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I Grundlagen
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la polyphonie et n’avez jamais osé de-
mander ............................................................................................................................. 3
Jean-Claude Anscombre
Los usos polifónicos de las formas verbales en la gramática del español .....................221
José Laguna Campos & Margarita Porroche Ballesteros
1
Cf. également Kratzer (1981), Stalnaker (1978), Portner (2009).
2
Cela n’est toutefois pas la position des sémanticiens logicistes. Pour un aperçu de leurs approches cf.
Portner (2009).
38 Paul Gévaudan
engagements sociaux pris en charge par des personnages du discours et/ou des locuteurs.
De ce fait, les réduire à des modalités logiques serait faire abstraction de leurs valeurs
sémantiques essentielles.
3
Cela correspond dans une certaine mesure à la distinction que font Bybee et al. (1994 : 176–180) entre
« agent modality » (sujet grammatical) et « speaker modality » (sujet parlant), sauf qu’ils ne font pas
cette distinction en cas de modalité épistémique et qu’ils excluent les cas qui correspondent aux exemples
de Bally, ceux-ci ne faisant pas intervenir des formes « grammaticales » de modalité.
4
En dehors du domaine francophone, cette confusion se poursuit notamment chez Bybee (1985, Bybee et
al. 1994), Givón (1995, 2001), Palmer (2001).
Les rapports entre la modalité et la polyphonie linguistique 39
5
Parmi les plus importantes, on contera, à côté des travaux de Ducrot (1980, 1984), les approches
d’Anscombre (2004, 2005a, 2005b, 2006), de Nølke (1993/2001, 1994) et la ScaPoLine (Nølke / Fløttum
/ Norén 2004, Nølke 2009), de la Praxématique (Bres 1999). Pour une synopse voir Ancombre (dans ce
volume)
40 Paul Gévaudan
6
Ce type de modalité est nommé évidentiel (Palmer 2001) ou médiatif (Guentchéva 1996).
7
On peut paraphraser certainement p par je suis certain que p ou je pense que p et soi-disant p par on/il a
dit que p.
42 Paul Gévaudan
modalités illocutoires, à savoir axiologiques (8), bulétiques (9) et déontiques (10) (Pot-
tier 1992 : 218s, Le Querler 1996 : 42), présentent également des options subjectives :
(8) J’adore aller au cinéma !
(9) Je veux faire du ski
(10) Vous pouvez entrer (je vous le permets)
La version objective de ces exemples exprime dans les termes de Bally (1965), qu’on a
discutés plus haut (section 1.2), un sujet modal différent du locuteur :8
(11) Elle adore aller au cinéma !
(12) Ils veulent faire du ski
(13) Vous pouvez entrer (le propriétaire vous le permet)
Étant donné que ces types de modalité sont soit subjectifs, soit objectifs, l’approche
logique, qui est entièrement objectiviste, ne convient pas à leur étude.9 D’un autre côté,
la distinction de Bally entre modus et dictum semble trop simple pour expliquer en quoi
consistent ces modalités, car elle n’est pas capable de rendre compte de la représentation
par l’énoncé d’un responsable illocutoire autre que le locuteur et, outre la modalité illo-
cutoire objective, elle ne permet pas de distinguer la modalité illocutoire subjective de
l’illocution immédiate. C’est pour cela qu’on a provisoirement dû parler de « modus
d’ordre supérieur », notion n’étant pas prévue par Bally. A y regarder de plus près, le
modus de Bally (1965) englobe autant l’illocution d’un énoncé que sa modalisation
illocutoire. Il ne distingue par exemple pas une assertion de son atténuation épistémique.
On verra par la suite que le modèle de la polyphonie linguistique se prête parfaitement
à l’explication de ce type de modalités. Pour l’instant, il suffit de constater que le point
commun des modalités épistémique, déontique, bulétique et axiologique, c’est le fait de
pouvoir exprimer, outre la valeur illocutoire primaire de l’énoncé, une attitude du locu-
teur ou d’autrui envers une proposition.
8
C’est précisément pour ce type de modalité que Bybee (1985) et Bybee et al. (1994) reserve leur catégorie
« agent modality ». Pour une critique de ces travaux cf. Gévaudan (2010 : 35s.).
9
Une approche radicalement pragmatique est celle qu’adopte Roulet (1993 : 31), qui ne considère comme
modales que les constructions qui se réfèrent à l’énonciation actuelle (par les pronoms et par le temps).
Cela revient toutefois à renoncer à élucider les mécanismes sémantiques qui permettent une lecture sub-
jective et une lecture objective de ce genre de modalité et à ignorer des cas remarquables comme par
exemple celui de soi-disant.
Les rapports entre la modalité et la polyphonie linguistique 43
Dans la mesure où le locuteur avoue à l’allocutaire qu’il s’est trompé en lui disant expli-
citement qu’il l’avoue, l’énoncé se réfère à l’acte d’énonciation qui le produit. En
d’autres termes : l’énoncé dit ce que fait le locuteur. L’exemple suivant reproduit ce
mécanisme « sui-référentiel » (Benveniste 1958 : 263) par une formulation plus directe :
(15) Je vous avoue que je me suis trompé
La complexité de l’exemple (14) provient du fait que le verbe modal devoir y fait partie
d’une formule de politesse qui exploite une modalité axiologique ou déontique, donc une
modalité illocutoire.10 A part cela, il exprime la même chose que l’exemple (15). Dans
les deux cas, on a indéniablement affaire à des énoncés performatifs,11 puisqu’ils décri-
vent l’acte de parole qu’accomplit le locuteur en les produisant. Ce type de modalité
proposé par Roulet implique donc apparemment des actes performatifs explicites :
(16) Je (vous) [dis / annonce / répète / …] qu’il fait beau
Nota bene : le sens des énoncés performatifs est en premier lieu locutoire, car il décrit la
production de l’énoncé. Il n’est illocutoire qu’en second lieu et dans la mesure où le sens
lexical des verbes de diction présente pour la plupart un aspect illocutoire.12
Par ailleurs, on peut se poser la question si d’autres expressions qui se réfèrent au dis-
cours actuel se prêtent également à ce type de modalité. Si l’on peut en croire Vion
(2005 : 147–150), on trouve parmi les modalisateurs des marqueurs tels que quand même
dont il analyse l’usage dialogique dans une conversation dont voici un extrait (Vion
2005 : 149, énoncé par une enquêtrice à l’égard d’une « prévenue […] prise en flagrant
délit de vol ») :
(17) […] bon en me disant ça ++ c’est un peu quand même de la provocation + vous
vous rendez bien compte que vous êtes en justice quand même
L’usage de quand même que l’on peut observer ici se réfère au discours actuel de deux
façons. D’une part cet adverbe fait partie de la description des conditions dans lesquelles
se déroule le discours actuel, d’autre part il a la fonction d’un marqueur discursif qui sert
à structurer le comportement communicatif des participants au discours. Vion l’analyse
comme suit :
Le modalisateur quand même [convoque] une logique qui fait […] référence à […] une
meilleure prise en compte de la situation dans laquelle se trouvent les actants [i.e. les inter-
locuteurs, PG]. Cet appel au réalisme, et à la raison, s’effectue dans un registre [de] proximi-
té entre les actants [qui] se manifeste également par des segments comme entre nous, en me
disant ça ainsi que par des « atténuateurs » comme un peu. (Vion 2005 : 150)
En tant que marqueur discursif quand même décrit non seulement l’état du discours
actuel, mais anticipe également sa continuation. Son usage appelle l’interlocuteur à ac-
10
On pourrait paraphraser ‘je m’oblige à vous avouer …’ ce qui ne saurait être interprété autrement que ‘je
vous avoue …’ (dans les termes de Grice (1975), cette interprétation s’impose par une « implicature
conversationnelle générale »).
11
Bien entendu, tout acte langagier est « performatif ». Pour des raisons économiques, on se contentera
toutefois de dire ici « performatif » pour « performatif explicite », comme le font beaucoup d’autres.
12
Des idées d’Austin (1962) on peut retenir que l’acte illocutoire est la production de l’énoncé, l’activité de
parler, tandis que l’illocution est l’intervention sociale du locuteur envers l’allocutaire.
44 Paul Gévaudan
quiescer. Par ailleurs, ce qui ne surprend pas dans l’analyse de Vion, c’est la mention de
la tournure entre nous, qui fait partie des adverbiaux d’énonciation bien connus (cf.
Meunier 1974 : 14ss., Nølke 1993 : 78ss.).13 La fonction de ces adverbiaux est justement
de préciser ou de modifier le cadre énonciatif ou discursif de l’énoncé actuel ou suivant.
Or, tout comme franchement, l’adverbe d’énonciation typiquement mentionné dans ce
contexte, entre nous se prête parfaitement à substituer la principale performative de
l’exemple de Roulet (v. supra (14) et (15)) et permet ainsi le rapprochement des cons-
tructions performatives aux adverbiaux d’énonciation :
(18) [franchement / entre nous] je me suis trompé
Cependant, il convient de préciser que le sémantisme des différents adverbiaux candidats
à être qualifiés ‘d’énonciation’ est assez varié. L’exemple suivant, où l’expression bon
est plutôt introductrice d’un nouveau segment de discours que modificateur de
l’énonciation, en fait état :
(19) Bon, je me suis trompé
En tant que marqueur discursif bon signale le passage à un nouveau segment de discours
en raison d’un changement d’attitude du locuteur (en l’occurrence), d’un changement
thématique ou d’une récapitulation. Cette fonction d’introducteur le rapproche aux ex-
pressions appellatives qui correspondent à la fonction du cas vocatif en latin :
(20) Dis-donc, tu peux me prêter 10 euros ?
(21) Mon vieux, tu peux me prêter 10 euros ?
(22) Écoute, tu peux me prêter 10 euros ?
Malgré la proximité indéniable entre ce genre de marqueurs d’introduction et l’usage de
bon en articulateur de discours, personne ne range les appellatifs parmi les modalisateur
d’énonciation. Mais alors, pourquoi certains marqueurs discursifs sont-ils susceptibles
d’être des modalisateurs et d’autres non ? Si, dans la logique de Roulet (1993) et de Vion
(2005), on postule des ‘modalités d’énonciation’, il semble nécessaire de développer
d’abord un appareil notionnel pour définir les différents types d’expressions qui se réfè-
rent au discours actuel.
Par ailleurs, la notion de modalité sur les « plans de l’énonciation, de l'énoncé et du
message » que propose Meunier (1974 : 24, v. supra 2) comprend une ambiguïté dans la
mesure où une énonciation et un énoncé peuvent être conçus comme événement repré-
sentant ou comme événement représenté. En effet, les performatifs dans l’exemple (16)
sont représentés par des énoncés : on comprend leur sens performatif hors contexte, en
interprétant seulement l’énoncé. C’est pourquoi les termes locutoire, illocutoire et pro-
positionnel, empruntés à la théorie des actes langagier (Austin 1962, Searle 1969), sont
préférables, car ils se réfèrent uniquement à ce qui est représenté. On pourra donc dire
qu’en linguistique, le terme modalité regroupe trois notions différentes : les modalités
aléthiques ou logiques sur le plan propositionnel de l’énoncé, les modalités épistémi-
13
Par contre, la fonction de l’expression en me disant ça demande quelques considérations ultérieures qui
vont au-delà du sujet traîté ici.
Les rapports entre la modalité et la polyphonie linguistique 45
ques, déontiques, axiologiques ou bulétiques sur le plan illocutoire de l’énoncé et les
modalités d’énonciation qui se situent sur leur propre plan qu’on appellera locutoire.
14
Ce principe s’inscrit dans la tradition de Benveniste (1958, 1970), qui est le premier à souligner le carac-
tère « sui-référentiel » de l’énoncé. D’ailleurs, on s’étonne que Ducrot ait manqué d’évoquer ce précur-
seur.
46 Paul Gévaudan
Or, un premier type d’énoncé polyphonique défini par Ducrot (1984) est celui de la
« double énonciation », que l’on peut notamment observer dans le discours rapporté en
style direct :
(23) Marie a dit : « j’ai faim »
Dans ce type de discours rapporté le locuteur est dédoublé par un locuteur subordonné
(en l’occurrence Marie) qui, dans la principale, est représenté comme producteur respon-
sable de l’énoncé j’ai faim. En disant « double énonciation » Ducrot se sert d’un terme
qui, à première vue, semble inexact car il ne s’agit pas de deux énonciations juxtaposées,
mais de la représentation d’une énonciation, à savoir d’un acte langagier, par un segment
d’énoncé (en l’occurrence, le segment j’ai faim de l’énoncé Marie a dit : « j’ai faim »).
Mais à bien y regarder, ce terme est justifié dans la mesure où l’énoncé représente
l’énonciation exprimée par la subordonnée en même temps qu’il se représente lui-même
comme énonciation (selon le caractère « sui-référentiel » accordé à l’énoncé). La marque
explicite de cette représentation en tant qu’énonciation, c’est le cadre déictique indépen-
dant qu’a le discours rapporté (Marie vs. je, passé vs. présent).
Il faut toutefois tenir compte du fait que le discours rapporté en style direct, malgré
son propre cadre déictique, demeure enchâssé dans la proposition de l’énoncé immédiat.
Il s’agit par conséquent d’une représentation secondaire, subordonnée. La double énon-
ciation est donc, pour ainsi dire, une énonciation représentée dans l’énonciation repré-
sentée par l’énoncé. De la sorte, elle représente un locuteur immédiat et un locuteur
subordonné.
15
On peut critiquer que Ducrot ait choisi ce terme, car prendre en charge un énoncé ou un point de vue est
toute autre chose que de procéder à une énonciation, ce qui serait la signification naturelle du mot énon-
ciateur.
Les rapports entre la modalité et la polyphonie linguistique 47
Selon les réflexions de Ducrot (1984), on peut attribuer au locuteur deux qualités fon-
damentales : celle d’être le producteur de l’énoncé et celle d’en être responsable. Le
locuteur est donc l’instance responsable de la forme et du contenu de l’énoncé, tandis
que l’énonciateur n’est responsable que du contenu, mais non de la forme du point de
vue secondaire. De ce fait, le locuteur apparaît comme une instance à la fois énonciateur
(responsabilité du contenu) et producteur d’un énoncé. Or, une analyse strictement orien-
tée aux principes de Ducrot ne fait pas ressortir cette implication. Au contraire, appli-
quée aux cas mentionnés ci-dessus, elle révèle une incohérence terminologique qui aurait
plutôt tendance à dissimuler l’idée de Ducrot plutôt qu’à la mettre en valeur. Essayons
d’expliquer le principe de l’analyse polyphonique d’un énoncé en superposant différents
points de vue (pv) assumés par des instances de locuteur (L) et d’énonciateur (E) :
(25) Marie a dit : « j’ai faim »
pvimmédiat : Marie a dit pvmédiat (Limmédiat responsable de la forme et du contenu)
pvmédiat : j’ai faim (Lmédiat responsable de la forme et du contenu)
[Lmédiat => ‘Marie’]
(26) Marie a dit qu’elle avait faim
pvimmédiat : Marie a dit pvmédiat (Limmédiat responsable de la forme et du contenu)
pvmédiat : j’ai faim (Limmédiat responsable de la forme et Emédiat du contenu)
[Emédiat => ‘Marie’]
L’analyse ci-dessus montre pourquoi Ducrot distingue ce qu’il appelle la « double énon-
ciation » des types de polyphonie linguistiques où le point de vue subordonnée est attri-
buable à autrui, mais pas la forme (c’est-à-dire le choix des mots et le cadre déictique).
Toutefois, cette analyse montre également que l’instance du locuteur regroupe deux
fonctions, celle de producteur et celle de responsable de l’énoncé correspondant à un
point de vue. Or, si l’on nome énonciateur l’instance responsable d’un point de vue et
que l’on y a recours pour l’analyse de certaines constellations polyphoniques (en
l’occurrence le discours rapporté en style indirect), il convient de le rendre visible à
chaque fois qu’il y a prise en charge, donc également au niveau du point de vue immé-
diat de l’énoncé. L’analyse devra donc se présenter comme suit :
(27) Marie a dit : « j’ai faim »
pv0 : Marie a dit pv1 (pv0 => L0 => E0)
pv1 : j’ai faim (pv1 => L1 => E1)
[L1 => ‘Marie’]
(28) Marie a dit qu’elle avait faim
pv0 : Marie a dit pv1 (pv0 => L0 => E0)
pv1 : j’ai faim (pv1 => E1 ∧ pv1 => L0)
[E1 => ‘Marie’]
L’index des points de vue commence à zéro (0), c’est-à-dire au niveau du point de vue
immédiat qui, dans cette constellation, correspond au seul énoncé réel. Le point de vue
subordonné porte l’index 1 et ainsi de suite (ici, bien sûr, il s’agit de discuter de cas
simples, et l’index s’arrête à 1). Le point de vue immédiat pv0 implique (‘ =>’) en géné-
ral un locuteur L0, à savoir le locuteur immédiat (pv0 => L0), qui, à son tour, implique un
énonciateur E0, voire l’énonciateur immédiat (L0 => E0). Le point de vue médiat ou su-
bordonné de premier ordre pv1 implique un locuteur L1 (pv1 => L1) en cas de discours
48 Paul Gévaudan
rapporté en style direct. L1 implique alors nécessairement un énonciateur E1 (L1 => E1).
En cas de discours rapporté en style indirect, le point de vue pv1 implique également un
nouvel énonciateur E1 (pv1 => E1), mais n’est pas attribuable à un autre locuteur que L0,
le locuteur du point de vue superordonné (pv1 => L0).
3.3 Les êtres du monde : le locuteur en tant que référent et autres personnages
A côté de l’image de la personne qui parle, le locuteur (L), et de la personne qui prend en
charge ce qui est dit, l’énonciateur (E), Ducrot conçoit un troisième plan de représenta-
tion du sujet parlant, celui du « locuteur en tant qu’être du monde » (qu’il symbolise par
‘λ’16). Ce terme renvoie au personnage du locuteur tel que le décrit et auquel se réfère
l’énoncé. Celui-ci est présenté comme personnalité complète dont un des aspects est
celui d’être le locuteur de l’énoncé. Ducrot distingue ce dernier en le nommant « locu-
teur en tant que tel », ce qui souligne qu’il s’agit de l’instance qui parle au moment où
celui-ci produit l’énoncé actuel. La considération des usages du pronom je dans
l’exemple construit suivant illustre les trois plans de représentation de l’énoncé :
(29) Je1 vous dis que je2 vous demande si je3 suis malade
Cet énoncé est concevable dans le contexte d’une conversation entre un patient et son
médecin. Il présente un enchaînement de deux subordonnées complétives. Le pronom je3
de la seconde subordonnée se réfère uniquement au personnage du locuteur duquel on se
demande s’il est malade. Le pronom je2 représente le référent comme l’instance respon-
sable de la question. 17 Finalement, le pronom je1 se réfère à l’instance qui produit
l’énoncé, c’est-à-dire au producteur de l’énoncé matériel.18 Ainsi, le personnage du locu-
teur apparaît de différente manière et sous différents aspects sur les trois plans de repré-
sentation.
L’utilité pour l’analyse des énoncés polyphoniques de la distinction entre « locuteur
en tant que tel » et « locuteur en tant qu’être du monde », qu’on appellera dorénavant
« locuteur en tant que personnage » ou « personnage du locuteur », se concrétise dès que
les différents aspects du locuteur représentés par l’énoncé sont disjoints, comme dans le
cas suivant :
(30) J’ai prétendu à tort qu’il était à Paris
pv0 : j’ai prétendu pv1 à tort (pv0 => L0 => E0 => λ0)
pv1 : il est à Paris (pv1 => E1 => λ1 ; λ1 ≠ λ0)
L’assertion antérieure (pv1) attribuée au personnage du locuteur à un certain moment et
dans un certain discours (λ1) est prise en charge par l’énonciateur E1, qui ne correspond
pas à l’énonciateur actuel E0. On peut reprocher au personnage λ de s’être trompé dans
son énonciation antérieure (prise en charge par E1, qui implique λ1), mais on ne peut pas
lui faire le même reproche à propos de son énonciation actuelle (prise en charge par E0,
16
Ducrot (1984) choisit cette lettre pour symboliser le locuteur en tant qu’être du monde. Il faut toutefois
éviter la confusion avec le fameux ‘opérateur λ’ en sémantique formaliste.
17
S’il renvoie aussi au personnage du locuteur, cela ne concerne que l’engagement que prend ce personnage
dans le discours actuel.
18
Son renvoie au niveau du personnage se limite à l’activité de parler par laquelle celui-ci produit l’énoncé
actuel.
Les rapports entre la modalité et la polyphonie linguistique 49
qui implique λ0). Ainsi, le personnage du locuteur apparaît comme un amalgame frag-
menté de facettes plutôt que comme un tout indivisible ; et c’est justement cela que Du-
crot (1984) annonce vouloir montrer dans sa présentation de la théorie de la polyphonie
linguistique et discursive.
L’objectif de ce chapitre [intitulé « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation »,
PG] est de contester – et, si possible, de remplacer – un postulat qui me paraît un préalable
(généralement implicite) de tout ce qu’on appelle actuellement la « linguistique moderne »,
terme qui recouvre à la fois le comparatisme, le structuralisme et la grammaire générative.
Ce préalable, c’est l’unicité du sujet parlant. (Ducrot 1984 : 172)
Ce que Ducrot ne souligne pas explicitement, mais qu’on peut déduire de ses propos,
c’est que, dans les termes de la théorie des actes de langage (Austin 1962, Searle 1969),
le locuteur en tant que personnage ou figure (λ) de l’énoncé est une représentation pro-
positionnelle,19 tandis que l’énonciateur (E) en tant que responsable d’un énoncé ou d’un
point de vue est une représentation illocutoire20 et le locuteur en tant que tel (L), à savoir
en tant que producteur de l’énoncé, est une représentation locutoire.
L’homologue du locuteur sur le plan propositionnel, c’est le personnage de
l’allocutaire21 qui se prête également, quoique plus rarement, à assumer un point de vue
subordonné, comme le montre la variation suivante de l’exemple (30) :
(31) Tu as prétendu à tort qu’il était à Paris
pv0 : tu as prétendu pv1 à tort (pv0 => L0 => E0 => λ0)
pv1 : il est à Paris (pv1 => E1 => α1)
A part les personnages du locuteur et de l’allocutaire, particuliers dans la mesure où ils
renvoient au cadre communicatif, les propositions abritent toute sorte d’autres référents
susceptibles de correspondre à des énonciateurs ou à des locuteurs, pourvu qu’ils soient
humains ou, d’une manière ou d’une autre, capables de produire ou de prendre en charge
un énoncé.22 Cette notion s’applique notamment à des référents tout à fait ordinaires,
comme celui du personnage Marie, auquel est attribué un énonciateur (E1) par l’énoncé
(28) ainsi qu’un locuteur (L1) et un énonciateur (E1) dans l’énoncé (27).
Le fait que les personnages soient en mesure de prendre en charge ou de produire des
points de vue incite à distinguer entre les personnages et la fonction qu’ils exercent dans
l’énoncé. On appellera alors « instances » les fonctions énonciatives du locuteur, de
l’allocutaire et de l’énonciateur. Une vue d’ensemble sur les instances et les personnages
sur lesquels repose l’analyse polyphonique aura par conséquent l’apparence suivante :
19
Précisons que la représentation du personnage du locuteur dans la proposition peut être totalement impli-
cite.
20
On ignorera les tentatives de Ducrot (1984) de dissocier la notion d’énonciateur de la fonction illocutoire.
Une argumentation approfondie contre cette démarche se trouve dans Gévaudan (2013 : chap. 3.5–6).
21
Celui-ci est lié à la réception et l’interprétation de l’énoncé actuel.
22
C’est du moins de cette manière que l’on peut concevoir le terme « être discursif » propagé par Nølke
(1993/2001, 1994, 2001, Nølke / Fløttum / Norén 2004).
50 Paul Gévaudan
23
On peut laisser de côté l’acte perlocutoire qui se réfère à l’effet du dire, car cet effet, s’il n’est pas antici-
pé par l’acte illocutoire, se trouve en dehors de la portée immédiate de l’énonciation.
24
Même dans le cas des présupposés, que l’on peut considérer comme neutre au plan illocutoire, il faut tenir
compte du fait qu’ils sont normalement encastrés dans un énoncé qui quant à lui a un sens illocutoire dont
la portée est restreinte par la présupposition.
Les rapports entre la modalité et la polyphonie linguistique 53
(38) Oui
(39) Sans doute
(40) Presque
Ces énoncés tout à fait acceptables et extrêmement fréquents expriment des assertions
(sur le plan illocutoire, l’exemple (38) peut aussi exprimer une promesse), mais n’ont
pas de contenu propositionnel. Le fait que ce contenu soit présent dans le contexte et / ou
dans le cotexte du discours n’est pas pertinent pour la sémantique de ces énoncés, car
celle-ci ne peut tenir compte que de ce qui est dit. Il faut en tirer la conclusion que
l’illocution est plus fondamentale que la proposition et, plus précisément, qu’une propo-
sition implique une illocution, mais non vice versa.
Quant au sens locutoire, celui-ci n’a été que très peu étudié en tant que tel. En prin-
cipe, il concerne l’organisation et la réalisation du discours. L’organisation du discours
porte sur le cadre communicatif et la distribution des séquences dialogiques, la réalisa-
tion du discours concerne l’idiome, la variété, le style etc. Comme l’a fait remarquer
Benveniste (1956, 1958, 1970), l’énoncé instaure automatiquement un cadre communi-
catif. Du fait, le sens de communiquer est d’abord un sens implicite, un sens « mon-
tré ».25 Il existe néanmoins des formes explicites qui se réfèrent au cadre communicatif.
C’est le cas dans les exemples suivants :
(41) Bonjour, ça va ? – ça va
(42) Les enfants, asseyez-vous !
(43) Allô ! … oui … oui … oui…
L’exemple (41) présente une formule d’ouverture de conversation en français. Le mot
bonjour signale que le locuteur est disposé à une interaction sociale, voire discursive. La
formule ça va avec prosodie interrogative propose une interaction confiante que ça va
avec prosodie déclarative accepte – il ne s’agit pas de savoir comment va l’allocutaire.
Dans l’énoncé (42), la séquence les enfants appelle à la communication, en l’occurrence
à la réception de l’ordre qui suit. Cela correspond au vocatif latin, qui montre d’ailleurs
qu’un sens locutoire peut bel et bien être grammaticalisé dans le cadre d’un paradigme
morphologique. En français, le vocatif s’insère dans une construction segmentée dans
laquelle l’allocutaire est représenté par un segment qui peut être antéposé, postposé et
qui parfois est une incise. Dans le cas de (43), on a affaire à un début de communication
téléphonique : allô signale que la conversation peut commencer, oui que le locuteur est
encore à l’écoute (par cela, celui-ci se déclare allocutaire). Le mot oui a donc un sens
locutoire à côté de son sens illocutoire documenté dans l’exemple (38) – ce n’est
d’ailleurs que dans ce dernier sens qu’il s’oppose à non.
La dimension locutoire de la réalisation du discours concerne surtout l’emploi d’une
certaine langue, d’un certain dialecte, d’un sociolecte, d’un certain style etc. En disant ça
va ? et non comment allez-vous ? dans l’exemple (41) on donne à l’énoncé un certain
sens. La manière de construire et de produire l’énoncé est non seulement indéniablement
25
Cf. Wittgenstein (1922 : § 4.022). Ce concept est repris par Ducrot (1984 : 151) et Nølke / Fløttum /
Norén (2004 : 61).
54 Paul Gévaudan
signifiante, mais présente également des aspects conventionnels (styles, traditions dis-
cursives etc.).
Finalement, le fait que les énoncés (41) et (43) n’aient pas de sens illocutoire montre
que l’illocution implique la locution, ce qui n’est pas le cas à l’inverse. En ce qui
concerne l’énonciation, on peut donc admettre la chaîne implicative suivante :
acte propositionnel => acte illocutoire => acte locutoire
Dans la mesure où l’énoncé est une représentation de l’énonciation, on y retrouve les
rapports correspondants entre les trois dimensions du sens :
sens propositionnel => sens illocutoire => sens locutoire
En tenant compte de cette hiérarchie, on perçoit l’approche de Ducrot (1984) comme une
sémantique tout à fait naturelle qui donne la priorité aux aspects fondamentaux du sens.
En revanche, les sémantiques traditionnelles, qui font de la proposition le point de départ
et bien souvent le seul objet de l’étude du sens, semblent ignorer les fonctions essentiel-
les du langage. Levinson (1983), par exemple, exclut de la sémantique tout ce qui n’est
pas propositionnel 26 pour l’attribuer à la pragmatique. Il définit ainsi une notion de
pragmatique qui contredit celle de Morris (v. supra, section précédente). Face à ces diffé-
rentes distinctions de la sémantique et de la pragmatique, on reconnaît la nécessité de
préciser le cadre théorique au sein duquel peuvent être envisagées certaines catégories de
la ‘modalité’ qu’on a vu dans la section 2.
26
Et d’ailleurs même les expressions déictiques qui, en fait, ont une fonction propositionnelle.
Les rapports entre la modalité et la polyphonie linguistique 55
Ces distinctions expliquent les trois dimensions qui constituent le rapport entre le locu-
teur et le plan sémantique modalisé. Ainsi, à coté de la modalité située au plan proposi-
tionnel, ce que Nølke appelle ‘modalités d’énoncé’ correspond à des opérations sur le
plan illocutoire et ce qu’il appelle ‘modalités d’énonciation’ à des opérations sur le plan
locutoire. Et comme on a pu le constater auparavant (section 4), la définition des êtres
discursifs représentés par l’énoncé, telle que la conçoit la théorie de la polyphonie lin-
guistique, se conforme justement à ces trois dimensions du locutoire, de l’illocutoire et
du propositionnel.
Or, l’explication du lien étroit entre la modalité et la polyphonie qu’on peut établir à
la suite des discussions menées dans cet article fait appel à une conception générale de la
sémantique dans le cadre d’une linguistique énonciative (cf. section 4). Celle-ci réunit
deux aspects fondamentaux du principe de la représentation langagière : d’une part,
comme le dit Ducrot (1984 :183), « [...] le sens de l’énoncé est une représentation de
l’énonciation […] », ce qui nous amène à distinguer les trois dimensions substantielles
du locutoire, de l’illocutoire et du propositionnel (cf. section 4.2) ; d’autre part, la repré-
sentation sémantique est un événement interprétatif qui fonde sur le sens conventionnel
de l’énoncé et sur le sens contextuel de l’énonciation et de la réception (cf. section 4.1).
La linguistique énonciative devra ramener les fonctions grammaticales aux dimensions
substantielles du sens et accorder les méthodes de la linguistique des textes aux dimen-
sions interprétatives des conventions et des contextes en tenant compte des macrostruc-
tures cotextuelles. C’est bien le souci de la Théorie de l’Argumentation Dans la Langue
(ADL, cf. Anscombre / Ducrot 1983) qui a été un des points de départ des réflexions
d’Oswald Ducrot sur la polyphonie linguistique il y a 30 ans et plus.
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