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Littérature

« Au pays des Kobolds » : Walter Benjamin traducteur de Marcel


Proust
Robert Kahn

Abstract
"In the country of the Kobolds": Walter Benjamin as Proust's Translator
How does Benjamin's unfinished translation of "Remembrance" (partly with Franz Hessel) clarify "The Task of the Translator" ?
Comparison with the only other-complete-German version does justice to both Benjamin's work and theoretical coherence.

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Kahn Robert. « Au pays des Kobolds » : Walter Benjamin traducteur de Marcel Proust. In: Littérature, n°107, 1997. Récits
anterieurs. pp. 44-53;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1997.1587

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1997_num_107_3_1587

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■ ROBERT KAHN, paris

« Au pays des Kobolds » :

Walter Benjamin traducteur

de Marcel Proust

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44
LITTÉRATURE
n° 107 oct. 97 ^1 Walter
dillac, Paris,
Benjamin
Denoël,: Mythe
Gesammelte
1971, p.et 89.
violence,
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« SurII, le1,langage
Frankfurt/M,
en général...
Suhrkamp,
», trad,1977,
française
p. 140-157.
par Maurice de Gan-
BENJAMIN TRADUCTEUR DE PROUST ■

n'était pas besoin de se battre avec la valeur de communication des mots. » (3)
Or, le véritable héros de la Recherche n'est-il pas le nom ? Dans une esquisse de
Du côté de chez Swann, ébauche de la grande rêverie sur la toponymie, Proust
avait écrit cette phrase qui aurait tant plu à Benjamin : « Les noms parce qu'ils
sont l'asile des rêves sont les aimants du désir. » (4) Ce caractère cratyléen du
nom (qui n'est certes qu'une étape dans la quête de l'anonyme Narrateur), ce
refus de « l'arbitraire du signe », héritage, pour ce qui concerne Benjamin, des
théories linguistiques de la kabbale via le romantisme allemand (5), nous semble
rapprocher de manière décisive le romancier français et son traducteur, avant
même qu'ait lieu la première lecture. Proust lui-même a d'abord été le
traducteur inspiré de Ruskin. L'essentiel est la conviction, sans cesse réaffirmée, que le
langage n'est pas « communication » au sens instrumental du terme, que la
nomination correspond à une présence réelle du divin ou de la transcendance. La
quête semble échouer, les villes réelles déçoivent, mais pour le lecteur, la Balbec
imaginaire est pour toujours « entrée dans la série des siècles. » (ô) Le nom est la
trace d'une épiphanie, réelle d'avoir été imaginée. La Berliner Kindheit refera le
même parcours dans le labyrinthe.
L'essai Die Aufgabe des Ûbersetzers (7) prolonge le texte de 1916, mais il
est destiné à la publication, sert de préface à la traduction des Tableaux parisiens.
Il a beaucoup fait, d'après Gershom Scholem, pour la réputation d'«
hermétisme » de Benjamin. Il structure toute la pratique de Benjamin traducteur. La
première phrase est sans concessions : « En aucun cas, en face d'une œuvre d'art
ou d'une forme d'art, la référence au récepteur ne se révèle fructueuse pour la
connaissance de celles-ci ». (s) L'original n'étant pas adressé au lecteur, la
traduction ne peut l'être non plus.
Ce qui serait en jeu dans la traduction serait un processus de régression
vers l'avant-Babel, vers des retrouvailles avec une langue « pure », c'est-à-dire
originelle. La somme des « intentions » de toutes les langues, au-delà de leur
devenir historique serait d'atteindre cette langue pure, étant bien entendu qu'ici
« intention » ne signifie pas vouloir abstrait, mais la tension vers la formation
langagière. La traduction est donc ce qui permet à l'œuvre littéraire de se révéler
à elle-même dans son devenir-autre. Pour Benjamin, la traduction n'a donc pas
pour seul enjeu la restitution d'un ou du sens, mais a une fonction eschatologi-
que : avancer vers ce que Mallarmé (cité dans l'essai) appelait « la suprême ». Ce
que nous dit une métaphore très caractéristique de la tonalité religieuse de
l'essai : celle du vase brisé. Les langues réelles seraient autant de tessons,
complémentaires mais jamais semblables, dont le recollement donnerait une idée de

3 Walter Benjamin : Origine du drame baroque allemand, trad, par S. Muller avec le concours de A. Hirt, Paris,
Flammarion, 1985, p. 34.
4 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, 1. 1, Paris, Gallimard, coll. « la Pléiade », 1987, p. 957. Édition
publiée sous la direction de Jean- Yves Tadié.
5 Voir Winfried Menninghaus : Walter Benjamins Théorie der Sprachmagie, Frankfurt/M, Suhrkamp, 1980.
6 Du côté de chez Swann, III, p. 378. 7 In Walter Benjamin : G. S. IV, 1, p. 9-21. LriTÉRATURE
8 Trad. Martine Broda, in Poésie, n° 55, Paris, éd. Belin, 1991, p. 150. n° 107 • ocr. 97
■ RÉCITS ANTÉRIEURS

la splendeur à jamais perdue du vase originel. De cette métaphore, Benjamin


déduit, et c'est d'une très grande portée pour la pratique de la traduction, que
celle-ci ne doit jamais pouvoir passer pour un texte écrit directement dans la
langue visée. Il s'agit bien plutôt, par le recours à la langue étrangère, de « faire
sauter les cadres vermoulus » de la langue maternelle. Benjamin semble alors
donner un conseil éminemment pratique pour sortir du dilemme fidélité/liberté.
Dans une phrase devenue célèbre, il propose de privilégier le mot : « C'est le
mot, et non la phrase, qui est l'élément originaire du traducteur. Car, devant la
langue de l'original, la phrase est le mur, la littéralité l'arcade. » (9) On
remarquera cependant que, comme toujours, l'image benjaminienne n'est pas univo-
que : le mur est ce qui bloque, mais aussi ce qui soutient. Pas d'arcade sans mur
(c'est ce passage qui est commenté par Jean Laplanche, l'initiateur de la nouvelle
traduction de Freud). (10)
Une citation de l'essayiste Rudolf Pannwitz complète le propos de
Benjamin. Elle affirme qu'il faut éviter de germaniser le grec ou l'indien, mais qu'il
faut au contraire indianiser l'allemand, c'est-à-dire « se laisser violemment
ébranler par la langue étrangère ». (11)
Cependant Benjamin ne prône pas non plus une pratique « hôlderli-
nienne » de la traduction, vouée au gouffre du silence, du pur incommunicable.
11 revendique en fait l'authenticité d'une parole qui n'est pas adressée à l'homme
mais qui lui est bien destinée. Il y a en effet pour lui un « traductible » pur,
dernier mot de l'essai et idéal de toute traduction : « La version interlinéaire du
texte sacré. » (12)
Mais voilà : cette formulation qui n'a pas beaucoup retenu l'attention des
commentateurs, qui l'ont pour la plupart lue comme un synonyme
religieusement érudit de « mot à mot », est en fait la matrice de toute la pratique
benjaminienne. Jean-René Ladmiral, pourtant peu suspect de sympathie envers la
critique du schéma communicationnel, est le seul à s'être vraiment demandé à quelle
pratique langagière l'expression de Benjamin renvoyait. (13) Selon lui, il s'agirait
de paraphrases de « l'hébreu-source » en « langues-cibles profanes », comme le
judéo-espagnol (le ladino), le judéo-allemand, etc.
Et si Walter Benjamin faisait allusion à un phénomène d'une tout autre
ampleur, ayant de fortes implications exégétiques, et bien connu des spécialistes
de l'interprétation de la Bible sous le nom de « Targoum » ?
L'expérience historique du peuple juif après la destruction du second
Temple fut celle de l'exil. Très rapidement, la connaissance de la langue
hébraïque elle-même s'altéra. Elle ne fut bientôt plus pratiquée que par une élite de

9 Ibid., p. 156.
. * 1 0 « Le mur et l'arcade », in Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 37, printemps 1988, Paris, Gallimard.
46 T 1 Trad- M- Broda> op- "*■> P- 157.
1 2 « Die Interlinearversion des heiligen Textes ist das Urbild oder Ideal aller Ubersetzung. » G.S. IV, 1, p. 21.
LITTÉRATURE
n° 107 ■ oct. 97 Privât,
'3 J--R-1981
Ladmiral
p. 73. «Entre les lignes, entre les langues», in Revue d'Esthétique n"l, «Walter», Toulouse,
BENJAMIN TRADUCTEUR DE PROUST ■

prêtres et de dirigeants. Il s'avéra donc nécessaire d'élaborer les premières «


traductions » du texte hébreu en langue vernaculaire, c'est-à-dire en araméen. C'est
cette « traduction » que la tradition, en reprenant un mot araméen qui signifie
aussi bien « interprétation » que « traduction », appelle « le Targoum ». Or, on a
toutes les raisons de croire que Benjamin, grâce à Scholem, connaissait cette
tradition, très présente dans la recherche biblique allemande (14). Ainsi, il
envoie à Scholem à la Noël 1921 une invitation, sous la forme d'un «fragment
araméen » de la « Bibl. berl. », intitulé « De l'homme Gershom qui vivait parmi
les filles de Balaam sur les rives du Buber. » (15) Le Targoum représente, très
probablement, le modèle idéal de toute traduction pour Benjamin.
Alors la dernière phrase de l'essai sur Die Aufgabe des Ûbersetzers
prendrait une curieuse résonance. En effet, les Targoums sont souvent très éloignés
d'être une traduction littérale, ils sont une adaptation parfois fort libre du texte
hébreu. « Plus qu'une traduction au sens moderne, il s'agit d'une véritable
réécriture », écrit Charles Mopsik. (iô) De même, David Banon : « Les Targoumim
se présentent comme "l'état le plus simple de l'exégèse scripturaire "[...] Nos
maîtres les considèrent comme des œuvres exégétiques, une traduction étant
déjà une élaboration, une construction du sens, une interprétation. » (17) II
suffirait donc de lire « entre les lignes » son essai pour comprendre comment
Benjamin résout ou plutôt dépasse la contradiction entre littéralité et liberté dans la
traduction : comme le Targoum, la traduction doit être à la fois littérale et libre,
toujours guidée par une interprétation qui prend le langage pour le seul lieu
possible d'une libération messianique. Ce n'est que dans la suprême liberté de
l'exégèse, dans la pratique quotidienne du dialogue avec la langue-mère, mais
aussi dans la souffrance de l'exil, que peut s'effectuer cette traduction qui n'a
d'autre sens que celui d'être une lecture et, donc, un commentaire (qu'il ne faut
pas confondre avec l'acte de la critique). Car Benjamin ne répudie pas le sens.
Au-delà même de l'hébreu, il y a un sens originaire, et sa trace se réfracte dans
ces traductions qui prennent la peine d'être des lectures d'oeuvres devenant du
même coup, comme celle de Proust, « canoniques ».
Que la traduction, comme le Targoum, doive être commentaire, c'est ce
que prouve l'article Zum Bilde Prousts, rédigé pour les lecteurs de la Literarische
Welt (is) et qui devait d'abord s'intituler, en français : « En traduisant Proust. »
L'intervention de Benjamin et de Franz Hessel (19) a lieu après l'échec
retentissant du premier traducteur, Rudolf Schottlaender, qui avait fait paraître à
la fin de 1925 Der Weg zu Swann, travail très mal accueilli par l'ensemble de la

14 Par ex., publication du Targum Onkelos par A. Berliner à Berlin, en 1884.


1 5 Gershom Scholem Walter Benjamin - Histoire d'une amitié, trad, par R. Errera, Paris, Calmann-Lévy, 1981,
p. 168.
16 Charles Mopsik, introduction de la traduction de L'Ecclésiaste et son double araméen, Lagrasse, éd. Verdier,
1990, p. 9. 17 David Banon, La Lecture infinie, Paris, Le Seuil, 1987, p. 87. * -,
18 G. S. II, 1 p. 310-324. Titre qui signifie aussi bien «Pour le portrait de Proust» (trad, de Maurice de T1 /
Gandillac) que « À propos de l'image de (ou chez) Proust ».
19 II est impossible d'établir, en l'absence de tout manuscrit ou de tout jeu d'épreuves, la part du travail qui LITTÉRATURE
revient à l'un ou l'autre des traducteurs. n° 107 - ocr. 97
■ RÉCITS ANTÉRIEURS

critique, et en particulier par E.R. Curtius. Le 18 septembre 1926, Benjamin


écrit à Scholem une lettre à la fois triomphale et inquiète. En effet, il craint que
la confrontation avec Proust ne crée des « phénomènes
d'empoisonnement ». (20) Mais les avantages liés à la traduction de la Recherche lui semblent
considérables : conditions financières, travail non lié à un lieu précis, excellente
carte de visite en France.
L'ambivalence même de cet acte de création seconde qu'est la traduction
se trouve ainsi posée : crainte de la contamination de son propre travail, mais
aussi goût du nomadisme et bénéfice, pour l'ego, de la représentation d'un Autre
déjà reconnu. Cet acte tient de la magie, ses effets potentiellement dangereux ne
peuvent être circonscrits que par un rituel très élaboré, comme le montre la
lettre du 8 avril 1926, écrite de Paris à Jula Radt, l'une des trois femmes les plus
aimées :

Par ailleurs, je suis très travailleur, tout au moins lorsque je traduis, ce qui, chose
étonnante, me devient très aisé. Pour ce faire j'ai, à vrai dire, découvert un régime
qui attire magiquement les Kobolds à mon aide et qui consiste en ceci que,
lorsque je me lève le matin, sans m'habiller, sans me passer sur les mains ou le
corps la moindre goutte d'eau, sans même boire, je me mets au travail et, avant
d'avoir achevé le pensum de la journée entière, je ne fais rien, surtout pas
prendre le petit déjeuner. Cela produit les effets les plus étranges que l'on puisse
imaginer. (21)

L'attitude « idéale » du traducteur, celle qui produira l'intervention des


Kobolds, « ces esprits familiers gardiens des métaux précieux enfouis dans la
terre », est donc proche à la fois de celle de l'enfant qui écoute les contes de fées
en attendant d'être si déçu par «le petit bossu», et des gnostiques ou des
« parfaits » cathares qui refusent tout contact avec la matière, œuvre du
Démiurge. Si la traduction est une pratique magique, elle ne peut s'accommoder
d'aucun compromis. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la distorsion de la
temporalité, le « tout d'un coup ». Construire dans la journée un espace sacré,
d'où le corps est absent. Ainsi se tisse entre les trames du tissu proustien
nocturne, lui aussi ritualisé, ô combien, le travail du petit matin de la traduction.
Il faut d'ailleurs signaler que les Kobolds s'avancent en ligne oblique : ils
viennent du roman même qu'ils aident à traduire. Dans le salon de Madame de
Villeparisis s'avance le prince de Faffenheim pour un acte décisif qui lui ouvrira
les portes de l'Académie des sciences morales et politiques :

Une nationalité a des traits particuliers plus forts qu'une caste. Or ils se
traduisirent (22) devant moi, non par un discours où je croyais d'avance que j'entendrais
48
LITTÉRATURE 20 Walter Benjamin : Correspondance, tome 1, trad. G. Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 393.
n° 107 - oct. 97 21 Ibid., p. 384. 22 Nous soulignons.
BENJAMIN TRADUCTEUR DE PROUST ■

le frôlement des Elfes et la danse des Kobolds, mais par une transposition qui ne
certifiait pas moins cette poétique origine : le fait qu'en s'inclinant, petit, rouge et
ventru, devant Mme de Villeparisis, le Rhingrave lui dit : « Ponchour, Matame la
Marquise », avec le même accent qu'un concierge alsacien. (23)

La formule magique prononcée par le prince sera reportée telle quelle


dans le texte benjaminien. (24) Scott Moncrieff, qui a sans doute oublié
d'invoquer les Kobolds, se voit lui aussitôt puni, car le pauvre prince, dans
Remembrance of things past, s'écrie bel et bien : « Aow to you too, Matame la
Marquise », (25) ce qui peut difficilement passer pour l'accent d'un concierge
alsacien, mais est caractéristique de ce qu'Antoine Berman appelle « l'ethnocen-
trisme appropriant ».
Benjamin a donc traduit seul Sodome et Gomorrhe, non édité et dont le
manuscrit a été perdu. En collaboration avec Franz Hessel, À l'ombre des jeunes
filles en fleurs — Im Schatten der jungen Màdchen (1927), pour l'éditeur Die
Schmiede (le dernier éditeur de Franz Kafka), et Le Côté de Guermantes, qu'ils
intitulaient Guermantes et qui est devenu chez l'éditeur Piper Die Herzogin von
Guermantes en 1930. À supposer que Benjamin/Hessel aient eu l'intention de
poursuivre leur travail, à partir de 1933, l'heure n'était plus, en Allemagne à la
traduction de l'œuvre d'un « demi-juif drogué, névrosé ». Les volumes parus
n'ont pas dû avoir grand succès, exception faite de la critique qui fut favorable,
car on n'en trouve apparemment pas trace dans la liste noire des livres à saisir
par la police nazie en 1935 et au-delà, alors qu'y figurent les œuvres de Marcel
Prévost, et tout Zola. (20)
Deux opinions extrêmement tranchées s'affrontent quant à l'évaluation de
la traduction de Benjamin. Pour Adorno, c'est l'une des traductions les plus
réussies en langue allemande. Pour Walter Boehlich, un critique qui salue la
parution chez Suhrkamp, dans les années cinquante, de la traduction d'Eva
Rechel-Mertens (27), le travail de Benjamin est « lourd, disgracieux, plein de
lacunes. » (28)
Qu'en est-il exactement ? La version Rechel-Mertens a l'avantage d'être
complète. Il faut organiser la confrontation avec celle de Benjamin-Hessel pour
bien mesurer les difficultés de cette tâche de traduction de Proust.
Le premier élément qui frappe lorsqu'on ouvre Guermantes dans la
traduction de Benjamin, c'est la disparition de la syntaxe proustienne. La phrase
benjaminienne ne cherche pas à concurrencer la période, alors même que Benja-

23 Le Côté de Guermantes, I, p. 560.


24 Walter Benjamin, Gesammelte Schriften. Ubersetzungen. Supplement III. Marcel Proust, Guermantes,
Frankfurt/M, Suhrkamp, 1987, p. 257.
25 Marcel Proust, Remembrance of things past, The Guermantes Way, trad. Scott Moncrieff et T. Kilmartin, * ç>.
London, Penguin Books, 1989, p. 272. 47
26 Voir Dietrich Strothmann : NationalsozialistischeLiteraturpolitik, Bonn, Bouvier, 1963.
27 Marcel Proust, Auf der Suche nach der verlorenen Zeit, iibersetzt von Eva Rechel-Mertens, Frankfurt/M, LITTÉRATURE
Suhrkamp, 1953. 28 Walter Boehlich in Merkur, n° IX, 84, Stuttgart, février 1955, p. 175. n° 107 - ocr. 97
■ RÉCITS ANTÉRIEURS

min connaissait fort bien les analyses de Leo Spitzer sur « l'effet retardateur » du
style de Proust. Mais l'allemand présente cette particularité d'exiger, dans les
subordonnées, que le verbe soit placé à la fin. Le choix de la traductrice
d'essayer, autant que faire se peut, de respecter la syntaxe, lui coûtera très cher à
d'autres niveaux. Qu'en est-il de la nomination des personnages ? On rencontre,
hélas, dans la version Benjamin, un Herr von Charlus, une Frau von Guerman-
tes, etc. Il y a là, clairement, un désir de se rapprocher du lecteur qui est
contraire à la théorie même de Benjamin, piège dans lequel l'autre traduction ne
tombe pas. Boehlich a aussi reproché à Benjamin des omissions. Celles-ci sont
peu nombreuses, touchent à un phénomène qui pose problème pour les
traducteurs de Proust dans toutes les langues : l'existence de langages « auto-
référentiels » pour certains personnages. Il en va ainsi du lift de Balbec, dont
l'idiolecte disparaît en effet. Rechel-Mertens contourne la difficulté en
conservant, très « benjaminienne » sur ce point, les mots français dans le texte
allemand. Ce qui doit poser des problèmes aux lecteurs non francophones... Un
autre exemple montrera bien la difficulté de la tâche du traducteur de Proust.
Dans sa grande tirade antisémite devant le narrateur médusé, Charlus
s'écrie, à propos de Bloch : « II pourrait même, pendant qu'il y est, frapper à
coups redoublés sur sa charogne, ou comme dirait ma vieille bonne, sa carogne
de mère. » Quelques lignes plus loin, le narrateur explique la particularité de
prononciation de ce mot si lourd de sens par le "patois moliéresque" de la vieille
bonne. (29)
Fantasme de profanation de la mère, opposition entre la femme-juive et la
« vieille » et « bonne » française : sans aucun doute un des nœuds de la trame
proustienne. Benjamin traduit en jouant sur la paronymie (30), mais il élide la
remarque sur le patois moliéresque. Ce qui, d'une certaine façon, est cohérent
car le mot « carogne », forme normande ou picarde, ne peut trouver
d'équivalent en allemand, et ce n'est certes pas le moment d'interrompre la
fantasmatique élaborée par le texte en y insérant des mots français ou une note du
traducteur. Tel est le problème posé par la traduction des langues vernaculaires.
Rechel-Mertens gratifie la bonne d'un « molierisches Kauderwelsch », perdant
l'idée de patois pour celle, inexacte, d'un galimatias. Il en va de même pour
Scott Moncrieff, qui parle d'un « Moliéresque vocabulary ». Point obscur de la
traduction, le terroir, le sol. Dans ce cas, la meilleure stratégie est peut-être, en
effet, la non-traduction. Elle peut être le résultat d'une interprétation du texte,
un « sacrifice » nécessaire, qu'une machine automatique ne fera jamais.
Mais la traduction de Benjamin ne vaut pas seulement par ce qu'elle ne
traduit pas. Venons-en à ses très grandes réussites. En général, Benjamin donne
à entendre, dans la mesure du possible, et contrairement aux exemples ci-dessus,
les langages des différents personnages, voire leur humour. Françoise surprend
le narrateur et Albertine au lit et demande, faussement serviable : « Faut-il que

n° 107 - oct. 97
LITTÉRATURE 29 Le Côté de Guermantes, I, p. 584. 30 Guermantes, p. 282.
BENJAMIN TRADUCTEUR DE PROUST

j'éteinde ? » « Teigne ? glissa à mon oreille Albertine ». (31 ) Benjamin va


proposer un équivalent en préservant la pointe par un jeu paronymique : « 1st es
besser, wenn ich sie ausmache ? » « Hausdrache », flùsterte « Albertine mir ins
Ohr ». (32)
Le « dragon domestique » vaut bien la « teigne ». Sur ce point, Eva
Rechel-Mertens ne propose rien. Quant à Scott Moncrieff, il insère une note :
« There is a complicated pun here, impossible to convey in English ». (33)
On pourrait relever de telles réussites benjaminiennes pour tous les
personnages, d'un soldat à Doncières, ou de Bloch, jusqu'à la duchesse de
Guermantes au parler si aristocratiquement vulgaire. Il est bien rare que Benjamin ne
trouve pas un équivalent de telle ou telle forme linguistique. Mais, c'est surtout
au niveau de la préservation du réseau métaphorique que la version Benjamin se
montre bien meilleure que celle qui lui a succédé. Pour traduire les célèbres
pages sur l'atelier d'Elstir, développant la métaphore qui mêle, de manière si
impressionniste, la mer et la terre, Benjamin n'hésite pas, à cet endroit et
conformément à sa théorie, à utiliser des néologismes comme « meerisch » ou des mots
étrangers insérés tels quels dans le texte allemand comme « termini » (pour le
français « termes »). Symptomatiquement, Rechel-Mertens commet ici une
lourde erreur, rendant une occurrence « capitalissime » de « métaphore » (« Une
de ses métaphores les plus fréquentes ») (34) par « Metamorphosen ». (35)
Mais il y a plus décisif encore : des deux traductions existantes en
allemand il n'y en a qu'une qui corresponde au texte proustien dans son vouloir-
dire fondamental, dans l'être-là de l'amour et de la mort, dans cette dialectique
du proche et du lointain qui caractérise l'univers proustien. Il ne s'agit plus là
seulement d'une plus ou moins grande habileté lexicale qui pourrait être
compensée par une plus ou moins grande cohérence syntaxique, mais bien du
travail, dans la version Benjamin, et pour reprendre le terme d'Antoine Berman,
d'une « analytique » (36) qui fait cruellement défaut à la version Rechel-Mertens.
À propos du célébrissime passage sur la mort de la grand-mère, qui dit, dans
l'agonie, le « devenir-animal » de l'être humain, Barbara Kleiner (37) a montré
comment, par inattention à la lettre du texte, par l'utilisation de pronoms relatifs
et d'adjectifs possessifs, cette dernière version en arrive à recomposer une «
humanité » à laquelle le texte proustien, impitoyable, mettait justement un terme ;
« intention » pleinement respectée par Walter Benjamin. Le Narrateur entre
dans la chambre de sa grand-mère à l'agonie et y voit « un autre être que ma
grand'
mère, une espèce de bête qui se serait affublée de ses cheveux et couchée
dedans ses draps ». (38) Là où le roman nous dit que, dans l'agonie, c'est la

31 Le Côté de Guermantes, H, p. 656. 32 Guermantes, p. 357.


33 The Guermantes Way, note de la p. 37, p. 1174. 34 A l'ombre des jeunes filles en fleurs, II, p. 192.
35 Im Schatten junger Màdchenblùte, 2, p. 538.
36 Voir Antoine Berman : L'Épreuve de l'étranger. Pour une critique des traductions : John Donne, Paris,
Gallimard, 1984, 1995.
37 Barbara Kleiner, Sprache uni Entfremdung, Die Proust Ùbersetzungen Walter Benjamins innerhalb seiner LITTÉRATURE
Sprach- und Ùbersetzungstbeorie, Bonn, Bouvier, 1980, p. 116 sq. 38 Le Côté de Guermantes, H, p. 631. n° 107 - oct. 97
RÉCITS ANTÉRIEURS

fiction du sujet lui-même qui se dissout, pauvre sujet humain qui n'est que
l'illusion d'une conscience souveraine et que l'approche de la mort transforme
en un animal souffrant, qui ne signifie plus rien qu'une présence vide de sens, la
traductrice tente, par tous les moyens linguistiques à sa disposition, de rétablir
une continuité de la personne humaine. En effet, la grand-mère et la bête qui a
pris sa place peuvent toutes deux être remplacées par « elle » : « Toute cette
agitation ne s'adressait pas à nous qu'elle ne voyait pas. » Or, en allemand il faut
choisir : die Grossmutter, das Tier. Eva Rechel-Mertens fait le choix du premier
terme (39), Benjamin opte pour le second : « eine Art Tier ». (40) Le traducteur
se soucie peu, en un tel passage, de l'élégance du style, mais son respect de la
littéralité du texte lui permet d'assurer une transmission fidèle du terrible
message de Proust, qui n'est autre que la vieille parole de l'Ecclésiaste (3, 19).
De même, la crudité du désir est souvent évacuée par la version des
années cinquante. Le Narrateur nous propose ce raisonnement qui résume toute
son aventure avec Albertine :
Quelle différence entre posséder une femme sur laquelle notre corps seul
s'applique parce qu'elle n'est qu'un morceau de chair, et posséder la jeune fille qu'on
apercevait sur la plage avec ses amies, certains jours... (41)

De manière cocasse, Eva Rechel-Mertens transforme « morceau de chair »


en un « Quantum Kôrperlichkeit » (« un quantum de corporéité » ?) (42)
Benjamin utilise l'expression littérale « ein Stuck Fleisch ». (43)
Cette évaluation de la traduction de Benjamin pourrait se conclure
provisoirement sur cette phrase qui figure dans une description d'Albertine : « Ciselée
et fine, (elle) semblait une petite statue sur laquelle les minutes heureuses de
Balbec avaient passé leur patine. » (44) Benjamin traduit : « Zart ziseliert und
wie eine kleine Statue, welche die gliicklichen Minuten Balbecs patiniert hat-
ten. » (45) Peu de phrases suscitent, autant que celle-ci, par la présence presque
martelée des mots étrangers eux-mêmes, F« écho de l'original ». Application
directe des « conseils pratiques » de Die Aufgabe des IJbersetzers, « romanisa-
tion » de l'allemand. En même temps, ne pourrait-on voir, dans cette « petite »
statue, ciselée et fine, l'allégorie de tout le travail de traduction de Walter
Benjamin ? Phrases « patinées », minutes dérobées aux Kobolds et qui ont peut-être
été heureuses ?
À la décharge de la seule version intégrale en allemand de la Recherche,
qui a conditionné les lectures proustiennes de tous les non-francophones, on
pourrait dire que les années de sa production délimitaient un cadre historique
qui excluait nécessairement tout ce qui fait pour nous la « modernité » de

52 39 Oie Welt der Guermantes, Frankfurt/M, Surhkamp, 1955, p. 446-447.


40 Guermantes, p. 331-332. 41 Le Côté de Guermantes, H, p. 657. Nous soulignons.
LITTÉRATURE 42 D*e Well der Guermantes, p. 481. 43 Guermantes, p. 359. 44 Le Côté de Guermantes, p. 684.
n° 107 - oct. 97 45 Guermantes, p. 106.
BENJAMIN TRADUCTEUR DE PROUST ■

Proust. Il s'agissait après la guerre, comme l'écrit ce critique si méchant avec le


travail de Benjamin, d'« einbûrgern » Proust (4ô), de le faire citoyen de la
nouvelle République fédérale. Tâche difficile, on en conviendra. Dans cette optique,
il était nécessaire de dévaluer une version que la disparition tragique de ses
auteurs condamnait à l'inachèvement. D'où l'existence, sur le marché, d'un
Proust complet mais anémique. La force de Walter Benjamin, comme dans toute
son œuvre propre, était de se situer d'emblée au-delà de l'échec inévitable, de
cette mélancolie qui étreint tout traducteur. Il n'a rendu compte qu'à l'œuvre, en
pariant sur sa maturation biologique et non sur son potentiel de communication
immédiate. L'utilisation qu'il fait de mots étrangers, en laissant « retentir l'écho
de l'original », la littéralité de sa version, sa connaissance intime d'un univers
proustien avec lequel il entretient des rapports qui ne sont pas sans rappeler
ceux du commentateur et du texte sacré : tout cela fait de sa traduction le point
de départ obligé de toute retraduction éventuelle de Proust en allemand, voire,
le plus souvent, son point d'arrivée.

53

46 Walter Bœhlich in Merkur, op.cit., p. 174. LriTÉRATURE


n° 107 - ocr 97

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