Poésie = Prose + a + b + c
Prose = Poésie- a- b - c
D'où ilressortévidemmentquelaPoésieesttoujoursdifférente
delaProse.M aiscette différence n'estpasd'essence,elle estde
quantité.Ellen'attentedoncpas2tl'unité du langage,quiestun
dogme classique.On dose différem ment les façons de parler
selon lesoccasions sociales,ici,prose ou éloquence,1à,poésie
ou préciosité, tout un rituel m ondain des expressl
bns, m ais
partoutun seullangage,quiréfléchitlescatégorieséternellesde
l'esplit.La poésie classiquen'étaitsentiequecomme unevaria-
tionom ementaledelaProse,lefruitd'unart(c'est-à-dired'une
technique),jamaiscomme un langage différentou comme le
produit d'une sensibilité particulière.Toute poésie n'est alors
que l'équation décorative, allusive ou chargée, d'une prose
virtuellequigîten essenceetenpuissance dansn'importequelle
façon de s'exprim er.44Poétique >>, aux temps classiques, ne
36 Le degré zéro de/'tjkrïrur.
c Ya-t-ilune écriturepoétique? 37
désigneaucune étenduenaucune épaisseurparticulière du senti-
ment,aucune coht crence,aucun universséparé,mais seulement
l'intlexion d'une technique verbale, celle de <fs'exprim eryy L'économie du langage classique (Prose etPoésie)estrela-
selon desrèglesplusbelles,donc plus sociales que celles de la tionnelle, c'est-à-dire que les mots y sont abstraits le plus
conversation;c'est-à-dire de projeterhorsd'une pensée inté- possible au profitdesrapports.Aucun motn'y estdense parlui-
rieure issue tout arm ée de l'Esprit,une parole socialisée par m ême,ilestà.peinele signe d'une chose,ilestbien pluslavoie
l'évidence m ême de sa convention. d'une liaison. Loin de plonger dans une réalité intérieure
De cette stnlcture,on saitqu'ilne reste rien dans la poésie consubstantielle àtson dessin,ils'étend,aussitôtproféré,vers
moderne,celle quipart,non de Baudelaire, mais de Rimbaud, d'autres m ots, de façon à former une chaîne superficielle
sauf2treprendresurunm odetraditionnelaménagé1esimpératifs d'intentions.Un regard sur le langage m athématique permettra
formels de la poésie classique:1es poètes instituentdésorm ais peut-être de comprendre la naturerelationnellede laprose etde
leurparole comm euneNattlrefermée,quiembrasserait2tla fois la poésie classiques:on saitque dans l'écriture m athém atique,
la fonction etlastructure du langage. La Poésie n'estplusalors non seulem entchaque quantité est pourvue d'un signe.m ais
une Prose décorée d'ornem ents ou amputée de libertés. Elle est encore 1esrapportsquilientces quantités sonteux aussitrans-
une qualité irréductible etsanshérédité.Elle n'estplus attribut, crits,p:trune marqued'opération,d'égalité ou de différence;on
elleestsubstanceet,parconséquent,ellepeuttrèsbien renoncer peutdire que toutle m ouvem entdu continu mathém atique pro-
aux signes,car elle porte sa nature en elle, etn'a que faire de vientd'unelecture explicitede sesliaisons.Le langageclassique
signaler 2t l'extérieur son identité : les langages poétiques et est anim é p:tr un m ouvem ent analogue, bien qu'évidem ment
prosakkuessontsuffisammentséparéspourpouvoirsepasserdes moins Iigoureux : ses ((motsb$, neutralisés, absentés par le
signes mêmesdeleuraltérité. recourssévère à une tradition quiabsorbe leur fraîcheur,fuient
En outre,1esrapports prétendus de la pensée etdu langage l'accidentsonore ou sémantiquequiconcentreraitenunpointla
sont inversés' , dans l'art classique, une pensée toute form ée saveur du langage eten anfteraitle mouvementintelligentau
accouche d'une parole qui l'ftexprirfle>), la <4traduit>h.La profitd'une voluptém aldistribuée.Lecontinu classique estune
pensée classique estsansdurée,lapoésie classique n'aquecelle suceession d'éléments dontla densité estégale,soum is à une
quiestnécessaireà son agencementtechnique. Danslapoétique mêm e pression émotionnelle,etretirantd'eux toute tendance à.
moderne.au contraire,les motsproduisentune sorte de continu une signiticaticm individuelle et comm e inventée.Le lexique
formeldontémane peu à peu unedensitéintellectuelle ou senti- poétique lui-m ême estun lexique d'usage,non d'invention :les
m entale impossible sans eux;la parole estalors le tem psépais im ages y sontpafticulières en corps,non isolément,par cou-
d'une gtzstation plus spirituelle,dans laquelle la Lbpensée>>est tum e,non par création.La fonction du poète elassique n'est
préparée, installée peu 2t peu par le hasard des m ots. Cette donc pas de trouver des mots nouveaux,plus denses ou plus
chance verbale,d'où va tomberlefruitmûrd'une signitication, éclatants,ilestd'ordonner un protocole ancien,de parfaire la
suppose donc un temps poétique quin'estplus celui d'une sym étrie ou la ccmcisicm d'un raplxlrt,d'amener ou de réduire
<<fabrication p,mais celuid'une aventure possible, larencontre une pensée àla limite exacted'un mètre.Lesconcetticlassiques
d'un signeetd'uneintention.Lapoésiem odelme s'opposeà.l'art sontdesconcettide rapports,non dem ots:c'estun artde l'ex-
classique parune différence quisaisittoute la stfucture du lan- pression,non de l'invention ',les mots,ici,ne reproduisentpas
gage.sans laisserentre cesdeux poésiesd'autrepointcommun comm eplustard,parune sortedehauteurviolenteetinattendue,
qu'une même intention sociologique. laprofondeuretlasingularité d'uneexpérience ;ilssontaména-
38 Le degré zéro de I'écriture F a-t-ilune écriturepoétique? 39
gés en surface,selon 1esexigencesd'une é .conomie élégante ou Danslelangageclassique,cesontlesrapportsquimènent
décorative.On s'enchante de la formulation qui1es assemble, lemotpuisl'emportentaussitôtversunsenstoujoursprojeté;
non deleurpuissance ou de leurbeautépropres. dansla poésie m oderne,lesrapports ne sontqu'une extension
Sans doute la parole classique n'atteintpas ztla perfection du m ot,c'estle M ot quiest<<la demeure>h,ilestimplanté
fonctionnelledu réseau m athématique :lesrapportsn'y sontpas com m e une origine dans laprosodie des fonctions,entendues
manifestéspardessignesspéciaux,maisseulementpardesacci- m aisabsentes.lci1esrapportsfascinent,c'estle M otquinour-
dentsde forme oude disposition.C'estleretraitm ê .m edesmots, ritetcomblecom meledévoilem entsoudaind'unevérité;dire
leur alignement,qui accom plit la nature relationnelle du dis- que cette vérité estd'ordrepoétique,c'estseulem entdire que
coursclassique;usésdansunpetitnombrederapporlstoujours leM otpoétiquenepeutjamaisêtrefauxparcequ'ilesttotal:
semblables,les motsclassiques sonten route versune algèbre: ilbrille d'une liberté infinie ets'apprête à.rayonnerversm ille
la figure rhétorique,le cliché sont1esinstrum entsvirtuelsd'une rapports incertains etpossibles.Les rapports fixes abolis,le
liaison ;ilsontperdu leurdensité au profitd'un étatplus soli- motn'a plusqu'un projetvertical,ilestcommeun bloc,un
daire du discours;ilsopèrentttlafaçon desvalenceschimiques, pilierquiplonge dansun totalde sens,de réflexesetde réma-
dessinant une aire verbale pleine de connexions symétriques, nences:ilestun signe debout.Le m otpoétique esticiun acte
d'étoilesetdenœudsd'oùsurgissent,sansjamaislereposd'un sans passé im rflédiat,un acte sans entours,etquine propose
étonnement,de nouvelles intentions de signification.Les par- que l'ombre épaisse desréflexesdetoutesoriginesquiluisont
celles du discours classique onth.peine livré leur sensqu'elles attachés.Ainsisous chaque M otde la poésie m oderne gîtune
deviennentdesvéhiculesotldesannonces,transportanttoujours sorte de géologie existentielle, où se rassemble le contenu
plusloin un sensquine veutsedéposerau fond d'un m ot,m ais totaldu Nom ,etnon plus son contenu électifcom m e dansla
s'étendre 2tla m esure d'un gestetotald'intellection,c'est-à-dire prose etdansla poésie classiques.Le M otn'estplusdirigéà
de comm unication. l'avance par l'intention générale d'un discours socialisé;le
Orladistorsion queHugo atentédefairesubir2tl'alexandrin, consomm ateurdepoésie,privé du guide desrapportssélectifs,
quiestleplusrelationneldetouslesmètres,contientdéjàtout débouche sur le M ot,frontalem ent,et le reçoit com me une
l'avenir de la poésie moderne,puisqu'il s'agit d'anéantir une quantité absolue,accom pagnée de tous ses possibles.Le M Ot
intention derapports pourluisubstituerune explosion de m ots. est ici encyclopédique, il contient simultanément toutes les
Lapoésiem oderne,en effet,puisqu'ilfautl'opposerh.la poésie acceptionsparm ilesquelles un discours relationnelluiaurait
classique età toute prose,détruitla nature spontanémentfonc- im posé dechoisir.11accom plitdonc un étatquin'estpossible
tionnelle du langage etn'en laisse subsisterque 1esassises lexi- que dans le dictionnaire ou dans la poésie,là où le nom peut
cales.Elle ne garde des rappol'ts que leur m ouvem ent,leur vivreprivéde son article,amenéà.unesorted'étatzéro,gros
m usique,non leurvérité.LeM otéclate au-dessusd'une lignede à.lafoisdetoutes1esspécificationspasséesetfutures.LeMot
rapportsévidés,la grammaire estdépourvue de sa finalité,elle a iciune form egénérique,ilestune catégorie.Chaquem ot
devientprosodie,elle n'estplusqu'une inflexion quidure pour poétique estainsiun objetinattendu,une boîte de Pandore
présenterle M ot.Les rapportsne sontpas2tproprementparler d'où s'envolenttoutes 1es virtualités du langage;ilestdonc
supplim és,ils sontsimplem entdes places gardées,ils sontune produitetconsomm é avec une curiosité particulière,unesorte
parodie de rapportsetce néantestnécessaire car ilfautque la de gourm andise Sacrée.Cette Faim du M ot,com m une à.toute
densité du M ots'élèvehorsd'un enchantem entvide,comm e un la poésie m oderne, fait de la parole poétique une parole
bruitetun signesansfond,comme r<une fureuretun mystèrep. terrible etinhumaine.Elle institue un discours plein de trous
40 Le degré zéro de l'écriture F a-t-iluneécriturepoétique ? 41
et plein de lum ières,plein d'absences et de signes surnour- verticalités,l'objetse dressetoutd'un coup,emplidetousses
rissants,sans prévision niperm anence d'intention etpar là possibles:ilnepeutquejalonnerunmondenoncombléetpar
si opposé à.la fonction sociale du langage, que le simple làrflêmetenible.Cesmots-objetssansliaison,parésdetoutela
recours à.une parole discontinue ouvre la voie de toutes les violencede lcuréclatement,dontlavibration purementmdca-
Surnatures. nique touche étrangcmentle motsuivantm aiss'éteintaussitôt,
ces motspoétiques excluentleshom mes:iln'y a pas d'huma-
nismepoétiquedelamodernité:cediscoursdeboutestun dis-
Quesignifieeneffetl'économierationnelle du langageclas- courspleindeterreur,c'est-à-direqu'ilmetl'hom meen liaison
sique sinon que la Nature estpleine,possédable,sans fuite et non pas avec lesautreshom mes,mais avec 1esim ageslesplus
sans om bre,toutentière soumise aux rets de la parole?Le lan- inhumaines de la N ature;le ciel,l'enfer,le sacre,l'enfance,la
gageclassiqueseréduittoujoursttun continu persuasif,ilpos- folie,la matière pure,etc.
tule le dialogue,ilinstitueun universoù 1eshom mesne sontpas X cemoment-là,onpeutdifficilementparlerd'uneécriture
seuls,oùlesmotsn'ontjamaislepoidsterribledeschoses,oùla poétique,carils'agitd'un langagedontla violenced'autonomie
paroleesttoujourslarencontred'autrui.Lelangageclassiqueest détruittoute portée éthique.Le geste oralvise icià.modifierla
porteur d'euphorie parce que c'estun langage immédiatement Nature, il est une démiurgie ; il n'est pas une attitude de
social.11 n'y a aucun genre,aucun écrit classique qui ne se conscience mais un acte de coercition.Telestdu m oins le lan-
suppose une consomm ation collective et comm e parlée;l'art gagedespoètesmodernesquivontjusqu'auboutdeleurdessein
littéraire classique est un objet qui circule entre personnes etassunlentlaPoésie,non com l' ne un exercice spirituel,un état
assembléespar la classe,c'estun produitconçu pour la trans- d'âm e ou une m ise en position,m aiscom me la splendeuretla
mission orale,pour une consom mation réglée selon les contin- fraîcheurd'un langage rêvé.Pourcespoètes-là,ilestaussivain
gences mondaines:c'est essentiellementun langage parlé,en de parler d'écriture que de sentim ent poétique. La poésie
dépitde sa codification sévère. m oderne, dans son absolu, chez un Char, par exemple, est
On a vu qu'au contraire la poésie m oderne détruisaitlesrap- au-delàdeceton diffus,decetteaura plf,cieusequisontbien,
portsdu langage etramenaitle discours à.desstationsde mots. eux,une écriture,etqu'on appelleordinairementsentimentpoé-
Cela im plique un renversement dans la connaissance de la tique.11n'yapasd'objection h.parlerd'uneécriturepoétiqueà
Nature.Lediscontinu du nouveau langagepoétique institue une proposdesclassiquesetde leursépigones,ou encoredelaprose
Nature interrompue quine serévèle que parblocs.Au moment poétique danslegoûtdesNourrituresterrestres,où laPoésieest
m ême où le retraitdes fonctions faitla nuitsur1es liaisons du véritablementune certaine éthique du langage.L'écriture,ici
monde,l'objetprend danslediscoursuneplaceexhaussée:la comme là,absorbe le style,et on peut imaginer que,pour 1es
poésiemoderneestunepoésieobjective.LaNatureydevientun homm esdu xvllesiécle,iln'étaitpasfaciled'établirune diffé-
discontinud'objetssolitairesetterribles,parcequ'ilsn'ontque rence immédiate,et suftout d'ordre poétique,entre Racine et
des liaisons virtuelles;personne ne choisitpour eux un sens Pradon,toutcomme iln'estpasfacilepourun lecteurmoderne
privilégié ou un emploiou un service,personne ne leurimpose dejugercespoètescontemporainsquiusentdelamêmeécriture
une hiérarchie,personne ne les réduit 2t la signification d'un poétique,uniforme etindécise,parce quepoureux la Poésieest
comportem ent mental ou d'une intention,c'est-à-dire finale- un climat,c'est-à-dire essentiellem entune convention du lan-
ment d'une tendresse.L'éclatement du motpoétique institue gage.M ais lorsque le langage poétique met radicalement la
alorsun objetabsolu;la Nature devientune succession de Nature en question,parle seuleffetde sa structure,sansrecou-
42 f.z degrézérodel' écriture
rirau contenudu discoursetsanss'anfteraurelaisd'uneidéo-
logie,iln'y a plusd'écriture, iln'y a que desstyles, à.travers
lesquels l'hom me se retourne complètem ent et affronte le
mondeobjectifsanspasserparaucunedesfiguresdel'Histoire
()u delasociabilité.
D euxièm e partie
Triomphe etrupture
de I'écriture bourgeoise
11y a,danslaLittératurepréclassique,l'apparenced'uneplu-
ralité desécritures.
,maiscette variétésemble bien m oinsgrande
sil'on pose cesproblèmesde langage en termesde structure,et
non plus en termes d'art.Esthétiquement,le xvle siècle et le
débutdu xvllesiècle m ontrentun foisonnementassez libre des
langageslittéraires,parce que 1es hom mes sontencore engagés
dansune connaissance de laN ature etnon dans une expression
de l'essence humaine;2tce titre l'écriture encyclopédique de
Rabelais,ou l'écliture précieuse de Corneille - pourne donner
que desm omentstypiques- ontpourforme commune un lan-
gage où l'ornementn'estpasencorerituel,m aisconstitueen soi
unprocédé d'investigation appliquéà.toute l'étendue du m onde.
C'estce quidonne2tcette écriturepréclassique l'alluremêmede
la nuance etl'euphorie d'une liberté.Pour un lecteur moderne,
l'impression de valiété est d'autant plus forte que la langue
paraîtencore essayer des structuresinstables etqu'elle n'a pas
fixé désnitivementl'esplitde sa syntaxe etlesloisd'accroisse-
ment de son vocabulaire.Pour reprendre la distinction entre
r4languepetf<écriture)h,on peutdirequejusquevers1650,la
Littérature française n'avaitpas encore dépassé une problém a-
tique delalangue,etqueparlàm ême elleignoraitencore l'écri-
ture.En effet,tantque la langue hésite sur sa structure m ême,
une m orale du langage est impossible; l'écriture n'apparaît
qu'au momentoù la langue,constituée nationalement,devient
une sorte de négativité,un holizon quisépare ce quiestdéfendu
etcequiestperlnis,sanspluss'interrogersurlesoriginesou sur
1esjustificationsdecetabou.En créantuneraison intemporelle
46 Le dev qrézéro de l'écriture Triomphe etrupture de l'écriture bourgeoise 47
de la langue,1es gramm airiens classiques ont débarrassé les l'écritureclassique comm eun étatde fait,non dedroit;la clarté
Françaisdetoutproblème lingtlistique,etcettelangue épuréeest n'estencoreque l'usage de la cour.En 1660,au contraire,dans
devenueune écriture,c'est-à-dire une valeurdelangage,donnée lagramm aire dePort-lkoyalparexem ple,la langueclassiqueest
immédiatementcommeuniverselleenvertumêmedesconjonc- revêtue des caractères de l'universel, la clarté devient une
tureshistoriqtles. valeur.En fait,laclallf estun attributpurementrhétorique,elle
Ladiversité des fxgenres$$etle mouvementdesstylesà.l'in- n'estpasunequalité générale du langage,possibledanstousles
térieurdu dogm eclassique sontdesdonnéesesthétiques,non de temps etdans tousleslieux,m ais seulem entl'appendice idéal
structure;nil'une nil'autrene doiventfaire illusion :c'estbien d'un certain discours,celui-làm êm equiestsoumisà.uneinten-
d'une écriture unique,21la fois instrum entale etornem entale, tion perm anente de persuasion. C'est parce que la prébour-
que la société française a disposé. pendant tout le temps o?. l geoisie des tem ps monarchiques et la bourgeoisie des temps
lidéologie bourgeoise a conquis et triom phé.Ecriture instru- post-révolutionnaires,usantd'unem ême écriture,ontdéveloppé
m entale,puisque la form e étaitsupposée au service du fond, une mythologie essentialiste de l'homm e,que l'écriture clas-
comme une (j .quation algébrique estau service d'un acte opéra- sique,uneetuniverselle,aabandonnétouttremblementau profit
toire;ornem entale,puisque cetinstrumentétaitdécoré d'acci- d'un continu dontchaqueparcelleétaitchoix,c'est-à-dire élim i-
dents extérieurs zt sa fonction empruntés sans honte à. la nation radicale detoutpossibledu langage.L'autorité m litique,
Tradition,c'est-à-dire que cette écriture bourgeoise,reprise par le dogm atisme de l'Esprit,etl'unité du langage classique sont
desécrivainsdifférents,neprovoqtlaitjamaisledégoûtdeson donc 1esfigures d'un mêm e mouvementhistorique.
hérédité,n'étantqu'un décorheureux surlequels'enlevaitl'acte Aussin'y a-t-ilpas à.s'étonner que la Révolution n'aitlien
de la pensée.Sansdoute 1esécrivains classiquesont-ils connu, changéà.l'écriturebourgeoise,etqu'iln'y aitqu'une différence
eux aussi,uneproblématiquede la formesm aisle débatnepor- fol4m ince entre l'écriture d'un Fénelon etcelle d'un M érim ée.
taitnullementsurlavariétéetlesensdesécritures,encorem oins C'estquel'idéologiebourgeoiseaduré,exemptedefissure,jus-
sur la structure du langage ;seule la rhétorique étaiten cause, qu'en 1848 sanss'ébranlerle m oinsdu monde au passaged'une
c'est-à-dire l'ordre du discours pensé selon une f'in de persua- révolution quidonnait à la bourgeoisie le pouvoir politique et
sion.A la singularitédel'écriturebourgeoisecorrespondaitdonc social,nullem entle pouvoirintellectuel,qu'elle détenaitdepuis
la pluralité des rhétoriques; inversement, c'est au m om ent longtempsdéjà.DeLaclosh.Stendhal,l'écriturebourgeoisen'a
m ême où 1estraitésde rhétorique ontcessé d'intéresser,versle eu qu'à se reprendre et à.se continuer par-dessus la courte
m ilieu du xlxesiècle,que l'écriture classique acessé d'être uni- vacance destroubles.Etla révolution rom antique,sinominale-
verselle etque lesécrituresm odernessontnées. mentattachée h.troublerlaform e,a sagementconservél'écriture
Cette écriture classique est évidem ment une écriture de desonidéologie.Unpeudelestjetémélangeant1esgenresetles
classe.Née au xvlle siècle dans le groupe quise tenaitdirec- motsluia permisde préserverl'essentieldu langage classique,
tem entautourdu pouvoir,form ée à .coupsde décisionsdogm a- l'instrumentalité:sansdouteun instlum entquiprend de plusen
tiques,épurée rapidement de tous les procédés gramm aticaux plus de <<présence>y (notamment chez Chateaubriand),mais
qu'avaitpuélaborerlasubjectivitéspontanéedel'hommepopu- enfin un instrumentutilisé sanshauteuretignoranttoutesolitude
laire,etdressée au contraire ltun travailde définition,l'écriture du langage.SeulHugo,en tirantdesdimensionscharnellesdesa
bourgeoise a d'abord été donnée,avec le cynism ehabituelaux durée etde son espace,une thématique verbaleparticulière,qui
premiers triom phes politiques,com me la langue d'une classe ne pouvaitplusse lire dans laperspective d'une tradition,m ais
minoritaire et privilégiée; en 1647, Vaugelas recom mandc seulementparréférence h.l'enversform idable de sapropreexis-
L,edeq
Q ré zéro de l'écriture Triomphe etKup/urcde I'écriture bourgeoise 49
tence,seulHugo,parle poids de son style,a pu faire pression M allarmé,Rimbaud,1es Goncourt,1es sunfalistes,Queneau,
surl'écriture classique etl'amener2tla veille d'un éclatement. Sartre,Blanchot ou Camus,ont dessiné - dessinent encore -
Aussile mépfisdeH ugo cautionnc-t-iltoul'ourslam ême mytho- certainesvoiesd'intégration,d'éclatem entou de naturalisation
Iogieformelle,h.l'abridequoic'esttoujourslamêmeécriture dulangagelittéraire;maisl'enjeu,cen'estpastelleaventurede
dix-huitiémiste,tém oin desfastesbourgeois,quireste la norme la form e,telle réussite du travailrhétorique ou telle audace du
dufrançaisdebon aloi,celangagebien clos,séparé delasociété vocabulaire.Chaque fois que l'écrivain trace un complexe de
partoute l'épaisseurdu mythe littéraire,sorte d'écriture sacrée m ots,c'estl'existence l' nêm e de la Littérature quiestm ise en
reprise indifférem mentparl0sécrivainslesplusdifférentszttitre question;ce que la modernité donne à.lire dansla pluralité de
de 1oiaustère ou de plaisirgourm and,tabem acle de ce mystère sesécritures,c'estl'impasse de sapropre Histoire.
prestigieux :laLittérature française.
Or,1esanné
.essituéesalentour1850 amènentlaconjonction
detroisgrandsfaitshistoriquesnouveaux :lercnversem entdela
démographie européenne;la substitution de l'industrie métal-
lurgique à.l'industrietcxtile,c'est-à-dire la naissance du capita-
lisme moderne;la sécession (consommée parlesjournéesde
juin48)delasociétéfrançaiseentroisclassesennemies,c'est-
à-dire la ruine définitive des illusions du libéralism c. Ces
conjoncturesjettentlabourgeoisiedansunesituationhistorique
nouvelle.Jusqu'alors.c'étaitl'idéologie bourgeoise quidonnait
elle-mêm e la mesure de l'universel,le renp lissantsanscontes-
tation;l'éclivain bourgeois,seuljuge du malheur des autres
hommes,n'ayanten face de luiaucun autruipourle regarder,
n'étaitpasdéchiré cntre sacondition socialeetsa vocation intel-
lectuelle.Dorénavant,cette même idéologie n'apparaîtplusque
com me tlne idéologie parmid'autres possibles;l'universel1ui
échappe,elle ne peutse dépasser qu'en se condamnant' ,l'écri-
vain devientla proie d'une ambiguïté,puisque saconscience ne
recouvre plusexactem entsa condition.Ainsinaîtun tragique de
la Littérature.
C'est alors que 1es écritures com mencent à.se multiplier.
Chacune désormais, la travaillée, la populiste, la neutre, la
parlée, se veut l'acte initial par lequel l'écrivain assum e ou
abhorre sa condition bourgeoise.Chacune estune tentative de
réponse à.cetteproblématique orphéennede la Form em oderne :
des éclivains sans littérature. Depuis cent ans, Flaubert,
L'artisanatdu s'
ryftr 51
(deboutdevantson pupitre commedevantun établi),forment
une sortedecompagnonnage desLettresfrançaises,où lelabeur
de la form e constitue le signe etla propriété d'unecorporation.
L 'artisanatdu A'/y/c Cette valeur-travailremplaceun peu lavaleur-génie;on metune
sortede coquetterie h.dire qu'on travaille beaucoup ettrèslong-
tem ps sa forme;il se crée même parfois une préciosité de la
concision(travaillerunematière,c'estengénéralenretrancher),
bien opposéeà.lagrandepréciositébaroque(celle de Corneille
parexemple);l'uneexprimeuneconnaissancedelaNaturequi
entraîne un élargissem entdu langage ;l'autre,cherchantztpro-
<<Laform ecoûtecherp,disaitValé -ry quand on 1uidem andait duire un style littéraire aristocratique, installe les conditions
pourquoi il ne publiait pas ses cours du Collège de France. d'unecrisehistorique,quis'ouvriralejouroù unetinalitéesthé-
Pourtantily a eu toute une période,celle de l'écriture bour- tiquenesuftiraplus2tjustifierlaconventiondecelangageana-
geoise triom phante,otlla form e cofttait2tpeu prèsle prix de la chronique,c'est-à-dire le jour où l'Histoire aura amené une
pensée ;on veillaitsansdoute2tson économ ie,à.son euphém ie, disjonction évidenteentrelavocation socialedel'écrivain et
mais la forme coûtaitd'autantmoins que l'éclivain usaitd'un l'instrumentquiluiesttransmisparla Tradition.
instrumentdéjàformé,dont1esmécanismessetransmettaient
intactssansaucuneobsession de nouveauté;laformen'étaitpas
l'objetd'unepropriété;l'universalitédulangageclassiquepro- Flaubert,avec le plus d'ordre,a fondé cette écriture artisa-
venaitde ce que lelangageétaitun bien comm unal,etqueseule nale.Avantlui,le faitbourgeois étaitde l'ordre du pittoresque
lapensée étaitfrappée d'altérité.On pourraitdire que,pendant ou de l'exotique ;l'idéologie bourgeoise donnaitla m esul'e de
toutce tem ps,la forme avaitune valeurd'usage. l'universelet,prétendanth.l'existenced'un homm epur,pouvait
Or, on a vu que,vers 1850,ilcom mence h.se poser h.la considérer avec euphorie le bourgeois com me un spectacle
Littératureun problèmedejustification:l'écliturevasecher- incommensurable à elle-même.Pour Flaubert,l'étatbourgeois
cher des alibis;et précisement parce qu'une ombre de doute estun m alincurable quipoisse àl'écrivain,etqu'ilnepeuttrai-
comm ence à.se leversurson usage,toute uneclassed'écrivains terqu'en l'assumantdansla lucidité - ce quiestle propre d'un
soucieux d'assumer 2tfond la responsabilité de la tradition va sentimenttragique.Cette Nécessité bourgeoise,quiappartient2t
substituer à.la valeur-usage de l'écriture, une valeur-travail. Frédéric M oreau,à.Em ma Bovary,à.Bouvard et 2tPécuchet,
L'écriture sera sauvée non pas en vertu de sa destination,mais exige,du m omentqu'on la subitde face,un artégalem entpor-
grâceau travailqu'elleauracoûté.Alorscommenceà s'élaborer teurd'une nécessité,armé d'uneLoi.Flauberta fondéune écri-
une im agerie de l'écrivain-allisan quis'enfenne dans un lieu ture normative quicontient- paradoxe - 1es règles techniques
légendaire,comm e un ouvrier en cham bre et dégrossit,taille, d'un pathos.D 'une part,il construitson récit par successions
politetsertitsa forme,exactementcomm e un lapidaire dégage d'essences, nullement selon un ordre phénoménologique
l'artde la m atière,passantà.ce travaildesheuresrégulières de (commeleferaProust);ilt'
ixe1estempsverbauxdansunemploi
solitude et d'effort: des écrivains comme Gautier (maître conventionnel,de façon qu'ils agissentcomm e 1essigncsde la
impeccable desBelles-luettres),Flaubert(rodantsesphrasesh. Littérature,2tl'exemple d'un artquiavertiraitde son artificiel;
Croisset),Valéry (dans sa chambre au petit matin),ou Gide ilélabore un rythm e écrit,créateur d'une sorte d'incantation,
Le Jtwrf zéro de l'k riture
qui,loin des normes de l'éloquence parlée,touche un sixième
sens, purem ent littéraire, intérieur aux producteurs et aux
consomm ateurs de la Littérature.Et d'autre part, ce code du #
travaillittéraire,cette som me d'exercices relatifs au labeur de Ecriture etrévolution
l'écriture soutiennent une sagesse, si l'on veut, et aussi une
tristesse,une franchise, puisque l'art flaubertien s'avance en
m ontrant son m asque du doigt,Cette coditication grégorienne
du langage littéraire visait,sinon 2tréconcilier 1'é.crivain avec
une condition universelle,du moins 2t1uidonner la responsa-
bilité de sa form e,à faire de l'écriture quiluiétaitlivrée par
l'Histoire,un art, c'est-à-dire une convention claire, un pacte L'artisanatdu style a produitune sous-écriture,dérivée de
sincère quipermette ztl'homme de prendre une situation fami- Flaubert,m aisadaptée aux desseins de l'école naturaliste.Cette
lière dans une nature encore disparate. L'écrivain donne à.la écriture de M aupassant,de Zola et de Daudet,qu'on pourrait
société un al'
t déclaré, visible 21 tous dans ses normes,et en appelerl'écritureréaliste,estun combinatdessignesformelsde
échange la sociétépeutacceptcrl'écrivain.Te1Baudelaire tenait laLittérature(passésimple,styleindirect,rythme écrit)etdes
2trattacherl'admirableprosaïsme de sapoésic àGautier, com m e signesnonmoinsformelsduréalisme(piècesrapportéesdulan-
2tune sorte de fétiche de la form e travaillée,située sans doute gagepopulaire,motsforts,dialectaux,etc,),en sortequ'aucune
hors du pragm atisme de l'activité bourgeoise,etpourtantinsé- écrituren'estplusartificiellequecelle quiaprétendu dépeindre
rée dansun ordre dt ztravaux familiers, contrôléeparune société au plusprèsla Nature.Sansdoutel'échec n'est-ilpasseulement
qui reconnaissait en elle, non s:s rêves, m ais ses méthodes. au niveau de la forme tflafs aussi de la théorie :il y a dans
Puisque la Littérature ne pouvait être vaincue à partir d'elle-
. l'esthétique naturaliste une convention du réelcom me ily aune
mêm e, ne valait-il pas m ieux l'acceptcr ouvertem ent, et, fabrication de l'écriture.Le paradoxe,c'estque l'humiliation
condamné 2tce bagne littéraire,y accomplir4:du bon travailp9. des sujets n'a pas du toutentraîné un retrait de la forme.
Aussilaflaubertisation de1'écriture cst-ellelerachatgénéraldes L'écriture neutre estun faittardif,ellene sera inventée que bien
écrivains,soitqtle 1esm oinsexigeantss'y laissentallcrsanspro- après le réalism e,par des auteurs com me Camus,m oins sous
blèm e,soitque 1espluspursy retournentcom me 2tlareconnais- J'effet d'une esthétique du refuge que par la recherche d'une
sanced'une condition fatalc. écriture enfin innocente.L'écriture réalisteestloin d'êtreneutre,
elle estau contraire chargéedessigneslesplusspectactllairesde
lafabrication.
,
L'écriture etle silence 59
prétendaitfuir,qu'iln'y a pasd'écriture quise soutienne révo-
lutionnaire,etquetoutsilence de laforme n'échappe à.l'impos-
ture que parun mutisme complet.M allarm é,sorte deHam letde
L 'écriture etle silence l'écriture,exprime bien ce momentfragile de l'Histoire,où le
langage littéraire ne se soutient que pour mieux chanter sa
nécessité de mourir. L'agraphie typographique de M allarmé
veutcréerautourdes motsraréfiés une zone vide dans laquelle
la parole,libérée de ses harmonies sociales et coupables, ne
résonne heureusem entpltls.Le vocable,dissocié de la gangue
desclichés habituels,desréflexes techniquesde l'écrivain,est
L'écriture artisanale,placée à.l'intélieurdu patrim oinebour- alorspleinem entirresponsable detouslescontextespossibles' ,il
geois,ne dérange aucun ordre ;privé d'autres combats,l'écri- s'approche d'un acte bref,singulier,dontla matité affirm e une
vain possèdeunepassion quisuffith.lejustifier:l'enfantement solitude,donc une innocence.Cet al-ta la structure m ême du
de la fonme.S'ilrenonce ztla libération d'un nouveau langage suicide :lesilencey estun tempspoétiquehomogènequicoince
littéraire,ilpeutaumoinsrenchérirsurl'ancien,lechargerd'in- entre deux couches et fait éclater le mot moins comme le
tentions,de préciosités,de splendeurs,d'archaïsm es,créerune lambeau d'un cryptogramm e que comm e une lum ière,un vide,
langue riche et mortelle. Cette grande écriture traditionnelle, unmeurtre,uneliberté.(Onsaittoutcequecettehypothèsed'un
celle de Gide,de Valéry,de M ontherlant,de Breton m êm e, M allal'
m é meurtlier du langage doità.M aurice Blanchot.)Ce
signifie que la forme,dans sa lourdeur,dans son drapé excep- langage mallanméen,c'estOrphée quine peutsauverce qu'il
tionnel,est une valeurtranscendante à.l'Histoire,com me peut aime qu'en y renonçant,etquise retournetoutdem êm eun peu;
l'être le langageritueldesprêtres. c'estla Littératureamenée aux portesde la Terre promise,c'est-
Cette écliture sacrée,d'autres écrivains ontpensé qu'ils ne à-dire aux portes d'un monde sans littérature,dont ce serait
pouvaientl'exorciser qu'en la disloquant;ils ontalors miné le pourtantaux écrivainsà.portertém oignage.
langage littéraire,ils ontfaitéclater à.ehaque înstantla coque
renaissante desclichés,deshabitudes,dupassé formelde l'écri-
vain;dansle chaosdesform es,dansledésertdesm ots,ilsont Dans ce m êm e effortde dégagem ent du langage littéraire,
penséatteindreunobjetabsolumentprivéd'Histoire,retrouver voiciune autre solution :créerune écriture blanche,libérée de
lafraîcheurd'un étatneufdu langage.M aiscesperturbations toute servitude 2tun ordrem arquédu langage.Une comparaison
finissent par creuser leurs propres ornières, par créer leurs empnm tée à.la linguistique rendra peut-être assez bien compte
propreslois.LesBelles-lwettres menacenttoutlangagequin'est de ce fait nouveau :on sait que certains linguistes établissent
paspurementfondésurlaparolesociale.Fuyanttoujoursplusen entrelesdeux termesd'unepolarité (singulier-pluriel,prétérit-
avantunesyntaxe du désordre,la désintégrationdu langagene présent), l'existence d'un troisième terme,terme neutre ou
peutconduirequ'àun silencedel'écriture.L'agraphie terminale terme-zéro;ainsientre1esmodessubjonctifetimpératif,l'indi-
deRimbaud ou decertains sunfalistes- tombésparlà m ême catifleur apparaîtcom me une forme amodale.Toutes propor-
dans l'oubli -, ce sabordage bouleversant de la Littérature, tions gardées,l'écriture au degré zéro estau fond une écriture
enseigne que,pour certains écrivains,le langage,première et indicative,ou sil'on veutamodale;ilseraitjustede dire que
dernière issue du m ythelittéraire,recomposefinalementcequ'il c'estuneécrituredejournaliste,siprécisémentlejournalismene
60 LeJtwrtjzérodel'écriture L 'écriture etIe-
q
-I'
Jc,'
lc't?
développait en général des formes optatives ou impératives honnête hom me.M alheureusement rien n'est plus infidèle
(c'est-à-direpathétiques).Lanouvelleécritureneutreseplaceau qu'une éeriture blanche;lesautomatism es s'élaborentà l'en-
milieu decescrisetde cesjugements,sanspal-
ticiperztaucun droitmême où se trouvaitd'abord une liberté,un réseau de
d'eux; elle est faite précisément de leur absence; mais cette formes durcies serre de plus en plus la fraîcheur première du
absence esttotale,elle n'im plique aucun refuge,aucun secret; discours,une écriture renaîtà.la place d'un langage indéfini.
on nepeutdonc dire quec'estuneécriture impassible;c'estplu- L'écrivain,accédantau classique,devientl'épigone de sa créa-
tôtune écritureinnocente.11s'agitde dépassericilaLittérature tion primitive,la sociétéfaitde son écriture unem anière etle
en seconfiant2tune softedelanguebasique,égalementéloignée renvoie prisonnierde sespropresm ythesformels.
des langages vivants et du langage littéraire proprement dit.
Cetteparoletransparente,inaugul
feparL'
ftrangerdeCamus,
accomplitun style de l'absence qui est presque une absence
idéale du style;l'écriture se réduit alors 2tune sorte de m ode
négatif dans lequel les caractères sociaux ou m ythiques d'un
langage s'abolissentau protitd'un étatneutre et inerte de la
forme; la pensée garde ainsi toute sa responsabilité,sans se
recouvrir d'un engagem ent accessoire de la forme dans une
Histoire qui ne lui appartient pas. Si l'écriture de Flaubert
contient une Loi,si celle de M allarm é postule un silence,si
d'autres,celles de Proust,de Céline,de Queneau,dePrévert,
chacune à.sa manière,se fondent sur l'existence d'une nature
sociale, si toutes ces écritures impliquent une opacité de la
forme,supposentune problém atiquedu langage etdela société,
établissantlaparolecommeun objetquidoitêtretraité parun
artisan,un m agicien ou un scripteur,mais non parun intellec-
tuel,l'écriture neutre retrouve réellem entla condition première
del'artclassique:l'instrum entalité.M aiscettefois,l'instrum ent
formeln'estplus au service d'une idéologie tliomphante;ilest
le m ode d'une situation nouvelle de l'écrivain,ilestla façon
d'exister d'un silence;il perd volontairement tout recours h.
l'élégance ou à.l'ornem entation,carcesdeux dimensionsintro-
duiraient à.nouveau dans l'écriture,le Temps,c'est-à-dire une
puissance dérivante,porteuse d'Histoire.Sil'écriture estvrai-
mentneutre,sile langage.au lieu d'être un acte encom brantet
indomptable,parvientà.l'étatd'une équation pure,n'ayantpas
plus d'épaisseurqu'une algèbre en face du creux de l'homme,
alors la Littérature est vaincue,la problématique humaine est
découverte etlivrée sanscouleur,l'écrivain estsansretourun
L 'écriture etlaparole 63
com mence à,connaître la société com me une Nature dontelle
pourrait peut-être reproduire les phénomènes. Pendant ces
m oments où l'écrivain suit1es langages réellementparlés,non
L 'écriture etIa parole plush.titre pittoresque,maiscomme desobjets essentielsqui
épuisenttoutle contenu de la société,l'écriture prend pourlieu
de ses réflexes la parole réelle deshomm es;la littérature n'est
plus un orgueil ou refuge,elle commence 2tdevenir un acte
lucided'information,comm es'illuifallaitd'abordapprendreen
lereproduisantle détailde la disparité sociale;elle s'assigne de
rendreun compteimm édiat,préalable2ttoutautremessage,dela
11y aun peu plusdecentans,lesécrivainsignoraientgénéra- situation deshomm esm urésdanslalanguedeleurclasse,deleur
lem entqu'ilexistât plusieurs façons - etfortdifférentes - de région,de leurprofession,de leur hérédité ou de leur histoire.
parler le français. Vers l830,au mom ent où la bourgeoisie, h cetitre,lelangagelittérairefondésurlaparolesocialene
bonne enfant,se divertitde toutce quisetrouveen limite de sa se débarrassejamais d'une vertu descriptive qui le limite,
propre surface,c'est-à-dire dans la portion exiguë de la société puisque l'universalité d'une langue - dans l'état actuel de la
qu'elle donne h.partager aux bohèmes,aux concierges et aux société- estun faitd'audition,nullem entd'élocution:à l'inté-
voleurs,on commença d'insérer dans le langage littéraire pro- rieurd'unenorm enationalecomm elefrançais,lesparlersdiffè-
prement dit quelques pièces rapportées,empruntées aux lan- rentde groupe h.groupe,etchaque homm eestprisonnierde son
gagesinférieurs,pourvu qu'ilsfussentbien excentriques(sans langage:horsde sa classe,lepremiermotle signale,le situe
quoii1sauraientétémenaçants).Cesjargonspittoresquesdéco- entièrementetl'affiche avec toute son histoire.L'hom me est
raient la Littérature sans m enacer sa structure. Balzac, Sue, offert,livréparson langage,trahipar une véritéformellequi
M onnier,Hugo se plurentztrestituerquelquesform esbien aber- échappe à,ses mensonges intéressés ou généreux.La diversité
rantesde laprononciation etdu vocabulaire;argotdesvoleurs, des langages fonctionne donc com me une Nécessité, et c'est
patoispaysan,jargonallemand,langageconcierge.M aiscelan- pourcelaqu'ellefondeuntragique.
gage social,sorte de vêtementthéâtralaccroché 2tune essence,
n'engageaitjamaislatotalitédeceluiquileparlait;lespassions
continuaientde fonctionnerau-dessusde la parole. Aussilarestitutiondulangageparlé,imaginéd'abord dansle
11fallutpeut-être attendre Proustpourque l'écrivain confon- mimétismeam usédupittoresque,a-t-ellefiniparexprim ertout
dîtentièrementcertainshom mesavecleurlangage,etne donnât le contenu de la contradiction sociale :dans l'œuvre de Céline,
sescréaturesque souslespuresespèces,souslevolume dense et par exemplc, l'écriture n'est pas au service d'une pensée,
coloré de leurparole.Alorsque 1es créaturesbalzaciennes,par commeundécorréalisteréussi,quiseraitjuxtaposéh.lapeinture
exemple,se réduisent facilement aux rapports de force de la d'une sous-classe sociale;ellereprésente vraim entlaplongéede
société dontellesformentcom me lesrelais algébliques,un per- l'éclivain dansl'opacitépoisseusede lacondition qu'ildécrit.
sonnage proustien,lui,se condense dans l'opacité d'un langage Sansdoutes'agit-iltoujoursd'uneexpression,etlaLittérature
particulier, et, c'est 2
t ce nivcau que s'intègre et s'ordonne n'estpasdépassée.M aisilfautconvenirque detouslesmoyens
réellement toute sa situation historique: sa profession, sa dedescrlàtion (puisquejusqu'àprésentlaLittérature s'estsur-
classe,safortune,son hélfdité,sa biologie.Ainsi,la Littérature tout voulue cela),l'appréhension d'un langage réelestpour
64 H?degré ctjr/ de l'k riture
l'écrivain l'acte littéraire le plushumain.Ettoute une partie de
la Littérature moderne esttraversée par les lambeaux plus ou
moinsplfcisdecerêve:unlangagelittérairequiauraitrejoint
lanaturalitédeslangagessociaux.(llsuffitdepenseraux dia- L 'utopie du Iangage
loguesrom anesquesde Sartrepourdonnerun exemplerécentet
connu.)M aisquellequesoitlaréussitedecespeintures,ellesne
sontjamaisquedesreproductions,dessortesd'airsencadréspar
de longsrécitatifsd'une écriture entièrementconventionnelle.
Queneau a voulu précisémentmontrerquela contamination
parlée du discoursécl itétaitpossible danstoutessesparties et,
chez lui, la socialisation du langage littéraire saisit à.la fois Lam ultiplication desécrituresestun faitm odernequioblige
touteslescouchesdel'écliture :la graphiesle lexique- etce qui l'écrivain 2tun choix,faitde la forme une conduite etprovoque
estplusimportantquoique moinsspectaculaire-,ledébit.fvi- uneéthiquedel'écriture.Xtoutes1esdimensionsquidessinaient
demment,cetteécrituredeQueneaunesesituepasendehorsde la créationlittéraire,s'ajoutedésormaisunenouvelleprofon-
laLittérature,puisque,toujoursconsomméeparunepartieres- deur,la forme constituantà elle seule une sorte de mécanisme
treinte de la société,elle ne porte pas une universalité,mais parasitaire de la fonction intellectuelle.L'écriture m oderne est
seulementune expérience etun divertissement.Du m oins,pour un véritable organisme indépendant qui croîtautour de l'acte
la première fois,ce n'est pas l'écliture qui est littéraire; la littéraire,le décore d'une valeuré-trangère 2tson intention,l'en-
Littérature estrepousstje de la Forme:elle n'estplus qu'une gage continuellem ent dans un double mode d'existence, et
catégorie;c'estla Littérature quiestironie,le langage consti- superpose au contenu des m ots,des signesopaquesquiportent
tuant ici l'expérience profonde.Ou plutôt, la Littérature est en eux une histoire,une compromission ou une rédemption
ram enée ouvertementà.uneproblém atique du langage;effecti- secondes,de sortequ'à la situation delapensée,se mêle un des-
vementelle nepeutplusêtre quecela. tin supplémentaire,souventdivergent,toujoursencombrant,de
On voitse dessinerparlà l'aire possible d'un nouvelhum a- la forme.
nisme :à.la suspicion générale quiatteintlelangage toutau long Orcette fatalité du signe littéraire,quifaitqu'un écrivain ne
de la littérature moderne,se substitueraitune réconciliation du peuttracerun m otsansprendre la poseparticulièred'unlangage
verbe de l'écrivain et du verbe des homm es.C'est seulement dém odé,anarchique ou imité,de toute m anièreconventionnelet
alors,quel'écrivain pourraitse dire entièrementengagé,lorsque inhum ain,fonctionne précisémentau momentoù laLittérature,
sa libellf poétique seplacerait2tl'intélieurd'unecondition ver- abolissantde plus en plussa condition de mythe bourgeois,est
bale dont1es lim ites seraientcelles de la société et non celles requise,parlestravaux ou 1estém oignagesd'un hum anismequi
d'une convention ou d'un public:autrem entl'engagementres- a enfin intégré l'Histoire dansson im agede l'hom me.Aussi1es
tera toujours nominal; il pourra assumer le salut d'une anciennescatégorieslittéraires,vidéesdans1esmeilleurscasde
conscience,mais non fonderune action.C'estparce qu'iln'y a leur contenu traditionnel,qui était l'expression d'une essence
(
4
,
'
y
j pasdepensée sanslangagequelaFonneestlapremièreetlader-
nière instance de laresponsabilité littéraire,etc'estparce quela
sociétén'estpasréconciliée quele langage,nécessaireetnéces-
sairementdirigé,institue pourl'écrivain une condition déchirée.
intemporelle de l'hom me,ne tiennentplus t- inalementque par
une forme spécifique,un ordre lexicalou syntaxique,un langage
pour tout dire: c'est l'écriture qui absorbe désorm ais toute
l'identité littéraire d'un ouvrage. Un roman de Sartre n'est
66 uIz degré zéro de lVcriture L'utopiedu Iangage 67
rom an que par fidélité à.un certain ton récité,d'ailleurs inter- éclivain quinaîtouvreen1uile procèsdelaLittérature;maiss'il
m ittent,dont1es normes ontété établiesau coursde toute une lacondamne,il1uiaccordetoujoursun sursisquelaLittérature
géologie antélieure du roman ;en fait,c'estl'écriture du récita- emploie ztle reconquérir;ila beau créerun langage libre,on le
tif,etnon son contenu,quifaitréintégrerau roman sartrien la 1uirenvoiefabriqué,carleluxen'estjamaisinnocent:etc'est
catégoriedesBelles-tzettres.Bien plus,lorsque Sartreessaye de de ce langage rassis etclosparl'imm ense poussée de tousles
briserladurée rom anesque,etdédoubleson récitpourexprimer hommes quine le parlentpas,qu'il1uifautcontinuerd'user.11
l'ubiquité du réel(dansfvc Sursisj,c'estl'écriture nanfe qui y a donc une impasse de l'écriture,et c'est l'im passe de la
recompose au-dessus de la sim ultanéité des événem ents, un sociétémême:lesécrivainsd'aujourd'huiIesentent:poureux,
Tempsuniqueethomogène,celuiduN arrateur,dontla voixpar- la recherche d'un non-style,ou d'un style oral,d'un degré zéro
ticulière,définiepardesaccentsbien reconnaissables,encombre ou d'un degré parlé de l'écriture,c'esten somme l'anticipation
le dévoilem entde l'Histoire d'une unité parasite,et donne au d'un étatabsolumenthomogène de la société ;la plupartcom-
roman l'ambiguïté d'un témoignage quiestpeut-êtrefaux. prennentqu'ilne peuty avoir de langage universelen dehors
d'une universalité concrète,etnon plusm ystique ou nominale,
du m onde civil.
On voitpar là qu'un chef-d'œuvre m oderne estimpossible, 11y a donc danstoute écriture présente une double postula-
l'écrivain étant placé par son écriture dans une contradiction tion :ily alem ouvementd'unerupture etceluid'un avè .nement,
sansissue:oubienl'objetdel'ouvrageestnaïvementaccordé ily a le dessin même de toute situation révolutionnaire,dont
aux conventions de la form e,la littérature reste sourde à.notre l'ambiguïté fondamentale estqu'ilfautbien que la Révolution
Histoire présente,et le mythe littéraire n'estpas dépassé; ou puise dansce qu'elle veutdétruire l'im age mêm e de ce qu'elle
bien l'écrivain reconnaît la vaste fraîcheur du m onde présent, veutposséder.Comm e l'artmoderne dans son entier,l'écriture
m ais pour en rendre compte, il ne dispose que d'une langue littéraire porte à.la fois l'aliénation de l'Histoire et le rêve de
splendide etmorte,devantsapageblanche,au m omentdechoi- l'Histoire :com meNécessité,elleatteste ledéchirem entdeslan-
sir les mots qui doivent franchement signaler sa place dans gages,inséparabledu déchirementdesclasses:com me Liberté,
l'Histoire ettémoignerqu'ilen assume lesdonnées,ilobserve elle est la conscience de ce déchirem ent et l'effort mêm e qui
unedispalitétragiqueentrecequ'ilfaitetce qu'ilvoit;sousses veut le dépasser.Se sentantsans cesse coupable de sa propre
yeux,le monde civilform e maintenantune véritable Nature,et solitude,elle n'en est pas moins une im agination avide d'un
cetteN atureparle,elle élabore deslangagesvivantsdontl'écli- bonheurdesmots,elle se hâteversun langagerêvédontlafraî-
vain estexclu :au contraire,entre sesdoigts,l'Histoire place un cheur,parune sorted'anticipation idéale,figureraitlaperfection
instrument décoratif et com promettant, une écriture qu'il a d'un nouveau m onde adam ique où le langage ne serait plus
héritée d'une Histoire antélieure etdifférente,dontiln'estpas aliéné.La multiplication des écritures institue une Littérature
responsable,etquiestpourtantla seuledontilpuisseuser.Ainsi nouvelle dansla mesure où celle-cin'invente son langage que
naîtun tragique de l'écliture,puisque l'éclivain conscientdoit pourêtreunprojet:laLittératuredevientl'Utopiedulangage.
désorm ais se débattre contre les signes ancestraux et tout-
puissants qui, du fond d'un passé étranger, lui imposent la
Littérature com me un rituel,etnon comm e une réconciliation.
Ainsi,saufh.renoncer2tlaLittérature,lasolution decettepro-
blématique de l'écriture ne dépend pas des écrivains.Chaque
N ouveaux essais critiques
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LaRochefoucauld:
wReylexionsou Sentencesetmaximespz
(
tune);maiscestroistermesne reçoiventpasle mêmeaccent: joursuneactivitédéfinitionnelleetnonuneactivitétransitive;
1esdeuxderniers(bonneetmauvaisefortune)forment1espiliers un recueilde maximesesttoujoursplusou moins(etcela est
véritablesdelarelation (ilsserventh.construireuneantithèse), flagrantpourLaRochefoucauld)undictionnaire,nonunlivrede
76 Nouvcaux cuî-
s
wïcçcritiques 77
recettes:iléclaire l'être decellainesconduites,non leursm odes unies,disposées comme un cheminem ent régulier d'essences
ou leurstechniques.Cette relation d'équivalence estd'un type dansle monde de la vérité imm obile.M aisparfoisaussil'équi-
assez archaïque:définir les choses (à l'aide d'une relation valenceestplusemphatique:rfNousnentplzydonnonspas(aux
immobile),e'esttoujours plus ou meins les sacraliser,etla gensplusplff- our//-
$
'quenous)pt pffrlebienquenousleurvoulons
maximen'y manquepas,endépitdesonprojetrationaliste. faire,ditLaRochefoucauld,tnal' spourlebienquenousvoulons
Lam axim eestdoncfol4généralem entsoumise2tune relation rétrtrpt/ïrp;onrenforceainsilapropositionpositive(lebienque
d'équivalence:un termeJ,
't7u/(ounevautpas)1'autre.L'étatle nous voulons recevoir) par la représentation même de son
plusélémentairede cetterelation estpurem entcomparatif:la contraire (Iebien queryt?r/A'voulonsfaire);c'estcemouvement
maxime confronte deux objets,parexemple Iaforce etIa à.la fois opposé et convergent que l'on retrouve dans des
volonté,etsecontente de poserleurrapportquantitatif:tNous maximesd'apparencepourtantpeu égalitaire ::Leshommesne
avonsplusdeJprctrquedevolontéz
p;cemouvementest1'0ri- vivraicntpas longtemps en société,s'ilsn'étaient/t?. s'dupesles
gined'un nombre importantde m axim es.On trouve ici1estrois unsdesJlkrrc.v>>;cequiveutproprementdire:1eshomm essont
degrésde la comparaison :plt
ls,autant, moins;mais comme la dupes1esunsdesautres,sansquoiilsnevivraientpasen société.
maximesel
4 surtoutun projetdedénonciation,cesontévidem- M aislarelation laplus significative,au pointqu'ellepourrait
m entlescomparatifscritiquesquil'em portent:la maxime nous passer pour le modèle même de la m axim e selon La Roche-
dit qu'il y a dans telle vertu plus de passion que nous ne foucauld,e'estla relation d'identité déceptive,dontl'expression
croyons:c'est12 tson proposhabituel.On le voit,ce propos, si courante estla copule restrictive:n'estt .pt?.wf.
,
t'
7clémence des
l'on accepte un instantd'en psychanalyserla structure, se fonde princesn'ests't
plfpcrlfqu'unepolitiquepourgagner l'
ayection
tout entier sur une im agination de la pesée;comm e un dieu, des peuples>p,ou ela c't
ppku
çrc/rgc.
c des sages n'estque l'artde
l'auteurdesmaximessoupèse desobjetsetilnousditlavélité rofermerJt?r/?
'agitationdanslec'trrfr>
z;1esexemplessontici
des tares'
,peser esten effetune activité divine, toute une ico- abondantsetclairs;on y reconnaîtfacilementce qu'on appelle-
nographie - etfortancienne - en témoigne.M ais La Roche- raitaujourd'huiune relation démystifiante,puisque l'auteur,
fbucauld n'estpasun dieu;sapensée,issue d'un m ouvem ent d'un mot,réduitl'apparence (la clémence,la constance)à.sa
rationaliste,resteprofane:ilneptsejamaisuneFautesingulière réalité(unepolitique,unt
grr).N'estqueestensommelemotclef
etmétaphysique,m aisseulem entdesfautes,pluriellesettem po- delamaximecarilnes'agitpasicid'unsimpledévoilement(ce
relles:c'estunchimiste,nonun prêtre(maison saitaussique qu'indique parfoisl'expression en cJ
J
'et,ausensde:enr/(7/ïfll;
.
dans notre imagination collective le thèm e divin et le thème cedévoilementestpresquetoujoursréducteur;iln'expliquepas,
savantrestenttrèsproches). ildéfinitleplus(l'apparence)parlemoins(leréel)1.On serait
Au-dessusdel'étatcom paratif,voicilesecondétatdelarela- tenté de faire de cette relation déceptive (puisqu'elle dt
koit
tion d'équivalence:l'identité;c'est sans doute un étatm ieux l'apparence au profitd'uneréalité toujoursmoinsglorieuse),
fermé,plus mûr,pourrait-on dire,puisqu'icion ne se contente l'expression logique de ce qu'on a appelé le pessimisme de La
pasdeprésenteretdeconfronterdeuxobjetspoureninférerun Rochefoucauld ;sansdoute larestriction,sulloutsielle pal'tdes
rapport grossiè
.rement quantitatif; on définit ce rappol't en
essence,nonplusen quantité;onpose que ceciestcela,parsub-
stance etpourl'éternité,que lIa modération t?s'
rune crainte>p, 1.On notera curieusementque sile n'esttyrft,estbien démystifiantdans
l'ordredesessences,ildevientmystifiantdansl'ordredu faire.11n'yaqu't)...est
que ftl'anlour-propre cst?
.
///jlatteur>p,que 6(l'envie tB'fune le mot plein d'assurance,d'illusion et de ridicule de tous 1es généraux en
fureurp
>,etc.Ce sontlà desexemplesd'identitéssimples,tout chambre,
Nouveaux essais critiques wReïlexionsouSentencesetmaximespp
vertuspouraboutiraux hasardsetaux passions,n'estpaseupho- tuée en spectacle;com me tout spectacle,celui-ci vise à.un
rique:c'esten apparenceun mouvementavaricieux,contraint, plaisir(hérité detoute une tradition précieuse,dontl'histoire
ilrogne surla générosité du m ondc,Sa diversité aussi;m aisce n'estplusà.faire);maisleplusintéressant,c'estquecommetout
pessimism eestambigu;ilestaussilefruitd'uneavidité,sinon spectacle aussi,mais avec infinim entplus d'ingéniosité puis-
d'explication,du moinsd'explicitation;ilparticiped'unecer- qu'ils'agitdelangageetnon d'espace,lapointe estuneform e
taine désillusion sans doute, conform e à. la situation aristo- derupture.
'elletendtoujoursàfermerlapenséesurunpanache,
cratiquedel'hom m edesm aximes;maisaussi,sûrem ent,d'un surcem omentfragile où le verbe se tait,touche à.lafois au
m ouvem entpositifde rationalisation,d'intégration d'élém ents silenceeth.l'applaudissement.
disparates:lavision de LaRochefoucauld n'estpasdialectique, Lapointeest,eneffet,presquetoujoursh.lafindelamaxime.
ctc'esten cela qu'elle estdésespélfe;m aiselle estrationnelle, Souventm ême,comm e toutbon artiste,La Roehefoucauld la
etc'esteneela,eomme toutephilosophiede laclarté,qu'elleest prépare- sans qu'on s'en doute;la maxime comm ence en dis-
progressive',copiantLaRochefoucauld lui-m ême,on pourrait coursordinaire(cen'estpasencoreun:maxime);puislapointe
dire souslaformerestrictivequiluiétaitchère:lepessim isme seramasse,éelateetfennelavérité.Cepassagedtldiscoursà,la
dc La Rochefoucauld n'estqu'un rationalism eincomplet. pointeestd'ordinairesignaléparunehumbleconjonction:cl;
ce etn'ajouterien,contrairementà.safonction habituelle;il
ouvre,ilestlerideau quiseretire etdécouvrelascène desmots:
Lestermesetlarelation de lam axim eunefoisdécrits,a-t-on rLafélicitéestdanslegt
plf,etnonpasdansleschoses;etc'est
épuisésaforme?Nullement.C'est,je crois,uneerreurque de paravoirce qu'on aime qu'on aime etnon paravoirce queles
supposer à.une ceuvre deux seulspaliers:celuide la forme et autres trouventaimableAz:toute lafin,avec son antithèse etson
celuidu contenu ;la forme elle-m êm epeutcomporterplusieurs identitéinversée,estcomm eun spectaclebrusquem entdécou-
niveaux :lastructure,on l'a vu,en estun ;m aison avu aussique vert.Carc'estévidem mentl'antithèsequiestlafigurepréférée
pouratteindre cette structure,ilfallaiten quelque sorte dégager delapointe;ellesaisittouteslescatégoriesgram maticales,les
la m axim e de sa lettre,forcer sa terminologie,le donné imm é- substantifs (par exemple ruine/établissement, raison/nature,
diatdela phrase,acceptercertainessubstitutions,certainessim- humeur/esprit,etc.),lesadjectifs(grand/petit)et1espronoms
plifications;c'estmaintenantauniveau leplussuperficielqu'il d'apparencelaplushumble (l'un/l'autre),pourvu qu'ilssoient
fautrevenir;carlastl-ucttlre delam axim e,pourform ellequ'elle m isenopposition signifkative;etau-delàdelagramm aire,elle
soit,estelle-m ême habillée d'une form esubtile etétincelante, peutsaisir,bienentendu,desm ouvem ents,desthèmes,opposer,
quienfaitl'éclatetleplaisir(i1y aunplaisirdelamaxime);ce parexemple,toutesles expressions du au-dessus (s'élever)h,
vêtementbrillantetdur,c'estlapointe.Sije1is:rrC'estune toutes celles du au-dessous (abaisser).Dans le monde de la
espèce de coquetterie de faire remarquer qu' 42,7 n'en fait m axime,l'antithèse estune force universelle de signification,
jamais>z,je sensiciuneintentionesthétiqueh.mêmelaphrase; au point qu'elle peutrendre spectaculaire (pertinent,diraient
jevoisqu'elleconsisteàfaireservirlemotdecoquetterieh.deux les linguistes) un simple contraste de nombres;celui-cipar
projetsdiffdrents,endécrochantpourainsidirel'undel'autre, exemple :w 11n'
y a qued'unesorted'
amour,maisily en a mille
en sorte que ne pasfaire de coquetterie devienne h.son tourune différentescopies>,oùc'estl'oppositionun/millequiconstitue
coquetterie;bref,j'aiaffaire 2tune véritable constnlction ver- lapointe.0nvoitparlàquel'antithèsen'estpasseulementune
bale:c'estla pointe (que l'on retrouve aussidans les vers). figure emphatique,c'est-à-direen som m eun simpledécorde la
Qu'est-cequ'unepointe?C'est,sil'on veut,lamaximeconsti- pensée;c'estprobablementautre chose etplus;une fw on de
Nouveaux c.
î,
slf5'critiques wRéflexionsouSentencesetrz?tw'
rïrNtr.
îz
p
faire surgirle sensd'une opposition de termes;etcom me nous ws Iz/philosopllie triomplle Jfyérrlcnf des z' zk/u.
v passés et des
savonspar1esexplorationsrécentesde la linguistique que c'est rrlcèf-
v (ipt?rlf'
r,mais /f?-
îmatfxJprt
/kt
dn/x triomphcntd' elleAz:une
1àleprocédéfondamentaldelasignitication(etcerlainsphysio- brusque dissymétrie vienticidéranger etparconséquentfaire
logistesdisentmêmedelaperception),nouscomprenonsrnieux signifiertoutle train dessym étriesenvironnantes1.
que l'antithèse s'accorde sibien 2tces langages archaïques que
sontprobablementleversetl'aphorisme;elle n'estau fond que
le m écanism e tout nu du sens et com me,dans toute sc/ciété Lcs formes posées, il est peut-être possible m aintenant
évoluée,le retouraux sourcesfonctionne tinalementcom me un d'approcherlescontenus.C'est2
tlarelation d'identitérestrictive
spectacle surprenant.ainsil'antithèse estdevenue une pointe, (...n'(
a>'rque...),dontonaindiquél'effetdéceptif,démystifiant,
c'est-à-dire le spectaclem ême du sens. qu'il fautessentiellcm entrevenir,car quelles qu'en soient1es
A//cm cr,c'estdonc là l'un desdeux procédés de la pointe. variations syntaxiques,c'esten elle que la structure verbale de
L'autre,quiluiest souventcom plém entaire,quoique opposé, la maximeetlastructurementalede son auteurse rejoignent.
c'estde répéter.La rhétoriqueconventionnelle proscrivait(et Elle unitdesterm esforts.M aisdu pointde vue du sens,quels
sontces termes forts? Le premierterme,celuiquivienten tête
prosclitencore)1esrépétitionstroprapprochéesdumê .memot; de la m axim e,celui précisém ent qu'il s'agit de décevoir,de
Pascals'étaitmoqué de cette 1oitoute form elle en dem andant
qu'on n'oubliepasle senssousprétexte de faireharm onieux :il dégonfler,estoccupé parce que l'on pourraitappeler laclasse
y adescas où ilfautappelerParis,Paris,etd'autrescapitale de desvertus(la clémence,la Twf//tkrlc'
t?
,laforced'âme,Ia .
îfnctj-
la France :c'estle sensquirègle la répétition.La m axime,elle, rité,leméprisdeIamort);cesvertus,cesontdonc,sil'onveut,
va plus loin :elle aime 2treprendre un terme,surtout sicette desirrcalia,desobjetsvains,desapparencesdontilfautretrou-
répétition peutm arqucrune antithèse:t:On pleure pouréviter verlaréalité;etcette réalité,c'estévidemm entle second terme
Ia honte de nepletlrerpaszz;cette répétitionpeutêtrefragmen- quila denne,1uiquia lacharg:derévélerl'identitévéritable des
taire,ce quipermetde répéterune partie du rnotsansrépéterle vertus;ce secondterm eestdonc occupé parce quel'onpourrait
motlui-même:wL'intérêtparlert
-
purcysortesdelangucs etjoue appelerlaclasse desrealia,desobjetsréels,quicomposentle
toutcs sortcs de personnages, même celui du Jtfyïnr/rtcucizp; monde dont1esvertusne sontque 1essonges.Quelssontces
reprenant encore ici l'explication des linguistes,on dira que realia qtlicom posentl'hom me?llspeuventêtrede troissortes:
l'opposition du sensestd'autantplusflagrantequ'elle estsoute- ily a d'abord etsurtout1espassions (la vanité,la fureur,la
nue parun accidentverbalparfaitementlimité :c'estseulement paresse, l'ambition, soumises à.la plus grande de toutes,
l'amour-proprt);ily aensuite 1escontingences:c'esttoutce
lepréfixequiopposeintérêtàdésintéressé.Lapointeestunjeu, quidépend(ltIhasard (etpourLaRochefoucauld,c'estl'undes
sansdoute;maiscejeuestauserviced'unetrèsanciennetech- plusgrandsmaîtresdumonde):hasarddesévénements,quela
nique,celledusens;ensortequcbienécrire,c'estjoueravec1es
motsparcequejoueravec1esmots,c'estfatalementserappro- langueelassiqueappelleIafortune,hasarddu corps,delasub-
cher de ce dessin d'opposition quirègle fondamentalement la jectivitéphysique,quecettemêmelangueappellel'humeur'
,ily
naissance d'une signification. On le voit bien par certaines
i
-
$
'
.
,
constnlctions com plexes,où 1es répétitions s'étendentets'en-
chevêtrent si obstiném ent que ce que l'on pourrait appeler la
faille oppositionnelle s'y voitspectaculairement:le senséclate l
1.C'estcedontrendra compte une simple mise en équation de la maxime.
Soita:laphilosophie,b:triompht,
rJc,():lesrr
zt
tvenir).Onobtientlafaussesymétriesuivante:
-
/f/
x(l,2,3:passés:prt
.sentset
j
i
t
abcI3/e2b a
au milieu d'une nappe d'insignifiances' ,ainside cette m axim e:
82 Nouveaux essaiscritiques q
vReïlexlonsouSentencesetmaximespp 83
a enfin une dernièreclasse de réalitésdéfiniesparleurcaractère singulier; pessim iste dans son résultat, la démarche de La
interchangeable; elles rem placent occasionnellement 1es pas- Rochefoucauld estbénéfique dansson procédé:elle faitcesser,
sions ou les contingences,d'une façon plus indéfinie;ce sont à chaque maxime,l'angoisse d'un signe douteux.
desréalitésatténuées,expression d'unecertaineinsignifiance du V oilàdonc ununiversquinepeuts'ordonnerquedanssaver-
monde;cesontlesactions,lesJc/tkul-
ç,leseffets,motsgénéraux, ticalité.Au seulniveau des vertus,c'est-à-dire desapparences,
peu m arqués,suivis d'ordinaire d'une relative quien m onnaye aucune structure n'est possible, puisque la structure provient
le sensmaisaussilebanalise(q...un assemblaged'actionset précisémentd'un rapportde vérité entrelem anifeste etlecaché.
d'intérêtsquelafortuneounotreindustriesaventarranger>); 11s'ensuit que les vertus,prises séparém ent,ne peuventfaire
etcom me cesm otstiennentlaplace d'un term e sanscependant l'objetd'aucunedescription'
,onnepeutcoordonnerl'héroïsme,
le remplird'un sensvéritable,on pourraitreconnaître en eux des la bonté,l'honnêteté etla reconnaissance,parexemple,pouren
m otsmana,fortsparla placequ'ilsoccupentdanslastructurede faire une gerbe de m érites,même sil'on se proposaitde dém ys-
lam axim e maisvides- ou presque- de sens1. tifierensuitele bien en général;chaque vertu n'existe qu'àpar-
Entre1esirrealia(vertus)etlesrealia(passions,contingences, tirdu momentoù l'on atteintce qu'elle cache' ,l'homm e de La
actions),ily a un raplx)rtde masque;lesunes déguisentles Rochefoucauld nepeutdonc se décrire qu'en zigzags,selonune
autres;on saitquele masque estun grand thème classique (1a sinusoïdequiva sanscesse du bien apparent2tla réalité cachée.
langueneparlaitpasalorsdemasquemaisdevoileoude/tzrtfl; Sansdoute y a-t-ildesvertusplusimportantes,c'est-à-dire pour
toutela secondem oitié du xvllesièclea ététravailléeparl'ambi- LaRochefoucauld plusobsédantes:m aisce sontcellesprécisé-
guïtédessignes.Commentlire l'homm e?Latragédieracinienne mentoùl'illusion,quin'estqueladistancede la surfaceau fond,
estpleine de cette incertitude:lesvisagesetles conduites sont estla plusgrande:lareconnaissance parexemple,où l'on pour-
dessignauxéquivoques,etcetteduplicitérendlemonde(Iemon- raitpresquevoiruneobsessionnévrotiquedelapenséejansé-
dain)accablant,au pointquerenoncerau monde,c'estsesous- niste,sanscesseaccabléeparl'intimidationdelafidé
-lité(onle
traire à.l'intolérable inexactitude du code humain.Cette ambi- voitbien chezRacineoùlat'idélitéamoureuseesttoujoursune
guïté dessignes,LaRochefoucauld la faitcesseren démasquant valeurfunèbre).etd'unemanièreplusgénéraletoutes1esatti-
lesvertus;sansdoute,d'abord etle plussouvent,lesvertusdites tudesde bonne conscience,généraliséessouslenom demérite:
pakbnnes(parexempleleméprisdelamort),ramenéesimpitoya- prom sition déjàtoutemoderne,le mériten'esten sommepour
blement2tl'amotlr-propre ou à l'inconscience (cette réduction LaRochefoucauld que de lam auvaise foi.
étaitunthèmeaugustinien,janséniste);maisensommetoutes1es Ainsinulsystèmepossibledesvertus,sil'onnedescendaux
vertus;car ce quiimporte,c'estd'apaiser,fût-ce au plix d'une réalitésdontellesnesontqueleretournement.Lerésultatpara-
vision pessimiste,l'insupportable duplicité de ccquise voit;or doxalde cette dialectique,le voici:c'estt'inalementle désordre
laisser une apparence sans explication réductlice,c'est laisser réelde l'homme (désordre despassions,desévénements,des
vivre un doute;pourLa Rochefoucauld,la définition,sinoire humeurs),quidonne 2tcethomme son unité.On nepeuttixer
soit-elle,a certainem entune fonction rassérénante'
,m ontrerque une structuredesvertus,carcenesontquedesvaleursparasites;
l'ordre moraln'estquelemasque d'un désordrecontingentesten m aison peutbien plusfacilem entassignerun ordre au désordre
définitiveplusrassurantqued'en resterh.un ordre apparentmais desrealia.Quelordre?non pasceluid'uneorganisation,mais
celuid'une force,ou mieux encore d'une énergie.Lapassion et
1.Surla définition du mana,2tlaquell
e je fai
s allusion ici,je renvoie à. lafortunesontdesprincipesactifs,ledésordre/lïrlemonde:le
CI.Lévi-strauss,lhtroductiontl/'œuvredeA'
ft7I?.
î-ç. désordre descontingencescrée,vaillequevaille,laseuleviequi
84 Nouveaux essaiscritiques wRXlexionsouSentetlcesetmaxilnes)
> 85
nous soit impartie. Devant 1es passions et les hasards, La tale,c'estplfcisément,parson atonie,d'empêcherladialectique
Rochefoucauld m ontre de l'éloquence, il en parle presque mêmedubien etdum al:parexem plc,onnepeutêtrebonsans
comm ede personnes;ces forces s'organisenten hiérarchie;les une certaine m échanceté;mais lorsque l'homm e se laisse saisir
comm 4ndanttoutes,l'am our-propre.Cetamour-propre a 2tpeu parla paresse de la mlchanceté,c'estla bonté mêm e qui1uiest
près les propriétés d'une substance chimique - on pourrait inéluctablem entdérobée.
presque dire m agique - puisque cctte substance est 2
1 la fois Onlevoit,ilyadanscetédiflceprofondunvertigedunéant:
vitale etunitaire:elle peutêtre infinitésimale(ce qu'indiquent descendantde palier en palicr,de l'hérok
'sme 2tl'ambition,de
1esadjectifssubtil,hn,cé?c./
'
lp'
,délicatj,sansperdredesaforce, l'ambition2tlajalousie,onn'atteintjamaislefonddel'homme,
bien au contraire; elle est partout, au fond des vertus, bien onnepeutjamaisendonnerunedéfinitiondernière,quisoitinf-
entendu,maisaussiaufonddesautrespassions,commelajalou- ductible ;quand l'ultime passion a été désignée,cette passion
sieout'ambition,quin'en sontquedesvariété
.s:elletransmute elle-même s'évanouit, elle peut n't ètre que paresse, inertie,
tout,les vertusen passions,m aisaussiparfois,tantson pouvoir néant',la maxime estune voie intinie de déception;l'hom me
est illimité,les passions en vertus,l'égoïsme par exemple en n'estplusqu'un squelette de passions,etce squelette lui-même
bonté;c'estunProtée;comm epuissancededésordre,lapassion n'estpeut-êtrequelefantasnled'un rien :l'homme n'cu îr/pc/u
s
'sûr.
(oul'amour-propre,c'estlamêmechose)estundieuactif,tour- Ce vertige de l'irréelestpeut-être larançon de toutes lesentre-
m enteur', par son action incessante, à la fois multitbrme et prises de démystification,en sorte qu'à la plus grande lucidité
m onotone,il met dans le mondc une obscssion,un chant de correspond souvent la plus grande irréalité. D( jbarrassant
basse dont la profusion des conduites diverses n'est que le l'homm e de ses m asques,comm ent,où s'arlfter? La voie est
contrepoint:le désordre lfpété esten somme un ordre,le seul d'autant mieux ferm ée pour La Rochefoucauld que la philo-
quinous soitconcédé ..Or,ikforce de constituer la passion en sophie de son temps ne luitburnissaitqu'un monde composé
principe actif,La Rochefoucauld ne pouvait qu'apporter une d'essences;la seule relation que l'on pouvaitraisonnablement
attention aiguë,subtile,inquiète,étonnée aussi,aux inertiesde supposer2tcesessencesétaitunerelation d'identité,c'est-à-dire
l'homm e,àtces sortes de passions atones,quisont comme le une relation immobile,ferm tg aux idées dialectiques de retour,
négatifou mieux cncorelescandaledelapassion:lafaiblesse de circularité,de devenirou detransitivitk
j;ce n'estpasque La
Rochefoueauld n'aiteu une certaine im agination de ce qu'on
etlaparesse;ily aquelquesmaximespénétrantessurcesujet', appelait alors la contrariété; sur ce point, certaines de ses
com mentl'homm epeut-ilêtreztlafois inactifetpassionné?La
Rochefoucauld aeu l'intuition de cette dialectique quifaitdela maximes sontétrangementm odernes;admis la séparation des
négativitéune force;ilacomprisqu'ily avaitdansl'hom meune essences m orales ou passionnelles,il a bien vu qu'elles pou-
résistance 2
1la passion,maisque cette résistance n'étaitpasune vaientnouercertainséchanges,quelem alpouvaitsortirdu bien,
vertu,un effortvolontaire du bicn,qu'elle étaitau contraireune qu'un excès pouvaitchanger la qualité d'une chose;l'objet
secondepassion,plusruséequelapremière;c'estpourquoiilla même de son frpessim isme>),c'esten définitive,au boutde la
considère avec un pessim isme absolu ;1espassionsactivessont m axim e,horsd'elle,le monde,1esconduitesquel'onpeutou ne
finalement plus estimables,parce qu'elles ont une form e;la peutpas y tenir,bref l'ordre du faire,comme nous dirions
paresse(oulafaiblesse)estpluscnnemiedelavertuquelevice, aujourd'hui)cepressentimentd'unetransformationdesessen-
elle alimente l'hypocrisie,joue 2tla frontière des vertus,elle ces fatales par la praxis hum aine, on le voit bien dans la
prend par exemple le masque de la douceur;elle est le seul distinction fréquente que La Rochefoucauld é .tablit entre la
défautdontl'hom me ne puisse se corriger.Sa tare fondamen- substance d'un acte (aitner,louer)etson mode d'accomplis-
Nouveaux essais critiques wReylexionsouSentencesetmaximes>z 87
sement:rtOncroitquelquefoisJ/ézi'
rlaf/tkrfcr/c,maisonrlphait nousapprennentt
ènousconnaîtrenous-mêmes,qu'eneutlefou
queIamanièredejlatterpp;ouencore:qL'amour,toutagréable d'Athènesde seplaindre du médecin quil'avaitguéridel'opi-
qu'ilest,plaîtencore/J/I/. îpar/T?A'manièresJt???/ilse montreque nion d'être riche.>>La Rochefoucauld aborde ici,de biaisetpar
par /f/à-?'
>lt?>?/T?.lpM ais au m om entmême où La Rochefoucauld une référence d'époque aux m oralistes de l'Antiquité,le statut
semble affirmer le m onde en récupérantztsa façon la dialec- m êm edu démystificateurau sein du groupeque toutà lafoisil
tique,unprojetmanifestementmoralintervient,quiimmobilise exprime etilattaque.L'auteurdes maximes n'estpasun écri-
ladescription vivante sousladéfinition terroriste,le constatsous vain;ilditlavérité(dumoinsilenaleprojetdéclaré),c'estlà
1esambigui' tésd'uneloi,quiestdonnée h.la foiscomm em orale sa fonction :il préfigure donc plutôtcelui que nous appelons
etphysique.Or,cette impuissance 2tarrêterà un certain m om ent l'intellectuel.Or,l'intellectuelesttoutentierdéfiniparun statut
ladéception du m onde,elle esttoutentièredansla forme m ême contradictoire;nul doute qu'ilne soitdélégué par son groupe
desM aximes,danscette relation d'identitérestrictive,àlaquelle (icilasociétémondaine)ztunetâcheprécise,maiscettetâcheest
ilfautdone une fois de plus revenir.Carsiles vertus oceupent contestatrice;en d'autres termessla société charge un hom me,
le premierterme de la relation et1espassions,contingences et un rhéteur,dese retournercontre elle etde la contester.Telest
actions le second term e,et sile second terme estdéceptifpar le lien ambigu quisem ble unirLa Rochefoucauld 2tsa caste;la
rapport au premier, cela veut dire que l'apparence (ou le m axim e est directem ent issue des Salons,m ille tém oignages
masque)constituelesujetdu discoursetquelaréalitén'en est historiques le disent;etpourtantla m axime ne cesse de contes-
que le prédicat;autrementdit,le monde entierest vu,centré, ter la m ondanité;toutse passe comm e sila société mondaine
dirait-on en term es de photographie, sous 1es espèces du s'octroyaità.traversLa Rochefoucauld le spectacle de sa propre
paraître,dontl'être n'estplusqu'un attribut;certesladém arche contestation ;sansdoute cette contestation n'est-elle pas vérita-
deLa Rochefoucauld semble 2tpremière vue objectivepuis- blementdangereuse,puisqu'elle n'estpaspolitique,m aisseule-
qu'elle veutretrouver l'être sous l'apparence,le réeldes pas- mentpsychologiquu,autorisée d'ailleursparle climatchrétien;
sionssousl'alibidesgrandssentiments;maisce quiestprojet comm entcette aristocratie désabusée aurait-elle pu se retourner
authentique de vérité reste pourainsidireim mobilisé,enchanté contre son activité mêm e,puisque cette activité n'étaitpas de
dansla form e de la m axim e:La Rochefoucauld a beau dénon- travailmaisd'oisiveté? Lacontestation deLaRochefoucauld,à.
cer1es grandes entitésde la vie morale com me de purs songes, la foisâpre etinadéquate,définitassez bien 1eslimites qu'une
iln'enconstituepasmoinscessongesensujetsdudiscours,dont caste doitdonnerà sapropre interrogation siellela veutltla fois
finalementtouteI'explicatl
bn conséquentereste prisonnière:1es purifiante etsansdanger:1es limites même de ce qu'on appel-
vertussontdes songes,maisdessongespétrifiés:cesmasques leratroissièclesdurantlapsychologie.
occupenttoute la scène;on s'épuiseà 1espercersanscependant En somm elegroupe demande 2tl'intellectuelde puiseren lui-
jamais1esquittertout2tfait:lesMaximessontà.la longue mêm e les raisons- contradictoires- de le contester et de le
comm eun cauchem arde vérité. représenter, et c'est peut-être cette tension, plus vive ici
qu'ailleurs,qui donne aux M aximes de La Rochefoucauld un
caractèredéroutant,dumoinssinouslesjugeonsdenotrepoint
La démystification infinie que 1esM aximesm ettenten scène de vue m oderne ;l'ouvrage, dans son discontinu,passe sans
nepouvaitlaisseràl'écart(à l'abri)lefaiseurdemaximeslui- cesse de la plus grande originalité 2tlaplusgrande banalité;ici
même : il y a des m axim es sur les m aximes; celle-ci par desm axim es dontl'intelligence,la modernité mêm e,étonne et
exemple:6(On a tr
/l/ri/lkrde.
îl(k/-
çde seplal
hdre de ceux qui exalte;12tdestruismesplats(cequineveutpasdirequ'ilssoient
88 Nouveaux t
?,
s
'.
î(?9 critiques
justes),ilestvraid'autantplusneutresquetouteunelittérature
lesadepuisbanalisésjusqu'àl'écœurement;lamaxim:cstun
êtreblfrons,icitragique,1àbourgcois;endépitdesafrappeaus-
tère,de son écriturecinglante etpure,elleestessentiellem entun Lesplanchesde /'wEncyclopédie>>
discours ambigu,situé à la frontière de deux mondes.Quels
mondes?Onpeutdire:celuidelamortetceluidujeu.Ducôté
delam ort,ily alaquestion tragiqueparexcellence,adresséepar
l'hommeaudieumut )t:quisuis-je?C'estlaquestionsanscesse
formuléeparle héros racinien,ériphyle parexemple,quine
cessede vouloirseconnaître etquien meurt;c'estaussilaques-
tion desM aximes:ily estrépondu parle tenible,parle funèbre Notrelittératureamistrèslongtempsàtdécouvrirl'objet;il
n'est que de l'identité restrictive,et encore,on 1'a vu,cette fautattendre Balzac pourque le roman ne soitplus seulement
réponse est-elle peu sûre,ptlisque l'homme ne quittejamais l'espace de purs rapports humains,mais aussi de matières et
franchementle songe de la vel-tu.M aiscette question mol-
telle, d'usagesappelésàjouerleurpartiedansl'histoiredespassions:
c'estaussi,parexcellence,laquestiondetous1esjeux.Eninter- Grandeteût-ilpu être avare (littérairementparlant),sans ses
rogeantœ dipesurl'être de l'hom me,leSphinx a fondé à.lafois boutsdechandelles,sesm orceauxdesucreetsoncrucitixd'or?
le discours tragique etle discoursludique,lejeu de la mol4 Bien avantla littérature,î'Encyclopédie,singulièrementdansses
(puisquepourœdipelamortétaitleprixdel'ignorance)etlejeu planches,pratiquece que l'on pourraitappelerune certainephi-
desalon.Quiêtes-vous?Cettedevinetteestaussilaquestiondes losophiedel'objet:c'est-à-direqu'elleréfléchitsursonêtre,
M aximes; on l'a vu,tout,dans leur stnlcture,esttrès proche opèreà.lafoisunrecensementetunedéfinition;ledesseintech-
d'unjeuverbal,nonpas,bienentendu,d'unhasarddcsmotstel nologiqueobligeaitsansdoute h.décrire desobjets;maisen
que pouvaientle concevoirlessurréalistes,eux aussid'ailleurs séparantles images du texte,z'Encyclopédie s'engageait dans
faiseursdem axim es,m aisdu moinsd'une soum ission du sensà. une iconographie autonome de l'objet,dont nous savourons
certainesform espré-établies,com me silarègleformelleétaitun aujourd'huitoutelapuissance,puisquenousneregardonsplus
instrument de vérité.On sait que les m axim es de La Roche- cesillustrations2tdesfinspuresde savoir,com me onvoudraitle
foucauldsonteffectivementnéesdejeuxdesalons(portraits, montrerici.
devinettes,sentences);et cette rencontre du tragique et du Lesplanchesdel'Encyclopédieprésententl'objet,etcette
mondain,l'un frôlantl'autre,cen'estpaslam oindredesvérités présentation ajoutedéjàà.lafindidactiquedel'illustrationune
que nousproposentlesM aximes:leursdécouvertespeuventici justit
scationplusgratuite,d'ordreesthétiqueouonilique:onne
et l2tpasser, emportées par l'histoire des hommes, mais leur sauraitmieux comparerl'im agerie de î'Encyclopédie qu'à l'une
projetreste,quiditquelejeutouche2tlamol4dusujet1. de cesgrandesexpositionsquisefontdanslem onde depuisune
centaine d'annéesetdont,pourl'époque,l'illustration encyclo-
pédiquefutcommel'ancêtre:ils'agittoujoursdanslesdeuxcas
àlafoisd'un bilan etd'un spectacle :ilfautallerauxplanchesde
k'Encyclopédie(sansparlerdebiend'autresmotifs)commeonva
1.PréfaceztLa Rochefoucauld,Réflexionst
pz/Sentettcesetr?
3rC.
T
r?
'rdt
?.
ç,Club aujourd'huiauxexpositionsdeBruxellesoudeNew York.Les
françaisdu livre,l961. objetsprésentés sontà lalettreencyclopédiques,c'est-à-dire
90 Nouveauxessaiscritiques Lesplanchesde/'wEncyclopédie>> 9l
qu'ilscouvrenttoute la sphère desm atièresm ises en forme par parleurmatière,résistantemaisnon cassante,constructiblemais
l'hom me: vêtements,voitures,ustensiles, arm es,instruments, non plastique.Rien ne montremieux cepouvoird'humanisation
meubles,toutce que l'hom me découpe danslebois,le métal,le du boisque1esmachinesdej'Encyclopédie;danscemondede
verreou lafibre esticicatalogué,du ciseau h.lastatue,de la fleur latechnique(encoreartisanale,carlagrandeindustrien'estpas
m ificielleaunavire.Cetobjetencyclopédiqueestordinairement née),lamachineestévidemmentunobjetcapital;orlaplupart
saisiparl'imageà.troisniveaux:anthologiquelorsquel'objet, desmachinesdeï'Encyclopédie sonten bois;ce sontd'énorm es
isolé detoutcontexte,estprésenté en soi;anecdotique,lorsqu'il échafauds,fortcompliqués,dans lesquels le m étal ne fournit
est<<naturalisép parson insertion dansune grande scène vivante souventque 1esroues dentelées.Le boisquilesconstitue les
(c'estce qu'on appellela vignette);génétique,lorsque l'image tientassujetties2tunecertaineidéedujeu:cesmachinessont
nous livre le trajetquiva de la matière brute à.l'objetf'ini: (pournous)commedegrandsjouets;contrairementauximages
genèse,essence,praxis,l'objetestainsicerné soustoutesses modernes,l'homme,toujoursprésentdansquelquecoindela
catégories:tantôtilest,tantôtilestfait,tantôtent'
inilfait.Deces machine,n'est pas avec elle dans un sim ple rapport de sur-
troisétats,assignésicietlàà.l'objet-image,l'unestcertainement veillance;tournantunemanivelle,jouantd'unepédale,tissant
privilégié park'Encyclopédie:celuidelanaissance :ilestbon de un fil,ilparticipe 2tla m achine,d'une façon à.la fois active et
pouvoirm ontrercom menton Ileutfaire surgir1eschosesde leur légère; le graveur le représente la plupart du temps habillé
inexistence m ême etcréditer ainsil'homm e d'un m uvoirinouï proprem enten monsieur;ce n'estpas un ouvrier,c'estun petit
decréation:voiciunecampagne;lepleindelanature(sesprés, seigneurquijoued'unesol'
ted'orguetechniquedonttous1es
sescollines,sesarbres)constitueunesoftedevidehumain dont rouages sonth.découvert;ce quifrappe dans la machine ency-
on ne voitpasce quipourraitsortir)cependantl'image bouge, clopédique,c'estson absence de seeret;en elle,iln'y a aucun
desobjetsnaissent,avant-coureursd'humanité:desraiessont lieucaché(ressortoucoffret)quirecèleraitmagiquenlentl'éner-
tracéessurle sol,despieux sontenfoncés,destrouscreusés;une gie,comme ilanive danq nos machines modernes (c'est le
coupe nousm ontre sous la nature désel'
te un réseau puissantde mythe de l'électricité que d'être une puissance gk
jnérée parelle-
sapesetde filons:une m ine estnée.Ceciestcomme un sym - mênze,doncenfermée);l'énergie estessentiellementicitrans-
bole:l'homm eencyclopédique mine la natureentière de signes mission, am plification d'un sim ple m ouvement hum ain ; la
humains;danslepaysageencyclopédique,onn'estjamaisseul; machine encyclopédique n'estjamais qu'un immense relais'
,
auplusfortdeséléments,ily atoujoursunproduitfraternelde l'homrf)eestà.untenne,l'objetà l'autre;entrel:sdeux,un
l'homme:l'objetestlasignaturehumainedumonde. milieu architectural,faitde poutres,de cordesetderoues,à.tra-
Onsaitqu'unesimplematièrepeutdonnerà.liretouteunehis- verslequel,comm eunelumière,laforcehum aine se développe
toire: Brecht a retrouvé l'essence misérable de la guerre de s'affine,s'augmenteetsepréciseà.lafois:ainsi,danslemétier
Trente Ansen traitantà fond desétoffes,desosiersetdesbois. à.marli,un petithomme en jaquette,assisau clavierd'une
L'objetencyclopédique sol4 de matières généralesquisont imm ense machine en bois,produitune gaze extrêmementfine,
encorecellesdel'èreartisanale.Sinousvisitonsaujourd'huiune commes'iljouaitdelamusique;ailleurs,dansunepittceentiè-
exposition internationale,nous percevlions à.travers tous les rementnue,occupée seulementpartoutun jeu de boisetde
objetsexposésdeuxoutroismatièresdominantes,verre,métal, tilins,unejeune femme assise surun banc tourne d'une main
plastique sansdoute'
,lamatière de l'objetencyclopédique est une manivelle,cependantque son autre main reste doucement
d'un âge plus végétal:c'est le bois quidomine dans ce grand posée surson genou.On ne peutim aginerune idée plussimple
catalogue;ilfaitunmonded'objetsdouxà.lavue,humainsdéjà de latechnique.
92 Nouveaux t
?.
î.
jwï5'critiques Lesplanchesde l'r:Encyclopédiez> 93
Simplicitépresquenak'
ve,sortedelégendedoréedel'artisanat com mencé à.la Genèse,maisau Délugeslorsquel'homme aété
(car iln'y a dans ces planches nulle trace du ma1social): contraintde nomm er chaque espèce d'animaux etde la loger.
L'Encyclopédie confond le simple,l'élémentaire,l'essentieletle c'est-à-dire de la séparer de ses espèces voisines; k'Ency-
causal.Latechniqueencyclopédiqueestsimpleparce qu'elleest clopédie a d'ailleursde l'arche de N()é une vue essentiellement
réduiteh.unespace2tdeuxtermes:c'estletrajetcausalquiva pragmatique;l'archen'estpaspourelleunnavire-objettou-
delamatière2tl'objet;aussitouteslesplanchesquimettenten joursplusou moinsrêveur-,maisunelonguecaisseflottante.
causequelque opération technique(de transformation)rflobili- un coffre de recel;le seul problème qu'elle semble poser à.
sent-ellesuneesthétiquedelanudité:grandespiècesvides,bien L'Encyclopédie n'estceftes pas théologique:c'estceluide sa
éclailfes,oil seuls cohabitent l'hom me et son travail:espace constfuction ou mêm e,en term es plus techniques,comm e ilse
sansparasites,aux mursnus,aux tablesrases' ,lesimple n'estici doit,desacharpente,etplusexactementencore,de sesfenêtres,
lien d'autre que le vital;on le voitbien dans l'atelier du bou- puisque chacune d'ellescorrespond 2tun couple typique d'ani-
langer; comm e élémcnt premier, le pain implique un lieu maux,ainsidivisés,nommés,domestiqués(quipassentgenti-
austère' ,ztl'opposé,la pâtisserie,appartenantà.l'ordre du super- mentleurtêteparl'ouverture).
tlu, prolifère en instruments,opérations, produits,dont l'en- La nomenclature encyclopédique (quelqu'en soitpadbis
sem ble agité compose un certain baroque.D 'une manière géné- l'ésotérismetechnique)fondeeneffetunepossessionfamilière.
rale,làproductiondel'objetentraînel'imageversunesimplicité Ceciestremarquable,carrienn'obligelogiquementl'objetà.
presquesacrée;son usageau contraire (représenté au moment être toujours amical à l'homme.L'objet,bien au contraire,
delavente,danslaboutique)autorise un enjolivementdela hum ainement,estune chose très ambiguë;on a vu quependant
vignette, abondante en instrum ents, accessoires et attitudes: longtempsnotre littérature ne l'apasreconnu;plustard(c'est-
austérité de la création,luxe du comm erce tel est le double à-dire,en gros,aujourd'hui),l'objetaété doué d'une opacité
régime de l'objet encyclopédique:la densité de l'image,sa malheureuse ;assimilé 2tun état inhumain de la nature,on ne
chargeornementale signifietoujoursquel'onpassede lapro- peutpenser2tsaprolifération sansun sentim entd'apocalypse ou
duction à.la consom mation. de mal-être: l'objet moderne, c'est, ou bien l'étouffement
Bienentendu,laprééminencedel'objetdanscemondepro- (Ionesco),oubienlanausée(Sartre).L'objetencyclopédiqueest
cèded'unevolonté d'inventaire,maisl'inventaire n'estjamais aucontraireassujetti(onpourraitdirequ'ilestprécisémentpur
une idée neutre;recensern'estpasseulem entconstatercom me objet,au sens étymologique du terme),pourune raison très
ilparaîtztprem ièrevue,m aisaussis'approprier.Iu'Encyclopédie simple et constante: c'est qu'il est 2tchaque fois signé par
est un vaste bilan de proplié.té'
,Groethuysen a pu opposer à. l'homm e; l'image est la voie privilégiée de cette présence
k'orbis p?/c/ln' de la Renaissance, animé par l'esprit d'une humaine,carelleperm etde disposerdiscrètem entà.l'holizon de
connaissance aventureuse, l'encyclopédism e du xvll! e siècle, l'objetun homme permanent;lesplanchesde k'Encyclopédie
fondé,lui,surunsavoird'appropriation.Formellement(ceciest sonttoujourspeuplées(ellesoffrenten celaunegrandeparenté
biensensibledans1esplanches).lapropliétédépendessentielle- avec une autre iconographie r<progressistehy,ou pour être plus
mentd'un certain morcellementdeschoses:s'approprier,c'est précis,bourgeoise:lapeinturehollandaiseduxvllesiècle);vous
fragmenterle monde,le diviser en objetsf'
inis,assujettis à. pouvez imaginerl'objetnaturellementle plussolitaire,le plus
l'hom me 2tproportion mêm e dt
z leurdiscontinu :caron ne peut sauvage;soyez sûrquel'homm eseratoutdem êmedansuncoin
séparer sans finalemcntnomm eretclasser,etdès lors,la pro- del'image;ilregarderal'objet,oulemesureraoulesulweillera,
pliété estnée.M ythiquement,la possession du monde n'a pas en usera au moins com me d'un spectacle;voyez le pavé des
'
.
94 Nouveaux essaiscritiques Lesplanchesde/'rrEncyclopédiepz 95
Géants,cetamasdebasalteseffrayantscomposéparlanatureà tiquestrtlcturale;onsaiteneffetquetoutdiscourscom portedes
Antrim,enécosse;cepaysageinhumain est, sil'onpeutdire, unitéssignifiantesetquecesunitéss'ordonnentselondeuxaxes,
bounf d'humanité;des messicurs en tricorne,de bellcsdames l'un de substitution (ou paradigmatique),l'autrede contiguïté
contem plentlepaysagehorribleen devisantfamilièrement;plus (ou syntagmatique);chaque unité peutainsivarier(virtuelle-
loin des homm es pêchent, des savants soupèsent la m atière ment)avec sesparentes,ets'enchaîner (réellement)avec ses
minérale:analysé en fonctions (spectacle,pêche,science),le voisines.C'estce quise passe,grosso //7424/47,dansune planche
basalteestréduit,apprivoisé,familiarisé,parce qu'ilestdivisé.
. deï'Encyclopédie.Laplupartdecesplanchessontforméesde
cequifrappedanstoutej'Encyclopédie(etsingulièrementdans deuxparties;danslapartieinférieure,l'outiloulegeste(objet
sesimages),c'estqu'elleproposeunmondesanspeur(onverra deladémonstration),isolédetoutcontexteréel,estmontrddans
à.l'instantquelem onstrueux n'en estpasexcltl,maish.titrebien son essence;ilconstitue l'unité inform ative etcette unité estla
plus <<surréalistep que terrifiant). On peut même préciser plupartdutempsvariée:onendétaillelesaspects,1esélém ents,
davantage2tquoiseréduitl'hom medel'imageencyclopédique, 1esespèces;cette partie de laplanche apourrôle dedécliner
quelle est,en quelque sorte,l'essence m ême de son humanité : en quelque sorte l'objet,d'en manifester le paradigme;au
cesontsesmains.Dansbeaucoup dcplanches(quinesontpas contraire,danslapartiesupérieure,ouvignette,cemêmeobjet
lesmoinsbelles),des mains,coupéesde toutcorps,voltigent (etsesvariétés)estsaisidansune scènevivante (généralement
autourde l'ouvrage (carleurlégèreté estextrême);cesmains une scène de vente otl de confeetion,boutique ou atelier),
sontsansdoutelesymboled'unmondeartisanal(i1s'agitencore enchaînéh.d'autresobjetsà.l'intérieurd'unesituationréelle:on
demétierstraditionnels,peumécanisés,lam achineà.vapeurest retrouve ici la dim ension syntagmatique du m essage; et de
escamotée),comme on le voit par l'importance des tables mêmequedansle discoursoral,lesystèmedela langue,per-
(grandes,plates,bienéelairées,souxentcernéespardesmains); ceptiblesurtoutauniveau paradigmatique,estenquelque sorte
m ais au-delà de l'artisanat,c'estde l'essence hum aine que les cachéderrièrelacouléevivantedesm ots,dem êm elaplanche
mainssontfatalementle signeinducteur:nevoit-on pasencore encyclopédiquejoueh,lafoisdeladémonstrationintellectuelle
aujourd'hui,surunmodeplusdétourné,notrepublicitérevenir (parsesobjets)etdelavieromanesque(parsesscènes).Voici
sanscesse 2tce motifm ystérieux,à la foisnatureletsurnaturel, une planche de métier (le pâtissier):en bas,l'ensemble des
comm esil'hom menecessaitde s'étonnerd'avoirdesm ains? instruments variés,nécessaires à.la profession:dans cetdtat
On n'enf'
initpasfacilemeutaveelacivilisationdelam ain. paradigmatique,l'instrumentn'a aucune vie:inerte,figé dans
Ainsi,dans l'étatimm édiatde sesreprésentations, k'Ency- son essence,iln'estqu'un schèmedémonstratif,analogue à.la
clopédien'adéjàdecessedefamiliariserlemondedesobjets form e quasiscolaire d'un paradigm e verbalou nominal;en
(quiestsamatièrepremière),enyadjoignantlechiffreobsédant haut,aucontraire,lefouet,lehachoir(lespâtissiersfaisaientdes
de l'homm e.Cependant,au-delà de la lettre de l'im age, cette pâtésen croûte),letamis,labassine,le moule sontdispersés,
humanisation implique un système intellectueld'une extrême enchaînés,44agis>>dans un tableau vivant,exactem entcomm e
subtilité:l'image encyclopédique esthumaine.non seulem ent 1es<<cashhdistinguésparlagramm airesontordinairem entdon-
parceque l'hom me y estfiguré,m aisaussiparce qu'elleconsti- nés sans qu'on y pense dansle discoursréel,à.cette différence
tueunestl-uctured'informatt
bns.Cettestructure,quoiqueicono- prèsque le syntagme encyclopédiqueestd'une extrême densité
graphique,s'articule dansla plupartdescascom me le vrailan- de sens;en langageinform ationnel,on diraquelascènecom -
gage (celtlique nousappelonsprdcisémentarticule-j,dontelle porte peu de 44bruitsp (voirparexemple l'atelierol
'
tsontras-
.
reproduitlesdeuxdimensions,bienmisesaujourparlalinguis- sembléeslesprincipalesopérationsdelagravure).
Notlveaux essaiscritiques LesplancllesJc l'r:Encyclopédic > p 97
com munication intellectuelle :le sensn'estachevéquelorsqu'il
Laplupartdesobjetsissusduparadigmeinférieurseretrou- est en quelquc sorte naturalisé dans une action com plète de
ventdonc dansla vignette zttitrede signes;alorsqueIa nom en-
clature im agée desinstruments,ustensiles,produitsetgestes ne l'hom me;pourj'Encyclopédie aussi,iln'y a de message qu'en
comporte pardétinition aucun secret,la vignette,chargée d'un situation.On voitpar 1à combien t' inalem ent le didactism e de
L'Etlcyclopédie est ambigu :très tbrt dans la partie inférieure
sensdisséminé,seprésentetoujoursunpeucommeunrébus:il (paradigmatique)delaplanche,ilstldilueztsonniveau syntag-
faut la déchiffrer,repérer en elle les unités informatives.Du
rébus,la vignette aladensité même:ilfautquetoutes1esinfor- matique,rejoint(sans se perdre vraiment)ce qu'ilfautbien
appelerla vérité romanesqu: de toute action humaine.i son
mationsrentrentdeforcedanslascènevécue(d'où,2tlalecture, étage dém onstratif, la planche encyclopddique constitue une
unecertaineexplorationdusens);danslaplancheconsacréeau langue lwlïctz/c,faite depursconcepts,sans mots-outilsnisyn-
coton,un certain nombre d'accidents doivent nécessairement
taxe;ztl'étage supérieur,cette langue radicalc devientlangue
renvoyerà.l'exotism edu végétal:lepalmier,lechaume,l'île,le
humaine, elle perd volontairement en intelligible ce qu'elle
crânerasédu Chinois,salonguepipe (peu pratiqueztvraidire gagne en vécu.
pourtravaillerle coton maisquiappelle l'image del'opium), La vignette n'a passeulementune fonction cxistentielle,m ais
aucunede cesinformationsn'estinnocente:l'im ageestbourrée
aussi,sil'on peutdire,épique;elle estchargée dercpré .senterle
de significationsdémonstratives;d'une façon analogue,la lan-
terne de Démosthène estadmirableparce que deux hommesen termeglorieuxd'ungrandtrajet,celuidelamatièretransformée,
parlentetlam ontrentdu doigt;c'estuneantiquitéparce t yu'elle sublim ée parl'hom me,2ttraversune série d'épisodcsetde sta-
voisine avec une ruine;elle estsituée en Grèce,parce :l/'i1y a tions:c'estce que symbolise parfaitcmentla coupe du moulin,
la m er,un bateau ;nous contemplons son état présentparce où l'on voitlegrain chem inerd'étageen étage pourse résoudre
t
yu'unebande d'hommesdanse en cercle,à côté,quelquechose en farine. La démonstration apparaît encore plus forte lors-
com me lebouzouki.De cette sortede vocation cryptographique qu'elleestvolontairementartificielle :parlaporte ouvcrted'une
de l'image,il n'y a pas de meilleur sym bole que les deux boutiqued'armes,on apewoitdansla ruedcux homm esen train
planchesconsacréesaux hémisphères;unesphère,ensenfed'un deferrailler:la scène estpeu probable,logiquecependantsil'on
tin réseau de lignes,donne à.lire le dessin de ses continents; veutmontrerletermcultimedel'opération(sujetdelaplanche),
m ais ces lignes etces contours ne sontqu'un transparentléger quiestlefourbissage:ily a un trajetde l'objetquidoitêtre
derrière lequeltlottent,comme un sensde derrière,les figures honoréjusqu'aubout.Cetrajetestsouventparadoxal(d'oùl'in-
desconstellations(leBouvier,leDauphin,laBalance,leChien). térêtqu'ily a2ten bienmontrerlestermes);unemasseénorme
Cependantlavignette,condensé de sens,offreaussiune résis- deboisetde cordagesproduitune gracieuse tapisserie à.t
-leurs:
tance au sens,etl'on peutdirequec'estdanscettelfsistance que l'objetfini,sidifférentde l'appareilquiluia donnénaissance,
paradoxalem entle langage de la planche devient un langage estplacéenregard;l'effetetlacause,juxtaposés,formentune
complet,un langage adulte.11esten effetévidentque pour un figure du sens parcontiguïté (qu'on appelle métonymie):la
lecteur de l'époque la scène elle-m ême comporte souvent très charpente du métiersigns'efinalementla tapisserie.Le para-
peu d'informations neuves: qui n'avait vu une boutique de doxeatteintsoncomble(savoureux)lorsqu'onnepeutplusper-
pâtissier,une campagne labourée, une pêche en rivière? La cevoiraucun rapportde substance entre la matière de départet
fonction dela vignetteestdonc ailleurs:le syntagme (puisque l'objetd'arrivée:chezlecartier,lescartes2tjouernaissentd'un
vide,le trou du carton ;dansl'atelierdu tleuriste artificiel,non
c'estde1uiqu'ils'agit)nousditici,unefoisdeplus,quelelan- seulementrien nerappellelafleurm aisencorelesopérationsqui
gage (à plusforte raison le langage iconique)n'estpaspure
98 Nouveaux puî.
ît7f5'critiques Lesplanchesde l':Encyclopédiep A 99
s'y mènentsontconstamm entantipathiquesztl'idée defleur:ce teurs;vous allez de la nature à la socialité;mais sivouslisez
sontdespoinçonnages,descoupsdem arteau,desdécoupagesh. l'image dehauten bas,en partantde lavignette,c'estle chemi-
l'emporte-pièce : quel rapport entre ces épreuves de force et nem entde l'espritanalytique que vous reproduisez)le m onde
la fragile efflorescence de l'anémone ou de la renoncule? vousdonnedel'usuel,del'évident(c'estla scène);avec l'en-
Précisémentun rappol' thumain,celuidu faire tout-puissantde cyclopédiste,vousdescendez progressivem entaux causes,aux
l'homm e,quide rien peutfaire tout. matières,aux élém entspremiers,vous allez du vécu au causal,
Lu'Encyclopédie tém oigne donc constam mentd'une certaine vousintellectualisezl'objet.Leprivilègedel'image,opposéeen
épopée de la m atière,mais cetteépopée estaussid'une certaine celah.l'écriture,quiestlinéaire,c'estden'obliger21aucunsens
façoncelledel'esprit:letrajetdelamatièren'estautrechose, delecture:uneimageesttoujoursprivéedevecteurlogiqtle(des
pourl'encyclopédiste,quelecheminementdelaraison :l'image expériences récentestendent2tle prouver);celles de l'17
>?c'
y-
a aussiune fonction logique.Diderotleditexpressémentà.pro- clopédie possèdentune circularité précieuse:en peut1es lire 2 t
posde la machine à.faire desbas,dontl'im ageva reproduire la partir du vécu ou au contraire de l'intelligible :le m onde réel
structure :rOn peutla regardercomme un seuletunique rai- n'est pas réduit,ilest suspendu entre deux grands ordres de
s'
tprlrltrrrltrnrdontlafabrication del'ouvrage estla conclusion; réalité,à.la vérité infductibles.
aussi règne-t-il entre ses parties une si grande dépendance Tel est le système informatif de l'image encyclopé .dique.
qu'en retrancheruneseule,tpualtérerlaformedecellesqu'on Cependant l'inform ation n'estpas close avec ce que l'image
jugelesmoins importantes,c'estnuïrc(itoutIe mécanisme.> pouvaitdire au lecteurdeson époque :le lccteurmoderne reçoit
On trouve iciprophétiquement form ulé le principe mêm e des luiausside cette image ancienne des inform ations que l'ency-
ensemblescybernétiques;la planche,image de la m achine,est clopédiste ne pouvait prévoir: inform ations historiques tout
bien à.sa façon un cerveau ;on y introduitde la matière etl'on d'abord :ilestassez évidentque lesplanchesde L'Encyclopédie
dispose le <<programme>h:la vignette (1e syntagme) sertde sontune mine de renseignementsprécieux surla civilisation du
conclusion.Ce caractère logique de l'im age a un autre m odèle, xvlllesiècle(toutau moinsdesapremièremoitié);information
celui de la dialectique :l'im age analyse,énumère d'abord les rêveuse,sil'onpeutdire,ensuite:l'objetd'époque t
jbranleen
élémentséparsdel'objetoudel'opérationet1esjettecommesur nous des analogies proprement modernes;c'est l2tun phéno-
une table sous les yeux du lecteur,puis les recompose,leur mène de connotation (la connotation,notion linguistique pré-
adjoignantmême pourfinirl'épaisseurde la scène,c'est-à- cise,estconstituéeparledéveloppementd'unsenssecond),qui
dire de la vie.Le m ontage encyclopédique estfondé en raison : justifieprofondémentl'éditionnouvelledesdoctlmentsanciens.
ildescenddansl'analyse aussiprofondém entqu'ilestnécessaire Prenez par exem ple la diligence de Lyon; L'Encyclopédie ne
pourr
:apercevoirIesélémentssansconfusion>(selonunautre pouvait viser à.rien d'autre qu'à la reproduction objective
motde Diderot,h.propos précisémentdes dessins,fruits d'en- - m ate,pourrait-on dire - d'un certain moyen de transport;oril
quêtessurplace menéespar1esdessinateursdanslesateliers): se trouve que ce coffre m assifetferm é éveille toutde suite en
l'im age estune sorte de synopsis rationnel:elle n'illustre pas nouscequel'on pourraitappeler1essouvenirsdel'imagination :
seulementl'objetousontrajet,maisaussil'espritmêmequile histoiresde bandits,enlèvem ents,rançons,transferts nocturnes
pense;ce double m ouvem entcon-espond à.une double lecture; deprisonniersm ystérieux,etmêm eplusprèsde nous,westerns,
sivouslisez laplanchede basen haut,vousobtenez en quelque toutle mythehéroïqueetsinistrede la diligence estl2t,danscet
sorteunelecturevécue,vousrevivezletrajetépiquedel'objet, objetnoir,donné innocemment,comme auraitpu le faire une
son épanouissem entdans le m onde complexe des consom ma- photographie de l'époque.11y a une pwfondeur de l'image
Nouveaux essaiscrïrït
zut?.
î Lesplanchesde/'t:Encyclopédiezz
encyclopédique,celle-làzrkt
lmedu tenlpsquitransformel'objet pasletraumatismeoriginelattachéztcetobjet.11yaunecertaine
en m ythe. horreuretunecertainefascinationcommunes2tquelquesobjets
Ceciam èneztcequ'ilfautbien appclerla Poétiquedel'image etquifondentprécisé.mentcesobjetsen uneclassehomogène,
encyclopédique,sil'on acceptede dét-inirla Poétiquecomme la dontlaPoétiqueaftirme l'unité.etl'identité.C'estcetordrepro-
sphère desvibrations infiniesdu sens,au centre de laquelle est fond delamétaphore quijustifie-poétiquement-lerecoursà.
placél'objetlittéral.Onpeutdirequ'iln'y apasuneplanchede unecertaine catégoriedu monstrueux (c'estdu moins,selonla
k'Encyclopédie quine vibrebien au-delà de son proposdém ons- loi de connotation, ce que nous percevons devant certaines
tratif.Cette vibration singulière estavanttoutun étonnement. planches):monstresanatomiques,commec'estlecasdel'énig-
Certcs,l'iluage encycloptjdique esttoujoursclaire;maisdans matique matrice ou celuidu buste aux brascoupés,ztla poitline
une rdgion plusprofonde de nous-mêmes,au-delàde l'intellect, ouvefte,auvisagerévulsé(destinéà.nousmontrerlesartèresdu
ou du moins dans son profil, des questions naissent et nous thorax);monstressurréalistes(cesstatuesé
,questresgainéesde
débordent.Voyez l'étonnante image de l'homm e réduit 2tson cireetde liens),objetsimmensesetincompréhensibles(àmi-
réseaudklveines;l'audaccanatomiquerejointicilagrandeinter- chemin entre le basetle portemanteau,etquinesontnil'un ni
rogation poé
.tiquet
ztphilosophique:Qu'est-cegut?c'est?Quel l'autredanslemétier2tbas),monstresplussubtils(assiettesde
nom donner?Commentdonnerunnom ?M illenom ssurgissent, poison auxcristauxnoirsetaigus),toutescestransgressionsde
se délogent1csuns1esautres:unarbre,un ours,un m onstre,une lanaturefontcomprendrequelepoétique(carlemonstnleuxne
chevelure,uneétoffe,toutcequidëborde la silhouette hum aine, sauraitêtrequelepoétique)n'estjamaisfondéqueparundépla-
la distend,l'attire vers des régions lointaines d'elle-même,lui cement du niveau de perception : c'est l'une des grandes
faitfranchir le partage de la nature;cependant,de même que richessesde k'Encyclopédie que de varier(au sensmusicaldu
dansl'esquisse d'un m aître,le fouillisdescoups de crayon se terme)leniveauauquelunmê
-meobjetpeutêtreperçu,libérant
résout finalem ent en une forme pure et exacte,parfaitem ent ainsilessecretsm êmesde la forme :vue au microscope,la puce
signifiante,delzlênleicitoutis 1esvibrationsdu sensconcourent devientun horrible monstre,caparaçonné de plaquesdebronze,
h.nousimposerune certaineidée de l'objet)danscette forme munid'épinesacérées,à la tête d'oiseau méchant,etcem onstre
d'abord humaine,puis anim ale,puis vtgétale,nousreconnais- atteintau sublime étrange des dragons mythologiques;ailleurs
sonstoujoursune sorte desubstanceunique,veine,cheveu ou etdans un autre registre,le cristalde neige,grossi,devientune
fil,etaccédons2tcette grande matièreindiffdrenciée dontlapoé- fleur compliquée et harmonieuse.La poésie n'est-elle pas un
sie verbale ou picturale est le mode de connaissance :devant certain pouvoirde disproportion,com me Batldelaire 1'a sibien
l'homme de ï'Encyclopeklie,ilfautdire Iejibrvux,commeles VU en décrivant 1es effets de réduction et de précision du
anciens Grecs disaientI'llumidc ou Ie c' /?fkul ou le rond :une hachisch ?
certaine essence de 1a znatière t
zsticiaffirmée. Autre catégorie exemplaire du poétique (2tcôté du mons-
11ne peut en effet y avoir de poésie anarchique.L'icono- tmeux):unecertaineimmobilité.Onvantetoujourslemouve-
graphie de k'Encyclopédie estpoétique parce que les déborde- ment d'un dessin. Cependant, par un paradoxe inévitable,
mentsdu sensy onttoujoursune certaine unité,suggèrentun jbimagedu m ouvementnepeutêtre qu'anétée;poursesignifier
sensultim e,transcendantàtouslesessaisdu sens.Parexemple: lui-m ême,lemouvementdoits'im mobiliserau pointextrê .mede
l'im age de la m atrice est'
à.vraidire assez énigmatique;cepen- sa course',c'estce repos inouk'
,intenable,que Baudelaire appe-
dantsesvibrationsmétaphoriques(ondiraitun bœufécorchéà laitla vérité em phatique du geste etque l'on retrouve dans la
l'étal,un intérieurde corpsquisedéfaitetflotte)ne contredisent peinture démonstrative,celle de Grosparexemple' ,à.ce geste
l02 Nouveaux &5'm f5'critiques Lesplanches de l't
:Encyclopédie p
> 103
suspendu,sur-signifiant,on potlrraitdonner le nom de numen, quelepotager,avecsesmursclos,sesespaliersausoleil?Quoi
car c'estbien le geste d'un dieu qui crée silencieusement le de plusheureux,quoide plus sageque le pêcheurh.la ligne,le
destin del'homm e,c'est-à-direlesens.DansL'Encyclopédie,les tailleurassis h.sa fenêtre,les vendeuses de plum e,l'enfantqui
gestesnum ineux abondentcarcequefaitl'hom mene peuty être leurparle?Danscecielencyclopédique(lehautdesplanches),
insignifiant.Dansle laboratoire dechinlie,parexemple,chaque le m a1est rare;à.peine un malaise devant le dur travail des
personnage nousprésentedesactes Iégèrenlentim possibles,car ouvriers en verrerie, arm és de pauvres outils, ma1 protégés
2tla vérité un acte ne peutêtre 2tla foisefficace etsignifiant,un contre la chaleur)etlorsque la nature s'assom brit,ilreste tou-
geste nepeutêtre tout2tfaitun acte:le garçon quilave lesplats, joursquelquepartunhommepourlarassurer:pêcheurauflam-
curieusement,ne regarde pas ce qu'ilfait;son visage,tourné beau devant la mer nocturne, savant discourant devant les
versnous,laisse 2tl'opération qu'ilmène une sorte de solitude basaltesnoirsd'Antrim ,m ain légère du chirurgien posée sur le
dém onstrative;etsiles deux chim istes discourententre eux,il corps qu'ilopère,chiffres du savoirdisposésen germe au plus
estnécessairequel'und'eux lèveledoigtpournoussignifierpar fortde la tempête (dans la gravure des trombes de la mer).
ce geste emphatique le caractère docte de la conversation.De Cependantdèsque l'on quitte la vignette pour desplanches ou
m êm e,dansl'école deDessin,1esélèves sontsaisisau m om ent des images plus analytiques, l'ordre paisible du m onde est
presqueimprobable(àforcedevérité)deleuragitation.11yaen ébranlé au profitd'une certaine violence.Touteslesforcesde la
effetunordrephysiqueol
'tleparadoxedeZénond'zléeestvrai,
. raison etdela déraison concourentà.cette inquiétudepe tique;
où laflèchevole etnevole pas,vole denepasvoler,etcetordre d'abordlamétaphoreelle-même,d'unobjetsimple,littéral,fait
estceluidelapeinture(icidudessin). unobjetinfinimenttremblé:l'oursinestaussisoleil,ostensoir:
On le voit,la poétique encyclopédique se définittoujours lemondenommén'estjamaissûr,sanscessefascinépardes
com me uncertain infalism e.C'estlagagetlredeL'Encyclopédie essences devinées etinaccessibles;etpuis surtout (etc'est
(danssesplanches)d'être2tlafoisuneœuvredidactique,fondée l'interrogationfinaleposéeparcesplanches),l'esplitanalytique
enconséquenccsuruneexigencesévèred'objectivité(de<<réa- lui-m ême,armé delaraison triomphante,nepeutque doublerle
litéy>)etuneœuvrepoétique,danslaquelleleréelestsanscesse m onde expliqué par un nouveau m onde 6s lexpliquer,selon un
débordé parautrechose tl't kl
//r(
?estle signede touslesmys- procès de circulalité infinie quiest celui-là m ême du diction-
tères).Pardesmoyens purementgraphiques quine recourent naire où le m otne peut être détinique par d'autres mots;en
jamaisàtl'alibinobledel'tzrr,ledessinencyclopédiquefaitécla- <<entrantyydanslesdétails,en déplaçant1esniveaux de percep-
terle mondeexactqu'ilse donne au départ.On peutpréciserle tion, en dévoilant le caché, en isolant les éléments de leur
sensde cette subversion quin'atteintpas seulem entl'idéologie contextepratique,endonnantauxobjetsuneessenceabstraite,
(etencela1esplanchesdeL'Encyclop&lieélargissentsingulière- brefen <<ouvranth>la nature,l'im age encyclopédiquene peutà
ment1esdimensionsdel'entreprise),maisaussid'unemanière un certain momentquela dépasser,atteindre ltla surnature elle-
infinim entplus grave,la rationalité hum aine.Dans son ordre mêm e :c'està.force dedidactism e que naîticiunesortede sur-
'
même(décriticisous1esespècesdu syntagmeetduparadigme, réalisme éperdu (phénomène que l'on retrouve surun mc/
de
de la vignette etdu bas de page),la planche encyclopédique ambigu danslatroublanteencyclopédiede Flaubert,Bouvard et
accom plitce risque dela raison.Lavignette,représentation réa- Pécuchet):veut-on montrercommentsontfondueslesstatues
listed'unmondesimple,familier(boutiques,ateliers,paysages) équestres? 11fautles envelopper d'un appareilextravagantde
- estliéeztune certaine évidence tranquille du monde :la vignette cire, de bandelettes et de supports:quelle déraison pourrait
est paisible,rassurante; quoi de plus délicieusem entcasanier atteindrecettelimite(sansparlerdela démystificationviolente
104 Nouveaux essaiscritiques
quiréduitLouisX1V guerrier2tcette poupée monstrueuse)?
D'une m anière générale,L'Encyclopédie estfascinée,2tforcede
raison,par l'envers des choses:elle coupe,elle am pute,elle
évide,tourne,elle veutpasserderril're la nature.Ortoutenvers
esttroublant:science et para-science sont m êlées,surtoutau
niveau de l'image.Iu'Encyclopédie ne cesse de procéder2tune
fragmentation impie du monde,maiscequ'elle trouve au terme
de cette cassure n'estpas l'étatfondam entaldescausestoutes Chateaubriand : w W c de Rancé ày
pures;l'image l'oblige la plupartdu tem ps ztrecomposer un
objetproprementdéraisonnable;la première nature une fois
dissoute,une autre nature surgit,aussiformée que la prem ière.
En un m ot,la fracture du m onde estimpossible :ilsuffitd'un Je ne,
î?
gf.
$'plusque Ie temps.
regard - le nôtre- pourquele monde soitéternellem cntpltlin 1.
(ViedeRancé)
Personnea-t-iljamaislu la VieJcRancé comme ellefut
éclite,du m oins explicitem ent,c'est-à-dire comm e une œuvre
depénitence etd'édification?Que peutdire aujourd'huià.un
hom me incroyant,dresséparson siècle à ne pascéderau pres-
tige des <<phrases$$, cette vie d'un trappiste du temps de
LouisXIV écriteparunrom antique?Cependantnouspouvons
aimerce livre,ilpeutdonnerla sensatitm du chef-d'œuvre,ou
mieux encore(carc'est12tunenotiontrop contemplative)d'un
livre brûlant, otl cel-tains d'entre nous peuvent retrouver
quelques-unsde leursproblèmes,c'est-à-dire de leurslimites.
Comment l'œuvre pieuse d'un vieillard rhéteur, écrite sur la
eom m ande insistante de son confesseur,surgie de ce roman-
tismefrançaisaveclequelnotrem odernitésesentpeud'affinité,
comm ent cette œuvre peut-elle nous concerner,nous étonner,
nouscombler?Cette sortededistorsion poséeparletempsentre
l'écritureetlalectureestledéfimêmedecequenousappelons
littérature :l'œuvre1ueestanachroniqueetcetanachronismeest
laquestion capitale qu'ellepose au critique :on anivepeu àpeu
à.expliqueruneœuvreparson tempsouparsonprojet,c'est-à-
dire 2tjustifier le scandale de son apparition;maiscomment
réduireceluidesasurvie?X quoidonclaW :JcRancépeut-elle
l.bkImage,raison,déraisonp,dans:L'U!7ïrt?r5'deI'Akcyc/t/ptrW/e,130 plan- nous convertir, nous qui avons lu M arx, Nietzsche, Freud,
chesdeL'EncyclopédiedeDiderotetd'Alembert,Librairesassociés,1964. Sartre,Genetou Blanchot?
Nouveaux essais critiques Chateaubriand:r:W trJcRancéAz 107
Chateaubriandétaitmaladedesavieillesse(etceciestnouveau
parrapportau topos classique);la vieillesse a chez luiune
fzzreygion duprofond silence consistance propre,elleexiste com meun corpsétranger,gênant,
douloureux,etle vieillard entretientavecelledesrapportsm agi-
Chateaubriand écritla Vie de Rancé h.soixante-seize ans; ques:unemétaphoreincessanteetvariée lapourvoitd'une véri-
c'estsadernièreœuvre(ilmourraquatreansplustard).C'est1à tablematière,douéed'unecouleur(elleestlavoyageusedenuit)
unebonneposition pourdévelopperun lieu commun (au sens etd'unchant(elleestlarégionduprofondsilence).C'estcette
techniquedutenne:untopos)delalittératureclassique,celuide langueur d'être vieux,étendue toutau long desM étnoires,qui
lavanitédeschoses:passantlui-m ême,etsurlafin du passage, esticicondensée sousla figure d'un solitaire,Rancé;carcelui
levieillard ne peutchanterque ce quipasse:l'am our,la gloire, quiabandonnevolontairem entle monde peutse confondre sans
brefle monde.Ce thème de lavanitasn'estpasétranger2tla Vie peine avecceluique lem onde abandonne :le rêve,sanslequelil
de Rancé; souvent on croirait lire Ltkkclésiaste. <<Sociétés n'y auraitpas d'écriture,abolittoute distinction entre les voix
depuis longtemps évanouies, combien d'autres vous ontsuc- active et passive: l'abandonneur et l'abandonné ne sont ici
c/#tf.
/lesdansess'établissentsurla poussièredes morts,etles qu'un m ême homm e,Chateaubriand peutêtre Rancé.
tombeatapoussentsouslespasdelajoie...();
7
1sontaujourd'hui X vingt-neufans,avantdeseconvertir,Chateaubriandécri-
les rnt
z?
,
lx d'hier? (): seront demain les félicités d'
au- vait:wMouronstoutentiersdepeurdesol jffrirailleurs.Cette
jourd'hui?>>Onretrouveradoncici,dansd'incessantesdigres- vie doitcorrigerdeIa manl '
e d'être.>>La vieillesse estun temps
sions,l'attirailclassiquedesvanitéshum aines:1esamoursqui otll'onm eurtà.m oitié,elleestlam ortsanslenéant.Cepara-
fanent(voirlepassagecélèbresurleslettresd'amour),1estom- doxe a un autre nom,c'estl'Ennui(de M mede Rambouillet
beaux,1esnaines(Rome),leschâteauxabandonnés(Chambord), vieillissante:e11y avaitl/jtèlongtempsqu'ellen'existaitplus,
-
les dynasties qui s'éteignent, les forêts qui envahissent, les tèmoinsdecompterdesjoursquiennuient>z);l'ennuiestl'ex-
bellesfemm esoubliées,leslionnesvieillissantesdontonentend pression d'un tempsen trop,d'une vie en trop.Dans cettedéré-
à,peine se refermerla tombe;seulpeut-êtrepourChateaubriand liction,quiest chantée tout au long de la Vie de Rancé sous
lelivreneflétritpas. couvertde piété (Dieu estun moyen commode pourparlerdu
Cependantle thèm e sapiential,sifréquentdans la littérature néant),on reconnaîtra un thème adolescent2 la vie me fut
classiqueetchrétienne,apresquedisparudesœuvresm odernes: fn-ff
ètjt?.- Quefais-
je dansle monde?;par ce sentimentpro-
la vieillesse n'estplusun âge littéraire;le vieilhomme esttrès fondémentexistentiel(etmêmeexistentialiste),laWt?deRancé,
rarementun hérosromanesque;c'estaujourd'huil'enfantqui sousl'appareilchrétien,faitpenserztf.. tkNausée;lesdeux expé-
émeut,c'estl'adolescentquiséduit,quiinquiète ;iln'y a plus riences ont d'ailleurs la même issue : écrire: seule l'écriture
d'im agedu vieillard,iln'y aplusdephilosophie de lavieillesse peutdonner du sens à l'insignifiant;la différence,c'estque la
peut-être parce que le vieillard est in-désirable.Pourtant une déréliction existentielle est infligée à.l'hom me d'une façon
telle im age peut être déchirante,infinimentplus que celle de métaphysique,par-delà1esâges;Chateaubriand,lui,estde trop
l'enfantettoutautantque cellede l'adolescent,dontle vieillard par rapporth.un temps antérieur,à.un être de ses souvenirs;
partage d'ailleursla situation existentielle d'abandonnement;la lorsque le souvenir apparaîtcom me un système completde
WcdeRancé,dontlesujetévidentestlavieillesse,peutémou- représentations(c'estlecasdesMémoires),lavieestterminée,
voirautantqu'unromand'amour,carlavieillesse(celongsup- lavieillessecommence,quiestdutempspur(jenesuisplusque
plice,disaitM ichelet)peutêtre unemaladiecomme l'amour: le temps);l'existencen'estdoncpasrégléeparla physiologie
108 Nouveatlx essais critiques Cllateaubriand:tfW trdeRancé>> 109
mais parla m ém oire;dès que celle-cipeutcoordonner,struc- nullementprojective (ou du moins son projetesttrès parti-
turer(etcelapeutarrivertrèsjeune),l'existencedevientdestin, culier);certesilexistecertainesressemblancesentre Rancéet
maisparlà mêmeprend fin,carle destinnepeutjamaisse Chateaubriand ;sansparlerd'uneffstaturep comm une,leretrait
conjuguerqu'aupasséantérieur,ilestuntempsfermé.étantle mondain de Rancé (sa conversion) double la séparation du
regard quitransform e la vie en destin,la vieillesse faitde la vie monde imposée (mythiquement) à Chateaubriand par la
une essence m ais elle n'est plus la vie.Cette situation para- vieillesse :tous deux ontune arrière-vie'
,mais celle de Rancé
doxale faitde l'homme quidure un être dédoublé (Chateau- estvolontairementmuette,en luile souvenir (de sajeunesse
briand parle deL'arrière-b'ie de Rancé),quin'atteintjamais h. brillante.lettrée,amoureuse)nepeutprécisémentparlerquepar
une existence complète :d'abord 1eschimères,ensuite lessou- la voix de Chateaubriand,quidoitse souvenirpourdeux;d'où
venirs,maisjamaisen somme lapossession:c'estla dernière l'entrelacs,nondesentiments(Chateaubriand sesenth.vraidire
impasse de la vieillesse:1es chosesne sontque lorsqu'elles ne peudesympathiepourRancé),maisdessouvenirs.L'immixtion
sontplus;r
tM trursd'
autrefois,J,
'
t/r/u
:nerenaîtrezpas;etsiptpu.
î deChateaubriand danslaviedeRancén'estdoncnullementdif-
renaissiez,retrouveriez-vousle charmedotltvousa parc
sesvotre fuse,sublime,imaginative,enun mot<romantiqueb$(enparti-
pt?l/ys'/êrt??p L'anamnèse,quiestau fond le grand sujetde culier,Chateaubriand ne dtjbrme pasRancé pourselogeren
Rancé,le Réformateurayanteu luiaussiune double vie,mon- lui),maisbienaucontrairecassée,abrupte.Chateaubriandnese
daine etmonastique,l'anam nèse estdoncune opération 2tlafois projettepas,ilsesurimprime,maiscommelediscoursestappa-
exaltante etdéchirante ;cette passion de la mémoirene s'apaise remm entlinéaire etque toute opération de sim ultanéité luiest
que dans un acte qui donne entin au souvenir une stabilité difficile,l'auteur ne peutplus iciqu'entrer de force par frag-
d'essence :k rire.La vieillesse estpourChateaubriand étroite- mentsdansunevie quin'estpasla sienne;la ViedeRancén'est
mentliée 2tl'idée d'œuvre.Sa ViedeRancéestprophétiquem ent pasuneœuvrecoulée,c'estuneœuvrebrisée(nousaimonscette
vécuecomm e sa dernièreœuvreet,2tdeux reprises,ils'identifie L(chuteb
$continuelle);sanscesse,bienqu'àchaquefoisbriève-
2tPoussinmourantàRome(lavilledesruines)etdéposantdans ment,let'ilduRéformateurestcasséauprofitd'unbrusquesou-
son dernier tableau cette im perfection mystérieuse et souve- venir du narrateur:Rancé arrive ztCom minges après un trem -
raine,plus belle que l'artachevé etqui est le tremblementdu blement de terre : c'est ainsi que Chateaubriand arriva à.
temps:lesouvenirestle débutdel'écritureetl'écritureest2tson Grenade;Ranc. é traduit Dorothée :Chateaubriand a vu entre
tourlecommencementdelamort(sijeunequ'onl'entreprenne). JaffaetGazaledéserthabitéparlesaint;BossuetetRancése
Telle est,semble-t-il,l'expérience de départ de la Wt?de promenaient2tlaTrappeaprèsVêpres.wJ'aioséprofaneravec
Rancé:une passion malheureuse,celle,non pointde vieillir, Iespas quime A'prp/rtrrlr(i répt?r René,la Jïplftrol
j Bossuetet
maisçj'être vieux,toutentierpassé du côté du tempspur,dans Rancé s'entretenaientdes choses divines>p;saintJérôme,pour
cetterégion duprofondsilence(écrire n'estpasparler)d'oùle noyersespenséesdanssessueurs,portaitdesfardeaux de sable
vraimoiapparaîtlointain,antélieur(Chateaubriand mesureson lelong delam erM orte.t fJeIesaiparcouruesmoi-même,ces
mald'êtreaufaitqu'ilpeutdésormaisseciter).On comprend steppes,sotls lepoids de mon t?srrl'l.>>11y a dans ce ressasse-
qu'un te1 départ ait obligé Chateaubliand à.s'introduil'
e sans mentbrisé,quiestle contraire d'une assim ilation,etparconsé-
cesse danslavie du Réform ateur,dontilvoulaitn'êtrepourtant quent,selon le senscourant,d'une <<clfation p,quelque chose
que le pieux biographe. Cette sorte d'entrelacs est banal: d'inapaisé,com me un ressac étrange :le moiest inoubliable ;
comment raconter quelqu'un sans se projeter en lui? Mais sansjamaisl'absorber,Rancélaissepériodiquement2tdécouvert
précisément:l'intervention de Chateaubriand n'està vraidire Chateaubriand:jamaisunauteurnes'estmoinsdéfait;ilya
110 Nouveauxessaiscritiques Chateaubriand :w W c deRancép z 111
dans cette W c quelque chose de dur, elle estfaite d'éclats,de une exaltation de la rupture etde laramification.Bien quece
fragmentscombinésmaisnonfondus;Chateatlbriand nedouble phénomènenesoitpasàproprem entparlerstylistique,puisqu'il
pas Rancé,il l'interrompt,préfigurant ainsi une littérature du peutexcéderleslimitesdelasim plephrase,onpeut1uidonner
fragm ent,selon laquelle 1es consciences inexorablem ent sépa- un modèlerhétorique:l' anacoluthe,quiest2tlafoisbrisurede
rées(del'auteuretdttpersonnage)n'empruntentplushypocrite- la construction etenvold'un sensnouveau.
mentune même voix composite. Avec Chateaubriand,l'auteur On saitque dans le discours ordinaire lerapportdesm otsest
comm ence sa solitude :l'auteurn'estpas son personnage :une soumis à une certaine probabilité.Cette probabilité courante,
distance s'institue,quc Chateaubriand assum e, sans s'y rési- Chateaubriand la raréfie;quelle chance y a-t-ilde voirappa-
gner;d'où cesretoursquidonnentà la ViedeRancé son vertige raître le mot algue dans la vie de M arcelle de Castellane?
particulier. CependantChateaubriand nousdittoutd'un coup h.proposdela
mortde cettejeunefemme:wIuesjeunes.#//t?u
îdeBretagnese
laissentnoyersur Iesgrèves après s'être attachées tzlf.
x algues
La tête coupée d'un rocher.A
zLepetitRancéestunprodigeengrec:quelrap-
portavec le m otgant? Cependant,en deux mots,le rappol' test
La W p desc/nfr/ esten effetcomposée d'unefaçon infgu- comblé(lejésuiteCaussinéprouvel'enfantencachantsontexte
lière;certes 1es quatre parties principales suivent en gros la avec sesgants).?'
$ traverscetécartcultivé,c'esttoujoursune
.
chronologie:jeunessemondainedeRancé,saconversion,savie substancesurprenante(algue,gant)quifaitirruptiondansledis-
àla Trappe,sam ort;m aissil'on descend au niveau de cesuni- cours.Laparolelittéraire(puisquec'estd'ellequ'ils'agit)appa-
tésm ystérieusesdu discoursquelastylistiquea encorem aldéfi- raîtainsicomm eunimm enseetsom ptueuxdébris,lerestefrag-
niesetquisontintermédiairesentrelemotetlechapitre(parfois m entaire d'une Atlantide ol
h 1esm ots,surnounis de couleur,de
unephrase,parfoisun paragraphe),labrisuredu sensestconti- saveur,de forme,bref de qualités etnon d'idées,brilleraient
nuelle,comme siChateaubriand nepouvaitjamaiss'empêcher comm eleséclatsd'un mondedirect,impensé,queneviendrait
de tournerbrusquementlatête vers ffautre choseyy(l'écrivain ternir,ennuyeraucunelogique:que lesmotspendentcomme de
estdoncunétourdi?);cedésordreestsensibledanslavenuedes beauxfruitsà.l'arbreindifférentdu récit,telestau fondlerêve
portraits(trèsnombreuxdanslaW f
?deRancé);onnesaitjamais de l'écrivain )on pourrait1uidonnerpoursym bole l'anacoluthe
à.quelm omentChateaubriand vaparlerde quelqu'un ;la digres- stupéfiantequifaitChateaubriand parlerd'orangersà proposde
sion estimprévisible,son rapportau :1du rédtesttoujours Retz(qilvitt- /Saragosseunprêtrequisepromenaitseulparce
brusque etténu ;ainsiChateaubriand a eu plusieursfois l'occa- qutilavaitenterrésonparoissienpestl
féré.ztValence,lesoran-
sion deparlerdu cardinaldeRetzzumomentdelajeunesse gersformaientlespalissadesdesgrandschemins,Retzrespirait
frondeuse de Rancé;le portraitde Retz ne sortcependantque I'airqu'aval
'
trespiréVannozia>).Lamêmephraseconduitplu-
bien aprèslaFronde,au mom entd'un voyagedeRancéh.Rome. sieursmondes(Retz,l'Espagne)sansprendre lamoindrepeine
X proposdece xvllesièclequ'iladmirait, Chateaubriand parle deleslier.Parcesanacoluthessouveraineslediscourss'établit
de ces temps t?l
è rien n'/rclfrencore classé, suggérant ainsi le en effetselon uneprofondeur:lalanguehumainesem bleserap-
baroqueprofond du classicisme. La Viede Rancé participeaussi peler,invoquer,recevoir une autre langue (celle des dieux,
d'un certain baroque (on prend icice motsansrigueurhisto- commeilestditdansleCratyle).L'anacolutheesteneffetàelle
rique),dans la mesure où l'auteuraccepte de combiner sans seule un ordre,une ratio,un plincipe;celle de Chateaubriand
structurer selon le canon classique'
,il y a ehez Chateaubriand inaugure peut-être une nouvelle logique,toute moderne,dont
112 Notlveaux essaiscritiques Chateaubriand :rrViede Rancéph l13
l'opérateur est la seule et extrême rapidité du verbe, sans poétique),maisqu'étendueaux grandesunité.sdu discourselle
laquelle le rêve n'auraitpu investirnotrc littérature.Cette para- participe 2tla vie m ême du syntagme,dont 1eslinguistes nous
taxe éperdue,ce silence des articulations a,bien entendu, les disentqu'ilesttoujourstrèsproche de laparole.Déesse de la
plus grandes conséquences pourl'économie générale du sens: division deschoses,la grande métaphore de Chateaubriand est
l'anacoluthe oblige à. chercherle sens,elle le faitr<frissonnerp toujoursnostalgique;toutenparaissantmultiplier1eséchos,elle
sans l'arrê
.ter)de Retz aux orangers de Valence, Ie sens rôde laissel'hom me comme matdansla natureset1uiépargnefinale-
m aisne sefixepas;une nouvellenlpture,un nouvelenvolnous mentla mauvaise foid'une authenticité directe:parexemple,il
emporte 2tM ajorque o?.
lRetz t
#entenditJé?.
îjillespft?uycy('
tla estim possibledeparlerhumblementde soi;Chateaubriand,par
grille J'u?zl.
stlu%vnt:c/Jc.
$cllantaientzp:quelrapport? En littt
v une dernière ruse,sans résoudre cette impossibilité,la dépasse
rature,tout est ainsidonné ztcomprendre,etpourtant,comme en nous transportantailleurs:r:Pour rntpt toutépris queje
dansnotreviemême,iln'yapour/ng
'rrien2tcomprendre. puisset
'
Rrpdemachétivepersonne,je5't :
7à-$
'bienquejenedépas-
L'anacoluthe introduiten effet2tune.poétique de la distance. seraipasma vie.On déterreJt
7rnîdesîlesde A'
tprpêqt?quelques
On croitcom munémt tntque l'effortlittéraire consiste 2trecher- urnesgravées de caractères frlt
kékWt#-
ré/h/px.x
?'
iquiappartien-
cherdesaffinittjs,descorrespondances,dcssimilitudesetque la nentces cendres ?fz- s
'vents n'en saventrien.>>Chateaubliand
fonction del'écrivain estd'unirla nature etI'homme en un seul saitbien qu'ildépassera sa vie',m aisce n'estpas l'impossible
monde (c'estcequel'on poun-aitappelersafonction synesthé- hum ilité qu'il veut nous faire entendre; ce que l'urne, la
sique).Cependantlamétaphore,t'igurefondamentaledelalitté- Norvège,le ventglissenten nous,c'estquelque chose du noc-
rature,peutêtre aussicomprise comm e un puissantinstnlm ent turne etde la neige,une certaine désolation dure,grise,froide,
dedisjonction;notammentchezChateaubriand où elleabonde, bref autre chose que l'oubli,qui en estle simple sens anago-
elle nousreprésente Ia contiguk'
té maisaussil'incomm unication gique.Lalittérature n'esten sommejamaisqu'uncertainbiais,
dedeux mondes,dedeux languesflottantes,2tlafoissolidaires dans/ctyrfc/on seperd;elle sépare,elle détourne.Voyez la mol4
etséparées.comme sil'une n'étaitjamaisque lanostalgie de de M rr
'
cde Lamballe :t:Sa vie s'envola comme cé passereau
l'autre;lerécitfournitdesélémcntslittéraux (i1yobligemême) d'une barquedu RIllne qui,h/tnî- îtftjmort,faitpencheren se
quisont,parla voie métaphorique,toutd'un coup happés, sou- débattantl'cu
çt
yut/-trop tr/ltkrp/>
p;nous voicibizan- ementtrès
levés,décollés,séparés,puis abandonnés au naturelde l'anec- loin de laRévolution.
dote,cependant que la parole nouvelle,introduite,on l'a vu, Telle est,semble-til,lagrandefonction de la rhétoriqueetde
de force, sans préparation,au gré d'une anacoluthe violente, sesfigures:faireentendre,enrrlérrlt?temps,autrechose.Quela
met brusquement en présence d'un ailleurs infductible. ViedeRancésoituneœuvrelittéraire(etnon,ounonpasseule-
Chateaubriandparledusourired'unjeunemoinemourant:wOn ment,apologétique),celanousentraînetrèsloin de lareligion,
crtplwflentendrc cetoiscau k
çt
7rl,
înom quic't???.
î(?/t
?le vt
pyt
zptrl/r eticiledétourestencoreunefoisassum éparune t' igure :l'anti-
dans le vallotlde Cachetnir.)pEtailleurs:wQuinaissait,tyr// thèse.L'antithèse est,selon Rousseau, vieille com me le lan-
mourait,quipleuraitici.?&/T???(-c1Des t?f.
. $'
t?t7uA en /
vt7;/1du cicl gage;maisdans la Viede #c?r!cW,qu'elle structure entièrement,
volentrpr-
v d'autres climats.z) Chez Chateaubriand,la méta- elle ne sertpasseulementun dessein démonstratif(1afoiren-
phore ne rapproche nullement des objets, elle sépare des verselesvies),elleestun véritable4droitdereprisepdel'écli-
mondes;techniquement(carc'estlamêmechosequedeparler vain surle temps.Vivantsaproprevieillessecomm eune forme,
technique ou métaphysique),on diraitaujourd'huiqu'elle ne Chateaubriand nepouvaitsecontenterdelaconversion<4objec-
porte pas surun seulsignifiant(commedans lacomparaison tivek$de Rancé;ilétaitnécessaire qu'en donnantà.cette vie la
114 Nouveaux essais critiques Chateaubriand :rrW cde Rancéz>
formed'uneparoleréglée(celledelalittérature),lebiographela tanttoussabontéetsapauvreté,cejauneestaussitoutsimple-
divisâtenun avant(mondain)etunaprl' s(solitaire),propresà. mentjaune,ilneconduitpasseulementunsenssublime,bref
une série infinie d'oppositions,etpourque lesoppositionsfus- intellectuel,ilreste,entêté,au niveau descouleurs(s'opposant
sentrigoureuses,ilfallaitlesséparerparun événementponctuel, parexempleaunoirdelavieillebonne,ztceluiducrucifix):dire
mince,aigu etdécisifcomm el'arête d'un som metd'où dévalent un chatjauneetnon un chatperdu,c'estd'une certainefaçon
deux pays différents;cetévénement,Chateaubriand l'a trouvé l'actequiséparel'écrivaindel'dcrivant,nonparcequelejaune
dansla décollation de la maîtresse de Rancé;amoureux,lettré, <ffaitimage$$,mais parce qu'ilfrappe d'enchantem ent le sens
guenier,brefm ondain,Rancé rentre un soirde la chasse,aper- intentionnel,retournelaparoleversunesorted'en t/trjr
tkdu sens;
çoitla tête deson am ante àcôté deson cercueiletpasse aussitôt le chatjaune ditlabonté de l'abbé Séguin,mais aussiildit
sans un m ot à la religion la plus farouche 2il accomplit ainsi moins,etc'esticiqu'apparaîtle scandale de la parole littéraire.
l'opération m ême de la contrariété,dans sa form e etson abs- Cette parole esten quelque sorte douée d'une double longueur
traction.L'événementestdonc,à.lalettre,poétique(4<TousIes d'ondes;lapluslongueestcelledu sens(l'abbé Séguinestun
poètes ontadopté la version de Larroque- quiestl'hypothèse sainthomme,ilvitpauvrementencompagnied'unchatperdu);
deladécollation-,touslesrcligieux l'
ontrepousséep);iln'est la pluscourte ne transm etaucune information,sinon la littéra-
possible,sil'on veut,qu'en littérature;iln'estnivrainifaux,il ture elle-mêm e:c'est la plus mystérieuse,car,2tcause d'elle,
faitpartie d'un système,sanslequeliln'y auraitpasde la Vie de nous nepouvonsréduire la littérature ztun système entièrement
Rancé,ou du m oins,de proche en proche,sans lequella Vie de déchiffrable '
.la lecture,la critique ne sontpas de pureshermé-
Rancé neconcerneraitniChateaubriand niceslecteurslointains neutiques.
que nous som mes.La littérature substitue ainsih.une vérité Occupétoutesaviedesujetsquinesontpasproprementlit-
contingenteuneplausibilitééternelle;pourque la conversion de téraires,la politique,la religion,le voyagc,Chateaubriand n'en
Rancé gagne le temps, notre temps, il faut qu'elle perde sa a pas moins été toute sa vie un écrivain dc plein statut:sa
propre durée :pour être dite,elle devait se faire en une fois. conversion religieuse (de jeunesse), il l'a immédiatement
C'estpourquoiaucun objetconfié au langage ne peutêtre dia- convertieen littérature (Le Géniedu christianistne);de même
lectique:letroisièmeterme- letemps-manquetoujours:l'an- poursafoipolitique,sessouffrances,savie;ila pleinementdis-
tithèse estla seule survie possible de l'histoire.Siwla destinée posé dansnotre langue cette seconde longueurd'ondesquisus-
d'un grand homme estJfnc M usezp,ilfautbien qu'elleparle au pend la parole entre le sens et le non-sens. Certes,la prose-
m oyen detropes. spectacle (z'épidictique, comme disaient les Grecs) est très
ancienne,elle règnechez tousnosClassiques,cardèslorsque la
rhétoriquenesertplusdesfinsjudiciaires(quisontsesorigines),
Lechatjaunedel'abbe'k
vcef
glfl'n elle ne peut plus renvoyer qu'à elle-mê.me et la littérature
com mence, c'est-à-dire un langage mystérieusem ent tautolo-
DanssaPréface,Chateaubriand nousparlede son confesseur, gique(lejauneestjaune);cependantChateaubriand aide2tins-
l'abbé Séguin,surl'ordre duquel,parpénitencepila écritla J'ftr tituerune nouvelle économ ie de la rhétorique.Jusque très tard
deRancé.L'abbé Séguinavaitun chatjaune.Peut-êtrecechat dans notre littérature,la parole-spectacle (celle des écrivains
jauneest-iltoutelalittérature'
,carsilanotationrenvoiesans classiques,parexemple)n'allaitjamaissanslerecours2 1unsys-
douteà.l'idéequ'unchatjauneestunchatdisgracié,perdu,donc tème traditionnel de sujets (d'arguments),qu'on appelait la
trouvé,etrejointainsid'autresdétailsdelaviedel'abbé,attes- topique.On avu que Chateaubriand avaittransformé le toposde
116 Nouveaux essaiscritiques Chateaubriand :w Vie deRancé > z 117
la vanitas etque la vicillesse étaitdevenue chez 1uiun thèm e m orale du langage :c'estce passage risquéquiestla littérature.
existentiel'
, ainsi apparaît dans la littérature un nouveau pro- X quoidoncsert-elle?X quoisertdedirechatjauneaulieu
blèm e,ou,sil'on préfère,une nouvelle forme :le mariage de de chatpprlu? d'appeler la vieillesse voyageuse de nait? de
l'authenticité etdu spectacle.M aisaussil'impassese resserre. arlerdes palissadesd'orangersde Valence 2tpropos deRetz?
La Vie desti /?tct
jireprésente trèsbien cette impasse.Rancéest A quoi sert la tête coupée de la duchesse de M ontbazon?
un chréticn absolu;comm etel,sclon son proprem ot,ildoitêtre Pourquoitransformerl'hulnilitédeRancé(d'ailleursdouteuse)
sanssouvenir,sans?'
nf
/rrlt
pfrt
?etsansressentiment'
,onpeutajou- en un spectacledouédetoutel'ostentation du style(styled'être
ter:sanslittérature.Certes,l'abbédeRancéaécrit(desœuvres dupersonnage,styleverbaldel'écrivain)?Cetensembled'opé-
rcligieuses);ilamêmeeu descoquetteriesd'auteur(retirantun rations,cettetechnique,2tl'incongruité(sociale)de laquelleil
manuscritdes flammes);sa conversion religieuse n'en a pas fauttoujoursrevenir,sertpeut-êtr: 2tceci:t j nloins sotfxrir.
moinsétéunsuicided'écrivain'
,danssajeunesse,Rancéaimait Nous ne savons pas si Chateaubriand reçut quelque plaisir,
les lettres, y brillait même'
, devenu m oine et voyageant, il quelque apaisementd'avoir écritla Vie de Aclnctf;m ais h.lire
t:nJ/crfrninefaitdeJ'
ournal)>(noteChateaubriand).7$ cemort cette œuvre,etbien que Rancé lui-m ême nous indiffère,nous
littèraire,Chateatlbrianddoitcependantdonnerunevielittéraire: comprenonslapuissanced'un langage inutile.Certes,appelerla
c'est1à leparadoxe dc la Vie deRancé etce paradoxe estgéné- vieillesse Ia voyageuse de rluffne peutguérir continûmentdu
ral,entraîne bien plus loin qu'un problème de conscience posé m alheurdevieillir;card'un côté ily a le tempsdesm aux réels
parunereligiondel'abnégation.Touthommequiécrit(etdonc quinepeuventavoird'issuequedialectique(c'est-à-direinnom-
quilit)aenluiunRancéetunChateaubriand;Rancé1uiditque mée),etde l'autre quelque métaphorequiéclate,éclaire sans
son moinesatlraitsupporterle théâtre d'aucune parole,saufà.se agir.Etcependantcetéclatdu m otmetdansnotrem ald'être la
perdre:dire Je,e'estfatalementouvrirun rideau,non pastant secousse d'une distance: la nouvelle forme est pour la souf-
dévoiler(ceciimportedésormaisfortpeu)qu'inaugurerlecéré- france com me un bain lustral:usé dèsl'origine danslelangage
monialdel'imaginaire;Chateaubriand de sOn côté1uiditque1es (y a-t-ild'autressentiments que nommés?),c'estpourtantle
souffrances,les m alaises,lesexaltations,bref le pur sentiment langage - m ais un langage autre - qui rénove le pathétique.
d'existence de ce moine peuventque plongerdans le langage, Cettedistance,établieparl'écriture,ne devraitavoirqu'un seul
que l'âme <rsensiblep estcondam née 2tlaparole,etparsuite au nom (sil'onpouvaitluiôtertoutgrincement):Lbironie.Parrap-
théâtre m ême de cette parole.Cette contradiction rôde depuis portà.la difficulté d'être,dontelle estune observation conti-
bientôt deux siècles autour de nos écrivains:on se prend en nuelle,la W c de #4???c/ estune œuvre souverainem entironique
conséquence à.rêver d'un pur écrivain quin'écriraitpas.Cela (eironeiaveutdireinterrogation);onpourraitladéfinircomme
n'est évidcm mentpas un problèm e moral' ,ilne s'agit pas de une schizophrénie naissante,formée prudem ment en quantité
prendre parti sur une ostentation fatale du langage' ,c'est au homéopathique :n'est-elle pasun certain rfdétachement$$appli-
contraire le langage,com me l'avaitvu Kierkegaard,qui,étantle quéparl'excèsdesmots (toute écriture estemphatique) 2tla
général,représente la catégorie de la m orale:comme être de m anie poisseuse desouffrirl?
l'absolument individuel, Abraham sacritiant doit renoncer au
langage,ilestcondamnt j2tne pasparler.L'écrivain m oderne est 1965
etn'estpasAbraham :il1uifautêtre à la foishors de la morale
etdans le langage,illuifautfaire du généralavec de l'irréduc-
tible,retrouverl'amoralitéde son existenceà.traverslagénéralité
Proustetles noms 119
de se rendre à une matinéede laduchesse deGuermantes.C'est
icique parun renversem entproprementdramatique,parvenu au
fond mêmedu renoncem ent,lenarrateurvaretrouver,offertà sa
Proustet1es nom s portée,le pouvoirde l'écliture.Ce troisièm e acte occupe toutle
Temps retrouvéetcomprend luiaussitroisépisodes;lepremier
estfaitdetroiséblouissem entssuccessifs:ce sonttroisréminis-
cences(Saint-Marc,lesarbresdutrain,Balbec),surgiesdetrois
menusincidents,lorsdesonarrivée2tl'hôteldeGuermantes(les
pavés inégaux de la cour,le bruitd'une petite cuiller,une ser-
vietteempeséequeluitendunvalet);cesréminiscencessontdes
On saitque la Recherche du rt?rrlpsperdu estl'histoire d'une bonheurs,qu'ils'agitm aintenantdecom prendre,sil'on veutles
écliture.Cette histoire,iln'estpeut-é
.tre pasinutilede la rappeler conserver, ou du m oins 1es rappeler à. volonté: dans un
pourm ieux saisircommentelles'estddnouée,puisquecedénoue- deuxièm e épisode,qui form e l'essentiel de la théorie prous-
m enttigure ce qui,en détinitive,permetà l'éclivain d'écrire tienne dela littérature,lenarrateurs'emploie systém atiquement
Lanaissanced'un livre quenousne connaîtronspasmaisdont h.explorer les signes qu'ila reçuset2tcomprendre ainsi,d'un
l'annonceestlelivremêmedeProust,sejouecommeundrame, seulm ouvem ent,le m ondeetleLivre,le Livre comm em ondeet
en trois actes.Le prem ier acte énonce la volonté d'écrire:le le m onde com me Livre.Un dernier suspens vient cependant
jeunenanuteurperçoitenluicettevolonté2ttraversleplaisir retarder le pouvoir d'écrire:ouvrant les yeux sur des invités
érotiquequeluiprocurentlesphrasesdeBergotteetlajoiequ'il qu'ilavaitperdusde vuedepuislongtem ps,le nanuteurperçoit
rcssenth.décrire 1esclochers de M artinville.Le deuxième acte, avec stupeurqu'ils ontvieilli:le Temps,quiluia rendu l'écli-
fol'
tlong puisqu'iloccupe l'essentieldu Tempsperdu,traite de ture,risque au m ême momentde la luiretirer:vivra-t-ilassez
l'impuissance à.écrire. Cette impuissance s'afticule en trois pourécrire son œuvre? Oui,s'ilconsentà.se retirerdu monde,
scènes,ou,sil'onpréfère,troisdétresses:c'estd'abord Norpois à.perdre sa vie m ondainepoursauversa vie d'écrivain.
quirenvoieaujetlnenarrateuruneimagedécourageantedelalit- L'histoire qui estracontée par le narrateur a donc tous les
térature:image ridiculeetqu'iln'auraitpourtantmêmepasle caractères dram atiques d'une initiation ;ils'agitd'une véritable
talent d'accomplir; bien plus tard,une seconde im age vient mystagogie,articuléeen troismomentsdialectiques:ledésir(le
le déprimer davantage: un passage retrouvé du Journal des mystagoguepostuleunerévélation),l'échec (ilassumelesdan-
Goncourt,h.la fois prestigieux et dérisoire,ltliconfirm e,par gers,lanuit,le néant),l'assomption (c'estau combledel'échec
comparaison, son impuissance à.transform er la sensation en qu'iltrouvelavictoire).Or,pourécrirelaRecherche,Proustalui-
notation;enfin,plusgrave encore,parce que portantsursa sen- m ême connu,danssa vie,cedessin initiatique;au désirtrèspré-
sibilité m ême etnon plus sur son talent,un dernierincidentle coced'écrire(formédèslelycée)asuccédéunelonguepériode,
dissuade définitivem ent d'éclire: apercevant,du train qui le non d'échecs sans doute, mais de tâtonnements, com me si
ramène à.Paris après une longue m aladie,trois arbres dans la l'œuvre vélitable etunique se cherchait,s'abandonnait,serepre-
campagne,le narrateur ne ressent qu'indifférence devant leur naitsansjamaissetrouver;etcommecelledunarrateur,cetteini-
beauté;ilconclutqu'iln'écrirajamais'
,tristementlibéré de tiation négative,sil'on peutdire,s'estfaiteh.traversunecertaine
toute obligation envers un vatu qu'ilestdécidémentincapable expérience de lalittérature :leslivresdesautresontfasciné,puis
d'accomplir,ilacceptederentrerdanslafrivolitédu mondeet déçu Proust,com me ceux de Bergotte ou desGoncourtontfas-
120 Nouveaux &s'Awf.
çcritiques ProustetIesnoms 12l
cinéetdéçulenarrateur;ccttef <traverséedelalittératureh>(pour Les deux discours,celuidu nanuteur et celui de M arcel
reprendreenl'adaptantunmotdePhilippeSollers),sisemblable Proust,sonthomologues,mais non pointanalogues.Le narra-
autrajetdesinitiations,emplideténèbresetd'illusions,s'estfaite teurJw écrirestltce futur le m aintientdans un ordre de l'exis-
aumoyendupastiche(quelmeilleurtémoignagedefascinationet tence,non de laparole;ilestaux prises avec une psychologie,
de démystitication que le pastiche?),de l'engouementéperdu non avec une technique.M arcelProust,au contraire,éclit' ,il
tRuskinletdelacontestation(Sainte-Beuve).Prousts'approchait lutte avec lescatégoriesdu langage,non avec cellesdu compor-
ainsidelaRecherclle(dont,commeonsait,certainsfraglnentsse tement.Appartenant au m onde référentiel,la réminiscence ne
trouventdéjàdansleSainte-Beuve),maisl'œuvren'arrivaitpasà. peutétre directementune unité du discours,etce dcmtProusta
rrprendre>).Lesunitésprincipalesétaientl2t(rapportsdeperson- besoin,c'estd'un élémentproprementpoétique (au sens que
nages1
,épisodes cristallisateurs2),elles s'essayaientà.diverses Jakobson donne 2tee mot):mais aussi ilfautque ee trait
combinaisons,com me dans un kaléidoscope,m ais il manquait linguistique,comm elarém iniscence,aitlepouvoirdeconstituer
encore l'acte fédérateurquidevaitpermettre 21Proustd'écrire la l'essencedesobjetsromanesques.Orilestune elasse d'unités
Recherche sans désemparer,de 1909 à sa mort,au prix d'une verbales quipossède au plushautpointce pouvoirconstitutif,
retraite donton saitcombien elle rappelle celle du nan-ateurlui- c'estcelle desnoms propres.Le Nom propre dispose destrois
même,2 tlafin du Tempsrcrm rfpp'
. propliétésque le narrateurreconnaîtà laréminiscence:le pou-
On ne cherche pas ici2texpliquer l'œuvre de Proustpar sa voird'essentialisation(puisqu'ilnedésignequ'unseulréférent),
vie;on traite seulementd'actesintérieurs au discourslui-m ême lepouvoirdecitation(puisqu'on peutappeleràdiscrétion toute
(en conséquence,poétiquesetnon biographiques),quecedis- l'essence enfermée dans le nom,en le proférant),le pouvoir
courssoitceluidu nanuteurou celuide M arcelProust.OrI'ho- d'exploration (puisque l'on (bdéplie>)un nom propre exacte-
m ologie qui,de toute évidence.règle lesdeux discours,appelle mentcornrrle on faitd'un souvenir);le Nom propre esten
un dénouementsym étrique :ilfautqu'à la fondation de l'écri- quelque sorte la forme linguistique de la réminiscence.Aussi,
ture parla réminiscence (chez lenarrateur)corresponde (chez l'événement(poétique)quia <<lancéysla Recherche,c'estla
Proust)quelquedécouverte semblable,propre2tfonderdéfiniti- découvel'
te des Noms;sans doute.dès le Sainte-Beuve,Proust
vement, dans sa continuité prochaine, toute I'écriture de la disposaitdéjàde cellainsnoms(Combray,Guermantes);mais
Recherche.Quelestdonc l'accident,non pointbiographique, c'estseulemententre 1907 et1909,semble-t-il,qu'ila constitué
maiscréateur,quirassemble une œuvredtbjà conçue,essayée, dansson ensemblele système onom astique de la Recherche:ce
maisnonpointécrite?Quelestle cimentnouveauquivadon- système trouvé,l'œuvre s'estécrite immédiatement1.
ner la grande unité syntagm atique 2ttantd'unitésdiscontinues, L'œuvredeProustdécritun im mense,un incessantapprentis-
éparses?Qu'est-ce quipermetztProustd'énoncerson ceuvre? sagez.Cetapprentissage connaîttoujoursdeux moments(en
En un mot,qu'est-ce que l'écrivain trouve,symétrique auxrémi- amour,enart,en snobisme):uneillusion etune déception;de
niscencesque le narrateuravaitexploréesetexploitéeslorsde la ces deux m om ents,naît la vérité,c'est-à-dire l'écliture;m ais
m atinée Guermantes?
1.Cesmotsinventésontétébienanalysljs,d'unpointde vuelinguistique,par
1.<4La coulcurde Sylvie,c'estune couleurpourpre,d'un rose pourpre en DelphinePerret,danssathèsede3ecycle:L-tudedelalrlj
t'l
fclittéraired'
aprh
velourspourpreouviolacé...Etcenolnlui-mêlne,pourpredesesdeuxI-Sylvie, leq
vVoyageenGrandeGarabagnep zJ'HenriMichaux(Paris,Sorbonne,1965-
lavraieFiileduFeu>(Conlres'
é'
làn/c-/?y'f/vy,édi
tioncitéesp.195). 1966).
128 Nouveaux e'u t/jy critiques Proustetles??(?rl?.
î 129
en véritable nature.source de m odèles etde raisons.Le nom Proustcctte fonction œcumé.nique,résum anten somm e toutle
propre,etsingulièrementle nom proustien,a donc une signifi- langage,c'estque sa structure ctfncide avec celle del'œuvre
cation comm une :ilsignifieau moinsla nationalitéettoutesles mê.me : s'avancer peu 2t peu dans 1es significations du nom
images quipeuvent s'y associer.11peut mêm e renvoyerà des (comme ne cesse de le faire le narrateur),c'ests'initier au
signifiésplusparticuliers,commelaprovince(nonpointentant m onde,c'estapprendre 2tdéchiffrersesesscnces;1essignes du
querégion,maisen tantquemilieu),chezBalzac,oucommela monde (de l'amotlr,de la mondanité) sont faits des mêmes
classe sociale,chez Proust:non certes parla particule anoblis- étapesque ses noms;entre la ehose etson apparence se déve-
sante,m oyen grossier,m aisparl'institution d'un large système loppelerêve,toutcomm eentreleré.férentetsonsignifiants'in-
onomastique,articulé sur l'opposition de l'aristocratie etde la terposele signifié :lenom n'estrien,siparmalheuron l'articule
roture d'une part,et sur celle des longues à.finales muettes directementsurson référent(qu'est,en réalité,laduchesse de
(tinalespoulwuesen quelque sol'
te d'une longuetraîne)etdes Gtlermantes'
?),c'est-à-dire sil'on manqueen luisa nature de
brèves abruptes d'autre pal4 : d'un côté le paradigme des signe.Le signitié,voilztla place de l'im aginaire:c'est1à,sans
Guerm antes,Laumes,Agrigente,de l'autre celuidesVerdurin, doute,la penstje notlvelle de Protlst,ce pourquoiila déplacé,
M orel,Jupien,Legrandin,Sazerat,Cottard,Brichot,etc:. historiquement,le vieux problème du réalisme,quine se posait
L'onom astiqueproustienne paraîth.cepointorganisée qu'elle guère,jusqu'àlui,qu'entermesderéférents:l'écrivaintravaille,
semble bien constituerle dépal'tdét-initifde la Recherche:tenir non surlerapportdelachoseetdesaforrne(cequ'on appelait,
lesystèm edesnom s,c'étaitpourProust,etc'estpournous,tenir aux temps classiques,sa trpeinturep,etplus récemm ent,son
1es significationsessentiellesdu livre,l'arm ature de sessignes, 44expressionp),maissurlerapportdu signifié etdu signifiant,
sa syntaxe profonde.On voitdoncquele nom proustien dispose c'est-à-dire surun signe.C'estce rapportdontProustne cesse
pleinementdesdeux grandesdimensionsdu signe:d'unepal' t,il de donnerla théorie linguistique danssesré
.flexionssurle Nom
peutêtre lu toutseul,rren soih >,comme une totalité de signifi- etdans lesdiscussions étymologiques qu'ilconfie 2tBrichotet
cations (Guennantes contientplusieurs tigures),bref comme quin'auraientguère de sens sil'écrivain ne leur confiaitune
uneessence(une<<entitéoliginelleyh,ditProust),ousil'on pré- fonction emblématique1.
fère,une absence,puisque le signe désigne ce quin'estpasl2t2; Cesquelquesremarquesne sontpasseulem entguidéesparle
et d'autre part,ilentretientavec ses congénères des rapports souciderappeler,aprèsClaudeL/vi-strauss,le caractère signi-
métonymiques,fonde le Récit:Swann et Guermantes ne sont fiant,et non pas indiciel,du nom propre2.On voudrait aussi
pas seulem entdeux routes,deux côtés,ce sontaussideux pho- insisterSurle caractère cratyléen du nom (etdu signe)chez
nétismes,comme Verdurin etfwtku/rlcy.Sile nom propre a chez Proust:non seulementparce que Proustvoitle rapportdu signi-
fiant et du signifié com me un rapport motivé, l'un copiant
l'autre etrepreduisantdanssa forme matérielle l'essence signi-
1.11s'agit,bien entcndu.d'une tentlance,non d'uneloi.D'autrepart,on fiéede lachose (etnon lachoseelle-mêlue),maisaussiparce
entend icilonguesetbrèves,sans rigueurphonétique,maisplutôtcomme une que,pour Proustcom me pourCratyle,((la vertu des noms est
impression courante,tbndtje d'ailleursen grande partiesurle graphisrne,les d'enseigner3yy:ily a unepropédeutique desnoms,quiconduit,
Françaisétanthabituésparleurculturescolaire,essentiellementécrite,5.perce-
voiruncoppositiontyranniqtleentre1esrimesmasculiuesetlcsrimesfénpinines,
senties1esunescomme brèves 1esautrescomme longues.
2.<rOn nepeutimaginerquecequiestabscnt>>tf.,cTempsretrouvtqParis, 1.SodomeetGotnorrhe,I1,chap.II.
Galli
mard,111,p.872).-Rappelons encore que pourProust,imaginer,c'est 2.1uaPenstk ytkupfkt
çt
a(Paris,Plon,l952).p.285.
déplierun signe. 3.Platon.Cralyle,435d.
130 Nouveaux essais critiques
pardeschem inssouventlongs,variés,détournés,àl'essencedes
choses. C'est pour cela que personne n'est plus proche du
Législateur cratyléen,fondateur des noms (demiourgos ono-
matôn),quel'écrivain proustien,non parce qu'ilestlibred'in- FlaubertetIa phrase
venterlesnom squ'illuiplaît,mais parce qu'ilesttenu de 1es
inventer<droitk$.Ce réalisme (au sensscolastique du terme),
quiveutque lesnom ssoientle rfrefletp desidées,a prischez
Proustune form e radicale,mais on peutse dem ander s'iln'est
pasplus ou m oins consciem mentprésentdanstoutacte d'écri-
ture et s'il est vraiment possible d'être écrivain sans croire,
d'une certaine manière, au rappol' t naturel des noms et des Bien avantFlaubert,l'écrivain a ressenti- etexprimé- le dur
essences:la fonction poétique,au senslepluslargedu terme,se travaildu style,la fatigue des corrections incessantes, la triste
définirait ainsi par une conscience cratyléenne des signes et nécessité d'horaires démesurés pour aboutir h. un rendement
l'écrivain seraitle récitantde ce grand mythe séculaire quiveut infim e1.PourtantchezFlaubert,ladim ensiondecettepeineest
que le langage im ite les idées etque,contrairementaux préci- toutautre ;le travaildu styleestchezluiunesouffranc. e indicible
sionsde la sciencelinguistique,1essignes soientmotivés.Cette (même s'illa ditsouvent),quasiexpiatoire,ztlaquelle ilne
considération devraitinclinerencoredavantage le critique h.lire reconnaîtaucune compensation d'ordre magique (c'est-à-dire
la littérature dans la perspective mythique qui fonde son lan- aléatoire),commepouvaitl'êtrechezbiendesécrivainslesen-
gage,età.déchiffrerle motlittéraire (quin'esten rien lemot timentde l'inspiration :le style,pourFlaubert, c'estla douleur
courant),non comme le dictionnaire l'explicite,mais comme absolue,la douleurinfinie,la douleur inutile. La rédaction est
l'écrivain le construit1. démesurémentlente (6 (quatrepagesdansIa semainez ),rrcinq
jourspourunepage) >,r
fdeuxjourspottrla recherchededeux
1967 lignes2>z);elle exige un L(irrévocable adieb
l 2tla vie3//,une
séquestration im pitoyable;on notera à.ee proposque laséques-
tration de Flaubertse faituniquem entau profitdu style, tandis
quecelledeProust,égalementcélèbre,apourobjetunerécupé-
ration totale de l'œuvre :Prousts'enferme parce qu'ila beau-
coupàdireetqu'ilestpresséparlamort,Flaubertparcequ'ila
1.Voiciquelquesexemples,empruntésaulivred'AntoineAlbalat,J.z Travail
du usr.y/c,enseignéparles correctionsrrftr/r//k&crïrfp.îdesgrandsécrivains(Paris,
1903(rééd.ArmartdColin,19922):PascalaI
'édigé13foislaXVl1leProvineiale;
Rousseauatravailléî'L-
milependant3ans;Buffontravaillaitplusde10heures
parjour;Chateaubriandpouvaitpasserde122t15hcuresdesui teztraturer,etc.
2.LescitationsdeFlaubertsonterrlpruntéesauxextraitsdesacorrespondanee
1.Texte écriten hommage 2tR.Jakobson etparu dans:To HonourRoman rassemblésparGeneviève Bollème sous letit
re:Pre
ftàce t
)Ia vie l't
#'
crl
'pll
'
r
l
Jakobson,essayson the occasionofhisseventiethbirthday,M outon,LaHaye, tpalis,1963).Ici:p.99(I852),
.p.100(l852)etp.l2.
1(l853)
1967. 3.(?p.cI'
f.,p.32(I845).
132 Nouveaux essais critiques Flaubertt?rlaphrase 133
infiniment2tcorriger;l'un etl'autre enfermés,Proustajoute prose :la poésie tend à.la prose le miroir de ses contraintes,
sans fin (ses fametlscs rrpaperollesp),Flaubertretire,rature, l'imaged'un code senf,sûr:cem odèle exerce surFlaubertune
revientsans cesse à zéro,recom mence.La séquestration flau- fascinationambiguë,puisquelaprosedoit2tlafoisrejoindrele
bertienne apourcentre(etpoursymbole)un meuble quin'est versetle dépasser,l'égaleretl'absorber.C'estenfin ladistribu-
pasla table de travail,m aisle litde repos:lorsque lefond dela tion trèsparticulière des tt
k hes techniques assignées parl'éla-
peineestatteint,Flaubertsejettesursonsofal:c'tlstlad
fmari- boration d'un rom an ;la rhétoriqueclassique mettaitau premier
nade$$,situation d'ailleurs ambiguë,carle signe de l'échec est plan lesproblèm esde la dispositio,ou ordre despartiesdu dis-
aussile lieu du fantasm e,d'où le travailva peu ztpeu reprendre, cours(qu'ilnefautpasconfondreavecla compositio,ouordre
donnantltFlaubertunenouvellem atière qu'ilpourradenouveau desélémentsintérieursà.laphrase);Flaubertsembles'endésin-
rattlrer.Ce circuitsisyphéen est appelé par Flaubert d'un mot téresser;ilnenégligepaslestâchespropresztla narration '
,mais
trèsfort:c'estj'atroce2,seule récom pense qu'ilreçoive pourle cestâches,visiblement,n'ontqu'un lien lâche avec sonprojet
sacrifice de sa vie3. essentiel:composerson ouvrage ou telde sesépisodes,cen'est
Le style engage donc visiblementtoute l'existence de l'écri- pasf<atroce$$,m ais simplement<fastidieuxzp.
vain,etpotlrcette raison ilvatldraitmieux l'appelerdésorm ais Commeodyssée,l'éclitureflaubertienne(onvoudraitpouvoir
une écriture:écrire c'estvivre (fUn livre a toujoursp' rt
jipour donnericiltcemotun senspleinementactif)serestreintdonc2t
moi,ditFlaubert,unerllfknï@'rtrsptvialedevivre4p),l'écritureest ce qu'on appelle com munément les corrections du style.Ces
la fin même de l'œuvre,non sa publication '.Cette précellence, corrections ne sont nullementdes accidents rhétoriques;elles
attestée- ou payée- par le sacrifice même d'une vie,modifie touchent au premier code,celui de la langue,elles engagent
quelque peu les conceptions traditionnelles du bien-écrire, l'écrivain 2
tvivre la stnlcturedu langage comm e une passion.11
donnd ordinairementcomme le vêtementdernier(l'ornement) faut ici amorcer d'un mot ce que l'on pourrait appeler une
desidéesou despassions.C'estd'abord,aux yeux de Flaubert, linguistique (et non une stylistique)des corrections,un peu
l'opposition même du fond etde laforme quidisparaît::écrire sym étriqueh.ce queHenriFreiaappelélagram mairedesfautes.
etpensernefontqu'un,l'écriture estun êtretotal.C'estensuite, Lesretouches que 1esécrivains apportent21leursm anuscrits
si l'on peutdire,la réversion des m érites de la poésie sur la se laissentaisément classer selon les deux axes du papier sur
lequelils écrivent;sur l'axe verticalsontportées les substitu-
1.<fQuelquefklisqualdîemetrouvevi de,quandl'cxprcssionserefuse,quand
tionsde mots(ce sontles 44ratures$$ou (çhésitationsh
>);sur
aprèsavoirgriffonnédelongtl
espages,jedécouvren'avoirpasfaitunephrase,je l'axehorizontal,1essuppressionsou ajoutsde syntagmes(ce
tombesurmondivanetj'yrestehébt jtédansunmaraisintérieurd'ennuip(l852, sont1es44refontes$$).Orlesaxesdu papiernesontriend'autre
op.cil..p.69). que les axes du langage.Lespremièrescorrectionssontsubsti-
2.44On n'arrive au stylequ'avecLln Iabeuratroce,avec unc opiniâ
'treté fana-
tiqueetdévouée>(1846,op.cit.sp.39). tutives,métaphoriques,ellesvisent2 tremplacerle signe initia-
3.f<J'aipasséma vie 21priver11:011cœurdes pâtures 1es pluslégitimes.J'ai lement inscrit par un autre signe prélevé dans un paradigme
menéuneexistencelaborieuseetaustère.Ehbien!jen'enpeuxplus1 .jcmesens
2tbout>>(1875,013).(
-ï?.,p.265).
4.Op.cit.-p.207(18j9). 1.Voirnotamment(op.cit.,p.129)ledécomptedcspagcsconsacrécsauxdif-
5.t...Jeneveuxri enpublier...jetravai11eavecundési
ntércssementabsolu férentsépisodcsdeMadameSt pnk
ury.<J'aidéjà26Opagesetquinecontiennent
etsansarrière-pcnséc,sanspréoccupationextérieure...>(l846 op.cit.,p.40). que despréparationsd'action,desexpositionsplusou moinsdéguiséesdecarac-
6.<<Pourmoi,tantqu'on nem'atlrapas,d'unephrasedonnée,séparélaforme tères(ilestvraiqu'ellessontgraduées),depaysages,del
ieux...p
dufond,jesoutiendraiquecesontl2tdeuxl
'
notsvidesdesensp(1846,op.cit, 2.<<J'ai2tfaire une narration;or le récitestune chose quim'esttrèsfasti-
p.40). dieuse.11fautqucjemettemonhéroïnedansunbalky(1852,op.cit.,p.72).
134 Nouveaux essais critiques FlaubertetIaphrase 135
d'éléments affinitaires et différents; ces corrections peuvent vue à l'infinid'incisesetd'expansion 1:letravailcatalytiqueest
doncportersurdesmonèmes(Hugosubstittlantpudique2tchar- théoriquementinfini;mêm e sila structure de la phrase esten
mantdanswL'Eden() '
/?t
v/-/nt
vnretr/us'éveillait>p)ou surlespho- faitréglée etlimitée pardesmodèleslittéraires(àlafaçon du J
'
nèmes,lorsqu'ils'agitdeprohiberdesassonances(quelaprose mètrepoétique)oupardescontraintesphysiques(leslimitesde
classique ne tolère pas) ou des homophoniestrop insistantes, la m ém oire humaine,d'ailleurs relatives puisque la littérature
réputéesIidicules(Aprèscetessaifait.tréféctl t/-
p'
).Lessecondes classiqueadmetLapériode,àpeu prèsinconnuedelaparolecou-
con-ections(correspondanth.l'ordrehorizontaldelapage)sont rante),iln'enrestepasmoinsquel'écrivain,affrontéh.laphrase,
associatives,métonymiqttes;ellesaffectentla chaîne syntagm a- éprouve la liberté infinie de la parole,telle qu'elle estinscrite
tique du m essage,en m odifiant,pardim inution ou par accrois- dansla structure mêm edu langage.11s'agitdoncd'un problème
sem ent, son volum e, contbrmément 2t deux modèles rhéto- de liberté,etilfautnoterque 1estroistypesde correctionsdont
riques:l'ellipseetlacatalyse. on vientde parlern'ontpas eu la m ême fortune;selon l'idéal
L'écrivaindisposeen somm edetroistypesprincipauxdecor- classiquedu style,l'écrivain estrequisde travaillersansrelâche
rections: substitutives,diminutives et augm entatives:il peut ses substitutions etses ellipses,en vertu des mythesconflatifs
travailler par perm utation,censure ou expansion.Or ces trois du ((m otexactp etde la r<concision h >,tous deux garants de la
typesn'ontpastoutà faitle même statut,etd'ailleurs ils n'ont <<clartézp,tandisqu'on le détourne de touttravaild'expansion;
paseu la mêm e foflune.La substittltion etl'ellipse portentsur danslesmanuscritsclassiques,permutationsetraturesabondent,
des ensemblesbornés.Leparadigm eestclosparlescontraintes mais on ne trouve guère de col -rectionsaugmentativesque chez
deladistribution(quiobligentenprincipe2tnepermuterquedes Rousseau,etsurtout chez Stendhal,donton connaît l'attitude
termesde même classe)etparcelles du sens,quidemandent frondeuse 2tl'égard du <<beau styley>.
d'échanger des term es affinitaires1.De m êm e qu'on ne peut 11 est temps de revenir à.Flaubert.Les corrections qu'il a
remplacer un signe parn'importe quelautre signe,on ne peut appollfesà.sesmanuscritssontsansdoute variées,mais sil'on
non plusréduire une phrase ztl'infini;la correction diminutive s'en tientà.cequ'iladéclaréetcom mentélui-même,l'f<atroce>
(l'ellipse)vientbuter,ztuncertainmoment,contrelacelluleinf- du style seconcentreen deux points,quisontles deux croix de
ductible de toute phrase,legroupe sujet-prédicat(i1va desoi l'écrivain.Lapremière croix,ce sontlesrépétitions de m ots;il
quepratiquement1es limites de l'ellipse sontatteintes souvent s'agit en fait d'une correction substitutive, puisque c'est la
bien plus tôt, en raison de diverses contraintes culturelles, forme(phonique)du motdontilfautéviterle retourtrop rap-
commel'eurythmie,lasymétrie,etc.):l'ellipseestlimitéeparla proché,touten gardantle contenu ;com me on 1'a dit,1espossi-
structure du langage.Cette m êm e structure perm etau contraire bilités de la correction sontici limitées,ce qui devaitalléger
de donner libre cours,sans limite,aux corrections augmenta- d'autant la responsabilité de l'écrivain ; Flaubert, cependant,
tives;d'un côtélespartiesdu discourspeuventêtre indéfiniment parvient à.introduire icile vertige d'une correction infinie :le
multipliées (ne serait-ce que parla digression),etde l'autre
(c'estsurtoutcequinousintéresseici),laphrasepeutêtrepour- 1.Surl'expansion,voirAndréMartinet,L'
lémentsdeIinguistique(
gfrftj
rt
zfé'
,
Paris,1960,30partie duchapitre 1V.
2.C'estun paradoxeclassique-qu'ilfaudraità.mon sensexplorer-quela
1.11nefautpaslimiter)'affinité21un rapportpurementanalogiqueetceserait clarté soitdonnée comme le produitnatureldelaconcision (voirle motde
une erreurde croire que lesécrivainspermutentuniquementdestermessynony- M'''
cNecker,in F.Brunot,Histoircde la Ianb' uefrlnjrtif.
s
'
d?(Paris,1905-1953),
miques:un écrivain classique commeBosstletpeutsubstituerrireltpleurer:la t.VI,b partie,fascicule2,p.1967:<f11fautpréférertoujourslaphraselaplus
relation antonymique faitpal-ticdel'aftinitt
j. courtequandelleestaussiclaire,carelleledevientrlr
fc'
ch'
y'
kcïrc?r/é'
rIldavant
agep)
136 Nouveaux essaiscritiques Flaubertetlaphrase 137
difficile,pourlui,n'estpasla correctionelle-même (effective- versune nouvelle expansion :ils'agitsanscesse de44dévisser$$
mentlimitée),maisle repéragedu lieu otlelle estné .cessaire: cequiesttrop senf :l'ellipse,dansun second temps,retrouve le
desrépétitionsapparaisscnt,que l'on n'avaitpasvuesla veille, vertigede l'expansion1.
en sorte querien ne peutgarantirquelelendem ainde nouvelles Carils'agitbien d'un vertige :la con-ection estinfinie,elle
<<fautesp ne pourrontêtre découvertes';ilse développe ainsi n'a pasde sanction sûre.Lesprotocolescorrectifssontparfaite-
uneinsécuritéanxieuse,carilsembletoujourspossibled'en- m entsystématiques- eten cela ils pounuientêtre rassurants-
tendre de nouvellesrépétitions2:le texte,m ême lorsqu'ila été m aisleurspointsd'application étantsansterm e,nulapaisem ent
méticuleusem enttravaillé,esten quelque sorte m iné de risqbles n'est possible2:ce sont des ensembles à.la fois structurés et
de répétition :limitée etparconsd.quentrassuréedans son acte, t'
lottants.Cependant,ce vertige n'a pas pour motif l'infinidu
lasubstitution redevientlibre etparconséquentangoissantepar discoursschamptraditionneldelarhétorique;ilestliéà.unobjet
l'infinide ses emplacem ents possibles:le paradigm e estcertes linguistique,certesconnu de la rhétorique,du m oins2tpartirdu
fermé,maiscommeiljoue2tchaqueunitésignit
-icative,levoilà m om entoù,avec Denysd'Halicarnasseetl'Anonyme du Traité
ressaisiparl'infinidu syntagme.La seconde croix de l'écriture du sublitne,elle a découvertle r<style p,maisauquelFlauberta
flaubellienne,ce sont1es transitions(ou articulations)du dis- donné une existence technique et m étaphysique d'une force
cours3. Com me on peuts'y att
endre d'un écrivain quia conti- inégalable,etquiestla phrase.
nûmentabsorbé le contentldans la forme- ou plus exactement PourFlaubel' t,la phrase esth.la fois une unité de style,une
contestécette antinomiem êm e- l'enchaînementdesidéesn'est unité de travailetune unité de vie,elle attire l'essentielde ses
pasressentidirectementcomm eune contrainte logiquem aisdoit confidencessurson travaild'écrivain3.Sil'on veutbien débar-
sedéfiniren termesde signifiant',cequhils'agitd'obtenir,c'est rasser l'expression de toute portée métaphorique,on peutdire
la f'
1uidité,le rythme optimaldu coursde la parole,le rsuivizp, que Flauberta passé sa vie 2t<rfaire desphrases$$;laphrase est
enunmot,cejlumenorationisréclamédéjztparlesrhétoriciens en quelque sorte le double réfléchide l'œuvre,c'estau niveau
classiques.Flaubertretrouveicileproblèmedescorrectionssyn- de la fabrication desphrasesque l'écrivain a faitl'histoire de
tagmatiques:lebon syntagme estun équilibre entre des forces
excessives de constriction et de dilatation ; m ais alors que
l'ellipse est normalem ent limitée par la structure même de 1.(
<Chaqueparagrapheestbonensoi,etilyadespages,j'ensuissûr,par-
l'unité phrastique,Flaubel'ty introduit de nouveau une liberté faites.M aisprtjcisément,2tcausc dc cela,L?a nerrjttrc/?cpas.C'estunesériede
int-
inie :une fois acquise,illa retourne etl'oriente de nouveau paragraphestournés,arrêtésetquinedévalentpas1esunssurlesautres.11vafal-
loirlesdévisser,ltkhcrlesjointsy:(1853,t?/?.cit.,p.101).
2.<tJ'aifiniparlaisserlàlescorrections;jen'ycomprenaisplusrien,
.à.force
des'appesantirsurun travail,ilvouséblouit;cequiselnbleêtreunefautemain-
tenant,cinqnlinutesaprèsnelesembleplusp(l853,op.cit.,p.133).
l.X proposdetroispagesdeMadameAt lvf7ry(1853):<<j'ydécouvriraisans 3.<(Queje crèvecommeun chien,plutôtquede hâterd'unesecondema
doutemillerépétitionsdemotsqu'ilfaudraôter.X.l'heurequ'ilest,j'envois phrasequin'estpasnlûre>(1852,op.cit.,p.78).-r<Jeveuxseul ementécrire
pcu$$(c?/p.cit.,p.127). encore troispagesde plus...ettrouverquat reou cinq phrasesquejecherche
2.Cetteatl ditiond'unlangagedanslelangage(fût-ilfautit
lrappellcuneautre depuisbientôtunmoish >(1853,f
p//.cit.,p.116).-<<Montravailvabienlente-
'
audition,toutaussivertigineuse:celle quifaisaitentendre 2tSatlssure dansla ment;j'éprouvequelquefoisdestorturesvéritablespourécrirelaphraselaplus
plupartdes vers dc la poésie grecque,Iatineetvédique un second message, simple$$(l852,0;.).cfr.,p.93).-41Jenem'arrêteplus,carmêmeennageant,je
anagrammatique. roulemesphrascs,malgrémoi>)(l876,op.(' it.,p.274).-Etceci surtout,qui
3.r<Cequiestatrocede difficulté c'estl'cnchaînelnentdesidées,etqu'elles pourraitservird'épigraphe2tcequel'on vientdediredelaphrasechezFlaubert:
dériventbiennaturellementlesunesdesautres>>(1852,op.cit.,p.78).-<.,.Et 44Jevaisdoncreprendrema pauvre vie siplate ettranquille,où1esphrasessont
puis1estransit
ions,le,s
'
fkàv/,quelempêtrement!h
)(1853,op.(.
-ïl.,p.157). desaventures,..p(1857,(
$.cit.
,p 186).
138 Nouveallx essaiscritiques Flaubertetlaphrase 139
cetteœuvre:l'Odyssée de laphrase estle rom an desromans de On le sait,cette situation n'a pas été ressentie de la mêm e
Flaubert.Laphrasedevientainsi,dansnotrelittérature,unobjet façon pendanttoutelapériodeclassique.Face à.lalibellf du lan-
nouveau :non seulementen droit,par les nombreuses déclara- gage,larhétorique avaitédifié un systèmede surveillance(en
tionsdeFlauberth.cesujet,maisaussienfait:unephrasede promulguantdès Aristote lesrègles métriques de la <<période>
Flaubertest im médiatementidentifiable,non pointpar son eten déterminantle champ des corrections,l2toù la liberté est
<<air>h,sa <<couleurp ou teltour habituelztl'écrivain- ce que limitéeparla nature m ême du langage,c'est-à-dire au niveau
l'on pourraitdire de n'importe quelauteur- maisparce qu'elle dessubstitutionsetdesellipses),etcesystèmerendaitlaliberté
sedonnetoujourscomme un objetséparé,tini,l'onpourrait légère à.l'écrivain, en limitant ses choix. Ce code rhéto-
presquediretransportable,bienqu'ellenerejoignejamaisle rique- ou second code,puisqu'iltransform e 1es libertés de la
m odèle aphoristique,carsonunité ne tientpash.laclôturedeson langue en contraintes de l'expression - estm oribond au milieu
contenu,maisauprojetévidentquil'afonddecommeunobjet: duxlxesiècle;larhétoriqueseretireetlaisseenquelquesorteà.
laphrasede Flaubertestunechose. nul'unitélinguistefondamentale,laphrase.Cenouvelobjet,où
On l'avu h.proposdescorrectionsdeFlaubert,cettechosea s'investitdésormais sans relaisla liberté de l'écrivain,Flaubert
une histoire,et cette histoire,venue de la structure même du ledécouvreavecangoisse.U npeu plustard,un écrivain vien-
langage,estinsclitedanstoutephrasedeFlaubert.Ledramede dra,quifera de la phrase le lieu d'une dém onstration à.la fois
Flaubert(sesconfidences autolisentà.employerun motaussi poétiqueetlinguistique :Un coup deJgu çestexplicitementfondé
romanesque)devantlaphrasepeuts'énoncerainsi:laphraseest surl'infinie possibilitédel'expansion phrastique,dontla liberté,
unobjet,enelleunefinitudefascine,analogueh.cellequirègle si lourde à.Flaubel't, devient pour M allarm é le sens même
la m aturation métrique du vers,m ais en m ême temps,par le - vide- du livre à venir.Dès lors,le frère etle guide de l'écri-
m écanisme m ême del'expansion,toutephrase estinsaturable, vain ne sera plus le rhéteur,mais le linguiste,celuiquimetau
on ne dispose d'aucune raison structurelle de l'anftericiplutôt jour,nonpluslesfiguresdudiscours,maislescatégoriesfonda-
quelà.Travaillonst)hnirlaphrase(àlafaçond'un vers),dit m entalesde la langue1.
implicitementFlaubertà.chaque m omentde son labeur,de sa
vie,cependant que contradictoirem entilestobligé de s'écrier 1967
sanscesse(commeillenoteen 1853):(I
W n'estjamaishni1.La
phrase tlaubertienne estla trace m êm e de cette contradiction,
vécuph.vifparl'écrivain toutau long desheuresinnombrables
pendant lesquelles il s'estenfermé avec elle :elle estcomm e
l'arrêtgratuitd'une liberté infinie,en elle s'inscritune sorte de
contradiction m étaphysique :parcequelaphraseestlibre,l'écri-
vain estcondamné non à.chercher la m eilleure phrase,m ais à.
assum ertoute phrase :aucun dieu,fût-ce celuide l'al 4,ne peut
lafonderh.saplace.
1.<fAh!Quelsdécouragementsquelquefois,quelrocherdeSisypheh.rouler
quelestyle,etlaprosesurtout!çw
an'estjamai
sh'nip(1853,op.cfc,p.153).
Partpf'
fcommenccr? 141
1970
!
comm ém oratifs.Enfin,la Cam pagne,c'estle Récit;on y parle fait, dans l'œuvre de Fromentin, la Campagne, quand on y
sans limite de temps,on s'y confie,on s'y confesse;dans la regarde d'un peu près,estun lieu socialementlourd.Dominique
mesureoùlaNatureestréputéesilencieuse,nocturne(dumoins eStun roman réactionnaire :leSecond Empireestce momentde
danscepost-romantismedontfaitpartieFromentin),elleestla l'histoire française où le grand capitalism eindustriels'estdéve-
substance neutre d'où peutsurgirune parole pure,infinie.Lieu Joppé avec violence cornm e un incendie;dans ce mouvement
du sens,la Cam pagne s'oppose à.la Ville,lieu du bruit;on sait irrésistible,la Campagne,quelque appointélectoral qu'elle ait
combien,dansDominique,la Ville estamèrem entdiscréditée; constitué parsespaysanspourlefascism e napoléonien,nepou-
Parisestun producteurde bruit,au senscybernétiquedu term e: vaitque représenterun lieu déjà anachronique:refuge,rêve,
lorsque Dominique séjourne dans la capitale,le sens de son asocialité,dépolitisation,toutundéchetde l'Histoires'y trans-
am our,deson échec,de sa persévérance,cesensestbrouillé;en form aiten valeuridéologique.Dominique meten scène d'une
facedequoilaCampagneconstitueunespaceintelligible,o?. lla façontrèsdirecte(quoiqueà.traversunlangageindirect)tousles
vie peutse lire sous form e d'un destin.Voilà pourquoi,peut- laissés-pour-compte de lagrande prom otion capitaliste,appelés,
être,la Campagne,plusquel'Amour,estlevrai<<sujet$$de poursurvivre,h.transform eren solitudeglorieusel'abandonoù
D om inique: à.la Campagne on comprend pourquoi l'on vit, leslaissel'Histoire(<rJ'étaisseul,seuldemarace,seuldemon
pourquoil'on aime,pourquoil'on échoue (ou plutôt,on se rangp,ditlehéros).11n'yadansceromanqu'unpersonnagequi
résoutà.nejamaisriencomprendredetoutcela,maiscetteréso- soitdoué d'ambition etveut,à.traversdesphrasesantiquesdont
lution m ême nous apaise com me un acte suprêm e d'intelli- le noble désintéressementdésignepardénégation la violence de
gence);on s'y réfugie comme dansle sein maternel,quiest son avidité,rejoindre la course au pouvoir:Augustin,le pré-
aussile sein delam o14:Dominiquerevientaux Tremblesparle cepteur:i1n'a pas de nom de fam ille,c'est un bâtard,bonne
même m ouvement éperdu qui pousse le gangster d'Asphalt conditionromantiquepourêtreambitieux;ilveutarriverparla
Jungle à.s'échapperde la ville età.venirm ourirà.la barrièrede politique,seule voie de puissance que le siècle concède à.ceux
la maison de campagne d'où ilétaitun jourparti.Chose quinepossèdentniusinesniactions' ,m aislesautresappartien-
curieuse,l'histoire d'am our racontée par From entin peutnous nentà.une classe déçue :Olivier,l'aristocrate pur,t'initpar se
laisser froids;m ais son désir de campagne nous touche: les suicider,ou ce quiestencore plus sym bolique,parse défigurer
Trem bles,Villeneuve lanuit,nousfontenvie. (ilratemême son suicide:l'aristocratien'a plusdefigure);et
Ceromanéthéré(1eseulactesensuelyestunbaiser)çstassez Dominique,aristocrateluiaussi,fuitlaVille(emblèmeconjoint
brutalement un rom an de classe.11 ne fautpas oublier que de la hautemondanité,de la financeetdu pouvoir),etdéchoit
From entin, dont les histoires de la littérature nous rappellent jusqu'àrejoindrel'étatd'ungentlemanfarmer,c'est-à-dired'un
avec componction la passion blessée et le désenchantement petitexploitant:déchéancequetoutlerom an s'emploieztconsa-
rom antique,futparfaitem entbien intégré h.la société du Second crersouslenom desagesse:lasagesseconsiste,nel'oublions
Em pire :reçu dans le salon de la princesse M athilde,invité de pas,à.bien exploiter(sesterresetsesouvriers);lasagesse,c'est
Napoléon1llà.Compiègne,membredujurydel'Expositionuni- l'exploitation sansl'expansion.11s'ensuitque laposition sociale
verselle de 1867,ilt'
itpallie de la délégation qui inaugura le de Dominique de Bray est ztla fois m orale etréactionnaire,
156 Nouveaux t 4,$'-q'c//5'critiques Fromentln .t:Dominique z p l57
sublimée sous les espèces d'un patliareatbienveillant:le mari c'estla voie du grand pathétique,sorte de langage sublime que
est un oisif,il chasse ttt faitdu roman avec ses souvenirs;la l'onretrouveailleursdanslesromansetlespeinturesdurom an-
femmetientlescomptes' ,lui,ilseprom èneparmilcslaboureurs, tisme français.Lesgestes sontdétournésde lcurchamp corpo-
gensde main-d'œuvre,aux reinspliés, faussés,quise courbent rel,immédiatementaffectés(parune hâte quiressemble bien
encore poursaluerle maître' ,elle,elle eStchargée depufifierla àunepeurdu corps)2tune signification idéelle:quoide plus
propridtépardesdistributionsdebienfaisance(rrElletenaitles charnel que de se mettre 2t genoux devant la femme aimée
clefs de la pharmacie,du linge, du gros bois,des sarmentsp, (c'est-à-diresecoueher2tsespiedsetpourainsidiresouselle4?
etc.):associationenchassé-croisé:d'uncôtélelivre(1eroman) Dansnotreroman,cetengagementérotiquen'estjamaisdonné
etl'exploitation,del'autre1eslivres(decomptes)etlacharité, quepourle ffmouvcmenth>(motque toutelacivilisation clas-
<<toutcela le plus simplementdu m onde, non pasm ême comm e siqueatransportécontinûmentducorpsà.l'éme)d'uneeffusion
une servitude,mais comme un devoirdeposition, de follune et m orale,la demande de pardon ;en nous parlant,2tpropos de
denaissancep.La<rsimplicité))quelepremiernarrl-eur(quiest M adeleine,d'un f<mouvementdefemfneindignéequejen'ou-
à.peu prèsFromentin lui-même)prête au langag'c du second blieraijamais$$,lenan-ateurfeintd'ignorerquelegesteindigné
n'estévidem mentque l'artifice culturelparlequelilestpossible n'estqu'un refusducolps(quelsqu'ensoient1esmotifs,icifort
de naturaliserdes comportementsde classe,'cette L.slmplicitéy trompeurs,puisque,en fait,M adelcine désire Dominique:ce
de théâtre (puisqu'on nous la ditjestcomme le -'ernis sous n'estrien deplusqu'un:dénégation).En termesmodernes,on
lequelsontvenus se déposer 1esrituels de culture- . la pratique diraquedansletextedeFromentin(rdsumantd'ailleurstoutun
des Al4s (peinture,musique,poésie serventde références au langage d'époque),le signifiantestimmédiatementvoléparle
grand amourde Dominique)etle style del'interlocution (les signifié.
personnagesparlententreeux celangagebizarre,qu'onpourrait Cependantcesignifiant(cecorps)revient,commeilse doit,
appeler(stylejanséniste>
h,dontlesclausulessontissues,quel 1àm ême où ila t
jté dérobé.11revientparce que l'am ourquiest
quesoitI'objet2tquoielless'appliquent,amour,philosophie, racontéicisurunmodesublime(derenonciationréciproque)est
psyehologie,des versions latines etdes traités de religion, par en rrlézà?trtemps traité com me une m aladie.Son appalition est
exemple :(brentrerdansleseffacem entsdesaprovincep, quiest eelled'unecrisephysique;iltransitetexalteDominiquecomm e
unstyledeconfesseur).Lehautlangagen'estpasseulementune unphiltre:n'est-ilpasam oureux delapremièrepersonnequ'il
façon de sublim erla matérialité des rapports humains;ilcrée rencontrelorsdesafollepromenade,c'est-à-direenétatdecrise
ces rapports eux-m êm es:tout 1,amour de D ominique pour (ayantbulephiltre),toutcommedansun contepopulaire?On
M adeleine provient du Livre antérieur; c'est un thèm e bien chercheà.cettemaladiemilleremèdes,auxquelsellerésiste(ce
eonnu de lalittératuream oureuse,depuisque Dantefit' dépendre sontd'ailleurs,iciencore,desremèdesdecaste,telsqu'onpour-
la passion de Paolo etde Francesca de celle de Lancelotetde rait 1es concevoir dans la m édecine des sorciers: 4411 m e
Guenitwre' ,Dom inique s'étonne de retrouverson histoire dans conseillaitdemeguérir,ditDom inique d'Augustin,rflaispardes
le livre des autres;ilne saitpasqu'elle en provieht. moyensquiluisemblaientlesseulsdignesdemoi>
));etlacrise
(imparfaitcrflent)passée,ilfautdurepos(f
<Jesuisbien1as...j'ai
besoinderepos$$)-cepourquoionpa142tlacampagne.Cepen-
Le corps est-ildonc absent de ce roman 2tla fois socialet dant,com mes'ils'agissaitd'un tableau nosographiqueincom -
moral(deux raisons pour l'expulser)? Nullement'
,mais ily pletou faux,lecentredutroublen'estjamaisnommé:à.savoir
revientparunevoiequin'estjamaisdirectementcelled'éros: lesexe.Dominiqueestun roman sanssexe(lalogiquedu signi-
158 Nouveaux essaiscritiques Fromentin :rrD ominique>> 159
!
fiantditque cette absence s'inscritdéjà
'dansle flottementdu érotiquemalheureuse,déçue,soitdistinguéedu simplediscours
nom qui donne son titre au livre : Dominique est un nom littéraire,qui,lui,estpris en charge par le second narrateur
double: masculin et féminin);tout se noue,se déroule,se (confesseurdu premieretauteurdu livre).
concluten dehorsde l(lpcau;danslecoursde l'histoire,ilne se 11y a dans ce rom an un dernier transfertdu corps:c'estle
produitque deux attouchements,etl'on im agine quelle force de masochism eéperdu quirègle toutlediscoursdu héros.Cette
déflagration ilsretirentdum ilieu sensuellementvide où ilsinter- notion,tombéedansledomainepublic,estdeplusenplusaban-
viennent:M adeleine,fiancée ztM .de Nièvres,pose 44sesdeux donnéeparlapsychanalyse,quinepeutsesatisfairedesasim-
mains dégantéesdans 1esmains du comte$$(le déganté de la plicité.Sil'onretientlem otencoreunefoisici,c'estenraison,
main possède une valeur érotique dontPien-e Klossovskis'est précisément,de savaleurculturelle (Dominiqueestun roman
beaucoup servi):c'estlàtoutlc rapportconjugal;quantau masochiste,d'une façon stéréotypée),etaussiparce que cette
rapportadultère(quin'arrive pas2ts'accomplir),ilneproduit notion se ccmfond sanspeine avec le thème socialde la décep-
qu'un baiser,celuique M adeleine accorde etretire au narrateur tiondeclasse,dontonaparlé(quedeuxdiscourscritiquespuis-
avantdelequitterh.jamais:touteunevie,toutunromanpour sentêtretenussuruneseule etmême œuvre,e'estcelaquiest
un baiser:le sexe estsoumisiciàuneLcoïjotnieparcimonieuse. intéressant:l'indécidabilité desdéterminationsprouve la spé-
Gom mée,décentrée,lasexualitévaailleurs.0ù?dansl'ém o- cialitélittéraired'uneœuvre):à.lafrustrationsocialed'unepor-
tivité,qui,elle,peutlégalem ent produire des écarts corporels. tiondeclasse(l'aristocratie)quis'écartedupouvoirets'enfouit
Châtréparlamorale,l'hommedecemonde(quiestengrosle enfam illedansdevieillespropriétés,répondlaconduited'échec
monde romantique bourgeois),le mâle a droità des attitudes des deux amoureux;le récit,h.toussesniveaux,du socialà.
ordinairementréputéesféminines:iltombeàgenoux (devantla l'érotique, est enveloppé d'un grand drapé funèbre; cela
fem me vengeresse,castratrice,dontla m ain estphalliquem ent com mence parl'image du Père fatigué,quitraîne,appuyésur
levée dansun gested'intimidation),ils'évanouit(f(Je tombai unjonc,aupâlesoleild'automne,devantlesespaliersdeson
raide surle carreaup).Le sexe une foisbarré,laphysiologie jardin;touslespersonnagesfinissentdans la mortvivante:
devientluxuriante;deuxactivitéslégales(parcequeculturelles) défigurés (Olivier),aplatis (Augustin),éternellementrefusés
deviennentlechamp del'explosionérotique:lamusique(dont (MadeleineetDominique),blessésh.mort(Julie):uneidéede
leseffetssonttoujoursdécritsavecexcès,commes'ils'agissait néanttravaille incessammentlapopulation deDominique(<411
d'un orgasme (ffMadeleine écoutait,haletante...y>)etla pro- n'étaitpersonne,ilressemblaità.toutlemondeh>,etc.),sansque
menade (c'est-à-dire la Nature: promenades solitaires de cenéantaitlamoindreauthenticitéchrétienne(lareligionn'est
Dominique,promenade 2tchevaldeM adeleineetDominique); qu'undécorconfonniste):iln'estquelafabrication obsession-
onpourraitjoindreraisonnablement2tcesdeuxactivités',vécues nelledel'échec.L'Am our,toutau longdecettehistoire,deces
surle m ode de l'éréthisme nerveux,un dernier substitut,etde pages,esteneffetconstruitselonuneéconom ierigoureusem ent
taille:l'écriture elle-mêm e,ou dum oins,l'époquen'entrantpas m asochiste:ledésiretlafrustration seréunissentenluicomme
dans la distinction m oderne qui oppose la parole à. l'écriture, lesdeux partiesd'une phrase,nécessaires h.proportion du sens
l'énonciation :quelle qu'en soitla discipline oratoire,c'estbien qu'elledoitavoir:l'Am ournaîtdanslaperspectivem ême de
letrouble sexuelquipassedanslamaniepoétique dujeune son échec,ilnepeutsenommer(accéderà.lareconnaissance)
Dominiqueetdanslaconfession del'adulte quisesouvientet qu'au m om entoù on leconstateim possible:<<Sivoussaviez
s'ém eut:sidansceroman ily adeux nanuteurs,c'estenun sens combienjevousaime,ditMadeleine;...aujourd'huicelapent
parcequ'ilfautqueIzpratiqueexpressive,substitutdel'activité s'avouer puisque c'est le mot défendu qui nous sépare.h
>
160 Nouveaux essaiscritiques Fromentin :wDominique> 161
L'Amour, dans ce roman si sage, est bien une m achine de la trouve décrite danslejeu (vort/da)de 1'enfantfreudien:la
torture:ilapproche,blesse,brûle,mais ne tue pas;sa fonction passion unefoisinstallée etbloquée,elle oscilleentre le désiret
opératoireestderendreitqjirme;ilestunemutilation volontaire la frustration,lebonheuretle malheur,lapurification etl'agres-
portéeau champ même dudésir:<rM adeleine estperdue etje sion,la scèned'amouretlascènedejalousiesd'unemanière,à.
l'aime!>>s'écrie Dominique,ilfautlire le contraire:j'aime la lettre,interminable:rien nejustit'ie de mettre '
fin à.cejeu
M adeleine parce qu'elle est perdue :c'est,conformémcnt au d'appelsetde répulsions.Pourquel'histoire d'amourt'
inisse,il
vieux mythe d'Orphée,lapel' te m ême quidéfinitl'am our. faut que la structure dramatique reprenne le dessus. Dans
Le caractère obsessionnelde la passion amoureuse (telle Dominique,c'estle baiser,résolution du désir(résolution bien
qu'elle estdécrite dans le livre de Fromentin) détermine la elliptique!)quimetfin2tl'énigme:cardésormaisnoussavons
structure du récit d'am our.Cette structure estcomposite,elle toutdesdtlux partenaires:le savoir de l'histoire a rejointle
entremêle (etcette inlpurdé détinitpeut-être le roman)deux savoir du désir:le rfmoip du lecteur n'estplus clivé,iln'y a
systèmes: un système dram atique et un système ludique. Le plusrien à lire,le rom an peut,le roman doitt'
inir.
système dralnatique prend en charge une stl-ucture de crise,le
modèleen estorganique(naître,vivre,lutter,mourir);néedela
rencontred'unvinlsetd'unterrain(1apubel lf,laCampagne),la D anscelivrepasséiste,ce quiétonne le plus,c'estfinalement
passion s'installe,elle investit'
,après quoi,elle affronte l'obs- le langage (cette nappe unitbrme qui recouvre l'énoncé de
tacle(1emariagcdel'aimée):c'estlacrise,dontlarésolutionest ehaquepersonnage etdu nanuteur,le livre ne m arquantaucune
icila mort(le renoncement,la retraite);narrativement,toute différence idiolectale).Ce langage esttoujoursindirect;ilne
structure dram atique a pourressortIe suspense:com mentcela nomme 1eschosesque lorsqu'ila pu leurfaire atteindre un haut
va-t-ilt'
inir?M ême sinous savonsdès 1espremièrespagesque degré d'abstraction,1esdistancersousune généralité écrasante.
<<cela finira mal>>(etle masochisme du narratournousl'an- Ce que faitAugustin,parexemple,ne parvientau discoursque
nonceensuitecontinûment),nousnepouvonsnousempêcherde sousune form equiéehappe à toute identification :bqSavolonté
vivre 1es incertitudes d'une énigme (finiront-ils par faire seule,appuyée surun rare bon sens,surune droiture parfaite,sa
l'amour?);cela n'a rien d'étonnant:la lecture semble bien volonté faisaitdesm iraclesh>:quelsm iracles? C'est1à un pro-
releverd'uncomporlementpervers(au senspsychanalytiquedu eédétrèscurieux,carils'enfautdepeu pourqu'ilsoitmoderne
terme)etreposersurcequ'onappelledepuisFreudleclivagedu (i1annonce ce qu'on a pu appeler la rhltorique négativ: de
moi:noussavonsctnousne savons pascomm entcela va finir. MargueriteDuras):neconsiste-t-ilpash.irréaliserleréférentet,
Cette séparation (ce clivage)du savoir et de l'attente est le sil'onpeutdire,àtformaliserà.l'cxtrêmelepsychologisme(ce
propre de la tragédie : lisant Sophocle, tout le m onde sait quiaurait bien pu,avec un peu d'audace,dépsychologiser le
qu'œ dipe a tué son père m aistoutle monde frémitde ne pasle roman)?Lesactionsd'Augustin restantentbuiessousunecara-
savoir. D ans Dominique, la question attachée 2 4 tout drame pace d'allusions,le personnagefinitparperdretoute corporéité,
d'amourseredoubled'uneénigm einitiale :qu'est-cedonc quia ilseréduità.une essence de Travail,de Volonté,etc.:Augustin
pu faire de Dominique un enterré vivant9.Cependant- etc'est est un chiffre.Aussi Dominiqtte peut être lu avec autant de
lztun aspectassez retors du roman d'amour- la structure dra- stupéfaction qu'une allégorie du M oyen Age; l'allusivité de
matique se suspend 2tun certain momentetselaissepénétrerpar l'énonciation est m ené.e si loin que celle-ci devient obscure,
une strtlctureludique:j'appelle ainsitoutestnlcture immobile, amphigourique;on nous dit sans cesse qu'Augustin estambi-
articulée surle va-et-vientbinaire de larépétition - telle qu'on tieux mais on ne nous ditque très tard eten passantquelestle
162 Nouve6ux essaiscritiques Fromentin :rrD om inique>p 163
champ de ses exploits,comme s'ilne nous intéressaitpas de m entsd'un réseau fort,liquideren quelque sorte1esrésistances
savoirs'ilveutréussiren littérature,au théâtre ou en politique. qu'un telrom an peut suseiter chez un lecteur moderne,pour
Techniquem ent,cette distance estcelle du rthumé :on ne cesse qu'apparaissentensuite,au filde la lecture réelle,telslescarac-
derésumersousunvx ablegénérique(Amour,Passion,Travail, tères d'une écriture m agique qui,d'invisible,deviennentpeu à.
Volonté,Dignité,etc.)lamultiplicitédesattitudes,desactes,des peu artieuléssousl'effetdelachaleur,lesintersticesdelapri-
m obiles.Le langage essaye de remonter vers sa source préten- son idéologique où se tient Dominique. Cette chaleur,pro-
due,quiestl'Essence,ou,moinsphilosophiquem ent,le genre; ductriced'uneécritureenfinlisible,c'est,ceseracelledenotre
et Dominique est bien en cela un rom an de l'origine: en se plaisir.11y adansceroman bien descoinsde plaisir,quinesont
contsnantdansl'abstraction,lenarrateurimposeau langage une pas forcémentdistincts des aliénations qu'on a signalées:une
origine quin'estpasleFait(vue (4réalistep)maisl'ldée (vue certaine incantation,produite parla bien-disance desphrases,la
44idéalisteh>).Oncomprendmieuxalors,peut-être,toutleprofit volupté légère,délicate,des descriptions de cam pagne,aussi
idéologique de ce langage continûm entindirect:ilhonore tous pénétranteque le plaisirquenousretironsde certainespeintures
lessenspossiblesdu m ot<correction > :Dominiqueestun livre rom antiqueset,d'une manière plusgénérale,com me ila étt bdit
<<correctp:parcequ'ilévitetoutereprésentation tliviale (nous au début,laplénitudefantasmatiqueU'iraijusqu'à dire:l'dro-
nesavonsjamaisceque1espersonnagesmangent,saufsicesont tisme)attachéeh.touteidéederetraite,derepos,d'équilibre;une
desêtresdesbasses classes,des vignerons h.quil'on sertpour vie conformiste esthaïssable lorsque nous som mesen étatde
fêter la vendange de l'oie rôtie);parce qu'ilrespecte1espré- veille,c'est-à-dire lorsque nousparlons le langage nécessaire
ceptesclassiquesdu bon style littéraire;parceque,del'adultère, desvaleurs;mais dans1esm omentsde fatigue,d'affaissem ent,
on ne donne qu'un discreteffluve :celui de l'adultère évité; au plusfortdel'aliénation urbaineouduvertigelangagierdela
parce qu'enf'in toutes ces distances rhétoriques reproduisent relation hum aine,un rêve passéiste n'estpas impossible . 'la vie
homologiquementunehiérarchie métaphysique,celle quisépare aux Trembles.Toutes choses sontalors inversées:D ominique
l'âm e du corps, étant entendu que ces deux éléments sont nousapparaîtcomm e un livre illégal:nouspercevonsen 1uila
séparéspourque leurrencontreéventuelle constitue une subver- voix d'un dérnon : dérnon coûteux, coupable,puisqu'il nous
sion épouvantable,une Faute panique :de goût,de morale,de convie h.l'oisiveté,h.l'irresponsabilité,2tla m aison,en un mot:
langage. à.la sagesse1.
7.L 'Interdit
8.La /?l/c débauche
Se prom enant dans Stamboul,le lieutenant Loti longe des
m uraillesinterm inables,reliéesentre elles,à.un m oment,touten f.
zzpâle débauche estcelle du petitm atin,lorsque se conclut
haut,parun petitponten m arbre gris.Ainsidel'Interdit:iln'est touteunenuitdetraînailleriesérotiques(ef.
zzpâledébaucheme
pas seulem entce que l'on suitinterm inablem ent,mais aussice retenaitsouventparlesruesjusqu'tkcesheuresmatinales)>).En
qui communique par-dessus vous:un enclos dont vous êtes attendantA ziyadé,le lieutenantLoticonnaîtbeaucoup de ces
exclu.Une autre fois,Lotipénètre,au plix d'unegrandeaudace, nuits, occupées par d'rçétrangcs chosesp>, w une prostitution
dans la seconde courintérieure de la sainte mosquée d'Eyoub, étrangep>,< fquelque aventure imprudente>>,toutes expériences
farouchementinterdite aux chrétiens;ilsoulève la portière de quirecouvrentà.coup sûr44lesvicesde Sodomeb$,pourlasatis-
cuir qui ferme le sanctuaire,m ais on sait qu'à l'intérieur des faction desquelss'entremettentSam uelou lzeddin-Ali,le guide,
m osquéesiln'y a rien :toutce mal,toute cette faute pourvéri- l'initiateur,le complice, l'organisateur de satul
m ales d'où les
fier un vide.Ainsiencore,peut-être,de l'lnterdit:un espace fem messontexclues;cespaftiesraffinéesou populaires,h.quoi
lourdem entdéfendu maisdontle cœurestaseptique. ilestfaitplusieursallusions,seterminenttoujoursdelamême
LotiI(hérosdu livre)affronte bien desinterdits:leharem, fw on :Loti1escondam ne dédaigneusement,ilfeint,maisunpeu
l'adultère,la langue turque, la religion islam ique,le costupe tard,des'yrefuser(ainsidugardiendecimetièredontilaccepte
oliental;que d'enclos dontil doittrouver la passe,en imitant les avances avant de le basculer dans un précipice'
, ainsidu
ceux quipeuventy entrer!Les difficultés de l'entreprise sont vieux Kairoullah, qu'il provoque 2t 1ui proposer son fils de
souvent soulignées, mais, chose curieuse, il est h.peine dit 12 ans,<<beau com me un ange b$,etqu'ilcongédie ignominieu-
com mentellessontsurmontées.Sil'on im agine ce que pouvait sementà.l'aube):dessinbien connudelamauvaisefoi,ledis-
êtreunsérail(ettantd'histoiresnousendisentlaféroceclôture), cours servant à.annuler rétrospectivem ent l'orgie précédente,
sil'on se rappelle un instantla difficulté qu'ily a h.parler une quicependantconstitue l'essentieldu m essage;caren som me
langue étrangère,com me le turc,sanstrahirsa qualité d'étran- Aziyadé est aussi l'histoire d'une débauche. Stam boul et
ger,sil'on considère combien ilestrare de s'habillerexotique- Salonique(leursdescriptionspoétiques)valentsubstitutivement
m entsans cependantparaître déguisé,com ment admettre que pour les rencontres dites hypocritement fâcheuses, pour la
Lotiaitpu vivre pendantdes mois avec une femm e de harem , dragueobstinéeà.larecherchedesjeunesgarçonsasiatiques;le
parler le turc en quelques semaines,etc.9 .Rien ne nous estdit sérailvautpourl'interditquifrappe l'homosexualité;le scepti-
des voies concrètes de l'entreprise- qui eussent ailleurs fait cismeblasédujeunelieutenant,dontilfaitlathéolieàsesamis
l'essentielduroman(del'intrigue). occidentaux,vautpourl'espritdechasse,l'insatisfaction - ou la
C'estsansdoutequepourLoti11(l'auteurdulivre),l'Interdit satisfaction systématique du désir,quiluiperm etde regermer;
estune idée;peu im porte,en somme,de le transgresserréelle- etAziyadé,douce etpure,vautpourla sublimation decesplai-
ment;l'important,sanscesse énoncé,c'estde le poseretde se sirs:ce quiexplique qu'elle soitprestementexpédiée,com me
poser par rapport 2t lui. Aziyadé est le nom nécessaire de uneclausulem orale,h.lafin d'unenuit,d'un paragraphede 44dé-
l'Interdit, form e pure sous laquelle peuvent se ranger m ille bauchep:eAlorsje me rappelais quej'étais t
l
pStamboul- tt
incon-ections sociales,de l'adultère à,la pédérastie,de l'irreli- qu'elleavaitjuréd'
y venir.p
z
gion à la fautedelangue.
172 Nouvcaux essaiscritiql
les Pierre & ?fï.
'rrAziyadéA z 173
âme contre un costum e!Les transvestis sontdes chasseursde
vérité:ce quileurfaitle plus honr eur,c'estprécisémentd'être
9.Le grandparadigm e déguisés:ily aune sensibilité morale 2 1la vérité du vêtementet
cette sensibilité,lorsqu'on l'a,esttrès ombrageuse:le colonel
La 4fdébauchep '
.voilà le terme fortdenotrehistoire.L'autre Lawrence acheta de beaucoup d'épreuves le droitde porterle
terme,2tquoiilfautbien quecelui-cis'oppose,n'estpas,je chan séoudite.Le lieutenantLotiestun fanatique du transves-
crois,Aziyadé.Lacontre-débauchen'estpaslapureté(l'amour, tisme;ilsecostumed'abordpourdesraisonstactiques(enTurc,
lesentiment,latidélité,laconjugalité),c'estlacontrainte,c'est- en matelot,en Albanais,en derxiche),puis pourdes raisons
à-dire l'Occident,tiguré 2tdeux reprises sous 1es espèces du éthiques:ilveutse convertir,devenirTurc en essence,c'est-à-
comm issaire de police.En s'enfonçantdélicieusementdans la direen costume;c'estun problème d'identité;etcom me ce qui
débauche asiatique, le lieutenant Loti fuit les institutions estabandonné- ou adopté - estune personne totale,ilne faut
morales de son pays,de sa culture,de sa civilisation ;d'où le aucunecontagion entre 1esdeux costumes,ladépouilleocciden-
dialogue interm ittentavec la sœur,bien ennuyeuse,et1esamis tale etle vêtementnouveau;d'où ces Iieux de transform ation,
britanniques,Plumkett,Brown,ceux-là sinistrementenjoués: cescasesdetravestissement(chezlesJuivesdeSalonique,chez
vouspouvez passerceslettres:leurfonction estpurementstrtlc- laM adamede Galata),sortesde chambresétanehes,d'éeluses
turale :il s'agitd'assurerau désir son terme repoussant.M ais où s'opère scrt
lpuleusem entl'échange des identités,la mortde
alors,Aziyadé?Aziyadé estle terme neutre,le terme zéro de ce l'une(Loti),lanaissancedel'autre(Arif).
grand paradigme : discursivement, elle occupe la première Cette dialectique est connue: on sait bien que le vêtement
place;structuralem ent,elle estabsente,elle estla place d'une n'exprime pas la personne,mais la constitue;ou plutôt,on sait
absenceselle estun faitde discours,non un faitde désir.Est-ce bien quelapersonnen'estrien d'autre que cette image désiréeà.
vraimentelle,n'est-cepasplutôtStamboul(c'est-à-direlar<pâle laquelle levêtementnouspennetdecroire.Quelle estdoncla
débauche$$), que Loti veut tinalement choisir contre le personne que le lieutenant Lotise souhaite ttlui-même? Sans
D eerhound,l'Angleten'
e,la politique desgrandespuissances,la doute celle d'un Turc de l'ancien temps, c'est-à-dire d'un
sœur,lesamis,lavieillemère,lelordetlalady quijouenttout hom me du désirpur,désancré de l'Occidentetdu m odernism e,
Beethovendansle salon d'unepension defamille?Lotilsemble pour autant que,aux yeux d'un Occidental m oderne,l'un et
mourir de la m ortd'Aziyadé,m ais Loti11 prend la relève;le l'autres'identitientaveclaresponsabilitém êmedevivre.M ais
lieutenantnoblem entexpédié,l'auteurcontinuera 2tdécrire des souslejournaldulieutenantLoti,l'auteurPierreLotiéclitautre
villes,au Japon,en Perse,au M aroc,c'est-à-dire à.signaler,à chose:lapersonnequ'ilsouhaite àson personnageen luiprêtant
baliser(pardcsdiscours-emblèmes)l'espacedeson désir. ces beaux costum es d'autrefois,c'estcelle d'un être pictural-
.
r< f'
treA't
pf-rrlér'
îcunepartiedecetableaupleindemouvementet
de lumil're>,ditlelieutenantquifait,habilléen vieuxTurc,la
10.Costum es tournée desmosquées,descafedjis,des bainsetdesplaces,
c'est-à-dire des tableaux de la vie turque.Le butdu transves-
Unmoralistes'estécriéunjour:jemeconvertiraisbienpour tismeestdoncjinalement(unefoisépuiséel'illusiond'être),de
pouvoirporterlecaftan,ladjellabaetleselham !C'est-à-dire: se transformeren objetdescriptible-etnon en sujetintro-
tous1esmensongesdu m onde pourque mon costume soitvrai! spectible.La consécration dudéguisement(cequiledémentà
Je prétzre que m on âm e mente,plutôtque m on costume !M on force de le réussir),c'estl'intégration picturale,lepassagedu
Nouveaux essaiscritiques PierreLoti:rrAziyadéz: 175
corpsdansuneécritured'ensemble,enunmot(sionleprendà,
lalettre)latranscription:habilléexactement(c'est-à-direavec
un vêtementdontl'excèsd'exactitudesoitbanni),le sujetse
dissout.non par ivresse,m ais par apollinisme,participation à
une proportion,h.une combinatoire.Ainsi un auteur m ineur,
démodé et visiblement peu soucieux de théorie (cependant
contemporain de Mallarmé,de Proust) metau jour la plus
retorse deslogiques d'écriture :car vouloir être q celuiquifait
partie du tableau p,c'estécrire pourautantseulem entqu'on est
naireauniveauréel,d'uneéthiqueà.unstatut,d'unmodedevie
à.uneresponsabilitépolitique,céderdevantlacontrainted'une
praxis:le senscesse,lelivre s'anftecariln'y aplusdesigni-
fiant,lesignifiéreprendsatyrannie.
Cequiestremarquable,c'estquel'investissementfantasm a-
tique,Lapossibilitédusens(etnonsonarrêt),cequiestavantla
décision,horsd'elle,sefaittoujours,semble-t-il,àl'aided'une
régressionpolitique:portantsurlem odedevie,ledésiresttou-
joursféodal:dansuneTurquieelle-mêmedépassée,c'estune
!
,
écrit: abolition du passif et de l'actif, de l'exprim ant et de TurquieencoreplusanciennequeLotichercheentremblant:le
l'exprimé,du sujetetde l'énoncé,en quoisechercheprécisé- désirvatoujoursversl'archaïsmeextrême,1àoùlaplusgrande
mentl'écriture moderne. distancehistoriqueassurelaplusgrandeirréalité,1àoù le désir
trouve sa forme pure:celle de retour impossible,celle de
l'Impossible(maisenl'écrivant.cetterégressionvadisparaître).
11.M ais tllè estl'O rient?
Com me elle apparaîtlointaine cette époque o?.
lla langue de 12.Levoyage,leséjour
l'Islam étaitleturc,etnon l'arabe !C'estque l'im ageculturelle
sefixetoujours1àotlestlapuissancepolitique:en 1877,les Uneforme fragile sertde transition ou de passage- ce terme
<<paysarabesp n'existaientpas;quoiquevacillante (Azi
yadéh. neutresambigu,cherauxgrandsclassitk ateurs-entrel'ivresse
samanièrenousledit),laTurquieétaitencore,politiquement,et éthique(l'amotlrd'unartdevivre)etl'engagementnationalton
donc culturellement,le signe mêmedel'Orient(exotismedans diraitaujourd'hui:politique):c'estleséjour(notionquiason
l'exotisme :l'Orientde Loticompol 'te desm om ents d'hiver,de con-espondant administratif: la résidence). Loti connaît en
bruine,de froid :c'estl'extrémité de notre Orient,censurée par somm e,transposés en termesm odernes,1estroism omentsgra-
le tourisme moderne).Centansplustard,c'est-à-dire de nos duésdetoutdépaysement:levoyage,le séjouretlanaturalisa-
jours,queleûtétélefantasmeorientaldulieutenantLoti?Sans tion;ilestsuccessivementtouriste (à Salonique),résident(à
doute quelque pays arabe,égypte ou M aroc;le lieutenant- Eyoub),national (officier de l'armée turque).De ces trois
peut-être quelque jeune professeur-y eût pris particontre moments,lepluscontradictoireestle séjour(la résidence):le
Israël,com me Loti prit fait et catlse pour sa chère Turquie, sujetn'y aplusl'irresponsabilitééthiquedu touriste(quiest
contre les Russes:toutcela 2tcattse d'A ziyadé- ou de lapâie simplementun nationalen voyage),iln'y apasencorelares-
débauche. ponsabilité (civile,politique,militaire)du citoyen;ilestposé
Turcou maghrébin,l'Orientn'estquelacased'unjeu,le entre deux statutsforts,etcetteposition intermédiaire,cepen-
termem arqué d'une alternative :l'Occidentou autrechose.Tant dant,dure- estdéfinie par la lenteurm êm e de son développe-
quel'oppositionestirrésolue,soumise seulementàdesforcesde ment(d'où.dansleséjourdeLotih.Eyoub,unmélanged'éter-
tentation,le sens fonctionne à plein:le livre estpossible,ilse nité et de précarité; cela r
frevient sans cesse$3 et cela 4va
dékeloppe.LorsqueLotisetrouvecontraintd'opter(commeon incessammentfinirp):lerésidentesten sommeuntouristequi
diten langageadministratit),illuifautpasserduniveauimagi- répète son désirderester:<rJ'habite un desplusbeauxpaysdu
l76 Nouveatlxtyxîu
s
wis'critiques PicrreLoti.
'r:Aziyadépp 177
monde- propos de touriste,am ateur de tableaux,de photogra- roman de la Dérive. 11 existe des villes de Dérive : ni trop
phies-etma libertéestillim itée>
)-ivressedurésident,auquel grandes nitrop neuvcs,ilfautquDelles aientun passé (ainsi
une bonne connaissance des lieux, des mœurs,de la langue Tangcr,anciennevilleinternationale)etsoientcependttntencore
permetdesatisfairesanspeurtoutdésir(cequeLotiappelle:la vivantcs;villesoù plusietlrs villes intérieures se mêlent;villes
liberté). sans espritpromotionnel,villes paresseuses,oisives,etcepen-
Leséjouraunesubstancepropre:ilfaitdupaysrésidentiel, dantnullemcntluxueuses,où ladébaucherègne sanss'y prendre
et singulièrem ent ici de Stamboul, espace composite où se au sérictlx :te1sans doute le Stamboulde Loti.Laville estalors
condense la substance de plusieursgrandes villes,un élém ent une sortc d'eau qui2 tla foisporte etem porte loin de la rive du
dans lequelle sujetpeutplonger:c'est-à-dire s'enfouir,se réel:on s'ytrouve immobile (soustraitzttoutecompétition)et
cacher,se glisser,s'intoxiquer,s'évanouir,disparaître,s'absen- déporté(soustrait2
ttotltordreconservateur).Cul
ieusement,Loti
ter,m ourirzttoutce quin'estpasson désir.Lotimarque bien la parleltli-m/l'
nede ladlrive (raremomentvraimentsymbolique
nature schizoïdede son expérience:eJene. îtkrf#kt
?plus,jene de ce discours sans secret):dans les eaux de Salonique,la
mesouviensplus:jepasserais/?/J/ /Vr.
. f?nr(ict':)//dect?u-
rqu'au- barque où Aziyadé
-et1uifontleurspromenades amoureusesest
trefoisj'aiadorés...jenecroistèriennit)personne,jen'aitne <run1itquiflotte$b,r
funlitquidérive$$(2tquois'opposelecanot
personne/3/rien;jeN'aitlifoinitr-î
/ptért-
/rlc't
?zp;celaestévidem- de laM aria /h'
t
?,chargéde noceurs,bruyantsetvolontaires,qui
m ent le bord de la folie,etpar cette expérience lfsidentielle, manque de lesécraser).Y a-t-ilimage plus voluptueuse que
donton vientde direle caractère en som me intenable,le lieute- celle de ee liten dérive? lmage protbnde,car elle l funittrois
nantLoti se trouve revêtu de L'aura magique et poétique des idées:celle de l'amour,celle du flottementetla pensée que le
êtresen rupturede société,deraison,de sentim ent,d'hum anité : désirestune forceen dérive- ce pourquoion a proposécomme
ildevientl'être paradoxalquine peutêtre classé:c'estce que la m eilleure approche,sinon com me la meilleure traduction,de
1ui dit le derviche Hassan-Effendi,quifait de Lotile sujet lapulsionfreudienne(conceptquiaprovoquébien desdiscus-
contradictoire,l'hommejeuneettrèssavant,quel'anciennerhé- sions)lemotmêmededérive:ladérivedu lieutenantLoti(sur
tolique exaltait- véritable impossibilité de la nature- sous le leseauxde Salonique,dansle faubourg d'Eyoub,au grédessoi-
nom depuer senilis:ayant1escaractèresde touslesâges,hors réesd'hiveravecAziyadéou des marchesdedébauchedansles
destempsparcequelesayanttousztlafois. souterrains etles cimetières de Stamboul)estdonc la figure
exacte deson désir.
13.La D érive
14 La D e-she-rence
N'étaientsesalibis(une bonne philosophie désenchantée et
Aziyadé elle-même),ce roman pourraitêtre trèsmoderne:ne 11y a quelquesanné
.esencore,pendantl'été,le quartiereuro-
met-ilpas en forme une contestation trèsparesseuse,que l'on péendelavilledeM arrakechétaitcomplètementmol4(depuis,
retrouve aujourd'huidansle mouvementhippy?Lotiesten letotlrisme1'arevigoréabasivement);danslachaleur,lelong
somme un hippy dandy :com me lui,1es hippiesontle goûtde desgrandesavenuesaux magasinsouvertsmaisinutiles,aux ter-
l'expatriation etdu travestissement.Cette forme de refus ou de rassesàpeuprèsvidesdescafés,danslesjardinspublicsoù çà
soustraction horsde l'Occidentn'estniviolente,niascétique,ni et1àun hom me dorm aitsurun gazon rare,on y goûtaitce senti-
politique; c'est très exactem ent une dérive;Aziyadé est le mentpénétrant:ladéshérence.Toutsubsisteetcependantrien
178 Nouveaux essaiscritiques
n'appartient plus à.personne, chaque chose,présente dans sa
fonnecomplète,estvidée de cette tension combative attachée à.
lapropriété,ily aperte,non desbiens,m aisdeshéritagesetdes
héritiers.Telest le Stamboul de Loti:vivant,vivace même,
comme un tableau coleré,odorant, mais en perte de proplié-
Pierre f-tpf/.
'eAziyadéz)
double,à.égalité,narrative et descriptive'
ment(dansBalzac,parexemple)1esdescriptionsnesontquedes
179
, alors qu'ordinaire-
15.M obiles
Ai-je bien dit- etcependant sansforcer- que ce roman
vieillot - qui est à.peine un roman- a quelque chose de
moderne? Non seulementl'écliture,venue du désir,frôle sans
cessel'interdit,désituelesujetquiécrit,ledéroute;maisencore
(cecin'étantquelatraductionstnlcturaledecela)enlui1esplans
opératoiressontmultiples:ilstremblentlesunsdanslesautres.
Quiparle (Loti)n'estpasquiéclit(Pien-eLoti),I'émission du
récitémigre,commeaujeu du furet,deViaudàPierreLoti,de
PierreLotià.Loti,puis2tLotidéguisé (Ari9,à.sescorrespon- 1.Cetexte aservide préface(enitalicn)z
tAzi
yadé,Parme,Franco-Maria
dants(sasœur,sesamisanglais).Quant2tlastructure,elleest Ricci,1971,coll.44M organap.11aparu dansCritiqtte,no297,février1972.