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Ruptures subjectives et investissements politiques:

juin 2013 au Brésil et questions de continuité


Maurizio Lazzarato et Tatiana Roque

Ce qui s’est passé

Les journées qui ont secoué le Brésil à partir de juin 2013 furent marquées par une
mutation subjective de grande intensité, conséquence des transformations
matérielles des gens, notamment des plus pauvres. Une telle mutation n’a pas été
accompagnée pourtant des discours et d’organisations politiques durables. Les
organisations traditionnelles (syndicats, partis et intellectuels) n’ont pas saisi
l’événement et n’ont pas tardé à critiquer (ou même à criminaliser) le refus
généralisé des formes classiques d’institutions politiques qu’a eu lieu.

Du point de vue de l’expression, l’événement a été très riche, ce qui a étourdi toute
personne ayant l’habitude de penser à partir des catégories usuelles de la
politique. Il y a eu donc une véritable dispute au niveau de l’énonciation. Rappelons
d’emblée un cri qui a rassemblé des manifestants de toutes tendances : Não vai ter
Copa ! (La Coupe du Monde n’aura pas lieu !). Dans le pays du football, tout d’un
coup, les gens se mettent à hurler contre la Coupe du Monde. Est-ce que les
brésiliens n’aiment plus le football, est-ce qu’ils sont en train de critiquer le marché
du foot devenu milieu d’affaires ? Tout cela et rien de tout cela. La plus grande
erreur de la gauche fut de demander sans arrêt « Qu’est-ce que ça veut dire ? ».

Les représentants de la gauche au pouvoir ont compris l’énoncé à la lettre. Motivés


par la peur que les manifestants puissent vraiment empêcher la réalisation des
matchs, et nuire les affaires, le gouvernement a organisé une répression honteuse,
avec la collaboration des polices régionales. La Coupe du Monde était l’occasion
des grands travaux, partie prenante du projet de développement national du
gouvernement du Parti des Travailleurs. Il s’agissait d’une étape nécessaire à la
croissance qui donnerait lieu, à son tour, à la création d’emplois et à la diminution
des inégalités sociales. Le refus de la Coupe du Monde menaçait cette rationalité.

Une telle interprétation macro-politique permettrait de comprendre les


soulèvements de juin en tant qu’un grand refus du modèle de développement
choisi. Mais plus que cela, en mettant l’accent sur la charge micropolitique de
l’événement, le « Não vai ter Copa » fut l’expression intense d’une mutation
subjective. Ne pas remarquer les changements en cours à un tel niveau – à un
niveau dans lequel l’individuation n’est pas aboutit et donc ne peut pas se
constituer en collectivité politique bien définie – a empêché la gauche de se
renouveler. La conséquence fut de lancer le pays dans la contre-expérience de
fermeture que nous vivons au présent, à quelques exceptions près.
Tout a commencé par une forte mobilisation contre l’augmentation du prix des
transports publics, à partir de l’action d’un mouvement jeune et autonome, le
Mouvement Passe Livre (MPL). Les municipalités avaient autorisé une
augmentation de 20 centimes dans le prix des billets de bus (de 3 à 3,20 Reais). Il
s’agissait en fait d’une mobilisation pour 20 centimes et le caractère ponctuel de
cette demande a contribué d’une part à la puissance des manifestations, mais
d’autre a été me compris par une bonne partie de la gauche, puisque les
mouvements traditionnels ont du mal à comprendre la puissance d’une lutte
autour d’un agenda si spécifique. Pablo Ortellado a analysé ce dilemme en termes
d’une tension entre processus et résultat, en soulignant le souci, assez méprisé par
la gauche, que les luttes apportent effectivement des résultats1.

Dans les premières manifestations de juin, pendant que la question des transports
était au centre de la scène, autour de 100.000 personnes étaient dans les rues. Dès
les premières actions on notait la présence considérable des pratiquants de la
tactique black bloc et les grands media ne cessaient pas d'insister sur la violence
des manifestants. Mais la persistance des manifestations a provoqué un
changement de discours par la suite. Les medias ont tenté de transformer la
revendication de départ, contre l'augmentation du prix du transport, dans un
mouvement d’insatisfaction plus général contre la corruption. Le but était de
dissoudre la spécificité du problème de la mobilité urbaine et on a assisté ensuite
une dispute aguerrie sur les discours les plus adaptés pour interpréter les manifs :
est-ce que 20 centimes était vraiment une cause digne ou s’agissait-il seulement
d’un prétexte ? On entendait dire alors à plusieurs reprises « ce n’est pas pour 20
centimes ».

Les jours qui se sont suivis ont vu le nombre des manifestants augmenter de façon
très surprenante, jusqu’à un million des personnes dans la rue de Rio de Janeiro le
20 juin 2013. La variété des profils sautait aux yeux. Des jeunes étudiants d’écoles
publiques et privées en processus nette de politisation, mais toujours sans une
identité politique définie. Des organisations traditionnelles comme le Mouvement
des Sans Terre et plusieurs mouvements des sans toit (SDF). Différents
mouvements de minorités, des plus vieux et des très nouveaux : noirs, féministes,
LGBTs. Partis de gauche et d’extrême gauche, trotskistes et maoïstes, ou même
certains groupes du PT. Des militants syndicaux qui ont décidé de venir avec leurs
drapeaux et t-shirts rouges et qui se sont alors fait attaquer, protagonistes d’un des
épisodes les plus controversés par la suite, vue la variété d’interprétations
auxquelles il a donné lieu. Il y avait aussi des petits groupes proto-fascistes, comme
des skinheads, qui ont attaqué les militants des partis et des syndicats. Le fait est
que pas seulement ceux-ci étaient révoltés contre les organisations traditionnelles
de la politique. Et la surprise provoquée par le constat d’une rage diffuse contre ces

1Judensnaider, E., Lima, L., Ortellado, P. e Pomar, M. Vinte centavos: a luta contra o aumento. São
Paulo: Editora Veneta, 2013.
organisations a empêché plusieurs analystes de faire une bonne cartographie des
indignations. Il y avait énormément des gens, surtout cela, simplement des
personnes indignées contre les concessions fréquemment faites aux hommes
politiques. Les cris antipartis ne venaient pas seulement des fachos, mais aussi des
différents groupes anarchistes. Et la diversité était telle qu’il était impossible de
classifier ces manifs comme étant de tendance fasciste, comme certains
intellectuels de gauche ont voulu vite les classer. La plupart des personnes qui ont
passé à fréquenter les manifs n’appartenait à aucune organisation ou courant
politique, ces personnes demandaient notamment des meilleurs services
publiques, donnant accès à un welfare pas tout à fait existant au Brésil : santé et
écoles gratuites. Ces dernières années le pays a vécu sans doute une époque
d'incrément des droits – augmentation de la rente, diminution des inégalités
historiques – et il était donc évident que les gens se voyaient en mesure de
demander aussi des meilleurs services publiques (qui n’ont pas accompagné
l’amélioration de la rente). On demandait PLUS. À côté de cela, il y avait aussi la
mobilisation contre la corruption. Une partie d’anciens militants du PT a joint les
protestations, ayant ras le bol de voir le gouvernement auquel ils ont toujours rêvé
céder de façon honteuse à des députés physiologiques, à des grands propriétaires
de terres liés à l’agro-industrie contre les droits des indiens, à des églises
évangéliques, enfin, de voir leur gouvernement trahir les causes historiques du PT.
Des activistes gay et trans ont eu aussi un rôle important dans cet affaire, vue la
place donnée par le gouvernement à des politiciens évangéliques très
conservateurs, qui arrivaient jusqu’à proposer des lois pour la cure des
homosexuels. Un slogan très important, qui a traversé toutes les manifs, s'élevait
contre la superpuissante chaîne de télé Globo. En fait, seulement deux types de
slogans arrivaient à rassembler toute la diversité présente aux manifs : contre la
Globo et PLUS (c'est-à-dire, ceux qui exprimaient d’une façon ou d’une autre « nous
voulons plus de services de qualité accessible à tous »). À Rio il y a eu aussi le
rassemblement autour du cri contre le gouverneur de l’état à l’époque, Sergio
Cabral : « Ei Cabral, vai tomar no cú! ». Il s’agissait du slogan plus fort et plus
symbolique de l'indignation généralisée.

Après juin, du côté du gouvernement et des intellectuels on ne savait pas qui était
le plus perdu. L’aspect « anti partis politiques » des manifestations a sidéré la
gauche. Plusieurs intellectuels ont classifié le mouvement comme étant de
tendance fasciste ou de droite, ce qui n’était absolument pas vrai. Même les
revendications initiales contre l'augmentation du billet de transport ont été mal
comprises par la gauche, le meilleur exemple étant de maire de São Paulo,
Fernando Haddad qui a dit se traiter d’une demande rebaissée. Il n’a jamais
compris que la lutte contre l’augmentation du prix des transports mobilise aussi
toute une série de demandes associées au travail dans les villes, la mobilité étant
une condition indispensable à la démocratisation des conditions de production. Ce
type de revendication renvoie à un programme politique de type nouveau, très mal
compris par la gauche. Tout de même, la force des manifs a fait que les
gouvernements de plusieurs villes du Brésil finissent par céder en reversant
l’augmentation des tarifs. Cela ne veut pourtant pas dire que la gauche au
gouvernement ait saisi l'importance d’un agenda comme était celle du Passe Livre.

Cette brève description ouvre une multiplicité des couches d'interprétations. C’est
au sein de ce mouvement déjà complexe que surgit le cri « Não vai ter Copa ! », un
slogan de nature diagrammatique, et non programmatique. Notre approche ici
souligne la dimension diagrammatique de l'événement, essentielle pour
comprendre ce qui s'est passé ensuite.

La plupart des analyses sur les nouveaux mouvements de contestation met en


relief l’usage de l’internet et des réseaux sociaux. Un aspect moins noté toutefois
est la nécessité de comprendre comment s’établissent les connexions entre des
personnes et des groupes. Ces connexions sont de nature diagrammatique, c’est-à-
dire qu’elles se font sur un niveau où la division entre un plan de contenu et un
plan d’expression ne s’est pas établie. Une production des signes qui ne se laisse
pas réduire à des médiations, à une quelconque répartition entre signifiant et
signifié. « Qu’est-ce que ça veut dire ? » est une tentative de faire rentrer
l’expression « Não vai ter Copa ! » dans le régime de la représentation. Suite à
l’événement, une guerre d’énonciations a mobilisé l’opinion publique, les
intellectuels et les médias, ce qui a finit par opérer des reconversions dans le
domaine du signifiant. La mutation subjective devrait à tout pris se rabattre sur
des formes déjà connues de l’action et de l’organisation politique.

La composition du mouvement initié en juin, qui s'étendit au long de 2013 dans


plusieurs régions du Brésil, a engagé différents groupes et tendances politiques. À
Rio de Janeiro, l'insatisfaction contre le gouverner a mené à l'occupation de la rue
qu’il habite dans le cartier de Leblon, un des plus chics de Rio : « Ocupa Cabral ». La
géographie singulière de la ville, qui fait cohabiter de prés ces riches et les favelas a
permit la rencontre improbable entre ce mouvement (de jeunes très politisés et
fort dédiés à l'expérimentation politique) et les habitants de Vidigal et Rocinha,
deux favelas à côtés du Leblon. Les habitants de ces communautés étaient
particulièrement touchés et révoltés par la disparition d'un voisin, appelé
Amarildo, pris par la police et disparu (certainement assassiné mais sans que le
corps ait été trouvé). « Où est Amarildo ? » était la question qui rassemblait alors
des manifestants de plusieurs tendances. Depuis les favelas jusqu'au « Ocupa
Cabral », en passant par les réseaux sociaux, les mouvements artistiques etc.

Toujours en 2013, en octobre, éclose une grève d'enseignants des écoles publiques.
L'événement fait revivre l'esprit des manifestations de juin, mais cette fois-ci avec
une face plus identifiée à la gauche, ce qui résignifie la composition du mouvement.
Les manifestations syndicales des enseignants, donc symboliques de la cause de
l'éducation publique, furent enrichies et transformées par la présence des
nouveaux militants inventés depuis juin, qui ont immédiatement embrassé la cause
des enseignants. Les tactiques répressives de la police, à ce moment déjà devenues
automatiques, ont rencontré une résistance efficace de la par des black blocs, qui
se sont mis devant les manifs pour protéger les professeurs (et même des groupes
mixtes surgissent, comme les Black Profs). Des discussions intenses se suivent
alors au sujet de la tactique et de sa pertinence stratégique dans les manifs. Des
expérimentations variées s'étendent jusqu'au début 2014, lorsqu’une grève des
fonctionnaires de la propreté de la ville (qu'on appelle « garis ») se mélange au
Carnaval et gagne une nouvelle force, plus autonome, permettant à ces employés
d'aller contre leurs syndicats, qui tentaient déjà de faire des accords avec le maire.
À continuer dans ce rythme, tout pourrait se passer à Rio pendant la Coupe du
Monde à venir, en juin 2014.

La solution du pouvoir était alors de réprimer les mouvements naissants. Les


forces de répression, concertées aux niveaux régional et national, ont mit en place
toute leur technologie de répression et l’opération Coupe du Monde a abouti avec
la prison des manifestants et la proposition d’une loi antiterrorisme, qui donne des
brèches pour réprimer l’action politique.

Cette répression fut certainement une forte raison de la démobilisation


subséquente. Toutefois, on ne peut pas négliger le rôle qu'ont joué les difficultés
internes d’organisation. Dans les paragraphes qui suivent, nous cherchons des
pistes pour expliquer ce phénomène, en allant au-delà du cas brésilien.

L’ordre rétabli : blocage de la dimension diagrammatique

Au Brésil, le fait même d'avoir depuis douze ans un gouvernement du Parti des
Travailleurs a amené à une démobilisation des mouvements sociaux importants,
notamment ceux qui étaient lié au PT auparavant. Le Parti des Travailleurs était
une vraie force de gauche, non pas dans le sens vide de la social-démocratie, mais
dans le sens d'un parti constitué à partir des luttes vivantes des mouvements
sociaux de types variés2. Démobiliser cette expérience a contribué à une
désactivation de l’imaginaire de gauche. Nous avons assisté par la suite à un
recherche hystérique d’une identité « vraiment de gauche » ou « révolutionnaire » :
des partis formés par dissidences du PT, des petits partis d’extrême gauche, des
anarchistes, des organisations révolutionnaires d’inspiration trotskistes etc. Des
organisations de ces types se sont multipliées et ont mis en place des stratégies de
« dispute de conscience » à fin de capturer l’énergie politique des jeunes.

Dans un autre versant, il y a eu aussi une croissance impressionnante des


mouvements des minorités, dont les causes et les discours se sont imprégnés dans
la société. Une contradiction s’est alors installée entre de tels groupes et d'autres
de tendance marxiste, qui ne légitimement pas assez la question des minorités,

2 Guattari, F. et Rolnik, S. Micropolitiques. Paris : Empêcheurs de Penser en Rond, 2007.


soit-elle féministe, noire ou LGBT. La force subjective de ces mouvements ne peut
être méprisée si l'on veut construire des vecteurs de transformation pour une lutte
anticapitaliste. Mais pour que cela ait effectivement lieu, il faut inventer en même
temps des moyens pour empêcher une retombée dans l’individu. Il ne s’agit pas
d’un problème de simple résolution parce que, de l’autre côté du spectre, celui des
mouvements universalistes classiquement anticapitalistes, on ne prête pas assez
d’attention à la production de subjectivité, c'est-à-dire, aux modes d'existences
expérimentés dans la pratique.

Il est à remarquer que, après juin 2013, les événements les plus puissants sont
apparus lorsque des mouvements nouveau et des types différents se sont
connectés: black blocs et enseignants; media-activistes et garis; le mouvement
jeune – mais très organisé – pour la gratuité des transports et l'indignation diffuse
demandant plus et meilleurs services publiques.

À l’heure actuelle toute cette mutation subjective s’est renfermée complètement


sur des polarisations, ayant été renvoyés aux appareils binaires de la politique
institutionnelle, qui s’efforcent pour maintenir les clivages entre tendances
politiques trop connues : droite ou gauche, pour ou contre le gouvernement. Le
vide laissé par la fin du PT en tant que parti-mouvement, signifiant majeur d’une
identification de gauche au Brésil, se comble petit à petit par des nouvelles
organisations fermées, soit-elles de gauche ou de droite.

Les positions polarisées réalisent un blocage aussi bien de la pensée que du désir.
Seule l’indignation identificatrice peut avoir lieu et il faut choisir de quel « côté » se
placer. La droite et la gauche, qu’on ne savait plus vraiment comment définir, se
trouvent à nouveau en mesure de revendiquer des appartenances. Les groupes
minoritaires se renferment aussi et se bagarrent entre eux. Partis et organisations
d’extrême gauche s’investissent dans la dispute de conscience des jeunes et tentent
de ressusciter les discours et de symboles bureaucratiquement révolutionnaires,
des slogans qu’on croyait morts.

Nous sommes entrés dans un processus de blocage des flux de désir, une retombée
de la dimension diagrammatique de l’événement sur des programmes. Et pire : des
programmes anciens et apparemment archaïques. Puisque la subjectivation n’est
pas prise en compte comme terrain de lutte, il faut choisir entre des alternatives
bien connues et l'absence d'alternative.

Ces problèmes ne sont pas exclusifs de l’expérience brésilienne et concernent la


retombée de l’événement dans l’histoire, tel que Lazzarato l’appelle dans son
l’analyse de la lutte des intermittents en France3. La contre-effectuation de
l’événement se fait au croisement des trois processus : 1) la bataille politique avec
les dispositifs de pouvoir (politique, économique, médiatique) ; 2) la bataille

3 Lazzarato, M. Expérimentations politiques. Amsterdam Editions, 2009.


politique à l’intérieur du mouvement entre les forces d’opposition constituées
(syndicats, trotskistes, communistes, anarchistes etc.) et les forces en voie des
constitution, qui porte sur les objectifs à atteindre, les modalités d’organisation et
de lutte, les alliances à construire et la stratégie à mettre en place ; 3 ) le rapport
que ce niveau de subjectivation molaire entretien avec les processus de
subjectivation moléculaires qui émergent des pratiques.

Lazzarato détache l’importance, pour le processus de singularisation, d’avoir


refusé « l’hypothèse communiste » (représentée par les groupes trotskistes ou par
la CGT syndicat). Si cette hypothèse avait pu s’imposer « nous aurions alors tout
simplement été confrontés à l’impossibilité du mouvement, puisqu’auraient été
empêchées les innovations politiques qui ont fait la force du mouvement » (p.93).

Nous sommes tentés de dire qu’en ce moment il y a un risque semblable au Brésil,


seulement en remplaçant « l’hypothèse communiste » par « l’hypothèse gauchiste
». Les mouvements politiques surgis depuis juin 2013 pratiquent des manières de
dire et de faire, des modes d’être ensembles et des modalités d’être contre, qui sont
hantés sans cesse par des hypothèses gauchistes. Autant la bataille politique à
l’intérieur du mouvement, autant le rapport entre les différents niveaux de
subjectivation qu’elle engage appellent l’invention des discours politiques
nouveau, l’invention des nouvelles tactiques et stratégies.

Un exemple est dans la répétition de certains types d’action directe. De juin à


octobre 2013, la tactique black bloc, et d’autres types d’action directe, ont eu un
rôle important. Bien sur que là-dessus le gouvernement et les médias ont tenté de
justifier une répression pourtant absolument disproportionnelle, à laquelle l’action
directe a servi seulement de prétexte. Par la suite, néanmoins, les mouvements ont
été pris dans le piège, en faisant passer l’action directe au devant de la scène. Le
même pour certains discours gauchistes prétendument révolutionnaires. Mais
l’effort pour ne pas oublier les flux de désir expérimentés au sein des luttes,
demande d’autres questions : « jusqu’à quel point sommes-nous amoureux d’une
tactique ? ». Question qui se pose avec d’autres, concernant aussi la subjectivation
d’un mouvement politique : quelles personnes sont capables de participer d’une
lutte de ce type ? à quel point ne privilégie-t-on certains traits physiques lorsqu’on
choisit la tactique d’action ? et la virilité que certaines actions demandent ? est-ce
qu’on rend compte ainsi de la multiplicité des acteurs ? et encore d’autres
questions du même genre : dans quelle durée l’organisation s’installe ? faut-il être
militant ou professionnel de la politique pour en faire partie ? les discours
produisent-ils des polarisations et des clivages qui sont intéressantes pour la lutte
à mener ? est-ce qu’on produit des mots d’ordre ou répète-t-on des énoncés tout
faits ? est-ce que ces productions arrivent à ébranler un axiome quelconque dans
l’axiomatique capitaliste ? ou reste-t-on pris par des codifications anciennes ? les
spécificités locales sont suffisamment prises en compte ou projette-t-on la lutte sur
des paramètres conçus pour des réalités qui nous sont étrangères ? les mots
utilisés sont vraiment les plus adaptés pour dire ce qu’on veut dire ? quelles
connexions souhaitons-nous établir qui peuvent motiver la production d’une
langue qui soit en même temps inscrite dans nos corps et nous menant à un
mouvement vers l’autre ? quelles pratiques mettre en place à fin de prendre soin
des connexions ?

Voici un diagramme possible de questions. Constituer une nouvelle problématique


de l’action politique revient à tracer la diagrammatique de ce qui est à faire, en vue
des nouveaux programmes. Les revendications définies au préalable ne sont que
des théorèmes bien établis.

L'action révolutionnaire s’accompagne à tout moment de la question : par où passe


le désir dans la construction d’un mouvement politique ? La diagrammatique est le
régime sous lequel le désir engendre une réalité sans passer par un quelconque
mécanisme de représentation, la capacité d’une action de produire un effet
indépendamment d’une représentation consciente. L’énoncé suppose déjà un
agencement: je dis une chose et cela m’approche de quelqu’un, d’un monde. Il ne
s’agit pas d’un rapport conscient, l'agencement n’a pas une intention. Tracer les
rapports établis par les agencements est une tâche diagrammatique. Dans la
nouvelle configuration capitaliste, elle aide à construire des plans qui ne se
réduisent pas aux discours qui codifient les lutes ni aux mécanismes qui les font
fonctionner dans l’axiomatique capitaliste.

Le repérage d’un ennemi, soit-il concret (le gouvernement, le parti au pouvoir, la


police) ou abstrait (le capitalisme) fait passer toute cette diagrammatique au
deuxième plan, en nous jetant dans un système des significations déjà disponibles.
« On refuse de considérer que les agencements sémiotiques de toute nature
doivent nécessairement s’organiser en phrases compatibles avec le système des
significations dominantes », dit Guattari4.

Construire l’action politique aujourd’hui implique reconnaître la crise que traverse


une telle action, aussi bien sous sa forme révolutionnaire que sous sa forme
démocratique. La retombée de l’événement dans l’histoire et la gestion de ses
effets implique une construction à la fois sémiotique, subjective et politique.

Nous passons donc à des réflexions plus générales sur le pas suivant : à quoi
amène, ou peut amener, la rupture subjective ?

Rupture subjective et machine de guerre

Les événements de juin manifestent une rupture subjective imprévisible et


inattendue, nous l’avons bien vu. La rupture n’est pas l’aboutissement des
tendances déjà inscrites dans les forces productives et dans les rapports de
production. Tout au contraire elle interrompt le cours normal des choses, elle se

4Guattari, F. Lignes de fuite. Pour un autre monde de possibles. Éditions de l’Aube, 2011, p.231.
met de travers aux « tendances » attendues et prévisibles. La coupure subjective se
produit en contre point de tendances et de leur évolution, elle fait exploser le
temps linéaire du « progrès » et ouvre une autre temporalité, crée d’autres
possibles. Dans un univers qui paraissait clos, d’autres possibles s’ouvrent. Les
possibles sont créés par la coupure subjective, ils ne lui préexistent pas. Ils sont
inimaginables avant qu’ils se produisent.

Mais l’événement ne tombe pas du ciel, il vient de l’ordre de la causalité et de la


détermination de la « production » du capital et il est préparé par un travail sur les
causes, les buts et les intérêts (transport). Mais dans cet ordre, le possible surgit
avec la coupure, est « impossible ». La rupture subjective fait précisément émerger
ce qui est impossible selon les causes et les déterminations (du capitalisme).

Les possibles nouvellement créés sont différents de ceux contenus dans les luttes
qui portent sur des intérêts et des buts (lutte sur les salaires, revenus, services,
droits etc.), même si ces luttes sont indispensables et préparent l’événement. La
coupure subjective crée de nouveaux univers de référence, c’est-à-dire un autre
monde pour la subjectivité. Il y a ici une discontinuité, un « saut » qui garde un
rapport particulier à la continuité de l’histoire, puisque si la rupture vient de
l’histoire, et retombe nécessairement dans l’histoire, dans son avènement elle
constitue un moment « a-historique », qui se détache et se détourne de la causalité,
en créant des nouveaux possibles et des nouveaux univers de référence.

La coupure subjective détermine un nouveau terrain d’affrontement où vont se


dérouler de « guerres de subjectivités », de guerres entre institutions et univers de
référence. Ces « guerres de subjectivité » ont lieu d’abord à l’intérieur des
mouvements, en même temps, elles s’affrontent aux modalités de production de la
subjectivité capitaliste et de ses institutions.

La coupure affecte d’abord la subjectivité, nous avons dit. Elle détermine un


changement d’univers de référence, un changement de monde. Mais il ne s’agit pas
d’un changement à l’« état » naissant. Il ne constitue que l’ouverture, le
commencement d’un processus de conversion de la subjectivité et de
transformation des institutions. Dans ce processus rien n’est garanti, c’est-à-dire
que tout est ouvert au devenir de la mutation conflictuelle.

La coupure subjective ne dévoile pas une subjectivité déjà constituée et réprimée


par le pouvoir dont la rupture constituerait la « libération ». La coupure ne fait que
créer les possibilités d’un processus de mutation subjective nécessaire, puisque
l’assujettissement ne disparaît pas par le « miracle » de l’événement.

Le « sujet » doit se construire, processuellement, à partir de cette coupure


signifiante en inventant les règles et les institutions de ce processus hautement
conflictuel. L’événement n’affecte que la subjectivité, il ne crée que les conditions
(des possibles) pour le changement. Les institutions, les dispositifs de pouvoir, les
normes n’ont pas changé. La guerre s’engage pour faire correspondre les
institutions aux potentialités subjectives et politiques créées par l’événement.

Pour supporter, organiser, défendre, donner consistance aux changements qui


affectent la subjectivité et à la prolifération de nouveaux champs de possibles que
l’événement crée, une machine de guerre est nécessaire, de façon que la question
de l’événement politique est inséparable du problème de l’organisation
(machinique) et d’une subjectivité pour cette machine.

L’Anti-Œdipe nomme trois types d’investissements subjectifs qui peuvent


correspondre à trois attitudes politiques et qui se manifestent lors des ruptures
politiques (Deleuze et Guattari parlent de mai 68, mais leurs réflexions peuvent
être utiles pour comprendre les différentes positions politiques à l’intérieur des
mouvements). À partir de la coupure subjective ils peuvent se composer, se
décomposer, s’affronter.

- Des investissements préconscients qui portent sur les « intérêts » (la


position des syndicats ou des partis) ;
- Des investissements subjectifs qui voient la possibilité et les conditions d’un
nouveau socius, mais qui maintiennent la lutte sur le seul niveau molaire (la
vision politique « programmatique », il faut un programme pour un
nouveau socius) ;
- Des investissements révolutionnaires inconscients qui opèrent en passant
de l’autre coté du socius, sur son versant moléculaire, c’est-à-dire, une
« rupture de causalité qui force à réécrire l’histoire à même le réel et
produit ce moment étrangement polyvoque où tout est possible »5 (ce que
Guattari appelle une politique « diagrammatique »).

On peut penser ces différents types d’investissements comme coexistant, à tel ou à


tel moment, dans un même individu ou dans un même groupe politique. Mais ils
peuvent aussi être portés par des « institutions différentes » (syndicats, partis,
organisations autonomes) qui s’affrontent puisqu’elles « interprètent » et
« sentent » de façon différentes le possible nouvellement crée et elles veulent le
réaliser selon des logiques hétérogènes. Les syndicats et les partis ne voient le
possible que pour rabattre sa réalisation selon l’ordre des buts et des intérêts,
c’est-à-dire, dans l’ordre des causalités, des déterminations et de l’univers de
valeurs du capitalisme.

Il y a ceux qui s’opposent à cette « trahison » au nom des nouveaux buts et des
nouveaux principes d’un socius dont on entrevoit la construction possible à partir
des tendances « macro » économiques et politiques déjà données. Ces tendances
servent de base à la proposition des nouveaux programmes pour la construction
d’un nouveaux socius.
5Deleuze, G. et Guattari, F, L’Anti-Œdipe. Paris : Minuit, 1972. Ils s’agissent ici de concepts trouvés
entre les pages 452 et 455.
Mais pour qu’il y ait rupture révolutionnaire, il ne suffit pas d’agir pour construire
un nouveau socius. Il est indispensable de passer de l’autre côté du social (c’est-à-
dire, de la subjectivité sociale molaire), d’aller là où s’exercent et s’inscrivent les
formations moléculaires de désir. Ce troisième investissement est porté par une
multiplicité de sujets à l’intérieur et à l’extérieure de la classe ouvrière et de ses
organisations.

C’est à ce propos que Guattari peut affirmer que l’histoire nous propose de
« véritables guerres de subjectivité (…), par exemple, Lénine s’est posé
explicitement la question de l’invention d’un nouveau mode de subjectivité
militante se démarquant de la subjectivité sociale-démocrate intégrée au
capitalisme »6. On ne peut pas comprendre l’histoire du mouvement ouvrier si on
ne voit pas qu’il a produit « de nouveaux types de subjectivité » et il se risque
jusqu’à dire « de races humaines différentes ».

Mais la guerre ne se déroule pas seulement à l’intérieur des mouvements. À partir


de ces nouveaux possibles crées par la coupure subjective, les différentes
institutions capitalistes (les entreprises, la finance, les équipements collectifs, les
dispositifs d’information et de communication) travaillent aussi à leur propre
mutation de la subjectivité, des relations de pouvoir et des institutions.

La mutation de la subjectivité n’est pas seulement un rapport à soi, une


modification de la subjectivité, une opération « éthique » qu’on opère sur « soi »
(un soi individuel ou collectif). Il faut inventer, construire, imposer des nouvelles
institutions économiques, sociales et politiques qui correspondent au changement
que la rupture a provoqué. C’est justement cette reconversion subjective,
l’invention de règles et d’institutions d’une machine de guerre capable de
l’effectuer, que les mouvements sont incapables de penser et de construire depuis
68.

Limites de l’organisation politique : comment faire ?

Comment inventer de telles règles et institutions dans lesquelles des nouveaux


sujets puissent se construire, dans lesquelles la reconversion subjective permette
de jouer le rapport conflictuel de la guerre de subjectivités que est déjà et toujours
en train de capitalisme d’entreprendre ? Cela implique une compréhension des
différents types d’investissements politiques, en particulier des distinctions entre
ceux qui sont mus par le désir et par l’intérêt.

Au contraire de la version vulgarisée du marxisme, la notion de classe ne suit ni


des déterminations économiques ni d’aucun type de détermination. Elle est
processuelle. Selon la lecture de Deleuze et Guattari7, la définition d’une classe
prolétaire visait, au premier abord, organiser une bipolarisation du champ social,

6 Guattari, F. Qu’est-ce que l’Écosophie ? Paris : Lignes, 2013,p. 206 (il cite la Commune de Paris).
7L’Anti-OEdipe, p.304.
ce qui était la tâche du mouvement socialiste révolutionnaire. La rupture des
léninistes avec les sociaux-démocrates s'est faite ainsi par la proposition d’un parti
qui puisse créer un clivage entre l'avant-garde prolétarienne et les masses, à fin de
transformer l’attitude de passivité et le spontanéisme de cette dernière.

À l’heure actuelle, l’emploi de tout modèle basé sur une division de ce type serait
évidemment anachronique. Lorsque nous disons qu’il faut « dépasser l’hypothèse
gauchiste » c’est qu’il faut reconnaître les limites des divisions qui n’incluent pas la
problématique du désir. Deleuze et Guattari rappellent aussi que l’intérêt de classe
demeurerait purement virtuel s'il ne pouvait pas s’actualiser dans une conscience,
dans un parti organisé visant la conquête de l’appareil d’État : il est donc, par
définition, de l’ordre des ensembles molaires. L’intérêt de classe implique une pré-
conscience collective bien distincte de l’inconscient qui, lui, se place dans le désir
de groupe et fait marcher l’ensemble moléculaire des machines désirantes8. La
classe se définit par l’intérêt tandis que le désir passe par le groupe.

Les nouveaux mouvements organisés à partir des années soixante – pédés, fous,
écolos, féministes, radios libres – ont introduit une première différence par
rapport à la gauche traditionnelle, qui a eu toujours du mal à comprendre des
investissements de désir :

La plupart des militants professionnels reconnaissent l’importance de ces


nouveaux domaines de contestation, mais ajoutent aussitôt qu’il n’y a rien à en
attendre de positif pour l’instant : « Il faut d’abord que nous ayons atteint nos
objectifs sur le plan politique avant de pouvoir intervenir dans ces questions
de vie quotidienne, d’école, de rapport entre groupes, de convivialité,
d’écologie.» Presque tous les courants de gauche, d’extrême gauche, ou de
l’autonomie, se retrouvent sur cette position. Chacun, à sa façon, est prêt à
exploiter les « nouveaux mouvements sociaux » qui se sont développés depuis
les années soixante, mais personne ne pose jamais la question de forger des
instruments de lutte qui leur seraient réellement adaptés. Dès qu’il est
question de cet univers flou des désirs, de la vie quotidienne, des libertés
concrètes une étrange surdité et une myopie sélective apparaissent chez les
porte-parole attitrés qui sont paniqués à l’idée qu’un désordre pernicieux
puisse contaminer les rangs de leurs organisations.9

Cela dit, il n’est pas suffisant de faire appel à la notion de désir comme si dire
« désir » pouvait vouloir dire « libération ». Le désir peut amener aussi à un ordre
molaire de type spécifique, différent de la classe et du parti. Les investissements
subjectifs qui partent des programmes pour la construction d’un nouveau socius
amènent à la formation des groupes, des territorialisation et des identités qui
peuvent aussi bien dégager une charge révolutionnaire qu’alimenter un fascisme

8Idem p.305.
9Guattari, F. « Le Capitalisme Mondial Intégré et la révolution moléculair ». Le lien social, 181, pp.1-
9, 1992. Citation à la page 7. Article disponible ici :
http://www.revue-chimeres.fr/drupal_chimeres/files/cmi.pdf
moderne, en donnant lieu à des nouveaux archaïsmes. Le socius n’agit pas de
manière à déterminer, pour nous, une certaine position dans la société (comme
une compréhension sociologique pourrait nous faire croire). Cette position, on la
désire.

Mais des désirs progressistes coexistent avec des désirs qui bloquent
l’investissement révolutionnaire. Reich montre que la faute de la gauche
révolutionnaire à son époque fut de mépriser la nécessité d’une compréhension de
la psychologie des masses et de la dynamique du désir, en réduisant la conscience
de classe à être déterminée par des intérêts. Dès lors, cette gauche n’a jamais
considéré que le désir peut aller dans le sens contraire de l’intérêts10. Il y a des
investissements de désir qui sont profondément réactionnaires, d’où les limites
des investissements subjectifs qui visent seulement la construction des nouveaux
socius. Il ne suffit pas de créer des groupes pour se forger une position dans la
société. Cela peut faire partie du processus, mais ne dégage pas – par soi-même –
une charge révolutionnaire. L’ambigüité qui peut avoir dans des mouvements
identitaires (ethniques par exemple) est un indice des limites de ce type.

L’enjeu serait alors de comprendre pourquoi est-ce qu’on désire ce qui bloque le
désir ? Comment procéder à l’interruption du rabattement du désir sur une
position sociale ? L’action révolutionnaire passe ainsi par un refus, peut-on dire
même un refus de la place du militant ou du révolutionnaire. Le capitalisme
installe l’axiomatique à l’intérieur des mouvements à fin de les intégrer à sa
dynamique : il capitalise les mouvements. Dès lors, une action anticapitaliste a
besoin de prendre les axiomes du capitalisme comme terrain de lutte.

Les investissements diagrammatiques, dont nous avons parlé plus haut, se placent
de l’autre côté socius et ne se tiennent pas à des programmes, revendications ou
agendas. Il y a des revendications des droits sociaux qui sont initialement en conflit
avec les programmes de l’État, mais peuvent finir par se faire entendre, donnant
lieu à des nouveaux axiomes. Au moment où il a été proposé, le welfare state fut un
nouveaux axiome.

L’axiomatique capitaliste instaure au fur et à mesure des énoncés de pouvoir qui


sont des faits de majorité et rentrer dans un devenir-mineure est une manière
d’empêcher, ou de détourner, l’axiomatisation. Il y a dans ce concept la
reconnaissance que les luttes minoritaires se réalisent comme un refus de la face
normative du capitalisme, qui vise, ce dernier, une inscription inégale des
différents groupes, de façon que chacun prenne sa distance spécifique par rapport
à la norme. Dans ce processus, une affaire de race, de genre, de sexe ou de
nationalité cesse d’être individuelle pour devenir immédiatement sociale. Il est

10Reich, W. Qu’est-ce que la conscience de classe ? Édition et traduction de Constantin Sinelnikoff,


Nice, 1971 de l’original Was ist Klassenbewusstsein ?, paru en 1934 (sous le pseudonyme de Ernst
Parell).
donc en même temps que le capitalisme minorise le corps (la langue, les
croyances) et la position sociale d’un groupe. Du côté du socius, ces mouvements
opèrent ainsi un renouvellement des liens et des modes de vie qui peuvent donner
lieu à des processus de subjectivation. Mais parler de devenir-minoritaire implique
sortir de cette position, celle-là même qui nous constitue en tant que minorité, en
même temps qu’on reconnait la force d’une position sociale de minorité. Les
mouvements qui revendiquent un nouveau socius (soient-ils féministes, LGBTT, de
noirs ou d’immigrés) se sont souvent posé le défi d’une mise en accord possible
entre ses différentes positions. Mais il est difficile que cet accord se fasse sur la
base des programmes, trop distincts pour mobiliser la force subjective nécessaire.

Rentrer dans un devenir minoritaire demande de repérer les stratifications qui


empêchent la circulation des flux de désir, identifier les axiomes qui agissent dans
chaque situation et construire des stratégies de diagrammatisation, c’est-à-dire des
moyens de retracer les lignes de flux par où le désir puisse circuler. Il faut savoir
comment mettre en œuvre ce que Deleuze et Guattari appellent « une figure
universelle de la conscience minoritaire », cette figure qui ne cesse de déborder
l’étalon majoritaire et le seuil représentatif.

Travailler en termes de diagrammes peut se traduire, comme suggère Guattari11,


en termes d’hétérogénéité de positions : tracer une ligne d’articulation sans songer
au consensus. Des nouvelles formes d’articulations politiques impliquent le respect
de l’autonomie et de la singularité de chacun de ses composantes, ainsi que de
leurs rythmes, de leurs sensibilités, de leur degré de conscience ou de leurs
justifications théoriques.

Est-ce qu’il serait possible de construire des organisations d’un type nouveau
capables de produire une telle transformation de la carte inconsciente des
mouvements ? Un espace des pratiques aptes à s’exercer comme une machine de
guerre pour ébranler l’axiomatique capitaliste ? Mouvements sociaux et partis
politiques traditionnels peuvent encore y avoir un rôle mais sont loin de suffire.
Une programmatique nouvelle est nécessaire mais sans une diagrammatique elle
amènerait aux mêmes dilemmes des organisations traditionnelles de la gauche. Le
fait que nous ne savons pas comment mettre en place une dynamique de type
nouveau ne doit pas nous paralyser. L’affirmation de ce « je ne sais pas » peut être
en soi-même un point de départ12.

11 Guattari, F. « Produire une culture du dissensus : hétérogenèse et paradigme esthétique », 2011,


p.5 (transcription d’un enregistrement vidéo d’une conférence dans une école d’art, à Los Angeles,
en 1991).
12 Voir interview de John Holloway faite par Amador Fernández-Savater et publié dans eldiario.es le

30/07/2014: “Es necesario mantener un debate constante y respetuoso y que a la vez no suprima
las diferencias y las contradicciones. Pienso que una base del diálogo podría ser la siguiente: nadie
tiene la solución”. Disponible ici:
http://www.eldiario.es/interferencias/John_Holloway_Podemos_Syriza_capitalismo_6_287031315.
html
Suspendre la question du « quoi faire ? » - encore trop léniniste - et la remplacer
par le « comment faire ? » : avec qui, en mobilisant quelles forces, pour mettre en
place quels nouveaux modes d’être ensemble ? Quels nouveaux modes d’inclure la
planète ? Comment mettre en place une nouvelle puissance de connexion, une
capacité de conjuguer des lignes encore instables, d’instaurer une diagrammatique
qui s’affirme en tant que telle et ne se laisse pas séduire par l’urgence des
programmes ? Construire un plan instituant qui se dessine de façon transversale à
ceux des organisations molaires. Un plan où se placer pour garder vivante la
dimension diagrammatique de la rupture subjective et, à partir de là, refuser,
ébranler ou détourner la capitalisation de la subjectivité. Cette capitalisation qui
est produite par les équipements collectifs, les médias, les réseaux sociaux, la
production informatique, bref par autant des dispositifs qui quadrille au lieu
d’asservir ou de circonscrire dans des cadres territoriaux bien codifiés. Comment
réagencer alors, dans ce contexte, une subjectivité désaliénée, non quadrillée, que
Guattari appelle « processuelle »13 parce qu’elle s’engendre comme territoire
existentielle en même temps qu’elle empêche de se cristalliser dans une
subjectivité capitalistique ? Il faut des nouveaux champs de sens, des possibilités
d’expression et d’énonciation, sans quoi on restera pris dans cette subjectivité
capitalistique.

Les trois types d’investissement – d’intérêts, programmatique et diagrammatique –


se recoupent mutuellement. Il n’y a rien de flou ou de fluide dans la révolution
moléculaire mais elle n’est pas porteuse d’une révolution sociale, qui dépend de
son articulation avec les luttes d’intérêt et les luttes sociales. Il faut juste
développer un nouveau mode de structuration qui tienne compte des flux de désir.
La mise en place des organismes de décision, des instances provisoires
d’organisation, peut se faire sous un nouveau jour si elle prend en compte les
investissements moléculaires qui sont en jeu14. Pour résumer, la question semble
être de savoir comment construire cette complémentarité entre : le travail
analytico-politique relatif à l’inconscient social (diagrammatique); les luttes
sociales revendicatrices, constituées à partir des questions
spécifiques (programmatique); et les luttes d’intérêt plus traditionnelles
(syndicales).

13 Guattari, F. Qu’est-ce que l’Écosophie ? , p.207.


14 Guattari, F. « Le Capitalisme Mondial Intégré ».

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