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Travail 2 : Bonheur et stabilité

Aristote, Éthique à Nicomaque, livre I, chapitre 10-11, 1100a5-1101a22, traduction R. Bodéüs,


GF-Flammarion, Paris, 2004, p. 81-87.

« En effet, beaucoup de changements se produisent et des fortunes en tout genre au cours de


l'existence, et il se peut que le plus prospère tombe en de grands malheurs dans la vieillesse, comme les
récits de Troie le racontent à propos de Priam. Or celui qui a essuyé de tels caprices de la fortune et qui a
fini misérablement, nul ne le proclame heureux.
Est-ce donc à dire qu'il faille même se garder de proclamer heureux quelque homme que ce soit
aussi longtemps qu'il est en vie et que nous aurions intérêt, comme le veut Solon, à « voir la fin » ?
Mais alors, s'il faut aller jusqu'à poser les choses ainsi, est-ce que vraiment il y a encore une place
pour le bonheur à ce moment-là, après qu'on a trouvé la mort ? Au contraire, c'est précisément cette
hypothèse qui semble complètement déplacée, en particulier pour nous, qui défendons l'argument que le
bonheur est une sorte d'activité !
Mais dans l'hypothèse envisagée nous ne voulons pas dire que c'est une fois mort qu'on est heureux
et Solon non plus n'a pas cette intention. Il pense, au contraire, qu'on ne peut sûrement proclamer un
homme bienheureux qu'à partir du moment précis où il est à l'abri des maux et des infortunes. Or, dans
cette hypothèse aussi, il y a place pour un certain embarras. Car, semble-t-il, il existe, pour le mort, et du
mauvais et du bon, exactement comme pour le vivant qui ne s'en aperçoit pas : par exemple, les marques
d'honneur ou d'infamie que reçoivent ses enfants et, globalement, ses descendants, leurs succès et leurs
revers... Et voilà précisément qui pose question, car celui qui a connu une existence bienheureuse jusqu'à
la vieillesse et qui a connu une fin analogue peut avoir des descendants qu'affectent bien des vicissitudes :
certains d'entre eux peuvent être bons et avoir l'existence qu'ils méritent, mais d'autres peuvent se trouver
dans la situation contraire.
Il est cependant évident que même les distances peuvent modifier de façons diverses les rapports
aux parents. Il serait donc étrange que le mort partage encore ces vicissitudes et à certains moments accède
au bonheur, puis à d'autres, retourne à la misère, bien qu'on ne puisse dire sans absurdité que rien, même
pour un temps, ne touche les parents dans le sort de leur progéniture.
Mais il faut revenir à la question soulevée antérieurement. On s'apercevra vite, en effet, qu'elle
éclaire aussi ce qu'on est en train de rechercher pour le moment.
Supposons donc qu'il faille chaque fois « voir la fin » et à ce moment-là, proclamer quelqu'un
bienheureux, non parce qu'il l'est, mais parce qu'il l'était auparavant. Comment alors ne pas trouver absurde
de refuser, au moment où il est heureux, d'avouer la vérité en reconnaissant ce qui lui appartient ? En fait,
si l'on ne veut pas déclarer heureux les gens en vie, c'est en raison des vicissitudes de la vie et parce qu'on
se fait du bonheur l'idée d'une chose ferme et malaisée à renverser de quelque façon que ce soit, alors que
la roue de la fortune tourne souvent pour les mêmes individus. Il est clair, en effet, que si nous suivons
pas à pas les caprices de la fortune, nous allons souvent dire que le même individu est heureux et
malheureux tour à tour, donnant de l'homme heureux l'image d'une sorte de caméléon et d'édifice branlant.
Ne faut-il pas plutôt dire que s'en remettre, pour en juger, aux caprices de la fortune est incorrect
de toutes les façons ? Ce n'est pas à eux que tient, en effet, le fait de vivre bien ou mal. Au contraire, ils
offrent le supplément dont a besoin l'existence humaine, comme nous le disions. Et ce qui en décide
souverainement, ce sont les actes vertueux dans le cas du bonheur et les actes contraires à la vertu dans le
cas contraire.
Et, un témoignage en faveur de notre argument se trouve aussi dans la question qu'on vient de
traiter, puisque aucune des œuvres humaines ne présente autant de solidité que les activités qui sont
vertueuses. Elles sont, en effet, plus stables encore que les sciences, semble-t-il.
Or, dans leur nombre, ce sont les plus honorables qui sont les plus stables, car c'est à elles surtout,
et cela sans discontinuer jamais, que les bienheureux consacrent leur vie. C'est, en effet, apparemment le
motif pour lequel il n'y a pas de place, dans leur cas, pour l'oubli.
Par conséquent, la stabilité recherchée appartiendra à l'homme heureux. Et il traversera l'existence
dans ce bonheur car, toujours ou avant tout, il exécutera et aura en vue ce qui est vertueux.
Il supportera aussi les caprices de la fortune avec le plus beau visage et restera partout entièrement
à son affaire, du moins s'il est véritablement bon « et d'une carrure irréprochable ».
Cependant, bien des choses se produisent au gré de la fortune et il y a une différence entre les
grands et les petits aléas.
Quand elles sont petites, les marques d'une bonne fortune et pareillement d'une fortune opposée
ne pèsent évidemment pas lourd dans la vie.
Quand ce sont, en revanche, de grandes faveurs et qu'elles se répètent souvent, elles peuvent
accroître considérablement la félicité de l'existence, car elles l'assortissent naturellement ainsi d'une parure
en supplément et l'on en peut faire un bel usage et vertueux.
À l'inverse, si ce sont des revers, ils entament et gâtent la félicité, car ils accumulent chagrins et
obstacles à bien des activités. Et pourtant, même dans ces cas, on voit dans tout son éclat ce qui est beau,
chaque fois que quelqu'un supporte sans aigreur des infortunes nombreuses et de taille, non par
insensibilité à la douleur, mais parce qu'il possède noblesse et grandeur d'âme.
Par ailleurs, si ce sont les actes qui décident souverainement de la vie, comme nous le disions,
personne, s'il est bienheureux, ne peut devenir un misérable. Jamais, en effet, il n'exécutera les actions
odieuses et viles, car l'homme véritablement bon et sensé, croyons-nous, supporte tous les caprices de la
fortune en faisant bonne figure et tire de ce qui est à sa disposition de quoi toujours accomplir les plus
belles actions, exactement comme un chef militaire, s'il est bon, tire de l'armée qu'il sous la main le
meilleur parti pour la guerre, ou comme un cordonnier fait des cuirs qu'on lui a donnés la plus belle
chaussure qu'il peut. Et la même chose s'observe avec tous les autres hommes de métier.
Or, dans ces conditions, on ne deviendra jamais un misérable si l'on est heureux.
Cela ne veut pas dire, certes, que sera bienheureux celui qui vient à tomber dans les malheurs de
Priam, mais au moins, il ne passera pas non plus, alors, par toutes les couleurs et il ne sera pas facile de le
changer. On ne peut être, en effet, arraché au bonheur aisément, ni par n'importe quel revers. Au contraire,
cela nécessite de grandes infortunes, qui se multiplient. Après de telles infortunes, on ne peut pas non plus
recouvrer le bonheur en peu de temps. Au contraire, si tant est qu'on le puisse, cela exige une longue
période durant laquelle, en fin de compte, on aura bénéficié de grands et beaux avantages.
Par conséquent, qu'est-ce qui empêche de dire heureux celui dont l'activité traduit une vertu finale
et qui possède en suffisance les ressources extérieures, non pendant n'importe quelle période, mais dans
une existence qui a atteint sa fin ?
Peut-être faut-il ajouter : « et ce qui conservera ce genre d'existence puis connaîtra une fin
analogue », du fait que l'avenir nous est obscur et que le bonheur que nous posons est une fin absolument
finale, de toutes les façons. Mais, dans ces conditions, nous devons dire « bienheureux », parmi les vivants,
ceux qui possèdent et peuvent conserver les caractéristiques qu'on a mentionnées ; et il nous faut parler
d'hommes bienheureux.
Et là-dessus, assez de distinctions ! »

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