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Jakob Tanner: Le voyage de l'historien.

Temps et contingence chez Kracauer, in: Philippe


Despoix, Peter Schöttler (Hg.), Siegfried Kracauer penseur de l'histoire, Paris 2006, S. 65-75.
Jakob Tanner

Le voyage de l'historien
Temps et contingence chez Kracauer

C'est avec l'image du "voyage de l'historien" que Siegfried Kracauer


amorce le quatrième chapitre de son livre History, The LastThings
Before the Last. Il y écrit:
« L'effet que produit le voyage de l'historien sur sa constitution
mentale invalide [... ] l'idée courante qu'il est le fils de son épo-
que. En réalité, il est le fils d'au moins deux époques: la sienne et
celle qu'il étudie. »1
Avec cette mise au point, Kracauer s'oppose à la théorie de
"l'intérêt actuel" qui était proposée par Benedetto Croce et Robin
George Collingwood. Conformément à cette théorie, l'historien
est le prisonnier du temps dans lequel il vit et n'a aucune chance
de se libérer de la lourdeur spirituelle du présent. À vrai dire,
Kracauer insiste lui-même, sans .hésitation, sur le fait que l'histo-
rien est influencé comme tout mortel par ce qui intéresse le temps
présent. Mais là réside la différence décisive: contrairement à une
approche fataliste, Kracauer ne nie d'aucune manière que puisse
exister une alternative à l'ancrage mental de l'historien dans ce
présent. Il insiste sur la notion de la liberté. Ce qui compte· pour
lui, c'est l'aptitude de l'historien à se déplacer jusqu'à un certain
point. En se prévalant de cette liberté, il devient capable d'accéder
au passé de façon nouvelle et de développer un regard étonné,
voire novateur, sur le présent. 2
La première partie de ma réflexion portera sur le lien entre la
réalité historique et la narration de l'historien. Il sera ensuite ques-
tion du voyage de l'historien. Enfin, j'essaierai de montrer com-
ment Kracauer aborde le problème du temps historique. Mais il

Siegfried Kracauer, History. The Last Thing Before the Last, Princeton,
Markus Wiener Publisher 1995, p. 93; en français: L'Histoire. Des avant-
dernières choses, trad. Claude Orsoni, Paris, Stock 2006, p. 155.
2 Ibid., p. 75, trad., p. 194.

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faut tout d'abord rappeler les deux paradigmes importants aux- Une conception aussi ouverte de la réalité historique interdit de
quels cet auteur s'est opposé pendant toute sa viè intellectuelle: la conceptualiser l'histoire comme une entreprise gouvernée par des
manie de la synthèse et la tentation de créer un système clos. 3 Il lois scientifiques. Par conséquent, Kracauer ouvre une polémique
était de surcroît conscient que les résultats de la réflexion de contre une histoire sociale quantitative qui réduit la personnalité
l'historien sont et restent provisoires. En ce sens, celui-ci se situe humaine à un point mathématique, lequel peut ensuite soutenir
généralement dans un espace intermédiaire, dans l'antichambre de une fonction algébrique. Contre ce rêve réductionniste du statis-
la vérité absolue, et cela en contraste avec la théologie, la philo- ticien, K.racauer avance l'idée d'un homme qui est - malgré de
sophie, l'art et les sciences naturelles. Ces dernières essaient, toutes nombreuses contraintes et dépendances sociales - relativement
à leur manière, de s'approcher de cette vérité. 4 Kracauer a toujours libre. Dans cette perspective, l'histoire n'est ni calculable, ni prévi-
confessé sa méfiance envers les choses fixes; son idéal consistait à sible. Il y a toujours des irréductibilités dans la réalité historique;
tenir les idées dans un étatfluide. l'histoire est vraiment un royaume où le hasard produit des nou-
veaux débuts. 8 La conclusion de Kracauer est claire: « Si l'histoire
l. Réalité historique et improbabilité de l'histoire n'existait pas, on pourrait presque dire qu'il s'agit d'une mission
impossible. »9 En critiquant le concept "d'époques historiques ho-
La réalité historique se caractérise selon lui par trois ordres de spé- mogènes" de Croce, il souligne que chaque époque est plutôt un
cificité : premièrement, l'univers historique est chargé de phéno- conglomérat précaire de différentes tendances. La réalité historique
mènes accidentels et est soumis aux caprices du hasard, celui-ci est ainsi caractérisée par une infinitude et une incertitude. Elle est
empêchant toute subsumption de la réalité sous un principe déter- une agglomération sombre des faits, elle est une combinaison
ministe. 5 Deuxièmement, cette réalité est virtuellement sans fin, étrange entre l'improbabilité et la surprise. En vertu de cette sen-
toujours ouverte à un avenir imprévisible. Le troisième point, selon sibilité pour l'émergence du nouveau, Kracauer rompt avec la
lequel la signification (ou le sens) de la réalité historique est poly- représentation d'un univers historique homogène gouverné par des
sémique, nous fait aussi comprendre pourquoi l'historien doit causalités claires et nettes. IO
compter avec un nombre infini d'interprétations possibles. Kracauer
parle d'un « réseau d'interprétations» qui n'est pas déterminé par Il constate cependant que l'histoire témoigne de structures
l'ordre des choses. 6 Sous cet aspect, on peut comparer l'histoire à intelligibles. Les contingences qu'on y trouve ont une qualité am-
la photographie, qui est aussi séparée de son objet d'observation. biguë qui renvoie à une sémantique double. Cette dualité séman-
Pour Kracauer, cette distance peut produire un effet d'étrangeté tique est préservée dans l'adjectif anglais contingent qui signifie tout
ou d'aliénation (VerfremdungsefJekt) qui détruit ce qui semble aller autant "accidentel" que "dépendant". Il indique que la richesse de
de soi-même.? phénomènes historiques n'est pas privée de toute structure stable.
Malgré son indétermination, la réalité historique est « en partie
structurée»l1 et l'historien peut appréhender des régularités qui
3 Cf. ibid., p. 99, trad., p. 161.
4 Ibid., p. 215 sq., trad., p. 291.
5 Ibid., p. 45, trad., p. 103· Julius T. Fraser, Time: The Familiar Stranger, Amherst, University of Mass.
6 Ibid., p. 93, trad., p. 155. Press 1987.
7 Pour la théorie du temps historique cf. Paul Ricoeur, Temps et récit, Paris, Seuil 8 S. Kracauer, HiJtory, op. cit., p. 31 sq., trad., p. 93·
1983-1985, t. III ; Norbert Elias, Ober die Zeit, Frankfurt/M., Suhrkamp 1997 ; 9 Ibid., p. 103, trad., p. 166.
Gerald James Whitrow, Time in History : the Evolution ofour General Aware- 10 Ibid., p.80, trad., P.141. Cf. aussi Roger Chartier: "Le monde comme
ness ofTime and Temporal Perspective, Oxford, Oxford University Press 1988 ; représentation", in : AnnaleS' ESC, N° 6, 1989, pp. 1505 sq.
Hans Blumenberg, Lebenszeit und Weltzeit, Frankfurt/M., Suhrkamp 1986 ; Il Kracauer, History, op. cit., p~ 181, trad., p. 251.

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résultent de l'efficacité des li~ns entre différents éléments et fac- moment des détours et des déroutes; un chercheur curieux et
teurs. En raison de cette qualité spécifique, l'histoire, qui n'est ni sensible n'est par conséquent jamais capable de poursuivre exac-
déterministe, ni arbitraire, mais quelque chose entre les deux, est tement ·le parcours d'un projet historique envisagé au départ. Il
dans la représentation de ses résultats nécessairement liée à la doit toujours se résigner à dériver de l'itinéraire du voyage. 16
forme narrative. Parce que l'historien ne peut pas nous donner une Après avoir goûté à la profondeur et aux secrets de l' arc~iv~,
explication basée sur des lois invariables, il doit raconter une l'historien resurgit à la surface et se voit confronté à la tâche d utI-
histoire, une story.12 Par conséquent, l'histoire en tant quedisci- liser une évidence documentaIre . p1us. ou mOIns . dense et riC . he. 17
pline scientifique est un médium narratif - elle n'existe que dans
Cette opération consiste en l'appropriation de matériaux o.bte.nus
une succession de récits, de contes, de narrations. 13
par l'étude des sources historiques. Il s'agit de trou:,er les p~Incipes
de construction d'histoires et de narrations pOSSIbles. FaIt alors
II. « Passivité active» et autotransformation suite à ce voyage un travail des plus difficile~ et exige~ts. L?in
de l'historien à travers l'interprétation historique d'être l'expression d'une identité fixe ou une SImple manifestatIon
Comment l'historien réussit-il à maintenir une axiologie .pendant de l'esprit du temps (du Zeitgeist), l'interprétation peut aboutir à
ses longs voyages à travers un paysage plein de surprises et d'aven- un changement d'identité de l'historien. La formule abrégée pou:
tures? Il ne s'agit pas, tout d'abord, de naviguer dans l'immense traduire ce processus tient en cette devise: « L'effacement de SOI
océan des interprétations possibles, mais de pratiquer le métier génère l'expansion de soi. »18 Les coups de foudre d.'un esprit créa-
d'historien. Le parcours dans le monde des traces et des archives se tif et inspirateur ne s'expliquent jamais par une SImple ·accun:u-
pose comme condition préalable. Pour y réussir, l'historien doit lation de faits. Kracauer emprunte ici à Johan .Huizinga la notIon
développer la capacité à se comprendre lui-même comme un de "sensation historique", qui désigne les moments rares d'une
étranger qui entre dans un domaine qu'il ne connaît pas. Kracauer singulière clarté intellectuelle. Selon Kracauer, l'idée sous-jacente à
cite l'historien anglais Thomas Macauleay, qui a comparé son une interprétation n'est guère le produit direct d'un travail empi-
métier à «un voyage à l'étranger ».14 Comme Karl Kraus, on rique effectué pas à pas : « Il faut la capturer d'un bond. »19
pourrait dire que l'étranger est tel seulement à l'étranger. Voilà
Pour lui, faire de l'histoire revient donc à jouer avec une iden-
pourquoi faire de l'histoire équivaut à un déplacement, à l'aban-
tité qui s'impose comme illusion biographique, comme brico~age
don d'un territoire sûr. « Ce n'est que dans cet état d'effacement
accidentel, comme une sorte d'autodéception. Il n'est pas pOSSIble
de soi, ou dans cette situation de sans-abri, que l'historien peut
d'aboutir à des interprétations fascinantes et d'entretenir en même
communier avec le matériau qu'il étudie. »15 Pour entrer dans ce
temps une image stable de soi-même. Le moi de l'historien est dy-
mode mental, un équilibre entre distance et empathie est exigé.
namique. 20 À la fin de son voyage, il n'est pas retourné dans un
C'est-à-dire que l'historien doit conserver un minimum de dis-
présent inaltérable; il se retrouve plutôt modifié. C'est pourquoi
tance entre lui-même et son matériel. Quant à l'attention dont il
l'histoire, pour Kracauer, implique des risques co~si.déra.bles. E.lle
faut faire preuve envers les documents, elle appelle une "passivité peut éventuellement menacer la santé mentale de 1hIstorien, VOire
active". C'est précisément cette attitude qui peut provoquer à tout

16 Ibid., p. 84, trad., p. 146.


12 Ibid., p. 32, trad., p. 88. 17 Ibid., p. 88, trad., p. 149.
13 Ibid., p. 43, trad., p. 99. 18 Ibid., p. 92, trad., p. 154.
14 Ibid. p. 80, trad., p. 14I. 19 Ibid., p. 99, trad., p. 16I.
15 Ibid., p. 84, trad., p. 145. 20 Ibid., p. 102, trad., p. 165.

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détruire ses identités pétrifiées. L'historien confronté à la liberté telle façon qu'il en émane une atm~sphère singulière - comme
est ainsi forcé de vagabonder ~ans feu ni lieu. 21 Huizinga dans L'Automne du Moyen Age. »25

Kracauer constate qu'il y a, à cet égard, une analogie fonda-


III. La structure non homogène de l'univers historique mentale entre l'historiographie et les médias photographiques. Il
et la multiplicité des temps trace un parallèle entre ses modalités et le "film théâtral" (ou scé-
Kracaue~ a ~~p~em~ent ~~rdu toute « confiance a priori» dans nique).26 Les exigences de la composition donnent le ton non
« lac~ntinuite hIstorIque ». Et il résiste au désir de synthèse, à la seulement dans l'historiographie, mais aussi dans les films de ce
te~tation de produire des descriptions à grande échelle. 23 Son type. 27 C'est-à-dire qu'on utilise ici des astuces et des techniques
pOInt de .vue selon lequel la réalité traitée par l'historien n'est pas de mise en scène qui soutiennent une tendance à l'harmonisation:
une tOtal.It~ cohéren~e qui ~e déploierait dans un temps homogène, « Rostovstseff lui-même y sacrifie sans s'en rendre compte en ré-
le COn?UIt a la questIon SUIvante: comment peut-on définir à tout duisant, dans sa brève histoire de Rome, la révolte de Spartacus à
le ~OInS ~n ordre relatif de l'univers historique? À cet égard, il un incident mineur, une simple bagatelle. Nul doute qu'il savait
ce qu'il en était. Mais il avait peur d'endommager la structure
soul~gne ,~lmpor~ance ~atérielle de la chronologie qui consiste à qu'il était en train d'édifier. » 28
SUSCIter 1ImpreSSIon d un développement linéaire et d'une conti-
~~ité temporelle. B.ien que Kracauer ne veuille pas renoncer à tout Kracauer analyse cette harmonie de l'illusion en la disséquant,
e!eme~t c~ronologique dans l'organisation cognitive de la narra- en la mettant en relation avec les apparences que se donne une
tIon hIstorIque, .il reste toutefois sceptique ce sur ce point. Il dé- société moderne tournée vers la consommation. En termes nor-
~o~~e l'attraction du modèle chronologique, sa tendance à rendre matifs, sa critique est associée à un éloge des principes de l'art
l~n~aIre. le processus historique et à l'homogénéiser en livrant contemporain en contradiction radicale avec ceux des modèles
1hIstorIen à « la chimère de l'histoire universelle ».24 de composition traditionnelle. Kracauer ne doute pas que les ap-
proches choisies par James Joyce, Marcel Proust et Virginia Woolf
~a critique de Kracauer vis-à-vis de cette conception est néan- - qui rejettent tous l'idée d'une continuité du temps et d'une
mOInS ~uanc~e: ~n dépit ~es ~bjections qu'il lui oppose, il trouve identité individuelle - devraient également servir de règle pour
un certain pialsir a tenter d atteIndre « une cohésion dans la dimen- l'historiographie.
sion esthétique» ; et pour la production de cette "illusion" il envi-
sage les solutions de rechange qui restent à disposition: « Toute l'œuvre de Proust repose sur la conviction que non seu-
leillent nul homme n'est une totalité, mais qu'il est tout à fait im-
« Le nar.rateur peut disposer des vagues successives d'événements possible de connaître un homme parce qu'il change au moment
ou de cIrconst~nces en en faisant une sorte d'épopée. Ou bien, où nous essayons de classifier les impressions premières que nous
comme le feraIt un aute!!r de théâtre, il se débrouille pour évo- avons de lui. »29
quer un suspense dramatIque. Ou encore il compose son récit de
Ce principe d'incertitude joue aussi à l'échelle macro-histori-
que. Face à ce défi épistémologique, l'histoire doit développer une

21 Ibid., p. 91 sq., trad., p. 153. 25 Ibid., p. 181, trad., p. 251.


22 Ibid., p. 156, trad., p. 225. 26 Ibid., p. 57 sq., trad., p. II7 et p. 182, trad., p. 252.
23 Ibid., p. 1~7, trad., p. 258. Cf aussi Carlo Ginzburg, "Microhistory: Two or 27 « Dans ces deux médias les impératifs de composition l'emportent» (ibid.,
Three Thlngs That l Know About Ir", in: Criticallnquiry, Vol. 20, nO 1, p. 182, trad., p. 252).
Autumn 1993, pp. 10-35. 28 Ibid.
24 Kracauer, History, op. cit., p. 143, trad., p. 209. 29 Ibid.

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conscience de « l'incohérence des époques culturelles ».30 Elle doit présents: s'ils tombent toujours de no.u:,eau dans l'obscurité de ~a
prendre en considération la complexité confondue et confondante réalité historique? Comment rendre vIsIbles les traces de temps dI-
des périodes historiques ainsi que celle de la multiplicité du temps. vergents' ?35
Le caractère antinomique du temps est un point essentiel pour «Il me vient à l'esprit que le seul informateur fiable e~ ces
matières, donc il est si difficile de s'assurer, est. une figure le~en­
Kracauer. 31 Ce dernier insiste sans cesse sur ce fait: daire - celle d'Ahasver, le Juif Errant. Il seraIt cert~~ le mle~
« À un moment historique donné, par conséquent, nous avons placé pour connaître ,le.s dfvel.oppements e~ les. tranSltlOn~, PUIS-
affaire à une quantité d'événements qui, en raison de leur place que seul dans toute 1hIstOIre tl a p.u sans 1 ~vo.lr v~ulu faIre er-
A r6
dans des domaines différents, ne sont simultanés que dans un sens sonnellement l'expérience du devenu et du dechn IUI-meme ».
formel. »32
Kracauer déchiffre la figure de Ahasver comme ayant
Mais si l'histoire n'est plus un processus homogène, mais plu- « de multiples visages, donc c.hacun refl~te l'une des périod.es qu'il
tôt un mélange de modifications kaléidoscopique, si le fleuve du a traversées et toutes à la fOlS se combInant dans des traIts tou-
temps n'est qu'une fantasmagorie mentale, comment peut-on ana- jours nouveaux, tandis qu'inlassablement, e~ vainem~nt, il tente
lyser les discontinués alors privées d'une causalité déterministe ? Il au travers de ses pérégrinations de reconstruue à partlr des temps
est nécessaire, en tous les cas, de repousser l'idée d'un temps comme qui l'ont modelé, le temps unique qu'il est condamné à
principe prométhéen ayant la capacité de crée( la réalité histo- incarner ».37
rique. Et en renonçant à l'espoir qu'il y ait des raccords entre les Il y a donc apparemment une compréhension rétrospecti.ve :
événements, tous les hommes - et pas seulement les historiens- après avoir survécu aux cataractes du temps, le.s ~ommes VOlent
qui composent une société devraient reconnaître qu'ils vivent dans soudainement émerger. « le fleuve du temps» qUI n a aucune autre
des cataractes, dans les interstices du temps, et que notre robuste réalité que dans cet après. 38
réalité s'impose en quelque sorte comme un phénomène d'inter-
férence sociale et culturelle.33 ***
Ce type de réflexion renvoie de nouveau à l'hypothèse concer- Nous faisons face à deux enjeux lorsque nous essayons de situer
nant l'improbabilité d'une réalité historique plus guère stabilisée la problématique du temps selon ~aca~er d~s un contexte p.l~s
par un lien causal. Il est erroné de considérer les influences et les vaste. Tout d'abord, l'ouvrage se refère lmphcltement (et, expl~c~­
facteurs formateurs de l'histoire comme des entités durables, mais tement avec le personnage mythique de Ahasver) au probleme J~If
il est nécessaire d'authentifier leur existence pour chaque cas spéci- portant sur les relations entre mémoire et histoire. Yosef Haym
fique. Kracauer explique ainsi le trait poétique du titre attribué au Yerushalmi analyse dans son livre Zakhor le paradoxe selon leq~el
huitième chapitre de History: "Ahasver, ou l'énigme du temps".34 « la questi?~ concern~t le sen~ d; l'?istoiJ: jO,u~t u~ rôle C~UClal
Il n'oublie pas de souligner que là réside le problème le plus dif- pour les JUlfs par-dela les millen~res ».. .L lustono~raphle en
ficile pour l'historien: comment penser la réalité des influences ou revanche n'avait aucun rôle ou avaIt au mIeux une Importance
encore des facteurs d'effets s'ils ne sont pas continuellement
35 Ibid., p. 147, trad., p. 21 4 sq.
30 Ibid., p. 151, trad., p. 219. 36 Ibid., p. 157, trad., p. 225·
31 Ibid., p. 163, trad., p. 228. 37 Ibid., p. 157, trad., p. 225 sq.
32 Ibid., p. 147, trad., p. 214. 38 Ibid., p. 162, trad., p. 26 9. . . É
33 Ibid., pp. 199, 215, trad., pp. 236 et 290. 39 Yosef H. Yerushalmi, Zakhor. Histoire juive et mémoire JUlve, trad. d' rie
34 Ibid., p. 139, trad., p. 205. Vigne, Paris, Gallimard 1991, p. la.
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subordonnée. La prépondérance de la mémoire dans le judaïsme sur "la .nouvelle histoire", de «briser l'idée d'un temps unique,
repose sur la coïncidence dû passé avec le présent et sut la coïnci- homogène et linéaire ».45 .Dans ce débat théorique qui a cours en
dence de la fusion de l'espace d'expérience avec l'horizon d'attente. ' France," il manque toute indication au travail de Kracauer, et ce
Cette fixation sur la mémoire est contrecarrée chez Yerushalmi par bien que celui-ci ait développé sa propre théorie en commentant
le postulat d'une distance historique. 40 Mais il ne veut pas éluder intensivement Marc Bloch. Évidemment, l'histoire des concepts
la culture de mémoire. Au contraire, il plaide pour la coexistence de cette époque renvoie à cette structure multiple et divergente
de différentes attitudes par rapport au passé et affirme qu'il y a dif- qui est au cœur de l'analyse de Siegfried Kracauer. Peut-être la
férentes « manières pour les hommes de structurer la perception de réflexion à laquelle nous participons avec cet ouvrage pourrait-elle
leur passé collectif ».41 L'historiographie moderne mine la conti- offrir une opportunité de libérer le potentiel théorique qui se
nuité mythique de la mémoire juive et prouve par exemple cache dans une cataracte du temps presque invisible jusqu'à
« que le sionisme était une révolte contre le messianisme juif et aujourd'hui.
que le retour à la Terre promise n'était pas dans sa continuité
mais constituait une couRure, l'opposé de ce qu'il était aupara-
vant, un nouveau début ».42
Cette conscience illuminée par la science historique signifie en
même temps un gain et une perte. On n'est donc pas forcé de
remplacer la mémoire par l'histoire. Quant à Kracauer, il adopte
presque la même position en indiquant si clairement l'ambiguïté
qui régit "l'antichambre" (the anteroom) de la vérité.
Ensuite, c'est Kracauer lui-même qui écrit dans un moment
étrange alors qu'il esquisse la théorie d'un temps historique diffé-
rencié. Avant lui, Maurice Halbwachs (avec son étude Les cadres
sociaux de la mémoire de 1925)43 et George Gurvitch (avec La
multiplicité des temps sociaux, publié en 1958)44 ont contribué à une
révision de la notion du temps qui anticipe les réflexions de
History. Plus d'une décennie après le décès de Kracauer, les auteurs
des Annales partagent à nouveau cette préoccupation. En 1978,
Jacques Le Goff propose, dans un essai programmatique qui porte

40 Voir aussi Amos Funkenstein et al., Perceptions ofJewish History, Berkeley,


University of California Press 1993.
41 Ibid., p. 12 sq.
42 Citation de Yudka in: Y.H. Yerushalmi, Zachor, op. cit., p. 107.
43 Cf: Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel
1994 ; et La mémoire collective, éd. critique par Gérard Namer, Paris, Albin
Michel 1997.
44 George Gurvitch, La multiplicité des temps sociaux, Paris, Centre de docu-
mentation universitaire 1958. 45 Jacques Le Goff et al., La nouvelle histoire, Paris, Retz-C.E.P.L. 1978, p. 139·

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