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Borodino : pistes de réflexion anthropologique d’une bataille

napoléonienne

Les travaux de l’Historial de Péronne ont profondément renouvelé l’approche


historiographique des batailles. Or, dans 14-18, retrouver la Guerre1 notamment, Stéphane
Audouin-Rouzeau et Annette Becker présentent les guerres napoléoniennes comme un palier
significatif dans l’évolution des pratiques de violences de guerre vers la « brutalisation »
qu’ils ont contribué à conceptualiser avec Georges Mosse. Un autre historien, John Keegan, a
auparavant initié cette réflexion anthropologique de la bataille. Il a également choisi la
Grande Guerre (la Somme) mais l’a comparée, de façon diachronique, aux périodes
napoléonienne (Waterloo) et médiévale (Azincourt) pour dresser ce qu’il a intitulé The Face
of Battle2. En s’inscrivant dans le sillon tracé par John Keegan, nous chercherons ici à
approfondir les pistes à explorer pour une analyse anthropologique de la bataille sous le
premier Empire. L’historien britannique a bien démontré les transformations de la bataille sur
le temps long. Il s’agira ici de réfléchir sur une période plus courte pour accréditer ou rejeter
l’idée d’un palier franchi lors des guerres napoléoniennes dans la marche vers les violences
des guerres du XXe siècle. Si tel est le cas, il faudrait le démontrer par rapport au XVIIe-
XVIIIe siècle essentiellement.

Pour ce faire, l’époque impériale offre un large choix de batailles à disséquer.


L’abondante littérature de témoignages couvre toute la période. Toutefois, mon choix s’est
arrêté sur Borodino pour deux raisons principalement. En premier lieu, Borodino est une
bataille qui a marqué les esprits pour avoir été plus particulièrement sanglante. A ce titre, elle
le prisme d’un tour potentiellement plus violent pris par les pratiques guerrières sous
l’Empire. Deuxièmement, elle s’inscrit dans la terrible campagne de Russie. Les souffrances
endurées par les soldats napoléoniens au cours de ces opérations semblent avoir libéré la
parole des témoins. J’aurais tendance à croire que les récits s’inscrivent moins dans la
construction de la légende héroïque du « Grognard », vainqueur aux quatre coins de l’Europe,
et laissent davantage transparaître la réalité des émotions ressenties dans la mêlée. Toutefois,

1
Audouin-Rouzeau S.- Becker A., 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard collection « Folio histoire »,
2003, 398 p.
2
Keegan J., The Face of the Battle, London, Pimlico, 1997 (première édition en 1976), 352 p. publié en France
sous le titre Anatomie de la bataille, Paris, R. Laffont, 1993, 324 p.

1
nous reviendrons plus en détail sur l’interprétation de sources au cours de la réflexion. Ceci
nous amène simplement à constater que l’intensification qu’auraient prises les violences des
combattants dans les batailles napoléoniennes doit être explorée à l’aide de données
objectives, quantitatives. Mais l’analyse doit aussi prendre en compte le « ressenti » de ces
violences par les acteurs. Autour de ces deux axes, nous explorerons des pistes successives
tant il nous a paru difficile de les aborder au fil d’un récit chronologique, comme le voudrait
une vraie histoire-bataille3.

I La recherche de données objectives à propos des violences sur le champ de bataille de


Borodino :

Chez Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker, la mortalité paroxysmique est un


critère majeur pour définir la « brutalisation » dont est victime le combattant4. Ils rappellent
ainsi qu’il y a 20 000 tués du côté britannique le premier jour de l’offensive sur la Somme.
Globalement, les pertes (morts et blessés) des batailles napoléoniennes ont souvent approché,
voire franchi, le seuil des 20 %, tandis que, sous l’Ancien Régime, elles excédaient rarement
les 10 %5. Les historiens spécialistes estiment que l’armée française comprend à Borodino
entre 120 et 130 000 hommes, tandis que les forces russes s’élèvent à 135 à 140 000 soldats.
Sur ces effectifs, les pertes françaises sont d’environ 30 000 hommes dont sans doute 9 à
10 000 tués6. Côté russe, 50 000 hommes sont mis hors de combat dont 15 000 morts. Ceci
nous donne 23 à 25 % de pertes pour l’armée napoléonienne et 35,7 à 37 % pour celle de
Koutousov. On peut comparer ce chiffre au bilan humain de la bataille de Malplaquet en
1709. En effet, par son ampleur (200 000 soldats sur le champ de bataille), par son enjeu pour
la France louis-quatorzienne, par sa réputation de combat meurtrier resté dans les annales, elle
semble une référence intéressante au XVIIIe siècle. A Malplaquet, les pertes totales s’élèvent
à 16 %, soit un taux presque deux fois inférieur à celui de Borodino. Autre grande bataille du

3
Ce pari nous a semblé difficile à tenir pour un article, même si H. Drévillon, par exemple, y est
remarquablement bien parvenu dans son ouvrage, Batailles. Scènes de guerre de la Table ronde aux Tranchées,
Paris, Seuil, 2007, 377 p.
4
Audouin-Rouzeau S.-Becker A., 1914-18, retrouver la Guerre, op. cit., p 27.
5
Chiffres fournis par Drévillon H., Batailles, op. cit., p 248.
6
Chiffres retenus notamment par J. Garnier, article « Borodino », dans J. Tulard, Dictionnaire Napoléon, Paris,
Fayard, 1999, 2 volumes.

2
XVIIIe siècle, Rossbach ne fait que 800 morts, 2 à 3 000 blessés et 5 000 prisonniers7. Sous
l’Empire, même parmi les officiers, le taux de mortalité atteint 11à 12 %8.

En revanche, les plus forts taux de pertes ne semblent pas beaucoup varier. Ainsi, à
Malplaquet, les régiments les plus décimés sont les troupes d’élite des Gardes du corps. Ils
perdent 395 cavaliers et 39 officiers, tués ou blessés, sur 1 200 hommes, soit une mortalité de
36,2 %9. A Borodino, le Ier corps de Davout perd 6 000 de ses 29 000 hommes, soit environ
20,7 %. Le Ve corps de Poniatowski qui comprend 15 000 hommes la veille de Borodino en
perd 5 000 pendant la bataille, soit un tiers de son effectif10. Cette comparaison nous amène à
l’idée que l’augmentation de la mortalité à l’époque napoléonienne s’explique essentiellement
par l’inflation du nombre de combattants impliqués sur les points chauds de la bataille. André
Corvisier rappelle qu’à Malplaquet, ce sont seulement quelques centaines de fantassins,
baïonnettes au bout du fusil, qui permettent de renverser la bataille en bousculant les lignes
ennemies11.

Outre le nombre de combattants impliqués au cœur de la bataille, l’efficacité des


armes employées est un autre critère sur lequel il est nécessaire de se pencher. Il n’y a pas de
révolution technique sous l’Empire. L’artillerie utilisée date de la seconde moitié du XVIIIe
siècle. Mais, plus on avance dans l’époque impériale, plus Napoléon s’appuie sur la puissance
de feu. En 1800, on trouve deux canons pour 1 000 hommes dans les armées françaises ; en
1809, c’est trois canons et en 1812 cinq12. Cette arme joue un rôle décisif à Wagram comme à
Borodino. Lors de cette dernière, 1 228 pièces d’artillerie sont utilisées sur le champ de
bataille13 et les témoins relèvent aussi l’intensité sans interruption du feu de mousqueterie. Par
ailleurs, la canonnade s’étale sur plus de 9 heures, des premiers engagements jusqu’aux
combats acharnés pour faire tomber la grande redoute. Témoin de l’ouverture du feu par
Eugène de Beauharnais vers 6 heures du matin, Löwerstern, commandant de l’artillerie de
réserve russe, écrit : « Jamais je n’avais été exposé à une fusillade pareille (…). Les pertes
qu’essuyèrent les chasseurs furent extrêmes et hors de proportion avec le peu de temps

7
Drévillon H., Batailles, op. cit., p 199.
8
Croubois C. (sous), Histoire de l’officier français, Saint-Jean d’Angély, Bordessoules, 1987, 429 p.
9
Drévillon H., Batailles, op. cit., p 188.
10
Smith D., Armies of 1812, Stapelhurst, Spellmount, 2002, 216 p.
11
Corvisier A., Histoire militaire de la France, Paris, PUF, 1992, 625 p.
12
Richardot P.-Aubagnac G. (sous), Nouvelles approches de l’histoire de l’artillerie, Paris, Panazol-Lavauzelle,
2004, 219 p.
13
588 pièces côté français et 640 côté russe. Les nombreux travaux de J. Garnier sur les batailles napoléoniennes
sont une source indispensable pour leur grande précision.

3
qu’avait duré ce combat, car dans l’espace de 10 minutes, ils avaient perdu la moitié de leur
monde et avaient eu 30 officiers hors de combat »14.

Toutefois, ce choix entraîne-t-il bien un franchissement de seuil dans la violence du


combat ? En effet, la visée est encore sommaire, aussi bien au canon qu’au fusil. Pour cette
arme, les progrès décisifs sont postérieurs à l’Empire. Au milieu du siècle, le fusil Dreyse
marque l’émergence d’une nouvelle génération d’arme avec percuteur et canon rayé. En
France, le Chassepot incarne ces progrès sous le second Empire seulement. Sous Napoléon
Ier, les soldats s’efforcent surtout de tirer à hauteur d’homme et la mortalité dépend donc en
grande partie de la densité dans les rangs ennemis. Clausewitz explique que « la supériorité
numérique ne confère pas un effet supérieur car la supériorité en nombre des tirs est
neutralisée par la plus grande quantité des coups au but de la partie adverse »15. Pour
s’emparer de la grande redoute, Murat a fait positionner l’artillerie attelée de la Garde ; près
de 400 canons crachent leur feu sur l’intervalle entre la grande redoute et le village de
Snéménovskoié où se tient Barclay de Tolly. Murat écrira : « La journée d’hier a été chaude ;
Je n’ai jamais vu une bataille comparable à celle-là, quant au feu de l’artillerie. A Eylau, on a
tiré presque autant de coups de canons mais c’était à boulets. Hier, les armées étaient si
rapprochées que l’on tirait presque toujours à mitraille »16.

Cette intensification de l’usage de l’artillerie pose le problème des blessures. L’idée de


la violence ramène forcément à une histoire des corps et des outrages qu’ils subissent. On est
frappé à la lecture des dossiers personnels des combattants de l’Empire par le nombre de
blessures reçues au combat. Mais qu’en est-il de leur gravité ? Il y a une dizaine d’années
maintenant, Jean-François Lemaire a été le premier à mener une étude sur le sujet 17. Son idée
directrice est de relativiser la gravité de celles-ci dont la description médicale n’est pas faite
dans les dossiers militaires. Ainsi, il remarque que le colonel Triaire a reçu six blessures par
arme blanche au cours de sa carrière. A Borodino, il est atteint par une lance mais jamais le
baron Triaire n’interrompt son service. Jean-François Lemaire en tire l’idée que même les
blessures les plus superficielles sont comptabilisées18. Or, celles-ci semblent fréquentes

14
Löwerstern (général baron de), Mémoires, Paris, Fontemoing, 1903, 2 volumes.
15
Cité par Drévillon H., Batailless, op. cit., p 211.
16
Murat J., Lettres et documents pour servir à l’histoire de Joachim Murat, Paris, Plon-Nourrit, 1908, 427 p.
17
Lemaire J.F., Les blessés dans les armées napoléoniennes, Paris, Lettrage, 1999, 336 p.
18
La réalité de certaines est même mise en doute par le recoupement de différentes archives selon J.F. Lemaire
qui s’appuie sur l’exemple du général Bonamy, lequel revendique vingt coups de baïonnettes reçues lors de
l’assaut de la grande redoute à Borodino.

4
comme l’illustre, par exemple le témoignage du général Rapp à Borodino : « Dans l’intervalle
d’une heure, je fus touché quatre fois, d’abord de deux coups de feu assez légèrement ;
ensuite d’un coup de boulet au bras gauche qui m’enleva le drap de la manche de mon habit et
la chemise jusqu’à la chair. »19. Pour autant, Rapp ne quitte pas le combat. Le décompte de la
moindre blessure répondrait, en fait, à un phénomène en émergence depuis le XVIIIe
siècle. Le soldat, récepteur des violences de guerres, se pose en victime individuelle, sacrifiée
aux contraintes collectives de la défense du souverain et du peuple. Les blessures incarnent
désormais les valeurs de l’armée20 et leur nombre est un critère de l’engagement au sein de
celle-ci.

Pourtant, si Jean-François Lemaire appuie sur sa démonstration sur le manque de


description des blessures reçues, la bataille de Borodino nous offre un témoignage de premier
ordre sur ce plan, celui du médecin militaire Roos : « On commençait, du reste, à apporter des
blessés, Saxons, Westphaliens, Wurtembourgeois et même Russes. C’étaient surtout des
cavaliers, avec des blessures profondes et des membres écrasés (…). Un cuirassier des Gardes
du corps saxons, un homme extraordinairement grand, présentait à la cuisse gauche une
blessure faite par un éclat d’obus. Les muscles arrachés laissaient voir le fémur à nu, du genou
au grand trochanter (…) »21. Pris parmi les nombreuses descriptions des cas traités à Borodino
par Roos, cet exemple tend à conforter l’idée selon laquelle la gravité des blessures est plus
forte avec l’artillerie dont nous avons constaté l’usage de plus en plus intense.

La canonnade s’avère un élément important de l’augmentation de mortalité sur le


champ de bataille mais il faut aussi tenir compte de la rigueur tactique. Elle franchit aussi un
seuil sous l’Empire, et notamment dans la Grande Armée. Maurice de Saxe évoque dans ses
Rêveries les bataillons inégalement disposés et commençant à tirer avant même d’être
positionnés. Certes, les premiers progrès s’opèrent dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. La
rigueur tactique passe alors par le rôle des masses et du choc. Dans la seconde moitié de
l’Empire, face à l’afflux de conscrits moins expérimentés et de l’hétérogénéité de ses troupes,
Napoléon privilégie de plus en plus de violents chocs frontaux et en accepte le lourd tribut
humain. Rapp rapporte ainsi une conversation qu’il aurait tenue avec l’Empereur la veille de
Borodino. Napoléon l’interroge : « Crois-tu à la victoire ?

19
Rapp (général), Mémoire du général Rapp, aide de camp de Napoléon, Paris, Bossange, 1823, 439 p.
20
Arlaud D., Les fruits de la guerre : les blessures des soldats et le modèle sacrificiel de la guerre entre 1618 et
1763 dans le saint Empire, thèse sous la direction du professeur E. François, Paris-I, 2005, 3 volumes.
21
Roos H. von, Souvenirs d’un médecin de la Grande Armée, Paris, La Vouivre, 2004,184 p

5
-Oui, mais sanglante.
- Je le sais, je perdrai 20 000 hommes mais j’entrerai dans Moscou »22.

Enfin, le dernier aspect à prendre en compte est celui de l’intensité croissante des
campagnes dans lesquelles s’insèrent les batailles napoléoniennes. A Borodino notamment,
les soldats arrivent épuisés par de longues marches et par les combats préparatoires à la
« grande bataille » que recherche systématiquement Napoléon. Les lettres d’Alphonse de
Beauffremont adressées à sa famille en témoignent. Il écrit ainsi à son père : « Les fatigues
que nous éprouvons chaque jour et le peu de temps que nous avons sont la cause de mon
silence. Je n’ai encore rien attrapé, ce qui est fort étonnant, étant toute la journée au feu
comme nous le sommes ». A sa mère, il dit encore, « Tous les jours à cheval et à se battre,
bien souvent n’ayant pas le temps de nous reposer la nuit. Ne mangeant que toutes les fois que
l’on a faim. Voilà la vie que nous faisons. J’ai le bonheur de m’être tiré de tout cela jusqu’à
présent sans une égratignure. J’appelle bonheur car c’est étonnant qu’étant toute la journée au
milieu des boulets, nous n’ayons rien »23.

Cet épuisement peut surtout être mesuré par la fonte des effectifs en cours de
campagne. Sur ce plan, la rupture est majeure avec l’Ancien Régime. A Smolensk, le Ier
corps de Davout enregistre déjà 50 % de pertes ; le IVe corps atteint le même niveau de pertes
avant de prendre part à tout combat24. La campagne de Russie se démarque d’autres par les
conditions défavorables qui frappent jusqu’aux soldats les plus expérimentés, et avant même
la retraite. Ainsi, Boulart rapporte-t-il une nuit d’orage : « Mais la nuit en doublait l’horreur et
cachait les désastres qu’une pluie glaciale occasionnait. A la pointe du jour, l’orage était passé
mais il pleuvait encore. Chacun se tire de l’abri plus ou moins mauvais qu’il s’était fait (….).
Les chemins étaient défoncés : il y avait à monter et à descendre. De nombreux cadavres de
chevaux les encombraient déjà ; moi-même, j’étais obligé d’en laisser à chaque pas. Cette
marche jusqu’à Vilna fut pénible »25. Surtout les jours qui précédent la « grande bataille »
sont marqués par des combats dont la violence est souvent négligée. Le général Compans
témoigne de l’engagement, le 5 septembre, à Schwardino, pour s’emparer des avant-postes
russes : « (…) L’une des plus sanglantes affaires de cette campagne. Au dessous de nos pieds

22
Rapp (général), Mémoires, op. cit., p. 317.
23
Masson F., Lettres interceptées par les Russes durant la campagne de Russie, Paris, 1912, 440 p.
24
Smith D., Armies of 1812, op. cit., p 108.
25
Boulart (général baron), Mémoires militaires sur les guerres de la République et de l’Empire, Paris, Librairie
illustrée, 1892, 368 p.

6
régnait un véritable chaos : le tonnerre des canons, le crépitement ininterrompu de la
mousqueterie, s des roulements de tambour, des commandements français, allemands,
polonais, italiens et portugais, un tourbillonnement de milliers d’individus à pied et à
cheval »26.

Toutefois, le plus important des maux qui touche l’armée en campagne demeure les
maladies. A Borodino, le commandant Breton écrit qu’il était « depuis trois ou quatre jours
tourmenté d’une fièvre aigue et de la diarrhée, qui avait déjà attaqué toute l’armée »27.
Comme les combattants arrivent épuisés et affamés à la bataille, la veille est consacrée à leur
récupération physique. Ce temps de repos est souvent l’occasion de se livrer à la maraude. Là
encore, Borodino placent les soldats dans de conditions particulièrement défavorables. En
effet, « dans les deux jours qui ont précédé la bataille, les Russes avaient livré aux flammes et
à la dévastation tous les villages situés à proximité de Borodino. Nos maraudeurs y avaient
ajouté ces excès et ces destructions qui suivent toujours l’inutilité des recherches » nous dit
Dufour28. Cette dimension humaine nous amène à tenter d’évaluer dans un second temps la
violence de guerre ressentie par ces hommes épuisés.

II° Les violences sur le champ de bataille napoléonien et leur perception par les
combattants :

Or, justement, la veille de la bataille est un moment important pour mesurer l’impact
psychologique des violences guerrières sur les combattants. A Borodino, il semble que cette
journée soit un moment d’intense tension que les soldats cherchent à gérer du mieux possible.
L’éloignement des bases de la Grande Armée, la mortalité d’une « grande bataille » font
mesurer aux acteurs l’enjeu du lendemain. Le lieutenant Combes écrit : « Bien des réflexions
furent faites sur l’importance du drame qui s’annonçait pour le lendemain et dont le théâtre, si
éloigné de notre patrie, ne nous laissait la chance que de vaincre ou de mourir »29. Pour

26
Compans (général), Le général Compans d’après ses notes de campagne et sa correspondance de 1812 à
1813, Paris, Plon, 1912, 390 p.
27
Lettre écrite à son frère fin décembre 1812 par Breton A.D.H., « Lettres de ma captivité en Russie » dans
Mémoires et lettres de soldats français. Combats et captivité en Russie, Paris, Librairie historique Teissèdre,
1999, 140 p. On sait par plusieurs témoignages que Napoléon lui-même est affecté par le même mal la nuit qui
précède la bataille.
28
Dufour G.J.B., Guerre de Russie 1812, Biarritz, Atlantica-Séguier, 2007, 393 p.
29
Combes (colonel), Mémoires du colonel Combes sur les campagnes de Russie 1812, de Saxe 1813, de France
1814 et 1815, Paris, Librairie Plon, Nourrit et Cie, 1896.

7
Boulart, cette journée fut « longue et angoissante »30. La peur de la mort semble réellement
présente dans ces ultimes heures avant le choc décisif. Fain rapporte qu’Auguste de
Caulaincourt dort avec le portrait de Blanche d’Aubusson, fraîchement épousée avant le
départ pour la campagne, et note : « On dirait qu’il lui adresse un éternel adieu »31. Le sergent
Bourgogne, lui, rapporte que certains préparent de la charpie en cas de blessures, que certains
rédigent même un testament32. D’autres essaient d’évacuer la tension en s’occupant. Ils
apprêtent leurs instruments de guerre : les cavaliers affûtent leur sabre avec une petite scie33,
les lanciers font de même avec la pointe de leur lance. D’autres encore préfèrent tourner
l’affaire en dérision. Par exemple, Girod rapporte la « joie bruyante » de ses artilleurs,
émaillée de réflexions « grotesquement philosophiques » sur les risques qu’on va courir le
lendemain34. Mais cette verbalisation n’est-elle pas également la traduction d’une forme de
gestion de la peur ?

D’ailleurs, il semble que les états-majors aient le souci de gérer ce moment délicat qui
précède l’affrontement. Du côté français, on cherche à donner de la solennité à l’événement et
à occuper les hommes. Pour cela, des ordres sont donnés de faire revêtir aux combattants leurs
plus beaux uniformes35 : « Nous passâmes cette journée toute entière au quartier général et
l’impression qu’elle nous fit n’est point sortie de ma mémoire. Il y a quelque chose de triste et
d’imposant dans l’aspect de ces deux armées qui se préparaient à s’égorger. Tous les
régiments avaient reçu l’ordre de se mettre en grande tenue comme pour un jour de fête » se
souvient Montesquiou-Fezensac36. En face, Koutousov, nous disent les témoins, n’a pas lésiné
sur la distribution d’eau-de-vie37, pratique que l’on retrouvera d’ailleurs au cours de la Grande
Guerre.

Dans leur réflexion sur le tour plus violent des pratiques combattantes, les historiens
du XXe siècle ont mis en lumière la religiosité entretenue au sein des troupes. En réalité, ce

30
Boulart (général), Mémoires militaires, op. cit., p 286.
31
Fain A.J.F., Mémoires du baron Fain, premier secrétaire du cabinet de l’Empereur, Paris, Plon-Nourrit, 1909,
372 p.
32
Bourgogne A., Mémoires du sergent Bourgogne, Paris, Arléa, 1992, 361 p.
33
Brack F. de, Avant-postes de cavalerie légère, Paris, Dumaine, 1880, 488 p.
34
Girod de l’Ain F., Dix ans de mes souvenirs militaires de 1805 à 1815, Paris, Dumaine, 1872, 412 p.
35
Il semble que ce soit le cas avant toutes les grandes batailles napoléoniennes. Plusieurs sources s’expriment en
ce sens.
36
Montesquiou-Fezensac, Journal de la campagne de Russie, Paris, Galliot-Dumaine, 1850, p 41.
37
Voir notamment le récit du colonel Biot sur l’eau-de-vie trouvée en abondance sur les cadavres russes de la
grande redoute (Biot colonel, Souvenirs anecdotiques et militaires, Paris, Librairie historique Henri Vivien,
1901, 554 p.

8
réflexe est intemporel et se retrouve dans les batailles d’Azincourt à la Somme38. Elle prend
toutefois des formes différentes. Koutousov a fait venir la grande icône de la Vierge de
Smolensk et la ferveur des Russes est maintes fois rapportée39. Au contraire, la recherche de
la transcendance n’est guère présente du côté français. La Grande Armée est sans doute la
seule de son époque à ne pas compter d’aumôniers dans ses rangs. Certains témoins sont
ironiques devant le spectacle offert par les Russes : « Les camps des Russes étincelaient d’une
multitude de cierges et étaient traversés par de longues processions, à la tête desquelles on
reconnaissait leurs prêtres revêtus de toutes les insignes de leur ministère. L’air retentissait de
cantiques et de sauvages clameurs où se mêlaient dit-on des imprécations et des conjurations
contre nous (…). Plus justes envers nos adversaires, nous étions loin de penser que leur
général crût devoir recourir à de pareils moyens pour exciter leur courage et leur patriotisme
»40.

La religiosité française s’exprime donc plutôt par le culte impérial. Le rappel du génie
militaire du chef et des grandes victoires passées tient lieu de catéchisme pour galvaniser les
cœurs au matin de la bataille. De nombreux témoins rapportent le long discours tenu par
Napoléon à ses troupes et les « vive l’Empereur » qui lui font écho. Labaume affirme que :
« nous, accoutumés à triompher, plein de ces idées de grandeur et d’héroïsme qu’inspiraient
nos succès, nous ne demandions qu’à combattre »41. Plusieurs témoins rapportent toutefois
également des formes de superstitions, comme la recherche de présages favorables. Le soleil
qui se lève sur Borodino est ainsi interprété comme une réplique de celui d’Austerlitz.

Il n’empêche que la Révolution et l’Empire constituent incontestablement une rupture


dans l’histoire française. La pratique religieuse dans les armées recule. Le ressort patriotique,
associé à la conscription, resserre le lien entre l’armée et l’Etat. Plus particulièrement,
l’Empire établit une « culture de guerre » avec les Bulletins de la Grande Armée qui
entretiennent le lien avec l’arrière, nourrissent la recherche de gloire,... Les combattants
déploient une ardeur terrible au combat : « Je me trouvai devant une scène inouïe, effroyable.
Les fantassins des différents régiments se mêlaient aux cavaliers démontés, aux artilleurs sans
canon. Chacun se battait comme il pouvait au sabre, à la baïonnette, d’autres faisant usage de

38
Keegan J., Anatomie de la bataille, op. cit., p 244.
39
Voir notamment Griois (général), Mémoires du général Griois (1812-1822), Paris, Editions du Grenadier,
2003, 314 p.
40
Dufour (général), Guerre de Russie 1812, op. cit., p 253-54.
41
Labaume E., La campagne de Russie. Le récit d’un officier de la Grande Armée, Paris, Cosmopole, 2001, 359
p.

9
leurs poings ou de gros bâtons »42. Toutefois, l’engagement des combattants à Borodino peut
aussi être lu comme l’ardeur du lutteur désespéré : « Nous nous trouvions dans une situation
où il fallait vaincre ou périr, et cette idée, dont nous étions tous convaincus, donnait à tous un
tel courage »43. Jamais la Grande Armée n’a engagé une telle bataille si loin de ses bases.
Cette sourde angoisse conforte l’analyse de Jean-Yves Guiomar sur la rupture avec les guerres
limitées, dont l’objectif est clairement défini, que pratiquaient les Etats d’Ancien Régime44.
Quelques jours avant Borodino, le général Fuller affirme ainsi : « je me sens entraîné vers un
but que je ne connais pas »45.

En tout cas, l’engagement semble total à Borodino (dans les deux camps). Mais,
quelque soit le degré objectif de violence, il ne faut pas oublier que l’important est la façon
dont le ressentent les combattants. Ces hommes n’ont pas de vision globale de la bataille.
Pour eux, la violence prises par les pratiques combattantes se réduit à la mortalité dans leur
champ de vision et aux effets anxiogènes qui sont liés. Ainsi, l’une des nouveautés des
guerres napoléoniennes, notamment avec l’emploi massif de l’artillerie après 1809, est
l’omniprésence de la fumée. Dufour décrit ainsi ses impressions au moment de l’assaut lancé
contre la grande redoute : « les deux armées étaient ensevelies sous des torrents de fumée et
de poussière. A peine quelques éclaircies permettaient de distinguer les amis des ennemis, une
innombrable artillerie tonnait sans interruption de l’une et de l’autre parts »46. Cette perte de
repères, Rapp y fait référence lorsqu’il décrit l’incendie de Smolensk par les Russes : « Les
ponts, les édifices publics étaient la proie des flammes. Les églises surtout exhalaient des
torrents de feu et de fumée. Les dômes, les flèches et cette multitude de tourelles ajoutait
encore au tableau et produisaient ces émotions mal définies qu’on ne trouve que sur le champ
de bataille »47.

Le feu et le bruit sont les deux autres principaux facteurs anxiogènes au cours de la
bataille. Combattant encore inexpérimenté, le lieutenant Combes est frappé « par le vacarme
(…) effroyable »48. Le général Compans se rappelle qu’« au milieu de ce bruit et de carnage,
il ne nous était pas plus possible qu’aux officiers ennemis de faire parvenir aux oreilles de nos

42
Rapp (général), Mémoires, op. cit., p 293.
43
Labaume , La campagne de Russie, op. cit., p 106.
44
Guiomar J.Y., L’invention de la guerre totale, Paris, Editions du Félin, 2004, 331 p.
45
Idem, citation p 287.
46
Dufour (général), Guerre de Russie 1812, op. cit., p 263.
47
Rapp (général), Mémoires, op. cit., p 279.
48
Combes (colonel), Mémoires, op. cit., p 243.

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soldats ni commandement, ni cri d’excitation »49. Le soldat vit alors des instants dans une
bulle dont la barrière est formée par le volume sonore du combat et le feu des armes.

Mais c’est bien la prégnance de la mort qui frappe les combattants à Borodino.
Pourtant, les témoins sont ceux d’une époque plus habituée que la nôtre à la vue du sang :
celles des animaux qu’on consomme ou des accidents du quotidien, comme des fractures
ouvertes dues à des chutes de cheval, de chantier,… Les termes de « carnage » ou
« hécatombe » reviennent toutefois dans la plupart des récits. L’Italien Laugier écrit par
exemple : « Tant que je vivrai, je ne pourrai oublier l’impression sublime que donnait la vue
de ce long et vaste champ de carnage ». En note, il précise même : « Les membres volaient,
épars et que les soldats mouraient en criant Vive l‘Empereur »50. On mesure ici le souci de
demeurer dans l’épopée héroïque, d’entretenir l’esthétique du champ de gloire, tout en
relevant le choc ressenti devant la dureté de la réalité. Aussi, cet exemple peut-il nous amener
à une réflexion globale sur la validité de ces témoignages à posteriori. Rappelons qu’ils
prennent en compte tout ce que le combattant n’a pas sur le champ de bataille : une vision
globale permise par la lecture et le pillage d’analyses historiques de la bataille, la
connaissance du poids de l’artillerie engagée, du bilan humain très lourd,…

Dans le même temps, on note que les mémorialistes s’appesantissent sur des
descriptions générales. Ils traduisent cette prégnance de la mort mais sans y placer de rapport
affectif, de sentiment personnel. Caulaincourt décrit ainsi la grande redoute après le combat :
« L’intérieur présentait un effroyable tableau ; les cadavres étaient entassés les uns sur les
autres, et parmi eux beaucoup de blessés dont les cris ne pouvaient être entendus ; on voyait
des armes de toutes sortes éparpillées par terre »51. Griois conforte ce tableau : « A peu de
distance du champ de bataille, nous passâmes devant une chaumière bâtie sur la lisière de la
forêt, une ambulance russe y était établie pendant l’action et des amas de bras et de jambes
coupées couvraient le terrain, autour de la cabane »52. Les mémorialistes présentent donc des
scènes dépersonnalisées de la mort. Toujours dans le souci de maintenir la geste héroïque,
seuls les derniers instants de personnages célèbres, particulièrement reconnus pour leur
bravoure, sont associés à un nom précis. Ainsi, la mort du général de cavalerie de Montbrun à

49
Compans (général), Le général Compans, op. cit., p 151.
50
Laugier C. de, Epopées centenaires, la Grande Armée. Récits de Cesare de Laugier, officier de la Garde du
prince Eugène, Paris, Fayard, 1910, 189 p.
51
Caulaincourt A. de, Mémoires du général Caulaincourt, duc de Vicence, Grand Ecuyer de l’Empereur, Paris,
Plon, 1933, 3 volumes.
52
Griois, Mémoires, Paris, Plon, 1909, 2 volumes.

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Borodino, est relatée dans de nombreux récits. Cet exemple montre, par ailleurs, l’insistance
particulière sur les morts par artillerie. Sans doute doit-on y voir le rejet inconscient d’une
forme de violence tout à fait spécifique car implacable et aléatoire. Elle frappe ses victimes
mais aussi l’imagination du reste des combattants.

Dans le même temps, ces récits constituent une libération de la parole pour exprimer
les émotions et souffrances qui dénotent une évolution par rapport à l’Ancien Régime.
Certains y liront l’influence rousseauiste de la seconde moitié du XIXe siècle. On serait
également tenté d’y voir un besoin irrépressible de verbaliser et de faire connaître les
souffrances endurées et donc le courage des combattants. Sur ce point, il est important de
rappeler que les écrits sur lesquels nous nous appuyons sont écrits « à froid », des années plus
tard. Les sentiments exprimés ont été mis en forme.

D’ailleurs, les lettes de soldats dont on dispose nous montrent un autre rapport à la
mort. Le contact personnel est plus présent. Le lieutenant du 25e de ligne, Paradis, écrit ainsi à
Mme Ollioules : « Je ne suis point encore mort, ma bonne amie, malgré que j’ai souffert dans
cette terrible campagne (…). Tu verras bien le récit dans les journaux mais je puis t’assurer
que l’on ne pourrait exagérer, car le champ de bataille tenait à peu près 3 lieues d’étendue et
était couverte de morts et de blessés (...). A ce faire, j’ai perdu bon nombre de bons
camarades. J’ai moi-même cru que tu ne me reverrais plus car dans le chaos de l’action une
division russe traversait un bois, ils nous firent un feu terrible duquel je fus frappé d’une balle
sur le cœur. Je tombais à la renverse ; mes soldats m’enlevèrent et me crurent mort (…) »53.
Un carnet de route d’un jeune lieutenant, retrouvé par un neveu et publié dans les Carnets de
la Sabretache en 1899, est également intéressant. En effet, la lecture de ce témoignage sans
retouche est emprunt de vérité. Son auteur, Jacquemont, est officier en garnison au moment de
Borodino. Le 21 octobre, il écrit simplement : « Je rencontrai Munier (…) ; il me fournit l’état
suivant. C’est un état d’artilleurs morts à Borodino ». Jacquemont prend le soin de nommer
les tués et blessés qu’il connaissait54 sans le moindre commentaire. Au dessous, il écrit
simplement : « Trente généraux ont été tués, parmi lesquels MM Montbrun et Caulaincourt.
Les Russes ont lutté avec acharnement et ont perdu plus de monde que nous mais nous avons
été assez maltraités, particulièrement les cuirassiers. Le 1er bataillon du 61e régiment

53
Lettre rédigée le 20 septembre 1812, citée par Masson F., Lettres interceptées par les Russes, op. cit., p 248.
54
Un capitaine, deux lieutenant et deux soldats morts et trois soldats blessés.

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d’infanterie est resté dans un homme, sauf dans une redoute »55. On mesure ainsi l’écart entre
les écrits destinés au cercle privé et les récits reconstruits à but de publication.

L’autre aspect qui frappe le lecteur des mémorialistes est la récurrence des
descriptions de blessés. La mort serait acceptée par les officiers56 mais toujours à condition
qu’elle s’inscrive dans la geste héroïque entretenue depuis longtemps par les gens de guerre.
Même si l’idée n’est pas clairement formulée, la lente agonie due à une blessure, à laquelle
l’organisation des armées du début du XIXe siècle ne sait guère répondre, est la principale
crainte des témoins. Cette idée rejoint la hantise de l’artillerie. En effet, comme on l’a vu, elle
est largement responsable de ces blessures plus graves qui mènent à la souffrance et à la mort.
Ainsi, le lendemain de Borodino, le jeune Combes cherche à se repérer dans la fumée quand
deux mains s’agrippent à sa jambe. Un Russe dont l’épine dorsale a été tranchée par un éclat
d’obus lui réclame la mort. Horrifié, Combes se sent impuissant. Mortifié par les cris de
souffrance de cet homme, il finit par lui tendre une arme et écrit que l’officier ennemi s’en
empare, « son visage si beau illuminé d’une joie démoniaque ». Combes conclut très
sobrement : « Je ne pense pas avoir commis une mauvaise action en lui rendant ce service et,
quoiqu’on disent les rigoristes, ma conscience ne me l’a jamais reproché car sa mort était
certaine et ses douleurs atroces »57.

Une autre piste doit être explorée dans la restitution par les mémorialistes des
blessures et des souffrances induites, physiques ou psychologiques. Plusieurs récits insistent
sur la plus grande capacité des Russes à endurer leurs afflictions. Dufour est frappé par
l’opposition entre ennemis et membres de la Grande Armée parmi les blessés de la Grande
Redoute : « On entendait s’y mêler quelquefois les noms de parent ou de patrie. C’étaient les
tristes et inutiles regrets de cette jeunesse qui rencontrait la mort au début de la carrière. Mais
un silence stupide et farouche distinguait la plupart des blessés russes. Leurs regards étaient
fixes, leurs raits impassibles ! Quelques-uns se relevaient pour retomber aussitôt sur leurs
froides dépouilles de leurs compagnons de misère, qu’ils regardaient d’un œil morne mais
sans colère, comme si tous les ressentiments se fussent épuisés (…). Aucun n’implorait la
pitié, soit qu’ils la jugeassent désormais inutile, soit qu’ils nous crussent incapables de la

55
Jacquemont P. (lieutenant), « Carnet de route d’un officier d’artillerie 1812-1813 » dans Mémoire et carnet sur
la campagne de Russie, Paris, Librairie historique Teissèdre, 1998, 155 p.
56
Ce sont surtout eux qui nous ont laissé leurs mémoires.
57
Combes (colonel), Mémoires, op. cit., p 257.

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ressentir ou de l’exercer ! »58. Réalité ? Topos ? Il faudrait pouvoir comparer ces remarques
avec celles d’autres acteurs, sur d’autres champs de bataille du premier Empire. A moins que
ces récits ne procèdent de prémices de déshumanisation de l’adversaire59, comme pourrait le
laisser penser la tentative d’explication de Ségur sur une « moindre sensibilité de corps
comme d’esprit [des Russes], ce qui tient à une civilisation moins avancée et à des organes
endurcies par le froid » ?60

Enfin, la hantise de la terrible mort par étouffement du blessé enterré parmi les morts
est sans doute largement présente dans les esprits des combattants. Là encore, les récits de
« miraculés » reviennent fréquemment dans les mémoires, à l’instar du récit du médecin
Roos : « Avec la terre, on avait recouvert des centaines de morts et de blessés, laissés pour
morts. Cependant, beaucoup de cadavres gisaient encore çà et là. Tout à coup, il se produisit
une scène impressionnante. On vit un jeune Russe se relever d’entre les morts (….). Ce jeune
homme avait eu, la veille au soir, un évanouissement dû, soit à un coup de canon tiré tout près
de lui, soit à un obus qui avait labouré la terre tout près de lui et qu’il avait passé la nuit parmi
les morts »61.

Pour conclure, des données objectives tendent donc à nous montrer que la période
napoléonienne constitue un franchissement de palier dans la mortalité au cours de la bataille.
Cette augmentation des combattants tués sur le « champ d’honneur » est pourtant en
contradiction avec l’efficacité très relative des armes en usage. En fait, la bataille prend de
l’ampleur en nombre de soldats impliqués sur les points chauds ; elle s’inscrit dans des
campagnes plus longues et marquées par une plus grande multiplicité de combats de
préparation. Borodino illustre surtout la montée en puissance de l’artillerie qui « fauche » de
nombreux hommes et cause des blessures plus traumatisantes que celles habituellement
constatées. Surtout, les témoins de Borodino retiennent l’image du carnage engendré par un
engagement psychologique très puissant dans les deux camps. Liée à une perception
incomplète et donc anxiogène du déroulement de la bataille, emplie de bruit, de fumée, la

58
Dufour (baron), Guerre de Russie 1812, op. cit., p 270.
59
Les articles de J. Hantraye ou de N. Cadet vont plutôt dans ce sens sur d’autres théâtres de combat
napoléoniens.
60
Ségur P. de, Un aide de camp de Napoléon : mémoires du général comte Ségur, Paris, Firmin-Didot, 1895, 3
volumes.
61
Roos H. von, Souvenirs d’un médecin de la Grande Armée, op. cit., p 101.

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mort est à la fois largement présente dans les mémoires mais est aussi exprimée de la façon la
plus dépersonnalisée possible. Ce rapport à la mort et aux blessures demande donc
approfondissement. Faut-il en conclure à une « brutalisation » du combattant de Borodino ?
Le concept paraît inadapté car la brutalité des soldats n’a pas foncièrement évolué. Nous
retiendrons uniquement les idées d’intensification du combat et de plus grande prégnance de
la mort. Il y a sans doute franchissement de seuil dans les violences mais les pistes ici
évoquées demanderaient des études beaucoup plus vastes pour conclure. Par ailleurs, les
conditions devenues plus extrêmes pour le combattant lors des guerres napoléoniennes sont
sous doute davantage perceptibles sur les théâtres de petite guerre (impact des violences
potentielles, subies mais aussi exercées) que sur le champ de bataille. Pour la bataille en ligne,
la réflexion doit être associée à l’usage de l’artillerie et à l’histoire des progrès techniques des
armes de Gribeauval à la fin du XIXe siècle (cartouche sans fumée vers 1880).

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