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Comptes rendus des séances de

l'Académie des Inscriptions et


Belles-Lettres

L'épigraphie latine
Marcel Le Glay

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Le Glay Marcel. L'épigraphie latine. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 132ᵉ
année, N. 3, 1988. pp. 623-628;

doi : https://doi.org/10.3406/crai.1988.14650

https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1988_num_132_3_14650

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L EPIGRAPHIE LATINE
PAR M. MARCEL LE GLAY,
PROFESSEUR ÉMÉRITE A LA SORBONNE,
PRÉSIDENT DU COMITÉ ORGANISATEUR DU CENTENAIRE
DE L'ANNÉE ÉPI GRAPHIQUE

Comme l'épigraphie grecque, l'épigraphie latine a connu au


xixe siècle un moment décisif de son histoire. Et, comme il vient
d'être dit, les Français ne s'y trouvaient pas sur l'avant-scène.
C'est en Italie que tout naturellement était née la science épigra-
phique. Avec la publication dès 1770 du premier manuel d'épi-
graphie latine du jésuite Francesco Antonio Zaccaria, qui consacrait
l'introduction de l'épigraphie parmi les disciplines enseignées pour
une meilleure connaissance du monde romain. Avec la première
esquisse d'une méthode critique par Scipion Maffei, puis son
perfectionnement et son application par Marini et surtout par Bartolomeo
Borghesi, celui qu'on a appelé à juste titre « le père de l'épigraphie
latine ». On lui doit non seulement des travaux qui allient épigraphie
et histoire, mais l'affirmation d'une méthode fondée sur un principe
célèbre : en épigraphie « rien ne se devine, tout s'explique ». Retiré
à San Marino, devenu le siège d'un sanctuaire oraculaire, il était le
seul savant que Th. Mommsen se reconnût pour maître. On sait
que ses Œuvres complètes furent publiées à l'initiative de
Napoléon III. Sous son influence tant de publications, de valeur inégale,
ont fleuri partout qu'on aboutit à une certaine babélisation.
En France l'épigraphie latine est alors parfaitement négligée
depuis la mort en 1784 du Nîmois Jean-François Séguier. Le mot
épigraphie lui-même est presque inconnu ; il ne figure même pas
dans le Dictionnaire de l'Académie. La France pourtant ne manquait
pas d'idées. Si, face à l'anarchie des publications, on ressentait un
peu partout — et notamment à Saint-Marin chez Borghesi et son
disciple danois Kellermann — la nécessité d'un Recueil général
distinguant le vrai du faux (depuis P. Ligorio beaucoup de faussaires
ont sévi), c'est à Paris que furent élaborés et présentés les premiers
projets scientifiques. Après les intentions de Philippe Le Bas et de
Prosper Mérimée de lancer un Recueil des inscriptions de la Gaule,
en 1843 paraissent Projets et rapports relatifs à la publication d'un
recueil général a" épigraphie latine ; puis en 1847 de Noël Des Vergers
la célèbre Lettre adressée à M. Letronne sur les divers projets d'un
recueil général des Inscriptions latines de l'Antiquité. La grande
question qui se pose alors est celle du classement des textes. Or,
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comme le note N. Des Vergers, tous les projets de recueils universels


échafaudés depuis Scaliger, au début du xvme siècle, étaient
fondés sur un classement par matières dont chacun voyait bien les
graves inconvénients. L'innovation décisive et quasi révolutionnaire
du projet français consistait à subordonner l'ordre des matières et
des dates, c'est-à-dire l'ordre didactique, à l'ordre géographique.
La prédominance de l'ordre géographique marquait un tel progrès
méthodologique que, sur les conseils de Borghesi, elle fut finalement
retenue par Th. Mommsen pour le projet du grand CIL adopté par
l'Académie de Berlin. On sait en effet comment le projet français
échoua. Encouragé dès le début par le Ministre de l'Instruction
publique Villemain qui avait constitué dès le 4 juillet 1843 une
Commission épigraphique de vingt membres qui, note Borghesi
avec quelque défiance, se mit au travail avec une véritable « furia
francese » — malheureusement ces vingt membres n'étaient pas épi-
graphistes, hormis Letronne ; Le Bas avait été laissé de côté — ,
le projet ne survécut guère à la chute de Villemain. La France
manquait alors d'une personnalité scientifique qui s'imposât.
Celle-ci allait apparaître avec Léon Renier. Avec lui s'ouvre la
première grande phase de l'histoire de l'épigraphie latine en France.
On peut pour elle reprendre l'expression d' « ère des grandes
chevauchées », en y incluant, bien entendu, les grandes entreprises
collectives. De 1861 à 1887 un formidable bond en avant est accompli
sous l'impulsion de L. Renier qui, bénéficiaire de l'amitié de Ph. Le
Bas, devient rapidement le maître français de l'épigraphie latine.
Conservateur administrateur de la Bibliothèque de la Sorbonne
en 1860, il est le premier titulaire de la chaire d'Épigraphie et
d'Antiquités romaines, créée pour lui au Collège de France en 1861.
Il l'occupa jusqu'à sa mort en juin 1885. Avec L. Renier s'amorce le
mouvement migratoire qui, pendant un siècle, va avec une belle
régularité, conduire vers l'Algérie d'abord, puis vers la Tunisie et
le Maroc, des savants qui, dans des conditions parfois difficiles, vont
prospecter ces anciennes provinces romaines si riches en textes
latins, plus rarement grecs, plus rarement encore étrusques. Son
renom scientifique est tel que Mommsen songea à l'associer à la
préparation du volume VIII du CIL consacré à l'Afrique du Nord.
La guerre de 1870 empêcha cette collaboration, provoqua une
rupture avec Mommsen et fit naître, on le sait, de graves
ressentiments, que la personnalité du successeur de L. Renier, Ernest
Desjardins n'apaisa pas, bien au contraire. La sûreté de la méthode,
l'honnêteté scientifique poussée jusqu'au scrupule1, la qualité de

1. Sur le rôle et l'œuvre de L. Renier, qui apporta en France « la première


révélation de l'épigraphie » latine, voir E. Desjardins, Notice sur Renier, Mélanges
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l'œuvre de L. Renier qui s'appliquait à fixer et à exposer les règles


et la doctrine de l'épigraphie latine, autant que l'éclat de son
enseignement lui valurent de nombreux disciples. Impossible de les
nommer tous. Seulement à titre d'exemples et pour souligner la
modernité des conseils d'orientation donnés par le maître, je citerai
Charles Robert, épigraphiste et numismate ; A. Allmer, éditeur des
recueils d'inscriptions de Vienne et de Lyon ; C. Jullian, éditeur des
textes de Bordeaux, et une cohorte d'Africains : René de la Blan-
chère et A. Héron de Villefosse, qui explorèrent l'Algérie ; A. Tissot
et E. Desjardins qui mirent l'épigraphie au service de la topographie
et de la géographie anciennes ; René Cagnat dont Renier détermina
la vocation en le désignant pour explorer la Tunisie.
Parmi ces disciples, deux noms méritent d'être retenus
particulièrement au titre de l'évolution méthodologique. Celui d'E.
Desjardins, successeur de Renier au Collège de France, qui sut mettre
au point les règles de publication d'un Corpus local avec ses
Monuments épigraphiques du Musée national hongrois (1873) « dessinés
et expliqués » par E. Desjardins, précise le titre pour souligner les
intentions profondes de l'auteur, aussi attaché au détail paléo-
graphique et à la mise en page du texte qu'à son interprétation
historique. On est frappé par le soin avec lequel il a dessiné et étudié
de très près ce que nous appelons aujourd'hui le support et ses
figurations. Par là il fut un initiateur. Le même souci de la précision
apparaît dans tous ses travaux, notamment dans ses Notices sur les
monuments épigraphiques de Bavai, et de Douai. Mais, ajoutait-il,
pour assurer le succès de l'épigraphie, dont il se faisait volontiers
l'ardent défenseur devant toutes sortes d'auditoires, il lançait une
mise en garde contre « les recherches stériles qui couvrent du nom
d'érudition de futiles curiosités, qui perdent un temps précieux à
des travaux au moins inutiles et font de l'épigraphie sa propre fin
et sa raison suffisante »2. Quand cet « apôtre de l'épigraphie » disparut
en 1886, c'est René Cagnat qui lui succéda au Collège.
Avec René Cagnat, un nouvel élan est donné à l'épigraphie latine.
Pendant un demi-siècle, jusqu'à sa mort en 1937, sur ses « robustes
épaules » vont reposer, outre de lourdes tâches administratives,
comme secrétaire de la jeune Commission de l'Afrique du Nord,

Renier, 1887, p. iv ; J.-P. Waltzing, Le Recueil général des inscriptions latines


(Corpus Inscriptionum Latinarum) et l'épigraphie latine depuis 50 ans, Louvain,
1892, p. 47 s. ; R. Cagnat, Leçon d'ouverture du cours d'épigraphie et antiquités
romaines, Paris, 1887, p. 3 s. — Sur le projet français et son échec, voir J. Scheid,
« Le projet français d'un Recueil général des Inscriptions latines », dans Barto-
lomeo Borghesi. Scienza e Libéria (Coll. Intern. AIEGL 1981), Bologne, 1982,
p. 337-353.
2. Sur le rôle et l'œuvre d'E. Desjardins, voir R. Cagnat, Leçon d'ouverture...,
p. 4 s.
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créée en 1883, et surtout, à partir de 1916, comme Secrétaire


perpétuel de votre Académie, celle d'un fécond enseignement bifrons.
D'une part un enseignement fondé sur des recherches personnelles
à partir des documents nouveaux recueillis lors de ses nombreuses
voyages de prospection en Tunisie et en Algérie et d'où sont sortis
des livres imposants, toujours consultés. D'autre part un
enseignement dogmatique, qui aboutit à la publication de son Cours
d'épigraphie latine, constamment réédité depuis 1885 et pour le
moment irremplacé. De cette œuvre immense on peut, me semble-
t-il, retenir trois traits. D'abord son attachement aux principes
acquis par les travaux de Borghesi, de Renier et de Desjardins et
sa volonté de les perfectionner. De là le programme qu'il établit
pour lui-même et pour ses successeurs dans sa Leçon d'ouverture au
Collège de France, où il montre la nécessité d'effectuer ce qu'il
appelle les « études techniques » des monuments épigraphiques et
des inscriptions, sans oublier de les replacer dans leur environnement
géographique et humain, avant et afin d'en faire des documents
d'histoire. Ensuite son attachement aux grandes entreprises
collectives ; c'est ainsi qu'avec J. Schmidt et H. Dessau il collabore
activement aux Suppléments du volume VIII du CIL à partir de 1882.
C'est enfin son souci de mettre les documents nouveaux au service
des spécialistes et des historiens ; de là la fondation en 1888 de
h' Année Épigraphique, que Gaston Boissier présenta en ces termes
à l'Académie : « Depuis quelque temps les journaux savants se sont
beaucoup multipliés et, si cette abondance est une preuve d'activité
scientifique, elle présente aussi quelques inconvénients. Ceux qui
veulent être informés des découvertes qui se font dans les diverses
contrées ont besoin de lectures plus étendues et il leur est plus
difficile de se tenir au courant. M. Cagnat s'est donné la tâche de
réunir ce qui paraît de plus important sur l'épigraphie latine dans
les recueils qui se publient partout. Il rend ainsi un très grand service
à tous les savants, à qui il évite des recherches pénibles. » J'ai moi-
même souligné le mot « important », comme l'a fait aussi R. Cagnat
dans F Avant-propos de janvier 1888 paru dans la Revue
Archéologique qui accueille alors la « Revue des publications épigraphiques
relatives à l'Antiquité romaine ». Il y annonçait son intention de
« mettre les lecteurs de la Revue au courant des monuments
importants (en italique) récemment édités et des travaux qui touchent à
l'épigraphie romaine ». En note il répétait le mot en appelant à
l'aide ceux qui « publieraient des inscriptions importantes ». On sait
ainsi que son travail ne visait pas à l'exhaustivité. Publiée de 1900
à 1932 avec l'assistance de M. Besnier, toujours dans la Revue
Archéologique, l'Année Épigraphique devait prendre son autonomie
en 1966. Entre-temps, après la mort de R. Cagnat, elle avait été
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prise en mains par Alfred Merlin, aidé pendant plusieurs années par
Jean Gagé.
Entre-temps aussi l'épigraphie latine était entrée dans une nouvelle
ère, celle des Corpus nationaux et locaux, caractérisée aussi par un
foisonnement des publications savantes (qui rendait YAE d'autant
plus indispensable) et par un affînement des méthodes. Comme pour
le monde grec, la multiplicité des découvertes se trouvait liée au
développement des grands chantiers de fouilles. Et en épigraphie
latine aussi se trouvait constituée une école épigraphique dominée
par de hautes figures, qui — notons-le — ne furent jamais de
purs épigraphistes, mais en même temps des archéologues et des
historiens. Qu'il s'agisse d'Alfred Merlin, directeur des Antiquités
de Tunisie, puis conservateur en chef des Antiquités grecques et
romaines au Musée du Louvre, avant de devenir Secrétaire perpétuel
de votre Académie ; de S. Gsell, dont l'œuvre immense accomplie à
Alger, puis au Collège de France, couvre toute l'archéologie et toute
l'histoire ancienne de l'Afrique du Nord ; de L. Châtelain, qui s'est
consacré au Maroc ; puis à la génération suivante d'E. Albertini
et de J. Carcopino, dont le souvenir est inséparable de l'histoire des
saltus vus à partir d'Aïn el-Djemala et de l'histoire du Maroc
romain ; d'A. Piganiol, aussi attaché à commenter les inscriptions
de Minturnes et d'Ammaedara que les Cadastres d'Orange ; d'A.
Grenier qui s'est intéressé aux inscriptions d'Afrique avant de lancer
les Fastes de la province de Narbonnaise (achevés plus tard par
H. G. Pflaum) ; qu'il s'agisse enfin de leurs élèves, L. Leschi, R. Thou-
venot, P. Wuilleumier, W. Seston, qui a commenté, il n'y a pas si
longtemps, la Table de Banasa, découverte et lue par M. Euzennat,
on constate d'abord que le terrain de recherches privilégié a été
pour tous l'Afrique du Nord. Sans que pour autant aient été négligées
d'autres contrées : les Gaules, la péninsule Ibérique à laquelle
s'attache le nom de P. Paris, le Proche-Orient et l'Egypte. Mais ce
qui frappe surtout dans ce foisonnement de fortes personnalités
et de publications, c'est le perfectionnement des méthodes. D'abord
le souci de présenter ou d'encourager la présentation de Recueils
de plus en plus élaborés et assortis de commentaires des textes.
Ensuite la préoccupation constante de faire parler les documents,
aussi bien les monuments épigraphiques que les textes, de leur faire
dire, même si ces derniers ne sont qu'une « littérature de rue »,
tout ce qu'ils recèlent pour l'histoire d'une ville, d'une région, d'une
province, pour l'histoire de l'homme, de ses activités et de ses
croyances, pour l'exposé d'une idéologie dont ils sont les Bild-
programme. C'est enfin leur large ouverture aux techniques
nouvelles, notamment à la photographie, qui progressivement a remplacé
le dessin, le fac-similé accusé d'imperfection et de subjectivité.
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Bien entendu des progrès restaient à accomplir. Les belles


découvertes de la papyrologie ont permis à Ch. Perrat, à J. Mallon et
à R. Marichal de faire avancer l'histoire de l'écriture, d'expliquer
les techniques de la gravure des inscriptions et les « fautes de lapi-
cide » qu'elles entraînent parfois. Le recours à la prosopographie
— qui peut être la meilleure ou la pire des choses — et à la méthode
des listes et des tableaux prônée et largement utilisée par H. G. Pflaum
a révélé son utilité pour l'établissement des Fastes et l'étude des
carrières. Et il n'est pas jusqu'à la recherche de l'exhaustivité qui
ne révèle quotidiennement son intérêt en maints domaines. Certes
en republiant tous les textes, y compris les pauvres épitaphes,
l'Année Épigraphique court le risque d'apparaître comme une vaste
nécropole, mais ce genre d'inscriptions sert les recherches sur
l'onomastique et la démographie. De même qu'en s'intéressant aux
inscriptions qui se trouvent aux marges de l'épigraphie latine (textes
ibériques, libyques, néo-puniques, gallo-grecs, textes pré-romains
d'Italie, à propos desquels il convient de citer les travaux des
MM. Michel Lejeune et P. -M. Du val), on arrive à mieux connaître
les substrats qui ont ensuite influencé les institutions, voire la culture
imposée par Rome.
En somme, pour l'étude d'une civilisation, que L. Robert a fort
bien défini comme une « civilisation de l'épigraphie », il importe
toujours, -si nous voulons la mieux comprendre et surtout la faire
mieux comprendre à une époque qui s'en soucie de moins en moins,
de traiter ses monuments non comme les vestiges d'un monde mort,
mais comme des documents propres à la faire revivre. «
L'épigraphie apporte à l'histoire ancienne une fraîcheur toujours
renouvelée, écrivait encore L. Robert... Elle est l'eau de Jouvence de
nos études ». Pour ne pas troubler cette eau, souvenons-nous aussi
de la recommandation toujours valable de R. Cagnat : « L'épigraphie
n'est pas affaire d'intuition, mais bien de science et de pratique ;
on ne la devine pas, on l'apprend ».

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