutes les proportions seraient chan-
gées, mais les corrélations se modifieraient dans la même
mesure. Le résultat, pratiquement, serait identique.
L'essentiel est que l'adaptation biologique soit assurée.
En conclurons-nous que nos sensations sont subjec-
tives ? - Oui, dans ce sens qu'elles dessinent en nous l'uni-
vers conformément aux rapports que nous sommes capables

5
A.S. Eddington, La Nature du monde physique (trad. Gros), p. 12.
d'entretenir avec lui, qu'elles nous en transmettent l'appel
suivant la réponse que nous avons à lui donner. Mais nous
les dirons tout aussi bien objectives dans ce sens qu'elles
seules nous mettent réellement en équation biologique avec
lui.
« L'organe, dit très justement M. Armand de Gramont
6
dans son livre sur Les problèmes de la vision , remplit un
rôle bien déterminé. Si l'instrument le complète et souvent
le dépasse, c'est qu'il vise des objets extérieurs à notre
sphère naturelle d'action, nous prolonge en dehors de notre
habitat normal, ou répare une faiblesse physiologique occa-
sionnelle. Nos yeux participent en premier lieu à la protec-
tion d'une existence dont ils partagent les moyens. Il s'agit
en somme pour l'œil d'envisager correctement le milieu
restreint qui correspond à notre échelle organique». Il suf-
fit qu'il nous permette d'en discerner la configuration, qu'il
sache apprécier, avec l'aide du toucher, les distances utiles,
qu'il nous oriente exactement dans Y espace vital où doivent
s'inscrire nos réactions.
Une grande prudence est donc requise de quiconque
prétend dénoncer les illusions auxquelles nos sens nous
exposent. On risque toujours, en faisant cette critique, de
jouer sur deux tableaux et de détruire avec les lunettes du
savant les perspectives indispensables à l'échelle biologique.
Celle-ci implique assurément une connaissance limitée et
anthropomorphique. Elle est vraie dans son ordre. L'uni-
vers « se joue » en nous selon que nous devons « nous jouer »
en lui.

• • •

Il en est sans doute de même pour tout être doué de


connaissance sensible. L'univers d'un chien n'est pas celui
6
Flammarion éd., p. 275-276.
d'une fourmi, qui n'est pas celui d'un oiseau. Chaque être
a le sien : coloré ou sonore, tactile ou olfactif suivant une
variété infinie de combinaisons, que le psychisme de cha-
7
cun interprète avec toute la diversité de ses h u m e u r s .
Nous verrions sans doute, selon les cas, s'étendre ou
se raccourcir notre espace, se ralentir ou s'accélérer notre
durée, se transformer en un mot toute la figure du monde,
s'il nous était possible de le percevoir un instant avec les
8
sens et l'âme des animaux .
En ajoutant à ces données celles que fournit « l'équa-
tion personnelle » à chaque être humain suivant les affinités
multiples qui le rendent particulièrement sensible à certains
aspects des choses et nuancent d'une manière originale
toute sa «Weltanschauung», nous serions sans doute émer-
veillés des tonalités innombrables en lesquelles se joue, sur
différentes clefs, l'inépuisable univers.
L'ampleur et la majesté de cette symphonie ne doivent
cependant pas nous faire oublier le caractère biologique de
toute connaissance sensible ou, plus précisément encore,
le coefficient de valeur biologique qui affecte partout son té-
moignage.
Ici se vérifie, dans une étonnante symbiose, le vieil
adage : « Quod recipitur in aliquo, recipitur in eo secundum
modum recipientis »ce qui est reçu dans un être, est reçu
selon la manière d'être de celui qui reçoit.

7
Le Dr Remy Collin signale dans son beau livre sur « les hormones » les
facteurs hormonaux et gonadiens, accordés à la lumière, qui influent sur
l'instinct migrateur des oiseaux (p. 321), aussi heureusement qu'il souligne
les sources hormonales du psychisme en général et du nôtre en particulier (p.
297 et suiv.).
8
Le Dr Edouard Claparède a fait sur la diversité des univers animaux
et humains les plus fines observations dans le chapitre si nuancé : « D e l'intelli-
gence animale à l'intelligence humaine » qui est sa contribution au « Mystère
animal » paru dans la collection « Présence » (p. 140 et suiv.).
Et comme la manière d'être propre à nos sens corres-
pond à des besoins concrets et particuliers, il s'ensuit que
la connaissance sensible n'est jamais universelle. Le donné,
« l'objet » quelle que soit sa réalité intrinsèque y est toujours
perçu en sa conformité au sujet ou, ce qui revient au même,
suivant le degré d'adaptation biologique de celui-ci à son
milieu vital. Ce qu'on appelle, si l'on veut, et tout aussi
légitimement, sa conformité à l'objet, pourvu que l'on se
9
souvienne que cette double conformité joue à un niveau
10
déterminé à l'exclusion de tout autre.
Cette restriction ne nous autorise pas à déprécier la
connaissance sensible, et il est au fond absurde de parler
à son propos, comme nous l'avons fait plus haut, par simple
commodité de langage, de grossière approximation, puis-
que ses limites sont les conditions de sa validité.
Il reste vrai pourtant que les univers biologiques tels
que nous les avons définis sont tous «hypocimé-
1 1
nomorphiques » et ont tous ce caractère commun de n'ê-
tre pas universels.

9
Ou conformité réciproque.
1 0
A une échelle particulière.
11
= subjectiformes (hypokeimenon = sujet, morphê = forme) perçus
par référence au sujet et affectés d'un coefficient de valeur biologique.
Vérité scientifique

Le seul fait que nous ayons pu concevoir les limites


de notre univers biologique, son caractère utile, son analo-
gie avec celui de tout animal, son plafond à un niveau
déterminé et sa non-universalité prouve que nous en som-
mes sortis et que nous l'avons dépassé.
Nous avons percé à jour les apparences auxquelles
notre être cosmique est tangent. Nous ne cesserons assuré-
ment de nous y conformer dans la mesure où nous en
sommes solidaires, mais il nous est impossible de nous y
borner.
Des rapports entièrement nouveaux se nouent entre
l'univers et nous : hyperbiologiques et désintéressés. Nous
ne cherchons plus seulement dans le monde sensible les
éléments de notre équilibre vital mais des repères pour
notre pensée. Les résultats utiles, le confort, la volupté
même perdent un chemin par où puisse passer notre esprit,
un point de vue qui corresponde à cette consciente hyper-
biologique où s'affirme notre intelligence.
La réalité se prête-t-elle à cette aspiration, est-elle apte
à fonder une science et à garantir une vérité ?
Nous voici confrontés avec le problème des problèmes.
Avons-nous le droit de conclure que le monde est intelligi-
ble du fait que l'homme est intelligent ?

• • •

Il semble assurément difficile à première vue de confi-


ner l'esprit dans sa fonction critique à l'égard des univers
biologiques qui surgissent aux divers niveaux de la percep-
tion sensible, comme s'il n'avait d'autre objet que d'en
dénoncer les limites et d'en établir la relativité. Dès que
l'idée nous vient de considérer nos sens comme des trans-
formateurs qui ne font que traduire à notre échelle une
réalité dont ils créent l'apparence conforme à leur structure
et requise par nos besoins, il est inévitable que nous cher-
chions à savoir ce qu'elle est, au delà des ombres qu'ils en
projettent en nous.
Cette recherche de quelque chose de « plus réel » que
ce qui paraît ne repose pas, sans doute, sur cet unique
motif. En fait elle a précédé la critique formelle et explicite
de la perception sensible. Aussitôt que l'homme a exercé
son intelligence, il a été naturellement conduit à supposer
« des raisons » à l'activité de la nature comme il en décou-
vrait à la sienne et d'abord à sa pensée: que ces raisons
fussent cachées dans les virtualités de la substance ou,
encore plus loin, dans quelque principe transcendant.
C'est-à-dire qu'il a constamment poursuivi, toutes les fois
qu'il n'a pas désespéré de l'univers et de lui-même, au delà
des apparences, aussi objectives qu'il pût se les figurer
quelque chose d'intelligible où son esprit se retrouverait.
« L e véritable ressort de cette splendide épopée, la
conquête du globe par l'homme, dit Emile Borel, c'est la
foi en la raison humaine, la conviction que le monde n'est
pas régi par les dieux aveugles ou les lois du hasard, mais
1
par des lois rationnelles» .
«Nous désirons que les faits observés, disent à leur
tour Einstein et Infeld, suivent logiquement notre concept
de réalité. Sans la croyance qu'il est possible de saisir la
réalité avec nos constructions théoriques, sans la croyance
dans l'harmonie interne de notre monde, il ne pourrait y
avoir de science. Cette croyance est, et restera toujours le
2
motif fondamental de toute création scientifique» .

• • •

Mais n'y a-t-il pas là un nouvel anthropomorphisme


qui diffère simplement d'un degré de l'anthropomorphisme
biologique ? Si l'univers n'est pas intrinsèquement confor-
me à nos sens, l'est-il davantage à notre raison ?
L'Art avec les seules ressources de la perception sensi-
3
ble, traversée par un rayon d'esprit, e n a fait jaillir une
source intarissable de vie intérieure, en nous rendant sensi-
bles les subtiles correspondances qui le relient à notre âme,
comme un geste de tendresse nous laisse deviner le secret
d'un être.
Borel et Einstein, et tant d'autres savants qu'anime
une semblable ferveur, trouveraient là, s'il en était besoin,
une précieuse confirmation de leur croyance. Qui voudrait
en effet contester l'harmonie et la spiritualité du réel avec
lequel tout vrai chef d'œuvre nous met en contact ?
Mais on concevrait mal que la science, à sa manière

1
Cité par Lecomte du Noûy, L'homme devant la science, Flammarion, p.

2
L'évolution des idées en physique, p. 288, Flammarion.
3
En, ici : de l'univers.
et par ses propres méthodes, n'y atteignît point. Si elle
semble à cet égard pleine d'incertitude et d'hésitation, cela
provient peut-être du fait que ce qu'elle nie est plus clair
que ce qu'elle affirme.

• • •

Ses progrès marquent, en effet, un éloignement


constant de l'anthropomorphisme de la perception sensible,
confirmé il est vrai par tant de succès à l'échelle biologique,
par tant d'applications fécondes et d'interventions efficaces
qu'il n'y a pas de raison de douter que cette route soit la
bonne.
« Supprimons l'homme, ses sens, sa mémoire, et l'uni-
vers se réduit à des vibrations, des forces, des vitesses,
dépouillées des aspects familiers que nous leur prêtons, en
nous plaçant sur leur chemin. Les espaces intersidéraux
sont noirs et froids. Des «quanta» d'énergie y circulent
en nombre infini, en tout sens : sans un récepteur adéquat
qui les intercepte, les accumule, les totalise, les transforme,
ils ne sont que des quanta. En l'absence d'être vivant, la
lumière, la chaleur, le son n'existent pas en tant que lu-
mière, chaleur, son. Chacun de nos sens agit en poste
récepteur et traduit à notre conscience le message silen-
4
cieux, invisible et abstrait des quanta d'énergie.» .
La Radio nous a trop accoutumés à cette audition de
l'invisible silencieux pour que nous n'admettions pas aisé-
ment que quelque chose d'analogue s'accomplisse en toute
perception sensible.
Et tout irait bien, si le petit mot de « quanta » n'était
venu soudain troubler notre quiétude.
Jusque là en effet la physique pouvait s'inscrire dans
le cadre de cette philosophie naturelle que le sens commun
4
Lecomte du Noùy, Le temps et la vie, p. 258 et 259.
a extraite de la perception sensible. Avec un peu de souples-
se et d'imagination, il était généralement possible de
construire ou tout au moins de concevoir un modèle méca-
nique susceptible de représenter les phénomènes astrono-
miques ou microscopiques que l'on se proposait d'étudier.
En changeant d'échelle, les rapports demeuraient propor-
tionnellement les mêmes, on pouvait toucher du doigt la
vérité des calculs.
« La physique classique (visait) à donner une descrip-
tion des objets existant dans l'espace et à formuler des lois
5
régissant leur changement dans le t e m p s » .
En pénétrant dans l'intimité de l'atome, la mécanique
quantique devait révéler les difficultés insurmontables de
cette prétention. « Dans cette manière de voir on ne conçoit
plus le point matériel comme une entité statique n'intéres-
sant qu'une région infime de l'espace, mais comme le centre
6
d'un phénomène périodique répandu tout autour de l u i » .
Il se prêtera donc tour à tour à une interprétation
ondulatoire ou corpusculaire. A cette ambiguité de nature
qui l'apparente à la lumière, s'ajoute celle de sa localisation.
Le rayonnement qui l'éclairé implique un choc qui le bous-
cule, l'observation trouble le phénomène. Il en résulte une
imprécision inévitable dont les relations d'incertitude
d'Heisenberg donnent la formule. Nous sommes incapables
d'établir à la fois la position du corpuscule et son état de
mouvement. La détermination précise de l'une de ces coor-
données entraînant l'incertitude proportionnelle de l'autre,
il devient impossible de prévoir rigoureusement sa trajec-
toire et par suite l'évolution d'un système matériel quelcon-
que. Le déterminisme s'avère inapplicable en
7
m i c r o m é c a n i q u e / L e s lois de notre physique n'ont plus
5
Einstein et Infeld ; L'évolution des idées en physique, p. 283.
6
Louis de Broglie ap. A. Boutaric, Les conceptions actuelles de la physique,
p. 138.
7
Dans l'univers subatomique.
qu'une valeur statistique. L'ordre à notre échelle naît du
«désordre parfait» à l'échelle électronique, le déterminis-
me : de l'indétermination, la continuité : du discontinu.
Une hétérogénéité complète semble se manifester par-
tout entre le monde qu'il s'agissait d'expliquer et les élé-
ments qui devaient nous livrer son secret. La matière se
8
convertit en rayonnement et la lumière se matérialise .
L'énergie a une masse et la matière concentre de l'énergie.
Le rayonnement, de même que l'énergie, a une structure
granulaire et le corpuscule est associé à une onde. «Rigou-
reusement parlant, il n'est même pas un corpuscule, il
n'est que l'expression de la probabilité pour que les proprié-
tés que nous attribuons à l'électron se trouvent en un cer-
tain point de l'espace. Pour être plus clair, on peut dire
que l'électron est une onde de probabilité. Bien entendu
les notions courantes de temps et d'espace ne s'appliquent
plus à ces entités qui évoluent dans un espace polydimen-
sionnel non-euclidien : dix électrons se meuvent dans un
9
espace à trente dimensions» .

• • •

En dehors de l'atome nos horizons familiers ne sont


pas moins bouleversés. Avec la théorie de la relativité géné-
ralisée, il ne nous est plus possible d'admettre un système
de référence privilégié. Le temps et l'espace absolus se
sont évanouis comme « les acteurs matériels » qui menaient
10
à distance le jeu des forces .
Les lois de la physique sont des lois de structure. Elles
concernent les états «du champ» qui est la seule réalité.
L'univers est un continuum à quatre dimensions : l'espace-

Jean Thibaud, Vie et transmutations des atomes, p. 47 et 54, Albin Michel.


Lecomte du Noiïy, L'homme devant la science, p. 267.
}
Einstein et Infeld, L'évolution des idées en physique, p. 143, 238, 242.
temps, doué de propriétés géométriques. La matière est
une singularité spatiale correspondante à une déformation
de l'espace-temps. Les apparences sensorielles résultent de
11
la courbure spatiale .
C'est du moins là qu'espère aboutir une physique qui
réduit toute la réalité « à des groupes d'équations sans sup-
port matériel, valables dans un espace et un temps diffé-
12
rents des n ô t r e s » .
Ces données qui ne sont pas toutes également certaines
résultent pourtant dans leur ensemble d'expériences et de
calculs rigoureux, éclairés par des hypothèses géniales, et
répondent à l'aspect quantitatif de l'univers qui est le point
13
de vue formel de la science .
Elles représentent sans doute une étape irréversible ;
elles ne peuvent être définitives.

• • •

En rapportant cette déclaration de Helmholtz : « Nous


arrivons finalement à découvrir que le problème de la
science physique consiste à ramener les phénomènes natu-
rels à des forces invariables d'attraction et de répulsion,
dont l'intensité dépend entièrement de la distance. La solu-
tion de ce problème est la condition d'une intelligence
complète de la nature. Et (la) mission (de la science) sera
achevée, au moment où la réduction des phénomènes natu-
rels à des forces simples sera complète et la preuve fournie
que cette réduction est la seule dont les phénomènes soient
capables».

11
Jean Thibaud, op. cit., p. 209, 212. Lecomte du Noûy, Le temps et la
vie, p. 253. Cf. A. Dognon et E. et H. Biancain, Les ultra-sons et les êtres
vivants, Revue de Paris 15 Mai 1938, p. 412.
12
Lecomte du Noûy, L'homme devant la science, p. 273.
1 3
D e la science physique, cela va sans dire.
Einstein et Infeld ajoutent cette remarque: «Cette
e
conception paraît inepte et naïve au physicien du X X
siècle. Il serait effrayé de penser que la grande aventure
de la recherche pût être si tôt finie et qu'il fût possible
d'établir pour tous les temps une image de l'univers qui,
1 4
quand même elle serait définitive, serait sans intérêt. »
Ces savants comme tous les opérateurs de la nouvelle
physique seraient sans doute les premiers à inscrire ces
lignes sous leurs propres théories. L'image qu'elles offrent
de l'univers, à supposer qu'elle fût définitive, serait sans
intérêt. Si le sens commun pouvait s'y adapter, si l'opinion
publique en prenait son parti comme elle l'a fait, à retarde-
ment, pour la révolution de la terre, toute cette nouveauté
jaillissante où s'atteste si magnifiquement l'élan de l'esprit,
se figerait sans doute en une vision statique et banale qui
la priverait de toute fécondité.
Que le monde soit arrangé de telle ou telle façon, au
fond ce n'est pas cela qui importe, mais le sens que cet
arrangement offre pour l'esprit, l'ouverture qu'il lui donne,
l'effort qu'il exige de lui, raffinement qu'il lui confère, le
désintéressement qu'il suscite en lui.
Il ne s'agit pas d'aboutir à des constats purement maté-
riels, tels qu'en foisonne, dans les journaux, la chronique
«des chiens écrasés». Tant d'hommes de génie, tant d'hé-
roïques chercheurs ne pourraient se consacrer à une tâche
aussi vaine. Aussi bien tout autre est leur intention: à
travers la nouveauté d'une recherche qu'il est impossible d'ache-
ver, ils poursuivent inlassablement une vérité qui ne s'épuise
point, et qui à cause de cela même ne pourra jamais tenir
tout entière dans une formule. Si l'on pouvait dire : «c'est
comme ça», c'est qu'on l'aurait déjà perdue. On ne saurait
donc la trouver en passant d'un arrangement à un autre
1 4
Einstein et Infeld, L'évolution des idées en physique, p. 59, (la citation
de Helmholtz se trouve à la même page.) Cf. Remy Collin, Les hormones, p.
337.
simplement plus abstrait, encore qu'il faille sans cesse s'ou-
vrir à une perspective nouvelle.
On commence à l'atteindre, en retrouvant dans l'uni-
vers le courant qui en nous aboutit à l'esprit, en coïncidant
avec l'élan qui monte vers la vie, en s'identifiant à la lu-
mière qui dans l'intelligence allume la flamme du vrai.
La science est inséparable du savant. La vérité est en
15 16
e l l e dans la mesure où e l l e vit en lui. Toutes les formu-
les, en effet, toutes les techniques peuvent s'apprendre:
17
la vérité se v i t .
L'acte de connaître est par excellence un acte humain
qui engage l'homme au plus haut de lui-même, et qui
requiert de lui une suprême probité. S'il comporte un juge-
ment, c'est celui de Vhomme autant que celui de l'objet. Il
peut ne voir dans la réalité qu'une chose dont il use, lui
imprimer ses limites et la faire mentir au gré de ses pas-
sions : elle devient opaque de toutes les ténèbres qui sont
en lui, et participe à l'absence qu'il crée autour de lui. Il
peut y percevoir au contraire une référence à l'esprit qui
le veut disponible pour s'expliciter en lui. Elle acquiert
alors des profondeurs qu'aucun instrument physique ne
pourra jamais sonder. Elle demeure au delà de toute saisie
qui ne soit celle de l'esprit. L'expérience et le calcul peu-
vent fournir le circuit mais non le courant d'où jaillit l'étin-
celle. Tout le problème est d'être orienté, d'aller dans le
sens du réel, en participant à l'aimantation qui le soulève.
L'univers, en effet, a un sens auquel notre intelligence doit
consentir et qu'elle connaît dans la mesure où elle
15
Elle, ici : la science.
16
Elle, ici : la vérité.
1 7
Cela ne veut pas dire qu'elle ne puisse ni ne doive être enseignée (bien
au contraire) mais signifie seulement que l'enregistrement matériel et automati-
que de la formule n'apporte aucune lumière, le facteur décisif étant ici l'atten-
tion de l'esprit à l'enseignement intérieur dont la parole du maître n'est que
la cause instrumentale. Cf. E. Gilson, Introduction à Vétude de St Augustin, p.
87, 137, en particulier p. 99.
l'accomplit . La vérité le traverse mais comme une direc-
tion où s'atteste le Pôle de son évolution. Et nous ne la
percevons qu'en étant nous-mêmes tournés vers L u i , en
conspirant à cette immense parturition de la vie et de
l'esprit où l'histoire de l'univers a son mystère.
Un constat matériel, mécaniquement enregistré ne
peut rien donner. Définitif, il signifierait la fin de toute
recherche et la mort de l'esprit. Si la science véritable
s'atteste en ce mouvement «qui va toujours plus outre»
c'est qu'elle emprunte sans cesse au réel de quoi dépasser
ses limites à elle, comme à lui. La «grande aventure» c'est
qu'elle est aux prises avec l'Infini et qu'elle peut d'une
1 9
certaine manière s'identifier à Lui et collaborer avec L u i .

• • •

18
Qu'on veuille bien excuser l'audace de cette abréviation ; accomplir un
sens n'est peut-être pas très heureux. Nous ne trouvons aucun mot qui traduise
mieux à la fois ce que l'intelligence emprunte au réel en s'identifîant à lui et
ce qu'elle lui apporte en explicitant son élan dans une pensée consciente :
aucun terme d'ailleurs ne nous paraît plus apte à exprimer le caractère ontologi-
que de la connaissance. Connaître c'est être (ce que l'on connaît en participant
en quelque manière à la lumière qui le fait être et qui le rend intelligible).
1 9
« Mais un autre enseignement se dégage de l'étude d'une question
comme celle des hormones et qui concrétise un des aspects principaux de la
science : je veux parler de l'instabilité des théories qu'elle édifie et qui pourtant
lui sont nécessaires comme instruments de recherche. La poursuite de la vérité,
enivrante par son dynamisme est parfois une chose décevante : on croit saisir
une forme stable : il ne reste entre les mains du savant qu'une ombre fugitive
et presque évanescente, et c'est avec une série de ces ombres qu'il s'agit de
reconstituer une réalité substantielle... Ce qui toutefois fait la grandeur de la
science et la noblesse de l'état de savant, c'est précisément la soumission aux
faits tels qu'il nous est donné de les connaître : en première approximation
toujours, en définitive jamais. Dans son combat avec l'ange, Jacob a le dessous,
mais il ne s'avoue pas vaincu et il continue la poursuite de la vérité qui se
dérobe. Elle abandonne toutefois, en fuyant, quelques fils de sa robe et quel-
ques rayons de son corps. D e ces reliques chatoyantes, l'homme de science
construit ardemment une figure, mais il est obligé de recommencer sans cesse.
La figure éphémère qu'il est, est cependant toujours plus belle et le sculpteur
L'équation biologique, qui est la vérité des sens, défi-
nit un univers conforme à nos nécessités. Elle est objective
parce qu'elle seule nous adapte réellement à notre milieu
vital. Elle est subjective dans la mesure où elle applique
à tout l'échelle de nos besoins.
L'intelligence nous oblige à dépasser cet anthropomor-
phisme et nous oriente vers une réalité sans attache avec
nos intérêts. Les méthodes scientifiques ont poussé jusqu'à
l'extrême rigueur cette critique de la perception sensible,
et ont ébranlé dans une large mesure la philosophie natu-
relle que nous avions imprudemment édifiée sur elle.
L'univers s'est déshumanisé, et l'esprit s'est un jour
trouvé à cette bifurcation tragique où la réalité semblait
20
perdre toute signification. Ad veritatem per scientiam ? .
Quelle cruelle ironie ! Nous allions d'un arrangement à un
autre en d'éphémères synthèses que des recherches ulté-
rieures ne cessaient de remettre en question. Bien plus,
nous percevions de plus en plus nettement que toute repré-
sentation qui aurait le malheur d'être définitive, par cela
même perdrait tout intérêt.
L'esprit ne serait-il qu'un éclair de conscience où l'uni-
vers en nous attesterait sa faillite ? Bertrand Russel a expri-
mé dans des lignes indiciblement pathétiques tout le déses-
poir d'une telle perspective. « Que l'homme soit le produit
de causes qui n'eurent jamais en vue le but de leurs efforts ;
que son origine, son développement, ses espoirs et ses

inquiet, conscient de l'humilité de son œuvre, mais ferme dans son idéal,
espère qu'à la limite, il lui sera donné de contempler et d'aimer la Forme
éternelle et immuable à laquelle il a voué son âme».
Cette conclusion magistrale de Remy Collin (Les hormones, p. 337) corro-
borée avec une particulière autorité par les pénétrantes suggestions de Lecomte
du Noûy dans ses livres si riches de pensée : Le Temps et la Vie et L'homme
devant la science (voir dans ce dernier livre en particulier p. 120, note 2, p.
139, 173, 181, 202, 209, 219, d'Helmholtz, rapportée plus haut, qui est une
des plus émouvantes que nous ayons jamais lues.
2 0
A la vérité par la science.
terreurs ne soient que le résultat d'accidentelles collisions
d'atomes ; que ni feu, ni héroïsme, ni intensité de pensée
ou de sentiment ne puissent prolonger une vie individuelle
au-delà de la tombe : que tous les labeurs des siècles, tout
le dévouement, toute l'inspiration, tout l'éclat éblouissant
du génie humain soient destinés à s'éteindre, dans la vaste
mort du système solaire, et que le temple entier de l'œuvre
de l'Homme doive inévitablement être enterré sous les dé-
bris d'un univers en ruines, toutes ces choses, même si
l'on peut les discuter, sont cependant l'expression d'une
vérité si proche de la certitude, que si elle les rejette aucune
philosophie ne peut espérer vivre». «Sur le fondement
d'un inflexible désespoir peut seule être construite avec
21
sûreté la demeure de l ' â m e » .
Mais comment fonder sur le néant toute l'évolution
de la pensée, toute la fécondité du génie, toute la dignité
et tout le désintéressement de la science, toute la lumière
enfin que le savant puise en cette réalité décevante, si elle
ne portait obscurément en elle de quoi soutenir son élan,
orienter sa recherche et nourrir sa ferveur ?
Par une sorte d'osmose mystérieuse l'esprit communi-
que avec sa tension, s'identifie à son mouvement, et avec
elle aspire au-delà d'elle et de lui-même.
L'univers s'est déshumanisé : mais il s'est peut-être
spiritualisé dans la même proportion.
La conversation des vrais savants et tant d'ouvrages
qui honorent l'intelligence humaine nous autorisent à le
22
croire .

2 1
Cité par Lecomte du Noiiy, L'homme devant la science, p. 223 note 1
(la dernière phrase citée est en anglais, au début de la note).
2 2
Les rugissements et la folie des hommes de guerre ne peuvent nous
faire oublier le silence et la grandeur des serviteurs de l'Esprit en qui la dignité
humaine s'affirme éternellement.
En s'éloignant du réel sensible, la science s'est sans
doute rapprochée du réel tout court; sa continuité et sa
persévérance, en dépit de l'écroulement sucessif de ses
hypothèses, l'attestent plus encore que ses succès.

• • •

Les théories ressemblent à des cercles concentriques


dont le rayon se raccourcit à mesure que l'on approche du
centre. Elles s'appliquent à le cerner toujours plus étroite-
ment. Mais un potentiel trop élevé pour nos moyens d'atta-
23
que en interdit toujours l'accès .
Son existence n'en est pas moins certaine, sa puissance
d'attraction comme celle de répulsion témoignent ensemble
de sa réalité.
Ce sont là, il est vrai, de bien pauvres images et qui
traduisent bien mal la joie de connaître, où s'affirme la
proximité mystérieuse de la lumière.
Pourquoi faudrait-il douter de ce qu'il y a de plus réel
au monde : la grandeur de la pensée ? L'effort même qu'elle
nous demande en atteste la valeur. Tout ce qui est beau
est difficile. Si la vérité élude successivement toutes nos
formules c'est sans doute qu'elle nous dépasse. Si elle n'est
pas imprimée sur la face des choses, comme une affiche
lumineuse, c'est qu'elle ressortit au domaine de l'esprit.
Elle exige d'être vécue et ne se révèle efficacement qu'à
l'homme qui la préfère à soi.
Plus qu'aux notions qu'il s'en peut former, elle tient
à la direction de son regard et à l'orientation de son cœur.
Elle ne peut luire en lui que s'il consent à se transformer
en elle, à devenir, à être enfin ce qu'elle est.

2 3
Cf. Maurice de Broglie, Atomes, radioactivité, transmutations, p. 119,
A cette condition la science conduit à la vérité, et on
peut l'aimer «parce qu'elle est une grande œuvre de
24
l'Esprit» .

2 4
Louis de Broglie, Matière et Lumière, p. 10.
Vérité absolue

S'il ne s'agissait pour l'homme que d'utiliser la nature


en la pliant à ses besoins on ne comprendrait ni la dignité,
inhérente à la science, ni le discrédit qui frappe l'ignorance
ou l'erreur. Il ferait un bon ou un mauvais calcul, il enten-
drait bien ou mal ses intérêts. Le succès serait le seul
critère de vérité, et celle-ci ne serait ni plus ni moins estima-
ble que celui-là.
Il suffit d'énoncer ces hypothèses pour en éprouver
la fausseté. La science répugne à toute servitude. Aucune
contrainte n'a prise sur elle, aucun interdit ne peut arrêter
son progrès, aucun sectarisme ne peut se l'annexer.
Le savant qui n'échappe pas toujours à la faiblesse
humaine, peut sans doute se prêter à certaines complaisan-
ces. La sanction ne se fait pas attendre ; elle est immédiate,
foudroyante, implacable : la science s'évanouit, tous feux
éteints, livrant l'esprit à sa propre nuit.
Tout reste en place, assurément, le laboratoire, les
instruments d'expérience, les tables de calcul, les notions,
les formules, comme dans une maison mortuaire : seule la
vie s'est retirée. Rien ne paraît changé, les théories n'ont
rien perdu de leur virtuosité, les mots obéissent toujours
à l'appel de la mémoire: mais le courant ne passe plus.
Le contact est perdu.
Tout devient plausible, rien n'est plus vrai. L'arma-
ture rigide de la thèse à soutenir s'est substituée au vivant
organisme du savoir. La conclusion précède la recherche
et paralyse son mouvement. L'esprit sans espace agonise
dans un univers sans âme, et finit par renier soi et son
objet, en désespérant de toute vérité.
La science officielle, en divers pays, nous a donné
trop souvent le spectacle de ce suicide pour qu'une peinture
aussi sombre apparaisse chimérique.
Nous n'en voulons retenir que l'exigence de fidélité
au réel qui s'en dégage, cette fidélité hors de laquelle toute
connaissance périt, toute science et toute vie de l'esprit.

• • •

Mais quelle est, dans le réel, cette puissance mystérieu-


se capable d'affranchir et d'illuminer notre intelligence et
d'éveiller en elle cette soif de connaître qu'elle n'étanche
que pour l'accroître en l'aspiration toujours nouvelle d'une
ferveur toujours plus pure ?
Ni mouvements de molécules, ni combinaisons d'ato-
mes, ni ondes de probabilité, ni courbures d'espace ne
peuvent expliquer ce fait où la vie de la science est tout
entière engagée. Quelque chose de l'ordre de l'esprit doit
intervenir ici, dont la réalité cosmique ne peut être la sour-
ce ; quelque chose qui demeure puisque ni successions de
théories, ni changement d'échelle n'empêchent la conti-
nuité du savoir et qu'à travers la diversité des formules
l'intelligence chemine toujours dans la même lumière;
quelque chose qui est partout, puisqu'aussi diverses que
soient leurs disciplines les vrais savants communient tous
dans une attitude semblable ; quelque chose d'intemporel,
puisqu'une ferveur identique rend les grands esprits
contemporains à travers tous les siècles ; quelque chose de
très saint puisque notre impureté peut la soustraire à notre
contact; quelque chose d'infini puisque notre science est
certaine de ne l'épuiser jamais; quelque chose de plus
vivant que nous-mêmes et de plus personnel, puisque notre
vie y puise sa dignité et notre personnalité son rayonne-
m e n t ; quelque chose enfin, dont la valeur est suprême,
puisque notre vie n'est jamais mieux accomplie qu'en s'y
consacrant et en acceptant de mourir pour son triomphe.
La moindre résonance du réel n'est si précieuse que
pour éveiller en nous l'écho de cette Source, et tout le prix
de la connaissance est de nous orienter vers Elle. Son intelli-
gibilité se diffuse en toute proposition qui nous éclaire et
l'assentiment que nous y donnons ne nous illumine qu'en
nous intériorisant à Sa clarté. C'est dans Sa lumière que nous
voyons la lumière. A travers toute réalité c'est à Elle qu'un
jugement vrai nous conforme, et toute vérité n'est au fond
que cette conformité même. Nous ne sommes en accord
avec le réel qu'en l'étant avec Elle. Car il est ouvert sur
Elle et ce qu'il a de plus essentiel réside précisément dans
cette référence à Elle. Nous ne pouvons donc coïncider
avec lui qu'en participant à la relation qu'il soutient avec
Elle.

• • *

Tout mensonge tend à rompre ce lien, à troubler ce


rapport ontologique d'où résulte la consistance de l'être et
son intelligibilité, à introduire un non-sens dans la trame
de l'univers et à vider l'action de toute réalité en prétendant
la soustraire à toute responsabilité.
L'amour du vrai, au contraire, va dans le sens du réel
et découvre sa signification en coïncidant avec le courant
spirituel qui le traverse. Il confirme ainsi les liens ontologi-
ques qui le rattachent à sa Source, et transforme en adhésion
consentie une dépendance aveugle ou simplement subie.
Telle est la puissance de ce petit mot est qui peut faire
de nous des collaborateurs de Dieu, en l'assentiment qui
nous identifie en toute chose à la référence qui l'ordonne
à l'Esprit en nous permettant de revivre toute l'évolution
de l'univers comme une montée vers lui.
Nous pensons que la science n'a pas d'autre mission
et que cette perspective seule explique les caractères que
nous lui avons reconnus. Il n'est pas nécessaire assurément
que le savant en soit clairement conscient, ni qu'il pense
explicitement à Dieu. Il s'agit là d'un rapport vécu plutôt
que directement perçu, attesté simplement par l'accroisse-
ment de lumière qui résulte d'une fidélité toujours plus
étroite au réel, d'un contact obscur et d'une mystérieuse
aimantation qui oriente la recherche et renouvelle son élan,
en donnant au savant le sentiment de la dignité de son
labeur et de la valeur absolue de la tâche à laquelle il a
voué sa vie. Son regard perçoit d'abord naturellement les
objets sur lesquels portent ses expériences et ses calculs.
Il peut ne pas penser à la lumière qui les lui révèle. En
eux pourtant c'est son rayonnement qui le fascine comme
dans un vitrail le peintre-verrier, en la variété des couleurs,
ne poursuit que le jeu du soleil. Sa pensée chemine dans
cette clarté et à travers toute réalité il adhère toujours plus
intimement à la même Vérité qui est aussi la seule Vérité
absolue.

1
C'est tout au moins sa mission essentielle, les résultats utiles ne pouvant
la spécifier formellement.
Critère

Comment sait-on que l'on sait ?


Comme on sait qu'il fait jour, parce qu'on voit.
Mais les sens ont leurs illusions, pourquoi l'esprit n'au-
rait-il pas les siennes ? Comment faire fonds sur ces certi-
tudes éphémères qui sont la vérité d'aujourd'hui et qui
seront remises en question demain : « Quand ce livre sera
1
imprimé, écrit Lecomte du N o u y , je ne doute pas que
des faits nouveaux et surtout des théories nouvelles se
soient fait jour. Une théorie est souvent en ce moment,
démodée en six mois». Tout le problème consiste à déter-
miner ce que nous entendons par savoir.
Remarquons tout d'abord que la comparaison avec les
sens est plutôt de nature à prévenir tout scepticisme. Nous
avons vu, en effet, que leurs limites étaient aussi les condi-
tions de leur validité. C'est précisément en étant ce qu'ils
sont qu'ils réussissent à nous mettre en équation biologique

1
L'homme devant la science, p. 122, note.
avec le réel. Leurs illusions sont la rançon de leur adapta-
t i o n à notre milieu normal. Notre évolution matérielle
2
en symbiose avec la trame cosmique ne peut s'y intégrer
qu'en vertu d'un système de corrélations déterminées dont
est fonction l'échelle particulière qui s'impose à toute per-
ception sensible.

• • •

L'intelligence n'est pas moins soucieuse d'atteindre la


réalité, mais par des voies toutes différentes dont peut seul
nous instruire le cheminement de la pensée. Ce qui caracté-
rise celle-ci à première vue, c'est sa tendance à l'universel.
D'abord informée par nos sens, il est naturel que notre
intelligence commence par explorer l'univers biologique où
ils baignent, établissant des repères, cherchant des corres-
pondances, dégageant des constantes qui réduisent sa com-
plexité à une vue d'ensemble aisément saisissable.
Tous les essais de classification répondent à cette ten-
dance. Mais on ne peut concevoir une multiplicité ordonnée
sans supposer une solidarité quelconque entre toutes ses
parties. La plus profonde et la plus simple serait celle qui
jaillirait des éléments ultimes dont les corps sont composés.
Résoudre toute la diversité des apparences en particules
invariables et autant que possible homogènes, réparties au
gré des forces qui s'exercent entre elles, fut de tout temps
le rêve de l'atomisme. «L'exigence de simplicité, remar-
quent à ce propos Einstein et Infeld, conduit à l'image de
3
particules qui s'attirent ou se repoussent mutuellement ».
« L a force qui agit entre deux particules données dépend
4
seulement de la distance qui les sépare l'une de l'autre» .
2
Autrement dit : en communauté de vie avec l'univers.
3
Einstein et Infeld, L'évolution des idées en physique, p. 57.
4
Ibid., p. 58.
Cette conception qui réduit toute la féerie du monde
5
sensible à « une mécanique corpusculaire » devait conduire
6
et aboutit en effet déjà chez D é m o c r i t e à une critique de
la sensation : « C'est par convention que le doux est doux,
que l'amer est amer, que la couleur est couleur, mais en
7
réalité il n'y a que des atomes et du v i d e » .
Intuition qui anticipe d'une manière étonnante sur des
affirmations scientifiques devenues presque banales au-
jourd'hui. « E n l'absence de l'homme, l'univers n'a plus
ni forme, ni couleur : de même en l'absence de poste récep-
teur accordé, la plus grande symphonie de Beethoven, dif-
fusée, s'évanouit dans l'espace sans être entendue et sans
éveiller un écho, en dehors de la salle où on la joue... Les
phénomènes de notre monde, les objets de notre connais-
sance disparaissent. Il ne reste plus qu'un univers morne,
8
silencieux et o b s c u r » .

• • •

Ces considérations pessimistes ne peuvent cependant


nous faire oublier qu'en fait la nature aboutit à l'homme
et que si «les forces mécaniques, physiques et chimiques
9
sont les seuls agents effectifs de l'organisme vivant » elles
10
ne peuvent rendre compte du quid proprium de la vie.
L'évolution cyclique irréversible comprise entre la naissan-
ce et la mort, l'assimilation et la respiration, les réactions
d'immunité, la cicatrisation et la réparation des tissus, la
reproduction enfin, plus mystérieuse encore, tous ces phé-

5
Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, p. 79.
6
N é vers 460 avant J.C.
7
Einstein et Infeld, L'évolution des idées en physique, p. 57.
8
Lecomte du Noûy, L'homme devant la science, p. 51.
9
Claude Bernard cité par Lecomte du Noùy, Le temps et la vie, p. 18.
1 0
Idem ibid., p. 17 quid proprium : ce qui est propre à ce qui caractérise
(la vie).
nomènes supposent une organisation qui se superpose aux
actions physico-chimiques, une complexité harmonieuse-
ment coordonnée qui semble correspondre à un plan parfai-
11
tement d é t e r m i n é . «Notre corps est formé de cellules et
les cellules d'atomes; mais ces cellules et ces atomes ne
sont pas toute la réalité du corps humain. La façon dont
les atomes, les molécules, puis les cellules sont agencés et
d'où résulte l'unité de l'individu, est aussi une réalité et
12
combien plus intéressante» . Dans tous les organismes
vivants, «les caractères des individus se superposent tou-
13
jours aux caractères des m a t é r i a u x » . Les phénomènes
physico-chimiques sont « la base matérielle de la vie, mais
14
non la vie elle-même» . Sans doute eux seuls nous parais-
sent à l'œuvre comme un tableau semble résulter de la
seule manipulation des couleurs. Mais il y a autre chose
qui est précisément l'essentiel.
C'est vraisemblablement en vertu d'un processus ana-
logue, en raison d'un phénomène d'intériorisation semblable
que certaines radiations électromagnétiques se transfor-
ment en couleur dans notre regard et que certaines vibra-
tions du milieu élastique deviennent des sons pour nos
oreilles, l'agitation moléculaire : chaleur, nos réactions phy-
15
siologiques: durée et nos efforts musculaires: e s p a c e .
Si nous sommes aptes à percevoir la grande symphonie
cosmique et si nous croyons l'entendre en effet, c'est peut-
être qu'elle se joue. Il n'y a en tout cas aucune raison de
penser que nos sensations sont quelque chose de moins
réel que la vie, dont la base matérielle est toute physico-
16
chimique, et que la nature qui aboutit à celle-ci aussi
11
Lecomte du Noiiy, L'homme devant la science, p. 136-161 en particulier
p. 158. Cf. p. 173.
12
Lecomte du Noiiy, Le temps et la vie, p. 53.
13
Ibid., p. 54.
14
Ibid., p. 79.
15
Armand de Gramont, Problèmes de la vision, p. 99, 177.
1 6
C'est-à-dire à la vie.
bien qu'à nos sens, n'a pas de quoi fonder le message qu'ils
nous transmettent.
On ne voit d'ailleurs pas que les vrais physiciens aient
jamais éprouvé le moindre désespoir devant cet univers
morne, silencieux, obscur. Ils ont continué à l'explorer
sans relâche, percevant toujours mieux son inépuisable
nouveauté dans les découvertes qui en transforment inces-
samment l'image en ouvrant des perspectives toujours plus
amples à l'esprit.

• • •

Nous touchons ici le point essentiel. La suprême


conquête de la science, aussi bien, est l'accroissement d'in-
telligence qui résulte du dialogue pathétique entre l'univers
et la pensée. Richesse immanente, illumination intérieure
qui l'emporte infiniment sur les observations toujours in-
complètes de notre expérience et sur les théories toujours
provisoires que nous édifions sur elles. Observation et théo-
rie sont assurément indispensables et il n'est de science
vraie que celle qui se soumet inlassablement au contrôle
de l'expérience. Mais la joie de connaître vient d'ailleurs.
« Tout se passe dit Lecomte du Noiiy, comme si cha-
que découverte nous révélait un peu plus notre
1 7
ignorance » . « La preuve que nous avons progressé réelle-
ment ressort de l'aveu de notre ignorance: nous savons
1 8
que nous ne savons p a s » . Il faut même ajouter que si
nous savions, l'univers perdrait pour nous tout intérêt.
Cette ignorance est l'âme de toute recherche.
Quel est ce paradoxe ? L'arrangement matériel de
l'univers est-il si compliqué qu'il doive éternellement dé-
jouer les tentatives de notre esprit? Il serait étonnant
17
L'homme devant la science, p. 176.
18
Lecomte du Noiiy, ibid., p. 258.
qu'ayant pu dépasser les limites de notre horizon biologique
nous soyons condamnés à nous heurter toujours à une
barrière infranchissable. Avertie de son impuissance, la
science devrait alors s'arrêter et l'intelligence stagner. Or
elles n'ont jamais été plus actives et plus ferventes qu'en
e
ce X X siècle qui a assisté à l'écroulement des conceptions
mécaniques et qui a vu remettre en question les principes
de la connaissance scientifique et la structure même de
notre raison. Ce n'est pas du «néant vaste et noir» dont
parle le poète, que l'esprit humain a pu tirer la lumière
qui auréole le génie et qui circule en tant d'ouvrages où
nous avons si souvent puisé nos méditations. Ce n'est pas
du néant et ce n'est pas non plus de lui-même. Que
conclure, sinon qu'à travers tout le réel une pensée se dit
que ne peut jamais contenir la nôtre, et dont l'infinité
s'atteste en cette nouveauté incessante à laquelle la science
emprunte son mouvement et sa vie ?
C'est un fait irrécusable, aussi bien, que la nature, en
nous, aboutit à la pensée ; c'en est un autre qu'elle stimule
continuellement cette pensée qui ne trouve pourtant jamais
19
en e l l e où se reposer : sans pouvoir douter jamais, néan-
moins, du prix de son effort et de la valeur absolue engagée
dans sa recherche. Qu'est-ce à dire sinon que l'univers a
une base spirituelle et que nos coups de sonde à travers sa
réalité nous permettent quelquefois de l'atteindre ? Savoir
n'est pas autre chose qu'entrer en contact avec elle. L'expé-
rience et la théorie, l'image et la formule, le discours et
l'explication, constituent le circuit ; l'étincelle résulte d'une
communion avec la lumière, de la rencontre de notre esprit
avec l'Esprit.

* • •

En elle, c'est-à-dire en la nature.


Il n'y a pas de science du singulier, a-t-on souvent
dit, et le savoir ne pourrait jamais se constituer si chaque
objet exigeait de nous une connaissance unique et incom-
municable. Cela est vrai. L'abstraction ne réussit point
pourtant par le seul fait qu'elle s'éloigne du concret, mais
bien plutôt parce qu'elle dégage des entrailles de l'être
cette référence, qui le rend seul intelligible à l'Universel
20
v i v a n t ; qui est la source de toute vérité et la Vérité
21
même. C'est pourquoi l'artiste qui ouvre à même la ma-
tière peut, à travers le concret, nous donner avec la même
puissance le sentiment du même Universel. Il s'en tient,
si l'on peut dire, uniquement à la ligne verticale, que le
savant ne rejoint qu'en passant par l'horizontale.
L'artiste, en d'autres termes, saisit et exprime à même
2 2
le sensible, l'Universel divin ; le savant, au contraire e n
tire d'abord un universel abstrait, et ce n'est qu'en poursui-
vant les connexions intelligibles capables de relier tous les
phénomènes observables, qu'il rencontre la lumière de la
source. Les procédés sont différents, l'aboutissement est
identique. C'est pourquoi il semble légitime de conclure :
on sait que l'on sait, c'est-à-dire, que l'on s'approche de
la Vérité, comme on sait que l'on s'approche de la Beauté :
par une sorte de discernement intérieur qui résulte d'une
identification croissante avec elle.

• • •

2 0
Et personnel, présent à tout, tout en demeurant essentiellement trans-
cendant, que l'on voudrait pouvoir appeler universel concret, à cause de la
plénitude d'être et de vie qui se rencontre en lui, si ce terme n'impliquait par
son étymologie même une composition incompatible avec sa suprême simplici-
té.
2 1
Ouvre du verbe ouvrer : opérer.
2 2
En, à savoir du sensible.
Cela ne dispense pas, assurément, des vérifications
expérimentales qu'il faut toujours opérer avec une extrême
rigueur, autant que le permettent les moyens dont on dispo-
se. Ces moyens, d'ailleurs, varient suivant les progrès des
méthodes et des techniques, lesquelles à leur tour dépen-
dent très largement des intuitions du génie. La rigueur
d'aujourd'hui ne sera plus considérée demain qu'à titre
d'approximation, valable à une certaine échelle, et il en
sera ainsi tant que vivra la pensée. Les faits scientifiques
eux-mêmes en effet se modifient proportionnellement au-
23
tant que les théories , suivant l'ampleur de la perspective
adoptée et le degré de finesse de l'observation.
La seule chose qui demeure est une continuité de direc-
tion comme l'exprime très bien le terme d'approximation,
lequel implique en outre qu'une théorie nouvelle doit
contenir éminemment tous les avantages de celle qu'elle
remplace, en expliquant tous les faits que celle-ci embras-
sait, en la complexité plus grande de ceux qui déterminent
sa propre apparition. A mesure que la science avance, la
sève du réel semble se cacher à un niveau plus profond.
Tout ce qui s'en est déjà intégré à la pensée s'y dessèche
et meurt, à moins qu'un apport nouveau incessamment ne
le vivifie, comme si la nature n'était qu'un mouvement
vers l'esprit et que tout le sens, toute la vocation de la
pensée fût de concourir à cette promotion.
Tout le mystère de la connaissance consiste à s'insérer
dans ce courant spirituel pour devenir soi-même, par une
coïncidence toujours plus étroite avec lui, un pur élan vers
l'Esprit qui s'atteste en lui, puisqu'aussi bien ni la matéria-
lité de l'univers n'en peut être la source, ni notre pensée
qui procède toute entière de lui.
Toute la lumière vient de ce contact, toute la joie de
2 3
Eddington, L'univers en expansion, trad. Rossignol, p. 25 : « c e qu'on
appelle un fait est dans tous les cas une interprétation théorique d'une observa-
tion ».
connaître toute la certitude de savoir.
Quand un pêcheur sur la mer lisse qu'enveloppe la
gloire du couchant pousse sa barque, un soir d'été, dans
l'eau profonde, ses rames éveillent un ruissellement d'or.
Une joie mystérieuse lève dans son cœur, le soleil disparu
de l'horizon luit dans l'obscurité marine.
Telle est la joie du savant quand dans l'ombre des
phénomènes qu'il ne se lasse de scruter, il voit surgir sou-
dain la trace de l'Esprit. Il ne lui est sans doute jamais
donné de Le contempler à découvert. C'est en sa Présence
pourtant qu'il ne cesse de se mouvoir et c'est d'elle qu'il
reçoit toute clarté: la suprême évidence luit dans cette
rencontre avec la Vérité en personne.

2 4
Qui n'est autre chose que de goûter la saveur de la Vérité.
Sagesse

La science est une forme de vie spirituelle.


L'assimilation du réel à la pensée s'accomplit par
l'identification mystérieuse et le plus souvent inconsciente
1
de l'intelligence avec l'Esprit qui transparaît en l u i . La
2
vérité est l'illumination qui résulte de Sa présence attestée
en l'éclair intelligible qui naît de la rencontre, en toute
3
réalité, de notre pensée avec la Sienne. E l l e est inépuisa-
ble, parce qu'il est infini. Elle est intérieure comme le bien
suprême de l'intelligence. On ne l'atteint réellement que
dans la mesure où l'on accepte d'en vivre. On la perd
autant qu'on refuse d'y consentir. Les formules incrustées
dans la mémoire fournissent tout au plus le circuit, le
courant résulte d'un contact où tout l'être est engagé, d'une
communion silencieuse avec la Lumière qui est le pôle
transcendant de la pensée.
1
Lui : le réel.
2
Sa présence : de l'Esprit.
3
Elle : la vérité.
C'est par ce contact qui fait circuler en nous le courant
de l'être, que s'opère le discernement du vrai, que nous
percevons les affinités spirituelles entre l'univers et nous,
que nous reconnaissons peu à peu, en toute réalité, ce qui
4
est conforme à cette Lumière et ce qui s'en écarte. L e s
jugements qui accroissent réellement notre connaissance,
aussi bien, sont d'Elle plus que de nous. C'est en nous
rendant à Elle que nous apprenons, tandis que de Sa clarté
nous recueillons tout vestige, comme si la Vérité, vivante
en nous, nous rendait visible son rayonnement dans les cho-
ses.
La plupart des savants répugneraient sans doute à
5
personnifier ainsi la Lumière qui les g u i d e . Et nous leur
savons gré d'une discrétion qui donne d'autant plus de
prix aux aveux où leur expérience intime se trahit. Ils
professent assez clairement qu'une image définitive de
l'univers, valable pour tous les temps, serait sans intérêt,
pour que nous soyons assurés que celle qu'ils s'en forment
ne les intéresse pas par elle-même, et que toute l'ardeur,
tout le désintéressement, toute la joie de leur recherche
vient d'ailleurs.
Ce ne sera donc pas forcer leur témoignage que de le
commenter par celui que Rodin rendait au nom de l'Art :
«Pour l'artiste digne de ce nom, tout est beau dans la
Nature, parce que ses yeux acceptant intrépidement toute
vérité extérieure, y lisent sans peine comme à livre ouvert,
6
toute vérité intérieure . » « Son extase est parfois terrifian-

4
C'est-à-dire ceux qui nous font réellement progresser dans la Vérité,
qui nous identifient plus étroitement à la Lumière (c'est pourquoi nous avons
écrit connaissance au singulier).
5
Bien que ce soit Elle qui donne à leur responsabilité tout son relief et
tout son rayonnement, attestant ainsi Sa vertu personnifiante et Son caractère
éminemment personnel.
6 e
Auguste Rodin, L'Art, entretiens réunis par Paul Gsell, 2 éd., Grasset,
p. 52.
te, mais c'est du bonheur quand même, parce que c'est la
7
continuelle adoration de la vérité ». « Le vulgaire s'imagine
volontiers que ce qu'il juge laid dans la réalité n'est pas
matière artistique. Il voudrait nous interdire de représenter
8
ce qui l'offense dans la N a t u r e » . Vaine opposition, pour
l'artiste « tout est beau, parce qu'il marche sans cesse dans
la lumière de la vérité spirituelle » et que la laideur même
s'illumine à ses yeux, en se profilant sur la divine Beauté
qui transparaît en sa difformité même, comme un sourire
sur un visage ravagé.
De même le savant, « dans la soumission aux faits tel
qu'il nous est donné de les connaître : en première approxi-
9
mation toujours, en définitive jamais » inlassablement vers
«la Forme éternelle et immuable à laquelle il a voué son
1 0
â m e » et d'où toute intelligibilité sourd comme de son
foyer, «marche sans cesse dans la lumière de la vérité
11
spirituelle ».
Si d'ailleurs il La suit jusqu'au bout, s'il L'aime assez
pour Lui conformer sa vie, il deviendra de plus en plus
sensible à Sa présence et acquerra cet instinct de la Vérité,
12
ce goût de la Lumière où resplendit la sagesse , par la-
quelle l'homme est soumis tout entier à la primauté de
VEsprit. Alors il reconnaîtra avec bonheur que le vrai savoir
13
est une forme d'obéissance , une restitution d'amour où
s'accomplit, en l'élan d'une pensée qui recueille en oblation
diaphane toute l'évolution cosmique, la vocation divine de
l'univers et il atteindra à cette contemplation où la connais
7
Ibid., p. 54.
8
Rodin, op. cit., p. 53-54.
9
Remy Collin, Les hormones, p. 337.
1 0
Remy Collin, Les hormones, p. 337.
11
Rodin, op. cit., p. 53-54.
12
Sagesse naturelle qui préfigure la sagesse infuse des dons du Saint-
Esprit et y prépare en quelque manière, comme elle en subit, en certains cas,
la lumineuse aimantation.
13
Comme notre ami le mathématicien Gustave Juvet voulait bien nous
récrire, un mois avant sa mort.
sance s'achève en prière, comme dans ces lignes si émou-
14
vantes de Pierre T e r m i e r :
« Certes, les académies ont raison d'instituer des prix,
de promettre des récompenses, pour encourager les cher-
cheurs. Mais quel prix peut se comparer à la joie de la
découverte? et quelle récompense ne paraîtrait misérable
à côté de celle que la Vérité décerne au chercheur qui l'a
dévoilée... La joie de connaître apparaît parfois tellement
accablante, que l'on a peur d'en mourir, comme de la
1 5
vision même de D i e u » .
L'artiste peut rejoindre le savant sur ces sommets et
prier sur la Beauté, comme il fait sur la Vérité, car le Vrai
et le Beau s'identifient en la Source divine et y sont égale-
ment infinie comme le Bien, dont on ne peut les séparer,
par où les humbles à leur tour accèdent à la sagesse.
Tout le monde ne peut être savant ou artiste à ce
degré suprême où s'atteste le génie, car il y faut des dons
particuliers, une méthode et une technique dont l'acquisi-
tion suppose des circonstances favorables et des loisirs au-
tant que du goût. La bonté ne requiert rien de plus qu'une
volonté droite et peut se réaliser en n'importe quel acte
humain. Cela ne veut pas dire qu'elle est facile, mais seule-
ment qu'elle est à la portée de tous comme la grâce qui la
fait triompher.
Il suffit en effet d'être attentif à sa conscience, pour
découvrir, dans les exigences mêmes de l'action « la lumière
spirituelle» pour se reconnaître engagé envers un Bien
transcendant, puisqu'aussi bien la fidélité toute intérieure
où s'affirme vraiment la dignité humaine suppose en soi
plus que soi-même. Dans le silence où l'âme se recueille
résonne « une voix plus forte que toutes les voix de la terre
1 4
Où l'aimantation des Dons que nous évoquions tout à l'heure est comme
transparente.
15
Pierre Termier, La vocation du savant, p. 16, Desclée de Brouwer.
et du monde, et qui domine le bruit des cataractes, le bruit
que font les peuples en marche, le bruit que fait dans le
1 6
cœur de chaque homme, le bouillonnement de la v i e » .
Dans le secret de l'esprit tout l'être peut devenir une offran-
de et l'infinité de la Présence qui l'accueille, s'atteste en
l'infinité de don qu'Elle requiert. D u Bien comme du Vrai
et comme du Beau on peut s'approcher sans cesse, sans
l'égaler jamais, et puisque toute action relève de son haut-
domaine, toute vie qui s'y prête est glorifiée par le règne
d'un Ordre divin.
La plus haute culture devient par là accessible à tous,
en la sagesse, où communient à la même Réalité transcen-
dante le savant, l'artiste et l'homme de bien.
Leurs conceptions et leurs expressions, leurs méthodes
et leurs activités, tous leurs moyens d'approche enfin, sont
différents, mais pourvu que chacun aille jusqu'au bout de
sa voie, tous se rejoignent au même Centre, s'effacent en
la même Présence, fraternisent en l'amour du même Esprit
et se sentent solidaires pour s'identifier tous à la même
17
Personne .
Les inégalités de la condition humaine sont abolies à
18
ce niveau et un sens c o m m u n peut unir tous les hommes
dans la grandeur en portant chacun au plus haut de lui-
même.
«C'est beau comme les montagnes» disait une petite
paysanne de Savoie, qui venait d'entendre une fugue de
Bach. Avec une âme ouverte sur l'Infini, elle était de plain-
pied avec les plus grands chefs-d'œuvre.
L'instruction est un fléau qui dégrade la science et

16
Pierre Termier, La vocation du savant, p. 16-17. Ces paroles s'appli-
quent, il est vrai, dans le texte à la vocation du savant, pour affirmer son
caractère irrésistible.
1 7
Ceci évidemment ne se vérifie pleinement qu'en la Sainteté qui est le
chef-d'œuvre de la grâce divine.
18
C'est-à-dire une direction commune.
abêtit l'esprit, si elle n'aboutit pas à cette ouverture. La
science est tendue vers la Sagesse où son discours s'achève
en des abîmes de lumière, de silence et d'amour.
Cela ne signifie pas assurément que la recherche soit
jamais close, car innombrables sont les voies et illimité le
progrès par lesquels le monde requiert en la pensée la
transparence de l'esprit.
Il n'est faute plus grande, tout au contraire, que de
borner l'horizon et de soustraire l'intelligence à l'appel de
l'Infini. Ce n'est qu'en faisant éclater nos limites, aussi
bien, que le savoir nous soustrait à la barbarie. C'est pour-
quoi, faute de s'ordonner à un Pôle transcendant, toute
culture n'est qu'une façade au bord du gouffre où les ins-
tincts de la brute méditent la ruine de la pensée et de
l'esprit.
L'humanisme vrai est celui qui se souvient toujours
que la grandeur de l'homme consiste à découvrir et à expri-
mer en soi cet Au-delà de soi « qu'il est aussi simple d'appe-
1 9
ler D i e u » .

1 9
Lecomte de Noiiy, L'homme devant la science, p. 258.
IX

Silence

Il faut, pour entendre une âme, devenir intérieur à


son mystère. Toute distance entre elle et nous fait refluer
son secret ; elle ne peut être elle-même que si nous coïnci-
dons avec elle. Les mots ne la disent qu'en éveillant en
nous les inflexions de sa vie. Autrement nous n'avons qu'un
cas, semblable à tant d'autres, et la personne est meurtrie
qui se sent et qui doit être unique.
La Sagesse, issue d'un contact avec l'Esprit, dans le
suprême recueillement de la pensée, n'est pas d'un accès
moins difficile. Percevant en toute chose une confidence
divine et recevant chacune comme le don d'une tendresse
infinie, son regard jamais ne s'habitue à la nouveauté de
l'être tout ruisselant de sa source et tout rayonnant de son
origine. Rien ne se répète, rien n'est banal, parce que tout
est vérifié par le courant spirituel qui circule entre la Nature
et l'Intelligence, grâce auquel s'achève et se repose, en
l'élan de la pensée, le mouvement qui agite le devenir.
Toute réalité vibre de l'aspiration qui oriente le monde
vers l'Esprit. Tout est lié par les subtiles correspondances
où se révèle un dessein d'ensemble auquel tout être
concourt et «tout l'univers frémit d'un atome qu'on tou-
che». Les contresens mêmes attestent une direction, les
espèces disparues servent d'ébauche et de relais à celles
qui persistent et la vie culmine enfin dans la conscience
pour un nouveau départ vers un Au-delà qui est aussi un
Au-dedans.

• • *

Il ne s'agit plus, en effet, à cette étape, de poursuivre


la route vers un terme qui fuit et de tourner sans fin la
roue des existences éphémères dont la chaîne inexorable
fait sourdre le désir du Nirvana.
Il ne s'agit pas davantage de figer l'évolution dans
l'immobilité de la mort. Une durée intérieure apparaît avec
l'intelligence que ne scande plus le rythme du temps. Toute
l'histoire du monde est présente à la fois et cherche un
aboutissement qui donne un sens à son effort. La lumière
qui grandit en nous à mesure que s'accroît le désintéresse-
ment avec lequel nous accueillons les données de l'observa-
tion et de l'expérience nous avertit de la direction à poursui-
vre. Nous ne pouvons sans trahir nous rejeter dans la durée
mobile à laquelle l'univers vient d'échapper en nous. Son
progrès comme le nôtre ne peut plus s'accomplir désormais
que dans le silence de l'Esprit.
Mais comment concevoir ici un progrès véritable sans
affirmer du même coup et la possibilité de nous transcender
par le mouvement même de notre vie intérieure et la pré-
sence en nous d'une Valeur infinie qui puisse requérir sans
cesse toute l'adhésion de notre esprit et tout le don de
nous-mêmes.
Capable de vérité, en effet, notre intelligence n'est pas
la vérité. A s'enfermer en soi, à supposer qu'elle pût
consentir à un tel suicide, elle ne découvrirait jamais plus
que cette nue capacité et son impuissance à la combler,
comme elle n'atteindrait jamais que des combinaisons pri-
vées de toute signification rationnelle, si elle s'obstinait à
ne vouloir connaître que l'univers. Puisque donc le monde
n'est point la source de la clarté qu'il suscite en nous, à
moins de lui supposer une conscience plus parfaite que la
nôtre et que nous ne le sommes pas davantage, astreints
que nous sommes, pour l ' a c q u é r i r à si rude besogne, que
reste-t-il sinon d'adhérer à la lumière sous les auspices de
2
laquelle s o n aptitude à être compris et notre aptitude à
comprendre fusionnent en l'acte de connaître.
S'il est impossible de se nourrir d'une pensée sans
communier à l'intelligence qui l'a conçue et de fréquenter
l'œuvre d'un Sage sans s'attacher à son génie, comment
pourrions-nous en effet scruter l'intelligibilité de l'univers,
et renouveler inépuisablement en son mystère notre science
et notre art, sans reconnaître l'Esprit qui s'exprime en lui,
sans nouer avec lui ces relations personnelles qui vont du
dedans au dedans, infiniment au-delà des symboles qui les
peuvent traduire ?
Aussi bien, à quoi tend tout ce passage du réel, cette
attention infatigable, cette patience qui observe et provoque
les phénomènes, sinon à surprendre cette lueur où s'atteste
une Présence, à guetter l'éclair qui déchire l'horizon, en
nous jetant dans l'abîme où se cache l'éternelle Vérité ?
A ce point le discours aboutit à la contemplation. D ' u n
homme à l'autre déjà, idées ni mots ne peuvent servir de
truchement adéquat. L'âme se ferme à quiconque prétend
dans une formule exprimer son mystère. Il faut pour
l'atteindre renoncer à la cerner et s'identifier à elle en

1
1' : cette clarté qui se fait jour en l'esprit appliqué à l'étude de la Nature.
2
Son : ici, le monde.
adhérant à tout son inconnu par ce mouvement d'amour
qui nous fait vivre en elle.
Une attitude semblable ne peut manquer de s'imposer
à nous, dès que la pensée virtuelle latente dans les choses,
prenant vie en notre intelligence, nous apparaît soudain
comme la pensée de Quelqu'un, s'atteste tout au moins
comme le reflet d'une Pensée transcendante, et que la re-
cherche de la vérité s'achève en communion personnelle
avec l'Esprit qui remplit l'univers.
Alors il devient impossible de parler. Les mots éclatent
sous la pression de l'Infini. Définir serait limiter, expliquer
serait comparer : on parlerait d'autre chose. L'analogie peut
sans doute indiquer une direction certaine et fournir une
approximation valable, en excluant de l'Absolu tout mode
d'être intrinsèquement imparfait pour ne Lui attribuer que
les perfections pures, c'est-à-dire, celles dont la notion
n'implique par elle-même aucune limite.
Mais aucun procédé discursif ne saurait d'une telle
plénitude nous offrir un concept adéquat. Rien n'est plus
naturel d'ailleurs, puisque déjà le mystère de la personne
humaine échappe au discours, puisque, davantage, toute
réalité se dérobe à un inventaire exhaustif. Et cela parce
que dans le monde sensible la matière fait ombre avec tout
ce qu'elle comporte de hasard, de potentialité et d'inachève-
ment, que la complexité des phénomènes déjoue notre saga-
cité quand notre observation ne trouble pas leur délicatesse,
et que l'évolution cosmique où chacun d'eux est compris
nous est mal connue.
Il faudrait assurément la restituer tout entière pour
saisir toutes les connexions qui font de chaque phénomène
un moment de cette histoire. Et cependant, à supposer
que son déroulement matériel n'eût plus de secret pour
nous et que nous puissions l'embrasser d'une seule vue,
cela n'offrirait aucun intérêt puisque sa signification intelli-
gible peut seule être l'objet de la pensée. Ce n'est que pour
être traversée par un courant spirituel, aussi bien qu'elle
donne prise à l'intelligence.
Si elle s'accomplit au hasard, si tout son développe-
ment n'est qu'une suite d'accidents qui s'enchaînent en
vertu d'une nécessité matérielle, elle-même d'ailleurs par-
faitement inconcevable, nous pourrions tout au plus décou-
vrir et appliquer quelques-uns des procédés d'où ont coutu-
me de résulter certains effets, cette collection de recettes
ne fondera jamais une connaissance désintéressée.
Nous ne voyons aucun moyen d'échapper à cette alter-
native : ou la Nature porte réellement la trace de l'Esprit,
ou la science n'est qu'une chimère étrangère à toute réalité.
3
E n affirmer la valeur c'est donc se reconnaître engagé
dans un dialogue qui dépasse les phénomènes et avouer
que toute chose baigne dans une lumière transcendante et,
sous ce rapport, participe de quelque manière à son ineffa-
bilité.
C'est par là que du spectacle de la Nature la joie de
connaître sourd inépuisablement.
On ne saurait cependant conclure de ces remarques
qu'elles tendent à dissoudre la spécificité et la distinction
des choses dans une vague et commune ineffabilité et
qu'elles prétendent substituer une sorte de contemplation
mystique à l'étude expérimentale de l'univers. Rien n'est
plus éloigné de notre pensée.
Disons d'abord pour introduire un peu de clarté dans
nos idées, que c'est un outrage à la vérité comme à la
sainteté de confondre mystique et rêverie. Rien n'est moins
vague que l'objet auquel s'attachent les vrais contemplatifs,
4
puisque c'est la lumière à l'état p u r . Ajoutons que la
contemplation mystique n'est accordée généralement
3
En : de la science.
4
II est à peine besoin de dire que le mot de lumière est pris ici dans un
sens absolument spirituel et qu'il signifie la plénitude d'être, d'intelligence et
d'intellection qui ne se réalise qu'en Dieu.
qu'aux âmes qui ont appliqué à la recherche de Dieu, avec
le concours de la grâce, toutes les ressources de l'intelli-
gence humaine. Ils n'abandonnent les procédés normaux
de celle-ci qu'en vertu d'un mode supra-rationnel qui leur
est surnaturellement communiqué, sans qu'ils puissent pré-
voir ni le commencement ni la fin de ce mystérieux investis-
sement. Remarquons en passant, puisque l'occasion s'en
offre, que l'extase n'est point l'apanage obligé de tels états
et qu'on peut être mystique sans l'éprouver jamais. Rete-
nons enfin, que la certitude invincible de la Présence divine
dont les contemplatifs revendiquent l'expérience n'est pas
synonyme de vision de Dieu, ni de vision quelconque.
La seule comparaison qui nous paraisse offrir quel-
qu'image de cette rencontre mystérieuse c'est la commu-
nion qui s'établit parfois au sommet de l'amitié entre deux
êtres dont les âmes fusionnent silencieusement. Après s'être
exprimées, autant qu'elles en étaient capables, dans une
conversation de plus en plus intime, elles se sentent soudain
intérieures l'une à l'autre. Les mots jusqu'ici les guidaient
l'une vers l'autre en les révélant l'une à l'autre. Maintenant
l'ordre des facteurs s'intervertit : ce sont les âmes qui rem-
plissent les mots de leur présence en leur donnant une
résonance inconnue.
Enfin la vertu des paroles s'épuise. On a le sentiment
que l'on profane l'ineffable en essayant de le dire. Et la
conversation se poursuit du dedans au dedans en un silence
infini. De tels moments sont rares, on ne peut ni les prévoir
ni les provoquer. Ils sont donnés et ils ont la saveur de
l'éternité.
Nous dirons la même chose des instants privilégiés où
la science devient contemplation. On ne peut ni les prévoir
ni les provoquer et il est impossible d'y atteindre sans avoir
recueilli avec la plus scrupuleuse probité la leçon des faits,
en s'aidant de tous les moyens d'investigation disponibles
à l'époque où l'on vit: sans s'être à tout le moins mis à
l'école des maîtres qui soumettent inlassablement leurs hy-
pothèses au contrôle du réel. Il y a sans doute entre la
théorie et l'expérience un incessant va-et-vient qui les
conditionne réciproquement en modifiant tout ensemble la
5
figure du réel et les vues de l'esprit . Mais ce mouvement
d'une incroyable fécondité suppose précisément un échange
où la mesure physique intervient pour limiter le jeu de
l'esprit, et faire circuler dans ses créations la sève qui vivifie
l'univers.
Ainsi se maintient par une sorte d'équilibre oscillatoire
la correspondance entre les faits et les concepts. Mais à
travers cette suite d'accords fugitifs, un progrès tout inté-
rieur s'accomplit au sein de la pensée où, dans une lumière
grandissante, la symphonie toujours inachevée s'atteste
comme une marche vers l'Esprit, où le caractère provisoire
des synthèses est compensé par une direction constante vers
la même Vérité, qui fait coïncider, à chaque étape, dans
une harmonieuse rencontre, le sens des choses et le mouve-
ment de l'intelligence. De nos synthèses éphémères, aussi
bien jamais ne résulterait la moindre clarté, pas plus que
ne pourrait s'y affirmer l'unité et la continuité du savoir,
si un contact mystérieux avec la Source infinie vers laquelle
notre recherche est tendue, à chaque pas ne renouvelait
notre ferveur.
Connaître dans toute la force du terme, c'est en effet
s'approcher d'Elle et participer à Son rayonnement : c'est
autrement dit la connaître Elle-même, aussi obscurément
d'ailleurs que ce puisse être, et c'est donc aussi, de quelque
manière, communier à Sa présence.
Le mot Science peut ici s'écrire avec une majuscule
et tout son effort discursif céder au dialogue silencieux qui
5
Cf. Einstein, Comment je vois le monde, p. 163-173. Einstein et Infeld,
L'évolution des idées en physique, p. 56-60 et 286-289. Et, en plus des ouvrages
cités au cours de cette étude, le petit chef-d'œuvre de notre ami si regretté
Gustave Juvet, La structure des nouvelles théories physiques, Alcan, p. 156-177.
va du dedans au dedans, de l'esprit qui cherche à la Vérité
qui l'attire.
« Comme l'airain de la statue antique, dit Pierre Ter-
mier, qui devenait sonore dès qu'il était touché par les
feux du soleil, l'âme du savant s'émeut et vibre, aussitôt
qu'elle est rencontrée par une onde quelconque émanée de
l'infini : et l'émotion chez lui est permanente et inapaisable,
6
et la vibration devient un hymne, un chant p e r p é t u e l » .
La foi du chrétien ici vient sans doute à la rencontre de
l'élan du chercheur. Mais si elle va plus loin, elle ne fait
que couronner divinement un mouvement qui est l'âme de
la science. » Le savant, dit-il encore «ne songe... qu'à ras-
sembler plus de rayons, à s'approcher toujours plus près
du foyer mystérieux autour duquel il voudrait graviter
7
éternellement» . On ne peut mieux dire qu'il tend vers
une sorte de contemplation, et il est certain qu'il y parvient
quelquefois.
8
Pierre Termier nous a dit qu'il n'y avait pas pour l u i
de plus belle récompense.

• * •

Ce n'est sans doute pas encore la contemplation du


mystique. Il s'en faut, comme dirait Pascal, de toute la
distance qui sépare le deuxième ordre du troisième. C'est
pourtant quelque chose d'analogue. Elle gravite autour du
même Centre, elle est supérieure au discours et consiste
dans un contact obscur qui illumine sans rien montrer,
comme en la communion des âmes évoquées plus haut, et
comme en tout art véritable ainsi qu'en témoigne la muse
de Claudel :

6
Pierre Termier, La vocation du savant, Desclée de Brouwer, p. 21.
7
Pierre Termier, ibid.
8
Lui : le savant.
« O grammairien dans mes vers ! Ne cherche point le che-
min, cherche le centre ! mesure, comprends l'espace com-
9
pris entre ces feux solitaires. »
Il n'y a pas de chemin : le discours à lui seul ne peut
conduire au centre. N'est-ce pas déjà l'écho de l'enseigne-
ment mystique :
Pora venir à lo que no sabes
Has de ir por donde no sabes.
Pour parvenir où tu ne sais pas
10
Tu dois aller par où tu ne sais p a s .
11
Sans autre lumière que celle qui brûle dans ton c œ u r .
Tout le monde sait avec quelle prédilection les mysti-
ques accumulent les négations par où ils tentent d'exprimer
ce que Dieu n'est pas. Il n'est plus sûre manière à leurs
yeux de préserver le secret merveilleux dont ils vivent. Ils
craignent par dessus tout qu'on croie que cette divine ren-
12
contre «n'est pas plus que ce qui s'en e x p r i m e » . Ils
tremblent d'entendre ce « H é quoi, ce n'est que cela ! » qui
profane l'enthousiasme et meurtrit la joie.
S'ils consentent cependant à communiquer leur expé-
rience ou s'ils ne se peuvent tenir de l'exprimer, ils recour-
ront à la poésie qui nous ouvre à ce langage venu d'ailleurs
1 3
et qui « parle du dedans » comme St Jean de la Croix l'a
fait avec tant de bonheur, ou ils feront violence aux mots
pour briser leurs limites, en jouant avec les contradictoires
en tissant ces étincelants paradoxes dont l'excès cherche à
s'exprimer l'excès de la lumière qui les éblouit comme l'on

Les Muses, cité par Marcel Raymond, De Baudelaire au Surréalisme,


Corrêa, p. 208.
10 e
St Jean de la Croix par Jean Baruzi, 2 éd., p. 314, Alcan.
11
Cf. ibid., p. 335, op. cit.
12
Ibid., p. 366.
13
Baruzi, ibid., p. 366 et 350.
14 15 16
fait le p s e u d o - D e n y s , Al H a l l a j , Angélus Silesius et
tant d'autres.

• • •

Plus qu'une doctrine nous avons ici des témoignages


qui gardent toute vive l'empreinte du feu qui a brûlé les
âmes. Ce sont des confidences et non des théorèmes. Il
serait donc absurde de les soumettre aux règles de la logique
discursive. S'ils devaient s'y tenir les mystiques ne sorti-
raient point du silence. N e pouvant dire l'Ineffable, il leur
reste à chanter ce que leur cœur éprouve à Son contact.
Il faut laisser ces paroles d'amour « en leur largeur » comme
dit St Jean de la Croix, «pour que chacune d'elles soit
mise à profit selon son mode et sa richesse d'esprit, plutôt
que de les limiter à un (seul) sens». «Ce serait ignorance
de penser que les dits d'amour en intelligence mystique se
peuvent d'aucune manière bien expliquer en paroles».
On se tromperait à vouloir les réduire en système,
comme à se les approprier sans avoir fait l'expérience qu'ils
suggèrent. Il ne faut pas vouloir commencer par la fin et
construire le faîte avant d'avoir posé les fondations. Mais
cet abus que chacun commet à ses risques et périls, est,
à tout prendre, moins dangereux que celui qui consiste à
tirer une philosophie de propos extatiques plus aptes à
induire en nous un état d'âme qu'à fournir des repères à
notre intelligence. C'est le cas de se rappeler l'avertissement
de la Muse : « Ne cherche point le chemin, cherche le cen-
tre ! ».
Il n'est pire métaphysique que celle que l'on tente de

1 4
Des noms divins chap. I et VII.
15
Dont notre ami Louis Massignon nous a révélé la vie et la doctrine
dans sa thèse magistrale sur cette prodigieuse figure.
16
Aus dem Cherubinischen wanderesmann, Im Insel Verlag, Leipzig.
construire avec la lave refroidie des effusions mystiques.
Autant elles ont de valeur en leur jaillissement concret,
autant elles sont fécondes et diaphanes en l'équilibre de la
sainteté dont une divine Sagesse assure l'intégrité, autant
elles peuvent s'obscurcir et dégénérer, dès qu'on les arrache
à la vie qui les anime et les justifie. Il serait évidemment
absurde de conclure de la parole entendue par Ste Catherine
de Sienne « T u es celle qui n'est pas» que la créature
n'existe pas, et de construire là-dessus un monisme rigou-
reux. Il ne le serait pas moins, de tirer de la haine de St
François pour l'esprit de possession, la condamnation du
droit de propriété sainement entendu. Il faudra user des
mêmes réserves à l'égard d'une foule de textes qui ne font
qu'indiquer une direction pratique dont le caractère exclu-
sif et paradoxal ne vise qu'à neutraliser un excès par son
contraire.
Louis de La Vallée Poussin dans son étude sur le
Nirvana fait à ce propos une heureuse distinction entre
17
conviction et savoir en cherchant «dans des considéra-
tions morales et thérapeutiques une des sources ou la prin-
18
cipale des thèses nihilistes du B o u d d h i s m e » , pour
conclure «qu'une métaphysique destructive a été soudée
paradoxalement et par un accident secondaire à une disci-
1 9
pline de Yoga » en répudiant l'équivalence si souvent
20
affirmée entre Nirvana et anéantissement .
Le Père Dandoy a montré à son tour avec l'information
la plus sûre et la plus généreuse compréhension comment
l'Advaïta avait glissé de l'affirmation exclusive de l'Etre en
21
Brahma au monisme qui nie la réalité du m o n d e .

11
Nirvana, Beauchesne, p. 118.
18
Ibid., p. 120.
19
Yoga : effort, méthode de concentration ou technique du recueillement
appliquée à l'ascèse. Ibid., p. 128.
20
Ibid., p. XIV et suiv. Cf. p. 145 et suiv.
2 1
C. Dandoy, L'ontologie du Vedânta, Desclée de Brouwer, p. 151-156.
L'éblouissement causé par la plénitude d'Etre contenu
dans l'Absolu fait paraître néant tout ce qui n'est pas lui.
Mais ce sentiment où l'orgueil est réduit en cendres ne
peut se transformer en proposition métaphysique sans en-
gendrer de véritables catastrophes.
Al Hallaj paya du supplice de la croix l'interprétation
qui convertit en ontologie le cri fameux de son extase : Ana
22
VHaqq. Je suis la V é r i t é .

• • •

Si l'on ne perd pas de vue ces distinctions, on pourra


sans contester la valeur des expériences mystiques qui s'a-
vèrent authentiques - et ne sont telles que celles qui procè-
dent d'une initiative divine et qui supposent, avec une
plénitude de grâce, une plénitude de fidélité - apprécier,
comme il convient, les excroissances parasites qui émiettent
la foudre en syllogismes et les imitations dangereuses et
naïves qui prétendent à l'éblouissement de l'extase avant
de s'être astreintes à l'exercice des vertus et au labeur de
la pensée.
On ne saurait trop se prémunir contre de telles erreurs
ni se convaincre assez que l'homme est d'autant plus divin
qu'il est plus authentiquement humain et que la grâce
requiert pour porter tous ses fruits l'intégrité de la nature.
Cela étant fermement établi, il est vrai d'affirmer que
la science comme la foi, chacune à sa manière, tendent à
la contemplation et que toute recherche qui va jusqu'au
bout d'elle-même aboutit un jour, par un coup d'aile mysté-
rieux, à cette rencontre ineffable avec la Vérité que le
silence peut seul entendre et qu'il est seul à ne point trahir.

2 2 r e
Louis Massignon, Al Hallaj, l éd., p. 413-414427 et 764-766. Cf.
Massignon et Kraus, Akhbàr al Hallaj, p. 106.
Equivoques

La vérité est comme l'atmosphère où baigne toute


l'œuvre de la science.
Nous ne pouvons mieux résumer notre enquête sur
1
sa valeur qu'en cette formule calquée sur la phrase de
Rodin, que nous voudrions avoir écrite, tant elle répond
à notre propre expérience : « Le mystère est comme l'atmos-
2
phère où baignent les très belles œuvres d ' a r t » .
Le sculpteur assurément représente ce qu'il voit : un
torse ou un bras, mais tout frémissants de l'élan diaphane
où s'atteste la présence de la Beauté. Il n'a de regard que
pour Elle et son cœur plein d'amour communique à ses
doigts le divin secret qu'ils inscrivent dans les formes.
De même le savant note ce qu'il observe : les raies du
spectre solaire, la réflexion et la diffraction de la lumière,
l'effet photo-électrique, la vitesse de cicatrisation des plaies

1
Entendez : la valeur de la science.
2
Rodin, op. cit., p. 239.
et il en tire des nombres, des théories, d'où naissent les
prévisions que l'expérience vérifie ou dément, en suggérant
de nouveaux points de vue qui modifient sans cesse la
figure de l'Univers. A peine se repose-t-il, en effet, dans
la joie de connaître, qu'il voit surgir un nouveau problème
qui exige un nouveau départ. Même s'il est pur mathémati-
cien, la splendeur d'une équation (où aboutissent de longs
calculs et d'obscures intuitions) ne peut le retenir plus que
ne fait pour l'artiste l'œuvre qu'il achève. La réalité le fuit
et à chaque progrès de la connaissance oppose un secret
plus impénétrable.
Son ignorance, à chaque découverte, lui devient plus
sensible. Il sait qu'il ne saura jamais. Et pourtant la lumière
grandit avec le mystère; un courant continu traverse le
film évanescent des choses qui stimule la recherche en
3
chargeant l'intelligence de clarté. Celle-ci , il est vrai, de-
meure longtemps virtuelle, lueur à peine perceptible qui
glisse le long des phénomènes mouvants, fluorescence
ténue qui oriente l'enchaînement des nombres : mais sou-
dain tout l'horizon s'illumine et, dans un éclair, la pensée
saisit la trace de l'Esprit.
Heureuse rencontre qui tout ensemble comble et ac-
4
croît son désir. E l l e sait qu'elle a trouvé ce qu'il lui faudra
continuellement découvrir. Sans l'identifier encore explici-
tement elle comprend qu'elle n'a jamais cessé d'aspirer vers
5
L u i , de cheminer en Sa présence, et «d'adhérer à tout
Son inconnu». C'est Son infinité qui rend inépuisable le
mystère de l'univers. Toute réalité se dérobe, comme pour
s'effacer en Son rayonnement. «Ce n'est pas moi, monte
plus haut», je suis celle qui n'est pas : il est Celui qui est».
Le génie sourd de cette Rencontre et tout ce qui demeure

3
Celle-ci : cette clarté.
4
Elle : la pensée.
5
Lui : ici l'Esprit dont la pensée vient de saisir la trace.
6
à jamais vivant dans s o n effort, l'éternité de son influence,
est fondée sur celle de la Présence intégrée à son œuvre.
Le devenir n'épargne que ce qui est, et rien n'est, au
sens de plénitude infinie et d'inépuisable fécondité, hors
celui qui est.
Ceux pourtant qui communient à Sa vie, au même
degré participent à Son actualité et si la Sagesse est impéris-
sable c'est qu'elle est un reflet de Sa clarté.
Son nom peut n'être jamais prononcé. Qui d'ailleurs
ici bas est digne d'évoquer Son nom ? Il suffit que l'œuvre
du savant baigne en l'atmosphère spirituelle qui nous rend
sensible, à travers l'intériorité des choses, le visage de l'éter-
nelle Vérité.

• • •

Si elle ne nous ouvrait à cette Lumière transcendante,


la science aussi bien serait étrangère à l'esprit. D ' u n constat
à l'autre, elle pourrait tout au plus soutenir notre curiosité
et distraire notre ennui : notre pensée pour effleurer plus
d'objets, n'en recevrait nulle clarté.
Si l'artiste ne nous émeut qu'en nous communiquant
«le frisson qu'il a éprouvé lui-même devant des vérités
7
immortelles » le savant ne nous instruit qu'en nous initiant
au dialogue silencieux d'où résulte, à travers nos connais-
sances éphémères, la continuité et l'accroissement du sa-
voir. C'est assez, d'ailleurs, pour agir à cette profondeur,
qu'il garde l'ouverture d'esprit indispensable à la science,
et que l'élan de sa pensée stimule le mouvement de la nôtre.
Tout à son objet immédiat, il peut ne pas songer aux
conditions métaphysiques du savoir et se défendre de toute
préoccupation transcendante comme au début de sa carrière
6
Son : se rapporte ici au génie.
7
Rodin, op. cit., p. 239.
le faisait Claude Bernard . La raison en est obvie. L'idée
directrice de la science, pour nous exprimer en son langage,
n'apparaît pas plus en l'étude des phénomènes, que l'idée
directrice de la vie dans les processus physico-chimiques
qui la conditionnent. Elle ne laisse pourtant pas d'informer
continuellement la recherche et d'orienter tout son dévelop-
pement. Ce grand savant avait à un trop haut degré le
respect de la vérité pour ne pas comprendre que «la foi
de la science» implique beaucoup plus que la découverte
«des rapports» à laquelle il prétendait d'abord exclusive-
ment se borner. De connexions purement matérielles aussi
bien on obtiendrait tout au plus des recettes utiles ou des
exemples curieux, mais non point cette circulation de lu-
mière qui stimule le génie et qui fait la joie et la grandeur
de l'esprit.
Il ne saurait en tout cas plus être question de science,
si la vérité ne signifiait que le heurt brutal de faits où
l'intelligence buterait contre le donné opaque d'un univers
étranger à la pensée. Il faut donc, en toute honnêteté, s'en
tenir au hasard, en acceptant le désespoir sur lequel Ber-
9
trand Russel voulait construire la sûre demeure de l'âme ,
ou reconnaître en la Nature la trace de l'Esprit, en rendant
au savoir sa portée transcendante. C'est à cette condition
seulement qu'il est légitime de parler de foi, à propos de
science, et d'attribuer au savant la religion de la vérité.

• • •

On doit user des mêmes réserves à l'égard de cette


religion de la beauté, dont Rodin revendiquait le privilège.

8
Claude Bernard, Philosophie, Boivin, p. 50 avec le commentaire de M.
Jacques Chevalier.
9
La destinée humaine de Charles Nicolle dont la mélancolique poésie tente
de parer par le sentiment à la faillite de la raison.
«Si la religion n'existait pas, j'aurais eu besoin de
l'inventer. Les artistes sont en somme les plus religieux
des mortels. On croit que nous ne vivons que par nos sens
et que le monde des apparences nous suffit. On nous prend
pour des enfants qui s'enivrent de couleurs chatoyantes et
qui s'amusent avec les formes comme avec des poupées.
L'on nous comprend mal. Les lignes et les nuances ne
sont pour nous que les signes de réalités cachées. Au-delà
des surfaces, nos regards plongent jusqu'à l'esprit, et quand
ensuite nous reproduisons des contours, nous les enrichis-
sons du contenu spirituel qu'ils enveloppent» en nous ef-
forçant d'« exprimer toute la vérité de la Nature, non point
seulement la vérité du dehors, mais aussi, mais surtout
celle de dedans». «Partout le grand artiste entend l'esprit
répondre à son esprit. Où trouverez-vous un homme plus
1 0
religieux ? » .
La sincérité de ce témoignage s'impose autant que le
génie qui l'énonce. Il reste pourtant dénué de toute signifi-
cation, si l'on ne reconnaît sans ambiguité qu'il n'y a pas
de religion sans Dieu et si l'on n'entend point par Dieu
Quelqu'un qui existe réellement, suivant un mode person-
nel, d'ailleurs ineffable comme il est infini.
Nous ne saurions déclarer trop nettement ici l'horreur
que nous inspirent les fausses fenêtres qui créent une illu-
sion d'ouverture pour nous masquer la vue du néant. Nous
comprenons très bien que l'on répugne à nommer Dieu.
Nous ne souffrons pas que l'on fasse sauter « tous ces ponts
de mensonge» vers un infini de rêve, et que l'on périsse
11
«dans les glaces d'une terre arrachée à son soleil» , s'il
est vrai qu'au Ciel tous les astres sont éteints. Mais que

1 0
Rodin, op. du, p. 234-238.
11
Cf. Nietzsche, Der tolle Mansch, ap. Förster Religion und Charakterbil-
dung, p. 268-269.
l'on ne prétende pas nous consoler par une idole de la
perte de la vérité. La probité de la pensée exige, si nous
n'acceptons pas le risque de la foi, que nous prenions celui
de l'incrédulité.

• • •

Nietzsche seul a osé s'enfoncer dans cette nuit et sa


raison y a sombré. C'était sans doute la seule réponse qui
put être donnée à la question que lui posait sa suprême
loyauté : Gott is tôt — was nun ?. « Dieu est mort — et puis
après ?».
Pressentait-il alors le destin tragique où devait se
consommer «le mystère paradoxal de la dernière cruauté
contre soi-même » ? Il n'est pas sûr qu'il eût reculé devant
cette issue. Ce qui paraît certain, c'est que la plus haute
forme de religion s'attestait pour lui au cœur de sa négation.
« O Zarathoustra, tu es plus pieux que tu ne crois, avec
une telle incroyance : Quelque dieu, en toi, t'a converti à
ton athéisme». «Il voulut, dit un de ses plus pénétrants
interprètes, sacrifier à Dieu ce qu'il y a de meilleur:
1 2
Dieu» .
Archange de la négation, il demeure en tout cas pour
nous un des grands témoins de la vérité, s'il n'est pire
ennemi de la vérité que Véquivoque, dont il nous faut main-
tenant plus concrètement souligner le péril.

• • •

Nous avons déjà observé que la vraie grandeur hu-


maine s'atteste par son pouvoir d'affranchissement et d'in-
tériorisation, son aptitude à susciter la valeur des êtres et
à établir entre eux une communion universelle.
1 2
Joseph Bernhart, Meister Eckhart und Nietzsche, p. 52-53.
Les disciples de Saint François durent l'éprouver au
suprême degré. A son contact ils se sentaient « guéris d'eux-
mêmes » par la Présence qui transparaissait en lui. En Elle
ils communiaient à son âme et ils se découvraient intérieurs
les uns aux autres en la lumière qui émanait d'Elle par lui.
1 3
L u i rendre témoignage, en devenant diaphanes à Sa clarté
était leur unique désir, et mourir pour Elle leur semblait
un privilège divin. Elle remplissait toute leur vie qui respi-
rait en Elle, et toute chose leur devenait fraternelle en
offrant à leur regard quelque reflet de Sa splendeur. Ils
étaient riches de toute leur pauvreté et leur joie pouvait
être sans limites, comme était leur don. Ils étaient souverai-
nement libres pour ne s'être rien réservé, pour avoir tout
risqué et d'abord eux-mêmes.

• • •

Il est clair qu'un altruisme aussi total, suppose une


croyance inébranlable à l'Autre comme à quelqu'un d'infini-
ment plus réel que soi-même. Mais la réciproque n'est pas
moins vraie : reconnaître que Dieu existe, c'est, s'il ne
s'agit pas là d'un simple jeu d'esprit, s'engager au fond,
à l'entière désappropriation de soi-même.
L'équilibre de la pensée exige la droiture de la vie;
les défaillances de l'action tôt ou tard enténèbrent l'intelli-
gence et l'inclinent au sophisme : un germe de panthéisme
gît en tout refus.
Toute faute, aussi bien, en diminuant notre intimité
avec Dieu, affaiblit en nous la droite notion de Sa transcen-
dance. Il n'est pas question ici bien entendu d'une notion
abstraite issue d'un raisonnement mécanique ou incrustée
dans la mémoire par l'enseignement reçu, mais d'une idée
vivante et qui est norme de vie. La boutade de Fontenelle :

Lui, c'est-à-dire à cette Présence.


«Si Dieu a fait l'homme à Son image, l'homme le lui a
bien rendu », contient une terrible vérité. Le besoin d'unité
qui est en nous oblitère la réalité des objets qui nous gênent,
il est donc assez naturel que nous tentions d'amener Dieu
à composition dès que nos passions l'emportent sur les
exigences de notre conscience.
Comment Dieu ne comprendrait-il pas que dans les
circonstances où je suis je ne puisse agir autrement que je
ne fais? Nous ne demandons que cette exception pour
trouver le monde conforme à nos désirs. Pour tout le reste,
c'est-à-dire pour tout ce qui ne nous gêne pas, nous voulons
bien qu'il soit ce qu'il est. Ainsi nous créons l'univers à
notre image et nous demandons à Dieu d'y consentir. Nous
gardons par ce détour l'avantage de Ses consolations et
l'illusion de sa Présence. Entre nos mains, en vérité, nous
ne tenons plus qu'une idole. Combien plus pur en compa-
raison était l'athéisme de Nietzsche.
Mais il y a un moyen plus subtil d'éviter le conflit et
de garder tout l'enchantement de la religion, sans se refuser
aux voluptés délicates qui font le charme de la vie : c'est
d'user sans cesse des mots qui comportent une résonance
infinie, qui semblent s'ouvrir sur tout l'au-delà, en évitant
soigneusement de personnifier le Divin, c'est-à-dire de lui
reconnaître jamais une véritable transcendance. On peut
ainsi sans s'engager, sans se risquer soi-même, adorer les
réalités cachées, vénérer le mystère, la force créatrice, l'élan
vital, les vérités intérieures, célébrer l'harmonie de l'uni-
vers, et défendre l'humanité, la personne, la liberté, enfin
toutes les valeurs spirituelles.
Il est pourtant évident, que si l'esprit, (voire l'Esprit
avec une Majuscule) qui dans la nature est censé répondre
au nôtre, n'est pas le Dieu vivant, que chante le Cantique
du soleil, nous ne faisons, à travers tous ces mots, que
jouer à cache-cache avec notre pensée, ou plutôt avec les
rêves qui camouflent notre impuissance et notre solitude
et que le désespoir de Russel l'emporte infiniment sur ce
14
monstrueux divertissement .
Et pourtant, comment nous y résigner, comment mé-
connaître la Réalité brûlante et lumineuse que l'art et la
science nous donnent d'atteindre, comment admettre sé-
rieusement que le génie éclate en la rencontre du néant,
et que la grandeur humaine doive tout à des chimères?
Alors qu'est-ce qui est réel, si tout ce qui a une valeur ne
l'est pas, si la vie même de l'esprit n'est qu'une suprême
duperie ? Mais si l'on se refuse à un tel reniement, il faut
aller jusqu'au bout et rompre avec toute équivoque, en
adorant le seul Etre adorable.

• • •

Certes nous n'ignorons pas les déformations qu'ont


souvent fait subir à l'idée de Dieu, pour l'avoir réduite à
leur mesure, ceux mêmes qui se donnaient pour ses cham-
pions, et nous comprenons assez l'horreur qu'ils en ont pu
inspirer à des âmes sincères qui soupiraient après Lui. S'il
nous était permis de porter un jugement sur elles, nous
dirions avec Nietzsche qu'elles ont été contraintes «pour
15
l'amour de Dieu de se défaire de d i e u » . Leur négation
n'est qu'apparente, leur agnosticisme n'est que le silence
de leur pensée devant l'Ineffable, auquel leur conscience
rend hommage en la droiture de leur vie.
Il est difficile d'exprimer doctrinalement une telle
16
a t t i t u d e . On peut à la rigueur faire face à sa propre vie

1 4
Au sens de Pascal.
15
Bernhart, op. cit., p. 53.
16
Une telle attitude, c'est-à-dire l'agnosticisme qui s'interdit toute affirma-
tion aussi bien que toute négation à propos de ce qui peut être au-delà des phé-
nomènes.
sans analyser la conviction latente par laquelle on est obscu-
rément conduit. Il est presque impossible en revanche, dès
que Ton tente de définir ses positions, de ne pas transfor-
mer cette sorte d'inconnaissance en un jugement formel
où Ton opte soit pour la négation pure du nihilisme, soit
pour une forme quelconque de panthéisme.

• • •

En fait c'est vers ce dernier que l'on incline presque


toujours aussitôt que l'on échappe au théisme. Un nihilisme
absolu, qu'il ne faudrait pas confondre avec le nihilisme
réformateur et ascétique d'un Dobroliouboff ou d'un
Tchernichewsky est en effet à peine possible. On ne le
saurait assurément formuler avec plus de rigueur que ne
l'a fait Bertrand Russel. Mais à le prendre à la lettre, on
aboutirait immédiatement au suicide. Il reste donc vrai que
la pensée n'a pratiquement que l'alternative du théisme ou
du panthéisme. Même chez Nietzsche, outre que son
athéisme comporte, de son propre aveu, une résonance
religieuse, il est difficile de ne pas percevoir un accent
panthéiste en l'ivresse de son lyrisme comme en témoignent
les lignes qui suivent :
«Que votre esprit et votre vertu servent le sens de la
terre, mes frères, et que toutes choses la valeur par vous
soit établie. C'est pourquoi vous devez être des combat-
17
tants, c'est pourquoi vous devez être des c r é a t e u r s . . .
Dans tes yeux, ô vie, naguère je regardais et dans
18
l'insondable il me sembla p l o n g e r . . . »
Du plus intime de moi-même, je n'aime que la vie
19
et, en vérité, au suprême degré quand je la hais .
17
Nietzsche Also sprach Zarathoustra, éd. Krôner, p. 82.
l
*Ibid., p. 116.
19
Ibid., p. 117.
Nous voici fort loin du nihilisme. Aussi bien, la poésie
ne naîtra-t-elle jamais de négations pures car elle comporte
toujours une certaine ferveur qui garde la trace de l'amour,
auquel un athéisme absolu, s'il pouvait exister, serait étran-
ger aussi bien qu'à la haine.
Est-ce à dire qu'il y ait un art panthéiste? Nous ne
le croyons pas. Que l'on recherche sous le couvert du
lyrisme le sentiment d'une présence qui ne s'impose pas à
la pensée, n'est-ce pas là plutôt un théisme furtif où éclate
l'ambiguité que nous avons entrepris de dénoncer ?

• • •

Essayons donc pour en mieux saisir la source, de nous


faire une idée suffisamment précise de ce panthéisme au-
quel l'humanité, en sa condition présente, a comme une
naturelle propension.
On sait qu'il se présente sous deux aspects très diffé-
rents qui comportent eux-mêmes une infinie variété d'ex-
pressions.
Il n'existe rien en dehors de Dieu, ou il n'existe rien
en dehors du monde, autrement dit la Nature est identique
à Dieu, ou ce qui revient au même, Dieu est identique à
l'Univers.
L'advaïta a développé le premier point de vue jusqu'à
ses plus extrêmes conséquences. L'éblouissement devant
l'Absolu est tel que tout ce qui n'est pas lui semble pur
néant. Le monde n'est pas. Le rêve d'où sourd l'enchaîne-
ment des morts et des naissances est dissipé : « Délivrance
radicale et repos éternel». Et pourtant les apparences de-
meurent. Sans doute mais on les sait illusoires. Que peu
vent leurs fantasmagories contre l'évidence ? Les arguties
du discours sont aussi vaines que leur trompeuse existence.
Celui qui voit ne peut que rendre témoignage à ce qu'il
voit. La mystique détruit la métaphysique et tous ses faux
problèmes issus d'une imaginaire dualité.

• • •

Il est bien difficile de ne pas saisir en cette dialectique


la métamorphose d'une mystique en ontologie.
D u ravissement en Brahma qui fait graviter en lui
toutes les puissances d'attention et d'amour, il n'est assuré-
ment pas d'expression plus pleine que l'identité avec Brah-
ma. Aussi bien, comment traduire autrement cette sou-
daine délivrance de soi et la jubilation d'être l'Autre ? Mais
pourrait-on jouir à ce point d'être l'Autre si l'on ne restait
distinct de lui? N'est-ce pas justement le paradoxe de
l'amour qu'on est Lui en restant soi ? Elargissement mer-
veilleux qui nous rend plus intérieur à autrui qu'à nous-
mêmes, ouverture imprévue qui a la saveur d'une infinie
gratuité, rupture enivrante de la contrainte d'être soi en
renaissant à une vie de surcroît.
Comme il est naturel de ne percevoir en la joie d'échap-
per à soi-même que le terme où se repose ce bienheureux
20
altruisme. Aham brahma asmi : Je suis Brahma. Comme
Al Hallaj disait: Ana VHaqq. Je suis la Vérité. Mais ce
langage affectif, si compréhensible sur le plan de l'amour,
où le sentiment du départ exclut, pour être total, toute
réflexion sur soi, ne peut sans catastrophe, envahir tel quel
le plan ontologique: puisque réduit à un seul terme, le
rapport cesse d'exister et que «l'expérience jubilante et
suprême des possesseurs de la connaissance » devient radi-

2 0
op. Dandoy, op. cit., p. 32.
calement impossible, n'y ayant plus personne pour la
21
réaliser .
L'homme étant ainsi mystiquement supprimé, il n'y
a pas à se demander quels seront ses rapports avec l'univers.
La réalité sensible ne saurait tenir aucune place dans une
spiritualité qui progresse par sa négation. L'intention de
ces doctrines est trop claire pour que nous songions à lui
refuser notre hommage. Les intuitions dont elles se récla-
ment ne relèvent pas de notre jugement. Nous avions sim-
plement à signaler le danger qu'offre presqu'inévitablement
la traduction en discours d'une expérience ineffable. Celui
qui la fait peut bien perdre la notion de son existence et
s'absorber tout entier en l'Objet qu'il contemple, il ne
22
laisse pourtant pas d'être. Son altérité subsiste comme
la condition même de son altruisme. Mais, à moins de
parler à des initiés, qui ont après tout le moins besoin d'en
être instruits, il est indispensable d'expliciter dans le langa-
ge ce qui dans le ravissement échappe à toute conscience
distincte, sans jamais cesser d'en être réellement la condi-
tion sine qua non.
Ces remarques rejoignent, si nous avons bien saisi sa
pensée, ette observation de Louis de La Vallée Poussin
dans Nirvana : « Dans le Bouddhisme pessimisme et nihilis-
m e . . . appartiennent à une littérature d'exercices
2 3
spirituels. »
Il conviendra de ne pas les oublier en quittant le pan-

1
Si Ton répond qu'il y a au moins Brahma, outre que l'on supprime
toute possibilité d'altruisme, on commet une hérésie au point de vue advaïtin
qui exclut en Brahma la connaissance de soi (réfléchie, donc entachée de
dualité). Cf. Dandoy, op. cit., p. 32, note 3.
2 2
Entendez : Sa distinction par rapport à l'Autre est la condition de son
élan vers l'Autre. D e soi à soi en l'identité solitaire il ne saurait y avoir de
relation réelle, tout ravissement y est inconcevable et toute expérience jubilan-
te. Cf. Dandoy, op. cit., p. 130.
2 3
P. 129.
théisme où tout se résorbe en Dieu pour aborder le pan-
théisme où Dieu se résorbe en tout.

• * •

Disons tout de suite que la distinction que nous venons


d'énoncer n'est que très imparfaitement fondée dans l'his-
2 4
toire de la pensée. Si l'acosmisme de l'Advaïta, conçu
comme une philosophie, forme un système parfaitement
cohérent, une multitude de doctrines réputées panthéistes
exigent à l'examen une appréciation plus nuancée.
Victor Brochard dans une admirable étude sur le Dieu
de Spinoza a pu soutenir que « le spinozisme est un mono-
25
théisme i m m o d é r é » . Emile Bréhier découvre de son côté
26
«les germes d'une notion de la transcendance d i v i n e »
dans l'ancien stoïcisme, tandis qu'il voit « u n panthéisme
2 7
de la culture » assez proche en somme du culte de l'Hu-
manité de Comte, dans la philosophie de Hegel à l'école
duquel le D r Georg Lasson, en sa persuasive introduction
à «la science de la logique», nous invite à chercher le
chemin de la liberté, le fondement de l'éthique et du service
28
de Dieu comme du Vrai A b s o l u . Si nous ajoutons que
le Père Festugière dans son livre magistral sur « Contempla-
tion et vie contemplative selon Platon» fait se rencontrer
dans « le chemin solitaire de la Vérité « Heraclite et Parmé-
nide comme «les deux chorèges présocratiques à l'édifice
de la contemplation», en dépit de l'impuissance d'une pen-

2 4
Qu'il conviendrait peut-être de nommer monisme plutôt que panthéis-
me.
2 5
V. Brochard, Etudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne,
Ed. Delbos chez Vrin, p. 136.
2 6
Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, Alcan, p. 315 et 316.
27
Ibid., p. 784.
2 8
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Wissenschaft der Logik chez Felix Mei-
ner à Leipzig, p. CVI.
sée qui ne s'élève pas au-dessus du sensible» on aura
quelqu'idée de la difficulté que l'on éprouve à réduire ces
doctrines à un commun dénominateur. Il suffira de se
reporter à l'article panthéiste du vocabulaire de A. Lalande
et aux notes qui l'accompagnent pour la rendre encore plus
30
désespérée .

• • •

Peut-être obtiendrons-nous cependant quelque clarté


en nous inspirant des réflexions que M. Ranzoli fait en
marge de cet article: «La question, dit-il, se ramène à
ceci : peut-on conserver à l'absolu le nom de Dieu quand
on lui refuse la personnalité?».
« Je réponds que l'absolu du panthéiste est un principe
vivant et actif, qui sans être doué « d'autoconscience » fait
sentir son souffle majestueux dans les esprits, sa présence
bienfaisante dans les choses et qui suscite ainsi ces senti-
ments d'admiration, d'émotion, d'enthousiasme, d'amour
- par exemple chez Goethe ou encore chez Spinoza qui se
sentait ivre de Dieu - dont l'ensemble constitue le senti-
ment religieux : or ce qui suscite dans le cœur de l'homme
un sentiment religieux est digne d'être appelé Dieu».
C'est là tout justement la réponse de Faust à la ques-
tion de Marguerite : crois-tu en Dieu ?

Le ciel n'étend-il pas sa voûte là-haut ?


Et la terre sa femeté ici-bas ?
Et les étoiles éternelles ne se lèvent-elles pas
En regardant joyeusement ?
Mes yeux ne plongent-ils pas dans tes yeux ?
Et tout ne se presse-t-il pas
Dans ta tête et dans ton cœur,
2 9
A J . Festugière, op. cit., chez Vrin, p. 29-31.
3 0
A. Lalande, Vocabulaire de philosophie, Alcan, II, p. 554-555.
Tout se mouvant en éternel mystère
Invisible et visible à tes côtés ?
De tout cela remplis ton cœur, si grand soit-il.
Et quand dans le sentiment tu es tout bonheur
Alors nomme-le comme tu veux :
Nomme-le bonheur, Cœur, Amour, Dieu
Je n'ai pas de nom.
Pour cela le sentiment est tout.
Les noms : bruit et fumée,
31
Qui voilent de nuées l'embrasement du ciel .

Il est, heureusement pour l'esprit des sources plus


diaphanes que cet émoi cosmique qui est l'âme de toute
littérature erotique.
«Par delà toutes les circonstances de détail, dit L .
Brunschvicg, toutes les vicissitudes contingentes qui ten-
dent à diviser les hommes, à diviser l'homme lui-même,
le progrès de notre réflexion découvre dans notre propre
intimité un foyer où l'intelligence et l'amour se présentent
dans la pureté radicale de leur lumière. Notre âme est là,
et nous l'atteindrons à condition que nous ne nous laissions
pas vaincre par notre conquête, que nous sachions résister
à la tentation qui ferait de cette âme, à l'image de la matière,
une substance détachée du cours de la durée, qui nous
porterait à nous abîmer dans une sorte de contemplation
muette et morte. La chose nécessaire est de ne pas nous
relâcher dans l'effort généreux, indivisiblement spéculatif
et pratique, qui rapproche l'humanité de l'idée qu'elle s'est
3 2
formée d'elle-même. »
«Nous n'attendrons notre salut que de la réflexion
rationnelle portée à ce degré d'immanence et de spiritualité
où Dieu et l'âme se rencontrent. Si Dieu est Vérité, c'est

3 1
Cf. Gœthe, Faust Erster Teil, V. 3421-3458 Ed. Reclam II er B. 2er
Teil par. 99-100.
3 2
Léon Brunschvicg, La Raison et la Religion, Alcan, p. 263.
en nous qu'il se découvre à nous, mais à la condition que
33
Dieu ne soit que V é r i t é . »
«Dès lors nous ne pouvons plus accepter que nous
soyons un autre pour lui et il cesse d'être un autre pour
nous. Il n'est pas la puissance supérieure vers laquelle se
tourne l'être qui dure et qui prie pour être soustrait aux
lois de la durée. Il est la vérité en qui une âme pensante
acquiert le sentiment et l'expérience intime de l'éternité
3 4
de la pensée. »
Nous sommes trop ouverts à la sincérité de cette pen-
sée, trop sensibles à la ferveur que ces lignes respirent,
pour ne pas ne pas souffrir d'avoir à nous demander si
toute l'émotion qui nous gagne à les lire ne vient pas juste-
ment de ce que les mots de Dieu, d'âme et d'éternité y
éclatent avec toutes les résonances dont les a chargés la foi
qu'elles abjurent.
« Dieu n'est pas aimant ou aimé à la manière des hom-
mes, mais il est ce qui aime en nous, à la racine de cette
puissance de charité qui nous unit du dedans, de même
qu'il est à la racine du processus de vérité qui fonde la
réalité des choses extérieures à nous comme il fonde la
3 5
réalité de notre être propre. »
Nous avouons ne pas comprendre que ces admirables
paroles entendent nous préserver «de l'imagination de
3 6
l'être » « qui aurait pour effet inévitable d'assimiler Dieu
à un objet quelconque dans le champ de la réalité vulgaire,
de transformer dès lors l'intuition d'ordre spirituel en un
3 7
paralogisme ontologique » , à moins que le mot de réalité,
deux fois énoncé dans le texte, ne comporte précisément
la négation de l'être. Nous ne voyons pas très bien pourquoi

3 3
Brunschvicg, op. cit., p. 70-71.
3 4
Brunschvicg, op. cit., p. 74.
3 5
Brunschvicg, op. cit., p. 71.
36
Ibid.
37
Ibid.
le rapport d'un esprit à un esprit, d'une pensée à une
pensée, où la vie humaine atteint sa plus haute expression
3 8
et où nous communions mutuellement « à notre éternité »
serait complètement étranger à cette « joie de comprendre
39
et d ' a i m e r » qui illumine une religion toute désintéressée.
N'est-ce pas justement quand nous sommes le plus
recueillis en la divine lumière que nous nous sentons le
plus intimement unis à ceux que nous aimons ?
Pourquoi voudrait-on nous interdire de percevoir le
rayonnement de Dieu dans les êtres qui nous entourent et
de porter sur «la réalité vulgaire» ce regard d'amour qui
les transfigure ? Toute chose s'ouvre sur Lui et participe
à son mystère, tout être est vulnérable et peut nous
conduire à Lui. Le monde entier grandit et se spiritualise
à mesure que la notion de Dieu s'épure et que s'intériorise
notre connaissance de la vie, de la conscience et de la
personne. Dieu est vérité, sans doute, mais dans un sens
dont nous n'épuiserons jamais la profondeur. Or, si nous
pouvons sans blasphémer Lui appliquer ce terme emprunté
à notre expérience, pourquoi pas celui d'esprit ou de per-
sonne, de conscience ou de vie, de sainteté ou d'amour,
en laissant toutes ces notions sans fin croître et s'ouvrir
suivant le dynamisme vivant de l'analogie. Pourquoi le
langage et les concepts se figeraient-ils nécessairement dans
une matérialité statique et ne pourraient-ils pas indiquer
une direction suivant laquelle il faudrait s'avancer toujours
plus outre.
Il nous semble qu'à force d'immanence L . Brun-
schvicg nous conduit à une transcendance tellement impla-
cable qu'elle établit une coupure radicale entre Dieu et la
vie qui tend à nous rendre impensable cette éternité de la
pensée en laquelle s'anéantisse la personnalité divine et la

3 8
Cf. Brunschvicg, op. cit., p. 262.
3 9
p. 263.
nôtre. Nous n'oublions pas assurément qu'il confine la
personne dans l'ordre juridique et qu'il oppose au moi
strictement personnel le moi réellement spirituel, source
impersonnelle de toute création véritable. Mais il y a là
une limitation assez arbitraire car l'inviolabilité juridique
de la personne repose en dernière analyse sur sa dignité
spirituelle, sur cette ouverture illimitée qui fait de tout son
être une relation vivante à Dieu, dont la personnalité doit
réaliser à un degré infini l'élan que son contact suscite en
nous, l'altruisme que fait lever Sa présence. Vie de notre
vie, comment ne serait-il pas vivant? Lumière de notre
esprit, comment ne serait-il pas esprit ? Lien de notre
amour, comment ne serait-il pas Amour ?

* • •

Nous trahirions notre pensée si nous laissions croire


que ces remarques tendent à déprécier un livre dont nous
admirons la grandeur. Nous partageons l'horreur qui
l'anime contre les religions utilitaires qui créent un dieu à
leur image. Nous communions de toutes nos forces à ce
souffle de vérité qui balaie sans pitié tous les refuges de
notre égoïsme et nous sommes par dessus tout reconnais-
sants à une grande âme de nous faire participer à son expé-
rience.
Nous ne pouvons admettre cependant que Dieu ne
soit pas Quelqu'un, plénitude d'être et de vie autant que
de vérité. Aucune présence ne nous semble réelle qui ne
soit diaphane à la Sienne, comme nous nous sentons nous-
lêmes absents tant que nous ne nous effaçons point en Lui.
Il est la source vive de qui dérive, en toute personnalité
véritable, cette puissance de renouvellement qui communi-
que à toutes choses une saveur d'origine.
Nulle parole ne nous éclaire qui ne nous rende plus
sensible Sa lumière, nulle action ne nous édifie où nous
ne percevions le rayonnement de sa Bonté. Il reste Autre
assurément, car sans altérité où serait l'altruisme, et à qui
irait le don de nous-mêmes si nous ne pouvions au plus
intime de nous-mêmes nous transcender en Lui ?
Le mal moral nous rend opaques à Sa clarté et désagrè-
ge notre personnalité en l'arrachant au Centre en qui elle
gravite. Et nous faisons le vide autour de nous à cause du
vide qui est en nous. Le mal physique s'éclaire d'un rayon
de Son amour, en la transparence du nôtre, et n'est sans
remède aucun que si nous sommes nous-mêmes sans chari-
té. Des problèmes infinis surgissent, nous le savons bien,
de la douleur et de la faute mais la solidarité qui les joint
dans notre expérience rend à tout le moins plausible leur
40
commune origine dans un refus délibéré. E l l e s ne nous
autorisent pas à soustraire le monde à Sa puissance pourvu
qu'elle le rattache à Lui par un lien tout spirituel, qu'il
est, dans une certaine mesure, en notre pouvoir de rompre
ou d'altérer.

• • •

Rien n'est intelligible, en définitive, que par cette rela-


tion transcendante où gît le mystère de la création, par
cette référence abstraite abyssale qui relie toute chose à
l'Esprit. Toute l'évolution est un non sens si on la soustrait
à la pensée divine. Et nous n'y avons plus nous-mêmes en
tant qu'êtres pensants aucun rapport. Nous sommes étran-
gers dans un univers absurde qu'il faut nier et détruire si
nous le pouvons. L. Brunschvicg en tout cas ne lui laisse
aucune prise sur nous et, pour éliminer de la pensée toute
intrusion de la pensée temporelle, nie l'immortalité de
4 0
Elles : la douleur et la faute, en un mot la présence du mal dans le
monde.
l'âme. Mais n'est-ce pas pour avoir substitué une durée
matérielle indéfinie au concept tout spirituel d'un rapport
vivant à l'éternité? Il serait bien étrange, si notre âme
n'était pas de quelque manière détachée du cours de la
durée, que nous y pussions découvrir « un foyer où l'intelli-
gence et l'amour se présentent dans la pureté radicale de
leur lumière». Pourquoi la pensée qui «a fait surgir un
ordre du temps qui ne se perd pas dans l'instant du pré-
sent» retomberait-elle sous le joug de cette durée mobile
qu'elle s'est montrée capable de surmonter ? N'est-il pas à
craindre en outre que Dieu succombe avec elle puisque
nous ne pouvons « plus accepter que nous soyons un autre
pour Lui, et qu'il cesse d'être un autre pour nous».
Si notre pensée ne subsiste pas dans une durée toute
intérieure comme elle, et s'il faut écarter de Dieu «toute
imagination de l'être», il devient difficile de comprendre
en quoi consiste l'éternité de la pensée et comment « il est
assuré que l'armée des esprits débouche dans l'éternité».
41
La terreur d'une substantialisme matériel qu'aucune in-

4
Comme à travers l'écoulement des notes nous écoutons la musique
intemporelle qui résonne dans une durée intérieure, à travers le flux des
phénomènes nous cherchons à saisir une harmonie intelligible. C'est de cet
effort que résulte sans doute la notion de substance où nous exprimons simple-
ment l'idée directrice si l'on veut, la loi immanente quelle qu'elle soit, qui
nous permet de concevoir une liaison permanente entre certains phénomènes.
C'est le côté par où l'univers tient à la pensée et participe à l'éternité. Il ne
s'agit pas de retrouver « le fil de fer » qui soutient les apparences, en les
décorticant, mais de percevoir la musique intérieure des choses. Il se peut
que tout se réduise ici à une querelle de mots. « Impersonnel » évoque l'idée
d'inconscience, d'infra-personnel et semble nous arracher à l'esprit en nous
ramenant au niveau des choses. Ce n'est certainement pas l'intention de M.
Brunschvicg. Impersonnel signifie sans doute pour lui supra-personnel. Nous
accepterions ce dernier terme, si l'on entendait par là exclure de la divinité
les limites qui affectent la personnalité en nous, mais non pas si l'on prétendait
Lui refuser la conscience, la connaissance et l'amour et nous interdire avec
Elle des relations d'esprit à esprit.
telligence lucide ne songe à soutenir finit par exténuer
tellement le sens des mots, qu'ils laissent échapper cette
réalité que de très hauts scrupules s'efforçaient de préser-
ver.
Nous ne sommes que trop convaincus de l'inadéqua-
tion foncière de tout langage pour parler des choses de
l'Esprit ou de n'importe quoi. Nos mots balbutient toujours
comme nos pensées. Les uns et les autres ne doivent cesser
de grandir. Ils ne sauraient être parfaits, l'essentiel est
qu'ils demeurent ouverts, et qu'à poursuivre la direction
qu'ils indiquent nous puissions nous approcher toujours
davantage du vrai. Cela suffit pour écarter celle d'un Dieu
impersonnel que rien n'appuie et qui risque de rendre
inintelligible l'univers, l'âme et la pensée.

• • *

Nous devons insister sur cette conclusion dont dépend


à nos yeux toute la vie de l'esprit et à laquelle est lié d'une
manière très concrète le salut de l'occident et celui de l'hu-
manité.
Au-dessus de toutes les philosophies particulières où
s'est exprimée la pensée de l'Occident et dont aucune ne
le représente exclusivement, le christianisme l'a marqué de
son empreinte, au point que si la chrétienté le déborde il
y est contenu tout entier. Plus que d'une doctrine, son
influence est celle d'un ferment. Il est difficile à saisir, en
raison de tout le passé qu'il porte en lui, et de tout l'avenir
auquel il est ouvert. Il hérite de la Bible et de son langage,
du Judaïsme et de ses espérances, de l'hellénisme et de ses
problèmes, de Rome et de son génie administratif, et de
toutes les doctrines qu'il a croisées sur sa route, pour les
assimiler ou les exclure et pour s'exprimer en fonction
d'elles. Il se situe dans l'histoire et porte la trace de ses
contingencces. Il se propage enfin et s'organise par l'action
d'hommes qui y mêlent presque toujours un peu d'eux-
mêmes.
Il est cependant possible, à partir de la Croix qu'il a
choisie pour symbole, de concevoir ses tendances essen-
tielles. La tragédie divine qu'elle évoque exprime dans un
événement suprême le sens de l'histoire, de l'univers et de
la vie. Dieu s'y révèle solidaire de la liberté humaine jusqu'à
être victime du mal. Dieu est Esprit et ne peut régner que
par l'Esprit. La lumière luit et les ténèbres ne la reçoivent
point. Tout l'équilibre de la création est suspendu aux
oscillations de notre conscience. L'homme est arbitre du
règne de Dieu.
En ceci consiste le jugement: «la lumière est venue
dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres
que la lumière». Le destin spirituel de l'univers ne peut
s'accomplir sans nous. L'homme est chargé de l'univers,
l'homme est chargé de Dieu. «Celui qui fait la volonté de
mon Père est mon frère et ma sœur et ma mère». Son sort
personnel s'abîme en un théocentrisme qui le dépasse infi-
niment. « O ù qu'il se tourne c'est face à Dieu». En chacun
des actes où sa liberté intervient l'Infini est engagé. Dieu
lui est confié. «Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du
monde, il ne faut pas dormir pendant ce temps-là». La
vérité est en Dieu la transparence de l'amour. Dieu est
Amour. Dieu est pur Don. Mais ce Don ne peut être reçu
«qu'en esprit et en vérité», par l'ouverture totale de notre
être au Sien en quoi toute prière se résume. Altruisme
absolu où se révèle le mystère de la personne dont le pôle
est en Dieu, désintéressement suprême où le bonheur coïn-
cide avec l'accomplissement de Son Règne. « Et maintenant
ce n'est plus moi qui vis c'est le Christ qui vit en moi».
Mais ne vouloir plus que Dieu en soi, c'est tout autant Le
vouloir en autrui et en toute créature jusqu'à ce que Dieu
soit «Tout en tous».
L'acte le plus humble et le plus familier acquiert ainsi
une ampleur universelle, une catholicité qui embrasse tous
les espaces et tous les temps et partout où s'ouvre une âme
la création tout entière allégée de sa matérialité et restituée
à l'esprit jaillit avec l'élan de la source.

• • •

«Qu'y aurait-il à faire s'il y avait des dieux» objecte


Nietzsche dans Zarathoustra, assimilant Dieu à un fabrica-
teur et les hommes à des pantins mécaniques. Mais il y a
tout à faire! parce que l'univers procède de l'amour et
qu'ayant son origine en l'Esprit il demeure un non-sens
tant qu'il ne s'affranchit pas, en nous, de son extériorité,
tant que notre consentement ne le laisse point s'attester en
nous comme l'œuvre de l'esprit. Il doit nous sembler un
chaos dans la mesure où nous sommes sans amour, comme
tout ce qui vient du dedans quand on prétend le saisir du
dehors. Le paradis ne peut exister que dans nos yeux. «Et
leurs yeux s'ouvrirent et ils virent qu'ils étaient nus». On
a beaucoup souri de ce texte magnifique. On nous a offert
un grand choix de généalogies animales en nous décrivant
avec complaisance la bestialité des lointains ancêtres en qui
luisait à peine une lueur de raison. On supposait au fond
qu'en multipliant les millénaires on verrait peu à peu l'intel-
ligence émerger des sens et que l'apparition de l'esprit
n'aurait pas besoin d'autre explication. C'était vraiment ne
pas se montrer très difficile. Cela revenait en somme, sui-
vant le sophisme dénoncé avec tant de rigueur par L.
Brunschvicg, à vouloir construire l'éternité avec du temps.
Nous n'éprouvons aucune répugnance à concevoir
toute l'évolution cosmique comme une lente préparation à
cet événement capital qui est le surgissement de l'esprit.
Tout au contraire c'est là chez nous une conviction très
ferme. Mais nous sommes encore plus fermement persua-
dés, parce que nous savons que la pensée se situe dans
une durée intérieure irréductible aux temps, que cet événe-
ment se produisit tout d'un coup, dans un éclair fulgurant
avec tout l'éclat d'une originelle nouveauté. Et nous n'é-
prouvons aucune difficulté à concevoir que ce regard vierge
ne pût conserver sa lumière qu'au prix d'une adhésion qui
maintenait son objet au niveau de l'esprit, et que le paradis
s'éteignit dans un refus d'amour. On en cherchera sans
doute vainement la trace, puisqu'il faudrait pour le retrou-
ver, recouvrer le regard qui seul le pouvait contempler.
François d'Assise s'en est sans doute approché et c'est
pourquoi il voulut mourir en entendant chanter la louange
des créatures.
En tout cas, s'il est vrai que «Dieu a créé des créa-
teurs » il n'était pas inutile de nous convaincre, avant que
nous nous missions à l'œuvre qu'il est tout innocent du
mal qui pose à notre conscience un si redoutable problème
et qu'outre la joie de collaborer avec Lui, nous eussions
celle de pouvoir réparer l'injustice dont II est la mystérieuse
victime.
«N'éteignez pas l'Esprit», écrivait Paul aux Thessalo-
niciens, en évoquant peut-être ce risque suprême qui a les
dimensions de la Croix.

• • •

Nous saisissons mieux ainsi la divine aventure où nous


sommes engagés et le mot d'Oscar Wilde prend toute sa
valeur : Who can measure the orbit of his soûl. Qui peut
mesurer l'orbite de son âme ?
«La religion est vénérable dit Pascal parce qu'elle a
bien connu l'homme». Nous croyons avec lui que le chris-
tianisme nous a révélé notre humanité, et tout en étant
bien convaincu qu'avant comme après le Christ beaucoup
d'âmes ont pu vivre de Lui, sans Le connaître ou sans
L'identifier, il nous semble que le Christianisme seul nous
a permis de nous former au sujet de l'homme une pensée
entièrement cohérente. La culture occidentale nous en pa-
raît étroitement solidaire, et nous croyons que l'Occident
ne trouvera son équilibre et n'accomplira sa mission univer-
selle qu'en se laissant instruire par elle.
Il est nécessaire que nous insistions sur ce point.
«Toute notre dignité, dit Pascal, consiste en la pensée.
C'est de là qu'il faut nous relever et non de l'espace et de
la durée que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à
42
bien penser: voilà le principe de la m o r a l e . »

• • *

Il y a beaucoup d'hommes de bonne volonté et le


monde foisonne de bons sentiments, mais gare aux senti-
ments que ne dirige point une pensée lucide, gare à la
ferveur qui brûle dans la nuit en quête d'un dieu, gare à
l'émoi cosmique où le besoin d'adorer s'abandonne au tu-
multe de l'instinct et croit étreindre l'Infini quand il s'enlise
dans le marécage de l'indéfini.
Que d'idoles surgissent de la fumée des viscères, que
de carnages sont perpétrés au nom de l'amour.
Entre tous les biens que nous avons reçu du Christia-
nisme, un des plus grands est la pensée à laquelle nous
devons tout ce qui reste encore en nous d'humanisme vrai.
Mais de cette pensée, il faut dire comme de Dieu,
qu'elle est esprit et qu'elle ne peut être connue qu'en esprit
et en vérité. Elle aussi se change en idole dès que l'on
cesse d'en vivre et d'en percevoir la suprême intériorité.

Pascal, Pensées, ed. Brunschvicg, p. 347.


L'homme chrétien s'évanouit comme le paradis de la
genèse, aussitôt que le regard cesse d'être chrétien. Alors
s'insinue cette défiance que note si profondément le vieux
texte, ce sentiment obscur d'une compétition entre Dieu
et l'homme, ce besoin d'autonomie contre un prétendu
despotisme divin.

• • •

Quel abîme déjà entre la vision sereine d'un saint


43
Bonaventure découvrant à chaque pas dans l'univers le
livre diaphane où Dieu se lit, et les affirmations aventureu-
4 4
ses d'un Guillaume d'Occam concevant que Dieu eût pu
nous imposer de le haïr à titre d'acte méritoire et acceptant
l'idée d'une foi qui, au lieu d'être la suprême intériorité
de l'intelligence connaissant Dieu dans la lumière de Dieu,
n'est plus qu'une soumission à des décrets-lois étrangers à
la vie de l'esprit.
Le franciscain Occam ne songe pas sans doute à refuser
cette contrainte. Mais la contradiction tend à s'insinuer de
nouveau entre la raison et la foi à l'instar de ce que soutenait
45
ce Siger de B r a b a n t que dut combattre St Thomas d'A-
quin. La grande brèche est ouverte au cœur de la pensée
chrétienne dont l'unité rompue annonce et prépare la divi-
sion de la chrétienté. On comprend sans peine en effet,
que la raison soumise de force à l'arbitraire d'une croyance
qui lui demeure étrangère, ou bien s'exalte dans ce sacrifice
4 3
Mort en 1274 la même année que St Thomas d'Aquin. Cf. Gilson, La
Philosophie de St Bonaventure, Vrin, et La philosophie au Moyen Age, Payot,
p. 142-158.
4 4
Mort vers 1350. Cf. Gilson, La Philosophie au Moyen Age, p. 249-266.
4 5
Cf. Pierre Mandonnet, siger de Brabant, Louvain. Siger est mort vers
1281-1284. Cf. Gilson, La Philosophie au Moyen âge, p. 194-203.
en doutant d'elle-même et en suspectant toute science
comme le sublime auteur de l'Imitation ou bien se replie
sur le domaine où on l'enferme en devenant de plus en
plus étrangère à la foi. Une sorte de positivisme déjà appa-
raît chez Occam qui tend à séparer l'expérience de la pen-
sée, la culture de la contemplation, l'homme de Dieu.

• • •

La ferveur et la naïveté avec lesquelles les humanistes


du quattrocento redécouvrent l'antiquité dans ses sources
latines mieux connues, dans les sources grecques immédia-
tement accessibles à leur jeune héllénisme, seraient incom-
préhensibles s'ils n'avaient pas trouvé chez les auteurs
qu'ils imitent, outre des modèles d'élégance et de beauté,
un domaine qui ne devait rien à la foi et où ils pouvaient
se sentir à l'abri du « despotisme » à quoi la réduisait une
théologie nominaliste.
Sans doute ni un Vittorino Ramboldini (Victorin de
Feltre) qui accueillait tout enfant, prince ou gueux, dans
sa casa gioiosa pour lui inculquer librement les disciplines
variées qui le devaient tout ensemble édifier et divertir, ni
un Marcile Ficin qui rêvait de conduire les philosophes à
Jésus par Platon, ni un Pic de la Mirandole, lévite exquis
et ingénu, qui appelait la kabbale au secours de l'Evangile
ne se sentaient à l'étroit dans leur croyance. Mais s'il est
impossible de suspecter leur christianisme, d'autres s'habi-
tueront à voir dans l'antiquité que Marcile et son jeune
ami divinisent, en Platon, le seul critère du vrai, autant
que du beau, comme les Pogge, les Lorenzo Valla, les
Urceo, les Pomponazzi en qui ressuscitent Averroès et
Siger, ou Gemiste Pléthon qui prophétise une nouvelle
religion qui ne sera «ni du Christ, ni de Mahomet, mais
ne différant point essentiellement du Paganisme» .
Pléthon assurément est un idéaliste. Mais il n'y a pas
que Platon dans la paganisme et Sigismond Malatesta qui
ira rechercher en Orient la dépouille de Gémiste n'est pas
précisément dans sa conduite l'émule du Sage qui gouverne
la République platonicienne, le regard inlassablement fixé
sur l'Un et le Bien, et la plupart des tyrans entre les mains
desquels les communes ont dû abdiquer leurs libertés, s'ils
ne l'égalent point tous en cruauté et en dissimulation, ne
platonisent pas davantage. Leur bréviaire est réuni en un
seul volume Fart d'aimer d'Ovide et le Prince de Machiavel.
Alexandre VI ne serait guère qualifié pour le mettre
à l'index.

• • •

Sa mort le 18 août 1503 ne marque pas la fin du


Quattrocento. C'est le moine de Wittenberg qui tournera
la grande page de l'histoire. En attendant, après le règne
éphémère de Pie III, Jules II, simoniaque dans son élection
comme le Borgia, entreprit de liquider la succession de ce
«Marone de mauvaise et maudite mémoire» comme il
l'appelait. Se débarrasser de César Borgia, évincer Venise
de la Romagne, reconquérir tous les territoires arrachés à
la Papauté ou aliénés par ses prédécesseurs, établir dans
toute sa puissance la souveraineté temporelle du St Siège
et assurer son hégémonie en Italie, en usant tour à tour
du glaive et de l'excommunication, c'est sa manière de
sauver l'Eglise. Impétueux, obstiné, n'hésitant pas à revêtir
le casque et la cuirasse, faisant argent de tout, des bénéfices
comme des indulgences, grand monarque d'ailleurs et
grand mécène, il semble incarner dans le gouvernement
pontifical ce despotisme divin qui hantait la pensée d'Oc-
4 6
Philippe Mounier, Le Quattrocento II, p. 76, Perrin éd.
cam et qui se laïcise dans le gouvernement des princes.
Empereur plus que Pape, dominé par une volonté de fer,
capable d'un courage incroyable dès qu'il s'agit de faire
triompher ses desseins, il est impossible de douter de sa
bonne foi : il construit la forteresse de l'Eglise, qui tiendra
tête à tous les assauts des rois. Mais il perpétue les abus
qu'il s'engage à extirper et il ouvre la brèche à une attaque
imprévue que seule une vraie réforme eût pu prévenir.
Raphaël nous a laissé de lui ce portrait admirable où les
mains fines chargées de bijoux semblent accompagner la
lointaine méditation du regard. Mais son vrai portrait est
47
le Moïse de Michel A n g e .
Léon X , libéral, artiste, somptueux et prodigue,
4 8
« dompteur de la fortune et enfant du bonheur » lui succè-
de (1513-1521). Fils de Laurent le Magnifique il «veut
que ce qu'il a à entendre ou à lire soit exprimé en latin
vraiment pur, plein de vie et d'élégance». Elève d'Ange
Politien et de Marcile Ficin, il est à la fois humaniste et
croyant. Ses mœurs sont pures et son caractère aussi bien-
veillant qu'il est irrésolu. Entre l'Empereur et le Roi de
France il ne saura jamais se décider, toujours prêt à trahir
l'alliance qu'il a contractée avec l'un pour profiter de la
fortune de l'autre. Un seul dessein inébranlable : maintenir
et accroître la puissance du St Siège. A cette résolution
tout est sacrifié. Pour sauver le corps de l'Eglise, il en
compromet l'âme. Trafiquant des indulgences pour remplir
ses coffres vides, il donne à la fiscalité pontificale le visage
le plus odieux. Et tandis qu'il ne songe qu'à assurer la
gloire et l'indépendance de la papauté, un moine va remet-
tre en question sa légitimité même. Le 31 octobre 1517,
à la porte de l'église de Wittenberg, Luther affiche les 95

4 7
Cf. Pastor, Histoire des Papes, trad. Raynaud, Tome VI, p. 171-505 et
Funck Brentano, La renaissance, p. 297-333.
4 8
Pastor, op. cit., trad. Poizat, p. 23.
thèses qui vont mettre le feu à la Chrétienté. Quand la
politique papale remportera un de ses plus beaux succès
et qu'à la veille de sa mort Léon X célébrera la conquête
de Milan, dont il se dit plus heureux que de son élection
à la Papauté, l'unité du monde chrétien sera définitivement
rompue.

• • •

e
Le X V I I siècle s'emploiera à stabiliser les résultats
de cette lamentable division. Le Roi d'Angleterre Jacques
e r
I met au point la théologie du droit divin du prince, « qui
ne relève que de sa conscience». «Ce qui a plu au prince
e r
a force de loi», disent les légistes de François I reprenant
un principe de droit romain qui inspirait déjà les conseillers
de Philippe le Bel. La religion du pays est la religion du
prince, décidera bientôt le traité de Westphalie. Une sorte
de papauté morcelée et laïque s'établit dans les états séparés
de Rome et s'ébauche en ceux-mêmes où la primauté du
St Siège est encore reconnue, en prétendant soumettre ses
49
actes au «placet» royal. Mais c e l a évidemment ne saurait
suffire à la pensée, toujours en quête d'un ordre rationnel.
Il n'est assurément pas question de revenir à la scolasti-
que, après les avatars de l'occamisme, à une époque où
Galilée fait triompher les vues de Copernic et qui entendra
bientôt Newton développer son système du monde. La
Philosophie séparée de la tradition exige d'être repensée à
nouveau. A dire vrai on ne pourra plus désormais sans
abus de langage parler de la philosophie. Dans les grands
systèmes que nous construisent un Descartes, un Spinoza,
un Malebranche, un Leibniz, nous sommes confrontés cha-
que fois avec l'œuvre d'un penseur unique qui nous offre
une vision complète de l'univers. On ne peut les étudier
4 9
Cela : c'est-à-dire ce « rétablissement » doctrinal de l'absolutisme royal.
sans admiration. Chacun, à sa manière, nous donne le
spectacle du génie consacré tout entier à la recherche de
la vérité. Mais chacun aussi se rattache à une expérience
trop personnelle pour s'imposer universellement, en dépit
de ses allures systématiques. D'ailleurs l'époque des systè-
mes semble révolue. Le développement de la science expé-
rimentale suscite déjà chez Newton une certaine défiance
à l'égard de toute déduction à priori de l'univers. « L'expé-
rience et l'induction seules décident». Les esprits se dé
tournent de plus en plus de «ce rationalisme (qui) garde
l'idée que la règle de penser comme la règle d'agir est
transcendante à l'individu». « O n cherche maintenant les
règles du penser et de l'agir au cœur même de sa propre
expérience qui sont les juges en dernier appel et n'ont pas
besoin d'autres garants : c'est par ses propres efforts que
l'homme doit se débrouiller au milieu du chaos, et organiser
50
sa science et son a c t i o n » .

• • •

e
C'est ainsi que Emile Bréhier définit l'esprit du X V I I I
siècle. Il est placé sous le signe de Vimmanence. Diderot
en exprime bien les tendances dans la critique qu'il fait de
Linné. «Au lieu de réformer les notions sur les êtres, il
semble qu'on prenne à tâche de modeler les êtres sur ses
notions». Mais aussi empiriste que l'on puisse être on a
toujours une idée de derrière la tête, s'il est vrai comme
dit Eddington « que ce qu'on appelle un fait est dans tous
les cas une interprétation théorique d'une observation».
Et nous allons voir la plupart des penseurs ennemis des
préjugés et amis des lumières, élaborer une philosophie de
l'homme destinée presque toujours à assurer son bonheur.
Il est impossible de suivre ici dans le détail les contributions
5 0
Bréhier, Histoire de la philosophie II, p. 317.
si diverses que fournissent à cet humanisme qui s'apparente
par bien des traits à celui de la Renaissance, Diderot et
d'Alembert, d'Holbach et Helvétius, Condorcet et Volney.
La critique de Voltaire et le sentiment de Rousseau
unis en une vivante synthèse répondraient peut-être assez
bien au cheminement concret de la pensée. L'hostilité à
toute régulation transcendante aboutit à une espèce d'an-
thropocentrisme dont les conséquences se dérouleront avec
une logique inéluctable.
Une fois exclu «le despotisme divin» dont la hantise
enchaîne depuis Occam la pensée occidentale, le droit divin
des rois perd tout fondement, leur autorité ne peut plus
dériver que d'un « contrat social » que l'on ne saurait sans
arbitraire déclarer irrésiliable. Une étape de plus et ce sont
les titres de la propriété qui seront contestés : « le despotis-
me patronal» après «le despotisme royal». Nous ne pou-
vons songer à retracer toute cette histoire qui passe par
Marx et les nihilistes russes pour aboutir à Lénine. Nous
devons nous borner à cette philosophie de l'homme qui
aboutira le 27 août 1789 à la fameuse Déclaration des droits
de l'homme.

• • •

« Les représentants du Peuple français considérant que


l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme
sont les seules causes des malheurs publics ont résolu d'ex-
poser dans une déclaration solennelle les droits naturels,
inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration
constamment présente à tous les membres du corps social,
leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin
que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécu-
tif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de
chaque institution politique en soient plus respectés : afin
que les réclamations des citoyens fondées désormais sur
des principes simples et incontestables tournent toujours
au maintien de la constitution et au bonheur de tous».
La ferveur de ce préambule a quelque chose de reli-
51
gieux, que souligne l'emploi du mot sacré . Il peut se
justifier au regard d'une certaine conception de l'homme.
Les rédacteurs n'ont pas tenté de définir la leur. Ils admet-
tent sans doute que tout le monde a une idée claire et
distincte de la nature humaine, et que celle-ci est identique
chez tous. Mais le seul fait de la déclaration suppose que
l'on attend de l'homme une collaboration et que l'usage
de sa nature ne découle pas nécessairement et immuable-
ment de celle-ci.
Qu'est-ce donc qui est naturel, le bon ou le mauvais
usage, et comment le bon se distingue-t-il du mauvais?
Dirons-nous que le bon usage est celui qui est conforme
à la raison? Mais par quoi la raison est-elle source de
bonté ? Est-ce en promulguant ce qui est conforme à la na-
ture?
Ne faut-il pas plutôt dire que l'humanité est en nous
une tâche à remplir, et non un donné tout fait, une perfec-
tion capitale à acquérir et non une perfection acquise. Dis-
tinction capitale : n'est-ce pas en effet le privilège de l'esprit
de ne pouvoir subir l'être mais d'avoir à y consentir ? Nos
droits ont d'abord la saveur austère du devoir.

• • •

La liberté affirmée dans le premier article demande à


être passée au même crible. C'est une conquête à faire et
non un patrimoine à dissiper. Car la liberté inséparable de

5 1
Et les images du temps qui impriment la « déclaration en la forme
traditionnelle des Tables de la L o i » .
la dignité humaine c'est la faculté de se transcender et de
s'affranchir de soi.
L'égalité qui en dérive est l'exigence du don absolu
de soi-même au Bien, égalité devant le don qui s'accomplit
dans la conscience où chacun doit donner tout ce qu'il a
et tout ce qu'il est.
Si cette interprétation est exacte il est impossible de
dire que le principe de toute souveraineté réside en la
nation. La société a pour fonction de nous rendre plus
humain, en créant par une féconde collaboration les condi-
tions les plus favorables à l'épanouissement de cette liberté
qui, en nous, fait triompher l'esprit, à l'égard duquel il
n'est d'autre souveraineté que celle du Vrai et du Bien,
dont la nation ne saurait être le principe. On ne gagnerait
rien à soustraire le citoyen au despotisme du prince, pour
le soumettre au despotisme de la collectivité. Celui-ci est
aussi inhumain et immoral que celui-là, et il présente en
outre tous les inconvénients de l'anonymat. Aussi bien
gardons-nous d'identifier le bien de la collectivité comme
telle avec le Bien commun qui consiste en des institutions
publiques et dans une pratique de la vie civique favorables
à la circulation des valeurs spirituelles en lesquelles réside
le vrai bien de l'homme.

Uhomme ne peut être soumis à Vhomme

Que la tyrannie soit exercée par un seul ou par une


multitude, cela ne fait aucune différence. Un être dont la
nature s'ouvre sur l'Infini, capable de Le concevoir et de
L'aimer, ne peut avoir d'autre fin que Lui. On ne peut
donc l'utiliser comme moyen en vue d'autre chose, puis-
qu'il est immédiatement ordonné par son essence même
au Bien suprême au-delà duquel rien n'est concevable,
comme il ne peut d'ailleurs atteindre au Bien divin qu'en
ratifiant la relation qu'il soutient avec Lui, qu'en adhérant
librement à Lui. Il s'ensuit que nul pouvoir ne s'exerce
légitimement sur lui, qui ne tende à l'accroissement de
cette liberté intérieure qui le rend toujours plus accessible
à l'attrait du premier Amour. Comme d'ailleurs tout acte
humain n'est tel que s'il dépend de notre volonté et que
celle-ci engage dans tous ses choix une capacité d'Infini
qui ne doit se livrer qu'à Dieu, il en résulte qu'un acte
humain n'est moralement bon qu'en s'ordonnant médiate-
ment ou immédiatement au souverain Bien. Comme enfin
pour être inséré dans la société familiale, économique et
politique l'homme ne laisse pas d'être homme, puisqu'il y
doit puiser tout au contraire de quoi l'être toujours plus
parfaitement, l'activité qu'il y déploie exige elle aussi d'être
orientée toujours vers la même fin : divine. L'autorité qui
le dirige, à chacun de ces échelons, ne peut donc s'exercer
sur lui sans engager sa conscience, ce qu'elle ne peut obte-
nir, à moins de faire violence à l'esprit, sans tirer toute sa
force de la seule Autorité à laquelle un esprit puisse être
soumis, celle de la Vérité et de l'Amour infinis.
C'est dans ce sens que toute autorité vient de Dieu,
non point évidemment dans le cours ordinaire des choses,
par désignation révélée du sujet qui l'exerce, mais en vertu
de l'autonomie de la conscience qui ne peut accepter la
soumission aux chefs indispensables à la vie commune,
sans y reconnaître une volonté divine inscrite en la nature
sociale de l'homme. Le droit divin des rois n'a jamais
signifié autre chose dans la pensée chrétienne, et n'est
qu'une expression particulière du droit divin de toute auto-
rité légitime qui n'est telle que pour être ordonnée et sou-
mise elle-même au moins implicitement au vrai Bien de
l'homme.
Ainsi l'obéissance échappe à la servitude et le comman-
dément échappe au despotisme et tous deux peuvent comu-
nier dans un même acte d'amour.
• • •

Nous pouvons passer l'article quatre en nous bornant


à remarquer l'insuffisance d'une définition qui fait consister
la liberté à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui,
à moins que l'on y inclue la rectitude de notre comporte-
ment intérieur qui est la source première de notre rayonne-
ment social.
L'article VI doit retenir notre attention «la loi est
l'expression de la volonté générale». N'est-ce pas plutôt
du Bien commun qu'il faudrait dire. Le terme de volonté
générale nous semble équivoque. On peut croire, avec
l'article Droit naturel de l'Encyclopédie qu'elle est « dans
chaque individu un acte pur de l'entendement qui raisonne
dans le silence de ses passions » mais il est plus naturel de
penser qu'elle signifie pratiquement le règne de la majorité.
Or l'on ne saurait affirmer assez clairement qu'une majorité
quelconque si elle peut bien constituer un moyen pratique
de promulguer la loi, ne saurait à elle seule la fonder.
Socrate a été condamné par une majorité de 60 voix. C'est
la volonté générale ici qui a été coupable et la volonté d'un
seul qui a été droite et Sainte.
Nous croyons que c'est trahir le peuple autant que
renier l'esprit que de lui attribuer des compétences univer-
selles, une vertu toujours égale et une sagesse que les meil-
leurs n'acquièrent qu'au prix des plus patients efforts et
de la plus profonde humilité. Nous pensons qu'il est indif-
52
férent qu'un régime soit républicain ou m o n a r c h i q u e ,
l'essentiel est qu'il soit humain et qu'il reconnaisse réelle-
ment la primauté de l'esprit.
5 2
Nous entendons parler tous les jours de la démocratie du Royaume-
Uni, et la République des Soviets c'est Staline. Il faudrait donc s'efforcer de
mettre les mots en accord avec les faits en regardant ce qu'il y a dessous les
mots.
Les droits de l'homme sont à tous les échelons les
droits de l'Esprit en l'homme : les droits de Dieu. La digni-
té humaine réside toute entière en l'altruisme permament
qui dans le secret de la conscience consacre au Bien tout
ce que nous avons et tout ce que nous sommes.
Soustrait à cette relation transcendante autant qu'elle
est immanente, l'homme ne peut plus se trouver tant il
est vrai que « l'homme passe infiniment l'homme » et qu'il
ne peut être au-dedans de soi, sans être au-delà de soi.
Incapable de se reposer dans la pensée, pour avoir perdu
le sens de l'aventure spirituelle qui est seule à la taille de
son âme, il cherche au-dehors de quoi tromper les aspira-
tions infinies de son intelligence et de son cœur. Il faut
bien, alors, qu'il succcombe au despotisme de ses passions
ou de celles d'autrui, sans qu'il y ait lieu d'incriminer
toujours sa bonne foi ou celle des autres. La pensée comman-
de. Dès qu'elle s'abandonne, dès qu'elle se montre incer-
taine de ses voies, on est sûr de voir s'affirmer la primauté
des instincts. N e les supposons pas nécessairement bas et
criminels. Il en est de généreux, il en est d'altruistes, mais
incapables de s'harmoniser tant qu'ils n'ont pas reçu la
mesure de l'esprit : mouvement sans direction.
Aussi bien l'homme que mène son émoi n'est pas
difficile à séduire. Il n'y a qu'à plonger dans le remous
cosmique, à capter l'élan vital à ce stade pré-humain où il
sourd de l'univers, à saisir l'une quelconque de ces impres-
sions obscures et indéfinies qui bouillonnent dans son in-
conscient où il n'y a de tout sauf de la clarté, pour l'entraî-
ner à n'importe quelle aventure. Tout contrôle lui échappe,
toute critique lui est impossible. Sa pensée est aussi informe
que ses désirs. Elle est à l'image de son individu, simple
53
moment de sa personne qui n'est encore qu'en puissance .

5 3
Elle existe déjà métaphysiquement sans doute, mais non moralement,
spirituellement, comme il faut qu'elle soit pour être digne d'elle-même.
L'agir suit l'être. On pense selon qu'on est. Et de
même que l'homme ne réalise pleinement sa personnalité
qu'en devenant transparent à Dieu, sa pensée n'acquiert
toute sa lucidité qu'en devenant diaphane à Sa lumière.
Rien ne pourra jamais l'arracher au chaos, si le devenir
cosmique constitue toute la réalité, s'il n'est quelque part
un Centre où toute lumière se recueille en la clarté subsis-
tante d'une conscience infinie, où l'être et l'esprit s'identi-
fient dans la transparence de l'Amour.
Si Dieu n'est pas (et nous parlons d'un Dieu vivant
et personnel car un Dieu inconscient et impersonnel n'est
pas) nous ne sommes nous-mêmes que des fragments d'uni-
vers jetés au hasard dans une aventure dépourvue de toute
signification et il est aussi vain de parler de nos droits et
de notre dignité qu'il le serait de parler des droits et de
la dignité des photons et des électrons. Aussi bien l'humani-
té qui mérite notre vénération, l'humanité inviolable et
sacrée, c'est, dans la solitude de notre conscience, cette
création spirituelle qui s'accomplit par l'ouverture de notre
âme à Dieu.

• • •

On ne joue pas impunément avec l'esprit, on ne déta-


che pas sans péril la culture de la contemplation, on ne
sépare point l'homme de sa vie intérieure sans l'arracher
à son humanité. La liberté devient folle et se tourne en
esclavage dès qu'elle n'accepte plus la mesure de la raison.
L'homme n'est vraiment humain qu'en reconnaissant la
primauté de l'Esprit. Aussitôt qu'il s'en éloigne, qu'il glisse
du Centre où il puise le sens de l'éternel, où il se délivre
de sa subjectivité pour atteindre à l'universel, il tombe de
l'Infini dans l'Indéfini et les faux absolus que son intelli-
gence fabrique ne peuvent que consacrer le déterminisme
de ses instincts.
Le nom des idoles qui essaient de tromper notre faim
de Dieu importe moins que leur nature générique d'idoles,
où elles comunient dans une même négation qui les appa-
rente bien plus que ne les séparent leurs antagonismes de
surface. Les faux dieux sont tous d'accord contre le Vrai.
Nous n'en dirons pas davantage sur ce sujet, pour ne
pas nous écarter du plan des idées où nous entendons nous
tenir. Les horreurs de la guerre résultent inéluctablement
des reniements de l'Esprit.
Le succès des armes, par lui-même, ne résoudra rien,
si nous ne voulons pas uniquement que Son règne arrive,
si nous mettons notre point d'honneur ailleurs que dans
la Vérité et dans l'Amour.
La Pensée chrétienne qui a fait l'Occident peut seule
le sauver, lui et cette culture incomparable qui concilie
l'action et la contemplation, l'obéissance et la liberté, la
réalité du sensible et la primauté du spirituel, la joie de
vivre et la gloire de Dieu. En nous révélant la vie divine
comme l'extase trois fois subsistante d'un Altruisme éter-
nel, elle nous rend attentifs à ce rythme mystérieux qui
tend toute réalité au-delà d'elle-même dans un élan incoerci-
ble vers un Pôle transcendant. Toute réalité s'ouvre sur
l'Infini et l'on ne peut plus rien saisir qu'en passant par
l'esprit.
Dieu est transcendant par Son intériorité même qui
trouve en Soi les conditions suffisantes du don infini où
gît tout le mystère de son être. Notre intériorité mûrit au
contact de la Sienne en l'offrande que nous faisons de nous-
mêmes en nous unissant à Son Esprit.
C'est par là que nous atteignons à la grandeur dans
une démission totale qui nous fait coopérer à Son règne,
recueillant tout l'univers dans une oblation d'amour.
Notre dignité est au dedans et c'est du dedans que
nous communions avec nos semblables en la Présence qui
est la vie de leur vie comme elle l'est de la nôtre. Attenter
à leurs devoirs devient impossible sur ce plan puisque leurs
droits sont les Siens à l'égal des nôtres, et que Sa vie leur
est confiée tout autant qu'à nous-mêmes. Comment nous
diviser si nous sommes tous solidaires et responsables de
Dieu et comment ériger en absolu d'autres revendications
que celles qui concernent le règne de l'Esprit, si les nations
comme les individus n'ont d'autre mission que de faire
54
prévaloir Sa p r i m a u t é .
C'est au-dessus de l'homme que se situent tous les
problèmes humains et ce n'est qu'en le dépassant que l'on
peut espérer les résoudre.
Le christianisme, en nous montrant Dieu solidaire de
notre liberté jusqu'à la mort de la Croix, nous révèle le
risque infini qu'elle comporte et l'ampleur de l'aventure
où nous engage le dialogue silencieux de notre esprit avec
la Vérité.
On ne peut la regarder comme on ferait d'un objet
extérieur. Pour la connaître il faut la vivre, en s'effaçant
en elle. S'enfermer en soi, c'est la condamner à mourir :
«Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde, il ne faut
pas dormir pendant ce temps-là».

• • •

Nos affaires nous distraient de l'unique nécessaire,


nos passions troublent notre regard et nous entraînent à
confondre l'Infini que nous cherchons avec l'indéfini
qu'elles nous proposent.

5 4
Cf. Les Nouveaux Cahiers. Fascicule de novembre 1939 chez Gallimard.
Nous ne saurions trop recommander cette revue qui cherche à dégager et à
faire prévaloir dans tous les problèmes humains le point de vue de l'esprit,
avec autant de largeur et d'humilité que de sens pratique. Nous sommes
heureux d'exprimer ici toute notre reconnaissance aux auteurs de cette noble
entreprise.
Une pensée lucide dans une volonté droite peut seule
prévenir leurs excès en intégrant leur dynamisme au mou-
vement de l'esprit. Les bons sentiments sont plus fréquents
que les jugements sûrs. Un regard clairvoyant vaut souvent
mieux cependant que des flots de sensibilité. L'élan du
cœur exige la transparence de l'esprit.
Les instincts prennent la direction dès que la pensée
chancelle. Une ferveur sans lumière est l'âme du
55
p a n t h é i s m e . Le mystère qui l'émeut est un mystère sans
visage qui semble baigner dans l'inconscient.
La pensée chrétienne, au contraire, se nourrit d'un
mystère qui est le suprême degré de la conscience dans
une lumière tellement pure que nos yeux ici-bas ne la
peuvent percevoir. Mais il s'en dégage pour l'âme qui essaie
d'en vivre une telle clarté qu'elle retrouve partout la Pré-
sence qui l'affranchit de soi et de toutes les puissances
irrationnelles en centrant son regard dans le Visage qui vêt
toute chose de beauté. Aucune doctrine ne veille plus jalou-
sement sur la pureté de l'esprit, aucune n'est plus rigoureu-
sement personnaliste, plus attentive à nous soustraire aux
prestiges de l'inconscient et à nous délivrer des limites de
l'individu, plus soucieuse de faire de tout être, pour autant
qu'il en est capable, un élan diaphane vers la lumière en
qui tout est vie.

• • •

La science, si nous avons bien compris sa mission, ne


peut que sympathiser avec cet effort. Elle est elle-même
56
aimantée à sa manière par ce mystère supra-rationnel en

5 5
Qui existe moins à l'état de système qu'à l'état d'attitude spirituelle et
auquel nous inclinons tous dès que nous ne nous laissons plus diriger par la
pensée qui est à la fois Lumière aimante et Amour clairvoyant.
5 6
Un mystère peut être infra - ou supra - rationnel, cette distinction est
capitale et correspond à l'abîme qui sépare l'indéfini de l'Infini.
l'intimité duquel la Foi nous appelle à vivre, tâchant à
percevoir en toute chose les liens qui la rattachent à l'Esprit
et de Sa clarté recueillant tout vestige.
Les constatations sur lesquelles elle se fonde consti-
tuent l'objet matériel de la recherche. Son objet formel est
la vérité, laquelle sourd en dernière analyse de cette relation
57
métaphysique qui réfère toute chose à l'Esprit créateur ,
qui relie tout être à la Pensée divine.
Celle-ci n'est évidemment pas perçue immédiatement,
il est à peine besoin de le dire. Mais tandis que nous
saisissons des rapports et énonçons des jugements, nous
pénétrons peu à peu dans l'intimité des choses et coïncidant
58
soudain avec leur élan vers la S o u r c e , nous sentons pas-
ser, à travers le réseau des relations intelligibles où nous
essayons de capter le réel, le courant d'une Présence qui
s'atteste par la lumière qui se lève en nous. L'univers se
recueille dans une mystérieuse transparence et laisse res-
plendir l'éternelle Vérité d'où la joie de connaître sourd si-
lencieusement.
C'est de la même manière qu'un peintre voit affleurer
dans la secrète harmonie d'un paysage le sourire de la
divine Beauté et que du visage d'un Saint émane le rayonne-
ment de l'infinie Bonté.
Toutes ces voies, chacune à sa manière, aboutissent
au même Centre, et toutes les fois que nous y atteignons
nous mêmes nous savons que nous avons affaire à la même
Pésence, toujours inconnue et toujours reconnue, toujours
ancienne et toujours nouvelle, et nous n'avons pas besoin

La création n'étant pas autre chose que cette relation qui suspend toute
réalité à la pensée efficace du premier Amour. Rien ne ressemble moins à une
fabrication.
5 8
All realities will sing ! Tout le mystère de l'art est là !
de Lui demander son nom, car c'est en Elle que nous
59
avons le mouvement, l'être, et la v i e .

5 9
Cet essai qui ne veut que marquer une direction, sera suivi, si nous
pouvons réaliser notre dessein, d'Ouvertures sur le Bien et d'Ouvertures sur
la Foi.
Epilogue

La pensée scientifique a subi depuis le début de ce


siècle une évolution si profonde et si rapide que les savants
ont été contraints de réfléchir sur le fondement du savoir.
Plusieurs, et non des moindres, ont conclu de l'impossibili-
té évidente aujourd'hui, d'arriver jamais à une représenta-
tion définitive de l'univers, à la nécessité de renoncer à la
notion même d'une vérité absolue.
Il suffit de les lire pour constater qu'ils n'entendent
point, par là, réduire la science à un rôle purement utili-
taire. Ils s'y consacrent tout au contraire avec le désintéres-
sement qu'apporte tout homme à l'œuvre qui est sa plus
haute raison de vivre. C'est-à-dire qu'ils lui attribuent une
valeur absolue.
Y a-t-il contradiction entre cette attitude pratique qui
maintient la dignité de la recherche et l'affirmation théori-
que qui lui promet de ne jamais aboutir ?
C'est le problème que nous nous sommes posé.
On peut répondre d'abord qu'il y a continuité de direc-
tion. Une théorie ne triomphe de ses devancières qu'en
vertu d'un pouvoir supérieur d'explication qui contient
éminement tous les avantages des représentations périmées,
en les dépassant en étendue tout ensemble et en profon-
deur. La science n'est viable qu'à cette condition. Rien ne
se perd en cette incessante nouveauté. Tout au contraire,
les richesses du passé ne se peuvent conserver que par ce
mouvement en avant. Le progrès est à sens unique. Nous
en sommes si convaincus que cela nous semble aussi évident
que le «Cogito» l'était pour descartes. Dirons-nous que
c'est là une vérité absolue ? Elle nous paraît telle. Mais ce
n'est pas cela que nous nous sommes proposé d'établir.
L'aporie qui a retenu toute notre attention, c'est que
le progrès, s'il est à sens unique, est aussi sans terme dans
les limites de la science humaine tout au moins ?
Nous sourions de la naïveté des physiciens qui profes-
saient, il n'y a pas cent ans, un dogmatisme, qui nous est
devenu incompréhensible. Mais nous appartiendrons nous-
mêmes bientôt à cette «antiquité» dont nos successeurs
s'amuseront à reconstruire les « puériles » synthèses. Quand
le dernier physicien agonisera dans un univers où l'entropie
triomphante établira partout l'équilibre de la mort - à sup-
poser que l'histoire ait cette issue - il ne sera pourtant pas
mieux fondé que ses prédécesseurs à dire: «Je sais». Est-
ce donc à cette défaite qu'est promise cette loi du progrès
qui nous paraissait si lumineuse et dont nous allions faire
une vérité première : on ne saura jamais !
La difficulté s'accroît, si nous songeons à la joie que
nous éprouvons à communier avec les génies qui ont été,
à travers les siècles, les créateurs de la science et les héraults
de la civilisation. Une seule de leurs pensées suffit souvent
à féconder notre intelligence, en lui ouvrant des perspec-
tives insoupçonnées. Au-delà des formules que leurs tra-
vaux nous ont permis de dépasser, ils ont atteint à une
lumière que nous n'épuiserons point. Y a-t-il donc dans
le savoir quelque chose d'éternel, dont l'imperfection des
symboles n'empêche point le rayonnement toujours actuel ?
A un certain niveau la science, comme l'art authentique,
serait-elle douée d'une impérissable jeunesse ?
Cela ne fait aucun doute et nous voici singulièrement
rapprochés de la solution du problème qui nous occupe.
Quiconque a entrevu la distinction entre le temps et
l'éternité - que L. Brunschwicg a si heureusement expri-
mée dans le livre si riche au sujet duquel nous avons dû,
bien malgré nous, faire quelques réserves - en tient la clef.
La signification véritable du progrès n'est pas à cher-
cher le long de cette ligne indéfinie à laquelle il est impos-
sible d'assigner un terme, mais bien en la traction qu'exerce
incessamment sur l'intelligence humaine ce Centre mysté-
rieux d'où procède toute lumière, en l'exigence infinie
d'une Vérité incommensurable à toute formule. Savoir,
c'est toujours rencontrer un rayon qui, de la circonférence,
nous entraîne au Centre, du temps à l'Eternité. Savoir,
c'est devenir disciple de l'Esprit. «Il est clair que tout
l'homme est engagé ici, avec tous les moyens dont peut
disposer l'époque où il vit, pour autant du moins qu'il est
capable d'y recourir. Techniques et méthodes, aussi bien,
pour nécessaires qu'elles soient, ne constituent pas l'essen-
tiel. Ce qui est indispensable, c'est qu'il se prépare à cette
rencontre avec tout l'élan d'un esprit ouvert à la lumière,
avec pureté d'un cœur dégagé de soi. La vérité est esprit».
Elle est objective assurément, mais non point d'une
objectivité matérielle, que l'on pourrait poser devant soit,
mais telle seulement qu'elle ne se puisse révéler qu'à
l'esprit, dépouillé de sa subjectivité, qui la laisse vivre en
soi.

1
Le progrès, autrement dit, ne se situe pas sur la circonférence, ou, si
l'on veut, sur l'horizontale mais bien sur la verticale qui est la ligne de l'Esprit
(le rayon dont il va être question).
C'est pourquoi la culture sans contemplation peut
tourner à la plus cynique barbarie. L'esprit ne peut se
satisfaire à parcourir la chaîne interminable des notions
que bouscule sans cesse une approximation qui n'aboutit
jamais. L'esprit ne peut se donner qu'à l'Esprit. Une per-
sonne ne peut se vouer entièrement qu'à une Personne.
La Vérité est Quelqu'un : Quelqu'un de plus intérieur à
nous-mêmes que nous-mêmes.
Dès qu'Elle cesse d'apparaître telle, Elle devient sui-
vant les dispositions de l'individu, un luxe dont il se pare
ou un joug intolérable contre lequel ses instincts se rebel-
lent. Ses passions ont au moins une sorte de spontanéité,
dont les excès mêmes lui sembleront plus excusables que
ne lui paraît digne d'approbation une exigence sans contact
avec sa vie. Ce n'est qu'au prix d'une incessante commu-
nion avec la lumière que l'on peut connaître la joie de l'Infi-
ni.
La liberté est plus qu'un droit, c'est un devoir, le
premier de tous les devoirs, puisque pour accomplir le bien
qui assure l'harmonie de la vie sociale, il faut d'abord aimer
le bien avec Lequel la conscience est confrontée dans le
silence de la pensée.
C'est pourquoi la valeur de la communauté - familiale,
économique, nationale - se mesure au souci qu'elle prend
de cette solitude mystérieuse où l'individu découvre, dans
le recueillement de son esprit, la dignité humaine appelée
à resplendir dans la personne qu'il doit devenir.
C'est pour avoir méconnu l'importance de cet assenti-
ment intérieur que « l'ordre établi » a été si souvent renversé
dans l'histoire, après avoir été décrié sous le nom de despo-
tisme.
Nous n'avons certes pas la naïveté de penser que les
chefs, avant de donner un ordre doivent solliciter l'appro-
bation de tous les individus dont ils sont responsables.
Comme la liberté est lente à mûrir, et que les saints ne
sont pas légion, une certaine mesure de contrainte sera
toujours nécessaire pour protéger les faibles contre eux-
mêmes et pour garantir l'autonomie des meilleurs. Mais
toute l'action des chefs doit viser à l'éducation de cette
liberté, en commençant elle-même par s'effacer en Dieu,
dont leur autorité n'est qu'une délégation.
L'homme refuse rarement d'obéir quant il sent que
le métier de chef est la plus virile expression de l'obéissance
et de l'amour.
Si nous voulons sincèrement fonder un ordre nouveau,
notre premier devoir est de rétablir la dignité humaine en
rendant accessible à tout homme cette vérité qui lui est
plus nécessaire que le pain, puisque le sang et les larmes,
s'il s'en détourne lui font perdre le goût du pain.
«Dieu est Esprit, et il faut que ceux qui L'adorent,
L'adorent en esprit et en vérité».
Cette parole divine adressée à une pécheresse qui si-
tuait Dieu sur une montagne, comme s'il était étranger à
sa vie est la charte éternelle de notre liberté.
Elle veut dire aussi, si nous savons l'entendre :
« L'homme est esprit et il ne peut vivre que de l'Esprit. »

Carmel de Matarieh
Le Caire, 29 janvier 1940.
Bibliographie de M. Zundel
(avec référence de la dernière édition)

Éditions Saint-Augustin
1936 L’Évangile Intérieur (8e éd. 2007, format poche)
1960 La liberté de la foi (1992)
1963 Émerveillement et pauvreté (3e éd. 2009, format poche)
1976 Quel homme et quel Dieu ? (4e éd. 2008)
1987 Avec Dieu dans le quotidien (2008, format poche)

Éditions Anne Sigier


1959 Silence, Parole de vie (2001)
1959 Je parlerai à ton cœur (2001)
1962 Morale et mystique (1986)
1965 Hymne à la joie (1992)
1971 Je est un autre (1998)
1987 Ta Parole comme une source (1994)
1995 Vie, Mort, Résurrection (2001)
1997 Pèlerin de l’Espérance (2001)
2001 La Vérité, source unique de liberté
2001 Dans le Silence de Dieu
2004 La beauté du monde entre nos mains
2005 Maurice Zundel, ses pierres de fondation
2007 Au Miroir de l’Évangile

Éditions du Sarment/Jubilé
1944 L’homme passe l’homme suivi de Itinéraire (2005)
1967 L’homme existe-t-il ? (2004)
1983 L’Humble Présence (réédition 2008)
1996 Un autre regard sur l’homme
2000 Le problème que nous sommes
2001 Un autre regard sur l’Eucharistie
2003 Pour toi qui suis-je ?
2005 Marie, tendresse de Dieu
2007 Dieu n’habite pas derrière les étoiles (pensées choisies par des
jeunes)

Éditions du Cerf
1935 Notre-Dame de la Sagesse (nouvelle édition 2009)
1954 La Pierre Vivante (nouvelle édition 2009)
1956 Croyez-vous en l’homme ? (2002)
2009 Fidélité de Dieu, Grandeur de l’Homme : retraite à Timadeuc

Éditions Desclée/Mame
1934 Le poème de la Sainte Liturgie (1998)
1938 Recherche de la personne (1989)
1940 Ouverture sur le Vrai (1989)
1963 Dialogue avec la vérité (1991)
1989 Ton visage, ma lumière (nouvelle édition 2011)

Éditions Saint-Augustin/Cerf/A. Sigier


1941 Allusions (1999)

Biographies de Maurice Zundel

DALLA COSTA Claudio, Maurice Zundel, Un mystique contemporain,


traduction par Gabriel Ispérian, Saint-Maurice, éd. Saint-Augustin,
2010.
DE BOISSIERE Bernard, CHAUVELOT Marie-France, Maurice Zundel,
Biographie, Paris, éd. Presses de la Renaissance, 2e éd. 2009.
Id., Édition de poche, 2007.

Contacts : www.fondationmauricezundel.ch

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