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SOUFFRANCE CÉRÉBRALE, SOUFFRANCE PSYCHIQUE ET

PLASTICITÉ
Catherine Malabou

S.E.R. | « Études »

2011/4 Tome 414 | pages 487 à 498


ISSN 0014-1941
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Essai

Souffrance cérébrale,
souffrance psychique
et plasticité

Catherine M alabou

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C
ommençons par un peu d’étymologie. « Plasticité »
est un mot qui apparaît dans les langues européennes
au xixe siècle. Il est introduit dans la langue alle-
mande par Goethe, puis fait son entrée à la même époque
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dans le français et l’anglais. Les significations de ce terme


n’ont cessé d’évoluer depuis. Au départ, la plasticité est un
substantif qui, prolongeant en quelque sorte celui de « plas-
tique », désigne le travail de la forme, essentiellement celui
de la sculpture. La plasticité désigne le double pouvoir de
recevoir la forme – le marbre, l’argile sont dits « plastiques »
– et de donner la forme – comme on l’entend dans les « arts
plastiques » ou la « chirurgie plastique ». On retrouve aussi
cette opération de la forme dans la matière « plastique », le
plastique étant le résultat d’un moulage.
Avec le temps, plasticité ne désigne plus seulement la
réception et/ou la donation de forme, mais bien également le
processus de destruction de toute forme, comme l’indiquent
aussi les substantifs de « plastic » ou de « plasticage ». La
plasticité désigne également la force de l’explosif. Elle se situe
donc aux extrêmes du surgissement et de l’anéantissement de
la forme.

Philosophe et maître de conférence à l’université de Paris X-Nanterre ;


elle enseigne également à New York et Buffalo, et a notamment publié
Les Nouveaux blessés, Bayard, 2007, et Ontologie de l’accident, éditions
Léo Scheer, 2009.

Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Avril 2011 – n° 4144 487

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Au cours du xxe siècle, le concept de plasticité s’est
déplacé de l’esthétique ou de la philosophie vers la psychana-
lyse et la neurologie. Je m’intéresserai précisément ici aux
deux significations, psychanalytique et neurologique, à la
fois très proches et très différentes l’une de l’autre, qui carac-
térisent toutes deux à leur manière le système psychique.

Les significations psychanalytique


et neurologique de la plasticité
Examinons d’abord la signification psychanalytique du
terme de « plasticité ». Ce mot a deux significations essen-
tielles chez Freud. Premièrement, la plasticité désigne un cer-
tain état de la libido, c’est-à-dire de l’énergie du désir, plus
exactement sa mobilité (Bewegtheit) et son degré de consis-
tance (Beschaffenheit). La libido est en effet définie comme

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une énergie dotée d’une teneur matérielle qui n’est ni liquide,
ni solide, mais qui forme une sorte de moyenne entre les
deux états. Pour désigner cette qualité, Freud emploie les
mots de plastisch, Plastizität – plastique, plasticité.
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Une libido en bonne santé, plastique, est capable de


recevoir la forme : elle se fixe sur un objet, mais elle doit aussi
être susceptible de s’en déprendre pour élire un nouvel objet
et créer une autre forme. La plasticité de la libido désigne
alors la capacité de changer d’objet quand il le faut. Qu’arrive-
t-il quand la libido manque de plasticité ? Il peut se passer
deux choses contradictoires : un excès de fixité d’une part, un
excès de fluidité d’autre part.
La première éventualité est illustrée par le célèbre cas
de « L’Homme aux loups ». Freud déclare : « Il défendait toute
position libidinale une fois acquise, de peur de ce qu’il pour-
rait perdre en y renonçant, et de crainte que la nouvelle posi-
tion libidinale à atteindre ne lui offrît pas un plein substitut
de la précédente. C’est là cette particularité importante que
j’ai appelée capacité à la fixation.1 » La libido stagne, croupit, 1. S. Freud, « L’Homme
elle se fixe trop à l’objet, à la forme. aux loups », dans Cinq
Psychanalyses, tr. fr. Marie
Mais Freud thématise aussi bien l’excès inverse, l’excès Bonaparte et Rudolph
de fluidité ou de liquidité qui représente lui aussi une entrave Loewenstein, PUF, 1954,
tr. modifiée, p. 415.
à la santé psychique. Dans Analyse avec fin et analyse sans fin,
il affirme : « On rencontre aussi le type opposé, chez qui la
libido paraît être d’une mobilité particulièrement aisée, s’en-
gage brusquement dans des investissements nouveaux pro-

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posés par l’analyse et abandonne en leur faveur les précédents.
C’est la même différence que celle que peut ressentir le sculp-
teur selon qu’il travaille dans la pierre dure ou dans l’argile
molle. Malheureusement les résultats analytiques dans ce
second type se présentent souvent comme très fragiles ; bien-
tôt les nouveaux investissements sont eux aussi abandonnés,
on a l’impression, non d’avoir travaillé dans l’argile, mais
2. S. Freud, Analyse avec d’avoir écrit dans l’eau.2 » Cette fois, la plasticité change de
fin et analyse sans fin, dans forme trop rapidement et n’en garde aucune.
Résultats, idées, problèmes
II, tr. fr. sous la direction Venons en maintenant à la signification neurobiolo-
de Jean Laplanche, PUF, gique de la plasticité. La plasticité est en effet devenue un
1985, p. 257.
concept-clé dans le domaine des neurosciences. Lorsque les
scientifiques parlent de la plasticité du cerveau, du « cerveau
plastique », ils n’emploient certainement pas une métaphore,
mais désignent un processus biologique objectif. La plasticité
cérébrale caractérise la capacité qu’ont les synapses de modi-
fier leur efficacité sous l’effet de l’expérience, c’est-à-dire de

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l’apprentissage, de l’habitude et de l’environnement. Les
connexions neuronales gagnent en taille et en volume si elles
sont fréquemment sollicitées, elles décroissent, diminuent, se
« dépriment » lorsqu’elles ne le sont pas. On parle, de « poten-
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tialisation à long terme » (PLT) dans le premier cas, de


« dépression à long terme » (DLT) dans le second. Ces phéno-
mènes permettent de prouver que le cerveau n’est pas une ins-
tance fixe et rigide, programmée une fois pour toutes, mais
que sa forme, qui dépend de la taille et du volume des
connexions entre neurones, est soumise à variation et à modi-
fication au cours de la vie. Lorsque Joseph Le Doux affirme,
dans son livre intitulé Neurobiologie de la personnalité, « Vous
êtes vos synapses » (p. 399), il entend montrer que les « confi-
gurations particulières des connexions synaptiques du cer-
veau » sont « les éléments-clés » de l’identité des individus.
« Vous êtes vos synapses » signifie dès lors : « vous êtes plas-
tiques », puisque la plasticité forme le cerveau en codant toutes
les informations qui impriment, dans l’organisation cérébrale,
notre style de vie. C’est là ce qui fait qu’aucun cerveau n’est
semblable à un autre. « Mon idée de la personnalité est très
simple, écrit encore Le Doux : c’est que notre “soi”, l’essence de
ce que nous sommes, est le reflet des configurations d’inter-
3. Joseph Le Dou x, connectivité entre les neurones de notre cerveau.3 »
Neurobiologie de la person- La plasticité cérébrale est souvent présentée comme
nalité, tr. fr, Pierre Kaldy,
Odile Jacob, 2003, p. 10. un travail de sculpture biologique, provenant d’un art plas-
tique naturel modelant notre identité, laquelle reçoit en

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quelque sorte la forme même qu’elle se donne. Comme chez
Freud, et c’est cette analogie sur laquelle je voudrais insister,
la « bonne mesure » plastique se tient entre excès de fluidité
(si les changements étaient trop fréquents, il n’y en aurait pas
de mémoire) et excès de rigidité des connexions (celles-ci ne
pourraient recevoir l’empreinte). Il ne viendrait immédiate-
ment à l’esprit de personne de ranger, sous la catégorie de
« plasticité cérébrale », les phénomènes de destruction, de
déformation des connexions neuronales, de la rupture ou de
lésions synaptiques. La « plasticité cérébrale » ne désigne à
première vue pour personne la possibilité de l’explosion ou
de l’anéantissement de l’identité.
On constate donc qu’en psychanalyse comme en neu-
rologie, une psyché plastique, un cerveau plastique sont ceux
qui trouvent le bon équilibre entre avenir et mémoire, capa-
cité à changer et aptitude à rester le même, recevoir et donner
la forme. L’accent est constamment mis sur la signification

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positive de la plasticité, beaucoup plus que sur sa puissance
explosive, destructrice et désorganisatrice. Ce sens est laissé
de côté. Or la signification positive de la plasticité (équilibre
de la « belle » ou de la « bonne » forme) peut-elle vraiment
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avoir un sens et une efficacité sans la signification négative et


destructrice ?
Je voudrais suivre précisément ici la piste d’une plasti-
cité négative, c’est-à-dire d’une plasticité de destruction.
Pouvons-nous considérer l’existence d’un pouvoir de plasti-
quage de la psyché et du cerveau ? Quel sens pourrait-il avoir ?
Et quelles conséquences aurait-il pour l’identité comme pour
les thérapies psychiques ?

Une plasticité destructrice du cerveau


et de la psyché
Ces questions équivalent à une autre, plus directement philo-
sophique : que serait une identité formée par destruction ?
C’est sur ce point qu’un dialogue entre psychanalyse et neuro-
logie me semble devoir être entamé aujourd’hui. En quel sens
peut-on parler d’une plasticité pathologique, qui n’est pas la
plasticité réparatrice, la plasticité compensatrice, la plasticité
cicatrisante, rassurante, qui restaure, rétablit, rééquilibre, mais
qui apparaît au contraire comme une plasticité sans mémoire,
susceptible de former une identité nouvelle, sans rapport avec

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la précédente, au point que l’on peut dire de quelqu’un qu’il est
méconnaissable, qu’on ne le reconnaît plus.
« Avant d’examiner ce qui tient le soi uni, écrit Joseph
Le Doux, considérons combien le travail d’assemblage est
fragile. Au fond, le message est simple : les fonctions dépen-
dent de connexions, cassez ces dernières et vous perdrez les
fonctions. Cela est vrai de la fonction d’un seul système […]
4. Ibid., p. 375. comme des interactions entre systèmes […].4 » Il est clair, à
lire ces déclarations, que toute rupture de connexion est
considérée comme une rupture de plasticité. Comme un
scalpel qui interrompt la plasticité des connexions synap-
tiques. Or je voudrais précisément interroger non pas la rup-
ture de plasticité mais la plasticité de la rupture, la formation
d’une identité du survivant, la naissance d’une forme de vie
inédite, méconnaissable, d’une métamorphose par destruc-
tion. Il m’apparaît en effet que si les travaux récents sur le
cerveau mettent au jour, à l’évidence, la nécessité de penser

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un nouveau rapport du système nerveux à la destruction, à la
négativité, à la perte et à la mort, ils ne radicalisent pas pour
autant cette pensée, ne la formulent pas explicitement, n’en
mesurent pas les conséquences.
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Y a-t-il, et en quoi, une phénoménologie de la blessure,


quelque chose qui se montre à l’occasion du dommage et à
quoi la normalité, c’est-à-dire la plasticité normale, créatrice,
ne donnerait pas accès ?
Le neurologue Antonio Damasio insiste sur le fait qu’un
traumatisme cérébral peut entraîner une détérioration des
affects ou de ce qu’il appelle encore le cerveau émotionnel : « A
la suite d’une lésion neurologique dans certains sites bien spé-
cifiques de leur cerveau, écrit-il, les malades ont perdu une cer-
taine catégorie d’émotions, et, de manière parallèle et tout à fait
considérable, ont perdu leur capacité à prendre des décisions
5. Antonio Damasio, Le rationnelles.5 » Tous les cas analysés par Damasio manifestent
Sentiment même de soi. la même chose : les patients sont devenus froids, indifférents,
Corps, émotions,
conscience, tr. fr. Claudine absents. Ils ont en quelque sorte déserté, ils se sont absentés
Tiercelin et Claire sans donner explicitement leur congé. Leur libido, mais tout
Larsonneur, Odile Jacob,
1999, p. 48-49.
aussi bien l’ensemble de leurs affects, ont déserté leur psyché.
Plusieurs études ont montré qu’une vie riche, d’un point
de vue émotionnel et affectif, favorisait la plasticité synaptique,
c’est-à-dire positive. Le contraire bien sûr l’appauvrit, comme
le montre Boris Cyrulnik dans Un merveilleux malheur, quand
il se penche en particulier sur les enfants prisonniers des
orphelinats roumains, tous atteints de graves retards psycho-

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moteurs qui s’ensuivent. Ces enfants, montre Cyrulnik,
deviennent comme insensibles, retranchés du monde.
Or quel est ce pouvoir de transformation, ce pouvoir
plastique qui conduit une personne à devenir étrangère à
elle-même ? Comment caractériser ce pouvoir de change-
ment sans rédemption, sans téléologie, sans signification
autre que l’étrangeté ? Les nouvelles identités des patients
neurologiques ont toutes un point commun : étant toutes
affectées, à des degrés divers, par des atteintes des sites induc-
teurs d’émotion, elles témoignent toutes de cette désaffection
ou de cette froideur. Une absence souvent insondable. De ce
fait, comment penser la désertion de la subjectivité, l’éloigne-
ment du sujet qui ne devient pas étranger à quelque chose,
qui ne devient pas l’autre de quelqu’un, l’autre pour quelqu’un,
mais qui devient cet apatride ontologique intransitif, sans
corrélat, sans génitif, sans patrie métaphysique de départ ?

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Le changement de personnalité
de certains cérébro-lésés
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Un certain nombre d’ouvrages neurobiologiques récents, qui


reconnaissent le rôle des affects et des émotions dans la régu-
lation de la plasticité cérébrale, font tous état d’un cas devenu
de ce fait paradigmatique. On le trouve exposé chez Damasio,
mais aussi chez Le Doux, Mark Solms ou encore chez Jean-
Didier Vincent. Il s’agit du cas de Phineas Gage. Durant l’été
1848, ce chef de chantier directeur de la construction d’une
ligne de chemin de fer traversant le Vermont subit une grave
blessure à la tête. Après une explosion accidentelle, une barre
métallique lui traverse le crâne et provoque d’irréversibles
lésions du cortex préfrontal, une région très importante dans
le déclenchement et la régulation des émotions.
Gage se rétablit miraculeusement en deux mois. Mais
quelques années plus tard, son médecin écrit : « Il est en bonne
santé, et je suis tenté de dire qu’il a récupéré […]. Mais l’équi-
libre ou la balance, pour ainsi dire, entre ses facultés intellec-
tuelles et ses propensions animales semble s’être rompu. Il est
capricieux, irrespectueux et se complaît dans la grossièreté, ce
qui n’était pas dans ses habitudes, sans égard pour ses compa-
gnons, impatient quand on le contrarie, obstiné mais chan-
geant d’avis à tout bout de champ […]. A ce point de vue, son
esprit avait radicalement changé, au point que ses connais-

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6. Cité par Jean-Didier sances et amis disaient que “ce n’était plus Gage”.6 » Mark
Vincent dans Biologie des Solms reprend la formule : « Gage was no longer Gage », « Gage
passions, Odile Jacob,
2002, p. 149. n’était plus Gage ». Cet homme, présentant des modifications
spectaculaires dans son comportement affectif et social, est
donc devenu quelqu’un d’autre après son accident. Il est devenu
émotionnellement indifférent, distant. Cela finit d’ailleurs très
mal : « Le nouveau Phineas, rejeté par ses employeurs, se mit à
7. Ibid., p. 149. parcourir l’Amérique, s’exhibant comme attraction de foire »7,
avant de mourir seul dans la misère.
Si le cas de Phineas Gage est devenu emblématique,
c’est parce qu’il permet de considérer les cas de cérébro-lésés
dont les lésions ont produit un changement de personnalité,
comme des « Phineas Gage d’aujourd’hui ».
Ces cas permettent de conclure à la naissance d’une
nouvelle personne. Ceux que Damasio appelle « les survi-
8. Antonio Damasio, Le vants des maladies neurologiques »8 ont bien tous en com-
Sentiment même de soi, op. mun ce changement de personnalité qui conduit leur

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cit., p. 49.
entourage à conclure à une métamorphose : « avant l’appari-
tion de la lésion cérébrale, les individus ainsi affectés n’avaient
montré aucune altération de ce type. Leur famille et leurs
amis [peuvent] sentir un “avant” et un “après”, datés du
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9. Ibid. moment de la lésion neurologique.9 » Il existe donc une


sculpture d’anéantissement, une puissance de formation par
défaut d’une nouvelle identité, élaborée à partir de la perte.
La « méthode des lésions, écrit encore Damasio, nous permet
de faire pour la conscience ce que nous faisons depuis long-
temps pour la vision, le langage ou la mémoire : étudier une
dégradation du comportement, la rattacher à une dégrada-
tion des états mentaux (la cognition) et rattacher les deux à
une lésion cérébrale focale […]. Une population de patients
neurologiques nous fournit des occasions que ne procure pas
1. Ibid. tr. modifiée, p. 92. l’observation des seules personnes normales.10 » Le change-
ment de personnalité fait surgir une personne nouvelle, sans
mémoire, aux affects restreints, appauvris.
Dès lors, il faut bien reconnaître l’activité plastique des
ciseaux de sculpteur des pathologies cérébrales, et admettre
l’existence de deux plasticités cérébrales, qui pourraient cor-
respondre à l’opposition et à la collaboration, posées par
Freud, entre pulsions de vie et pulsions de mort.
Chez Freud également, on l’a vu, il est très clair que la
plasticité n’a qu’un sens, le sens positif. Qu’est-ce qui interdit
d’élargir cette conception et d’appeler plastique le travail de
la pulsion de mort ?

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Les nouvelles figures du trauma
Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud, citant le biologiste
Hering, déclare : « Selon la théorie de E. Hering, deux sortes
de processus se déroulent continuellement dans la substance
vivante ; leurs directions sont opposées (entgegengesetze 11 . S i g m u n d F r e u d ,
Richtung) : l’un construit, assimile (die einen aufbauen – assi- « Au-delà du principe de
plaisir », dans Essais de
milatorisch), l’autre démolit, désassimile (die anderen abbau- Psychanalyse, tr. fr. dirigée
end – dissimilatorisch).11 » Freud montre que l’on peut par André Bourguignon,
Payot, 1981, p. 96-97.
reconnaître, dans ces deux directions, « nos deux motions
pulsionnelles, les pulsions de vie et de mort »12. 12. Ibid., p. 97.
Ce rapport entre construction et destruction, exprimé
par les deux groupes de pulsions, se retrouve de façon plus
explicite encore dans d’autres textes. A chacune des deux
pulsions serait ordonné un processus physiologique particu-
lier, la construction (Aufbau) et la décomposition (Zerfall).
Pourtant, seule la pulsion de vie est dite être plastique, la

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seconde, pulsion de mort, est dite élastique.
Dans Analyse avec fin et analyse sans fin, Freud carac-
térise le trouble psychique grave comme un « épuisement de
la plasticité ». Or plutôt que de parler ici d’un épuisement, ne
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peut-on pas avoir recours à l’hypothèse de l’entrée en scène


d’une seconde plasticité, destructrice et anéantissante ?
Après un grave traumatisme, bien des blessés céré-
braux sont incapables de faire le lien entre le passé et le pré-
sent, de se réapproprier leur histoire, de retrouver leurs
souvenirs, ils n’en ont pas moins une vie psychique, qui n’est
pas sans forme et qu’il faut savoir lire, ce qui est selon moi
l’enjeu de la psychopathologie aujourd’hui. En cherchant à
mettre au jour quelque chose comme la forme de la pulsion
de mort, je voudrais avancer l’idée que les blessés cérébraux
sont des sujets qui surgissent du néant.
Un au-delà du principe de plaisir serait à chercher
désormais du côté d’un décrochage du psychisme, d’un saut
hors de la continuité, d’un trou, où le psychisme se trouverait
coupé de tout lien sans pour autant être rendu à un état
végétatif.
Il y a donc un pouvoir de création formelle du trauma,
qui rompt avec la bonne forme, ou le métabolisme des pul-
sions de vie. L’apparition des figures du trauma dans la neu-
rologie contemporaine, le surgissement des phénomènes de
revenance et de mort dans les cas de stress post-traumatique,
l’entrée en scène de la froideur et de la désaffection sur la

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scène de la psychopathologie mondiale, autorisent à affirmer
qu’un au-delà du principe de plaisir se manifeste et se met en
forme. Ces manifestations excèdent la psychanalyse, et la for-
cent en même temps à articuler autrement et à consolider du
même coup sa pensée de la pulsion de mort.
L’au-delà du principe de plaisir serait ainsi l’œuvre de
la pulsion de mort comme mise en forme de la mort dans la
vie, production de ces figures individuelles qui n’existent que
dans le détachement de l’existence. Ces formes de mort dans
la vie, ces arrêts sur image seraient les représentants « satis-
faisants » de la pulsion de mort que Freud a si longtemps
cherchés loin de la neurologie…
Cette phénoménologie de la destruction, dessine le
champ politique d’une autre compréhension de la souffrance.

L’apport décisif de Spinoza

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Dans Spinoza avait raison, Damasio montre que le grand
mérite de l’ontologie spinoziste est d’avoir accordé une place
fondamentale au corps et d’avoir inscrit les phénomènes bio-
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logiques, en particulier les émotions, dans l’être même : « On


n’insistera jamais assez, écrit-il, sur l’importance des faits
biologiques dans le système de Spinoza. Vu à la lumière de la
biologie moderne, ce système est conditionné par la préser-
vation de la vie ; par le fait que la préservation de la vie dépend
de l’équilibre de ses fonctions et donc de la régulation de la
vie ; par le fait que le statut de la régulation de la vie s’exprime
sous la forme des affects – la joie, la tristesse – et est modulé
par les appétits ; et par le fait que les appétits, les émotions et
13. Antonio Damasio, la précarité de la vie peuvent faire l’objet d’une connaissance
Spinoza avait raison, Le et d’une appréciation de l’individu humain du fait qu’il est
cerveau des émotions, tr. fr.
Jea n-Luc Fidel, Od i le doté d’un soi, d’une conscience et d’une raison connais-
Jacob, 2003, p. 184-185. sante.13 »
Toutefois, c’est encore sur le sens positif de la plasticité
que Damasio, en se référant à Spinoza, insiste ici. Il entend
montrer que Spinoza a défini une plasticité biologique émo-
tionnelle, qui passe par le pouvoir modulateur des affects de la
joie et de la tristesse. Il n’envisage pas le sens destructeur de la
plasticité qui se trouve pourtant aussi chez Spinoza ! Damasio
ne dit rien du scolie de la proposition XXXIX de l’Ethique.
Cette proposition ne traite de rien de moins que la dif-
férence entre la vie et la mort. La vie correspond au concours

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harmonieux des mouvements du corps. La mort survient
lorsque toutes les parties du corps ont leurs mouvements
propres, autonomes, qui ne s’ordonnent plus à la vie du tout.
Or dans le scolie de cette proposition, Spinoza fait
cette étrange remarque : « Le corps meurt quand ses parties
sont disposées de façon à être entre elles dans un autre rap-
port de mouvement et de repos. […] Je n’ose pas nier que le
corps humain, alors que la circulation du sang continue ainsi
que les autres fonctions par lesquelles on estime que le corps
vit, puisse néanmoins changer sa nature en une autre tout à
fait différente. En effet je ne vois rien qui ne force à admettre
que le corps ne meurt qu’au cas où il se change en cadavre ; à
la vérité, l’expérience semble même suggérer autre chose. Car
parfois un homme subit de tels changements, que j’hésiterais
beaucoup à dire qu’il est le même. C’est ce que j’ai entendu
raconter à propos d’un certain poète espagnol qui avait été
atteint de maladie et qui, bien que guéri, demeura cependant

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dans un tel oubli de sa vie passée qu’il ne croyait pas que les
nouvelles et les tragédies qu’il ait composées fussent son
14 . B a r u c h S p i n o z a ,
œuvre ; et on aurait certes pu le considérer comme un enfant Ethique, livre II, « De la
adulte s’il n’avait aussi oublié sa langue maternelle.14 »
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servitude humaine ».
Spinoza ne semble-t-il pas admettre ici cette sorte de
fin qui n’est pas la mort mais correspond au changement
radical de personnalité, lié à une mystérieuse métamorphose
du corps et des affects ? Il y aurait une mutation destructrice
qui ne serait pas la transformation du corps en un cadavre,
mais la transformation du corps en un autre corps dans le
même corps, le surgissement d’un corps étranger à même le
corps d’origine. Dans Spinoza et le problème de l’expression,
Deleuze semble bien admettre une telle possibilité :
« Croissance, vieillissement, maladie : nous avons peine à
reconnaître un même individu. Et encore, est-ce bien le
même individu ? Ces changements, insensibles ou brusques,
dans le rapport qui caractérise un corps, nous les constatons
aussi dans son pouvoir d’être affecté, comme si pouvoir et
rapport jouissaient d’une marge, d’une limite dans laquelle
ils se forment et se déforment.15 » Comment caractériser 15. Gilles Deleuze, Spinoza
davantage cette marge de formation et de déformation de et le problème de l’expres-
sion, Editions de Minuit,
l’identité ? C’est bien le mot de plasticité que nous attendons 1969, p. 202.
ici, qui désigne précisément ce pouvoir de changement de
l’identité. Un changement qui peut prendre des proportions
telles qu’il est comparable à une forme de mort. L’individu
pourrait donc bien être soumis, sous l’effet d’une certaine

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disposition destructrice des affects, à une modification
désubjectivante ou désubstantialisante.

Des blessures sans signification


Ce qui caractérise un tel changement est qu’il n’a pas de
signification. Il résulte seulement de la divergence des mou-
vements qui le constituent, du désordre des directions. La
froideur, la neutralité, l’absence, l’état émotionnel « plat »
témoignent justement de l’absence de sens des blessures, du
pouvoir métamorphique destructeur de l’histoire indivi-
duelle sans réintégration possible dans le droit fil d’une vie
ou d’un destin. J’ai longuement parlé de ce phénomène bou-
leversant des identités interrompues soudainement, désertes,
des malades d’Alzheimer : derrière le halo d’un visage fami-
lier perce la présence incontestable de quelqu’un d’autre, qui

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ne reconnaît pas ses proches et ne se reconnaît pas lui-même.
L’histoire, ici, est définitivement brisée, sectionnée. La bles-
sure marque la fin d’un régime particulier d’événements –
les événements « internes », comme les appelle Freud,
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constitutifs d’un destin – pour révéler l’apparition d’un autre


régime d’événements, celui de l’accident sans signification.
Il y a donc des événements qui peuvent interrompre
toute continuité subjective et interdire à jamais que le sujet se
ressemble et se rassemble. La reconnaissance du rôle de la
plasticité destructrice permet ainsi de voir qu’une puissance
d’anéantissement se cache au cœur de la construction même
de notre identité, une froideur virtuelle qui n’est pas seule-
ment le lot des cérébro-lésés, des malades d’Alzheimer, des
schizophrènes ou des tueurs en série, mais la signature d’une
loi de l’être qui semble toujours sur le point de s’abandonner
lui-même, de s’esquiver. Force est de constater que nous pou-
vons tous, un jour, devenir quelqu’un d’autre qui ne se récon-
ciliera jamais avec lui-même. J’ai été témoin de
transformations de ce type, sous des formes moins spectacu-
laires : chez tel couple qui ne se remet pas d’une infidélité,
chez des jeunes qui décrochent brutalement, chez des per-
sonnes qui perdent leur travail ou sont en difficulté profes-
sionnellement. Ces gens devenaient subitement étrangers à
eux-mêmes, comme s’ils avaient eu un accident. Dès lors, une
ontologie de la modification doit prendre en compte ce type
particulier de métamorphose qui correspond à un adieu de

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l’être à lui-même qui n’est pourtant pas la mort mais se pro-
duit dans la vie, comme cette indifférence de la vie à elle-
même qu’est dans certains cas la survie.
La prise en compte de la plasticité cérébrale destruc-
trice s’impose désormais comme une arme clinique pour
comprendre et tenter d’approcher les visages contemporains 16. Ethique III, proposition
de la violence. « Vous êtes vos synapses » ne signifierait donc 2, scolie.

pas seulement une assimilation de l’être du sujet à la forma-


tion plastique constructrice de son identité, mais bien aussi le
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ue-etud
plastiquage de toute identité possible.

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Les discours neurobiologique et psychanalytique www
.

contemporains gagneraient sans doute à méditer plus radica- Retrouvez le dossier


lement cette parole de Spinoza selon laquelle « on ne sait pas « Psychanalyse » sur
www.revue-etudes.com
ce que peut le corps »16.

Catherine Malabou

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