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31/01/2020 Arrêtons de penser - Libération

TRIBUNE

Arrêtons de penser
Par Pascal Engel, directeur d'études,
EHESS(https://www.liberation.fr/auteur/15532-pascal-engel) et Wiktor
Stoczkowski, directeur d'études,
EHESS(https://www.liberation.fr/auteur/20452-wiktor-stoczkowski) —
29 janvier 2020 à 07:35

Pour contribuer aux mouvements sociaux et à la


critique des pouvoirs, les intellectuels et les
universitaires devraient arrêter de penser. Non pas
quelques instants, mais durablement, au moins
plusieurs jours, peut-être plus.

Tribune. On reproche souvent aux intellectuels de ne pas contribuer beaucoup


aux mouvements sociaux et à la critique des pouvoirs, sauf pour signer des
pétitions qui, la plupart du temps, ne visent qu’à préserver leurs avantages
acquis. On leur reproche aussi de ne pas être très efficaces : si des professeurs ou
des chercheurs se mettent en grève, le monde ne va pas s’arrêter, alors qu’on ne
peut pas en dire autant pour les conducteurs de train ou les ouvriers des
raffineries. Aussi voulons-nous proposer un mode d’action inédit, destiné à
soutenir les luttes en cours : s’il était suffisamment suivi, il serait, croyons-nous,
en mesure de faire plier les autorités et les faire renoncer à leurs funestes
réformes. La fonction, l’activité principale, d’un intellectuel est de penser. C’est
notre métier, et même, dit-on, toute la dignité des clercs, celle qui leur vaut des
tribunes dans les journaux et l’accès aux plateaux télé.

C’est donc là le terrain où doit se manifester notre soutien au mouvement


social : nous invitons les intellectuels et les universitaires à arrêter de penser.
Non pas quelques instants, mais durablement, au moins plusieurs jours, peut-
être plus. Nous serons bien plus efficaces ainsi qu’en signant des pétitions, et

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31/01/2020 Arrêtons de penser - Libération

nos autorités seront bien contraintes de reconnaître que nous avons fait un arrêt
de travail. Nous proposons même que nos jours de non-pensée soient décomptés
comme des jours de grève.

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Nous anticipons les objections. Peut-on réellement arrêter de penser ? Ne


penser rien ? Même quand on essaie de ne pas penser, on pense toujours à
quelque chose (comme le disent les phénoménologues, toute conscience est
conscience de quelque chose). Et en temps normal, lorsque nous sommes
supposés penser, que ce soit dans la solitude de nos cabinets ou tout haut dans
des salles de cours, et que nos pensées ont des objets – ceux qui sont supposés
occuper les penseurs –, est-ce que nous pensons vraiment ? Pensons-nous
même quelque chose ?

Les critiques des intellectuels français, qui sont nombreux à l’étranger, font
souvent remarquer qu’ils ne pensent guère, ou que leur pensée est d’une telle
médiocrité que s’ils ne pensaient pas, le résultat serait le même, et qu’ils feraient
mieux de ne pas penser. Alors à quoi bon proposer à nos collègues d’arrêter de
faire ce que de toute façon ils ne font pas ou qu’ils font si mal qu’on préférerait
qu’ils cessent de le faire ? Cette question est légitime. Mais il faut noter que
même si l’on a une piètre idée des capacités de pensée des intellectuels français,
ils sont parvenus à conquérir les esprits et à se forger une solide réputation

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simplement en faisant semblant de penser. Nous proposons donc à nos collègues


d’arrêter de faire semblant de penser. Le résultat sera le même que s’ils
pensaient vraiment et s’arrêtaient de le faire.

Une autre objection, assez évidente, est que si des penseurs cessent de penser, la
Terre ne va pas cesser de tourner. Le penseur de Rodin peut se détendre, enlever
sa main de son menton et aller faire un tour dans son jardin, sans que la vie
sociale s’arrête. Or pour avoir un moyen de pression sur nos gouvernants, il faut
être une menace pour le travail et l’ordre public : telle est en effet la ressource
principale des grèves. Mais il y a une réponse simple à cette question. Imaginons
que notre mouvement acquière assez d’adhérents pour que les plus grands
penseurs décident eux aussi d’arrêter de penser. Si nos académiciens et
académiciennes, nos professeurs, nos chercheurs, nos penseurs médiatiques
cessent de penser, le silence de leurs cerveaux vides n’en sera-t-il pas
assourdissant ? Les pouvoirs ne devront-ils pas renoncer à leurs sombres
projets ?

Nous ne voulons pas passer pour élitistes, et suggérer que les intellectuels sont
seuls à avoir cette dignité. Aussi conseillons-nous ce moyen d’action à tous ceux
et celles qui entendent peser sur les réformes actuelles : syndicalistes,
manifestants, travailleurs, cadres, policiers, agriculteurs, agents hospitaliers,
médecins, hommes et femmes politiques : arrêtez de penser ! La non-pensée est
l’arme de l’avenir. Ajoutons que si les intellectuels arrêtaient de penser
durablement, leurs métiers deviendraient automatiquement plus attractifs. Il ne
serait plus nécessaire de publier, de passer des concours complexes et de se
livrer à des compétitions absurdes, pour devenir un non-penseur. Et
l’égalitarisme que chérit tant notre époque serait immédiatement réalisé : car
qui est plus égal à un non-penseur qu’un autre non-penseur ?

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Pascal Engel directeur d'études, EHESS(https://www.liberation.fr/auteur/15532-pascal-


engel) , Wiktor Stoczkowski directeur d'études,
EHESS(https://www.liberation.fr/auteur/20452-wiktor-stoczkowski)

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