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A C É P H A L E

R E L I G I O N S O C I O L O G I E P H I L O S O P H I E R E V U E PARAISSANT 4 FOIS PAR AN

= NIETZSCHE e t les FASCISTES JAÎ^ER


6frs UNE RÉPARATION 1937
PAR G . BATAILLE · P . KLOSSOWSKI · A . MASSON · J . R O L L I N · J . W A H L
CHARLES RATTON

ARTS
DES PRIMITIFS

A F R I Q U E

AMÉRIQUE

O C É A N I E

14 RUE DE MARIGNAN PARIS VIII Ε


SACRIFICES
I Mithra . 2 Orphée . 3 Le Crucifie . 4 Minotaure . 5 Osiris

A N D R E MASSON
avec un texte de
GEORGES BATAILLE

10 exemplaires sur Japon : 200f. 140 exemplaires sur Arches : 1 2 5 f

É D I T I O N S G . L . M

A C E P H A L E
Revue trimestrielle, publiée par Georges Ambrosino
Georges Bataille et Pierre Klossowski.

CONDITIONS DE VENTE:
Un cahier de 16 pages: 3t". Abonnement d'un an
(64 pages) France et Belgique iof Etranger U . P . 12f
autres pays 15t". Le prix de l'abonnement de soutien
est double.

G.L.M 6 RUE HUYGHENS PARIS 14e


Le présent numéro est double.

Le prochain numéro sera consacré a


DIONYSOS

Impressions G. L. M. Le gérant Georges Bataille


A C É P H A L E
RÉPARATION A NIETZSCHE

NIETZSCHE ET LES FASCISTES 3


Elizabeth Judas-Foerster 3
Le second Judas du « Nietzsche-Archiv » 3
Ne pas tuer : réduire en servitude 4
Gauche et droite nietzschéennes 5
« Remarque pour les ânes 5
Mussolini nietzschéen 6
Alfred Rosenberg β
Une « religion hygiénique et pédagogique » : le néo-
paganisme allemand 8
Plus professoral... (Alfred Baeumler) 9
Le « pays de mes enfants »
« Nous autres sans patrie » !!

Frédéric NIETZSCHE : HERACLITE (texte inédit en français). 14

Georges BATAILLE : PROPOSITIONS 17

I. — Propositions sur le fascisme 17


11· — Propositions sur la mort de Dieu 20

Jean W A H L : NIETZSCHE ET LA MORT DE DIEU (note


sur le Nietzsche de Jaspers) 22

Jean ROI.LI.N : REALISATION DE L'HOMME 24

Pierre KLOSSOWSKI : CREATION DU MONDE 25

DEUX INTERPRETATIONS RECENTES DE NIETZSCHE 28


Karl Jaspers : N I E T Z S C H E , EINFÜHRUNG IN DAS VERSTRAENDNIS
WEINES PHILISOPHIERENS (G. B.) 28
Karl Lœwith : NIETZSCHES PHILOSOPHIE DER EWICEN WIDER-
KUNFT DES GLEICHEN 29

TROIS DESSINS D'ANDRE MASSOM 1, !5, 19

JANVIER 1937 NUMÉRO DOUBLE


N I E T Z S C H E
ET LES FASCISTES

ELISABETH JUDAS-FOERSTER en donnant lecture d ' u n texte de Bernard


Foerster.

Le Juif Judas a trahi Jésus pour une petite Avant de quitter Weimar pour se rendre à
somme d'argent : après quoi il s'est pendu. Essen, rapporte le Temps du 4 novembre 1933,
la chancelier Hitler est allé rendre visite à
La trahison des proches de Nietzsche n ' a
Mme Elisabeth Foerster-Nietzsche, sœur du
pas la conséquence brutale de celle de Judas célèbre philosophe. La vieille dame lui a fait
mais elle résume et achève de rendre into- don d'une canne à épée qui a appartenu à son
lérable l'ensemble de trahisons qui défor- frère. Elle lui a fait visiter les archives
ment l'enseignement de Nietzsche (qui le Nietzsche.
mettent à la mesure des visées les plus M. Hitler a entendu la lecture d'un ,mémoire
courtes de la fièvre actuelle). Les falsifica- adressé en 1879 à Bismarck par le docteur
tions antisémites de Mme Foerster, sœur, Foerster, agitateur antisémite, qui protestait
et de M. Richard Oehler, cousin de « contre l'invasion de l'esprit juif en Aile-
Nietzsche, ont d'ailleurs quelque chose de magne ». Tenant en main la canne de Nietzsche,
M. Hitler a traversé la foule au milieu des
plus vulgaire que le marché de Judas : au
acclamations et est remonté dans son automo-
delà de toute mesure, elles donnent la bile pour se rendre à Erfurt et de là à Essen.
valeur d ' u n coup de cravache à la maxime
dans laquelle s'est exprimée l'horreur de Nietzsche, adressant en 1887 une lettre
Nietzsche pour l'antisémitisme : méprisante à l'antisémite Théodor Fritsch
(4), la terminait sur ces mots :
N E F R E Q U E N T E R PERSONNE QUI
SOIT IMPLIQUÉ DANS C E T T E FU- M A I S E N F I N , Q U E CROYEZ-VOUS
MISTERIE EFFRONTÉE DES RA- Q U E J ' E P R O U V E L O R S Q U E L E NOM
C E S ! (1) D E Z A R A T H O U S T R A S O R T D E LA
BOUCHE DES ANTISEMITES!
Le nom d'Elisabeth Foerster-Nietzsche (2),
qui vient d'achever, le 8 novembre 1935,
une vie consacrée à u n e forme très étroite
et dégradante de culte familial, n'est pas
encore devenu objet d'aversion... Elisabeth
Foerster-Nietzsche n'avait pas oublié, le LE SECOND JUDAS
2 novembre 1933, les difficultés qui s'étaient
DU " NIETZSCHE-ARCHIV "
introduites entre elle et son frère du fait
de son mariage, en 1885, avec !!, antisémite
Bernard Foerster. Une lettre dans laquelle Adolf Hitler, ä Weimar, s'est fait photo-
Nietzsche lui rappelle sa « répulsion » — graphier devant le buste de Nietzsche.
« aussi prononcée que possible » — pour M. Richard Oehler, cousin de Nietzsche et
le parti de son mari — celui-ci désigné nom- collaborateur d'Elisabeth Foerster à l'Ar-
mément avec rancœur — a été publiée par chiv, a fait reproduire la photographie en
ses propres soins (3). Le 2 novembre 1933, frontispice de son livre, Nietzsche et l'ave-
devant Adolf Hitler reçu par elle à Weimar nir de l'Allemagne (5). Dans cet ouvrage,
au Nietzsche-Archiv, Elisabeth Foerster il a cherché à montrer l'accord profond de
témoignait de l'antisémitisme de Nietzsche l'enseignement de Nietzsche et de Mein
Kampf. Il reconnaît, il est vrai, l'existence NE PAS TUER :
de passages de Nietzsche qui ne seraient
pas hostiles a u x juifs, mais il conclut : RÉDUIRE EN SERVITUDE

...Ce qui importe le plus pour nous est cette


mise en garde : « Pas un Juif de plus! Fer- E S T - C E Q U E MA VIE R E N D V R A I -
mons-leur nos portes, surtout du côté de S E M B L A B L E Q U E J ' A I E P U M E LAIS-
l'Estl »... a ...que l'Allemagne a largement son SER « COUPER L E S A I L E S » PAR QUI
compte de juifs, que l'estomac et le sang aile- Q U E C E S O I T ? (6)
mands devront peiner longtemps encore avant
d'avoir assimilé cette dose de « juif », que
nous n'avons pas la digestion aussi active qiie Le ton avec lequel Nietzsche répondait de
les Italiens, les Français, les Anglais, qui en son vivant aux antisémites importuns, ex-
sont venus à bout d'une manière bien plus d u t toute possibilité de traiter la question
expéditive : et notez que c'est là l'expression légèrement, de considérer la trahison des
d'un sentiment très général, qui exige qu'on Judas de Weimar comme vénielle : il y va
l'entende et qu'on agisse. « Pas un juif de des « ailes coupées ».
plusl Fermons-leur nos portes, surtout du côté
de l'Est (y compris l'Autriche) I » Voilà ce que
réclame l'instinct d'un peuple dont le caractère
est encore si faible et si peu marqué qu'il cour- Les proches de Nietzsche n ' o n t rien entre-
rait le risque d'être aboli par le ,mélange d'une pris de moins bas que de réduire à un ser-
race plus énergique. vage avilissant celui qui prétendait ruiner
la morale servile. Est-il possible qu'il n ' y
ait pas des grincements de dents dans le
Il ne s'agit pas seulement ici de « fumis-
monde et que cela ne devienne pas une évi-
terie éhontée » mais d ' u n f a u x grossière-
dence qui, dans la désorientation grandis-
ment et consciemment fabriqué. Ce texte
santé, rende silencieux et violent? Com-
figure en effet dans Par delà le bien et le
ment, sous le coup de la colère, cela ne
mal (§ 251), mais l'opinion qu'il exprime
serait-il pas une clarté aveuglante, quand
n'est pas celle de Nietzsche; c'est celle des
toute l'humanité se rue à la servitude, qu'il
antisémites reprise par Nietzsche en ma-
existe quelque chose qui ne doit pas être
nière de persiflage !
asservi, qui ne peut pas être asservi?
Je n'ai pas encore rencontré d'allemand, écrit-
il, qui veuille du bien aux juifs; les sages et les LA D O C T R I N E D E N I E T Z S C H E NE
politiques ont beau condamner tous sans réser-
ve l'antisémitisme, ce que réprouvent leur P E U T PAS E T R E ASSERVIE.
sagesse et leur politique c'est, ne vous y trom-
pez pas, non pas le sentiment lui-même, mais
uniquement ses redoutables déchaînements, et Elle peut seulement être suivie. La placer
les malséantes et honteuses manifestations que à la suite, au service de quoi que ce soit
provoque ce sentiment une fois déchaîné. On d ' a u t r e est une trahison qui relève du mé-
dit tout net que l'Allemagne a largement, etc. pris des loups pour les chiens.

Suit le texte porté par le fasciste faussaire EST-CE QUE LA V I E DE NIETZSCHE


au compte de Nietzsche ! Un peu plus loin R E N D VRAISEMBLABLE Q U ' I L PUIS-
une conclusion pratique est d'ailleurs don- SE AVOIR « LES AILES COUPEES »
née à ces considérations : « On pourrait fort PAR QUI QUE CE SOIT ?
bien commencer par jeter à la porte les
braillards antisémites... » Cette fois Nietzs- Que ce soit l'antisémitisme, le fascisme, que
che parle en son nom. L'ensemble de ce soit le socialisme, il n ' y a qu 'utilisation.
l'aphorisme parle dans le sens de l'assi- Nietzsche s'adressait à des esprits libres,
milation des juifs par les Allemands. incapables de se laisser utifiser.
GAUCHE ET DROITE valeurs, même s'il a été l'objet d'efforts
réels de compréhension, est demeuré si
NIETZSCHÉENNES généralement inintelligible que les trahi-
sons et les platitudes d'interprétation dont
il est l'objet passent à peu près inaper-
Le mouvement même de la pensée de
çues.
Nietzsche implique une débâcle des diffé-
rents fondements possibles de la politique
actuelle. Les droites fondent leur action sur
l'attachement affectif au passé. Les gauches
sur des principes rationnels. Or attachement
au passé et principes rationnels (justice, éga- " REMARQUES POUR LES ANES "
lité sociales) sont également rejetés par
Nietzsche. Il devrait donc être impossible
Nietzsche a dit lui-même qu'il n'avait que
d'utiliser son enseignement dans un sens
répugnance pour les partis politiques de son
quelconque.
temps, mais une équivoque existe au sujet
Mais cet enseignement représente une force du fascisme qui ne s'est développé que
de séduction incomparable, en conséquence longtemps après sa mort et qui de plus est
une « force » tout court, que les politiciens le seul mouvement politique qui ait cons-
devaient être tentés d'asservir ou tout au ciemment et systématiquement utilisé la
moins de se concilier au profit de leurs en- critique nietzschéenne. Selon le Hongrois
treprises. L'enseignement de Nietzsche Georg Lukacs (l'un des rares, semble-t-il,
« mobilise » la volonté et les instincts parmi les théoriciens marxistes actuels qui
agressifs : il était inévitable que les actions aient eu de l'essence du marxisme une
existantes cherchent à entraîner dans leur conscience profonde; depuis qu'il a dû se
mouvement ces volontés et ces instincts réfugier à Moscou, il a été, il est vrai, mo-
devenus mobiles et restés inemployés. ralement brisé, il n'est plus que l'ombre
de lui-même), selon Lukacs « la différence
L'absence de toute possibilité d'adapta- très nette de niveau idéologique entre
tion à l'une des directions de la politique Nietzsche et ses successeurs fascistes ne
n ' a eu dans ces conditions q u ' u n seul parvient pas à cacher le fait historique fon-
résultat. L'exaltation nietzschéenne n'étant damental, qui fait de Nietzsche l'un des
sollicitée q u ' e n raison d ' u n e méconnais- principaux ancêtres du fascisme » (Littéra-
sance de sa nature, elle a pu l'être dans les ture internationale, 1935, n° 9, p. 79).
deux directions à la fois. Dans une certaine L'analyse sur laquelle Lukacs fonde cette
mesure, il s'est formé une droite et une conclusion est peut-être parfois raffinée et
gauche nietzschéenne, de la même façon habile mais elle n'est qu'une analyse qui se
qu'il s'était formé autrefois une droite et passe de la considération de la totalité,
une gauche hégélienne (7). Mais Hegel c'est-à-dire de ce qui seul est « existence ».
s'était situé de lui-même sur le plan poli- Fascisme et nietzschéisme s'excluent, s'ex-
tique et ses conceptions dialectiques expli- cluent même avec violence, dès que l'un et
quent la formation de deux tendances l'autre sont considérés dans leur totalité :
opposées dans le développement posthume d ' u n côté la vie s'enchaîne et se stabilise
de sa doctrine. Il s'agit dans un cas de dé- dans une servitude sans fin, de l'autre souf-
veloppements logiques et conséquents, dans fie non seulement l'air libre mais un vent
l'autre d'inconséquence, de légèreté ou de de bourrasque; d'un côté le charme de la
trahison. Dans l'ensemble, l'exigence ex- culture humaine est brisé pour laisser la
primée par Nietzsche, loin d'être entendue place à la force vulgaire, de l'autre la force
a été traitée comme toute chose dans un et la violence sont vouées tragiquement à ce
monde où l'attitude servile et la valeur charme. Comment est-il possible de ne pas
d'utilité apparaissent seules admissibles. A apercevoir l'abîme qui sépare un César Bor-
la mesure de ce monde, le renversement des gia, un Malatesta, d'un Mussolini? Les uns
insolents contempteurs des traditions et de cette volonté n'est q u ' u n attribut de l'idée
toute morale, tirant parti d'événements qui unifie la multitude... (14)
sanglants et complexes au profit d ' u n e avi-
dite de vivre qui les dépasse : l'autre asservi L'agitateur rouge a subi l'influence de
lentement par tout ce qu'il ne met en mou- Nietzsche : le dictateur unitariste s'est tenu
vement qu'en paralysant peu à peu son à l'écart. Le régime lui-même s'est exprimé
impulsion primitive. Déjà aux yeux de sur la question. Dans u n article de Fas-
Nietzsche, Napoléon apparaissait « corrom- cismo de juillet 1933, Cimmino nie toute
pu par les moyens qu'il avait été contraint filiation idéologique entre Nietzsche et
d'employer »; Napoléon « avait perdu la Mussolini. Seule la volonté de puissance
noblesse de caractère » (8). Une contrainte constituerait un lien entre leurs doctrines.
infiniment plus pesante s'exerce sans aucun Mais la volonté de puissance de Mussolini
doute sur les dictateurs modernes réduits à « n'est pas égoïste », elle est prêchée à tous
trouver leur force en s'identifiant à toutes les Italiens dont le duce « veut faire des
les impulsions que Nietzsche méprisait dans surhommes ». Car, affirme l'auteur, « quand
les masses, en particulier « à cette admira- bien même nous serions tous des surhom-
tion mensongère de soi-même que prati- mes, nous ne serions encore que des hom-
quent les races » (9). Il y a une dérision mes... Que, par ailleurs, Nietzsche plaise
corrosive dans le fait d'imaginer un accord à Mussolini, rien de plus naturel: Nietzsche
possible entre l'exigence nietzschéenne et appartiendra toujours à tous les hommes
une organisation politique qui appauvrit d'action et de volonté... La différence pro-
l'existence au sommet, qui emprisonne, fonde entre Nietzsche et Mussolini est dans
exile ou tue tout ce qui pourrait constituer le fait que la puissance en tant que volonté,
une aristocratie (10) ď « esprits libres ». la force, l'action sont les produits de l'ins-
Comme s'il n'était pas aveuglant que tinct, je dirai presque de la nature physi-
Nietzsche, lorsqu'il demande un amour à que. Elles peuvent appartenir aux person-
la mesure du sacrifice de la vie, c'est pour nes les plus opposées, on peut les mettre
la « foi » qu'il communique, pour les au service des buts les plus divers. Au con-
valeurs que sa propre existence rend réelles, traire, l'idéologie est un facteur spirituel,
évidemment pas pour une patrie... c'est elle qui unit vraiment les hommes... »
Il n'est pas utile d'insister sur l'idéalisme
« Remarque pour les ânes », écrivait déjà ouvert de ce texte qui a le mérite de l'hon-
Nietzsche lui-même, craignant une confu- nêteté s'il faut le comparer aux textes aile-
sion du même ordre, tout aussi misera- mands. Il est plus remarquable de voir le
ble (11). duce lavé d ' u n e accusation possible d'égoïs-
me nietzschéen. Les sphères dirigeantes du
fascisme semblent en être restées à l'inter-
prétation stirnérienne de Nietzsche expri-
mée aux environs de 1908 par Mussolini
MUSSOLINI NIETZSCHÉEN lui-même (15).

Dans la mesure où le fascisme tient à une Pour Stirner, pour Nietzsche, écrivait alors le
source philosophique, ce n'est pas à Nietz- révolutionnaire, et pour tous ceux que, dans
sehe, mais à Hegel qu'il se rattache (12). son Geniale Mensch, Turk nomme les anti-
Qu'on se reporte à l'article que Mussolini sophes de l'égoïsme, l'Etat est oppression orga-
lui-même a consacré dans 1 'Enciclopedia nisée au détriment de l'individu. Et cependant,
Italiana au mouvement qu'il a créé (13) : même pour les animaux de proie, il existe un
principe de solidarité... L'instinct de socia-
le vocabulaire et, plus encore que le voca-
bilité, selon Darwin, est inhérent à la nature
bulaire, l'esprit en sont hégéliens, non même de l'homme. Il est impossible de se
nietzschéens, Mussolini peut y employer par représenter un être humain vivant hors de la
deux fois l'expression de « volonté de puis- chaîne infinie de ses semblables. Nietzsche a
sance : mais ce n'est pas un hasard si senti profondément la « fatalité » de cette loi
de solidarité universelle. Le surhomme nietzs- Avant toute chose les chauvins allemands
chéen tente d'échapper à la contradiction: il dé- devaient se débarrasser de l'interprétation
chaîne et dirige contre la masse extérieure sa stirnérienne, individualiste. Alfred Rosen-
volonté de puissance et la tragique grandeur de
berg faisant justice du nietzschéisme de
ses entreprises fournit au poète — pour peu de
temps encore — une matière digne d'être chan- gauche semble avoir à cœur avec rage d'ar-
tée... racher Nietzsche aux griffes du jeune Mus-
solini ou de ses semblables :
On s'explique ainsi que Mussolini rele-
vant les influences non italiennes qui se Frédéric Nietzsche, dit-il dans son Mythe du
sont exercées sur le fascisme naissant parle xx0 siècle (16), représente le cri désespéré de
de Sorel, de Péguy, de Lagardelle et non millions d'opprimés. Sa sauvage prédication
de Nietzsche. Le fascisme officiel a pu uti- du surhomme était une amplification puissan-
te de la vie individuelle, subjuguée, anéantie
liser en les disposant sur les murs des maxi- par la pression matérielle de l'époque... Mais
mes nietzschéennes toniques : ses simpli- une époque bâillonnée depuis des générations
fications brutales ne lui en paraissent pas ne saisit, par impuissance, que le côté sub-
moins devoir être tenues a l'écart du monde jectif de la grande volonté et de l'expérience
nietzschéen, trop libre, trop complexe, trop vitale de Nietzsche. Nietzsche exigeait avec
déchirant. Cette prudence semble reposer, passion une personnalité forte: son exigence fal-
il est vrai, sur une interprétation surannée sifiée devint un appel un déchaînement de
de l'attitude de Nietzsche : mais cette tous les instincts. Autour de sa bannière se
interprétation a été possible et elle l'a été rallièrent les bataillons rouges et les prophè-
parce que le mouvement de la pensée de tes nomades du marxisme, une sorte d'hom-
mes dont la doctrine insensée n'a jamais été
Nietzsche constitue en dernier ressort u n
dénoncée plus ironiquement que par Nietz-
dédale, c'est-à-dire tout le contraire des sehe. En son nom, la contamination de la race
directives que les systèmes politiques ac- par les nègres et les Syriens progressa, alors
tuels demandent à leurs inspirateurs. que lui-même se pliait durement à la disci-
pline caractéristique de notre race. Nietzsche
était tombé dans les rêves de gigolos en cha-
leur, ce qui est pire que de tomber dans les
mains d'une bande de brigands. Le peuple
allemand n'entendit plus parler que de sup-
pression des contraintes, de subjectivisme, de
ALFRED ROSENBERG « personnalité », mais il n'était plus question
de discipline et de construction intérieure. La
Cependant à la prudence du fascisme ita- plus belle parole de Nietzsche « De l'avenir
lien s'oppose l'affirmation hitlérienne. s'approchent des vents avec d'étranges coups
d'ailes et à ses oreilles retentit la bonne nou-
Nietzsche, dans le panthéon raciste, n'oc-
velle » n'était plus qu'une intuition nostalgi-
cupe pas, il est vrai, une place officielle. que au •milieu d'un monde insane où il était,
Chamberlain, Paul de Lagarde ou W a g n e r aux côtés de Lagarde et de Wagner, presque le
donnent des satisfactions plus solides à la seul clairvoyant.
profonde « admiration de soi-même » que
pratique l'Allemagne du Troisième Reich.
Mais quels que soient les dangers de l'opé- « Si vous saviez combien j'ai ri au prin-
ration, cette nouvelle Allemagne a dû recon- temps passé en lisant les ouvrages de cet
naître Nietzsche et l'utiliser. Il représen- entêté sentimental et vaniteux qui s'appelle
tait trop d'instincts mobilisés, disponibles Paul de Lagarde » : c'est ainsi que Nietz-
pour n'importe quelle, à peu près n'importe sehe s'exprimait parlant du célèbre panger-
quelle action violente; et la falsification maniste (17). Le rire de Nietzsche pourrait
était encore trop facile. La première idéo- évidemment s'étendre de Lagarde à Rosen-
logie développée du national-socialisme, berg, le rire d ' u n homme qu'on également
telle qu'elle est sortie du cerveau d'Alfred écœuré les social-démocrates et les racistes.
Rosenberg, accommode Nietzsche. L'attitude d ' u n Rosenberg ne doit d'ail-
' ^ . ·

leurs pas être simplement tenue pour un Le national-socialisme est moins romantique
nietzschéisme vulgaire (comme on l'admet et plus maurassien qu'on l'imagine parfois
parfois, comme l'admet Edmond Vermeil). et il ne faut pas oublier que Rosenberg en
Le disciple n'est pas seulement vulgaire est l'expression idéologique la plus proche
mais prudent : le seul fait qu'un Rosenberg de Nietzsche : le juriste Carl Schmidt qui
parle de Nietzsche suffisait à « couper les ne l'incarne pas moins réellement que Ro-
ailes », mais il semble à un homme de cette senberg touche de près à Maurras et, d'ori-
espèce que des ailes ne sont jamais assez gine catholique, a toujours été étranger à
rognées. Tout ce qui n'est pas nordique l'influence de Nietzsche.
doit être, selon lui, rigoureusement retran-
ché. Or seuls les dieux du ciel sont nordi-
ques !

<4iors que les dieux grecs, écrit-il (18), étaient


les héros de la lumière et du ciel, les dieux de UNE " RELIGION HYGIENIQUE
l'Asie Mineure non aryenne assumaient tous
les caractères de la Terre... Dionysos (du .moins
ET PÉDAGOGIQUE " : LE NÉO-
par son côté non-aryen) est le dieu de l'extase, PAGANISME ALLEMAND
de la luxure, de la bacchanale déchaînée... Pen-
dant deux siècles, s'est poursuivie l'interpré- C'est le « néo-paganisme » allemand (19)
tation de la Grèce. De Winckelmann à Voss
qui a introduit la légende d'un national-
en passant par les classiques allemands, on
insista sur la lumière, le regard tourné vers le socialisme poétique. C'est dans la mesure
monde, l' intelligible... L'autre courant — ro- seulement où le racisme aboutit à cette
mantique — se nourrit des afflux secondaires forme religieuse excentrique, qu'il exprime
indiqués à la fin de l'Illiade par la fête des un certain courant vitaliste et antichrétien
morts ou dans Eschyle par l'action des Eryn- de la pensée allemande.
nies. Il se vivifia dans les contre-dieux chto- Il est exact qu'une croyance quelque peu
niens du Zeus olympien. Partant de la mort chaotique mais organisée représente au-
et de ses énigmes, il vénère les déesses-mères, jourd'hui librement en Allemagne ce cou-
Demeter en tête, et finalement s'épanouit dans rant mystique qui, à partir de la grande
le dieu des morts : Dionysos. C'est dans ce sens
époque romantique, s'est exprimé dans des
que Welcher, Rohde et Nietzsche firent de la
Terre-mère une génitrice, elle-même informe, écrits tels que ceux de Bachofen, de Nietz-
de la vie qui, perpétuellement, retourne par sehe et plus récemment de Klages (20). Un
la mort en son sein. Le grand romantisme al- tel courant n'a jamais eu la moindre unité
lemand tressaillit des frémissements de l'ado- mais il se distingue par la valorisation de
ration et comme de toujours plus sombres la vie contre la raison et par l'opposition
voiles étaient tirés devant la face rayonnante de formes religieuses primitives au chris-
des dieux du ciel, it s'enfonça toujours plus tianisme. A l'intérieur du national-socia-
profondément dans l'instinctif, l'informe, le lisme, Rosenberg en représente aujourd'hui
démoniaque, le sexuel, l'extatique, le chtonien, la tendance la plus modérée. Des théori-
dans le culte de la Mère.
eiens-prophètes beaucoup plus aventureux
(Hauer, Bergmann) se chargent, à la suite
Il y a lieu de rappeler ici tout d'abord du comte Reventlow, de tenter une organi-
que Rosenberg n'est pas le penseur officiel sation culturelle analogue à celle des églises.
du Troisième Reich, que bien entendu son Cette tentative n'est pas nouvelle en Aile-
antichristianisme n ' a reçu aucune consé- magne où une « communauté de la Foi
cration. Mais lorsqu'il exprime sa répul- germanique » existait dès 1908 et où le
sion pour les dieux de la Terre et pour les maréchal Ludendorf lui-même voulut se
tendances romantiques qui n'ont pas pour faire, après 1923, le chef d'une église aile-
objet immédiat une composition de force, mande. Après la prise du pouvoir hitlé-
sans l'ombre d'un doute, il exprime la ré- rienne, les diverses organisations existantes
pulsion du national-socialisme lui-même. ont reconnu en congrès la communauté de

8
leurs buts et se sont unies pour former le plaires, fait sortir du dédale des contradic-
« Mouvement de la foi allemande ». tions nietzschéennes la doctrine d ' u n peu-
Mais s'il est un fait que les prosélytes de pie uni par une commune volonté de puis-
la nouvelle religion n'opposent pas à l'exal- sance. Un tel travail est en effet possible et
tation romantique les limites étroites et il était fatal qu'il soit fait. Il dégage dans
toutes militaires de Rosenberg, ils n ' e n son ensemble une figure précise, nouvelle,
sont pas moins d'accord sur ce point que, remarquablement artificielle et logique.
l'antichristianisme étant proclamé, la vie Que l'on suppose Nietzsche une fois se de-
étant divinisée, leur seule religion est la mandant : « A quoi ce que j'ai éprouvé, ce
race, c'est-à-dire l'Allemagne. L'ancien que j'ai aperçu, pourra-t-il être utile? »
missionnaire protestant Hauer s'écrie : « Il C'est en effet ce que M. Baeumler n'aurait
n ' y a q u ' u n e vertu : être Allemand ! » E t pas manqué de se demander à sa place. E t
l'extravagant Bergmann, féru de psycha- comme il est impossible d'être utile à ce
nalyse et de « religion hygiénique » affirme qui n'existe pas, M. Baeumler se reporte
que « Jésus de Nazareth, médecin et bien- nécessairement à l'existence qui s'impose
faiteur du peuple, s'il revenait aujourd'hui, à lui, qui aurait dû s'imposer à Nietzsche,
descendrait de la croix à laquelle le cloue celle de la communauté à laquelle l'un et
encore une fausse compréhension; il revi- l'autre ont été voués par la naissance. De
vrait comme médecin du peuple, comme telles considérations seraient correctes à la
doctrinaire de l'hygiène de la race. » condition que l'hypothèse formulée ait pu
Le national-socialisme n'échappe à l'étroi- recevoir un sens dans l'esprit de Nietzsche.
tesse traditionnelle et pietiste que pour Une autre supposition reste possible : ce
mieux assurer sa pauvreté mentale ! Le que Nietzsche a éprouvé, ce qu'il a aperçu,
fait que des adeptes de la nouvelle foi pra- ne pouvait pas être reconnu par lui comme
tiquent des cérémonies au cours desquelles une utilité mais comme une fin. De même
sont lus des passages de Zarathoustra que Hegel a attendu que l ' E t a t prussien
achève de situer cette comédie bien loin de réalise l'Esprit, Nietzsche aurait pu, après
l'exigence nietzschéenne, dans la plus vul- l'avoir vitupérée, attendre obscurément de
gaire phraséologie des bateleurs qui s'im- l'Allemagne qu'elle donne un corps et une
posent partout à la fatigue. voix réelle à Zarathoustra... Mais il semble
Il est enfin nécessaire d'ajouter que les que l'intelligence de M. Baeumler, plus
dirigeants du Reich paraissent peu enclins, exigeante que celle d ' u n Bergmann, d ' u n
de moins en moins enclins, à soutenir ce Oehler, élimine des représentations trop
mouvement hétéroclite : le tableau de la comiques. Il lui a paru expédient de négli-
part faite dans l'Allemagne de Hitler à un ger tout ce qui de façon trop incontestable
enthousiasme libre, antichrétien, se don- avait été éprouvé par Nietzsche comme fin
nant une apparence nietzschéenne, s'achè- non comme moyen et il l'a négligé ouver-
ve donc honteusement. tement par des remarques positives.
Nietzsche parlant de la mort de Dieu em-
ployait un langage bouleversé, témoignant
de l'expérience intérieure la plus excé-
dente. Baeumler écrit :
PLUS PROFESSORAL ...
Pour comprendre exactement l'attitude de
Reste, — peut-être le plus sérieux — la Nietzsche à l'égard du christianisme, il ne faut
jamais perdre de vue que la phrase décisive,
tentative conséquente de M. Alfred Bae- Dieu est mort, a le sens d'une constatation
umler, utilisant des connaissances réelles historique.
et une certaine rigueur théorique à la cons-
truction d ' u n nietzschéisme politique. Le Décrivant ce qu'il avait éprouvé la pre-
petit livre de Baeumler, Nietzsche, le phi- mière fois que la vision du retour éternel
losophe et le politicien (21), tiré par les s'était présentée à lui, Nietzsche écrivait :
éditions Reclam à de très nombreux exem- « L'intensité de mes sentiments me faisait
à la fois trembler et rire... ce n'étaient pas tiel, l'opposition profonde entre l'enseigne-
des larmes d'attendrissement, c'étaient des ment de Nietzsche et son enchaînement
larmes de jubilation... » ressortira cette fois peut-être avec une bru-
talité assez grande :
En réalité, affir.jne Baeumler, l'idée de retour
L'importance, écrit Levinas, accordée à ce
éternel est sans importance du point de vue
sentiment du corps dont l'esprit occidental n'a
du système Nietzsche. Nous devons la considé- jamais voulu se contenter, est à la base d'une
rer comme l'expression d'une expérience hau- nouvelle conception biologique de l'homme.
iement personnelle. Elle est sans rapport au- Le biologique avec tout ce qu'il comporte de fa-
cun avec la pensée fondamentale de la volonté talité devient plus qu'un objet de la vie spiri-
de puissance et même, prise au sérieux, cette tuelle, il en devient le cœur. Les mystérieuses
idée briserait la cohérence de la volonté de voix du sang, les appels de l'hérédité et du
puissance. passé auxquels le corps sert d'énigrnatique
véhicule perdent leur nature de problèmes sou-
De toutes les représentations dramatiques mis à la solution d'un Moi souverainement
qui ont donné à la vie de Nietzsche le ca- libre. Le Moi n'apporte pour les résoudre que
les inconnues mêmes de ce problème. Il en
ractère d ' u n déchirement et d ' u n combat est constitué. L'essence de l'homme n'est
haletant de l'existence humaine, l'idée de plus dans la liberté, mais dans une espèce
retour éternel est certainement la plus inac- d'enchaînement...
cessible. Mais de l'incapacité d'accéder à Dès lors, toute structure sociale qui annonce
la résolution de ne pas prendre au sérieux, un affranchissement à l'égard du corps et qui
le pas franchi est le pas du traître. Musso- ne l'engage pas devient suspecte comme un
lini reconnaissait autrefois que la doctrine reniement, comme une trahison... Une so-
de Nietzsche ne pouvait pas être réduite à ciété à base consanguine découle immédiate-
l'idée de volonté de puissance. A sa façon ment de cette concrétisation de l'esprit... Tou-
M. Baeumler acculé à la trahison et fran- te assimilation rationnelle ou communion
chissant le pas le reconnaît avec un éclat mystique entre esprits qui ne s'appuie pas
sur une communauté de sang est suspecte. Et
incomparable : émasculant au grand jour... toutefois le nouveau type de vérité ne saurait
renoncer à la nature formelle de la vérité et
cesser d'être universel. La vérité a beau être
ma vérité au plus fort sens de ce possessif
— elle doit tendre à la création d'un monde
nouveau. Zarathoustra ne se contente pas de
sa transfiguration, il descend de sa monta-
gne et apporte un évangile. Comment l'uni-
LE " PAYS DE MES ENFANTS " versalité est-elle compatible avec le racisme?
Il y aura là une modification fondamentale de
La mise en service de Nietzsche exige tout l'idée même de l'universalité. Elle doit faire
d'abord que toute son expérience pathéti- place à l'idée d-expansion, car l'expansion
d'une force présente une toute autre structure
que soit opposée au système et fasse place que la propagation d'une idée... La volonté
au système. Mais son exigence s'étend plus de puissance de Nietzsche que l'Allemagne mo-
loin. derne retrouve et glorifie n'est pas seulement
Baeumler oppose à la compréhension de la un nouvel idéal, c'est un idéal qui apporte en
Révolution la compréhension du mythe : même temps sa forme propre d'universalisa-
la première serait liée selon lui à la cons- tion : la guerre, la conquête.
cience du futur, la seconde à un sentiment
aigu du passé (22). Il va de soi que le natio- Levinas, qui introduit sans s'occuper de la
nalisme implique l'asservissement au passé. justifier, l'identification de l'attitude nietz-
Dans un article d'Esprit (1er nov. 1934, schéenne à l'attitude raciste, en fait, se
pp. 199-208), Levinas a donné sur ce point borne à donner sans l'avoir cherché une
une expression philosophique du racisme éclatante évidence à leur incompatibilité et
en particulier, plus profonde que celle de même à leur caractère de contraires.
ses partisans. Si nous en citons ici l'essen- La communauté sanguine (23) et l'enchal-
ment au passé sont dans leur connexion des solutions opposées, ont résolu en appa-
aussi éloignés qu'il est possible, hors de la rence ces contradictions, il ne s'agit que
vue d ' u n homme qui revendiquait avec de simplifications grossières : et ces appa-
beaucoup d'orgueil le nom de « sans-pa- rences de solution ne font qu'éloigner les
trie . E t la compréhension de Nietzsche possibilités d'échapper à la mort. Les dé-
doit être tenue pour fermée à ceux qui ne chaînés du passé sont les enchaînés à la
font pas toute la part atı profond paradoxe raison; ceux que n'enchaîne pas la raison
d ' u n autre nom qui n'était pas revendiqué sont les esclaves du passé. Le jeu de la
avec moins d'orgueil, celui d'ENFANT DE politique exige pour se produire des posi-
L'AVENIR (24). A la compréhension du tions aussi fausses : et il n'apparaît pas
mythe liée par Baeumler au sentiment aigu possible qu'elles soient changées. Trans-
du passé répond le mythe nietzschéen de gresser avec la vie les lois de la raison,
l'avenir (25). L'avenir, le merveilleux in- répondre aux exigences de la vie même
connu de l'avenir, est le seul objet de la contre la raison, c'est en politique, prati-
fête nietzschéenne (26). « L'humanité, dans quement, se donner pieds et poings liés
la pensée de Nietzsche, a encore beaucoup au passé. E t cependant la vie n'exige pas
plus de temps en avant q u ' e n arrière, — moins d'être délivrée du passé que d'un
comment, d ' u n e manière générale, l'idéal système de mensurations rationnelles, ad-
pourrait-il être pris dans le passé? » (27). ministratives.
C'est le don agressif et gratuit de soi à Le mouvement passionné et tumultueux
l'avenir, en opposition à l'avarice chau- qui forme la vie, qui répond à ce qu'elle
vine, enchaînée au passé, qui seul peut fixer exige d'étrange, de nouveau, de perdu,
une image assez grande de Nietzsche en la apparaît parfois porté par l'action politi-
personne de Zarathoustra exigeant d'être que : il ne s'agit que d ' u n e courte illusion !
renié. Les « sans-patrie », les déchaînés Le mouvement de la vie ne se confond
du passé qui vivent aujourd'hui, comment avec les mouvements limités des formations
peuvent-ils en repos voir enchaîner à la politiques que dans des conditions défi-
misère patriotique celui d'entre eux que nies (29); dans d'autres conditions, il se
la haine de cette misère vouait au PAYS DE poursuit loin au delà, là où précisément se
SES ENFANTS? Zarathoustra, quand les re- perdait le regard de Nietzsche.
gards des autres sont rivés aux pays de Loin au delà, là où les simplifications
leurs pères, à leur patrie, Zarathoustra adoptées pour un temps et pour un but
voyait le PAYS DE SES ENFANTS (28). E n face très courts perdent leur sens, là où l'exis-
de ce monde couvert de passé, couvert de tence, là où l'univers qui l'apporte appa-
patries comme un homme est couvert de laissent de nouveau comme un dédale...
plaies, il n'existe pas d'expression plus Vers ce dédale qui seul enferme les possi-
paradoxale, ni plus passionnée, ni plus bilités nombreuses de la vie, non vers des
grande. pauvretés immédiates, la pensée contradic-
toire de Nietzsche se dirige au gré d'une
liberté ombrageuse (30). Elle semble même
échapper seule, dans le monde qui est
maintenant, a u x soucis pressants qui nous
font refuser d'ouvrir les yeux assez loin.
" NOUS AUTRES SANS-PATRIE... " Ceux qui aperçoivent déjà le vide dans les
solutions proposées par les partis, qui ne
Il y a quelque chose de tragique dans le voient même plus dans l'espoir suscité par
simple fait que l'erreur de Levinas est pos- ces partis q u ' u n e occasion de guerres dé-
sible (car il s'agit sans doute dans ce cas pourvues d ' u n e autre odeur que celle de la
d ' u n e erreur, non d ' u n parti-pris). Les mort, cherchent une foi à la mesure des
contradictions dont les hommes meurent convulsions qu'ils subissent : la possibilité
apparaissent tout à coup étrangement inso- pour l'homme de retrouver non plus un
lubies. Car si les partis opposés adoptant drapeau et les tueries sans issue au devant
desquelles va ce d r a p e a u , m a i s t o u t ce qui L ' e n s e i g n e m e n t de Nietzsche élabore la
d a n s l ' u n i v e r s p e u t être o b j e t de rire, de foi de la secte ou de 1' « ordre » d o n t la
ravissement ou de sacrifice... volonté dominatrice fera la destinée h u -
m a i n e libre, l ' a r r a c h a n t à l'asservissement
« Nos ancêtres, écrivait Nietzsche, étaient rationnel de la production c o m m e à l'asser-
des chrétiens d'une loyauté sans égale qui, vissement irrationnel au passé. Q u e les
pour leur foi, auraient sacrifié leur bien et valeurs renversées ne puissent pas être ré-
leur sang, leur état et leur patrie. Nous — duites a la valeur d ' u t i l i t é , c'est là u n
nous faisons de même. Mais pourquoi donc? principe d ' u n e i m p o r t a n c e vitale si b r û -
Par irréligion personnelle? Par irréligion lante q u ' i l soulève avec lui t o u t ce que la
universelle? Non, vous savez cela beau- vie a p p o r t e de volonté orageuse à vaincre.
coup mieux, mes amis! Le OUI caché en E n d e h o r s de cette résolution définie, cet
vous est plus fort que tous les NON et e n s e i g n e m e n t n e d o n n e lieu q u ' a u x incon-
tous les PEUT-ETRE dont vous êtes ma- séquences ou a u x t r a h i s o n s de c e u x qui
lades avec votre époque : et s'il faut que p r é t e n d e n t en tenir c o m p t e . L'asservisse-
vous alliez sur la mer, vous autres émi- m e n t tend à englober l ' e x i s t e n c e h u m a i n e
grants, évertuez-vous en vous-mêmes à t o u t e entière et c'est la destinée de cette
trouver — une foi.... » (31). existence libre qui est en cause.

!NOTES. — (1) Œuvres posthumes, trad. Bolle, (6) Dans la première des deux lettres à Th.
lid. du Mercure de France, 1934, § 858, p. 309. Fritsch : cf. plus haut, n. 4.
(2) Sur E. Foerster-Nietzsche, voir l'art, nécro-
logique de W. F. Otto dans Kantstudien, 1935, (7) « N'y a-t-il pas eu un hégélianisme de droite
n° 4, p. V (deux portraits); mais mieux, E. et de gauche ? Il peut y avoir un nietzschéisme
Podach, L'effondrement de Nietzsche (tr. fr.), de droite et de gauche. Et il me semble que
N.R.F., 1931; Podach donne une réalité aux ex- déjà la Moscou de Staline et Rome, celle-ci con-
pressions de Nietzsche sur sa sœur (des gens sciente et celle-là inconsciente, posent ces deux
comme ma sœur sont inévitablement des ad- nietzschéismes (Drieu La Rochelle, Socia-
versaires irréconciliables de ma manière de lisme fasciste, N.R.F., 1934, p. 71). Dans l'ar-
penser et de ma philosophie, cité par Podah, ticle où figurent ces lignes (intitulé « Nietzsche
p. 68) : disparitions de documents, omissions contre Marx ») M. Drieu, tout en reconnaissant
honteuses du Nietzsche-Archiv étaient déjà à que « ce ne sera jamais q u ' u n résidu de sa pen-
mettre au compte de ce singulier « adver- sée qui aura été livré à la brutale exploitation
saire ». des gens de mains », réduit Nietzsche à la vo-
Ionté d'initiative et à la négation de l'opti-
(3) Lettre du 21 mai 1887 publ. en fr. dans misme de progrès...
Lettres choisies, Stock, 1931. En fait, si non en droit, la distinction de
(4) La seconde des deux lettres à Th. Fritsch, deux nietzschéismes opposés n'en est pas moins
publ. en fr. par M. P. Nicolas (De Hitler à justifiée dans l'ensemble. Dès 1902, dans un
Nietzsche, Fasquelle, 1936, p. 131-4). Nous de- feuilleton intitulé Nietzsche socialiste malgré
vons signaler ici l'intérêt de l'ouvrage de Ni- lui (« Journal des Débats », 2 septembre 1902),
colas dont l'intention est, dans l'ensemble, Bourdeau parlait ironiquement des nietz-
analogue à la nôtre et qui apporte des docu- schéens de droite et de gauche.
ments importants. Mais il faut regretter que Jaurès (qui dans une conférence à Genève
l'auteur ait été préoccupé avant tout de mon- identifiait surhomme et prolétariat), Rracke
trer à M. Benda qu'il ne devrait pas être hostile (traducteur d'Humain trop humain), Georges
à Nietzsche... et souhaiter que M. Benda de- Sorel, Félicien Challaye peuvent être cités en
meure fidèle à lui-même. France parmi les hommes de gauche qui se
(5) Friedrich Nietzsche und die deutsche Zu- sont intéressés à Nietzsche.
kunft, Leipzig, 1935. R. Oehler appartient à la Il est regrettable que la conférence de Jaurès
famille de la mère de Nietzsche. soit perdue.
Il est important de noter encore que le princi- Leipzig, 1931; les deux passages cités, p. 98 et
pal ouvrage sur Nietzsche est dû à Charles BO.
Andler, éditeur sympathisant du Manifeste (22) Cf. Sellière, op. cit., p. 37.
communiste. (23) Nietzsche s'intéresse généralement à la
(8) Volonté de puissance, § 1026 (Œuvres com- beauté du corps et à la race sans que cet inté-
plètes, Leipzig, 1911, t. XVI, p. 376). rêt détermine en lui l'élection d'une commu-
(9) Gai savoir, § 377. nauté sanguine limitée (fictive ou non). Le lien
(10) Nietzsche parle d'aristocratie, il parle de la communauté qu'il envisage est sans au-
même d'esclavage, mais s'il s'exprime au sujet cun doute le lien mystique, il s'agit d'une
de « nouveaux maîtres », il parle de « leur « foi », non d ' u n e patrie.
nouvelle sainteté », de « leur capacité de re- (24) Gai savoir, § 377, sous le titre Nous au-
noncement ». «Ils donnent, écrit-il, aux plus très, sans patrie.
bas le droit au bonheur, ils y renoncent pour (25) Den Mythus der Zukunft dichten! écrit
eux-mêmes. » Nietzsche dans des notes pour Zarathoustra
(11) Volonté de puissance, § 942 (Œuvres com- (Œuvres complètes, Leipzig, 1901, t. XII,
plètes, 1911, t. XVI, p. 329). p. 400).
(12) On sait que le hégélianisme, représenté (26) Die Zukunft feiern nicht die Vergangen-
par Gentile, est pratiquement la philosophie heitl (même passage que la citation précé-
officielle de l'Italie fasciste. dente); Ich liebe die Unwissenheit um die
(13) Sub verbo « Fascismo ». L'art, a été tra- Zukunft (Gai savoir, § 287).
duit en tête de : B. Mussolini, Le Fascisme, (27) Œuvres posthumes (Œuvres complètes,
Denoël et Steele, 1933. complètes, Leipzig, 1903, t. XIII, p. 362).
(14) Mussolini écrit à propos du peuple : « 11 (28) Ainsi parlait Zarathoustra, 2e partie, Le
ne s-agit ni de race ni de région géographique pays de la civilisation. « Je suis chassé des
déterminée, mais d ' u n groupement qui se per- patries et des terres natales. Je n'aime donc
pétue historiquement, d ' u n e multitude unifiée plus que le pays de mes enfants... Je veux me
par u n e idée qui est u n e volonté d'existence racheter auprès de mes enfants d'avoir été le
et de puissance... » (Ed. Denoël et Steele, p. fils de mes pères. »
22).
(29) Une révolution telle que la révolution
(15) Dans u n article publié alors par u n jour- russe en donne peut-être la mesure. La mise
nal de la Romagne, et reproduit par Marguerite en cause de toute réalité h u m a i n e dans un
G. Sarfatti (Mussolini, trad, fr., Albin Michel, renversement des conditions matérielles de
1927, p. 117-21). l'existence apparaît tout à coup en réponse à
(16) Der Mythus der 20. Jahrhunderts, Munich, u n e exigence sans pitié, mais il n'est pas pos-
1932, p. 523. sible d'en prévoir la portée : les révolutions dé-
(17) Première lettre à Th. Fritsch, citée plus jouent toute prévision intelligente des résul-
haut, n. 4 et 6. tats. Le mouvement de la vie a sans doute peu
(18) Der Mythus der 20. Jahrhunderts, p. 55. de choses à voir avec les suites plus ou moins
Cette hostilité du fascisme aux dieux chtoniens, dépressives d ' u n traumatisme. Il se trouve dans
aux dieux de la Terre, est sans doute ce qui des déterminations obscures, lentement actives
le situe le plus exactement dans le monde psy- et créatrices dont les masses n'ont pas con-
chologique ou mythologique. science tout d'abord. Il est surtout misérable
(19) Sur le néo-paganisme allemand, voir l'ar- de le confondre avec les réajustements exigés
ticle de A. Béguin dans Rev. des Deux-Mon- par des masses conscientes et opérés sur le plan
des, 15 mai 1935. politique par des spécialistes plus ou moins
parlementaires.
(20) Nous devons noter qu'à propos de l'écri-
(30) Cette interprétation de la « pensée politi-
vain contemporain Ludwig Klages, célèbre sur-
que » de Nietzsche, la seule posible, a été re-
tout par ses travaux de caractérologie, le baron
marquablement exprimée par Jaspers. Nous
Sellière (De la déesse nature à la déesse vie, Al-
renvoyons (plus bas, p. 28) ä la longue citation
can, 1931, p. 133) emploie l'expression d'acé-
que nous donnons dans le compte rendu de
phale... Klages est d'ailleurs l'auteur d ' u n des
l'ouvrage de Jaspers.
livres les plus importants qui aient été consa-
(31) C'est la conclusion du § 377 du Gai savoir,
crés à Nietzsche, Die psychologischen Errum-
Nous autres,, sans patrie. Ce paragraphe ca-
gensschaften Nietzsches, 2e éd., Leipzig, 1930
ractérise plus précisément q u ' a u c u n autre l'at-
(l r e éd.: 1923).
titude de Nietzsche en face de la réalité poli-
(21) Nietzsche, der Philosoph und Politiker, tique contemporaine.
!mm KWI

H E R A C L I T E
TEXTE DE NIETZSCHE

Ce portrait d'Heraclite est extrait de « La philosophie à l'époque


tragique de la Grèce », l'un des premiers ouvrages de Nietzsche,
écrit en 1873, mais publié après sa mort (il n'a pas été traduit
en français). Parce qu'Heraclite a vu la loi dans le combat des
éléments multiples, dans le feu le jeu innocent de l'univers, il
devait apparaître à Nietzsche comme son double, comme un être
dont il a été lui-même une ombre. Si Heraclite « a levé le rideau
sur le plus grand de tous les spectacles » — le jeu du temps des-
tructeur — il s'agit du spectacle même qui est devenu la contem-
plation et la passion de Nietzsche, au cours duquel devait lui
apparaître la vision chargée d'ejjroi de l'éternel retour. « Chaque
instant n'existe que dans la mesure où il a exterminé l'instant
présent, son père. ». « L'inconstance totale de tout réel est une
représentation terrible et bouleversante ; son action est analogue
à l'impression de celui qui dans un tremblement de terre perd
conjiance en la terre jerme ». Le plus grand de tous les specta-
cles, la plus grande de toutes les fêtes est la mort de Dieu.
« Est -ce que nous ne tombons pas sans cesse? en arrière? de côté,
en avant, de tous les côtés? » Ainsi criera plus tard Nietzsche
quand il éprouvera le ravissement qu'il a appelé la « mort de
Dieu » {Gai Savoir, § 125). Loin au delà des casernes fascistes...

Heraclite était fier : et quand un philo- plus sûrement que le philosophe qu'il
sophe en arrive à la fierté, c'est une arrivera au but par cette voie — il ne
grande fierté. Son action ne le porte ja- saurait où se tenir sinon sur les ailes
mais à rechercher un « public », l'ap- déployées de tous les temps; la non-con-
plaudissement des masses ou le chœur sidération des choses présentes et ins-
adulateur des contemporains. S'en aller tantanées composant l'essence de la
solitaire par les rues appartient à la na- grande nature philosophique. Lui a la
ture du philosophe. Ses dons sont des vérité : libre à la roue du temps de tour-
plus rares, et dans un sens, contre-na- ner dans l'un ou l'autre sens : jamais
ture, exclusifs et hostiles même à l'égard elle n'échappera à la vérité. Il importe
des dons semblables. Le mur de la sa- d'apprendre que de pareils hommes ont
tisfaction de soi-meme doit être de dia- vécu une fois. Jamais l'on n'oserait ima-
mant, pour ne pas rompre ni se briser, giner la fierté d'Heraclite comme une
car tout est en mouvement contre lui. possibilité oiseuse. Tout effort vers la
Son voyage vers l'immortalité est plus connaissance paraît, de par sa nature,
semé d'obstacles et d'entraves qu'aucun éternellement insatisfait et insatisfaisant.
autre; et pourtant nul ne peut croire Aussi nul ne voudra croire s'il n'est ren-

14
Les choses elles-mêmes à la solidité et à la jixité desquelles croit la tête étroite de l'homme ou de
l'animal n'ont aucune existence propre. Ce sont les éclats et les éclairs des épées brandies, le sein-
tillement de la victoire dans le combat des qualités contraires... La consumation totale dans le feu
est satiété... La satiété engendre le crime (l'hybris)... Toute l'histoire du monde serait-elle le châtiment
de l'hybris? Le multiple, le résultat d'un crime?... Le feu... joue..., se transformant en eau et en
terre..., il construit comme un enfant des châteaux de sable..., il les édifie, les détruit et... recom-
mence le jeu à son début. Un instant de satiété. Ensuite, le besoin le saisit de nouveau... Ce n'est pas
l'instinct du crime, c'est le goût du jeu, toujours à nouveau éveillé, qui appelle à la vie de nouveaux
mondes...

NIETZSCHE, LA P H I L O S O P H I E A L'ÉPOQUE TRAGIQUE DE LA GRÈCE (PASSIM).


.:.·.. f ^ ft \ g : ; m .•/:., l ?\ : g

seigné par l'histoire, à la réalité d'une point à leur poser toutes les questions
opinion de soi aussi royale que celle que que Ton peut leur poser, ni celles que les
confère la conviction d'être l'unique et sages s'étaient efforcés de poser avant
heureux prétendant de la Vérité. De pa- lui. Il parlait avec mépris de ces hom-
reils hommes vivent dans leur propre mes interrogateurs, accumulateurs, bref,
système solaire : c'est là qu'il faut aller de ces hommes « historiques ». « C'est
les trouver. Un Pythagore, un Empédo- moi-même que je cherchais et explo-
cle, traitaient leur propre personne avec rais », disait-il en se servant d'un
une surhumaine estime, avec une crainte terme qui définit l'approfondissement
quasi religieuse; mais le lien de la coin- d'un oracle : tout comme s'il eût été le
passion noué à la grande conviction de véritable et l'unique exécuteur de la
la migration des âmes et de l'unité de sentence delphique : « Connais-toi toi-
tout ce qui est vivant, les ramenait aux même! »
autres hommes, pour le salut de ces der-
niers. Quant au sentiment de solitude Quant à ce qu'il percevait dans cet ora-
dont était pénétré l'ermite éphésien du cle, il le tenait pour la sagesse immor-
temple d'Artemis, on n'en saurait éprou- telle et éternellement cligne d'interpré-
ver quelque chose qu'au milieu des sites tation, d'un effet illimité dans le lointain
alpestres les plus désolés. Nul sentiment avenir, à l'exemple des discours prophé-
de toute puissante pitié, nul désir de tiques de la Sibylle. 11 y en a suffisam-
venir en aide, de guérir ou de sauver ment pour l'humanité la plus tard ve-
n'émane de lui. C'est un astre sans at- nue : pourvu qu'elle veuille seulement
mosphère. Son œil, dont l'ardeur est interpréter comme une sentence d'ora-
toute dirigée vers l'intérieur, n'a qu'un cle ce que lui « n'exprime ni ne cache »
regard éteint et glacial, et comme de tel le dieu delphique. Et encore qu'il
pure apparence, pour le dehors. Tout l'annonce « sans sourire, sans orne-
autour de lui les vagues de la folie et de ment ni parfum » mais bien plutôt avec
la perversité battent la forteresse de sa « une bouche écumante », il faut que
fierté : il s'en détourne avec dégoût. cela parvienne jusqu'aux millénaires de
Mais de leur côté les hommes au cœur l'avenir. Car le monde a éternellement
sensible évitent une pareille larve com- besoin de la vérité, il a donc éternelle-
me coulée de bronze; dans un sanc- ment besoin d'Heraclite : quoiqu'Héra-
tuaire reculé, parmi les images des elite n'en ait point besoin lui-même.
dieux, à l'ombre d'une architecture Que lui importe sa gloire?
froide, calme et ineffable, l'existence
La gloire chez « les mortels qui sans
d'un pareil être se conçoit encore. Par-
mi les hommes, Heraclite, en tant cesse s'écoulent! » s'est-il écrié avec
qu'homme, était inconcevable; et s'il est ironie. Sa gloire intéresse sans doute les
vrai qu'on a pu le voir observant atten- humains, elle ne l'intéresse pas lui-
tivement le jeu d'enfants bruyants, il est même; l'immortalité des humains a be-
vrai aussi que ce faisant il a songé à soin de lui, et non pas lui-même de l'im-
quelque chose à quoi nul homme ne mortalité de l'homme Heraclite. Ce
songe en pareil cas : au jeu du grand qu'il a vu, la doctrine de la loi dans le
enfant universel, Zeus. Il n'avait point devenir et du jeu dans la nécessité, doit
besoin des autres hommes, pas même dès maintenant être vu éternellement :
pour ses connaissances; il ne tenait il a levé le rideau sur le plus grand de
tous les spectacles.

16
PROPOSITIONS
Lorsque Nietzsche espérait être compris joie par ce qui arrive de plus dégradant,
après cinquante ans, il ne pouvait pas l'en- de telles étrangetés placent ce qui se passe
tendre seulement au sens intellectuel. Ce d'humain à la surface de la Terre dans les
pour quoi il a vécu et s'est exalté exige que conditions d'un combat mortel : elles pla-
la vie, la joie et la mort soient mises en jeu cent dans la nécessité de briser pour « exis-
et non l'attention fatiguée de l'intelligence. ter » l'enchaînement de la vérité reconnue.
Ceci doit être énoncé simplement et avec Mais il est vain et excédent de s'adresser
la conscience de s'engager. Ce qui se passe à ceux qui ne disposent que d'une atten-
profondément dans le renversement des lion feinte : le combat a toujours été une
valeurs, d'une façon décisive, c'est la tra- entreprise plus exigeante que les autres.
gédie elle-même : il ne reste pas beaucoup C'est dans ce sens qu'il devient impossible
de place pour le repos. Que l'essentiel de reculer devant une compréhension con-
pour la vie humaine soit exactement l'ob- séquente de l' enseignement de Nietzsche.
jet des horreurs soudaines, que cette vie Ceci vers un développement lent où rien
soit portée dans le rire au comble de la ne peut être laissé dans l'ombre.

1 - PROPOSITION! SUR LE FASCISME

í . « La plus parfaite organisation de l'Uni- soit à la suite d ' u n fascisme ou d'une révo-
vers peut s'appeler Dieu » (1). lution négatrice — paralyse le mouvement
Le fascisme qui recompose la société à par- de l'existence, qui exige une désintégra-
tir d'éléments existants est la forme la tion constante. Les grandes constructions
plus fermée de l'organisation, c'est-à-dire unitaristes ne sont que les prodromes d'un
l'existence humaine la plus proche du Dieu déchaînement religieux qui entraînera le
éternel. mouvement de la vie au delà de la néces-
Dans la révolution sociale (mais non dans sité servile.
le stalinisme actuel), la décomposition at- Le charme, au sens toxique du mot, de
teint au contraire son point extrême. l'exaltation nietzschéenne vient de ce
L'existence se situe constamment à l'op- qu'elle désintègre la vie en la portant au
posé de deux possibilités également illu- comble de la volonté de puissance et de
soires : elle est « ewige Vergottung und l'ironie.
E n t g o t t u n g », « une éternelle intégration 2. Le caractère succédané de l'individu
qui divinise (qui rend Dieu) et une éter- par rapport à la communauté est l'une des
nelle désintégration qui anéantit Dieu en rares évidences qui ressortent des investi-
elle-même ». gâtions historiques. C'est à la communauté
La structure sociale détruite se recompose unitaire que la personne emprunte sa
en développant lentement en elle u n e aver- forme et son être. Les crises les plus op-
sion pour la décomposition initiale. posées ont abouti sous nos yeux à la for-
La structure sociale recomposée — que ce mation de communautés unitaires sembla-
bles : il n ' y avait donc là ni maladie ratoire réel et le seul possible — la destruc-
sociale, ni régression; les sociétés retrou- tion révolutionnaire étant régulièrement
vaient leur mode d'existence fondamental, suivie de la reconstitution de la structure
leur structure de tous les temps, telle sociale et de sa tête.
qu'elle s'est formée ou reformée dans les
circonstances économiques ou historiques 4. La démocratie repose sur une neutrali-
les plus diverses. sation d'antagonismes relativement faibles
et libres; elle exclut toute condensation
La protestation des êtres humains contre
explosive. La société monocéphale résulte
une loi fondamentale de leur existence ne
du jeu libre des lois naturelles de l'homme,
peut évidemment avoir q u ' u n e signification
mais chaque fois qu'elle est formation se-
limitée. La démocratie qui repose sur un
condaire, elle représente une atrophie et
équilibre précaire entre les classes n'est
une stérilité de l'existence accablantes.
peut-être qu'une forme transitoire; elle
La seule société pleine de vie et de force,
n'apporte pas seulement avec elle les
la seule société libre est la société bi ou
grandeurs mais aussi les petitesses de la
polycéphale qui donne aux antagonismes
décomposition.
fondamentaux de la vie une issue explo-
La protestation contre l'unitarisme n ' a pas
sive constante mais limitée aux formes les
lieu nécessairement dans un sens démocra- plus riches.
tique. Elle n'est pas nécessairement faite
La dualité ou la multiplicité des têtes tend
au nom d'un en-deçà : les possibilités de
à réaliser dans un même mouvement le
l'existence humaine peuvent dès mainte-
caractère acéphale de l'existence, car le
nant être situées au-delà de la formation
principe même de la tête est réduction à
des sociétés monocéphales.
l'unité, réduction du monde à Dieu.
3. Reconnaître le peu de portée de la co-
1ère démocratique (en grande partie privée 5. « La matière inorganique est le sein
de sens du fait que les staliniens la parta- maternel. E t r e délivré de la vie, c'est rede-
gent) ne signifie en aucune mesure l'accep- venir vrai; c'est se parachever. Celui qui
tation de la communauté unitaire. Stabilité comprendrait cela considérerait comme une
relative et conformité à la loi naturelle ne fête de retourner à la poussière insensi-
confèrent en aucun cas à une forme politi- ble » (2).
que la possibilité d'arrêter le mouvement « Accorder la perception également au
de ruine et de création de l'histoire, encore monde inorganique; une perception abso-
moins de satisfaire en une fois les exigen- lument précise — là règne la « vérité ! —
ces de la vie. T o u t au contraire, l'existence L'incertitude et l'illusion commencent avec
sociale fermée et étouffée est condamnée à le monde organique » (3).
la condensation de forces d'explosion déci- « Perte dans toute spécialisation : la nature
si ves, ce qui n'est pas réalisable à l'inté- synthétique est la nature supérieure. Or,
rieur d ' u n e société démocratique. Mais ce toute vie organique est déjà une speciali-
serait une erreur grossière d'imaginer sation. Le monde inorganique qui se
q u ' u n e poussée explosive ait pour but trouve derrière elle représente la plus
exclusif et même simplement pour but grande synthèse de forces; pour cette rai-
nécessaire la destruction de la tête et de son, il apparaît digne du plus grand res-
la structure unitaire d'une société. La for- pect. Là l'erreur, la limitation perspective
mation d ' u n e structure nouvelle, d ' u n n'existent point » (4).
« ordre » se développant et sévissant à tra- Ces trois textes, le premier résumant
vers la terre entière, est le seul acte libé- Nietzsche, les deux autres faisant partie
de ses écrits posthumes, révèlent en même pour une fin, en conséquence celle qui doit
temps les conditions de splendeurs et de être l'objet de l'aversion la plus vivace.
misère de l'existence. Etre libre signifie C'est limiter la portée de cette aversion que
n'être pas fonction. Se laisser enfermer la donner comme le principe de la lutte
dans une fonction, c'est laisser la vie contre les systèmes politiques unitaires :
s'émasculer. La tête, autorité consciente mais il s'agit d ' u n principe en dehors duquel
ou Dieu, représente celle des fonctions une telle lutte n'est q u ' u n e contradiction
serviles qui se donne et se prend elle-même intérieure.

2 - PROPOSITIONS SUR LA MORT DE DIEU

tination désespérée de l'homme à s'opposer


6. L'acéphale exprime mythologiquement à la puissance exubérante du temps et à
la souveraineté vouée à la destruction, la trouver la sécurité dans une érection immo-
mort de Dieu, et en cela l'identification à bile et proche du sommeil. L'existence
l'homme sans tête se compose et se confond nationale et militaire sont présentes au
avec l'identification au surhumain qui E S T monde pour tenter de nier la mort en la
tout entier « mort de Dieu ». réduisant à une composante d ' u n e gloire
sans angoisse. La nation et l'armée sépa-
7. Surhomme et acéphale sont liés avec un rent profondément l'homme d ' u n univers
éclat égal à la position du temps comme livré à la dépense perdue et à l'explosion
objet impératif et liberté explosive de la inconditionnelle de ses parties : profondé-
vie. Dans l'un et dans l'autre cas, le temps ment, au moins dans la mesure où les pré-
devient objet d'extase et il importe en se- caires victoires de l'avarice humaine sont
cond lieu qu'il apparaisse comme « retour possibles.
éternel dans la vision de Surlej ou comme io. La Révolution ne doit pas être consi-
«catastrophe» (Sacrifices) ou encore comme dérée seulement dans ses tenants et abou-
« temps-explosion » : il est alors aussi dif- tissants ouvertement connus et conscients
férent du temps des philosophes (ou même mais dans son apparence brute, qu'elle
du temps heiddegerien) que le christ des soit le fait des puritains, des encyclopédie-
saintes érotiques l'est du Dieu des philoso- tes, des marxistes ou des anarchistes. La
phes grecs. Le mouvement dirigé vers le Révolution dans son existence historique
temps entre d ' u n coup dans l'existence significative, qui domine encore la civili-
concrète alors que le mouvement vers Dieu sation actuelle, se manifeste aux yeux d ' u n
s'en détournait pendant la première pé- monde muet de peur comme l'explosion
riode. soudaine d'émeutes sans limites. L'autorité
8. Le temps extatique ne peut se trouver divine, du fait de la Révolution, cesse de
que dans la vision des choses que le hasard fonder le pouvoir : l'autorité n'appartient
puéril fait brusquement survenir : cada- plus à Dieu mais au temps dont l'exubé-
vres, nudités, explosions, sang répandu, rance libre met les rois à mort, au temps
abîmes, éclat du soleil et du tonnerre. incarné a u j o u r d ' h u i dans le tumulte explo-
g. La guerre, dans la mesure où elle est sif des peuples. Dans le fascisme lui-même,
volonté d'assurer la pérennité d ' u n e na- l'autorité a été réduite à se fonder sur une
tion, la nation qui est souveraineté et exi- révolution prétendue, hommage hypocrite
gence d'inaltérabilité, l'autorité de droit et contraint à la seule autorité imposante,
divin et Dieu lui-même représentent l'obs- celle du changement catastrophique.
11. Dieu, les rois et leur séquelle se sont prodiguent et ne se libèrent sans mesure
interposés entre les hommes et la Terre — que pour détruire. La guerre atone, telle que
de la même façon que le père devant le fils l'a ordonnée l'économie moderne, enseigne
est un obstacle au viol et à la possession de aussi le sens de la Terre, mais elle l'enseigne
la Mère. L'histoire économique des temps à des renégats dont la tête est pleine de cal-
modernes est dominée par la tentative culs et de considérations courtes, c'est
épique mais décevante des hommes achar- pourquoi elle l'enseigne avec une absence
nés à arracher sa richesse à la Terre. La de cœur et une rage déprimante. Dans le
Terre a été éventrée, mais de l'intérieur caractère démesuré et déchirant de la catas-
de son ventre, ce que les hommes ont trophe sans but qu'est la guerre actuelle,
extrait, c'est avant tout le fer et le feu, avec il nous est cependant possible de recon-
lesquels ils ne cessent plus de s'éventrer naître l'immensité explosive du temps : la
entre eux. L'incandescence intérieure de Terre-mère est demeurée la vieille divinité
la Terre n'explose pas seulement dans le chtonienne, mais avec les multitudes hu-
cratère des volcans : elle rougeoie et crache maines, elle fait aussi s'écrouler le dieu
la mort avec ses fumées dans la métallurgie du ciel dans un vacarme sans fin.
de tous les pays. 15. La recherche de Dieu, de l'absence de
12. La réalité incandescente du ventre ma- mouvement, de la tranquillité, est la peur
ternei de la Terre ne peut pas être touchée qui a fait sombrer toute tentative de com-
et possédée par ceux qui la méconnaissent. munauté universelle. Le cœur de l'homme
C'est la méconnaissance de la Terre, l'ou- n'est pas inquiet seulement jusqu'au mo-
bli de l'astre sur lequel ils vivent, l'igno- ment où il se repose en Dieu : l'universalité
rance de la nature des richesses, c'est-à-dire de Dieu demeure encore pour lui une source
de l'incandescence qui est close dans cet d'inquiétude et l'apaisement ne se produit
astre, qui a fait de l'homme une existence que si Dieu se laisse enfermer dans l'isole-
à la merci des marchandises qu'il produit, ment et dans la permanence profondément
dont la partie la plus importante est consa- immobile de l'existence militaire d ' u n
crée à la mort. T a n t que les hommes oublie- groupe. Car l'existence universelle est illi-
ront la véritable nature de la vie terrestre, mitée et par là sans repos : elle ne referme
qui exige l'ivresse extatique et l'éclat, cette pas la vie sur elle-même mais l'ouvre et la
nature ne pourra se rappeler à l'attention rejette dans l'inquiétude de l'infini. L'exis-
des comptables et des économistes de tout tence universelle, éternellement inachevée,
parti qu'en les abandonnant aux résultats acéphale, un monde semblable à une bles-
les plus achevés de leur comptabilité et de sure qui saigne, créant et détruisant sans
leur économie. arrêt les êtres particuliers finis : c'est dans
ce sens que l'universalité vraie est mort de
13. Les hommes ne savent pas jouir libre- Dieu.
ment et avec prodigalité de la T e r r e et de
ses produits : la Terre et ses produits ne se Georges BATAILLE

NOTES. — (1) Volonté de puissance, § 712 (OEu- (3) Œuvres posthumes, 1883-8 (Œuvres corn-
vres complètes, Leipzig, 1908, t. XVI, p. 170). plètes, Leipzig, 1903, t. XIII, p. 228); tr. fr.
(2) Cf. Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, dans Œuvres posthumes, Mercure, 1934, p. 140,
t. VI, N.R.F., 1931, p. 307 et Œuvres posthu- § 332.
mes, Epoque du « Gai savoir », 1881-2, § 497
et 498 (Œuvres complètes, Leipzig, 1901, t. XII,
p. 228). (4) Id., même page; tr. fr., § 333.
N I E T Z S C H E
E T LA M O R T DE DIEU

NOTE A PROPOS DU " NIETZSCHE " DE JASPERS (1)

I nitude et de valeur, plus nous soyons


sur nous », et c'est bien ainsi. Et il est
IMMANENCE bien aussi que « plus notre vie a de plé-
ET nitude et de valeur, plus nous soyons
VOLONTÉ D'IMMANENCE prêts à la donner pour une seule sensa-
tion agréable ». L'homme s'inclinera
vers la mort sans la craindre, chacun
Comme d'autres ont philosophé en pré- vers la mort qui est la sienne. Bien plus,
sence de la divinité, Nietzsche a philo- l'idée de fête est liée souvent par
sophé, si on peut dire, en présence de Nietzsche à l'idée de mort. Faisons fête
l'absence de la divinité, et c'est sans à la mort, faisons de la mort une fête,
doute plus terrible. Kierkegaard est ce sera encore la meilleure façon de
« devant Dieu », Nietzsche est devant le nous venger de la trahison de la vie.
cadavre décomposé de Dieu. Bien plus,
tandis que Kierkegaard pense que Dieu
veut ma mort, Nietzsche pense que
l'homme doit vouloir sans cesse à nou-
veau la mort de Dieu. Cette mort n'est
pas seulement un fait, elle est l'action
d'une volonté. Pour que l'homme soit
vraiment grand, véridique, créateur, il
faut que Dieu soit mort, que Dieu soit VOLONTE D'IMMANENCE
tué, qu'il soit absent. En le privant de ET VOLONTE
Dieu, j'apporte à l'homme l'immense
don qu'est la parfaite solitude, en même DE TRANSCENDANCE
temps que la possibilité de la grandeur
et de la création. La philosophie de Nietzsche, c'est essen-
L'angoisse devant la mort disparaît. tiellement, nous dit Jaspers, l'affirmation
« Cela me rend heureux, dit Nietzsche, du monde comme pure immanence.
de voir que les hommes ne peuvent pas C'est ce monde-ci qui est l'être. Mais de
penser jusqu'au bout la pensée de la même que la croyance de Kierkegaard
mort. » « Notre unique certitude, la cer- est une croyance qui doute, de même la
négation de Nietzsche. L'absence de et les croyances des prophètes. » L'im-
Dieu n'est ni erreur ni vérité. Et c'est moralité de Nietzsche est négation de le
pourquoi la pensée de l'absence de Dieu fausse morale; de même, nous dit Jas-
est passion, est volonté, de même que pers, sa négation de Dieu est liaison
chez Kierkegaard la pensée de Dieu est authentique avec l'être, affirmation du
passion et volonté. Nietzsche vit cette oui, volonté de substance. Le non quand
réalité de la mort de Dieu en la voulant il est radical peut, par sa propre force,
comme nous l'avons vu; et en même par sa frénésie, se transformer en oui, et
temps sans la vouloir. Il veut Dieu en le nihilisme, nihilisme des forts et non
même temps qu'il veut la mort de Dieu. plus nihilisme des faibles, en philoso-
Et la pensée de l'absence de Dieu ne phie positive. Dans ce nihilisme qui se
supprime pas en lui l'instinct créateur transcende, qui se nie, l'être se révèle.
de Dieu. Telle est 1' « existenzielle Par la blessure même qu'il sent en lui,
Gottlosigkeit » dont parle Jaspers. par sa douleur de dieu déchiré, Nietzsche
atteint le fond de l'être, le temps. II a
l'œil fixé à la fois sur la roue de l'éternel
retour et sur la ligne, finie-infinie, du
plus lointain horizon, du surhumain. Il
unit en lui Ixion et Prométhee.
Si la nécessité et la volonté, le passé et
l'avenir viennent se fondre, si le plus
TRANSCENDANCE haut fatalisme vient, selon l'expression
même de Nietzsche, s'identifier avec le
hasard et avec la création, avec l'activité
Nietzsche est ébranlé, puis transpercé
la plus haute, si le monde absurde et in-
par l'idée de cette transcendance qu'il
complet de l'insatisfaction perpétuelle,
nie. Et le sérieux de cet abandon de soi,
recevant le sceau et la bénédiction de
tel que Nietzsche l'a accompli, n'est-il
l'éternité, devient le monde complet de
pas, se demande Jaspers, comme l'image
l'éternelle satisfaction, n'est-ce pas parce
de la perte et du sacrifice de soi sous
que l'identité des opposés est l'expres-
l'influence de la transcendance?
sion transcendante de l'être en tant qu'il
cc Par opposition au positivisme, au na-
ne peut être saisi dans aucune catégo-
turalisme, au matérialisme, il y a chez
rie? Et ne savons-nous pas que les cer-
lui une négativité universelle, une insa-
cles et les antinomies ne sont que des
tisfaction sans limite devant tout aspect
moyens pour toucher de biais et dans
de l'être. Et cette poussée de l'insatis-
l'ombre ce qui dépasse toute loi, toute
faction et de la négation se fait avec une
parole, toute forme?
telle passion, avec une telle volonté de
sacrifice, qu'elle semble venir de la mê-
me profondeur que les grandes religions Jean WAHL

(1) Karl Jaspers, Nietzsche, Einführung in das Verstaendnis seines Philosophier ens, Berlin, 1936. Sur
cet ouvrage, on trouvera un compte rendu plus général p. 28.
RÉALISATION DE L' HOMME

Dans un monde en décomposition, qui se d'interprétation, ni d'explication, ni de


fige progressivement dans la seule con- contemplation.
templation et prescience de sa fin — dont La question que pose Nietzsche avec une
les actes tuent tout ce qu'ils avaient extrait insistance accrue est celle de la réalisation
de vivable, lorsqu'ils viennent à se pro- de l'homme.
duire — la voix de Nietzsche s'élève, inci- Vivre, c'est inventer ! L'existence donnée,
tante et provocatrice, chargée de toute la prise dès la naissance dans le jeu des for-
douleur comme de toute la joie que Zara- ces qui font, défont et refont le monde à
thoustra porte en lui. Tout ce qui pour chaque instant du temps, n'est ni une ré-
nous est condamné à périr d ' u n e mort demption, ni une humanisation, mais par
misérable, notre civilisation, nous semble rapport au monde qui la conditionne et
alors offrir des possibilités nouvelles — la dans la seule mesure où elle s'oppose à lui,
vague humaine et cosmique qui nous char- un enfantement douloureux, une création.
rie se retire, comme la mer, pour revenir. La vie que l'on s'efforce en vain d'enfer-
La présence de Nietzsche suffit à changer mer en formules explicatives ou à para-
cette disparition difficile en aurore d ' u n e lyser en doctrines, éclate, et c'est au cen-
nouvelle naissance. tre de son bouillonnement continuel et
incohérent que l'on doit se placer pour en
E n déroulant u n à un les langes de la
extraire la puissance et ne plus avoir à
blessure dont il souffrait dans son être jus-
croire ni à espérer.
qu'à la folie, Nietzsche arrache à l'exis-
tence le masque qui la rendait indigne. Seuls, Marx avant lui et F r e u d après lui,
« Notre plus grand grief contre l'existence, ont aidé, par d'autres moyens, cet accom-
c'était l'existence de Dieu ». Le pessi- plissement de l'homme qui, sans nous per-
misme nécessaire trouve en cette décou- mettre de conclure à son inéluctabilité, jus-
verte l'issue. Il se change en affirmation tifie les .gestations monstrueuses du monde
tragique de la vie. qui nous entoure — accomplissement qui
va de la douleur et l'angoisse et par la
La mort de Dieu n'est pas chez Nietzsche douleur et l'angoisse, à la joie « l'éternelle
une découverte de l'esprit mais une révé- joie du devenir, cette joie qui porte en
lation et une affirmation de la vie qui se elle la joie de l'anéantissement » — mais
dénude, du monde chaotique, glaciaire et jamais aucune voix humaine ne nous a
exaspéré avec lequel il entre en contact. parlé « d'aussi près » que celle de Nietzs-
Si les conséquences en sont extrêmes, elles che. Comme en la vision, l'objet se précise
le sont pour l'homme, lieu des métamor- et s'affirme jusqu'à son intégration et sa
phoses du monde en devenir. Le cercle est perte totales, le surhomme nous rapproche
enfin brisé dont Dieu était l'expression de nous-mêmes et de notre disparition. Le
parfaite. Il ne s'agit plus de chercher les vide de l'existence n'est pas comblé —
raisons pour lesquelles ce cercle était fermé mais la possibilité du geste qui la tue et
inéluctablement sur l'existence. « Il ne la crée tout ensemble nous est offerte.
peut s'agir d'adéquation parfaite mais
d'adéquation utile ». Il ne s'agit plus Jean ROLLIN
& .·.._•. . : :

CRÉATION DU MONDE

Etre un grand seigneur qui porte l'épée; d'Epicure ou de l'être; s'entourer d'une
culbuter filles, dames et demoiselles; cour de savants et de poètes, d'artistes
faire l'aumône aux pauvres à condition et d'acteurs, de bourreaux et de sujets
qu'ils renient Dieu, dépouiller la veuve propres à tous les caprices du moment.
et l'orphelin, ne compter ni rentes, ni Car le moment est tout plein d'exigen-
dettes; entretenir des poètes à condi- ces, car le moment est insurmontable.
tion qu'ils chantent le délire des sens,
des peintres capables de retenir les mou-
vements de la volupté, des ingénieurs Etre ce grand seigneur-là, est une chose.
pour les plaisirs d'un tremblement de C'en est déjà une autre que d'être ce
terre sur commande, des chimistes pour grand seigneur dans un cachot, de
essayer des poisons lents et foudroyants; n'avoir plus que des intentions de grand
fonder quelques maisons d'éducation seigneur et de savoir que c'est précisé-
pour y recruter un sérail d'icoglans et ment pour avoir eu ces intentions-là que
d'odalisques, chasser l'enfant nu, à pied l'on se trouve à présent entre quatre
ou à cheval; offrir des banquets à la murs. En effet, ce sont restées des inten-
populace sur un tréteau pourvu de trap- tions : songeait-on seulement à les réali-
pes qui l'engloutissent au dessert; mais ser? C'est à peine si l'on a tenté le cin-
si tout n'est pas possible, faire jouer des quième de cet admirable programme.
spectacles étranges, faire célébrer la Mais à elles seules ces intentions étaient
messe pour profaner l'hostie, afin de d'un poids écrasant et voici qu'entre ces
faire venir le diable, et si tout cela est murs, elles livrent leur insupportable
trop ennuyeux à la longue, si l'on s'éton- secret. En liberté, on avait jugé spirituel
ne qu'aucun avertissement visible et de se nommer « roué » : et pourtant,
clair ne vienne vous arrêter, essayer de c'était aux Damiens, aux Mandrin, aux
se faire peur par un autre moyen, se Cartouche que le bourreau rompait les
faire rouer de coups par ses valets. Mais os. En cellule, noblesse oblige encore :
si le monde étonné vous demande des si nous avons, nous, de la race des forts,
raisons de tout ceci, affirmer que Dieu transgressé les lois pour la protection du
n'existe pas, mais que par contre Tibère faible, n'était-ce pas en retournant ainsi
et Néron ont existé, que l'un fit crucifier notre propre force contre nous-mêmes
pour en faire l'ultime expérience que
le Fils de Dieu, que l'autre jeta aux lions
nous avons échoué? Au feu de nos pas-
ses disciples et que l'immortalité de
sions qui soulevèrent contre nous la
l'âme étant un leurre, il s'agit de s'im-
volonté générale, allumons le flambeau
mortaliser dans le monde par des cri-
de la philosophie, délectons-nous à en
mes plutôt que par des bienfaits, la
incendier le monde : ne sommes-nous
reconnaissance étant passagère et le
pas nous-mêmes déjà plus qu'un brasier
ressentiment éternel. Bref, accepter en ardent? Derrière ces murs, une révolu-
souriant de passer pour un pourceau
tion gronde : les affamés d'hier seront tation scandaleuse que nous avons faite :
les maîtres aujourd'hui, car il faut que le monde moderne s'avilit par suite de
chacun ait son tour : mais connaissent- l'absence d'esclaves. Constatation qui
ils seulement la faim qui nous dévore coûte cher à celui qui est seul à suppor-
dans notre satiété, nous les rassasiés ter les conséquences qu'il est seul à tirer
d'hier : en vérité, nous aurons à souffrir de sa constatation.
des nouveaux repus, nous autres affa-
niés d'une nouvelle sorte! Libre, nous Accepter dans ces conditions, une chaire
nous considérions comme une force de de philologie à l'université de Bâle, c'est
la Nature, comme l'agent de ses inten- prendre le plus prudent incognito, car
tions, nous acceptions tout l'avantage à quoi tend l'exercice d'une activité
qu'elle offre de préférence au fort aux intellectuelle ou scientifique sinon à sa-
dépens du faible, prêt à le lui restituer tisfaire tout d'abord la curiosité native
dès qu'elle le réclamerait. Entre les qua- de l'individu que nous sommes. A la
tre murs de notre cellule, privé de nos satisfaire aux dépens même du milieu
alchimistes et de nos artistes, de nos social auquel nous devons nos moyens
savants et de nos poètes, de nos comé- de connaissance. Et c'est ainsi que l'on
diens et de nos victimes, nous serons aimerait « mener l'adolescent dans la
nous-mêmes alchimiste et poète, artiste Nature et lui montrer partout le règne
et savant, bourreau et comédien, comé- de ses lois : puis les lois de la société
dien et victime. Remis en liberté nous bourgeoise. C'est alors que la question
n'aurons du grand seigneur que les ma- ne manquerait pas de se faire entendre :
nières et les goûts, nous n'aurons du fallait-il qu'il en fût ainsi? Et peu à peu
grand seigneur que la mauvaise cons- l'adolescent aurait besoin d'histoire pour
cience, car nous ne serons plus que apprendre comment on en vînt à l'état
conscience et nous serons la conscience présent. Mais en apprenant ainsi l'his-
elle-même. toire, il apprendrait aussi comment lui-
même eût pu devenir autre. Quelle est
la puissance de l'homme sur les choses?
Tant et si bien qu'avec cette conscience, Telle devrait être la question initiale de
il est moins possible de jouir d'une exis- toûte éducation. Et alors, pour montrer
tence apparemment impunie que de comment il en pourrait être tout autre-
vivre, à titre de punition donnant droit ment en ce monde, nous évoquerions
aux intentions inavouables, de vivre l'exemple des Grecs, puis, celui des Ro-
confondu dans la foule de ses contem- mains, pour montrer comment on en
porains conservateurs ou democraţi- vint là où nous en sommes ».
ques, tous également préoccupés d'accu-
muler des richesses tout en prétendant
organiser le progrès social, l'unité na- Mais qui prétend ainsi du haut d'une
tionale et l'Empire, de vivre parmi eux chaire de philologie anéantir l'autorité
en n'ayant pour s'en distinguer que cette de deux mille ans, il voit bientôt les
noble mauvaise conscience que nous plus sympathisants de ses collègues s'é-
avons héritée, le seul bien que nous carter sur son passage, il voit son grou-
ayons hérité, s'il est vrai que philoso- pe d'élèves se disperser, il risque de di-
pher, c'est obéir aux lois d'un atavisme lapider le meilleur de lui-même dans le
d'ordre supérieur : cette noble mau- vain effort de marquer la jeune généra-
vaise conscience que nourrit la consta- tion de son propre destin.
Car c'est là supporter un destin iné- voilà qui précisément inquiète la So-
changeable, — et mieux eût peut-être ciété qui n'aime pas les hommes-ser-
valu ne pas être né, — que de sentir un pents : au cours de sa fréquentation de
jour que le Créateur n'a plus créé ce la Nature, le chercheur découvre dans
jour comme les jours précédents; que chaque règne des modes d'existence et
l'on n'est plus sorti de ses mains au des modes de jouissance, des modes de
réveil; que l'on n'est plus que l'écume puissance et des modes d'adoration qui
du néant songeur; et que le monde sont autant de suggestions et qui sont
maintenant périclite à vue d'œil depuis autant d'inspirations; la Société compte
que les veines divines se sont dessé- sur le chercheur pour être prévenue :
chées : tout ce que l'on regarde, tout ces suggestions sont-elles propres à
ce qui vous entoure, semble le cadavre entretenir la vie de la communauté ou
du Créateur; ou bien, frappé de tor- peuvent-elles nuire au maintien de
peur, l'on éprouve les limites d'un ver l'ordre? Pour pouvoir cultiver les seien-
éclos sur ce cadavre; avec lui le monde ces sans danger, la Société exige du Sa-
exsangue se décompose et l'on trouve vant de n'avoir pas de secret avec la
le bonheur d'un ver dans la décomposi- Nature. Elle exige de lui qui se consi-
tion éternelle de l'infini cadavre de dère comme la Nature étudiée par la
Dieu; ou bien, tourmenté d'une pitié nature, de bien vouloir respecter la li-
clairvoyante, on a la force de se recon- gne de démarcation qui sépare la Nature
naître dans l'incommensurable charo- du Savant.
gne et de dire : c'est moi! c'est moi!
c'est moi qui souffre les injures de la
vermine! Mais celui qui a assisté le Créateur en
ses derniers moments, qui a vu les
Telle est l'impudence de ceux qui ont membres divins en proie à la vermine,
assisté le Créateur en ses derniers ins- qui s'est senti comme la souffrance pos-
tants. Tel est aussi leur seul remède. thume de Dieu et qui en ensevelissant
Que leur reste-t-il du monde, soustrait Dieu, a perdu le monde, il n'a plus de
à leurs impulsives investigations, sous- compte à rendre à la Société, il ne con-
trait à leur insatiable amour, que leur naît plus de ligne de démarcation entre
reste-t-il du monde que décomposent la Nature et lui-même, il franchit cette
par le travail cette race de laborieux ligne et, désespérant de créer jamais, il
impuissants, malades de ne pouvoir se métamorphose de Savant qu'il était
posséder le monde à la mesure du en Nature savante, et ce n'est qu'un der-
monde? Il leur reste encore la Nature, nier vestige de pudeur et de modestie
leur propre nature. La Nature, dit-on, vraiment exagérée, ce n'est qu'un égard
est l'objet de la recherche scientifique. de trop pour sa mère, sa sœur et ses
L'homme qui se considère comme un contemporains, s'il maintient les dehors
produit de la Nature, en tant que Savant avenants, graves et paisibles d'un pro-
se comprendra donc dans cette recher- řesseur.
che : et il sera la Nature étudiée par de
la nature et en lui le serpent se mordant
la queue trouvera sa satisfaction. Mais Pierre KLOSSOWSKI
D E U X I N T E R P R É T A T I O N S R É C E N T E S DE N I E T Z S C H E
j. —Karl JASPERS, NIETZSCHE, EINFUEH- enfin les cadres préétablis où l'on cherchait
RUNG IN DAS V E R S T A E N D N I S SEINES P H I L O S O - à faire entrer en la mutilant, la « politi-
PHIERENS. — Berlin, 1936. que » nietzschéenne. Un passage significa-
Le seul ouvrage donnant une représentation tif de cet exposé marque peut-être mieux
d'ensemble de la vie et de la pensée de que toute autre considération la distance
Nietzsche était jusqu'aujourďhui celui de qui sépare Nietzsche de l'interprétation
Charles Andler. Andler a déterminé dans les fasciste (1).
cadres de sa propre intelligence des choses « Ce par quoi Nietzsche se distingue des au-
le mouvement de la pensée nietzschéenne : très penseurs politiques, c'est l'absence chez
son interprétation vaut à peu près ce lui de cette délimitation notionnelle de la po-
que vaut une telle intelligence. Dans, la litique qui les caractérise tous. Le plus sou-
mesure où elle est pénétrée par le hégélia- vent, ils l'ont conçue soit dans un sens théo-
nisme et la sociologie française, elle projette logique et transcendantal par rapport à Dieu
sur le système de Nietzsche une lumière et à la transcendance, soit par rapport à une
réalité spécifique de l'homme. La pensée poli-
inhabituelle; dans la mesure où elle est celle
litique peut, par exemple chez Hegel, s'accom-
d'un professeur moins porté aux dangers de plir dans le projet de totalité existante ou en
l'angoisse philosophique qu'aux tranquilles devenir; c'est alors que cette pensée, en tant
exposés d'histoire littéraire, elle aplatit... que tout systématique, est l'expression d'une
L'ouvrage de Jaspers répond à un plan ana- réalité factuelle et, en particulier, justifica-
logue à celui d'Andler, mais il ajoute à ce tion et exclusion, son contenu étant la cons-
nouveau κ manuel » tout l'intérêt qui tou- cience de l'ambiance existante. Ou bien cette
che à la personnalité de Jaspers, l'un de pensée, chez Machiavel, peut se déployer en
regard de réalités particulières et de leur si-
ceux qui rendent vie aujourd'hui à la gnification quant aux lois propres à la puis-
grande philosophie allemande. Parce qu'il sance; c'est alors que sont élaborés des types
est un philosophe de la tragédie, il a été de situations et des règles de comportement,
possible à Jaspers d'entrer dans la philo- soit dans le sens d'une technique politique,
sophie de Nietzsche, d'en suivre le mou- soit en se référant immédiatement à un agir
vement contradictoire sans jamais le réduire surgi de la volonté de puissance, de la pré-
à des conceptions toutes faites. L'intelli- sence d'esprit et du courage, agir qui ne sau-
gence libre de Jaspers suit même la vie rait être rationnalisé d'une manière définitive.
Nietzsche ne s'engage sur aucun de ces che-
avec une fidélité si constante qu'elle abou- minš, il ne fournit ni un tout systématique
tit à ce qui peut devenir le principe d'une à la Hegel, ni une politique pratique à la
elusion des conséquences : aux exigences Machiavel, mais sa pensée procède d'un sou-
nietzschéennes formulées dans la fièvre, ci qui embrasse la condition de l'homme
Jaspers ne répond qu'en les rejetant à des même, de l'être de l'homme, sans être (encore
possibilité vagues : « Rien ne nous est ou déjà) en possession d'une substance inté-
donne achevé mais seulement dans la me- grale. Il établit l'origine de l'événement poli-
sure où nous le conquérons », affirme-t-il. tique, sans se plonger méthodiquement dans
les réalités concrètes particulières de l'agir po-
Comment éviter d'éprouver une fois de plus litique, tel qu'il se manifeste tous les jours
devant une aussi belle phrase le tacite en- dans la lutte des puissances et des hommes.
tétement humain qui refuse à la pensée la Il veut engendrer un mouvement éveillant les
possibilité d'être exprimée par des actes, derniers fondements (dernières causes) de l'être
non par des gloses. de l'homme et contraindre par sa pensée les
hommes qui l'écoMent et le comprennent à
Mais avec le domaine politique, étant donné entrer dans ce mouvement, sans que le con-
qu'on n'y envisage pas les problèmes ul-
times mais des moyens termes, la volonté de
ne pas être lié et la mobilité de l'analyse (1) J. Wahl, dans l'article publié plus haut
se révèlent seuls aptes à saisir une attitude (p. 22) donne un autre exemple des exposés de
déconcertante. L'exposé de Jaspers brise Jaspers.
tenu de ce mouvement ait déjà reçu une dé- héroïque ou d'une doctrine orgiastique »,
termination étatiste, populiste (völkisch), so- Löwith se propose de caractériser le prin-
ciologique quelconque. Le contenu qui déter- cipe fondamental de la totalité cachée de la
mine tous les jugements, est bien plus, chez
Nietzsche, l'attitude « intégrante » à l'égard doctrine nietzschéenne sous sa force apho-
du tout de i'être, n'est plus seulement de la ristique.
politique, mais est philosophie au moyen de La situation actuelle de la philosophie
laquelle, dans l'abondance du possible, sans exigeait le rétablissement de la nécessité
principe rationnel, le contraire et le contradic- verbale. Elle poussait Nietzsche à rompre
toire peuvent être tentés — tentative obéissant avec la vieille systématisation du dix-
au seul principe de la salvation et de la gra- neuvième, à s'exprimer selon les moyens
dation de la condition humaine. »
les plus immédiats, donc à faire preuve du
« Comparée aux grandes constructions tradi-
tionnelles des sciences politiques et de la phi- modernisme le plus outrancier : et ce fai-
losophie de l'Histoire, la pensée de Nietzsche sant, cette même situation le contraignait
doit, par conséquent, se refuser à toute nié- simplement à un retour à la forme nécessai-
thode déductive comme à toute détermination rement la plus fortuite et par conséquent la
notionnelle. Cependant, encore que son contenu plus originelle, la plus antique de la pen-
échappe à une interprétation déterminée, elle sée. C'est donc une erreur de ne voir, selon
provoque la création d'une atmosphère cohé- un critère scientifique, qu'un mélange
rente. Telle une tempête, cette pensée peut
agiter l'âme; mais elle devient insaisissable sitôt
d'aperçus scientifiques et de visions poéti-
qu'on la veut astreindre à l'état de forme et ques dans sa philosophie. C'est au critère
de notion claire et définitive. Dans la mesure présocratique qu'il faut revenir pour cons-
où la pensée de Nietzsche tend à créer celte at- tater ce trait essentiel : Nietzsche se res-
mosphère, elle évite tout ce qui pourrait avoir souvenant de l'originelle unité de la vérité
l'apparence d'une doctrine. Les possibilités les et de la fiction dans le langage sentencieux
plus diverses sont mises à l'épreuve avec une des sages de l'antiquité.
égale véhémence, sans être réunies en un seul Ce principe du ressouvenir qui se manifeste
but univoque. Le notionnel n'y prétend jamais
être l'expression d'une vérité devenant condi- jusque dans la nécessité d'expression, pré-
lion existante. Il semble s'offrir comme un side à toute l'évolution nietzschéenne et
moyen d'une souplesse illimitée, au service Löwith nous montrera comment l'odyssée
d'une volonté de pensée dominatrice, qui n'est de sa conscience n'a pour but que la ren-
fixée à rien. Ce faisant, elle atteint dans la trée au port de la première jeunesse.
formulation, un maximum de puissance sug- Löwith consacre à ce principe du retour sur
gestive. Seul qui sait identifier cette puissance soi-même la partie centrale de son ouvrage,
de l'expression avec la faculté de métamor- ainsi divisée :
phose, s'approprie le sens de cette pensée. »
« Comme il est impossible de faire de la pen 1) Libération par rapport au TU DOIS chré-
sée politique de Nietzsche un système ration- tien pour atteindre au JE V E U X du supra-
nel sans que l'on détruise du même coup la nihilisme.
pensée nietzschéenne proprement dite, la par-
ticularité de celte pensée « voulante » ne peut 2) Libération par rapport au JE V E U X pour
devenir sensible dans sa détermination (de atteindre au JE s u i s de la surhumanité dans
direction) vivante et non point notionnelle, le retour éternel.
que par la recherche des facteurs « contradic-
En substituant le JE V E U X au TU DOIS,
toires » qui y sont manifestés. »
l'âme nietzschéenne effectue la dangereuse
conversion de la foi dans le vieux Dieu à
II. — Karl LŒWITH, NIETZSCHES PHI-
présent mort et dont elle se considère le
LOSOPHIE DER EWIGEN WIEDERKUNFT DES
meurtrier, en la volonté du néant, car la
GLEICHEN. — Berlin, 1935. liberté recouvrée par la mort de Dieu exige
que l'homme veuille le néant plutôt que de
Pour en finir une fois pour toute avec les renoncer à toute volonté. Mais par ce vou-
modes d'interprétation qui nous présentent loir le néant qui est le non-sens du monde
Nietzsche « comme l'apôtre de l'individua- sans but, l'homme surmontera ce non-sens,
lisme effréné, le créateur d'un réalisme car il aura simplement voulu ce qui avait
toujours été et' ce qui toujours sera : sur- degré' d'identité entre Nietzsche et Diony-
monter le non-sens, c'est donc vouloir SOS.
l'éternel retour qui en absorbant le JE V E U X Vouloir vivre tout instant de telle sorte que
transitoire amènera l'affirmation du JE S U I S . l'on puisse désirer le revivre à l'infini —
Le pivot de ce mouvement cyclique est cet cet impératif de l'éternel retour, le seul
événement terrible et mystérieux qu'est la authentique de la volonté de puissance si
mort de Dieu, expérience cruciale de faussement interprétée jusqu'à ce jour,
Nietzsche·.. constitue en. fait, la nouvelle responsabilité
Du point de vue théorique·, Hegel conce- que l'homme doit assumer du fait de la
vait « la mort de Diew comme· un Vendredi mort de Dieu/, et confère un nouveau poids
Saint spéculatif », Feuerbach développait à l'existence· humaine. Le temps du retour
un « athéisme pieux », tous deux ajour- éternel, remarque Löıvith, n'est donc pas
liaient les conséquences d'un événement celui de l' « éternelle présence » du cercle
qui pour Nietzsche avait toute l'étendue vicieux, mais le temps futur d'un but qui
d'un cataclysme incommensurable : de la libère du poids du passé par la volonté de
mort de Dieu naissait le surhomme. Mais l'avenir. L'éternité est bien le but voulu
n'était-ce pas aussi la résurrection d'un d'une volonté toujours renouvelée d'éterni-
« nouveau et très ancien Dieu »? A sation de soi-même comme des faits et des
Nietzsche la mort de Dieu se révèle dans choses de l'existence. C'est là l'heure du
son expérience « illuminée » pourrait-on grand midi, lorsque la volonté de l'avenir
dire, de « ces instants qui semblent tombés s'affirme et qu'il s'agit de décider dans le
de la lune, ces instants où l'on ne sait plus sens du surhomme ou du soushomme.
de combien d'ans l'on est âgé et combien Or, la contradiction interne entre l'impé-
jeune l'on sera encore... ]e ne doute pas ratif éthique : vouloir revivre tout instant
qu'il n'existe plusieurs sortes de Dieux... » de telle sorte que l'on puisse désirer le revi-
Mot où Löwith reconnaît un instinct créa- vre à l'infini — et la notion même de la
teur de divinités. C'est en effet dans l'un nécessité du retour éternel apparaît dès que
de ces instants que lui vient l'idée de retour Nietzsche affirme : « Le fait de supporter
éternel, c'est dans l'un de ces instants qu'il notre éternité (dans l'éternel retour) — ce
rencontre Zarathoustra, qu'il devient lui- serait la chose suprême. » Car même s'il
même l'ombre de Zarathoustra, c'est dans ne nous arrivait pas de désirer revivre notre
l'un de ces instants qu'il s'éprouve comme passé vécu, nous ne saurions échapper à
le meurtrier de Dieu, et ce sera dans un l'inexorable nécessité de le revivre éternel-
pareil instant qu'il subira cette transforma- lement ! Et l'objection de Löwith pourrait
tion double et définitive : en Nietzsche- se formuler ainsi : il s'agit moins d'une
Dionysos et Nietzsche fou. Löwith, tout le volonté éthique qui nous ferait saisir le vrai
long de son livre, s'évertue à mettre fort de la totalité dans le moment fortuit,
judicieusement en relief cette troublante qu'une prise de conscience de notre irres-
équivoque inhérente et à la personne de ponsabilité. En tant qu'existence nous ne
Nietzsche et à sa doctrine — équivoque que supportons pas de n'avoir aucune part à
Nietzsche se plaît à souligner lui-même notre « factualité n passée, et voulons par
quand il se présente dans Ecce Homo com- conséquent être responsables de notre exis-
me l'incarnation de• la décadence et de l'es- tence en tant que volonté, bien que nous ne
sor. Et Löwith s'efforcera de rendre sensi- puissions pas l'être en tant qu'existence
ble ce décalage entre Nietzsche et Zara- pure et simple. Seule par conséquent, une
thoustra, entre Nietzsche fou et Dionysos, et conception de l'éternité cyclique peut con-
de démontrer comment de ce décalage pro- cilier le vouloir nietzschéen et la nécessité
cède la scission notionnelle que met à jour réalisée par la raison nietzschéenne. De ce
une étude rationnelle de l'idée de l'éternel moment, dit Löwith, on constate dans la
retour. Tant et si bien que la doctrine doctrine tantôt l'expression d'une inspira-
acquerrait une valeur positive suivant le tion, tantôt celle d'une décision. « Une
décision de la volonté qui à l'extrême limite observe Löwith, tend à se résoudre par le
de la liberté préfère vouloir le néant plutôt paradoxe : chez Kierkegaard, par le « saut »
que de ne pas vouloir, et une inspiration en du fond de la maladie mortelle dans la foi;
laquelle l'être se donne lui-même dans le chez Marx, par l'idée de l'aliénation de
révélé, forment ensemble l'accès problema- l'homme par l'homme dans la production
tique à la double vérité de Nietzsche, vérité économique devant se convertir en une ré-
qui en tant que doctrine du nihilisme sur- cupération de l'intégrité humaine; chez
monté par lui-même, est véritablement son Nietzsche enfin, par la conversion du nihi-
« Credo quia absurdum ». Ce « quia absur- lisme européen en la croyance au retour
dum « procède directement de la plus ou éternel. Les trois efforts ne diffèrent que
moins grande identité, de ce plus ou- moins par les moyens, ils ont la même origine et
grand décalage entre le philosophe frappé tendent vers le même but : la récupération
de folie et son Dieu. « La vérité inspirée du monde perdu. Récupération de la chré-
dans le hasard nécessaire du discours para- tienté chez Kierkegaard, de l'humanité
bolique de Zarathoustra, prophétie de l'éter- chez Marx, de l'antiquité mythique chez
nel retour, nous ramène à la vérité équivo- Nietzsche.
que de la folie. Ce ne serait que si la forme
suprême de l'être, Dionysos, parlait à tra- On peut mieux comprendre sa prétention à
vers le philosophe jouant le rôle de Dieu — mettre un terme au Christianisme, souligne
lequel transposerait du même coup la réa- Löwith, aujourd'hui que des Etats tout
lité temporelle du philosophe — que l'être entiers combattent publiquement la foi
lui-même parlerait à 'truv'ers su philosophie chrétienne, alors que naguère quelques in-
dionysienne, laquelle 'transpose l'aspect réel dividus menaient cette lutte plus ou moins
de l'être. Mais comment décider si Nietzsche ouvertement. Il importe de saisir que, pour
était la personne d'un Dieu ou l'acteur de Nietzsche, il s'agit de renier le Crucifié non
son propre idéal?... » Ahisi le contenu d'ex- pas pour se délivrer de la souffrance mais
périence irréductible et nécessaire que la pour consentir à celle-ci dans le culte dio-
force poétique unificatrice de la parabole nysien. La mort du Dieu chrétien condi-
zarathoustrienne arrivait à donner comme tionne la résurrection d'un Dieu de l'anti-
un tout cohérent, se désagrège en fragments quite : et les conflits européens qu'annon-
et en éléments fortuits, prétend Löwith, ce Nietzsche, les guerres qu'il prophétise
sitôt que Nietzsche veut traduire notionnel- sont à comprendre comme des guerres de
lement cet élément en doctrine. consciences, des guerres de religion, des
guerres spirituelles : elles rempliront l'ère
On voit que les considérations de Löwith de la grande politique. Mais en anticipant
sont bien près de l'analyse pathologique : et l'avenir, Nietzsche ne fait que chercher
pourtant elles ne présentent que l'aspect l'issue du Labyrinthe construit par deux
purement notionnel du conflit. Cela sans millénaires, il sait que cette issue est iden-
doute pour pouvoir plus aisément établir un tique à l'entrée : le Christianisme primitif
rapport fort subtil mais fort séduisant entre qui dans notre monde moderne représente
Nietzsche et deux autres penseurs contem- pour une part un « morceau d'antiquité »
porains, essentiellement différents l'un de mythique; en franchissant le seuil de cette
l'autre, Kierkegaard et Marx. Et ceci per- unique issue du Labyrinthe, c'est-à-dire en
mettra à Löwith qui, par ailleurs, a remar- transgressant le Christianisme ai7ısi que le
quablement exposé la situation où se trou- monde actuel s'apprête à le faire, l'huma-
vait la conscience occidentale depuis He- nitê refaisant en sens inverse la décadence
gel (1) d'attirer l'attention sur les trois gréco-romaine, revient à l'ère tragique de
aspects que prend l'aliénation de l'homme la Grèce, moment qui sera marqué par l'ap-
par rapport à lui-même et par rapport au parition de Contre-Alexandres qui renoue-
monde, aliénation qui forme le contenu des ront le nœud gordien, jadis tranché, de
différentes expériences kierkegaardienne, l'âme hellénique dispersée à tout vent.
marxiste et nietzschéenne. Chacune d'elles, C'est ainsi que la figure de Nietzsche va se
confondre avec son image d'Heraclite, son lité de l'être. Comment Nietzsche se libère-
idée de l'éternel retour avec la notion du t-il lui-même de sa volonté du néant? Com-
jeu dans la nécessité. L'être de toute chose ment effectue-t-il le passage du Je veux au
existante n'apparaît dès lors plus comme la Je suis? En se réaffirmant soi-même dans
punition de ce qui est devenu, mais comme le mouvement du monde naturellement né-
la justification du devenir qui inclut cessaire. Au bout de sa circumnavigation
l'anéantissement. Mais si Heraclite ne con- morale, ce nouveau Colomb ne revient-il
naît pas d'impératif éthique, si « l'obliga- pas au milieu des récifs des « contradictions
tion de reconnaître le Logos, parce qu'étant et des tribulations de son moi », ces récifs
homme, n'existe pas pour lui, mais qu'il étant comme « les témoignages les plus
lui importe beaucoup plus de savoir pour- authentiques de ce moi créateur, évaluateur
quoi il existe de l'eau, pourquoi ae la et volontaire, mesure et valeur de toutes
terre? » •— si la même loi immanente aux choses depuis que la « Mesure et le
éléments régit à ses yeux l'homme le plus Milieu » dans le rapport de l'homme au
noble comme le plus bas, — c'est qu'Héra- monde ont disparu et que l'homme est jeté
elite représente encore l'homme qui est de au sein d'un univers qui lui est devenu
ce monde, qui peut vouloir la nécessité, — inconciliable. Dans ces conditions il est
alors que Nietzsche est l'homme qui ne vit d'autant plus remarquable qu'à la magie de
plus que dans le monde aliéné par le Chris- l'extrême qu'il subissait, qu'à l'idée de
tianisme et relativisé par les sciences, et tension suprême, il ait opposé l'idéal du
pour qui, par conséquent, la nécessité de plus « mesuré » qui se passe de formules
vouloir existe fatalement comme principe extrêmes parce que certain de sa puissance;
éthique. La position perdue qui implique qu'il ait pu concevoir la maxime : « Dans
cette nécessité de vouloir est exactement l'effort surpassant l'humain, trouver la me-
celle qu'occupe Nietzsche, selon Löwith, sure et le moyen terme... » Alors que
« au sommet de la modernité ». En recon- l'homme antique dont il annonce le retour,
naissant, en voulant la mort de Dieu, il s'en tenait à une mesure, à un moyen ter-
attend que de cette volonté négatrice, res- me, parce que sans mesure de par sa propre
suscite le monde tel qu'il fut avant de deve- nature, le destin de Nietzsche fut d'accen-
nir l'ici-bas par rapport à l'au-delà. Chris- tuer la tension entre l'existence sans but de
tophe Colomb de la philosophie, Nietzsche l'homme moderne et le monde dénaturalisé
s'en va à la redécouverte de l'Inde Hellé- et relativisé, d'accentuer le je veux jus-
nique par la route occidentale qu'a ouverte qu'au je suis, par crainte de sombrer dans
le nihilisme dont la forme extrême, ensei- la médiocrité des individus limités. Situé
gnée par la doctrine de l'éternel retour, dans la tension entre le sous-homme et le
représente un bouddhisme européen, celui- surhomme, il fut lui-même un défavorisé
ci n.ettant toute l'énergie humaine à nier du sort, un « Halb-Zerbrochener », un a à
que l'existence ait un but. « Nihilisme, demi-brisé », en qui se pousse l'avenir.
symptôme de ce que les défavorisés du sort Exemple vivant de l'éternel retour, son
n ' o n t plus de consolation : qu'ils détruisent génie personnel épousait le mouvement de
pour être détruits, que, affranchis de la mo- l'univers aveugle, tout plein qu'il était de
raie, ils n'ont plus de motifs pour se rendre, la vision a de la mesure et de la plénitude,
— qu'ils se placent sur le terrain du prin- suprême forme d'une exception reposant
cipe opposé et veulent de leur côté de la en elle-même ». Entre le soushomme et le
puissance, en contraignant les puissants à surhomme, il avait atteint « midi »-le-
être leurs bourreaux. Telle est la forme gouffre et le minuit profond.
du bouddhisme européen, du « Faire-
Non », de l'action néantissante, après que
P. Kl.
toute existence a perdu son sens. » L'ac-
tion néantissante ne sera cependant que la
condition préalable de l'adhésion à la tota- (1) Cf. Les Recherches philosophiques, années
1935 et 1936.
NIETZSCHE
LA V O L O N T É D E PUISSANCE I
traduit par G. Bianquis 25 f.
AINSI P A R L A I T Z A R A T H O U S T R A
traduit par Maurice Betz 24 f.
sous presse
La Volonté de Puissance II
Le Gay Savoir
+
THIERRY MAULNIER . NIETZSCHE 15 f.
DRIEU LA ROCHELLE . SOCIALISME FASCISTE
Chapitre 1 .11 . !Nietzsche contre Marx . . . 15 f.
r
D E. F. PODACH . L ' E F F O N D R E M E N T DE
NIETZSCHE . Traduit de F allemand par
Andhrée Vaillant et J. R. Kuckenburg . . . . 1 5 f.

C H A R L E S A N DLE R
NIETZSCHE, SA VIE ET SA PENSÉE
Vol. I Les Précurseurs de Nietzsche 35L
Vol. II La Jeunesse de Nietzsche ( jusqu'à
la rupture avec Bayreuth) 4.0L
Vol. III Le Pessimisme esthétique de
Nietzsche ( sa philosophie à l'époque
wagnérienne) 3 5 f.
Vol. IV La Maturité de Nietzsche ( jusqu'à
sa mort ) 4.of.
Vol. V Nietzsche et le Transformisme in-
tellectuel 35f.
Vol. VI La dernièrePhilosophie de Nietzsche
f le renouvellement de toutes les valeurs ) 40i.
G . L . M

PAUL ELUARD

LES YEUX FERTILES


avec í portrait et 4 illustrations par Picasso 10 f
ANDRÉ BRETON PAUL ELUARD

NOTES SUR LA POÉSIE


avec un dessin de Dali 5 f
PIERRE COURTHION KURT SELIGMANN

MÉTIERS des HOMMES


15· textes 15 eaux-fortes 20 f
PIERRE JEAN JOUVE
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avec un dessin de Balthus 30 f

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cahiers anthologiques paraissant tous les deux mois
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