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SOCIALE
Arlie R. Hochschild
2003/1 - n° 9
pages 19 à 49
ISSN 1620-5340
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Travail émotionnel,
règles de sentiments
et structure sociale 1
Arlie R. HOCHSCHILD
1. Cet article reprend une partie de l’argumentation présentée dans le livre The Mana-
ged Heart et dans un article antérieur « The Sociology of Feeling and Emotion : Se-
lected Possibilities » (1975). Cette étude a bénéficié du généreux soutien d’une bourse
de recherche Guggenheim. Bien que la gratitude dans les notes de fin de document
comme celle-ci soit (comme cet article va le démontrer) conventionnelle et bien que
les conventions rendent l’authenticité difficile à décoder, je désire quand même expri-
mer ma reconnaissance à Harvey Faberman, Todd Gitlin, Adam Hochschild, Robert
Jackson, Jerzy Michaelowicz, Caroline Persell, Mike Rogin, Paul Russell, Thomas
Scheff, Ann Swidler, Joel Telles et aux correcteurs anonymes de American Journal of
Sociology.
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L
a psychologie sociale a souffert d’une hypothèse implicite selon la-
quelle les émotions, parce qu’elles nous semblent spontanées et in-
contrôlables, ne seraient pas gouvernées par des règles sociales. Les
règles sociales, quant à elles, sont considérées comme étant applicables au
comportement et à la pensée, mais rarement aux émotions ou aux senti-
ments. Si nous reconsidérons la nature des émotions et la nature de notre
capacité d’essayer de leur donner forme, nous sommes frappés par l’em-
pire des règles sociales. Des liens importants apparaissent entre la structure
sociale, les règles de sentiments, la gestion des émotions et l’expérience
émotionnelle – liens que j’essaie d’établir dans cet article. Son utilité est de
proposer l’ouverture d’un nouveau champ de recherche.
Pourquoi l’expérience émotionnelle des adultes normaux, dans la
vie de tous les jours, est-elle aussi régulée ? Pourquoi, de façon générale,
les gens se sentent-ils joyeux à une fête, tristes à des funérailles, heureux à
un mariage ? Cette question nous amène à examiner non pas les conven-
tions sur les apparences extérieures ou les comportements visibles, mais
plutôt les conventions concernant les sentiments. Les conventions de senti-
ments ne deviennent surprenantes que si l’on se représente, par opposition,
à quel point la vie émotionnelle peut s’avérer parfois désordonnée et im-
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2. William Styron, 1951, p. 291. Pour la traduction française, 1953, Éditions mondiales,
Gallimard, p. 434.
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facteurs sociaux influencent ce que les gens pensent et ce qu’ils font à pro-
pos de ce qu’ils ressentent ou pressentent qu’ils vont ressentir (c’est-à-dire,
les actes d’évaluation et de gestion). Les tenants de la première approche
pourraient considérer ceux qui privilégient la seconde approche comme
étant « trop cognitifs », alors que ces derniers les voient pour leur part
comme étant trop simplistes. Mais, en réalité, les deux approches sont à la
fois nécessaires et compatibles et, en fait, la deuxième, que l’on privilé-
giera ici, s’appuie sur l’accumulation d’un certain nombre de connais-
sances recueillies à partir de la première 4.
Si nous prenons comme objet ce que les gens pensent ou font à pro-
pos des sentiments, plusieurs questions surgissent. Tout d’abord, quelles
seront nos hypothèses de départ au sujet des émotions et des situations ? En
d’autres mots : a) Comment répondent les émotions lorsque l’on tente de
les réprimer ou de les développer ? b) Quels sont les liens entre structure
sociale, idéologie, règles d’expression des sentiments et gestion émotion-
nelle ? c) D’abord et avant tout, existe-t-il des règles dans l’expression des
sentiments ? d) Comment pouvons-nous les connaître ? e) Jusqu’où ces
règles servent-elles de fondement à nos échanges sociaux ? f) Qu’est-ce
qui, dans la nature du travail et dans l’éducation des enfants, pourrait ex-
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5. Voir Freud, 1911, 1915a, 1915b ; Lofgren, 1968 ; Darwin, 1872, 1955 ; James et Lange,
1922.
6. Ekman, 1972, 1973.
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9. Schafer, 1976.
10. Voir Mead, 1934 ; Blumer, 1969 ; et Shott, 1979.
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Erving Goffman
Goffman a saisi toute l’ironie de l’affaire ; si, à chaque instant, l’indi-
vidu négocie activement, consciemment, une série d’actions personnelles,
apparemment uniques, à long terme pourtant, toutes ces actions finissent
souvent par ressembler à un consentement passif à certaines conventions so-
ciales inconscientes. Or, la perpétuation de ces conventions n’est pas une ac-
tivité dont on pourrait dire qu’elle est passive. L’approche de Goffman doit
simplement être élargie et approfondie en démontrant que les gens ne tentent
pas seulement de se conformer extérieurement, mais aussi intérieurement.
« Lorsqu’ils fournissent des uniformes, ils fournissent une seconde peau »,
affirme Goffman. On peut même ajouter « et deux centimètres de chair 11 ».
Sans doute est-il ironique de constater que, pour étudier pourquoi et
sous quelles conditions les acteurs « vont contenir certains états psycholo-
giques… 12 », nous sommes forcés de laisser partiellement de côté la pers-
pective qui nous a permis d’éclairer nos lanternes. Je tenterai d’expliquer
pourquoi il en est ainsi, quels pourraient en être les correctifs et comment
les résultats pourraient être reliés sur le plan conceptuel à certains aspects
de la tradition psychanalytique.
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14. Goffman, 1976, p. 77. Merci à Harvey Farberman pour la discussion à ce sujet.
15. Le temps : afin de relier l’acte momentané du travail émotionnel avec le concept de la
personnalité, nous devons modifier notre perspective du temps. Un épisode émotionnel et la
tentative pour lui donner forme s’inscrivent, après tout, dans un mince intervalle de temps.
Les situations étudiées par Goffman sont également courtes. Le point de mire est placé sur
l’acte, et l’acte se termine, si je puis dire, lorsque le théâtre ferme ses portes et il recom-
mence lors de la réouverture. Si nous poussons plus loin l’analyse de Goffman, en parlant
maintenant de jeu « en profondeur », tout comme lui nous nous concentrons sur de courts
épisodes, sur des « images immobiles » qui composent les longs films. La notion de per-
sonnalité implique un modèle trans-situationnel, passablement durable. La personnalité
Casper Milquetoast peut mener une vie caractérisée par l’évitement de l’anxiété pendant
73 ans. Il est question ici de plusieurs décennies et non pas de moments instantanés. Encore
une fois, nous devons changer notre perspective situationniste vers la limite structuraliste
lorsque nous en venons à parler des institutions, lesquelles subsistent souvent plus long-
temps que les gens.
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Freud
Le besoin de remplacer la « psychologie de la boîte noire » de Goff-
man par une théorie du Moi, dans toute l’acception du terme, devrait nous
conduire vers la théorie freudienne ou néo-freudienne. Là encore, comme
avec Goffman, seuls certains aspects du modèle freudien me semblent
utiles à la compréhension des efforts conscients, volontaires, afin de sup-
primer ou de susciter un sentiment. J’exposerai brièvement la théorie psy-
chanalytique afin d’indiquer certains points de départ.
Freud s’est occupé des émotions, bien sûr, mais, pour lui, elles
étaient secondaires à la pulsion. Il a proposé une théorie générale des pul-
sions sexuelles et agressives. L’angoisse, en tant que dérivé des pulsions
sexuelles et agressives, a pris une importance capitale, alors qu’un large
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16. Shapiro, 1965, p. 192 (La mise en relief est mon initiative).
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sociale et se concentre sur les facteurs que l’on vient juste de relever. Celui
qui étudie la gestion des sentiments maintient la constance des facteurs et il
étudie les variations à l’intérieur des mesures de normalité sociale.
Il existe une seconde différence dans ce qui, en fonction de nos deux
perspectives, peut sembler intéressant dans l’exemple ci-dessus. Du point de
vue de la gestion des sentiments, ce qui est intéressant, ce sont le caractère
et la direction de la volition et de la conscience, alors que du point de vue
psychiatrique, ce sont le préconscient et l’inconscient. L’homme ci-dessus
n’est pas en train d’effectuer un travail émotionnel, c’est-à-dire de faire un
essai conscient, intentionnel afin de modifier ses sentiments. Il est plutôt en
train de contrôler son enthousiasme en « étant lui-même », en maintenant,
selon les termes de Schutz, une « attitude naturelle ». Il « n’a plus besoin de
se retenir pour ne pas sourire ; il n’est pas d’humeur à sourire » (Shapiro
1965, p. 164). Afin d’éviter la déviance affective, certains individus auront
peut-être à accomplir une tâche plus grande que les autres, la tâche d’un tra-
vail conscient sur les sentiments afin de compenser « une attitude naturelle »
– explicable en termes psychanalytiques – qui leur cause des problèmes.
L’hystérique qui travaille dans un univers bureaucratique peut se retrouver
devant la nécessité d’effectuer davantage de travail émotionnel que l’obses-
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Le travail émotionnel
Par « travail émotionnel » je désigne l’acte par lequel on essaie de
changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment. « Effec-
tuer un travail sur » une émotion ou un sentiment c’est, dans le cadre de nos
objectifs, la même chose que « gérer » une émotion ou que jouer un « jeu
en profondeur ». Il faut bien noter que le travail émotionnel désigne l’effort
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– l’acte qui consiste à essayer – et non pas le résultat, qui peut être réussi
ou non. Les ratés de la gestion des émotions donnent accès aux formula-
tions idéales qui guident l’effort et, pour cette raison, ne sont pas moins in-
téressants qu’une gestion émotionnelle réussie ou efficace.
La notion de tentative elle-même suffit à suggérer une position ac-
tive en ce qui concerne les sentiments. Dans mon étude exploratoire, les
participants ont qualifié leur travail émotionnel d’un grand nombre de
verbes d’action : « Je me suis préparé mentalement… J’ai écrasé ma co-
lère… J’ai essayé très fort de ne pas être déçu… Je me suis forcé d’avoir
du bon temps… J’ai tenté de me sentir reconnaissant… J’ai détruit l’espoir
qui brûlait en moi. » Il y avait aussi la forme passive, par exemple, « Je me
suis finalement laissé aller à la tristesse. »
Le travail émotionnel est différent de la « suppression » ou du
« contrôle » émotionnel. Ces deux derniers termes suggèrent un effort
orienté, seulement dans le dessein de réprimer ou d’empêcher un sentiment.
Le « travail émotionnel » fait référence de façon plus large à l’acte qui vise
à évoquer ou à façonner, ou tout aussi bien à réprimer un sentiment. J’évite
le terme « manipuler », car il suggère une superficialité que je n’ai pas l’in-
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tention de laisser supposer. Nous pouvons ainsi parler de deux grandes ca-
17. Les exemples de travail émotif nous viennent de l’analyse du contenu de 261 protocoles
remis aux étudiants de deux classes de l’université de Californie, à Berkeley en 1974. De
nombreux exemples proviennent des réponses à la question : « Décrivez le plus fidèlement
et le plus concrètement possible une situation réelle, importante à vos yeux, pour laquelle
vous avez fait l’expérience soit d’un changement de situation pour s’adapter à vos senti-
ments, soit d’un changement de vos sentiments pour s’adapter à la situation. Qu’est-ce que
cela a représenté pour vous ? » Trois examinateurs ont codifié les protocoles. Les résultats
seront communiqués dans une étude ultérieure. Je ne ferai que mentionner ici que 13 % des
hommes contre 32 % des femmes ont été codés comme « changeant les sentiments » plutôt
que de changer la situation, et de ceux qui changent les sentiments, encore plus de femmes
ont affirmé le faire en tant qu’agent plutôt que passivement.
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Une autre femme nous fournit l’exemple d’un travail, qui vise non
pas à susciter une émotion, mais à la supprimer :
« L’été dernier, je voyais souvent un garçon et j’ai commencé à éprouver
des sentiments très forts pour lui. Par contre, je savais qu’il avait rompu avec une
fille voilà un an, parce qu’elle était devenue trop sérieuse à propos de leur relation,
c’est pourquoi j’avais peur de laisser paraître mes émotions. J’avais également peur
d’être blessée, c’est pourquoi j’ai tenté de changer mes sentiments. J’ai tenté de me
convaincre que je n’aimais pas Mike… mais je dois admettre que cela n’a pas mar-
ché très longtemps. Afin de soutenir ce sentiment, j’ai presque dû inventer de mau-
vaises choses à son sujet et m’y concentrer ou continuer à me dire qu’il ne m’aimait
pas. C’était un durcissement des émotions, je dirais. Cela m’a demandé beaucoup
d’efforts et c’était désagréable, car j’ai dû me concentrer sur tout ce que je pouvais
lui trouver d’énervant. »
Souvent le travail émotionnel est soutenu par la mise en place d’un
système travail <––> émotion, par exemple, raconter à des amis les pires dé-
fauts de la personne dont on désire ne plus être amoureux et aller chercher
ensuite, chez ces mêmes amis, un renforcement de cette façon de voir. Cela
démontre un autre point : le travail émotionnel peut être accompli par le
moi sur le moi, par le moi sur les autres et par les autres sur soi-même.
Dans chacun des cas, l’individu est conscient d’un moment de « malaise »
ou de divergence entre ce qu’il ressent et ce qu’il veut ressentir (qui à son
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18. Il existe peut-être plusieurs types de travail émotif cognitif. Tous peuvent être décrits
comme étant des tentatives pour recodifier une situation, pour la comprendre différemment.
Dans ce processus, nous en venons à changer notre façon de classer les expériences. Nous
nous demandons intuitivement : est-ce une situation où l’on me fait des reproches ? Une si-
tuation où j’adresse des reproches ? Une situation où je reçois l’approbation ? Ou une si-
tuation où je recherche l’approbation ? Quelle est la catégorie de mon schéma de classifi-
cation des émotions qui correspond à l’émotion que je ressens maintenant ? (c’est-à-dire,
est-ce de la colère, une anxiété générale, de la déception ?) Pour traduire cette idée, en se
fondant sur le cadre de Richard Lazarus, nous pourrions dire que l’individu tente consciem-
ment de modifier son évaluation d’une situation afin de changer le mécanisme d’adaptation
(Lazarus, 1966).
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les parties, pour que, au moins, les entraîneurs ne s’aperçoivent pas… lorsqu’en
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19. Le seul fait que nous puissions distinguer une chose comme ces « règles de sentiments »
est en lui-même un commentaire au sujet de la position ironique que nous avons, de nos
jours, vis-à-vis des événements de la vie quotidienne. Les cultures urbaines modernes favo-
risent une plus grande distance (la position de l’ego qui observe) vis-à-vis des sentiments
que les cultures traditionnelles. Jerzy Michaelowicz, un étudiant diplômé de l’université de
Californie, à San Diego, a observé que les sous-cultures traditionnelles à forte cohésion pla-
çaient les gens directement à l’intérieur du cadre bien défini des règles de sentiments et abo-
lissaient la distance ironique ou le sentiment de choix que l’on peut y faire. Il fait mention
que, dans une certaine recherche, on avait demandé à un rabbin hassidique : « Est-ce que
vous vous sentiez heureux à la cérémonie des Pâques ? » « Bien sûr ! » fut sa réponse in-
crédule.
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(Goffman, 1961). Voici en quoi une règle de sentiment est semblable aux
21. Mais cela aussi semble être variable culturellement. Erving Goffman rappelle que les
pendaisons du XVIe siècle étaient des événements sociaux que les participants étaient « cen-
sés apprécier », règle qui a disparu depuis dans la société civile.
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sociaux précis et peuvent être utilisées pour se distinguer entre eux, tels des
gouvernements alternatifs ou des colonisateurs d’événements internes in-
dividuels.
22. Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim nous fait voir cette com-
préhension de la vision du monde pour les règles de sentiments ; « Lorsque les Chrétiens,
pendant les cérémonies commémorant la Passion, et les Juifs, à l’anniversaire de la chute de
Jérusalem, jeûnent et se mortifient, ce n’est pas en s’abandonnant à une tristesse qu’ils res-
sentent spontanément. En ces circonstances, l’état interne du croyant est hors de toutes pro-
portions avec les abstinences auxquelles il se soumet. S’il est triste, c’est essentiellement
parce qu’il consent à être triste. Et il y consent afin de proclamer sa foi » (Durkheim, 1961,
p. 274). Une fois de plus, « Un individu […], s’il est fortement attaché à la société à laquelle
il fait partie, a le sentiment qu’il est tenu moralement de participer à ses peines et à ses
joies ; ne pas s’y intéresser reviendrait à couper les liens qui l’unissent au groupe : ce serait
comme renoncer à tous ses désirs d’appartenance et se contredire lui-même » (1961, p. 446,
La mise en relief est mon initiative). Voir également Geertz, 1964 et Goffman, 1974.
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réagir aux situations, sur les plans cognitif et émotif. La notion de droits et
devoirs appliquée aux sentiments en situation est également changée. On
utilise les sanctions émotionnelles différemment et l’on accepte des sanc-
tions différentes de la part des autres. Par exemple, les règles de sentiment
de la société américaine ont été différentes pour les hommes et les femmes
parce que l’on supposait que leur nature était fondamentalement différente.
Le mouvement féministe apporte avec lui un nouvel ensemble de règles
pour encadrer la vie des hommes et des femmes au travail et en famille : le
même équilibre des priorités pour le travail et la famille s’applique mainte-
nant idéalement aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Cela a des consé-
quences sur le plan des sentiments. Une femme peut maintenant de façon
aussi légitime (qu’un homme) se mettre en colère (plutôt qu’être simple-
ment contrariée ou déçue) en raison d’abus au travail, puisque qu’elle est
censée mettre son cœur à l’ouvrage et qu’elle est en droit d’espérer des
promotions autant qu’un homme. Ou, un homme a le droit d’être en colère
parce qu’il n’a pas obtenu la garde de ses enfants, s’il a démontré qu’il était
le parent le plus apte des deux. Les sentiments « démodés » sont mainte-
nant autant soumis aux nouvelles réprimandes et aux cajoleries que les
perspectives « démodées » sur le même ensemble de situations.
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mères, féministe, peut penser qu’elle ne devrait pas se sentir aussi cou-
pable. La seconde, traditionnelle, peut penser qu’elle devrait se sentir plus
coupable qu’elle ne l’est.
Une partie de ce que nous appelons les effets psychologiques du
« changement social rapide », ou de l’agitation sociale, est un changement
dans la relation de la règle de sentiment aux sentiments et un manque de
clarté au sujet de ce qu’est vraiment la règle, redevable aux conflits et aux
contradictions entre les ensembles de règles qui se font la lutte. Les senti-
ments et leurs cadres de référence sont hors conventions, mais pas encore
fondus dans le moule des conventions. Nous pouvons dire, comme
l’homme marginal, « Je ne sais pas comment je devrais me sentir. »
Il reste à noter que les idéologies peuvent fonctionner, comme Ran-
dall Collins le fait remarquer avec justesse, en tant qu’armes dans le conflit
entre les élites revendicatrices et les autres couches sociales 23. Collins sug-
gère que les élites tentent d’obtenir l’accès à la vie émotionnelle des
adeptes en obtenant un accès légitime au rituel, ce qui pour lui est une
forme de technologie émotionnelle. Pour développer son point de vue,
nous pouvons ajouter que les élites, et bien sûr les groupes sociaux en gé-
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23. Collins semble indiquer que l’idéologie fonctionne à titre d’arme dans le conflit qui op-
pose les élites. Les groupes luttent entre eux non seulement pour avoir accès aux moyens de
production économique ou aux moyens de répression, mais aussi pour l’accès aux moyens
de « production émotionnelle » (1975, p. 59). Les rituels sont considérés comme des outils
utiles afin d’instituer une solidarité émotionnelle (qui peut être utilisée contre les autres) et
pour établir des hiérarchies de statuts (qui peuvent dominer ceux qui trouvent que les nou-
veaux idéaux ont des effets dénigrants sur eux).
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24. Les liens en apparence statiques entre idéologie, règles de sentiments et gestion émo-
tionnelle, deviennent actifs dans le processus des échanges sociaux. Les chercheurs qui
s’intéressent aux interactions sociales ont voulu dire deux choses par le terme « échanges
sociaux ». Certains faisaient référence à l’échange de biens et services entre les gens (Blau,
1964 ; Simpson, 1972 ; Singelmann, 1972). D’autres (G. H. Mead) ont fait référence à un
échange de gestes, sans tenir compte du calcul coût-bénéfice auquel on fait référence dans
le premier usage. Pourtant, les actes d’affichage aussi peuvent être considérés « échangés »
dans le sens restreint qu’un individu croit très souvent qu’un geste est dû à lui-même ou à
l’autre. Je fais alors référence à l’échange d’actes d’affichage basé sur une compréhension
préalable, partagée, de droits qui sont régis selon un modèle établi.
25. The Managed Heart, 1983, p. 82.
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Conclusion
Nous nous sommes demandé pourquoi, la plupart du temps, ce que
nous ressentons nous semble approprié à la situation. Une des réponses
proposées est que nous essayons de gérer ce que nous ressentons, confor-
mément à des règles implicites. Afin d’élaborer cette hypothèse, nous
avons tout d’abord pris en considération la façon dont les émotions réagis-
sent à leur maîtrise ou gestion, selon les perspectives organiciste et inter-
actionniste.
Pourtant, à l’occasion, les émotions nous envahissent comme un flot
incontrôlable. Nous nous sentons submergés par le chagrin, la colère ou la
joie. Pour autant que les émotions soient, comme le suggère Darwin, un
substitut à l’action, ou une action manquée, nous pouvons nous mettre en
colère plutôt que de tuer, être envieux plutôt que de voler, nous déprimer
plutôt que de nous suicider. Ou bien encore, l’émotion peut être un prélude
à l’action – alors, nous devenons tellement enragés que nous tuons, telle-
ment envieux que nous volons, tellement déprimés que nous nous suici-
dons. C’est en commentant ces genres d’émotion que les journaux font
leurs affaires. Mais l’autre moitié de l’histoire humaine aime savoir com-
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