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sommaire / hors-série n°2 4 trimestre 2 0 0 0

le siècle de

Proust
de la Belle Epoque
à l'an 2000

Proust par Raymond Moretti


(illustration de couverture
pour le N° 246 du
Magazine littéraire).

i LES VIES DE PROUST La Recherche


56 « Ça prend » par Roland Barthes
7 Un classique moderne 58 Des manuscrits par milliers
par Antoine Compagnon par Pierre-Edmond Robert
9 Chronologie par Jean-Yves Tadié 60 Découpage et montage de la Recherche
par Jean-Yves Tadié
Les territoires 62 1913 : l'année de la solitude par Jean Roudaut
14 Le vitrail d'Illiers par Diane de Margerie 64 Marcel et Gaston par Pierre Assouline
16 Le Paris de Proust : l'autre Madeleine 67 A l'ombre de Flaubert par Pierre-Edmond Robert
par Jean Plumyène 69 Le jaloux dans tous ses états par Jean Milly
19 Les métamorphoses du Ritz par Julia Kristeva 74 Dans les salons de la Recherche
23 Venise retrouvée par Jean Blot par Elyane Dezon-Jones
26 « Il doit encore faire froid sur le Grand Canal » 77 L'affaire Dreyfus : le grand bouleversement
par Frantz-André Burguet par Henri Raczymow
28 De Cabourg à Balbec par Thierry Laget 79 Albertine à Balbec par Pierre-Louis Rey
80 Sodome contre Gomorrhe par Philippe Sollers
Proust et les siens 82 La beauté fin de siècle par Pierre-Edmond Robert
30 La robe de maman par Michel Schneider 84 Le septuor de Wagner par Jean-Jacques Nattiez
33 Céleste Albaret, gouvernante et martyre 85 Les toiles du maître par Jean-Didier Wolfromm
propos recueillis par Ben van der Velden 87 Proust et la peinture française
et Jean Plumyène par Kazuyoshi Yoshikawa
35 L'ami Marcel par Philip Kolb 88 Proust à l'écran, entretiens avec
37 Proust au quotidien de sa correspondance Luchino Visconti et Chantai Akerman
par Luc Fraisse 91 Proust informatique par Nathalie Mauriac Dyer
40 A la recherche du souffle perdu
| les lec tu r es üe p r o u s t|
par François-Bernard Michel
93 Convergences entre Proust et Mauriac
l l ES ETAPES DE L'ŒUVRE I par André Séailles
96 Proust et Genet, floralies en tous genres
Avant la Recherche par Alain Buisine
44 Premières amours par Jean-Noël Pancrazi 99 Notes sur Proust par Michel Leiris
45 Le plaisir à rebours par Lucette Mouline 103 35 Variations sur un thème de Marcel Proust
47 Jean Santeuil : les débuts d'une recherche par Georges Perec
par Henri Bonnet 104 Du côté de Husserl et Heidegger
50 Traduire Ruskin par Bernard Delvaille entretien avec François Vezin
52 Pastiches et critiques par Jean Roudaut 107 In search of lost Proust par Gilles Barbedette
54 Par Sainte-Beuve par Hubert Juin 110 Beckett : la victoire du Temps
par Jean-Paul Manganaro
magazine littéraire
40, rue des Saints-Pères 75007 Paris. Tél. : 01 45 44 14 51. Fax : 01 45 48 86 36 112 Les proustiens de l'école japonaise
www.magazine-litteraire.com e-mail : magazine@magazine-litteraire.com par Jo Yoshida

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LES ETAPES DE L'ŒUVRE
avant la Recherche

Par Sainte-Beuve
Deleuze a montré qu'il était fondamental. Si le pastiche
le plus long est celui de Saint-Simon qui, contrairement
à ce qu’aurait imposé le respect de la chronologie, clôt
le volume et ainsi répond à celui de Balzac, qui l’ouvre,
c’est qu'il permet à Proust de faire du commentaire la par Hubert Juin
matière même du récit, et le m otif de l’intérêt dram a­
tique. Si bien que le résumé de l’affaire Lemoine, donné
initialement, souligne l’absence de ce récit dans les pas­
tiches : il raconte ce qui n 'ap p araîtra plus que sous Exercice critique prolongeant les Pastiches, Contre Sainte-
forme d’évocation, ce qui, donné en premier lieu, s’avère
Beuve est une sorte de conjuration ou d’exorcisme. Proust ne
secondaire à mesure que se fait la lecture. Et cependant
ce thème, cette sonate dont seules quelques notes sont pastiche plus que lui-même.
reprises, n ’a bien sûr pas été choisi au hasard.
A la fois critique de la critique et évocation des
formes rom anesques aimées par Proust, le texte des om m e on sait, Contre billé, je descendais dans la chambre

C
pastiches constitue également une sorte d’autoportrait. Sainte-Beuve est une ten­ de m on g rand-père qui v en ait de
Se p rése n tan t sous le couvert de quelques auteurs tativ e inaboutie, mais s ’éveiller et p ren ait son thé. Il y
illustres, Proust se livre ici à un exercice qui n ’est pas c ’est aussi une plaque trempait une biscotte et me la don­
sans rapport avec la représentation de l’artiste en sal­ to u rn a n te : ici, M arcel n ait à m anger. Et quand ces étés
tim banque. Si un auteur de pastiches peut prétendre Proust sort de Jean Santeuil pour furent passés, la sensation de la bis­
qu’il « s’avance masqué », il s’avoue également à tra­ s’engouffrer dans la Recherche. Per­ cotte ramollie dans le thé fut un des
vers ce qui a pour objet de le cacher. Non seulement sonne n ’est absolum ent d ’accord refuges où les heures mortes - mortes
les auteurs retenus, les traits de style soulignés sont en sur ce qu’il faut ou non ranger sous pour l’intelligence - allèrent se blot­
rapport avec l’œuvre de Proust, mais le prétexte même le titre de Contre Sainte-Beuve. Aux tir »... C’est le noyau de la fameuse
de ces pastiches peut être tenu pour em blém atique. extrémités, nous avons Bernard de madeleine. Et voici, dans le même
Créer un diam ant à partir du charbon, c’est bien une Fallois, l’éditeur initial, qui y fait texte, une autre matrice : « De même
image de l’intention littéraire de Proust, l’expression de rentrer beaucoup de matières, dont, bien des journées de Venise que l’in­
son but si semblable à celui de Baudelaire faisant du il est vrai, certaines appartiennent telligence n ’av ait pu me rendre
poète un alchim iste et affirm ant au Créateur : « Tu d’évidence aux premières élabora- étaient mortes pour moi quand, l’an
m’as donné ta boue et j ’en ai fait de l’or ». Les m éta­ tions de la Recherche proprem ent dernier, en traversant une cour, je
phores p ar lesquelles P roust définit l’acte littéraire dite. Toujours chez Gallimard, mais m ’arrêtai net au milieu des pavés
(dont celle du négatif photographique que serait la vie dans la bibliothèque de la Pléiade, inégaux et brillants (...) C’était une
quotidienne, « développé » en images positives par la Pierre Clarac ôte beaucoup. Enfin, il même sensation du pied que j ’avais
littérature) ont en com m un la notion de transm uta­ reste assuré que Contre Sainte-Beuve, éprouvée sur le pavage un peu in­
tion : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, et c’est bien l’essentiel, contient en égal et lisse du b ap tistère de
la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la germe les développem ents qui fe­ Saint-Marc. L’ombre qu’il y avait ce
littérature », proclame le narrateur dans Le Temps re­ ront de la Recherche ce qu’elle est. jo u r-là sur le canal où m ’attendait
trouvé. L’essence intime de l’instant échappe à celui qui D’ailleurs, il n ’est que de lire le cha­ ma gondole, tout le bonheur, tout
vit, mais est recueillie, sauvée par la littérature. « Ecrire pitre in au g u ral de Contre le trésor de ces heures se précipita à
un roman, ou en vivre un, n ’est pas du tout la même Sainte-Beuve pour s’en persuader : la suite de cette sensation reconnue,
chose quoi qu’on dise » rappelait avec bon sens le nar­ « L’autre soir, étant rentré glacé, par et, dès ce jo u r, lui-m êm e revécut
rateur de Jean Santeuil. La littérature n ’assure pas seu­ la neige, et ne pouvant me réchauf­ p o u r moi »... Bref ! il est perm is
lement la conversation de l’instant ; elle en transforme fer, comme je m’étais mis à lire dans d ’avancer qu’en certaines pages de
l’essence, et permet sa résurrection. ma chambre sous la lampe, ma vieille Contre Sainte-Beuve, Marcel Proust
Cependant il ne s’agit pas, dans l’anecdote de ces cuisinière me proposa de me faire m et au point sa « méthode ». C’est
pastiches, d’une véritable alchimie, mais d’une escro­ une tasse de thé, dont je ne prends pourquoi, j ’im agine, le Contre
querie. Il y a seulem ent im itation et fabrication de jam ais. Et le hasard fit Sainte-B euve prem ier se
faux. Tout comme ces textes ne sont ni de Balzac, ni qu’elle m’apporta quelques dilue et s’en gloutit dans
de Flaubert, ni de Saint-Simon, mais des pastiches. Or, tranches de pain grillé. Je Poète et essayiste, la Recherche même.
la littérature n ’est pas un art d’im itation. La volonté fis trem per le pain grillé collaborateur du Si l ’on se fie à la Cor­
qu’exige la création n’est pas d’obstination dans la co­ dans la tasse de thé, et au Magazine littéraire respondance de P roust
jusqu’à sa mort en
pie, mais de renoncem ent au modèle. Le pastiche ex­ moment où je mis le pain (telle q u ’elle nous a été
1987, Hubert Juin
prime une prise de distance à l’égard de ceux qui ont grillé dans ma bouche et a écrit de nombreux m agistralem ent restituée
jo u é le rôle de m aîtres (Régnier, Balzac...) et dont il où j ’eus la sen satio n de ouvrages sur les p ar Philip Kolb), c’est à
faut s’éloigner : car « on ne peut refaire ce qu’on aime son amollissement pénétré auteurs du xix* partir de la mi-décem bre
qu’en le renonçant » dit le narrateur, dans Le Temps d ’un g oût de thé contre siècle. Ses multiples 1908 que le projet de
retrouvé, évoquant la façon dont Elstir ne s’est accom­ mon palais, je ressentis un préfaces ont été Contre S a inte-B euve
pli qu’en s’éloignant de son maître Chardin. Les pas­ trouble, des odeurs de gé­ réunies sous le titre prend, si l’on peu t dire,
Lectures fins de
tiches sont donc à la fois une façon de célébrer, ou de ranium s, d ’orangers (...) forme. A Georges de Lau-
siècles (10-18,
contester, et de prendre congé pour réaliser, ailleurs Alors je me rappelai : tous 1999). ris : « Est-ce que je peux
une grande œuvre. □ les jours, quand j ’étais ha­ vous d em ander un

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LES ETAPES DE L'ŒUVRE
avant la Recherche

conseil ? Je vais écrire quelque chose ce sont ses Pastiches, à travers les­ briand qui sont, on ne l'oublie pas, Proust refuse la
sur Sainte-Beuve. J ’ai en quelque quels il pénètre les styles par l’inté­ dans les coulisses de la Recherche. D
sorte deux articles bâtis dans ma rieur. Dans cette m esure Contre dégage, sans bien la définir, la no­
méthode de
pensée (...). L’un est un article de Sainte-Beuve est une sorte de conju­ tion de mémoire inconsciente. Proust Sainte-Beuve,
forme classique (...) L’autre débute­ ration ou d ’exorcisme. Ici, Marcel refuse, sur le plan critique, la mé­ qui tenait à
rait par le récit d’une matinée, Ma­ Proust en arrive à ne plus pasticher thode de Sainte-Beuve, qui tenait à
man viendrait près de mon lit et je que lui-même, et, dès lors, peut fran­ élucider l ’œ uvre p ar la vie ex té­
élucider
lui raconterais un article que je veux chir le seuil de la Recherche ! rieure et le caractère de l’écrivain. l’œuvre par la
faire sur Sainte-Beuve. Et je le lui Une autre lettre de P roust doit Proust, dans ce que nous connais­ vie extérieure
développerais. Qu’est-ce que vous nous alerter. Elle est de la m i-août sons de son essai sur Sainte-Beuve,
et le caractère
trouvez le mieux ?» Il écrit en même 1909, et elle est adressée à Alfred met sa critique en forme de satire,
temps, et dans le même sens, à Mme V allette, capitaine du Mercure de en montrant Mme de Villeparis ap­ de l’écrivain.
de Noailles. Georges de Lauris lui France. Proust dit à V allette : « Je pliquer le carcan beuvien aux au­
répond. Et Proust : « Ce qui est en­ termine un livre qui malgré son titre teurs qui venaient chez son père.
n u y eu x c’est que de nouveau je provisoire : Contre Sainte-Beuve, Mais quelle sera la position de
commence à oublier ce Sainte-Beuve Souvenir d ’une Matinée, est un vé­ Proust, c’est-à-dire sa méthode ? Il
qui est écrit dans ma tête et que je ritable rom an et un ro­ n ’est que de l’écouter :
ne peux écrire sur le papier ne pou­ man impudique en cer­ « Un livre est le produit
vant me lever. Et s’il faut le recom­ taines parties. » C’est que d’un autre moi que ce­
m encer de tête une quatrièm e fois Contre Sainte-B euve, lui que nous m anifes­
(car déjà l’année dernière) ce sera dans la conception que tons dans nos habitudes,
trop. » P roust s’en fait à dans la société, dans nos
Que faut-il entendre par ce « déjà l’époque, donne n a is­ vices. Ce moi-là, si nous
l’année dernière » ? Eh ! tout sim­ sance aux Guermantes, voulons essayer de le

N
plement que Proust ayant traduit et et aussi à M. de Charlus. com prendre, c ’est au
considérablement annoté Sésame et Le chapitre de Contre fond de nous-mêmes, en Dessin de Proust
figurant dans
les lys de John Ruskin fait précéder Sainte-Beuve que Proust essayant de regarder en
un brouillon de
son travail d’une préface qui traite disait être consacré à nous, que nous pouvons Contre Sainte-Beuve.
de la lecture. Là, on peut suivre, l’hom osexualité va se y parvenir. » La lecture
dans un développement mis en bas retrouver, en éclats et est un exercice étrange,
de page, l’am orce de Contre brisures, au long des di­ moins intellectuel qu’il
Sainte-Beuve. Ce texte sur la lecture vers tom es de la Re­ y paraît, plus sentimen­
n ’est pas de « l’année dernière », cherche. Donc, ici, noyau tal et sensible q u ’il ne
mais a paru dans La Renaissance et matrice une fois en ­ sem ble : « Les beaux
latine de ju in 1905. P roust écrit : core ! livres so n t écrits dans
« On peut dire que Sainte-Beuve a Mais com m ent et une sorte de langue
méconnu tous les grands écrivains pourquoi cette opposi­ étrangère. Sous chaque
de son tem ps. Et q u ’on n ’objecte tio n à Sainte-B euve ? mot chacun de nous met
pas qu’il était aveuglé par des haines Qui a-t-il en jeu dans ce son sens ou du m oins
personnelles. Après avoir incroya­ livre qui, il faut bien le son image qui est sou­
blement rabaissé le romancier chez souligner, se refuse. A Georges de vent un contresens. Mais dans les
Stendhal, il célèbre, en manière de Lauris un jo u r : « Je suis si épuisé b eau x livres, tous les contresens
compensation, la modestie, les pro­ d’avoir commencé Sainte-Beuve (je qu’on fait sont beaux. » Au passage,
cédés délicats de l’homme, comme suis en plein travail, détestable du Contre Sainte-B euve s’en prend à
s’il n ’y avait rien d’autre de favo­ reste)... » et, au même, aux environs des écrivains du temps, ainsi Ro­
rable à en dire ! » Cela va se retrou­ du 2 juillet 1909 : « J ’ai l’intention m ain Rolland d o n t p araît le Jean A LIRE
ver, au trem ent écrit, dans Contre d’essayer à partir de demain de me Christophe : Romain Rolland, ju g e
✓ Contre Sainte-
Sainte-Beuve. remettre à Sainte-Beuve ». Au fond, Proust, entasse « banalités sur ba­
Beuve, Marcel
Dans une lettre à Georges de Lau­ qu’exprime Contre Sainte- Beuve ? nalités, et q uand il cherche une Proust, précédé de
ris, qui doit être des alentours du 15 D’abord, il se situe en ce m om ent image plus précise, c’est une œuvre Pastiches et
janvier 1909, on lit : « Non, je n ’ai où Proust écrit les pastiches de l’af­ de recherche et non de trouvaille, et mélanges et suivi de
pas encore commencé Sainte-Beuve faire Lemoine. Ces pastiches, comme où il est in férieu r à to u t écrivain Essais et articles,
(...) Je vous assure que ce ne sera il l’explique à Robert D reyfus en d’aujour-d’hui. » édition Pierre Clarac
et Yves Sandre.
pas mal (...) Je puis aller mieux et si mars 1908, sont conçus et élaborés Et Proust, ayant achevé de situer
Gallimard, la
je suis raisonnable je m ’y mettrai. « par paresse de faire de la critique l’œuvre en dehors de la méthode de Pléiade, 1971.
Mais j ’ai oublié tout ce que j ’avais littéraire » et par « am usem ent de Sainte-Beuve entre dans ce vaste ✓ Essais et articles,
lu. Cela ne fait rien du reste. Vous faire de la critique littéraire en ac­ labyrinthe dont la mort seule le dé­ Marcel Proust,
pensez bien que si je désire le faire tion ». Donc, travail « critique ». D’où livrera : A la recherche du tem ps édition Pierre Clarac
ce n ’est pas pour faire de la cri­ Contre Sainte-Beuve : tentative de perdu. Les livres, écrivait-il, « sont et Yves Sandre.
tique. » Cependant, Proust a fait de définir une méthode critique ! Il lit l’œuvre de la solitude et les enfants Gallimard, Folio,
1994.
la critique, et extraordinairem ent : et relit S aint-S im on et C hateau­ du silence ». □

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LES ETAPES DE L'ŒUVRE
la Recherche

« Ça prend »
L
’histoire littéraire comporte, semble-t-il, peu
d'énigm es. En voici, cependant, une qui a
Proust pour héros. Elle m ’intrigue et m’inté­

par Roland Barthes resse d’autant plus qu’il s’agit d’une énigme de
création (les seules qui soient pertinentes pour
qui veut écrire).
On se plaît à répéter que P roust n ’a écrit q u ’une
Tous les écrits de Proust qui précèdent fa œuvre, A la recherche du temps perdu, et que, même si
cette œuvre est nominalement tardive, toutes les publi­
Recherche ont un aspect fragmenté. Tout, d’un cations mineures qui l’ont précédée n ’ont fait que la
préfigurer. Soit. 11 n ’em pêche que la vie créative de
coup, en septembre 1909, îa rédaction du livre
Proust présente deux parties bien tranchées. Jusqu’en
se met à « filer », Roland Barthes, pour le 1909, Proust mène une vie mondaine, écrit ici et là,
ceci ou cela, cherche, essaye mais visiblement, la grande
Magazine littéraire. en 1979, s’interrogeait sur œuvre ne « prend » pas ; la mort de sa mère, en 1905,
cette mutation qui tient de l'énigme. l'ébranle beaucoup, le retire un temps du monde, mais

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LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE
la Recherche

l’envie d’écrire le reprend bientôt, sans q u ’il puisse, cesse d’augm enter la Recherche, de la sumourrir) ? Je
Ce que Proust
semble-t-il, sortir d’une certaine agitation stérile. L’agi­ ne crois pas à une détermination venue .ie la biogra­
tation, cependant, se resserre et prend peu à peu la phie ; certes, les événements privés peuver.: avoir une a découvert,
forme d’une indécision : va-t-il (veut-il) écrire un ro­ influence décisive sur une œuvre ; mais cene ir.f.uenœ c ’est l’efficacité
m an ou un essai ? Il tente l’essai, en prenant à partie est complexe, s’exerce à retardement : nul doute que la
romanesque
les idées de Sainte-Beuve, d’une manière pourtant ro­ mort de la Mère n’ait en quelque sorte « fondé » la Re­
manesque, puisqu’il mêle à des fragments d’esthétique cherche ; mais la Recherche n ’a été lancée que quatre de ce que l’on
littéraire des morceaux, des scènes, des dialogues, des ans après cette mort. Je crois plutôt à une découverte pourrait
personnages, qu’on retrouvera plus tard dans la Re­ d’ordre créateur : Proust a trouvé un moyen, peut-être appeler le
cherche. Cet essai (m ot-lim ite), appelé Contre franchem ent technique, de faire « tenir » l’œuvre, de
Sainte-Beuve, forme un m anuscrit qu’il propose fm « faciliter » son écriture (au sens opératoire où l’on
« marcottage »
août 1909 au Figaro qui ne le publiera pas (1). Ici se parle de « facilitants »). des figures.
place un épisode énigm atique, dont nous ne savons Intuitivement, je dirai que ce qui a été trouvé appar­
rien, un « silence », qui constitue tient sans doute à l’une des « tech­
le suspens dont je parlais : que niques » suivantes (ou à plusieurs
se p asse-t-il, ce mois de sep­ d’entre elles, en même temps) :
tembre 1909, dans la vie ou dans 1) une certaine manière de dire
la tête de Proust ? Toujours est-il « je », un m ode d ’én onciation
que la biographie le retrouve en original qui renvoie d’une façon
octobre de cette même année, indécidable à l’auteur, au narra­
déjà lancé à fond de train dans teu r et au héros ; 2) u ne « v é ­
la grande œuvre à laquelle il va rité » (poétique) des noms propres
désormais tout sacrifier, entrant fin alem en t retenus ; p o u r les
en retraite, pour l’écrire, parve­ principaux noms de la Recherche,
nant à l’arracher de justesse à la Proust a beaucoup hésité ; la Re­
m ort. Donc, deux côtés, deux cherche semble partir quand les
versants de part et d’autre de ce noms « corrects » sont trouvés ;
mois de septembre 1909 : avant, et l’on sait qu’il y a dans le ro­
la mondanité, l’hésitation créa­ m an lui-m êm e une théorie du
tive, après, la retraite, la recti­ Nom propre ; 3) un changement
tude (évidemment, je simplifie). de proportions ; il peut se faire
L’enjeu de cette m utation est en effet (chim ie m ystérieuse)
à mes yeux le suivant : tous les qu’un projet longtem ps bloqué
écrits de Proust qui précèdent la devienne possible dès lors qu’on
Recherche ont un aspect frag­ décide brusquement, et comme
menté, court : de petites nou- | par inspiration, d ’ag ran d ir sa
velles,7des articles,7des bouts de (/)
5 taille ; car, dans l’ordre esthé­
textes. On a l’impression que les § tique, la dimension d’une chose
ingrédients sont là (comme on en détermine les sens ; 4) enfin,
dit en cuisine), mais que l’opération qui va les trans­ une structure romanesque, dont Proust a la révélation
former en plat n’a pas encore lieu : ce n ’est pas « vrai­ dans La Comédie humaine, et qui est (je cite Proust)
m ent ça ». Et puis, tout d’un coup (septembre 1909), « l’adm irable invention de Balzac d ’avoir gardé les
« ça prend » : la mayonnaise se lie, et n ’a plus dès lors mêmes personnages dans tous ses romans » : procédé
qu’à augmenter peu à peu. Proust pratique au reste de que Sainte-Beuve a condamné, mais qui, pour Proust,
plus en plus la technique des « ajoutages » : il réinfuse est une idée de génie ; quand on sait l’importance des
sans cesse de la nourriture à cet organisme qui s’épa­ retours, coïncidences, renversements, tout au long de
nouit, parce que désormais il est bien formé. La gra­ la Recherche, et combien Proust était fier de cette com­
phie elle-m êm e change : Proust, certes, a toujours position par enjambements, qui fait que tel détail insi­ (1) Après avoir essuyé
le refus du Mercure de
écrit, comme il dit « au galop » (et ce rythme manuel gnifiant, donné au début du roman, se retrouve à la France, Proust, alors à
n ’est peut-être pas sans rapport avec le mouvement de fin, comme poussé, germé, épanoui, on peut penser Cabourg, s’était
sa phrase) ; mais au moment où la Recherche démarre, que ce que Proust a découvert, c’est l’efficacité rom a­ entendu avec le
directeur du Figaro,
l’écriture change : elle « se resserre », « se complique », nesque de ce que l’on pourrait appeler le « m arcot­
Gaston Calmette, sur
se surcharge de corrections jaillissantes. tage » des figures : plantée ici, souvent discrètement un projet de
En somme pendant ce mois de septem bre, il s’est (disons au hasard, par exemple : la dame en rose), une publication en
produit en Proust une sorte d’opération alchimique qui figure se retrouve bien plus tard, par enjam bem ents feuilleton. Dès son
retour à Paris, fin
a transm uté l’essai en roman, et la forme brève, dis­ au-dessus d’une infinité d’autres relations, fonder une
septembre, Proust a
continue, en forme longue, filée, nappée. nouvelle souche (Odette). fait recopier et
Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui a fait que Tout ceci devrait faire l’objet d’une recherche, à la dactylographier son
tout d’un coup, un mois d’été, à Paris, « ça a pris », et fois b io g raphique et stru ctu rale. Et, p o u r une fois, manuscrit qu’il a
déposé en décembre
pour toujours (jusqu’à la m ort de Proust, en 1922, et l’érudition serait peut-être justifiée, en ce qu’elle éclai­ mais que Calmette ne
bien au-delà, puisque notre lecture présente, active, ne rerait « ceux qui veulent écrire ». □ publiera pas. NDLR.

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LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE
la Recherche

Le jaloux
serves de Flaubert, dont Proust prend soin de noter
q u ’il « n ’aim e [pas] entre tous [ses] livres, ni même
[son] syle », où on ne trouve pas « une seule belle mé­

dans tous
taphore ». Du reste, la même année, pour la préface à
Tendres Stocks de Paul Morand, il parle de « l’intelli­
gence moyenne de Flaubert » et cite le début de L ’E du­

ses états
cation sentimentale comme un exemple de « premier
effort de l’écrivain vers le syle ». « Prem ier effort »,
« beauté gram m aticale [dont] Flaubert devait accou­
cher laborieusement » : les compliments sont réticents,
le ton protecteur. P roust parle en fait de lui-m êm e. par Jean Milly
Théoricien de la métaphore, illustrateur d’un nouveau
récit poétique, conscient de l’originalité de son style
(qui ne se résum e pas à la longueur de ses phrases,
aux variations plus oratoires que syntaxiques de sa Proust était d’un naturel fort jaloux. iVlais
ponctuation, mais qui, justement, utilise aussi et pour, c’est dans son exploitation littéraire que
dans son cas, introduire une relative en fm de phrase),
Proust défend l’œuvre qu’il a, à ce moment-là, à peu cette jalousie trouve sa plus vaste
près fini d’écrire et suggère qu’il est le successeur plus
dimension et son analyse la plus poussée.
doué de Flaubert.
Albert Thibaudet ne s’y est pas trompé, en lui ré­
pondant à son tour, ce qu’on a un peu oublié, dans La
N.R.F. du 1er mars 1920. Le professeur Thibaudet, qui
dans sa rubrique de La N.R.F. affichait lectures ency­ roust ja lo u x ? Mais, M onsieur, vous savez

P
clopédiques et curiosité d’esprit, démontre, textes de bien qu’il a jeté l’interdit sur son intimité au
Flaubert en main, le caractère excessif et par trop sys­ nom du principe antibeuvien que l’œuvre est
tématique, quand il n’est pas simplement approximatif, le produit d’un autre moi que le moi biogra­
de l’argumentation de Proust, en particulier sur l’usage phique ; votre question n ’est pas pertinente.
par Flaubert d’un et initial à l’inverse de son utilisation Alors soyons, Monsieur, comme Swann, comme le hé­
la plus habituelle en fin d’énumération. En matière de ros de la Recherche, coupables d’une perverse curiosité,
style aussi il n ’y a pas d’originalité absolue. Flaubert a et feuilletons sa correspondance. Voici Marcel qui (à
moins innové gram m aticalem ent qu’il n ’a généralisé l’âge de trente-deux ans, semble-t-il) adresse un billet
des usages peu usités avant lui. Proust a agi de même. à sa mère pour qu’elle vienne lui dire bonsoir : « Si je
Et ce n ’est pas rabaisser l’immense nouveauté de la Re­ pouvais t’embrasser (sans te parler) cela me ferait tant
cherche du temps perdu qu’y retrouver les échos répé­ Responsable de la de plaisir. Alors viens vite avant l’extinction des feux.
tés de L ’Education sentimentale. réédition d’/l la Ne viens pas puisque hélas on a déjà sonné et que tu
Apprentissages de la vie et des sentiments, appren­ recherche du temps t ’es précipitée vers ma tan te avec une ardeur que je
tissages des mots, enfin, apprentissages du temps. Dans perdu dans la n’ai jam ais excitée » (1). Voilà le même Marcel qui, au
collection GF, Jean
ce même article « Sur le “style” de Flaubert », Proust cours d’une fâcherie, écrit à son très cher Reynaldo
Milly a notamment
relève que ce qu’il a le plus admiré (et maintenant sans publié Proust dans
Hahn, indisposé par de trop nom breuses questions :
l’om bre d ’une réticence) c’est le « blanc » qui, dans le texte et l'avant- « Que vous me disiez tout, c’est depuis le 20 ju in mon
l’avant-dem ier chapitre de L ’Education sentimentale texte (Flammarion, espérance, ma consolation, mon soutien, ma vie. (...)
déjà évoqué par la remarque de Morel, signale, après la 1985) ; La Longueur [Je ne mérite pas d’injures] dans les moments d’effort
continuité des événements des dix années précédentes des phrases dans d ouloureux où en épiant une figure, ou en rappro­
le soudain passage du temps : « 11 voyagea [...] Vers la « Combray » chant des noms, en reconstituant une scène j ’essaye de
(Champion-Slatkine,
fin de mars 1867 [...] ». Pense-t-il aux « blancs » qui combler les lacunes d’une vie qui m’est plus chère que
1986) ; une « édition
précipitent le m ouvem ent du Temps retrouvé (« les intégrale » tout mais qui sera pour moi la cause du trouble le plus
longues années, où d’ailleurs j ’avais tout à fait renoncé ü'Albertine disparue triste ta n t que dans ses parties les plus innocentes
au projet d’écrire, et que je passai à me soigner, loin de (Champion-Slatkine, elles-mêmes je ne la connaîtrai pas » (2). Nous pour­
Paris dans une maison de santé, jusqu’à ce que celle-ci 1992) ; L ’Affaire rions continuer. Comme l’attachement à la mère, l’ho­
ne pût plus trouver de personnel médical, au commen­ Lemoine, de Marcel mosexualité, la jalousie est une donnée de base de la
Proust, édition
cem ent de 1916 . » Et encore : « Je songeais que je personnalité proustienne. Mais c’est dans son exploita­
critique et
n ’avais pas revu depuis bien longtem ps aucune des tion littéraire qu’elle trouve sa plus vaste dimension et
commentée
personnes dont il a été question dans cet ouvrage. En (Genève, Slatkine- son analyse la plus poussée.
1914 seulem ent [...] ») ? Nous y pensons en tout cas, Reprints, 1994) ; Au cours de l’année 1896, celle de la fin de la pas­
nous que cette soudaine accélération, d’ailleurs com­ Combray (Nathan, sion pour Reynaldo, paraît, dans Les Plaisirs et les
mune aux grands feuilletons du dix-neuvièm e siècle 1994) ; Marcel jours, un récit, « Fin de la jalousie », texte fondateur
ramenant « vingt ans après » sur la scène la troupe fa­ Proust, écrire sans dont de nombreux éléments seront repris par la suite.
fin, textes réunis et
milière de leurs personnages, projette dans la dimen­ De la même époque à 1900, Proust travaille à son pro­
présentés (CNRS
sion tem porelle, celle de notre vie et de toutes les Editions, 1996).
je t finalem ent abandonné de Jean Santeuil, dont les
autres. □ éditeurs intituleront divers chapitres « tourments de la

PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE 69


LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE
la R e c h e rc h e

jalousie », « l’aveu », «jalousie », « réveil de la jalousie tant plus polysémiques. Honoré « voyait les yeux [de
dans un rêve », « douleur de ne pas être aimé ». Puis Françoise] briller de feux qu’il im aginait aussitôt (...)
vient A la recherche du temps perdu, où ce thème re­ allum és par un autre » (7). Ceux de la Françoise de
paraît comme lié constamment à celui de l’amour. Une Jean Sa n teu il se d éto u rn en t, m ais Jean les perçoit
partie de Sodome et Gomorrhe est publiée séparément « pleins de choses cachées » (8). Alors il essaie avec
en 1921 dans les Œuvres libres sous le titre de Jalousie. violence de capter son regard : « Et en chantant elle ne
L’omniprésence du jaloux proustien nous oblige à le le regardait pas. Il tourna violemment sa tête avec ses
voir avec ses multiples visages. mains. A son regard plein de questions, elle lui rendit
un regard où la passion n ’allait q u ’à la m usique et
Le jaloux par accident. C’est sur un fond de calme plat, n ’allait pas à lui. » Lorsque les y eu x d ’Odette so n t
parfois même d’absence d’amour, que se produit l’évé­ tristes, ils rappellent à Swann l’air qu’elle avait un jour
nement. Il est préparé, par exemple, dans Un amour de en m entant à Mme Verdurin ; s’ils sourient, c’est qu’ils
Swann, par un début de paragraphe entièrement néga­ s’adressent, « brillants, malicieux, abaissés et sournois »
tif : « Il n’allait chez elle que le soir, et il ne savait rien à Forcheville, en signe de complicité. Quant à Alber-
de l’emploi de son temps le jour, pas plus que de son tine, le héros ne cesse de la tenir sous son propre re­
passé (...) Aussi ne se demandait-il pas ce qu’elle pou­ gard, mais son regard à elle est absent, ou fuyant, sauf
vait faire, ni ce qu’avait été sa vie » (3). Ce n ’est qu’à lorsqu’il s’allume furtivement pour d’autres. Elle reçoit
partir de portraits anodins, que lui fait de la toilette ou émet, « com me à l’aide d’un phare » (9), de véri­
d’Odette un ami qui l’a croisée, qu’il s’aperçoit « par­ tables signaux, échangés entre femmes. Elle regarde
fois » qu’elle a une vie et peut-être des désirs qui lui sans cesse, furtivement, les midinettes aperçues lors des
échappent. D’autres fois, c’est une simple impossibilité promenades au Bois. Plus significative est une longue
de ren co n trer la fem m e à un m om ent donné (Jean scène de contemplation des yeux d’Albertine au pia-
Santeuil], une remarque d’un indifférent, une dénon­ nola (10) : yeux vivant dans l’espérance, le souvenir
ciation, qui produit l’étincelle. Le bonheur paisible est ou le regret de jo ie s inconnues au héros, cach an t
rom pu, le personnage veut savoir, il doit savoir, le « comme un gouffre l’inexhaustible espace des soirs où
voilà animé de la plus vive passion de la vérité, d’une je n ’avais pas connu Albertine », symboles de l’impos­
vérité contingente et « tout individuelle qui avait pour sibilité de la communication des âmes. Le seul moment
objet unique (...) les actions d’Odette, ses relations, ses où il connaît l’apaisement auprès d’elle, c’est celui où il
projets, son passé » (4). Aussitôt toutes les joies connues la contemple dans son sommeil, les yeux clos, appa­
avec l’aim é sont affectées d ’un signe négatif, parce remment à l’état de plante : « En fermant les yeux, Al­
qu’elles peuvent avoir été prodiguées à d’autres. bertine avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents
caractères d’hum anité qui m ’avaient déçu depuis le
Le jaloux détective, ou L'œil était dans la tombe. Il faut, jo u r où j ’avais fait sa connaissance (...) Son m oi ne
lorsqu’on manque de preuves tangibles, suivre les sug­ s’échappait pas à tous moments, comme quand nous
gestions de l’im agination, qui v ont droit au pire. Le causions, par les issues de la pensée inavouée et du re­
soupçon est alimenté par la conscience que le jaloux a gard » (11). Son regard fixé au regard de l’autre, le ja ­
de ses propres trahisons, et celle-ci est indélébile. « L’af­ loux s’est transformé en voyeur, il en tire souffrance et
freuse image », comme l’œil poursuivant Caïn, se glisse jouissance, comme le m ontre le cas-lim ite d’Honoré
« dans le m oindre vide de son cerveau » : « Tout à délirant pendant son agonie : « Je sais bien ce que tu
coup, il la trouvait qui était entrée, et il ne pouvait plus t’es fait faire ce matin, et où et par qui, et je sais qu’il
la faire sortir m aintenant » (5). Alors com mencent les voulait me faire chercher, me mettre derrière la porte
enquêtes, parfois décevantes : Swann s’est trompé de pour que je vous voie, sans pouvoir me jeter sur vous,
fenêtre en voulant surprendre Odette ; parfois assez puisque je n ’ai plus mes jam bes, sans pouvoir vous
obstinées pour tom ber sur une piste : la lettre à For- em pêcher, parce que vous auriez eu encore plus de
cheville, lue finalement malgré tous les scrupules, ne plaisir en me voyant là pendant ; il sait si bien tout ce
contient rien de précis, mais recèle tout de même un qu’il faut pour te faire plaisir (...) » (12).
m ensonge évident : or, qui vole un œuf... Il est donc
établi q u ’Odette m ent aux hom m es q u ’elle reçoit. Le jaloux et l'infini. La jalousie n ’a pas de limite. Elle
Swann lui demande des explications : mais il les inter­ s’enfonce dans un particulier sans cesse proliférant ou
prète com m e une construction m ensongère. Il faut renouvelé. Swann aurait voulu « ruiner un système gé­
donc en venir aux interrogatoires en règle, toujours néral du m ensonge » chez Odette mais le m ensonge
blessants pour l’aimé, parfois atroces, com me dans n ’est pour elle « qu’un expédient particulier », aussi fré­
Jean Santeuil. Ils aboutissent à des aveux encore plus quent que les occasions de mentir. Il est donc réduit à
pénibles pour le ja lo u x que les fautes imaginées, et ne rechercher que des vérités particulières : « Il aimait
transforment l’autre en personne traquée, soucieuse de la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pou­
sa sauvegarde par tous les moyens. Proust trouve une vant le tenir au courant de la vie de sa maîtresse » (13).
formule superbement appropriée en appelant l’inconnu Ces vérités croissent à l’infmi : il commence par « s’in­
de l’autre « ce devant quoi rôde et aboie notre pen­ quiéter chaque jo u r des visites qu’Odette avait reçues
sée » (6). vers cinq heures » (14), puis il le fait de toute sa vie ;
Plus encore que les comportements et les paroles, le « ses aveux mêmes (...) servaient p lutôt à Swann de
jaloux épie les regards, car ils sont silencieux et d’au­ point de départ à de nouveaux doutes qu’ils ne m et­

70 PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE


Dans la
« Recherche »
le thème de
la jalousie
apparaît
comme lié
constamment
à celui de
l’amour.
ILL. OLIVIER BESSON POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

taient un terme aux anciens » (15) ; les soupçons peu­ faire la lumière, une suite de problèmes insolubles, une
vent surgir après coup, quand il est trop tard, en une mer que nous essayons ridiculement comme Xerxès de
«jalousie de l'escalier » (16). Mais chez le héros de la battre p o u r la p u n ir de ce q u ’elle a englouti » (19).
Recherche, plus que chez Swann encore, l’esprit est ac­ Même la mort, que le jaloux souhaite tantôt pour lui,
tif, prompt à multiplier les hypothèses, à élargir par le ta n tô t pour l ’autre, peut ne pas m ettre un term e au
raisonnement le champ des enquêtes : « par nature le mal. La plus grande partie de La Fugitive fait durer la
monde des possibles, dit-il, m ’a toujours été plus ou­ jalousie longtemps après la disparition d’Albertine, ses
vert que celui de 'a contingence réelle » (17) ; ainsi naît trahisons continuant d etre vivantes pour le héros. Et
une dialectique entre les constructions de l’esprit et les c’est ce fond de la douleur touché au moment où il ap­
révélations du hasard. la realité dépassant même la fic­ prend non seulement ses actes mais « ce qu’elle ressen­
tion, comme lorsque Albemne révèle innocemment (?) tait en le faisant, quelle idée elle avait de ce qu’elle fai­
ses relations étroites avec Mlle Vinteuil : « C’était une sait », qui permet au narrateur d’écrire que, dans ces
terra incognito terrible où je venais d'atterrir, une phase cas-là, « on attein t au m ystère, à l’essence de l’a i­
nouvelle de souffrances insoupçonnées qui s ’ou- mée » (20).
vrait » (18). Infini des souffrances, infini des énigmes,
des recherches, des événem ents qui nous échappent. Le jaloux et l’homosexualité, ou Cosi fan tutte. Ce mys­
L’objet aimé se dissout dans cette activité fiévreuse et tère, cette essence, sont de nature homosexuelle. Il est
exténuante. Ce « n'es: plus pour nous une femme mais symptomatique qu’à partir de Jean Santeuil, le person­
une suite d’événements sur .esquels nous ne pouvons nage masculin principal des romans (nous y inclurons

PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE


LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE
la Recherche

Le jaloux Swann, double de l’auteur), découvre que sa maîtresse Le repos du jaloux. Comment la croissance exponen­
a eu des expériences hom osexuelles, q u ’elle en a tielle de la ja lo u sie s'acheve-t-eH e ? Comme elle a
conteur. Le peut-être encore, et que c’est cela qui porte sa jalousie commencé, nous dit P to u sl c esi-a-dire par l’effet du
narrateur se à son comble. La Françoise de Jean Sauteuil est les­ tem ps. P ar-delà les v arian tes isrtic u liè re s, c’est le
comporte bienne depuis l’adolescence, et l’est encore tandis même processus que nous ré tr o s :n s partout. Dans le
qu’elle aime Jean ; Odette l’a été occasionnellement, et texte de 1896, le plus dramatisé. Honoré, blessé à mort,
exactement en s’avoue encore parfois sollicitée ; Albertine est soup­ est, nous l’avons vu, en proie à un délire où il s’im a­
jaloux çonnée de l’être dès le début du second séjour à Bal­ gine obligé d’assister im puissant aux ébats de Fran­
envers ses bec, elle laisse échapper un demi-aveu à la fin de So- çoise avec un autre ; puis, brusquem ent, il constate
dome et Gomorrhe ; soumise à une surveillance directe que son attention est plus attirée par des mouches au­
personnages.
dans La Prisonnière, indirecte et posthume dans La Fu­ tour de lui que par sa jalousie ; il a cessé d'être amou­
Il les scrute en gitive, c’est autour de son homosexualité supposée ou reux, il meurt en paix, rempli seulement, à la manière
tous sens effective qu’est construit tout son personnage. D’autres d ’un personnage de Tolstoï, d’un am our général pour
amies du héros, Gilberte, Andrée, sont au moins sus­ ceux qui l’entourent. Dans Jean Santeuil l'amour finit
jusqu’à
pectes de la même tendance. Du côté m asculin, le par s’éteindre de lui-même. Mais peu auparavant, Jean
débusquer couple de Charlus et de Morel est un pendant homo­ revoit dans un rêve sa maîtresse, au milieu d’une nom­
leurs sexuel de celui du héros et d’Albertine. La jalousie y a breuse com pagnie ; elle s ’en va avec un autre sans
contradictions, sa part, mais bien plus atténuée que chez le héros et prendre congé de lui ; il en souffre encore ; mais au
chez Swann. En tout cas, les protagonistes masculins réveil, « l’âme morte [qui avait aimé Françoise] avait
leurs vices sont tous des ja lo u x , am oureux de femm es h om o­ pris pour ne plus revenir son vol silencieux » (25) et
cachés. sexuelles. Ils finissent par trouver la vérité ultime de Jean « se mit à se faire joyeusement l’actif complice de
leur maîtresse dans le lesbianisme, ou plutôt dans la l’œ uvre de vie, de m ort et d ’oubli que la nature ac­
bisexualité (qui, de l’autre côté, est aussi l’apanage de complissait (...) ». L’amour et la jalousie de Swann s’en
Morel), dont eux-mêmes sont indemnes (21). Cette bi- vont de la même manière, après une absence d’un an
ou transsexualité est longuement décrite dans ses ca­ d’Odette et un rêve qui est une reprise de celui de Jean
ractères généraux après la conjonction de Charlus et Santeuil. L’amour du héros pour Gilberte se dissipe peu
de Jupien (22), en faisant référence au mythe de l’her­ après q u ’il a pris la décision de rester quelque temps
maphrodite comme forme primitive de l’humanité, et à sans la voir, et après un rêve, qu’il interprète lui-même,
la reproduction des plantes. Chaque humain ayant en et où il souffre de la fausseté de son amie. La jalousie
lui, dans des proportions variables, les deux sexes, ce­ à l’égard d’Albertine, bien plus largement traitée, suivit
lui dont le sexe dom inant ne correspond pas au sexe d ’abord longtem ps à sa fuite, puis à sa m ort. Enfin
physique global cherche à se conjoindre à un être du l’oubli se met en marche, en quatre étapes bien struc­
même sexe global que lui mais de sexe dominant op­ turées, précédées d’une série de rêves récurrents, qui
posé. Il peut également se conjoindre à quelqu’un du ram èn en t « une im pression douloureuse et a n ­
sexe physique global opposé dont le sexe dominant est cienne » (26). Albertine y apparaît en présence de la
opposé au sien. Gilles Deleuze a systématisé ces rela­ g rand-m ère (double de la mère), et ses m enaces de
tions dans Proust et les signes. rupture n ’émeuvent plus le héros. Mais ces rêves alter­
nent avec des lectures de Berg'otte qui lui rappellent
Le jaloux en culottes courtes. Une autre récurrence re­ par association son amour passé, dans une atmosphère
marquable dans tous les textes qui nous intéressent est apaisée, « la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle,
que le héros enfant est jaloux de sa mère, et que l’adulte qui est mentale » (27). Le temps calme la souffrance, la
s’en souvient lors de ses amours tumultueuses. Dans littérature conserve les souvenirs et leurs décors.
« La Fin de la jalo u sie » (23), alors q u ’Honoré est le
plus jaloux de Françoise, il se rappelle qu’à sept ans, Le jaloux sous le fouet, ou le jaloux artiste. Hormis les
quand sa mère devait aller au bal le soir, il la suppliait protagonistes, les jaloux sont légion dans la Recherche :
de s’habiller tôt, de venir lui dire bonsoir à huit heures Tante Léonie jalouse de l’étiquette de sa maison et de
A LIRE AUSSI et de partir très en avance, ne pouvant supporter ses sa connaissance de Combray, Mme Verdurin jalouse
✓ La Jalousie : préparatifs de départ à l’heure de s’endormir. De même, de son salon et plus encore des salons aristocratiques ;
Tolstoï, Svevo, Honoré m ourant voudrait que Françoise lui promette les Guermantes de leurs privilèges de caste (et le duc
Proust, sous la de se rem arier im m édiatem ent après sa mort, parce d’Odette vieillie) ; Françoise jalouse de ses prérogatives
direction de Jean qu’il ne peut supporter l’idée que d’autres peuvent « se domestiques, de son code, de la morale familiale, d’Al­
Bessière. la payer » pendant qu’il est malade. Dans « Combray », bertine ; et même la mère et la gran d -m ère, dont
Champion, 1996.
la scène du baiser du soir a pour cause semblable la l’am our trop protecteur s’apparente nettement à la ja ­
✓ Le Jaloux :
lecteur de signes. jalousie de l’enfant à l’égard de la vie mondaine de sa lousie. Mais quant au futur écrivain q u ’est le héros,
Proust, Svevo, mère. Et cette scène, posée comme capitale par le nar­ nous le voyons, dans Le Temps retrouvé, assum er sa
Tolstoï, sous la rateur, est rappelée à plusieurs reprises à l’occasion jalousie passée comme un bienfait : elle fait partie de
direction de Béatrice d’amours adultes : à propos de Swann attendant avec sa vie, qui lui fournit la matière de son œuvre ; tour­
Didier, Déborah agitation p en d an t des jo u rs un reto u r de voyage née vers le particulier, elle va être désormais, dans le
Lévy-Bertherat,
d ’Odette (24), et dans La Prisonnière, où un parallèle cadre de la théorie, réorientée vers le général ; les souf­
Gwenhaël Ponnau.
est établi plusieurs fois entre le baiser maternel et le frances passées seront utilisées en vue de la jo ie de
SEDES, 1996.
baiser vespéral d’Albertine. l’Idée. Le chagrin développe les forces de l’esprit, il est

72 PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE


LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE
!a Recherche

même le mode selon lequel certaines idées entrent en (bien qu’il s’ennuie dès qu’il les obtier.: : mais il ne les
nous. La souffrance « met en marche (...) ces machines trouve que très incom plètem ent chez '.‘aune. qui re­
admirables en soi (...) mais peut-être inertes » que sont garde ailleurs, qui aime ailleurs. C’est le scheira rr.ême
l’imagination et la pensée. De ces points de vue, la j a ­ de l’amour racinien, amour sans véritable échange, ja ­
lousie est donc un stimulant ; « l’idée de la souffrance mais récompensé. Il ne peut se manifester que par une
préalable s’associe à l’idée de travail » (26). Elle nous quête et une déception perpétuelles, les échecs du pou­
tue dans notre vie contingente, mais, par la tension voir et du savoir. La jalousie apparaît comme une puis­
vers la connaissance à laquelle elle nous oblige, elle sante donnée existentielle chez Proust, écrivain, narra­
nous fait progresser vers le vrai : « les chagrins sont teur et personnage confondus ; c’est pourquoi on la
des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on voit bouillonner des antécédents de la grande œuvre
lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, ju sq u ’aux derniers passages retouchés peu avant sa
des seiviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui mort. Mais il lui applique des théories qui ont pour ef­
par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à fet de modifier ses caractères de départ. D’une part, sa
la mort » (29). théorie de l’homosexualité et de l’hermaphrodisme, qui
oriente le désir jaloux vers un objet bien particulier, et
Le jaloux conteur. Le narrateur se comporte exactement aboutit à faire du transsexualism e une ascèse (quête,
en jaloux envers ses personnages. 11 les scrute en tous souffrance, humiliation) sans accès possible à la pléni­
sens jusqu’à débusquer leurs contradictions, leurs vices tude. D’autre part, la théorie esthétique du Temps re­
cachés, jusqu’à les pousser dans toutes leurs virtualités. trouvé : on remarque que les destinées des trois grands
Il va même jusqu’à participer à leurs investigations ja ­ artistes de la Recherche sont relativement indemnes de
louses. Plus d’une fois on constate, dans Un amour de la jalousie (seul le principal d’entre eux, Vinteuil, est
Swann, que Swann et le narrateur enquêtent côte à miné par une souffrance intime, précisément la décou­ (1) Correspondance, III,
467. Les autres réfé­
côte, que le narrateur, par ses commentaires, découvre verte de l’homosexualité de sa fille). Les aspirations à
rences sont données
ce dont le personnage est encore inconscient : que les l’art sont présentées comme d’une nature supérieure, et aux Plaisirs et les
sourires à la Watteau d’Odette dissimulent une coquet­ si la théorie fait une place à la jalousie, c’est en tant jours et à Jean San-
terie active, qu’Odette a l’art de travestir ses mensonges que partie ignoble, en tant que corps, pourvoyeur de teuil, réunis dans un
même volume, dans la
en y glissant quelques faits vrais. Quand le jaloux est matière et de contingence que l’esprit ordonnera, ou Bibliothèque de la
le héros qui dit «je », le narrateur (qui dit aussi «je ») convertira en objet de contemplation. La jalousie, c’est Pléiade, et pour A la
vient à la rescousse et explique, ou promet d’expliquer alôrs seulement la manifestation impulsive de la désu­ recherche du temps
plus tard (ce qui a parfois pour résultat de ne rien ex­ nion intime de l’être humain. perdu à l’édition G.F.,
Flammarion. (2) Cor­
pliquer du tout) : ainsi de l’incident des seringas dans respondance, II, 97. (3)
La Prisonnière (30). Cette jalousie, relevant à la fois de La dernière crise. Il s’agit cette fois de l’écrivain en Du côté de chez
la sympathie pour le personnage et du scrupule d’écri­ personne. Sa dernière intervention connue sur son Swann (Sua), 361. (4)
Siv., 398. (5) « Fin de
vain, est un puissant moteur de la narration : elle en­ œuvre est la correction de la dactylographie d’Alber­
la jalousie » (FJ, 153.
traîne le conteur à observer et à analyser de multiples tine disparue, en octobre-novem bre 1922 (31). Elle (6) Jean Santeuil (J5),
signes de comportement et de langage, à instituer une consiste, dans un geste fou, à assu rer le triom phe 756. (7) FJ, 152.
très effective sémiotique du jaloux, une linguistique brusque et défin itif de la ja lo u sie en d étru isan t du (8) JS, 810. (9) So-
dome et Gomorrhe**
pragmatique du jaloux. Il se préoccupe de pousser à la même coup la plus grande partie du roman (soit envi­ (SG**), 5. (10) La Pri­
limite la connaissance de l'autre comme envers, comme ron 300 pages). Proust arrête le récit peu après la mort sonnière {Pris.),
négatif de ce que nous connaissons de lui, comme dé­ d’Albertine, laquelle a lieu, selon une addition in ex­ 494-496. (11) Pris.,
162-163. (12) FJ, 164.
tenteur de savoirs, de vouloirs et de pouvoirs qui nous tremis, « p en d an t une prom enade q u ’elle faisait au
(13) Sw., 496. (14)
échappent. bord de la Vivonne » (la rédaction antérieure l'avait Sw., 410. (15) Sw.,
Les hypothèses infinies du narrateur jaloux sur les située en Touraine). A la page suivante, égalem ent 507. (16) Pris., 179.
possibles du réel finissent par engendrer un type de ré­ dans une ultim e addition, le héros rapproche cette (17) Pris., 115.
(18) SG**, 298.
cit qui quitte le champ du vraisemblable et entre allè­ mort à Combray, donc près de M ontjouvain, des dé­ (19) Pris., 199. (20) La
grement, surtout dans Albertine disparue, dans le do­ négations d’Albertine qui lui avait juré n'avoir jam ais Fugitive (Fug.), 169.
maine du contradictoire et même du rocambolesque : eu de relations charnelles avec Mlle V inteuil : « Et (21) Mais la biogra­
c’était donc le soir où j ’étais allé chez les Verdurin, le phie de Proust nous
on voit Saint-Loup et Aimé chargés de missions haute­
fait supposer que c’est
m ent fantaisistes, de multiples personnages changer soir où je lui avais dit vouloir la quitter, qu’elle m’avait par prudence qu’il les
com plètem ent de goûts sexuels, d'autres réaliser des menti ! » Quelques pages plus loin, Proust supprim e laisse ainsi à l’écart.
mariages inconcevables, les côtés de Combray se re­ toute la fin du récit, à l’exception des pages sur Ve­ (22) SG** 86-88. (23)
FJ, 161-162. (24) Sw.,
joindre, géographiquement et socialement. nise (32). Sont enlevées les enquêtes d’Aimé, l’obten­
424. (25) JS, 821.
tion des renseignements les plus effarants sur la cul­ (26) Fug., 183-186.
Le jaloux-Pyrrhus. C’est la jalousie qui transform e le pabilité d’Albertine, mais aussi les doutes sur la fiabilité (27) Fug., 187. (28) Le
héros enfant, à la personnalité fragile et régressive, peu de ces résultats ; disparaissent encore les trois pre­ Temps retrouvé (TR),
305. (29) TR, 306. (30)
pourvu de facilité de com munication externe, hyper­ mières étapes de l’oubli, et donc du déclin de la jalou­ Pris., 147-148. (31)
sensible et hyperintelligent, exposé aux: dissociations sie. Dans la version tronquée qui subsiste, l’h o m o ­ Voir Albertine dispa­
du moi, en un personnage pour qui la poursuite, la sexualité d’Albertine est présentée comme évidente et rue, éd. Grasset, 1987.
(32) Dans un premier
capture, la possession, l’investigation tiennent lieu de massive, tous les soupçons se confirment avec éclat.
temps, il avait voulu
morale amoureuse. Aussi cet être prédateur est-il au La ja lo u sie n ’a pas été calm ée p ar les prom esses supprimer également
fond un sensible, qui a besoin de tendresse, de caresses d’éternité. Elle lance ici son dernier coup de griffe. □ ces pages.

PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE 73


LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE
la Recherche

L’affaire Dreyfus :
le grand bouleversement
par Henri Raczymow
Lsaffaire Dreyfus constitue dans l’œuvre de Proust, comme dans la société française de ïa Belle
Epoque, un véritable bouleversement. Et les personnages de la Recherche, par ieurs opinions
changeantes voire contradictoires face à l’Affaire, traduisent cette soudaine perte de repères.

L
’affaire Dreyfus, chez Proust, aurait pu relever dentes dreyfusardes, pour qu’il rentre à Paris converti.
d’un traitem ent balzacien. On y aurait vu la Il revient « dreyfusard enragé ». On l’entend s’écrier :
distribution des rôles sociaux une fois pour « Hé bien, le procès sera révisé et il sera acquitté ; on
toutes, comme un donné essentialiste, selon un ne peut pas condamner un homme contre lequel il n ’y
pur déterminisme relevant de l’atavisme ou de a rien. » Quant à la duchesse, elle sera longtemps anti­
la classe sociale. Mais, même si l’on trouve du Balzac dreyfusarde « tout en croyant à l’innocence de Drey­
chez Proust, Proust échappe à Balzac en ceci, d’abord, fus ». Elle changera d’avis mais tardivem ent, quand
qu’il n ’y a pas chez lui de vérité stable et univoque. l’Affaire est terminée depuis longtemps. Ce sera même
Tout est mouvant et mouvement. Ce qui meut les per­ la raison pour laquelle son mari sera barré à la prési­
sonnages relève de motivations indéfinies, obscures, et dence du Jockey. Charlus, son beau-frère, croit égale­
d’abord à eux-mêmes, et dont le relevé, à quoi Proust ment à l’innocence du capitaine. Mais pour une raison
s’emploie parfois, serait proprem ent inépuisable. Une plutôt originale, qui correspond bien à son esprit ba­
configuration sociale se dessine, semble perdurer, on a roque. Antisémite assumé, à ses yeux, Dreyfus n ’a pas
tôt fait de la croire éternelle. C’est trahi puisqu’il n ’est pas français : il
une illusion. Surgit un événem ent est ju if ! « Il aurait commis un crime
social ou politique d ’im portance, contre sa patrie s’il avait trah i la
une crise nationale, et la configura­ Judée, mais qu’est-ce qu’il a à voir
tion est alors tout autre, avec d’autres avec la France ? » Le prince et la
form es et d’autres couleurs q u ’on princesse de Guermantes sont tenus
croit à nouveau éternelles et avoir naturellement pour des antidreyfu­
été là de tout temps. Eh bien non : sards. Le prince soutient qu’il faut
nous oublions ce que fut le passé, et « renvoyer tous les Juifs à Jérusa­
qu’il est une préhistoire qui ne res­ lem ». Et puis - c’est Swann qui le
semblait en rien à ce que nous avons découvre un jo u r avec ravissement -
aujourd’hui sous les yeux. L'affaire on apprend que chacun, à l’insu de
Dreyfus constitue dans l’œuvre de l’autre, fait dire des messes à l’in­
Proust, comme dans la société fran- tention de Dreyfus, « de sa malheu­
GO
çaise de la Belle Epoque, un tel trem- § reuse femme et de ses enfants ». En
blement de terre. La guerre de 14 en £ cachette tant c’est honteux, la prin­
constituera un autre, avec les mêmes g cesse lit même l ’A urore, le journal
Caricature d’Alfred Dreyfus.
effets sociaux et culturels. Cette < de Clemenceau ! Le seul Guermantes
configuration sociale mouvante, soudain radicalement qui affiche ouvertement et de façon militante des opi­
bouleversée, Proust nous dit qu’elle est comme un ka­ nions dreyfusardes, c’est Saint-Loup, l’ami du narra­
léidoscope qui tourne de temps en temps. teur. On s’étonne que venant d’un tel milieu il professe
Professeur de Tentons d’y regarder de près, en examinant d’abord des opinions si inattendues. Ce progressiste s’en ex­
lettres, écrivain, le milieu Guermantes. Ici, comme ailleurs, les positions plique en disant que le m ilieu n ’a pas l’im portance
Henri Raczymow a à l’égard de l’Affaire ne sont nullem ent homogènes, qu’on dit, ce quiest déterminant, ce sont les idées : on
notamment écrit Le
elles couvrent au contraire tout l’éventail des opinions. est l'hom m e deson idée plus que de son origine. On
Cygne de Proust,
Ce qui complique encore les choses, c’est qu’elles chan­ suppose aussique sa position est due à l’influence né­
éd. Gallimard, coll.
«L’un et l’autre», gent, s’inversent selon des lignes brisées que rien ne faste de sa maîtresse, Rachel, qui offusque tant sa mère,
1990, et Le Paris laissait présager. Le duc de Guermantes est d’abord in­ la très antisémite Mme de M arsantes pour qui, même
littéraire et intime différent, puis longtem ps « antidreyfusard forcené ». innocent, Dreyfus doit rester à l’île du Diable... Il y a
de Marcel Proust, Comme c’est un homme superficiel et frivole, il lui suf­ bien un milieu Guermantes, avec son code mondain et
éd. Parigramme, fit de rencontrer un jour en allant aux eaux trois dames son langage. Mais en son for intérieur, s’agissant de
1997.
charm antes, dont une princesse italienne, toutes ar- l’Affaire comme pour d’autres domaines, sexuels par

PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE 77


•LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE
la R e c h e rc h e

exemple, chacun se détermine selon des choix erra­ com m ent réagit-il ? C’est un ardent dreyfusiste. Le
Le dreyfusisme
tiques, peu assignables à une causalité certaine. narrateur le critique d’ailleurs car Swann, au jugem ent
de Swann Tournons-nous vers le milieu Verdurin. Là encore, notoirem ent si sûr, en perd ses facultés de discerne­
intervient dans les positions sont extrêmement erratiques, pour ne pas ment. C’est à l’aune de son propre engagem ent qu’il
la « Recherche » dire contradictoires. Ce n’est pas Proust qui se contre­ apprécie ou condamne désormais les gens, et, fait plus
dit, c’est nous-mêmes. Nous disons une chose et agis­ rédhibitoire aux yeux de Marcel, ju sq u ’aux artistes :
en même sons en sens contraire. Nous disons deux choses diffé­ parce q u ’antidreyfusard, Barrés n ’a plus de ta len t ;
temps que la rentes, selon la personne à qui nous nous adressons. pour la raison inverse, Clemenceau devient un fin litté­
maladie qui Nous nous disons à nous-m êm es deux choses oppo­ rateur... Les Guermantes, évidemment, le vouent aux
sées. Divers intérêts sociaux nous déterminent à penser gémonies : il les a trahis. « Nous nous étions tous por­
devait dans un sens ou dans un autre, dans un sens puis dans tés garants de Swann, dit le duc de Guermantes, j ’au­
l’emporter. un autre. Si toutefois il s’agit là de « pensée »... Proust rais répondu de son patriotisme comme du mien. Ah !
nous dit tout cela. Et nous le montre. Prenons Odette. il nous récompense bien mal... »
Elle est mimétique de Mme Verdurin. On ne s’en éton­ Malgré son dreyfusisme réel, Swann refuse de signer
nera pas. Dès que l’Affaire éclate, et malgré les posi­ la pétition initiée par Bloch. La raison qu’il avance est
tions contraires de Swann, on la voit faire « profession pour le moins surprenante : il ju g e son propre nom,
du nationalism e le plus ardent ». Elle interdit à son nous dit Proust, « trop hébraïque pour ne pas faire
mari de jamais évoquer l’innocence du capitaine (alors mauvais effet ». Or, le nom de Swann, d’évidence, n ’a
qu’elle confie dans le même temps au narrateur qu’elle rien d’« hébraïque ». Il est anglais. A un n près, il signi­
en est convaincue) : cela nuit à ses intérêts mondains. fie cygne. Il y aurait donc méprise de la part de Proust.
Car à la faveur de ses positions, la voici en passe d’être Il aura confondu (cela arrive en d’autres occurrences
admise dans certains cercles aristocratiques, au grand dans la Recherche) le fictif Swann et son modèle, le
dam de Charlus pour qui l’Affaire a ceci de fâcheux réel Charles Haas. On trouvera dans Le Cygne de Proust
qu’elle amène dans son milieu un « afflux de messieurs les raisons de cette substitution et de ces méprises. Le
et de dames du Chameau, de la Chamellerie, de la Cha- personnage de Swann, dans l’économie de la Recherche,
mellière ». Traduisons : des roturiers qui, sous prétexte n ’est presque plu s juif. On suppose que ses parents,
d ’antidreyfusism e, s’im m iscent in d û m en t chez les voire ses grands-parents, se sont convertis au catholi­
princes. Une autre motivation préside à l’antidreyfu- cisme. Mais, selon une sociologie que Proust a fine­
sisme de Mme Verdurin : « un antisémitisme bourgeois ment observée, il y a, chez le Ju if le plus assimilé, un
et latent » qui « s’était réveillé et avait atteint une véri­ reste incompressible qui ne demande qu’à resurgir à la
table exaspération ». Le surprenant, c ’est q u ’on ap­ moindre occasion. C’est ce qui se passe pour Swann
prend par la suite qu’elle est « une farouche radicale ». lors de l’Affaire. S’agissant du patronyme, le passage
C’est que l’Affaire constitue pour elle aussi, mais autre­ du germanique Haas - le lièvre - au très britannique
ment, un « créneau » mondain avantageux. Son salon, Swan(n) - le cygne -, procure un double avantage.
à l’instar de celui de Mme Straus, la très chère amie et D’abord sur le plan identitaire, l’occultation de l’alle­
correspondante de Proust, ou de celui de Mme Arman mand, perçu par l’antisémite comme contigu au juif.
de Caillavet, l’égérie d’Anatole France, sera résolument Sur le plan esthétique ensuite, le glissement du lièvre
dreyfusard, recevant Picquart, Clemenceau, Zola, Jo ­ trivial au cygne élégant et aristocratique. En somme,
seph Reinach et Labori. Ce qu’écrit Proust à propos de Proust dégermanise Haas - le déjudaïse - et l’anglicise
Mme Verdurin vaut pour la réelle Mme de Caillavet : en Swann. Le but de l’opération, paradoxalement, est
« L’affaire Dreyfus avait passé, Anatole France lui res­ de le franciser. (Dans la Recherche, nul n ’im agine
tait. » Le gens du monde, en effet, sont partis... Après q u ’on puisse être indissolublem ent ju if et français.)
l’A ffaire, Mme V erdurin devra tro u v er autre chose Mais il ne fallait pas que cette francisation fût trop di­
pour fédérer son petit clan et donner le « la » : les Bal­ recte. Cela eût paru suspect. Il fallait une médiation.
lets russes. Le passage par le patronyme anglais était une solution
Le seul personnage qui ne soit pas soumis à de telles élégante à tous égards. Il signalait l’étrangeté, mais
variations, voire contradictions touchant l’Affaire, c’est dans sa version chic. Car le chic, dans la Recherche,
Albert Bloch, l’ami et l’initiateur de Marcel. Il est ju if et est anglais.
il n ’est d’ailleurs pas sans ambivalence, loin s’en faut, Le dreyfusism e de Sw ann in terv ien t dans la Re­
en regard de sa propre judéité. Il est dreyfusard mili­ cherche en même tem ps que la m aladie qui devait
tant du début à la fin. Proust lui a prêté ce trait auto­ l’emporter. « Ce serait bien agaçant, dit-il, de mourir
biographique d’assister presque tous les jours, comme avant la fin de l’affaire Dreyfus. Toutes ces canailles-là
lui, au procès Zola, muni de sandwiches et d’une bou­ ont plus d’un tour dans leur sac (...) Je voudrais bien
teille de café. Autre trait commun, c’est lui qui fait cir­ vivre assez pour voir Dreyfus réhabilité et Picquart co­
culer une liste de signatures en faveur de Picquart et lonel. » A la veille de la guerre de 14, il n ’y a plus d’af­
pour la révision du procès, comme Proust l’avait fait, faire Dreyfus. « Le dreyfusisme, écrit Proust dans Le
fier d’avoir recueilli la signature combien prestigieuse Temps retrouvé, était m aintenant intégré dans une sé­
d’Anatole France pour le Manifeste des cent quatre. rie de choses respectables et habituelles (...) Il n ’était
Et Sw ann, affidé des G uerm antes, le prestigieux plus shoking... » Les temps ont si bien changé que le
Swann, seul Juif du Jockey, dilettante au meilleur sens n arrateu r, com m e on voit, se met à parler com m e
du terme, aimé des femmes, recherché par les princes, Odette. □

78 PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE


LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE
la Recherche

La beauté fin de siècle


par Pierre-Edmond Robert
Tableaux de Gustave Moreau ou cPOdilon Redon, opéras de Wagner, vases de Galié... Proust est
resté fidèle à l’esthétique fin de siècle et a résolument tourné Se clos au modernisme,

omme c’est laid chez vous ! » s’exclame le et lui faisait jo u er le Quintette des fleurs, “Vos yeux
baron de Charlus en détaillant l’apparte­ sont tombés dans mon cœur”, tandis que des parfums,
m ent du n arrate u r d’A la recherche du répondant aux sons, étaient vaporisés. » Puis il conclut
tem ps perdu (1), com me p araît-il Oscar cruellement : « Personnalité des plus curieuses, parce
Wilde ou Robert de Montesquiou en visite qu’entièrement factice, d’une époque de travestis écla­
chez Proust. Dans Le Côté de Guermantes (II, 843), c’est tants et de mensonges pieux ou impies, il ne dem eu­
encore Charlus qui, recevant le narrateur chez lui, le rera que grâce aux Des Esseintes de Huysmans et au
réprimande comme un élève ignorant et indigne de ses Baron de Charlus de Proust. Montesquiou a eu raison
soins : « Je vois que vous ne vous y connaissez pas de fréquenter les gens de lettres. » Morand aussi, sans
mieux en fleurs qu’en styles ; ne protestez pas pour les doute, à commencer par Proust, vers 1916.
styles, cria-t-il d’un ton L’art 1900, on peut l’admirer à l’occasion de l’Expo­
de rage suraigu, vous ne sition de cette année-là, celle de l’Electricité. Paul Mo­
savez même pas sur quoi rand se souvient : « Au Grand Palais, c’est l’art des dix
vous vous asseyez, vous dernières années ; cette Décennale, représentant l’art
offrez à votre derrière contemporain, ce sont dix salons empilés les uns sur
une chauffeuse Directoire les autres. Le public va droit aux maîtres qu’on lui a
pour une bergère Louis garantis ; il admire le Charles le Téméraire de Roybet,
XIV. Un de ces jours vous Les Trompettes de Détaillé, Le Pont Alexandre de Roll,
prendrez les genoux de Cormon, Flameng [...] Henner, Bonnat, Dagnan-Bou-
Mme de Villeparisis pour veret [...] Rochegrosse, Henri Martin, Bouguereau... »
le lavabo, et on ne sait P roust ne partage pas égalem ent p o u r tous ces
pas ce que vous y ferez. » peintres qui furent fêtés le mépris de M orand (qui a
Paul Morand, autre ar­ l’avantage d’écrire en 1931). Mais lui aussi écrit après
bitre des élégances, com­ coup, tandis que la publication différée des derniers
m ence ainsi, dans son volumes d’A la recherche du temps perdu donne à sa
1900, paru aux Editions défense de l’impressionnisme contre l’art officiel ou ce­
de France en 1931, ce lui des Salons de la fin du siècle un air de déjà lu. En
p o rtrait de Robert de 1927, avec la conclusion du Temps retrouvé, on re­
Montesquiou : « En 1900, trouve en effet l’écho des débats esthétiques depuis
le comte Robert de Mon­ 1874 et l’exposition d'im pression, soleil levant, de
tesquiou s ’est installé à Claude Monet, cette année-là, comme, pour l’opéra,
Neuilly, au “Pavillon des des plaidoyers en faveur de Wagner. Bien plus, la pein­
Muses” ». Mais c’est pour ture moderne, celle d’après 1905, ne figure pas dans la
se moquer de ce « roi des Recherche.
beaux esprits », faire un Chez Proust, l ’appartem ent du boulevard H auss-
mot : « C’était un aristo­ m ann, comme celui de la rue H am elin étaient bien
crate pour vilains. » Mo­ dans le goût de l’époque - étouffant entassem ent de
rand dresse la liste des bric-à-brac. Le narrateur de la Recherche avoue possé­
modes que ce dandy fin der « un bronze un peu déshonorant » de Barbedienne
de siècle a lancées : « De­ (III, 682). Mais ce bronze est utile : pour laid qu’il soit,
vant des “anges étranges” il inspire, en raison de sa valeur m archande et bour­
à la Vinci ou à la Dhur- geoise, du respect à Albertine et donc de la considéra­
mer, il réhabilitait Mar­ tion pour son propriétaire amoureux de sa prisonnière.
celine D esbordes-V al- A la différence de Swann et de Charlus (qui appartien­
morc. Dans un décor de nent à la génération qui le précède), le narrateur n ’est
vases de Gallé, parmi les pas collectionneur de beaux objets ; le bon goût lui est
pointes sèches d’Helleu, indifférent. A-t-il même été longtemps influencé par
il asseyait au piano son Montesquiou, lequel voyait dans toute occasion de la
favori, le jeune Delafosse vie, organisation d’une fête, d’un voyage et plus parti­

82 PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE


LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE
la Recherche

culièrem ent la com position du décor d’un salon ou tièrem ent dénuées de sens, destinées à entretenir le Proust, dans
d ’une cham bre à coucher, l’occasion d ’exercer son « bourrage de crâne », d’ailleurs volontaire, des lecteurs
goût artistique en rassem blant des éléments rares et de jo u rn au x (on ne parlait pas encore de « langue de
sa vie, est
apparem m ent disparates mais porteurs d’un sens ca­ bois ») dans des articles qui d’année en année annon­ resté fidèle
ché ? Certes, com m e M ontesquiou, P roust aim e les cent victoire sur victoire, appartiennent en propre au aux modes
vases de Gallé, leur verre aux ombres dégradées, om­ monde moderne.
belles et volutes, couleurs mourantes, émaux « figurant Pour la peinture, on est frappé par l’éclectisme de
et aux
une couche de neige », ainsi qu’il le rappelle en faisant Proust : des primitifs italiens (Giotto) et leurs succes­ usages de
décrire à son narrateur, dans A l’ombre des jeunes filles seurs (Botticelli, Carpaccio) aux impressionnistes (sur­ sa jeunesse.
en fleurs, la mer, vue de Balbec, comme à travers une tout Claude Monet), il cite ou commente la totalité des
sorte de vitrail d’aquarium , dans le style rococo du grands maîtres - Vermeer, Rembrandt, Watteau, Char­
Grand Hôtel. En tout cas, le soin avec lequel le narra­ din, Tumer, mais aussi Gustave Moreau et Odilon Re­
teur se propose de décorer le yacht - meubles anglais don, Whistler, les préraphaélites et les petits maîtres de
et vieille argenterie française - qu’il compte offrir à Al­ son temps - Béraud, Madrazzo, Boldoni, Helleu. Si les
bertine (dans La Prisonnière le narrateur se renseigne tableaux s’entassent dans la Recherche et les autres
pour cela auprès de ces autorités morales er artistiques écrits de Proust comme dans un capharnaüm fin de
que sont Charlus et le peintre Elstir) est sans équivalent siècle, le lecteur attentif notera que Proust ne les met
dans la vie de l’auteur. pas tous sur le même plan. Quand il parle de Chassé-
Dans ces mêmes passages du roman, les robes de riau, de M onticelli, ou de Gervex c’est à la suite de
Fortuny que porte la duchesse de Guermantes et celles Montesquiou (3). Il évoque Jean-François Millet pour
que le narrateur offre à Albertine sont le symbole d'un un e préface à Propos de p eintre de Jacques-É m ile
art nouveau - celui qu’ont apporté les Ballets russes et Blanche, Eugène Lami parce qu’il a peint les Greffulhe
leurs décors peints par Sert, Bakst et Benois. Pour le et Charles Haas, M unkacsy pour regretter sa m édio­
narrateur, les étoffes de Fortuny sont en outre le rappel crité. Herbert ou Dagnan-Bouveret pour souligner celle
à Paris de Venise, une Venise « tout encombrée d’Orient ». de Xorpois, Gérôme comme illustration du m auvais
Le décor des robes - oiseaux, fleurs - peut paraître goût d'Odette. Certes, Madeleine Lemaire a illustré Les
surchargé mais leur coupe, renouvelée de la tunique Plaisirs et les jours, et Proust ne mentionne ni Cézanne
grecque, s'oppose par sa simplicité aux tournures fin ni les peintres qui se sont inspirés de lui. Mais Swann,
de siècle. Elstir. Bergo~e devant la Vue de Delft, reconnaissent la
beauté. Elle est sans cesse présente jusque dans le vo­
v a n t l’époque où est censé avoir lieu le cabulaire de Proust où, dans A la recherche du temps

A
« Bal de têtes » du Temps retrouvé, c’est-à- perdu, les termes beau et ses dérivés sont très large­
dire en reprenant la vie de Proust 1922, ment privilégiés aux dépens de laid et laideur.
l’époque de son écriture : 1909-1910. Une On peut dire à peu près la même chose de la m u­
lettre de Marcel Proust à Reynaldo Hahn, sique qu'on y entend : si la sonate de Vinteuil coïncide
écrite le 11 avril 1907, en rentrant d’une soirée chez la avec celle, pour piano et violon, de Saint-Saëns, avant
princesse Edmond de Polignac où Reynaldo Hahn avait que Proust, pour des raisons personnelles n ’en multi­
joué au piano, tout en dirigeant l’orchestre, son Bal de plie les clés, le septuor, où les instruments et les parti­
Béatrice d ’Este, l’annonce : « Que tous les gens que j ’ai tions se multiplient de nouvelle rédaction en nouvelle
connus ont vieilli. » Il en est de même d ’une autre rédaction pour aboutir à une sorte de symphonie as­
lettre de Marcel Proust, à Louis de Robert, peu après le sourdissante : sons • perçants, presque criards », « chant
24 décembre 1912, alors qu’il est allé voir Kismel au du coq », « titubation de cloches retentissantes et dé­
théâtre : « Mais les gens mêmes que je connaissais, je chaînées » (ni. 761, 754, 755), motifs tour à tour pathé­
ne les salue pas confiant dans le masque que l’âge et tiques et joyeux qui rappellent Schumann et aussi, se­
la maladie ont adapté à mon visage » (2). lon les indications de Proust, le quintette de Franck, les
En effet, les vieillards du « Bal de têtes », avec leurs opéras de Chabrier, les q u atu o rs de Beethoven, de
barbes blanches pour féeries et contes de Noël, sont Fauré, et toujours Wagner. Mais W agner a-t-il encore
des figures d’avant et non d’après-guerre, aussi datées besoin d’un défenseur lorsque Proust écrit la Recherche ?
en 1922 que les allusions du récit à la démission du Il y cite Pelléas et Mélisande, mais pas le groupe des
maréchal de M ae-M ahon (1877), au scandale de Pa­ Six.
nama (1892), aux pastilles Géraudel, souveraines contre Quand on voyage aussi peu que Proust, on attend
la toux. Une époque désormais révolue : cravates de que le monde vienne à nous. Les Expositions univer­
chez Charvet et pieds sales, résume Paul M orand qui selles de Paris ont à quatre reprises apporté leurs bou­
lui tourne le dos. Proust, dans sa vie, est resté fidèle leversements dans une époque qui semble immobile a
aux modes et aux usages de sa jeunesse et la dernière posteriori. La Tour Eiffel, construite pour l’Exposition
photo que l’on connaisse de lui, si elle est bien de de 1889, n ’apparaît qu’une seule fois, dans Le Temps
1921, m ontre un hom m e encore je u n e en veston et retrouvé, non pas comme le symbole du modernisme
faux col du début du siècle. reconnu par les peintres cubistes et par A pollinaire
Seules, les expressions nouvelles, apparues dans les dans les premiers vers de « Zone » où elle est l’an ti­
com muniqués et les éditoriaux de la guerre : euphé­ thèse du « monde ancien », mais dans sa seule utilisa­
mismes, périphrases et autres formules codées ou en­ tion m ilitaire p endant la guerre (on y a installé des

PROUST / HORS-SÉRIE DU MAGAZINE LITTÉRAIRE 83


LES ÉTAPES DE L'ŒUVRE
la R e c h e rc h e

projecteurs qui balaient le ciel lors des attaques d’avions trades de fonte moulée qu’encadrent en guise de por­
allemands). C’est le Trocadéro, construit pour l’Exposi­ tiques les tiges nervurées, comme gorgées de sève, de
(1) A la recherche du tion de 1878, avec sa façade en demi-cercle, sa cou­ plantes monstrueuses surmontées de leur tulipe lumi­
temps perciu êtL éta­
pole et ses tours « mauresques » qui est le m onum ent neuse. Le restaurant M axim’s, autre fleuron de cet art
blie sous la direction
de J.-Y. Tadïé. parisien le plus souvent cité, il est vrai pour des raisons décoratif 1900, le style nouille, n ’est pas mentionné.
« Bibliothèque de la liées à l’intrigue, parce que dans La Prisonnière le nar­ Mais Notre-Dame d’Amiens figure moins souvent que
Pléiade », Gallimard, rateur veut empêcher Albertine d’y retrouver l’inquié­ Saint Marc de Venise dont on retrouve les coupoles sur
1987-1989, 4 vol., III,
888. Les références
ta n te Léa - un nom d ’héroïne à la M arcel Prévost. les casinos des stations balnéaires à la mode de 1890.
suivantes à cette édi­ Mais le monument de Davioud est comme un supplé­ La modernité n’est visible dans la Recherche que par
tion figurent dans le ment d‘art puisqu’en plein Paris il évoque Tanière-plan la nouvelle mobilité qu’elle peut offrir, comme à Proust
texte. du Saini Sébastien de Manteg'na. Quant au Métropoli­ dans sa vie et celle de ses proches : le téléphone (et le
(2) Correspondance de
Marcel Proust, éd. tain, nouveauté du début du siècle car construit à par­ théâtrophone), les aéroplanes (et les hangars de toile de
Ph. Kolb, Pion, 1970- tir de 1898 sa première ligne fut inaugurée en 1900 l’aérodrome de Bue, où le chauffeur de Proust, Agosti-
1993, 21 vol., Vn. pour l’Exposition, il n’est mentionné qu’une seule fois, nelli, prenait des leçons de pilotage, qui les abritent
139 ; XI, 337.
pendant la guerre où il sert d’abri lors des bombarde­ sont, sur les clichés de Lartigue, « simples comme ceux
(3) « Pays des aro­
mates par le comte ments. Charlus s’y rend, « espérant quelque plaisir des de P ort-A viation ») et p arto u t les autom obiles qui,
Robert de Montes­ frôlements dans la nuit, avec de vagues rêves de sou­ dans les rues et les avenues, et toujours pour Apolli­
quiou », La Chronique terrains moyenâgeux et d'in pace. » Si Proust évoque naire, ont par association avec la ville « l’air d’être an­
des arts et de la curio­
sité, 5 janvier 1901, l’époque m édiévale à propos du M étropolitain to u t ciennes ». Ces dernières ont envahi le Bois à la fin de
Essais et articles, éd. neuf, c’est peut-être un jugem ent sur son décor, dont il Du côté de chez Swann, c’est-à-dire à ce moment-là du
Pierre Clarac et Yves n ’a rien dit par ailleurs. Le « m odem ’ style » d’Hector- récit, précisément en 1913.
Sandre (Contre Sainte-
Germain Guimard a suivécu, in extremis, aux « réno­ Seule Odette, la « dame en rose » de Paris, la «dame
Beuve, « Bibliothèque
de la Pléiade », Galli­ vations » d’époques encore plus modernes. Il nous a en blanc » de Combray, qui a connu l’avenue de l’Im­
mard, 1971), p. 444. laissé quelques-unes de ses entrées, de leurs balu s­ pératrice et l’avenue du Bois, rebaptisée Foch, continue

Le septuor de Wagner
par Jean-Jacques Nattiez

Le Septuor de Vinteuil était en fait une œuvre de Richard Wagner. Et le


même tempo semble diriger Parsifa! et la Recherche.

L
a musique joue un rôle fondam ental dans la rés par Wagner. Swann, comme Amfortas, s’est laissé
construction de la Recherche. Le Septuor de prendre au piège de l’amour. Proust semble bien assi­
Vinteuil, notam m ent, semble avoir été conçu miler Odette, et avec elle, toutes les femmes tentatrices
comme un véritable microcosme de l’œuvre, de la Recherche - Gilberte, Mme de Guermantes, Al­
même si les recherches récentes sur les manus­ bertine - à Kundry, la prisonnière du magicien Kling-
crits proustiens ne justifient pas exactement la thèse de sor, lorsqu’il écrit, dans un paragraphe qui précède la
Michel Butor selon laquelle les divers ensembles an ­ scène de la « transmission » de la Sonate au Narrateur
nonçant le Septuor (Quatuor, Quintette, Sextuor) sui­ par Odette : « J ’eusse été moins troublé dans un antre
vent le développement de la Recherche elle-même en magique que dans ce petit salon d’attente où le feu me
quatre, cinq, six, puis sept titres. semblait procéder à des transm utations, comme dans
Dans une première version de 1910 le Septuor n’était le laboratoire de Klingsor. » C’est seulement lorsque le
pas une œuvre imaginaire de Vinteuil mais L ’Enchan­ Narrateur sera parvenu a dépasser les illusions du sen­
Professeur de
musicologie à la tement du Vendredi saint de Wagner. Cette référence, tim ent amoureux, qu’il pourra avoir accès à la révéla­
Faculté de Musique que Proust décida finalement de gommer, suggère de tion, particulièrem ent après l’expérience pénible du
de l’Université de com parer le chem inem ent de la Recherche à celui de baiser d’Albertine dans Le Côté de Guermantes, de la
Montréal, Jean- Parsifal. Le parallélisme est éloquent. Le narrateur est même façon que Parsifal, après le baiser de Kundiy, est
Jacques Nattiez a retardé dans sa quête par les jeunes filles, tout comme en mesure de saisir le mystère du Graal et de réussir là
publié Proust
Parsifal par les filles-fleurs, et il ne fait aucun doute, à où Amfortas a échoué. Parsifal atteint à la rédemption
musicien (Christian
Bourgois, 1984).
mon avis, que les passages de A l ’ombre où Proust dé­ parfaite lors de l’Enchantement du Vendredi Saint, le
crit les jeunes filles comme des fleurs, lui ont été inspi­ Narrateur en écoutant le Septuor. Parsifal peut entrer à

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