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TRAVAIL ÉMOTIONNEL, RÈGLES DE SENTIMENTS ET STRUCTURE

SOCIALE

Arlie R. Hochschild

Martin Média | Travailler

2003/1 - n° 9
pages 19 à 49

ISSN 1620-5340

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-travailler-2003-1-page-19.htm
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Hochschild Arlie R., « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale »,
Travailler, 2003/1 n° 9, p. 19-49. DOI : 10.3917/trav.009.0019
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Travail émotionnel,
règles de sentiments
et structure sociale 1
Arlie R. HOCHSCHILD

Résumé. Cet article propose d’utiliser la perspective de la gestion des


émotions en tant que lentille à travers laquelle examiner le moi, l’in-
teraction et la structure. On y présente l’argument selon lequel les
émotions peuvent être soumises à des actes de gestion et que cela se
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produit souvent. L’individu effectue souvent un travail qui vise à pro-
duire ou à inhiber des sentiments de façon à les rendre « appropriés »
à la situation. La perspective de la gestion des émotions emprunte au
point de vue interactionniste des émotions. Elle diffère de la perspec-
tive dramaturgique d’un côté et de la perspective psychanalytique
d’un autre. Elle nous permet d’examiner de plus près, plus que ces
perspectives, les relations entre expérience émotionnelle, gestion des
émotions, règles de sentiments et idéologie. On considère les règles de
sentiments comme étant l’aspect de l’idéologie qui s’occupe des émo-
tions et des sentiments. La gestion émotionnelle est le type de travail
nécessaire pour faire face aux règles de sentiments. Summary p. 49.
Resumen p. 49.

1. Cet article reprend une partie de l’argumentation présentée dans le livre The Mana-
ged Heart et dans un article antérieur « The Sociology of Feeling and Emotion : Se-
lected Possibilities » (1975). Cette étude a bénéficié du généreux soutien d’une bourse
de recherche Guggenheim. Bien que la gratitude dans les notes de fin de document
comme celle-ci soit (comme cet article va le démontrer) conventionnelle et bien que
les conventions rendent l’authenticité difficile à décoder, je désire quand même expri-
mer ma reconnaissance à Harvey Faberman, Todd Gitlin, Adam Hochschild, Robert
Jackson, Jerzy Michaelowicz, Caroline Persell, Mike Rogin, Paul Russell, Thomas
Scheff, Ann Swidler, Joel Telles et aux correcteurs anonymes de American Journal of
Sociology.

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L
a psychologie sociale a souffert d’une hypothèse implicite selon la-
quelle les émotions, parce qu’elles nous semblent spontanées et in-
contrôlables, ne seraient pas gouvernées par des règles sociales. Les
règles sociales, quant à elles, sont considérées comme étant applicables au
comportement et à la pensée, mais rarement aux émotions ou aux senti-
ments. Si nous reconsidérons la nature des émotions et la nature de notre
capacité d’essayer de leur donner forme, nous sommes frappés par l’em-
pire des règles sociales. Des liens importants apparaissent entre la structure
sociale, les règles de sentiments, la gestion des émotions et l’expérience
émotionnelle – liens que j’essaie d’établir dans cet article. Son utilité est de
proposer l’ouverture d’un nouveau champ de recherche.
Pourquoi l’expérience émotionnelle des adultes normaux, dans la
vie de tous les jours, est-elle aussi régulée ? Pourquoi, de façon générale,
les gens se sentent-ils joyeux à une fête, tristes à des funérailles, heureux à
un mariage ? Cette question nous amène à examiner non pas les conven-
tions sur les apparences extérieures ou les comportements visibles, mais
plutôt les conventions concernant les sentiments. Les conventions de senti-
ments ne deviennent surprenantes que si l’on se représente, par opposition,
à quel point la vie émotionnelle peut s’avérer parfois désordonnée et im-
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prévisible, dans les fêtes, les funérailles, les mariages et dans tous les as-
pects de la vie normale d’un adulte. En effet, lorsque des romanciers entre-
prennent de créer des scènes poignantes, ils évoquent tous le poids d’une
règle sociale. Par exemple, dans Un lit de ténèbres (Lie Down in Darkness,
en américain), William Styron décrit une future mariée confuse et désespé-
rément malheureuse en ce jour « heureux » de son mariage :
« Quand elle avait prononcé les paroles sacramentelles, ses lèvres ne
s’étaient pas entrouvertes comme celles de toutes les jeunes mariées qu’il avait vues
jusque-là – des lèvres qui découvrent des dents éclatantes de blancheur, dans une
expression d’ardeur ravie –, mais plutôt avec une sorte de résignation sombre et for-
cée. Peyton n’avait eu cette expression que le temps d’un éclair, mais cela avait suffi
pour qu’il la surprît. Et le “oui” qu’elle avait dit lui avait semblé moins une affir-
mation qu’un aveu, le “oui” las d’une triste et coupable nonne. Rien dans la gaieté
qu’elle affectait ne pouvait dissimuler cela, … 2 »
Face au flot chaotique des sentiments qui surgissent lors des rela-
tions véritables dans toute leur complexité, il existe des règles de senti-
ments plus constantes (bien qu’elles soient variables). Ainsi, dans une cul-
ture où les unions sont le fruit d’un libre choix, la future mariée devrait-elle
exprimer son « oui » d’une manière inconditionnelle.

2. William Styron, 1951, p. 291. Pour la traduction française, 1953, Éditions mondiales,
Gallimard, p. 434.

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Mais alors, qu’est-ce qu’un sentiment ou une émotion ? Je définis


une émotion comme étant le fruit d’une coopération entre le corps et une
image, une pensée ou un souvenir –, une coopération dont l’individu est
conscient. J’emploierai les termes « émotion » et « sentiment » de façon in-
terchangeable, bien que le terme « émotion » dénote une intensité que le
mot « sentiment » n’a pas. Les termes « gestion émotionnelle » sont ici uti-
lisés comme synonymes de « travail émotionnel » et de « jeu en profon-
deur ». Qu’arrive-t-il à ces émotions ?
Erving Goffman suggère à la fois que notre surprise puisse s’expli-
quer et qu’elle fasse partie de l’explication :
« […] Nous observons que les participants vont contenir certains états psy-
chologiques et certaines attitudes, car, après tout, la règle générale qui participe de
l’atmosphère qui règne au moment de la rencontre porte en elle-même la compré-
hension que les sentiments contradictoires seront tenus en suspens… Alors généra-
lement, dans les faits, réprime-t-on l’affect qui ne convient pas, nous obligeant à
examiner les dérogations à cette règle afin de se rappeler son fonctionnement habi-
tuel 3. »
Les mots clés, curieusement bureaucratiques, sont ici « qui ne
convient pas ». À la lumière de la citation de Styron ci-dessus, nous pour-
rions ajouter que ce type d’affect est « dérangeant », voire « dangereux »,
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dans le sens émotionnel du terme. Si nous considérons ce passage sérieu-
sement, tout comme je nous encourage à le faire, nous sommes ramenés à
la question de l’ordre social formulée par de nombreux théoriciens clas-
siques, Thomas Hobbes, John Locke, Émile Durkheim, seulement cette
fois, nous l’abordons d’un point de vue très particulier, celui de la gestion
des émotions. De ce point de vue, il semble que des règles régissent la fa-
çon dont les gens essaient de réagir ou de ne pas réagir émotionnellement
de manière « convenable à une situation ». Une telle idée renvoie au carac-
tère profondément « social » de tout individu, au sérieux avec lequel il
considère l’idée d’être « convenable » et à la façon qu’il a de rendre hom-
mage aux éléments officiels d’une situation, grâce ou par ses émotions.
Il existe deux approches possibles à l’organisation sociale de toute
expérience émotionnelle. Une première consiste à examiner les facteurs
sociaux qui induisent ou stimulent les émotions primaires (c’est-à-dire,
non réflexives, quoique conscientes par définition) – émotions que l’on su-
bit passivement. La seconde consiste à étudier les actes secondaires qui
sont posés dans le flot incessant, non réflexif, de l’expérience émotionnelle
primaire. La première approche s’intéresse à la façon dont les facteurs so-
ciaux influencent ce que les gens ressentent, la seconde à la façon dont les

3. Goffman, 1961, p. 23.

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facteurs sociaux influencent ce que les gens pensent et ce qu’ils font à pro-
pos de ce qu’ils ressentent ou pressentent qu’ils vont ressentir (c’est-à-dire,
les actes d’évaluation et de gestion). Les tenants de la première approche
pourraient considérer ceux qui privilégient la seconde approche comme
étant « trop cognitifs », alors que ces derniers les voient pour leur part
comme étant trop simplistes. Mais, en réalité, les deux approches sont à la
fois nécessaires et compatibles et, en fait, la deuxième, que l’on privilé-
giera ici, s’appuie sur l’accumulation d’un certain nombre de connais-
sances recueillies à partir de la première 4.
Si nous prenons comme objet ce que les gens pensent ou font à pro-
pos des sentiments, plusieurs questions surgissent. Tout d’abord, quelles
seront nos hypothèses de départ au sujet des émotions et des situations ? En
d’autres mots : a) Comment répondent les émotions lorsque l’on tente de
les réprimer ou de les développer ? b) Quels sont les liens entre structure
sociale, idéologie, règles d’expression des sentiments et gestion émotion-
nelle ? c) D’abord et avant tout, existe-t-il des règles dans l’expression des
sentiments ? d) Comment pouvons-nous les connaître ? e) Jusqu’où ces
règles servent-elles de fondement à nos échanges sociaux ? f) Qu’est-ce
qui, dans la nature du travail et dans l’éducation des enfants, pourrait ex-
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pliquer les différentes manières qu’ont les adultes de différentes classes so-
ciales de gérer leurs sentiments ? J’ébaucherai ici, dans les grandes lignes,
quelques réponses possibles en ayant comme principal objectif d’affiner
les questions.

4. W. McDougall (1948) et, jusqu’à un certain point, S. S. Tomkins (1962) se concentrent


tous deux sur le lien qui existe entre émotion et pulsion ou instinct (Tomkins élabore une re-
lation entre émotion et « signaux d’impulsion » par lesquels l’émotion est censée amplifier
les signaux d’impulsion). Les points centraux sur lesquels les deux camps théoriques sont
divisés sont la fixité, la réflexivité et l’origine. 1) Les théoriciens organicistes, à la diffé-
rence de leurs homologues interactionnistes, présument une fixité fondamentale des émo-
tions, basée sur des données biologiques. 2) Ils supposent que les interactions sociales n’af-
fectent pas fondamentalement les émotions ; la surface sociale demeure ce que l’on entend
par le terme « surface ». Ce n’est pas le cas pour la perspective interactionniste. L’étique-
tage, la gestion et l’expression des sentiments (plus clairement différenciés pas les interac-
tionnistes) sont des processus qui peuvent « influencer » les émotions à la manière d’un ré-
flexe et, de ce fait, en venir à constituer ce que l’on entend par le terme « émotion ».
3) Encore une fois, les théoriciens organicistes sont plus préoccupés à retracer les origines
de l’émotion. Pour Freud et James, les origines étaient énergétiques ou somatiques, et pour
Darwin, elles étaient phylogénétiques. Les théoriciens interactionnistes sont moins préoc-
cupés par les origines que par l’interface d’une situation avec l’expérience. L’intérêt pour
l’origine des émotions a poussé les théoriciens organicistes à se concentrer sur les points
communs entre différentes personnes, et entre les gens et les animaux. L’intérêt porté à l’in-
terface sociale a amené les interactionnistes à se concentrer sur les différences. Pour les der-
nières innovations de la tradition interactionniste, voir Kemper (1978) et Averill (1976).

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Émotion et sentiment : deux perspectives


Afin d’aborder la première question, nous allons prendre en consi-
dération deux perspectives de base des émotions et des sentiments que
nous retrouvons en psychologie sociale : la perspective organiciste et la
perspective interactionniste. Les deux approches sont différentes quant à
leurs hypothèses sur notre capacité de gérer les émotions et sur l’impor-
tance des règles pour les gérer. Je ne peux pas, ici, rendre complètement
justice à la question de savoir ce que sont les émotions et comment elles
sont engendrées, pas plus que je ne peux répondre à la vaste littérature qui
existe sur le sujet.
Selon le point de vue organiciste, la question centrale concerne la re-
lation qui existe entre les émotions et les « instincts » ou « pulsions » d’ori-
gine biologique. Dans une très large mesure, ce sont les facteurs biolo-
giques qui entrent en ligne de compte dans les questions que les théoriciens
organicistes posent. Les premiers écrits de Sigmund Freud, de Charles
Darwin et, dans une certaine mesure, mais bien relative, ceux de William
James sont conformes à ce modèle 5. Le concept d’« émotion » renvoie
principalement aux fragments d’expérience dans lesquels il n’existe aucun
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conflit entre l’un ou l’autre aspect du moi : l’individu « déborde », il est
« submergé ». L’image qui nous vient à l’esprit est celle d’un syndrome ré-
flexe, soudain et automatique –, comme l’expression instantanée d’un gro-
gnement féroce pour Darwin, le relâchement d’une surcharge de tension à
un point de rupture donné pour Freud, le concept de réaction viscérale sans
intermédiaires et instantanée en réponse à un stimulus perçu, pour James et
Lange, autant de conceptions qui ne renvoient à aucune influence sociale.
Dans ce premier modèle, les facteurs sociaux peuvent entrer en
ligne de compte seulement si on les met en relation avec la façon dont les
émotions sont stimulées et exprimées (et dans ce cas, même Darwin a
adopté la position universaliste 6). On ne considère pas que les facteurs so-
ciaux puissent influencer la façon dont les émotions sont supprimées ou
suscitées de manière active. En fait, les émotions sont ici associées à la
fixité et à l’universalité d’un réflexe du genou ou d’un éternuement. Selon
ce point de vue, on peut contrôler une émotion comme on contrôle un ré-
flexe du genou ou un éternuement. Si l’on présentait le concept de règle de
sentiment aux théoriciens organicistes, ils auraient beaucoup de mal à

5. Voir Freud, 1911, 1915a, 1915b ; Lofgren, 1968 ; Darwin, 1872, 1955 ; James et Lange,
1922.
6. Ekman, 1972, 1973.

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expliquer les effets de ces règles ou à quelle aptitude personnelle on peut


faire appel pour tenter d’obéir à une telle règle. Les récentes tentatives
pour relier un concept organiciste d’émotion à la structure sociale, comme
celle formidablement audacieuse de Randall Collins, souffrent des pro-
blèmes implicites propres au point de vue organiciste de départ. D’après
Collins, comme d’après Darwin dont il s’inspire, les émotions sont défi-
nies comme une capacité (ou une prédisposition) inhérente à une per-
sonne, qui peut être déclenchée automatiquement, poursuit Collins, par
l’un ou l’autre groupe qui possède le contrôle du dispositif rituel qui opère
le « déclenchement 7 ». Une tout autre voie du contrôle social, celle des
règles d’expression de sentiment, est contournée, car la capacité de l’indi-
vidu d’essayer d’exprimer ou de ne pas exprimer un sentiment, – ce à quoi
la règle s’applique –, est inexistante dans le modèle organiciste proposé
par Collins.
Du côté de l’interactionnisme, les émotions s’imprègnent des in-
fluences sociales avec plus d’insistance, de façon plus efficace et à des
points de jonction postulés de façon plus théorique. Dans une large mesure,
les facteurs sociopsychologiques entrent en ligne de compte dans les ques-
tions posées par les théoriciens de l’interactionnisme. Les écrits de Gerth
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et Mills, Goffman, Lazarus, Schachter, Singer, Kemper, Averill et certains
aspects de la pensée freudienne et néo-freudienne correspondent à ce mo-
dèle 8. Pour reprendre le vocabulaire freudien, l’image que l’on utilise n’est
pas celle d’un « Ça débridé », mais celle d’un Moi et d’un Surmoi, agissant
de concert, pour modeler et assaillir le Ça, même si c’est de façon ineffi-
cace, temporaire ou consciente. Les émotions sont parfois énoncées com-
me un moyen d’adaptation psychobiologique – comparable aux autres mé-
canismes d’adaptation, comme le grelottement lorsqu’il fait froid ou la
transpiration lorsqu’il fait chaud. Mais les émotions se distinguent des mé-

7. Collins, 1975, p. 59.


8. Gerth et Mills, 1964, Goffman, 1956, 1959, 1961, 1967, 1974 ; Lazarus, 1966 ; Lazarus
et Averill, 1972 ; Schachter et Singer, 1962 ; Schachter, 1964 ; Kemper, 1978 ; Katz, 1977 ;
Averill, 1976. Schachter et Gerth et Mills, que je considère comme étant membres du camp
interactionniste, n’accordent aucune importance particulière à la volition, Goffman insiste
sur le phénomène qui fait appel tacitement à la volonté. Il insiste sur les résultats modelés
qui en ressortent, mais il ne fournit aucune explication théorique de la volonté elle-même.
Il ne pose en principe aucun acteur en tant que gestionnaire des émotions, qui pourrait po-
ser les gestes qui, par déduction, doivent être accomplis pour la réussite des rencontres qu’il
décrit si bien. À mon avis, on doit rétablir un moi capable de faire l’expérience d’émotions
et capable d’effectuer un travail sur ces émotions selon des modèles socialement établis.
(Pour les questions concernant la volonté, voir Piaget in Campbell [1976] ; Solomon
[1973]).

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canismes physiologiques d’adaptation, en ce sens que la pensée, la percep-


tion et l’imagination, elles-mêmes soumises à l’influence des normes ou
des situations, y sont intrinsèquement mêlées.
Comme nous l’avons vu dans le premier modèle, les facteurs so-
ciaux affectent la façon dont les émotions sont provoquées et exprimées.
En outre, les facteurs sociaux guident aussi ces microactions que sont l’éti-
quetage, l’interprétation et la gestion des émotions. Ces micro-actions, à
leur tour, se reflètent dans ce qui est étiqueté, interprété ou géré. Elles sont,
en somme, intégrées dans ce que nous appelons « émotion 9 ». Dans cette
deuxième école de pensée, les émotions sont perçues comme étant sociale-
ment enracinées. Les travaux de Lazarus, en particulier, ajoutent un poids
empirique au modèle interactionniste. Ces travaux semblent indiquer, en
effet, que les adultes normaux, semblables aux étudiants universitaires
avec lesquels Lazarus a mené ses expériences, possèdent une grande capa-
cité de contrôle des émotions. Il s’agit d’un contrôle plus grand que ce à
quoi l’on pourrait s’attendre chez un jeune enfant, un malade mental ou un
animal, à partir desquels Freud (dans ses premiers travaux) et Darwin ont
tiré leur inspiration. Mais, puisque nous cherchons à comprendre l’expé-
rience émotionnelle d’adultes normaux, nous ferons mieux d’explorer le
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point de vue interactionniste.

La conception interactionniste de l’émotion


et la psychologie sociale
Si les émotions et les sentiments peuvent, jusqu’à un certain point,
être gérés ou contrôlées, comment pourrions-nous en saisir la dimension
conceptuelle à partir d’une perspective sociale ? Le point de vue interac-
tionniste sur les émotions nous mène dans une arène conceptuelle qui se si-
tue « entre », d’une part, l’accent porté par Goffman sur la présentation de
soi, d’autre part, l’accent porté par Freud sur les événements intrapsy-
chiques inconscients. Le point de vue de Mead et Blumer sur les gestes
conscients, actifs et sensibles, aurait pu être des plus fructueux si l’accent
porté sur les agissements et la pensée n’avait pas quasiment estompé l’im-
portance des sentiments. Le moi en tant que gestionnaire des émotions est
une idée qui emprunte aux deux côtés, à Goffman et à Freud, mais qui ne
cadre parfaitement ni avec l’un ni avec l’autre. Je n’indique ici que les em-
prunts et les pistes de départ, et cela commence avec Goffman 10.

9. Schafer, 1976.
10. Voir Mead, 1934 ; Blumer, 1969 ; et Shott, 1979.

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Arlie R. Hochschild

Erving Goffman
Goffman a saisi toute l’ironie de l’affaire ; si, à chaque instant, l’indi-
vidu négocie activement, consciemment, une série d’actions personnelles,
apparemment uniques, à long terme pourtant, toutes ces actions finissent
souvent par ressembler à un consentement passif à certaines conventions so-
ciales inconscientes. Or, la perpétuation de ces conventions n’est pas une ac-
tivité dont on pourrait dire qu’elle est passive. L’approche de Goffman doit
simplement être élargie et approfondie en démontrant que les gens ne tentent
pas seulement de se conformer extérieurement, mais aussi intérieurement.
« Lorsqu’ils fournissent des uniformes, ils fournissent une seconde peau »,
affirme Goffman. On peut même ajouter « et deux centimètres de chair 11 ».
Sans doute est-il ironique de constater que, pour étudier pourquoi et
sous quelles conditions les acteurs « vont contenir certains états psycholo-
giques… 12 », nous sommes forcés de laisser partiellement de côté la pers-
pective qui nous a permis d’éclairer nos lanternes. Je tenterai d’expliquer
pourquoi il en est ainsi, quels pourraient en être les correctifs et comment
les résultats pourraient être reliés sur le plan conceptuel à certains aspects
de la tradition psychanalytique.
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Tout d’abord, pour des raisons nécessaires à sa démonstration, Goff-

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man entretient une indifférence délibérée vis-à-vis de ce qui a trait aux
liens entre les situations sociales instantanées et la macrostructure d’un
côté, et la personnalité individuelle de l’autre. Si l’on s’intéresse à la des-
cription des liens qui existent entre la structure sociale, les règles d’expres-
sion des sentiments et la gestion des émotions, cette indifférence délibérée
devient un problème.
Le « situationnisme » de Goffman est une réalisation brillante, mais
qui doit être considérée comme un moment du développement de l’histoire
intellectuelle de la psychologie sociale. Au début du siècle, nombre de tra-
vaux classiques liaient la structure sociale à la personnalité, ou « les insti-
tutions dominantes » aux « identités caractéristiques », reliant ainsi du
même coup les découvertes en sociologie et en anthropologie à celles de la
théorie psychologique ou psychanalytique. De telles études sont apparues
dans plusieurs disciplines, en anthropologie (Ruth Benedict) ; en psycha-
nalyse (Erich Fromm, Karen Horney et Erik Erikson) ; en sociologie (Da-
vid Riesman, Swanson et Miller, et Gerth et Mills 13).

11. Goffman, 1974.


12. Goffman, 1961, p. 23.
13. Voir Benedict, 1946 ; Fromm, 1942 ; Horney, 1937 ; Erikson, 1950 ; Riesman, 1952,
1960 ; Swanson et Miller, 1966 ; et Gerth et Mills, 1964.

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Il est probable que ce soit en réponse à ce paradigme que Goffman


ait proposé un niveau intermédiaire d’élaboration conceptuelle, entre la
structure sociale et la personnalité. Il s’est concentré, tour à tour, sur
les situations, les épisodes et les rencontres. Ce qui en ressort n’est pas
seulement une quasi-rupture avec la structure sociale et la personnalité ;
Goffman semble même vouloir proposer son situationnisme en tant que
substitut analytique à ces concepts 14. Il semble dire que la structure peut
non seulement être transposée, mais réduite à « interne et peu apparente »,
tandis que la personnalité peut être réduite à « active et en vue » à l’ins-
tant de l’interaction, ici-maintenant, ou dans un autre temps, une autre
situation.
Chaque épisode interactif prend la forme d’un minigouvernement.
Une partie de cartes, une fête, un échange de salutations dans la rue, exi-
gent de nous d’avoir à payer certaines « taxes », réalisées sous la forme des
apparences, et ce, au bénéfice de la poursuite de la rencontre. Nous serions
« remboursés » de cet investissement par le fait de maintenir ainsi notre
réputation.
Ce modèle de la situation en tant que minigouvernement, bien
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qu’utile pour les besoins de Goffman, nous éloigne de la structure sociale

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et de la personnalité – deux concepts que les études sur les règles de senti-
ments et la gestion des émotions auraient pourtant avantage à ne pas négli-
ger 15. Afin d’étudier vis-à-vis de qui et sous quelles conditions les acteurs
« vont contenir certains états psychologiques… » (Goffman, 1961, p. 23),
nous sommes forcés de laisser tomber le situationnisme et de retourner, du
moins en partie, au modèle de la structure sociale et de la personnalité.
Nous sommes amenés à reconnaître l’importance des travaux de Goffman,

14. Goffman, 1976, p. 77. Merci à Harvey Farberman pour la discussion à ce sujet.
15. Le temps : afin de relier l’acte momentané du travail émotionnel avec le concept de la
personnalité, nous devons modifier notre perspective du temps. Un épisode émotionnel et la
tentative pour lui donner forme s’inscrivent, après tout, dans un mince intervalle de temps.
Les situations étudiées par Goffman sont également courtes. Le point de mire est placé sur
l’acte, et l’acte se termine, si je puis dire, lorsque le théâtre ferme ses portes et il recom-
mence lors de la réouverture. Si nous poussons plus loin l’analyse de Goffman, en parlant
maintenant de jeu « en profondeur », tout comme lui nous nous concentrons sur de courts
épisodes, sur des « images immobiles » qui composent les longs films. La notion de per-
sonnalité implique un modèle trans-situationnel, passablement durable. La personnalité
Casper Milquetoast peut mener une vie caractérisée par l’évitement de l’anxiété pendant
73 ans. Il est question ici de plusieurs décennies et non pas de moments instantanés. Encore
une fois, nous devons changer notre perspective situationniste vers la limite structuraliste
lorsque nous en venons à parler des institutions, lesquelles subsistent souvent plus long-
temps que les gens.

27
Arlie R. Hochschild

alors que lui-même ne semble pas le faire, comme le maillage conceptuel


par lequel structure sociale et personnalité, en tant que réalités concrètes,
s’assemblent de façon plus précise.
D’une façon plus spécifique, si nous désirons comprendre les ori-
gines et les causes des transformations dans les « règles de sentiments » –
ce soubassement de l’idéologie –, nous sommes forcés une fois de plus de
délaisser l’étude des situations instantanées, durant lesquelles ce change-
ment se produit, pour l’étude de processus à plus long terme comme les
changements dans les relations entre les classes, les sexes ou les groupes
ethniques.
Pour examiner les façons dont les gens essayent de gérer les senti-
ments, nous aurons à définir un acteur qui soit capable de sentiment, ca-
pable de reconnaître lorsqu’un sentiment est « inapproprié » et en mesure
de gérer ses propres sentiments. Le problème est que l’acteur, tel qu’il est
défini par Goffman, ne semble pas ressentir beaucoup, n’est pas sensible à,
ne surveille pas de près ou n’évalue pas, ne provoque pas, n’inhibe pas, ne
façonne pas de façon active – en un mot, ne travaille pas sur les sentiments
de la manière dont un acteur aurait à le faire pour accomplir ce que Goff-
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man affirme, en fait, s’accomplir rencontre après rencontre. Au bout du

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compte, nous nous retrouvons devant le « travail de répression des émo-
tions » comme résultat final, mais nous ne savons rien du processus ou des
techniques par lesquels ce travail s’effectue. Si nous mettons en avant l’ar-
gument selon lequel les facteurs sociaux influencent la façon dont nous es-
sayons de gérer les sentiments, si nous poussons l’explication par le social
aussi loin, nous devrons faire porter notre analyse au-delà de la « boîte
noire » à laquelle Goffman nous renvoie en dernier lieu.
Les acteurs de Goffman gèrent activement les impressions qu’ils
peuvent donner à l’extérieur, mais ils ne le font pas pour leurs sentiments
intérieurs. La sociologie des émotions présuppose la capacité des humains,
si ce n’est l’habitude véritable, de réfléchir sur les sentiments intérieurs et
de les façonner, habitude qui varie à travers le temps, l’âge, la classe et le
lieu. En examinant uniquement l’attention de l’acteur à la façade compor-
tementale et en faisant l’hypothèse d’une passivité uniforme vis-à-vis des
sentiments, nous perdrions de vue cette variation.
Ce travers de l’acteur théorique est relié à ce que je crois être, selon
mon point de vue, un autre problème : le concept de jeu selon Goffman. Ce-
lui-ci suggère que nous investissions beaucoup d’efforts dans la gestion des
impressions – c’est-à-dire dans « le jeu » de l’acteur. Il pose comme prin-
cipe de base qu’il n’existe qu’un seul type de jeu – la gestion directe de

28
Travailler, 2002, 9 : 19-49

l’expression comportementale. En revanche, son explication indique effec-


tivement deux types de jeu – la gestion directe de l’expression comporte-
mentale (par exemple, le soupir que l’on pousse, le haussement d’épaules)
et la gestion des sentiments d’où peut découler une expression (par
exemple, la pensée d’un projet sans espoir). Un acteur qui joue le rôle du roi
Lear peut s’acquitter de sa tâche de deux façons. Cet acteur, qui aurait été
formé par l’école britannique, pourrait se concentrer sur son attitude exté-
rieure, et développer une myriade d’expressions infimes correspondant à la
sensation de peur et d’indignation impuissante du roi Lear. Il s’agit du type
de jeu sur lequel Goffman établit sa théorie. Cet autre acteur, adhérant pour
sa part à l’école américaine ou à la méthode Stanislavsky, pourrait se guider
sur ses souvenirs et ses sentiments personnels de manière à susciter les ex-
pressions correspondantes. Nous pourrions donner le nom de « jeu superfi-
ciel » à la première technique et de « jeu en profondeur » à la seconde. Goff-
man n’arrive pas à distinguer la première de la seconde, ce qui a pour effet
de masquer l’importance du « jeu en profondeur », nous laissant avec l’im-
pression que les facteurs sociaux n’infiltrent que la « surface de peau so-
ciale », les apparences extérieures de l’individu, ce qu’il essaie de montrer.
Nous sommes ainsi contraints à sous-estimer le pouvoir du social.
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En résumé, si nous acceptons l’explication interactionniste des émo-
tions et que nous étudions le moi en tant que gestionnaire des émotions,
nous pouvons apprendre de Goffman les liens qui existent entre les règles
sociales et les sentiments. Mais afin d’affiner notre compréhension, nous
pouvons tout aussi bien nous libérer de manière sélective des restrictions
théoriques que Goffman a imposées stoïquement à la convergence entre la
structure sociale et la personnalité.

Freud
Le besoin de remplacer la « psychologie de la boîte noire » de Goff-
man par une théorie du Moi, dans toute l’acception du terme, devrait nous
conduire vers la théorie freudienne ou néo-freudienne. Là encore, comme
avec Goffman, seuls certains aspects du modèle freudien me semblent
utiles à la compréhension des efforts conscients, volontaires, afin de sup-
primer ou de susciter un sentiment. J’exposerai brièvement la théorie psy-
chanalytique afin d’indiquer certains points de départ.
Freud s’est occupé des émotions, bien sûr, mais, pour lui, elles
étaient secondaires à la pulsion. Il a proposé une théorie générale des pul-
sions sexuelles et agressives. L’angoisse, en tant que dérivé des pulsions
sexuelles et agressives, a pris une importance capitale, alors qu’un large

29
Arlie R. Hochschild

éventail d’émotions autres, comprenant la joie, la jalousie, la dépression,


faisaient l’objet de relativement peu d’attention. Il a développé, et bien
d’autres ont poursuivi ce travail d’élaboration depuis, le concept de dé-
fense du Moi comme un moyen généralement inconscient, donc involon-
taire, afin d’éviter un affect douloureux ou désagréable. Finalement, la no-
tion d’« affect inapproprié » est utilisée pour attirer l’attention sur des
aspects du fonctionnement du Moi et n’est pas utilisée pour attirer l’atten-
tion sur les règles sociales selon lesquelles un sentiment est ou n’est pas
considéré comme étant approprié à une situation.
La perspective d’un contrôle ou d’une gestion des émotions est re-
devable à Freud, en ce qui concerne la définition générale des ressources
psychologiques que possèdent les individus de toutes catégories pour ac-
complir les tâches inhérentes au travail émotionnel et pour l’idée qu’il
existe une gestion inconsciente et involontaire des émotions. Mais la pers-
pective en termes de gestion des émotions diffère du modèle freudien en
faisant porter son attention sur l’éventail complet des émotions et des sen-
timents, ainsi que sur les efforts conscients et volontaires, afin de façonner
les sentiments. Dans cette même perspective, nous considérons également
que le « sentiment inapproprié » possède un volet social aussi important
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que le volet intrapsychique.
Prenons en considération les différences entre les deux perspectives.
David Shapiro, dans son célèbre ouvrage sur le « style névrotique », en
donne un exemple :
« Un patient obsessif-compulsif – un homme posé, en principe intelligent et
actif – manquait de façon manifeste d’enthousiasme ou d’excitation dans les cir-
constances qui selon toutes apparences l’auraient justifié. À un moment donné,
alors qu’il parlait d’une perspective d’avenir, à savoir la grande probabilité d’un im-
portant succès dans son travail, son expression apathique fut momentanément inter-
rompue par un sourire. Durant les premières minutes de la discussion, il conserva
son calme avec difficulté, puis il commença, en hésitant passablement, à parler plus
précisément de certains espoirs auxquels il venait de faire allusion. C’est alors
qu’apparut un large sourire sur son visage. Pourtant, presque immédiatement, il re-
prit son expression habituelle quelque peu soucieuse. Il déclara alors : “Bien sûr, le
résultat n’est en aucun cas certain” et il prononça ces paroles avec un ton de voix
qui, plus que tout, suggérait que le résultat serait presque à coup sûr un échec. Après
avoir énuméré plusieurs possibilités précises quant à une anicroche, il sembla fina-
lement redevenir de nouveau lui-même, si on peut s’exprimer ainsi 16 ».
L’intérêt de cet exemple diffère en fonction de la perspective théorique
à partir de laquelle on l’interprète. Pour le psychiatre, définir les circons-
tances qui justifient tel degré ou tel type de sentiment ne pose relativement

16. Shapiro, 1965, p. 192 (La mise en relief est mon initiative).

30
Travailler, 2002, 9 : 19-49

pas de problèmes. Un médecin « sait » ce qu’est un affect inapproprié : en


l’occurrence, on devrait se réjouir en cas de succès professionnels. Le princi-
pal problème n’est pas tant de discerner l’abondante variété de types de l’in-
adaptation des sentiments aux situations, mais de guérir le patient de ce qui le
perturbe. En revanche, du point de vue de la gestion des émotions, la justifi-
cation des circonstances est problématique. D’ailleurs, les moyens utilisés
pour évaluer cette justification pourraient bien être les mêmes pour notre psy-
chiatre que ceux pour un vendeur ou un professeur. Car, en un sens, nous
agissons tous comme les psychiatres qui utilisent sans le savoir des moyens
non vérifiés pour en arriver à déterminer justement quelles sont les circons-
tances qui garantissent autant de sentiment du même type.
Ce que le psychiatre, le vendeur et le professeur ont peut-être en
commun est l’habitude de comparer les situations (par exemple, un succès
associé à la réalisation d’un travail) avec le rôle de l’acteur (par exemple, les
espoirs, les aspirations, les attentes caractéristiques de qui joue le rôle ainsi
que ce que les autres attendent de lui). Des facteurs sociaux modifient les at-
tentes que nous avons vis-à-vis d’une personne qui joue – ou devrions-nous
dire « qui va à la rencontre de » – un rôle. Si, par exemple, à la place du pa-
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tient se trouvait une femme « posée, en principe intelligente et active », et

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que l’observateur (à tort ou à raison) suppose ou s’attende à ce qu’elle ac-
corde une plus grande importance aux liens familiaux et personnels qu’aux
succès matériels, l’ambivalence à l’idée d’une promotion pourrait sembler
tout à fait appropriée. Un manque d’enthousiasme serait considéré comme
la marque de cette catégorie sociale. Autre exemple, si le patient était un ac-
tiviste antinucléaire et que ses découvertes aient des répercussions dans le
domaine de l’énergie nucléaire, cela modifierait les espoirs et les aspira-
tions qu’on pourrait attendre qu’il éprouve vis-à-vis de son travail, et cela
pourrait être une source de consternation, non pas d’enthousiasme. Ou en-
core, si un immigrant, à la suite d’un énorme sacrifice familial, est envoyé
aux Amériques pour y connaître le succès, son enthousiasme pourrait être
teinté d’un sentiment de grande culpabilité ou de devoir.
Nous évaluons la « convenance » d’un sentiment en établissant une
comparaison entre sentiment et situation, non pas en examinant le sentiment
dans l’abstrait. Cette comparaison donne à l’examinateur une mesure de
« normalité », normalité qui est socialement acceptée, à partir de laquelle il
pourra faire ressortir les facteurs qui constituent les systèmes de significa-
tion personnelle, lesquels pourraient amener un travailleur à déformer son
opinion de « la » situation et à éprouver des sentiments inappropriés quant à
celle-ci. Le psychiatre maintient la constance de la mesure de normalité

31
Arlie R. Hochschild

sociale et se concentre sur les facteurs que l’on vient juste de relever. Celui
qui étudie la gestion des sentiments maintient la constance des facteurs et il
étudie les variations à l’intérieur des mesures de normalité sociale.
Il existe une seconde différence dans ce qui, en fonction de nos deux
perspectives, peut sembler intéressant dans l’exemple ci-dessus. Du point de
vue de la gestion des sentiments, ce qui est intéressant, ce sont le caractère
et la direction de la volition et de la conscience, alors que du point de vue
psychiatrique, ce sont le préconscient et l’inconscient. L’homme ci-dessus
n’est pas en train d’effectuer un travail émotionnel, c’est-à-dire de faire un
essai conscient, intentionnel afin de modifier ses sentiments. Il est plutôt en
train de contrôler son enthousiasme en « étant lui-même », en maintenant,
selon les termes de Schutz, une « attitude naturelle ». Il « n’a plus besoin de
se retenir pour ne pas sourire ; il n’est pas d’humeur à sourire » (Shapiro
1965, p. 164). Afin d’éviter la déviance affective, certains individus auront
peut-être à accomplir une tâche plus grande que les autres, la tâche d’un tra-
vail conscient sur les sentiments afin de compenser « une attitude naturelle »
– explicable en termes psychanalytiques – qui leur cause des problèmes.
L’hystérique qui travaille dans un univers bureaucratique peut se retrouver
devant la nécessité d’effectuer davantage de travail émotionnel que l’obses-
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sif-compulsif qui s’y intègre parfaitement de façon naturelle.
En résumé, dans la perspective de la gestion des sentiments, on place
l’attention sur la façon dont les gens essaient de ressentir, et non, comme
c’est le cas pour Goffman, sur la façon dont les gens essaient de présenter
aux autres ce qu’ils ressentent. Cela nous amène à nous occuper de la fa-
çon dont les gens ressentent consciemment et non, comme c’est le cas pour
Freud, à la façon dont les gens ressentent inconsciemment. La perspective
interactionniste sur les émotions nous indique des points de jonction théo-
riques alternatifs – entre la conscience des sentiments et la conscience des
règles de sentiment, entre les règles de sentiment et le travail émotionnel,
entre les règles de sentiments et la structure sociale. Nous explorerons ces
points de jonction dans le reste de cet essai.

Le travail émotionnel
Par « travail émotionnel » je désigne l’acte par lequel on essaie de
changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment. « Effec-
tuer un travail sur » une émotion ou un sentiment c’est, dans le cadre de nos
objectifs, la même chose que « gérer » une émotion ou que jouer un « jeu
en profondeur ». Il faut bien noter que le travail émotionnel désigne l’effort

32
Travailler, 2002, 9 : 19-49

– l’acte qui consiste à essayer – et non pas le résultat, qui peut être réussi
ou non. Les ratés de la gestion des émotions donnent accès aux formula-
tions idéales qui guident l’effort et, pour cette raison, ne sont pas moins in-
téressants qu’une gestion émotionnelle réussie ou efficace.
La notion de tentative elle-même suffit à suggérer une position ac-
tive en ce qui concerne les sentiments. Dans mon étude exploratoire, les
participants ont qualifié leur travail émotionnel d’un grand nombre de
verbes d’action : « Je me suis préparé mentalement… J’ai écrasé ma co-
lère… J’ai essayé très fort de ne pas être déçu… Je me suis forcé d’avoir
du bon temps… J’ai tenté de me sentir reconnaissant… J’ai détruit l’espoir
qui brûlait en moi. » Il y avait aussi la forme passive, par exemple, « Je me
suis finalement laissé aller à la tristesse. »
Le travail émotionnel est différent de la « suppression » ou du
« contrôle » émotionnel. Ces deux derniers termes suggèrent un effort
orienté, seulement dans le dessein de réprimer ou d’empêcher un sentiment.
Le « travail émotionnel » fait référence de façon plus large à l’acte qui vise
à évoquer ou à façonner, ou tout aussi bien à réprimer un sentiment. J’évite
le terme « manipuler », car il suggère une superficialité que je n’ai pas l’in-
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tention de laisser supposer. Nous pouvons ainsi parler de deux grandes ca-

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tégories de travail sur les émotions : l’évocation, pour laquelle la cognition
vise un sentiment désiré initialement absent, et la suppression, pour laquelle
la cognition vise un sentiment involontaire initialement présent. Une parti-
cipante, qui fréquentait un prêtre de vingt ans son aîné, nous donne
l’exemple des problèmes du travail émotionnel de type évocatoire :
« De toute façon, j’ai commencé à essayer de lui ressembler. Je me suis
concentrée sur sa façon de parler, sur certaines choses qu’il avait faites dans le
passé… Lorsque j’étais avec lui, je faisais comme lui, mais lorsque je rentrais à la
maison, j’écrivais dans mon journal intime à quel point je n’arrivais pas à le sup-
porter. J’ai continué de changer mes sentiments et, lorsque j’étais en sa présence, je
pensais réellement que je l’aimais, mais, environ deux heures après son départ, je
retournais à des sentiments différents… 17. »

17. Les exemples de travail émotif nous viennent de l’analyse du contenu de 261 protocoles
remis aux étudiants de deux classes de l’université de Californie, à Berkeley en 1974. De
nombreux exemples proviennent des réponses à la question : « Décrivez le plus fidèlement
et le plus concrètement possible une situation réelle, importante à vos yeux, pour laquelle
vous avez fait l’expérience soit d’un changement de situation pour s’adapter à vos senti-
ments, soit d’un changement de vos sentiments pour s’adapter à la situation. Qu’est-ce que
cela a représenté pour vous ? » Trois examinateurs ont codifié les protocoles. Les résultats
seront communiqués dans une étude ultérieure. Je ne ferai que mentionner ici que 13 % des
hommes contre 32 % des femmes ont été codés comme « changeant les sentiments » plutôt
que de changer la situation, et de ceux qui changent les sentiments, encore plus de femmes
ont affirmé le faire en tant qu’agent plutôt que passivement.

33
Arlie R. Hochschild

Une autre femme nous fournit l’exemple d’un travail, qui vise non
pas à susciter une émotion, mais à la supprimer :
« L’été dernier, je voyais souvent un garçon et j’ai commencé à éprouver
des sentiments très forts pour lui. Par contre, je savais qu’il avait rompu avec une
fille voilà un an, parce qu’elle était devenue trop sérieuse à propos de leur relation,
c’est pourquoi j’avais peur de laisser paraître mes émotions. J’avais également peur
d’être blessée, c’est pourquoi j’ai tenté de changer mes sentiments. J’ai tenté de me
convaincre que je n’aimais pas Mike… mais je dois admettre que cela n’a pas mar-
ché très longtemps. Afin de soutenir ce sentiment, j’ai presque dû inventer de mau-
vaises choses à son sujet et m’y concentrer ou continuer à me dire qu’il ne m’aimait
pas. C’était un durcissement des émotions, je dirais. Cela m’a demandé beaucoup
d’efforts et c’était désagréable, car j’ai dû me concentrer sur tout ce que je pouvais
lui trouver d’énervant. »
Souvent le travail émotionnel est soutenu par la mise en place d’un
système travail <––> émotion, par exemple, raconter à des amis les pires dé-
fauts de la personne dont on désire ne plus être amoureux et aller chercher
ensuite, chez ces mêmes amis, un renforcement de cette façon de voir. Cela
démontre un autre point : le travail émotionnel peut être accompli par le
moi sur le moi, par le moi sur les autres et par les autres sur soi-même.
Dans chacun des cas, l’individu est conscient d’un moment de « malaise »
ou de divergence entre ce qu’il ressent et ce qu’il veut ressentir (qui à son
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tour est influencé par ce qu’il croit devoir ressentir dans cette situation). En
réaction, l’individu peut tenter d’éliminer le malaise en travaillant sur le
sentiment. La sensation de divergence et sa réponse peuvent tous deux va-
rier dans le temps. L’acte de gestion des émotions, par exemple, peut n’être
qu’une mesure de remplacement provisoire de cinq minutes ou consister
en un effort étalé sur dix ans, comme le laisse entendre le terme « achever
un travail ».
Il existe diverses techniques de travail émotionnel. L’une d’elles est
cognitive : c’est la tentative de changer les images, les idées ou les pensées
dans le but de changer les sentiments qui y sont rattachés 18. Une deuxième
est corporelle : c’est la tentative de changer les symptômes somatiques ou

18. Il existe peut-être plusieurs types de travail émotif cognitif. Tous peuvent être décrits
comme étant des tentatives pour recodifier une situation, pour la comprendre différemment.
Dans ce processus, nous en venons à changer notre façon de classer les expériences. Nous
nous demandons intuitivement : est-ce une situation où l’on me fait des reproches ? Une si-
tuation où j’adresse des reproches ? Une situation où je reçois l’approbation ? Ou une si-
tuation où je recherche l’approbation ? Quelle est la catégorie de mon schéma de classifi-
cation des émotions qui correspond à l’émotion que je ressens maintenant ? (c’est-à-dire,
est-ce de la colère, une anxiété générale, de la déception ?) Pour traduire cette idée, en se
fondant sur le cadre de Richard Lazarus, nous pourrions dire que l’individu tente consciem-
ment de modifier son évaluation d’une situation afin de changer le mécanisme d’adaptation
(Lazarus, 1966).

34
Travailler, 2002, 9 : 19-49

d’autres symptômes physiques des émotions (par exemple, essayer de res-


pirer plus lentement, essayer de ne pas trembler). Troisièmement, il y a le
travail émotionnel expressif où il s’agit de tenter de changer d’expressivité
pour changer de sentiment intérieur (par exemple, tenter de sourire ou de
pleurer). Cette technique se distingue du simple affichage, au sens où elle
vise à agir réellement sur le sentiment pour le changer. Elle se distingue du
travail émotionnel corporel, au sens où l’individu essaie de modifier ou de
façonner l’une ou l’autre des voies de communication classiques qui ser-
vent à exprimer les sentiments.
Ces trois techniques sont distinctes en théorie, mais, bien sûr, elles
s’entremêlent souvent dans la pratique. Par exemple :
« J’étais une étoile du foot au lycée. Avant les parties, je ne sentais pas de
montée d’adrénaline – en un mot, je n’étais pas “préparé mentalement” . (C’était dû
à des difficultés émotionnelles que j’éprouvais et que j’éprouve encore. J’étais aussi
un excellent élève qui voyait baisser ses résultats.) Ayant été, par le passé, un joueur
fanatique, émotif et intense, un “cogneur” reconnu par les entraîneurs comme étant
un très bon travailleur et un joueur ayant de la “volonté”, c’était extrêmement
contrariant. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour me “relever”. J’essayais d’être “allez,
allez” extérieurement ou de m’effrayer devant mes adversaires –, n’importe quoi
pour faire circuler l’adrénaline. J’essayais d’avoir l’air nerveux et concentré avant
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les parties, pour que, au moins, les entraîneurs ne s’aperçoivent pas… lorsqu’en

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réalité je me sentais très ennuyé ou, à tout le moins, pas “en forme”. Je me souviens,
avant une partie, d’avoir souhaité être dans les gradins pour voir mon cousin jouer
pour son lycée, plutôt que d’être “sur le terrain”. »
Le travail émotionnel devient un objet de conscience le plus souvent,
probablement, lorsque les sentiments de l’individu ne conviennent pas à la
situation, c’est-à-dire, lorsque ce dernier ne tient pas compte des senti-
ments ou ne les légitime pas dans la situation. Une situation (comme des
funérailles) est souvent porteuse d’une définition adéquate d’elle-même
(« c’est un temps où l’on doit faire face à une perte »). Ce cadre officiel
porte en lui-même la notion de ce qui est convenable de ressentir (la tris-
tesse). C’est lorsque cette cohérence tripartite entre situation, cadre con-
ventionnel et sentiment, se rompt, pour une raison ou une autre, comme
lorsque l’endeuillé est pris d’une irrépressible envie de rire de joie à l’idée
de l’héritage, que règle et gestion deviennent le centre d’attention. C’est à
ce moment que la circulation normale des conventions profondes – une fu-
sion la plus normale possible entre situation, cadre et sentiment – semble
être un accomplissement colossal.
L’hôtesse de l’air douce et accueillante, la secrétaire toujours de
bonne humeur, le préposé aux plaintes toujours patient, le proctologue qui
n’a jamais la nausée, l’enseignant qui aime tous ses élèves également et le
joueur de poker imperturbable de Goffman peuvent tous être appelés à

35
Arlie R. Hochschild

prendre part au jeu en profondeur, un jeu qui va bien au-delà de la simple


commande d’affichage. Le travail qui consiste à rendre le sentiment et le
cadre compatibles à la situation est un travail dans lequel les individus
prennent part intérieurement de façon continue. Mais ils le font en obéis-
sant à des règles qui ne sont pas entièrement décidées par eux.

Les règles de sentiment


Nous ressentons. Nous essayons de ressentir. Nous voulons essayer
de ressentir. Les lignes de conduite sociales qui dirigent la façon dont nous
voulons essayer de ressentir peuvent être décrites comme un ensemble de
règles partagées socialement, bien qu’elles soient souvent latentes (on n’y
pense pas à moins qu’elles ne fassent l’objet d’une enquête). On peut donc
se demander de quelle façon ces règles sont connues et comment elles sont
créées 19.
Pour commencer, prenons en considération plusieurs évidences à
propos des règles des sentiments. En langage de tous les jours, nous par-
lons de nos sentiments ou de ceux des autres, comme si des droits et des de-
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voirs s’y appliquaient directement. Par exemple, nous disons souvent

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« avoir le droit » d’être en colère contre quelqu’un. Ou que nous « devrions
être plus reconnaissant » envers un bienfaiteur. Nous nous réprimandons en
nous persuadant que la malchance d’un ami, la mort d’un parent « aurait dû
nous frapper plus durement » ou que la chance d’une autre personne, ou la
nôtre, aurait dû nous inspirer une plus grande joie. Nous connaissons aussi
les règles de sentiment à partir des réactions des autres, par ce qu’ils dé-
duisent de l’affichage de nos émotions. Quelqu’un pourrait nous dire : « Tu
ne devrais pas te sentir aussi coupable : ce n’est pas ta faute » ou « Tu n’as
pas le droit d’être jaloux, étant donné notre entente. » Quelqu’un d’autre
peut simplement exprimer son opinion à propos de l’adéquation d’un sen-
timent à une situation ou émettre des réserves au sujet de notre attitude en

19. Le seul fait que nous puissions distinguer une chose comme ces « règles de sentiments »
est en lui-même un commentaire au sujet de la position ironique que nous avons, de nos
jours, vis-à-vis des événements de la vie quotidienne. Les cultures urbaines modernes favo-
risent une plus grande distance (la position de l’ego qui observe) vis-à-vis des sentiments
que les cultures traditionnelles. Jerzy Michaelowicz, un étudiant diplômé de l’université de
Californie, à San Diego, a observé que les sous-cultures traditionnelles à forte cohésion pla-
çaient les gens directement à l’intérieur du cadre bien défini des règles de sentiments et abo-
lissaient la distance ironique ou le sentiment de choix que l’on peut y faire. Il fait mention
que, dans une certaine recherche, on avait demandé à un rabbin hassidique : « Est-ce que
vous vous sentiez heureux à la cérémonie des Pâques ? » « Bien sûr ! » fut sa réponse in-
crédule.

36
Travailler, 2002, 9 : 19-49

tant que gestionnaire, en présupposant cette opinion. D’autres encore peu-


vent interroger ou demander l’explication d’un sentiment précis dans une
situation, alors qu’ils ne demandent pas d’explication pour d’autres senti-
ments en situation 20. On peut considérer les demandes et les appels d’ex-
plication comme étant des rappels de règles. En d’autres temps, une per-
sonne peut, en plus, réprimander, taquiner, encourager, semoncer,
s’éloigner – en un mot, sanctionner « le mauvais sentiment ». Ces sanc-
tions sont un indice des règles qu’elles sont censées faire respecter.
Les droits et devoirs établissent la convenance quant à l’étendue (on
peut ressentir « trop » de colère ou « pas assez »), la direction (on peut res-
sentir de la tristesse lorsque l’on devrait ressentir de la joie) et la durée
d’un sentiment, compte tenu de la situation dans laquelle il se présente. Ces
droits et devoirs de sentiment sont des indicateurs de la profondeur des
conventions sociales, jusqu’aux limites extrêmes du contrôle social.
Il existe une distinction, du moins en théorie, entre une règle de sen-
timent reconnue comme ce que l’on peut s’attendre de ressentir dans une
situation donnée, et une règle reconnue comme ce que l’on devrait ressen-
tir dans cette situation. Par exemple, on peut s’attendre, de façon réaliste,
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(se connaissant soi-même et les réceptions de ses voisins) à s’ennuyer à

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une grande réception de la Saint Sylvestre et en même temps reconnaître
qu’il serait plus convenable de se sentir exubérant.
Dans toutes situations, nous attribuons souvent à ce que nous nous
attendons de ressentir un caractère idéal. Ces réalisations varient sociale-
ment dans une mesure remarquable, comme nous le démontre, ci-dessous,
le cas de cette femme qui se rappelle ses expériences en tant qu’« adoles-
cente hippie » :
« […] Lorsque je vivais dans le Sud, je faisais partie d’un groupe de gens,
des amis. Nous passions la plupart de nos soirées ensemble, après le travail ou
l’école. Nous consommions de grandes quantités de drogues, acide, coke ou fu-
mions seulement de la marijuana, nous avions cette philosophie de l’esprit commu-
nautaire et nous tentions de notre mieux de tout partager – vêtements, argent, nour-
riture et ainsi de suite. J’étais liée intimement à cet homme et je croyais être
amoureuse de lui. Il m’avait dit de son côté que j’étais très importante pour lui. Tou-
jours est-il qu’une femme, qui à un certain moment avait été une très bonne amie,
et cet homme ont commencé à avoir des relations sexuelles, sans que je sois au cou-
rant, croyaient-ils. Mais je le savais et cela provoquait chez moi de nombreux sen-
timents contradictoires. Je pensais, sur un plan intellectuel, n’avoir aucun droit sur
cet homme et je croyais que personne ne devait tenter de posséder une autre per-
sonne. Je croyais également que cela ne me regardait pas et que je n’avais aucune
raison de m’inquiéter de leur relation, car cela n’avait rien à voir avec l’amitié que
je portais à chacun d’eux. Je croyais aussi au partage. Mais j’étais horriblement

20. Lyman et Scott, 1970.

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Arlie R. Hochschild

blessée, seule et isolée, je n’arrivais pas à me débarrasser de la dépression et par-


dessus tout ça, je me sentais coupable de mes sentiments de jalousie possessive.
C’est pourquoi j’ai continué de sortir avec eux tous les soirs et j’ai essayé de refou-
ler mes sentiments. Mon ego était en mille morceaux. J’en suis venue au point où je
n’arrivais même plus à rire lorsque j’étais avec eux. Alors, j’ai finalement affronté
mes amis et je les ai quittés pour l’été pour voyager avec un nouvel ami. J’ai réalisé
plus tard le poids de la situation, et cela m’a pris beaucoup de temps pour m’en re-
mettre et me sentir pleinement moi-même de nouveau. »
Que la convention incite à essayer joyeusement de posséder l’autre
ou nonchalamment le contraire, l’individu compare et mesure l’expérience
à une attente souvent idéalisée. Pour toute motivation (« ce que je veux res-
sentir »), il ne lui reste qu’à trancher entre règle de sentiment (« ce que je
devrais ressentir ») et travail émotionnel (« ce que j’essaie de ressentir »).
La plupart du temps, nous vivons avec une certaine dissonance entre « de-
voir » et « vouloir » ou entre « vouloir » et « essayer de ». Mais les tenta-
tives de réduction de dissonance émotive sont nos indices périodiques pour
les règles d’expression des sentiments.
Une règle de sentiment partage certaines propriétés formelles avec
d’autres sortes de règles, comme les règles de l’étiquette, les règles du
comportement gestuel et les règles d’interactions sociales en général
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(Goffman, 1961). Voici en quoi une règle de sentiment est semblable aux

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autres types de règle : elle délimite une zone à l’intérieur de laquelle on a
le droit d’être libre des soucis, de la culpabilité ou de la honte en ce qui
concerne le sentiment en situation. Une règle de sentiment établit un plan-
cher, des murs et un plafond symbolique, délimitant l’espace de mouve-
ment et de jeu à l’intérieur de limites. Comme d’autres règles, les règles de
sentiment peuvent être suivies sans enthousiasme ou audacieusement
transgressées, la transgression ayant des conséquences variables. La règle
de sentiment peut être interne ou externe, en proportions variables. Les
règles de sentiment diffèrent curieusement des autres types de règles, en ce
qu’elles ne s’appliquent pas aux actions, mais plutôt à ce qui est souvent
considéré comme précurseur à l’action. Elles tendent donc à être impli-
cites et à résister à toute codification formelle.
Les règles de sentiment reflètent les modèles d’appartenance so-
ciale. Certaines règles peuvent être quasiment universelles, comme la règle
qui dicte que l’on ne doive pas prendre plaisir à tuer ou à être témoin de
la mort d’un être humain 21. D’autres règles sont propres à des groupes

21. Mais cela aussi semble être variable culturellement. Erving Goffman rappelle que les
pendaisons du XVIe siècle étaient des événements sociaux que les participants étaient « cen-
sés apprécier », règle qui a disparu depuis dans la société civile.

38
Travailler, 2002, 9 : 19-49

sociaux précis et peuvent être utilisées pour se distinguer entre eux, tels des
gouvernements alternatifs ou des colonisateurs d’événements internes in-
dividuels.

Règles d’encadrement et règles de sentiments :


questions idéologiques
Les règles de gestion des sentiments sont implicites à n’importe
quelles positions idéologiques : elles sont « à la base » de l’idéologie.
L’idéologie a souvent été interprétée comme un cadre purement cognitif,
sans aucune conséquence sur ce que nous ressentons. Pourtant, en se ba-
sant sur Durkheim, Geertz et Goffman, nous pouvons considérer l’idéolo-
gie comme un cadre d’interprétation qui pourrait être décrit en termes de
règles d’encadrement et de règles de sentiment 22. Par « règles d’encadre-
ment », je fais référence aux règles selon lesquelles nous attribuons des dé-
finitions ou des significations aux situations. Par exemple, un individu peut
définir une situation de licenciement comme étant un exemple de plus,
dans la longue liste des abus proférés par les capitalistes à l’encontre des
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travailleurs, ou bien comme la conséquence d’un nouvel échec personnel.

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Dans chacun des cas, le cadre peut refléter une règle plus générale concer-
nant l’attribution du blâme. Par « règles de sentiment », je fais référence
aux lignes directrices qui régissent l’évaluation de l’adéquation ou de la
non-adéquation entre sentiment et situation. Par exemple, selon une règle
de sentiment, on peut, de façon légitime, être en colère contre son patron
ou l’entreprise, selon une autre, on ne le peut pas. Les règles d’encadre-
ment et de sentiment découlent mutuellement l’une de l’autre. Elles se
tiennent côte à côte.
Il s’ensuit que lorsqu’un individu change de position idéologique,
il ou elle abandonne les anciennes règles et en utilise de nouvelles pour

22. Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim nous fait voir cette com-
préhension de la vision du monde pour les règles de sentiments ; « Lorsque les Chrétiens,
pendant les cérémonies commémorant la Passion, et les Juifs, à l’anniversaire de la chute de
Jérusalem, jeûnent et se mortifient, ce n’est pas en s’abandonnant à une tristesse qu’ils res-
sentent spontanément. En ces circonstances, l’état interne du croyant est hors de toutes pro-
portions avec les abstinences auxquelles il se soumet. S’il est triste, c’est essentiellement
parce qu’il consent à être triste. Et il y consent afin de proclamer sa foi » (Durkheim, 1961,
p. 274). Une fois de plus, « Un individu […], s’il est fortement attaché à la société à laquelle
il fait partie, a le sentiment qu’il est tenu moralement de participer à ses peines et à ses
joies ; ne pas s’y intéresser reviendrait à couper les liens qui l’unissent au groupe : ce serait
comme renoncer à tous ses désirs d’appartenance et se contredire lui-même » (1961, p. 446,
La mise en relief est mon initiative). Voir également Geertz, 1964 et Goffman, 1974.

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Arlie R. Hochschild

réagir aux situations, sur les plans cognitif et émotif. La notion de droits et
devoirs appliquée aux sentiments en situation est également changée. On
utilise les sanctions émotionnelles différemment et l’on accepte des sanc-
tions différentes de la part des autres. Par exemple, les règles de sentiment
de la société américaine ont été différentes pour les hommes et les femmes
parce que l’on supposait que leur nature était fondamentalement différente.
Le mouvement féministe apporte avec lui un nouvel ensemble de règles
pour encadrer la vie des hommes et des femmes au travail et en famille : le
même équilibre des priorités pour le travail et la famille s’applique mainte-
nant idéalement aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Cela a des consé-
quences sur le plan des sentiments. Une femme peut maintenant de façon
aussi légitime (qu’un homme) se mettre en colère (plutôt qu’être simple-
ment contrariée ou déçue) en raison d’abus au travail, puisque qu’elle est
censée mettre son cœur à l’ouvrage et qu’elle est en droit d’espérer des
promotions autant qu’un homme. Ou, un homme a le droit d’être en colère
parce qu’il n’a pas obtenu la garde de ses enfants, s’il a démontré qu’il était
le parent le plus apte des deux. Les sentiments « démodés » sont mainte-
nant autant soumis aux nouvelles réprimandes et aux cajoleries que les
perspectives « démodées » sur le même ensemble de situations.
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La rébellion contre une position idéologique passe non seulement
par le maintien d’un cadre alternatif pour une situation, mais aussi par le
maintien d’un ensemble alternatif de droits et d’obligations de sentiment.
On peut défier une position idéologique par un affect inapproprié et en re-
fusant d’accomplir la gestion des émotions qui serait nécessaire pour res-
sentir ce qui, selon le cadre officiel, serait approprié de ressentir. Le jeu
profond ou le travail sur les émotions peuvent, ainsi, être soit une forme
d’obéissance à une position idéologique donnée, soit un indice de relâche-
ment ou de refus d’une idéologie.
Alors que certaines idéologies deviennent de plus en plus acceptées
et que d’autres s’affaiblissent, des ensembles de règles de sentiment qui se
font la lutte apparaissent et disparaissent. Les ensembles de règles de sen-
timent se font la lutte pour obtenir une place dans l’esprit des gens en tant
que norme dominante avec laquelle ils pourront comparer les véritables
expériences vécues, disons, du premier baiser, de l’avortement, du ma-
riage, de la naissance, du premier emploi, du premier licenciement, du di-
vorce. Ce que nous appelons le climat changeant de l’opinion concerne en
partie un encadrement modifié des « mêmes » types d’événement. Par
exemple, deux mères peuvent se sentir coupables de laisser leur petit en-
fant à la garderie pendant qu’elles travaillent toute la journée. Une des

40
Travailler, 2002, 9 : 19-49

mères, féministe, peut penser qu’elle ne devrait pas se sentir aussi cou-
pable. La seconde, traditionnelle, peut penser qu’elle devrait se sentir plus
coupable qu’elle ne l’est.
Une partie de ce que nous appelons les effets psychologiques du
« changement social rapide », ou de l’agitation sociale, est un changement
dans la relation de la règle de sentiment aux sentiments et un manque de
clarté au sujet de ce qu’est vraiment la règle, redevable aux conflits et aux
contradictions entre les ensembles de règles qui se font la lutte. Les senti-
ments et leurs cadres de référence sont hors conventions, mais pas encore
fondus dans le moule des conventions. Nous pouvons dire, comme
l’homme marginal, « Je ne sais pas comment je devrais me sentir. »
Il reste à noter que les idéologies peuvent fonctionner, comme Ran-
dall Collins le fait remarquer avec justesse, en tant qu’armes dans le conflit
entre les élites revendicatrices et les autres couches sociales 23. Collins sug-
gère que les élites tentent d’obtenir l’accès à la vie émotionnelle des
adeptes en obtenant un accès légitime au rituel, ce qui pour lui est une
forme de technologie émotionnelle. Pour développer son point de vue,
nous pouvons ajouter que les élites, et bien sûr les groupes sociaux en gé-
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néral, luttent afin d’affirmer la légitimité de leurs règles d’encadrement et

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de leurs règles de sentiment. Non seulement l’évocation des émotions,
mais des lois qui les gouvernent peuvent devenir, à différents degrés,
l’arène d’une lutte politique.

Règles de sentiment et échanges sociaux


N’importe quel geste – une salutation décontractée, un rire d’appré-
ciation, des excuses pour une scène – est mesuré à l’aune d’une conception
antérieure de ce qui est raisonnablement dû à l’autre, étant donné le type de
lien concerné. En considérant cette mesure d’arrière-plan, certains gestes
sembleront plus que suffisants, d’autres moins. L’échange des gestes, en
retour, possède deux aspects ; c’est un échange d’actes d’affichage – de jeu
superficiel – et aussi un échange de travail émotionnel – c’est-à-dire de jeu
profond. Dans l’un ou l’autre des cas, les règles (règles d’affichage ou

23. Collins semble indiquer que l’idéologie fonctionne à titre d’arme dans le conflit qui op-
pose les élites. Les groupes luttent entre eux non seulement pour avoir accès aux moyens de
production économique ou aux moyens de répression, mais aussi pour l’accès aux moyens
de « production émotionnelle » (1975, p. 59). Les rituels sont considérés comme des outils
utiles afin d’instituer une solidarité émotionnelle (qui peut être utilisée contre les autres) et
pour établir des hiérarchies de statuts (qui peuvent dominer ceux qui trouvent que les nou-
veaux idéaux ont des effets dénigrants sur eux).

41
Arlie R. Hochschild

règles de sentiment), une fois convenues, établissent la valeur d’un geste,


et sont ainsi utilisées dans les échanges sociaux pour mesurer la valeur des
gestes émotionnels. Les règles de sentiment établissent ainsi les fonde-
ments de la valeur qui sera assignée à un éventail de gestes, le travail émo-
tionnel compris. Le travail émotionnel est un geste dans un échange social ;
il y occupe une fonction et ne doit pas être considéré simplement comme
une facette de la personnalité 24.
Il existe au moins deux manières par lesquelles les règles de senti-
ment entrent en jeu dans les échanges sociaux. Dans la première, l’individu
prend le sentiment « dû » à cœur, il le prend au sérieux. Par exemple, une
jeune femme, à la veille de terminer ses études au lycée, se sentait anxieuse
et déprimée, mais croyait qu’elle « aurait dû se sentir heureuse » et qu’elle
« devait ce bonheur » à ses parents pour avoir rendu possible la fin de ses
études.
« Mes parents et amis faisaient tout un plat de la remise des diplômes, tout
spécialement mes parents puisque je suis l’aînée de la famille. Pour certaines rai-
sons, je n’arrivais pourtant pas à me sentir excitée. J’avais eu de bons moments au
lycée et tout, mais j’étais prête à en sortir et je le savais. De plus, nous avions prati-
qué la cérémonie tant de fois qu’elle avait perdu toute signification pour moi. J’ai
pourtant fait semblant et j’ai essayé d’être comme si j’étais vraiment émue et j’ai
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serré mes amis dans mes bras et j’ai pleuré, mais en dedans je savais que je ne le
sentais pas vraiment 25. »
La jeune diplômée a « payé » ses parents, pour ainsi dire, par un jeu
superficiel dissocié de sa « vraie » définition de la situation. En allant un
pas plus loin, elle aurait pu les payer par un geste de jeu en profondeur – en
essayant de ressentir l’émotion affichée. Un des gestes les plus généreux de
tous est la persuasion réussie, un jeu en profondeur qui prend forme, qui
fonctionne, et qui à la fin n’est pas faux (puisque l’émotion est devenue
vraie), bien que ce ne soit pas un cadeau « naturel ». Le meilleur cadeau, le
cadeau souhaité par les parents est, bien sûr, le bonheur véritable de leur
fille.

24. Les liens en apparence statiques entre idéologie, règles de sentiments et gestion émo-
tionnelle, deviennent actifs dans le processus des échanges sociaux. Les chercheurs qui
s’intéressent aux interactions sociales ont voulu dire deux choses par le terme « échanges
sociaux ». Certains faisaient référence à l’échange de biens et services entre les gens (Blau,
1964 ; Simpson, 1972 ; Singelmann, 1972). D’autres (G. H. Mead) ont fait référence à un
échange de gestes, sans tenir compte du calcul coût-bénéfice auquel on fait référence dans
le premier usage. Pourtant, les actes d’affichage aussi peuvent être considérés « échangés »
dans le sens restreint qu’un individu croit très souvent qu’un geste est dû à lui-même ou à
l’autre. Je fais alors référence à l’échange d’actes d’affichage basé sur une compréhension
préalable, partagée, de droits qui sont régis selon un modèle établi.
25. The Managed Heart, 1983, p. 82.

42
Travailler, 2002, 9 : 19-49

La deuxième façon dont les règles de sentiment entrent en jeu dans


les échanges apparaît lorsqu’un individu ne prend pas au sérieux la conven-
tion affective ; il ou elle joue avec cette convention. Prenons l’exemple
d’une observation faite dans un aéroport : Voici deux guichetiers, l’un pos-
sède une grande expérience, l’autre est novice. Le nouvel agent se débat
avec la tâche de réécrire un billet complexe (entraînant un changement de
date, un tarif plus bas et le crédit de la différence à verser sur la carte de
points du voyageur, etc.). Le nouvel agent cherche l’aide de l’ancien, le-
quel s’est absenté pendant que les clients, dans la file d’attente, changent
de posture et regardent fixement le nouvel agent avec une attention soute-
nue. Le guichetier expérimenté réapparaît au bout de dix minutes et l’on
peut entendre la conversation suivante : « Je te cherchais. Tu es censé être
mon instructeur. » « Eh bien ! », dit l’autre, avec un sourire ironique, « Je
suis vraiment désolé, je me sens tellement mal de ne pas avoir été là pour
t’aider » (les deux rient). On peut jouer avec le sentiment inapproprié (le
manque de culpabilité ou de sympathie) d’une manière qui signifie, « Ne
prends pas mon non-paiement de travail émotionnel ou de travail d’affi-
chage personnellement. Je ne veux pas travailler ici. Tu peux le com-
prendre. » Le rire, à une distance ironique de la convention affective, sug-
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gère également une intimité : nous n’avons pas besoin de ces conventions
pour nous serrer les coudes. Nous partageons le mépris que nous avons
pour elles.

La marchandisation des sentiments


Au début, nous nous sommes demandé de quelle façon les règles de
sentiment pourraient varier en importance selon les classes sociales. Une
des approches possibles pour aborder cette question passe par les
connexions entre les échanges sociaux, la « marchandisation » des senti-
ments et la valeur, pour beaucoup d’emplois de classe moyenne, accordée
à la capacité de gérer les significations.
Les sentiments rendus conventionnels peuvent jusqu’à prendre les
propriétés d’une matière première. Lorsque des gestes profonds d’échan-
ges font leur entrée dans le secteur du marché et qu’ils sont achetés et ven-
dus comme un aspect de la main-d’œuvre, les sentiments sont marchandi-
sés. Lorsque le directeur offre à la compagnie sa confiance enthousiaste,
lorsqu’une hôtesse de l’air offre à ses passagers sa cordialité rassurante,
préparée mentalement mais quasi sincère, ce qui est vendu comme un as-
pect de la main-d’œuvre, c’est du jeu en profondeur.

43
Arlie R. Hochschild

Mais la marchandisation des sentiments peut ne pas avoir la même


importance pour les gens de toutes les classes sociales ou de tous les sec-
teurs d’emplois. Lorsque je parle des classes sociales, ce ne sont pas stric-
tement le revenu, l’éducation ou le statut professionnel que j’invoque, mais
quelque chose qui s’y rattache grosso modo – la tâche qui, au travail,
consiste à créer et maintenir des significations appropriées. Le directeur de
banque, ou le cadre de chez IBM, peut être obligé de soutenir une définition
de lui-même, du bureau et de l’organisation, comme étant « pleine d’ave-
nir » ou « en activité constante », « attentionnée » ou « digne de con-
fiance », significations qui sont étayées le plus efficacement par le travail
accompli sur les sentiments. Les règles de sentiments sont d’une portée ca-
pitale pour des emplois comme ceux-là ; les rappels de règles et les sanc-
tions y sont beaucoup plus présents. Ce n’est pas, comme le suggère Erich
Fromm, que l’homme moderne de classe moyenne « vende » sa personna-
lité, mais plutôt que de nombreux emplois demandent une appréciation des
règles d’affichage, des règles de sentiments et une capacité pour le jeu en
profondeur.
Les emplois de la classe ouvrière font plus souvent appel au com-
portement externe de l’individu et à ses productions – l’assemblage d’une
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pièce automobile, la livraison d’un camion à 800 kilomètres, la réparation
d’une route. La création et le maintien des significations se poursuivent,
mais ne sont pas des aspects du travail aussi essentiels. Le travail physique
doit davantage correspondre aux règles, la création de significations et les
sentiments le doivent moins. Il existe aussi, bien sûr, des emplois de la
classe ouvrière ou de la classe inférieure qui requièrent une capacité de
soutenir des significations et qui demandent de l’accomplir, lorsque c’est
nécessaire, par le travail émotionnel ; les emplois de prostitués, de domes-
tiques, de nounous et de travailleuses qui soignent les personnes âgées ap-
pellent une gestion des sentiments. Ces travailleuses fournissent d’ailleurs
des informations de première source, pour ce qui est de la gestion des émo-
tions. Étant moins récompensés pour leur travail que ne le sont leurs supé-
rieurs, peut-être sont-elles plus susceptibles de se sentir détachées, et ca-
pables de percevoir les règles qui régissent le jeu en profondeur. Le jeu en
profondeur est moins passible d’être vécu comme une partie de soi, mais
beaucoup plus comme une partie de l’emploi. Tout comme l’on peut en ap-
prendre plus au sujet de la « correspondance appropriée entre situation et
sentiment » en étudiant les occasions où la correspondance ne se fait pas,
on pourrait probablement mieux comprendre la marchandisation des senti-
ments de celles et ceux qui ont le plus souvent à se demander : est-ce vrai-
ment ce que je ressens ou ce que je dois ressentir ?

44
Travailler, 2002, 9 : 19-49

Conclusion
Nous nous sommes demandé pourquoi, la plupart du temps, ce que
nous ressentons nous semble approprié à la situation. Une des réponses
proposées est que nous essayons de gérer ce que nous ressentons, confor-
mément à des règles implicites. Afin d’élaborer cette hypothèse, nous
avons tout d’abord pris en considération la façon dont les émotions réagis-
sent à leur maîtrise ou gestion, selon les perspectives organiciste et inter-
actionniste.
Pourtant, à l’occasion, les émotions nous envahissent comme un flot
incontrôlable. Nous nous sentons submergés par le chagrin, la colère ou la
joie. Pour autant que les émotions soient, comme le suggère Darwin, un
substitut à l’action, ou une action manquée, nous pouvons nous mettre en
colère plutôt que de tuer, être envieux plutôt que de voler, nous déprimer
plutôt que de nous suicider. Ou bien encore, l’émotion peut être un prélude
à l’action – alors, nous devenons tellement enragés que nous tuons, telle-
ment envieux que nous volons, tellement déprimés que nous nous suici-
dons. C’est en commentant ces genres d’émotion que les journaux font
leurs affaires. Mais l’autre moitié de l’histoire humaine aime savoir com-
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ment les gens se calment avant de tuer quelqu’un, comment ils convoitent
quelque chose mais ne le volent pas, comment ils rangent le flacon de som-
nifères de côté et téléphonent à un ami. Comment nous retenons, modelons
et, dans une certaine mesure, sommes capables de gouverner nos senti-
ments ne sont pas la teneur des propos que nous lisons dans les journaux.
Il se pourrait pourtant que ce soit la nouvelle la plus importante.
Arlie R. Hochschild
Professeure de sociologie
University of California, Berkeley
Département de sociologie
Berkeley, Californie
94114 États-Unis

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Mots clés : travail émotionnel, règles de sentiments, interaction-


nisme, psychanalyse.
Summary. This essay proposes an emotion-management perspective
as a lens through which to inspect the self, interaction, and struc-
ture. Emotion, it is argued, can be and often is subject to acts of ma-
nagement. The individual often works on inducing or inhibiting fee-
lings so as to render them « appropriate » to a situation. The
emotion-management perspective draws on an interactive account
of emotion. It differs from the dramaturgical perspective on the one
hand and the psychoanalytic perspective on the other. It allows us to
inspect at closer range than either of those perspectives the relation
among emotive experience, emotion management, feeling rules, and
ideology. Feeling rules are seen as the side of ideology that deals
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with emotion and feeling. Emotion management is the type of work

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it takes to cope with feeling rules.
Key words : emotion work, feeling rules, interactionism, psychoana-
lysis.
Resumen. En este articulo se propone utilizar la perspectiva de la
gestión de las emociones como un lente a traves del cual se examine
el yo, la interaccion y la structura. Se presenta el argumento según
el cual las emociones pueden ser sometidas a actos de gestión, lo
cual occurre muy a menudo. El individuo efectua a menudo un tra-
bajo que apunta a producir o bien a inhibir sentimientos, al punto de
volverlos « apropiados » a la situación. La perspectiva de la gestión
de las emociones proviene del punto de vista interaccionista. Di-
fiere, de un lado, de la perspectiva psicoanalítica. Ello nos permite
examinar de manera más cercana la relación entre experiencia
emocional, gestión de las emociones, reglas de sentimientos e ideo-
logía. Las reglas de sentimiento se consideran como el aspecto de la
ideología que se ocupa de las emociones y de los sentimientos. La
gestión emotiva es la clase de trabajo necesaria para hacer frente a
las reglas de los sentimientos
Palabras clave : Trabajo emotivo, reglas de sentimientos, interacio-
nismo, psicoanalisis.

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