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Platon. Le politique.
Sur les références aux textes de Husserl. Pour les citations de Husserl, nous
indiquons en règle générale, la pagination de l’édition allemande, entre crochets:
[ ]. Le numéro de page renvoie (a) à l’édition des Husserliana, sauf lorsqu’il s’agit
d’œuvres publiées du vivant de Husserl, (b) en ce cas nous renvoyons à la
pagination originale que reproduisent et les Husserliana et les traductions
françaises; il en va bien évidemment ainsi pour les textes qui ne figurent pas dans
les œuvres complètes. (c) Pour les Recherches logiques, lorsqu’aucune précision
supplémentaire n’est donnée, le numéro de page entre crochets est celui de la
deuxième édition.
2
INTRODUCTION
Chapitre Premier
16
Sur la notion phénoménologique de motivation (par opposition à la notion psychologiste-
naturaliste) ainsi que sur la différence entre motivation par association et motivation rationnelle,
cf Ideen II. pp [212-280] et plus particulièrement § 56 pp [220] et suiv. tr. fr. pp 305 et suiv.
13
la phénoménologie husserlienne, est décisif justement en tant que
secondaire. Concilier ce caractère décisoire de l’exemple avec son
auxiliarité, telle sera donc notre tâche. Si d’un côté, la phénoménologie
implique qu'on use d'exemples dans l’indifférence aux exemples eux-
mêmes et, selon un glissement qui nous occupera, dans le désintérêt pour
l’exemplarité elle-même; d’un autre côté, comprendre ce qui est en jeu
dans la phénoménologie et, en particulier, ce qui lie sa possibilité au
choix de tel ou tel exemple, cela nous contraint à aborder de façon assez
désarmée, la question de l’exemplarité elle-même — dont,
contradictoirement à ce que suggère le suffixe, rien ne garantit qu'elle
puisse avoir une identité stable ou une structure repérable, ni qu’on puisse
lui assigner un statut (subjectif et/ou objectif) au moyen de la structure
corrélationnelle constitutive de l’intentionnalité.
L’intérêt pour l’usage des exemples et pour l’exemplifiabilité du donné
(que présuppose un tel usage) en phénoménologie se trouve cependant
motivé par le double constat qu'en adoptant un régime de pensée
eidétique, la phénoménologie place la clarté de son discours et de ses
intuitions sous la dépendance du travail sur exemple, et, que par sa
volonté de radicalisme, elle se trouve contrainte à s'engager dans une
élucidation de ce qui est en jeu dans l’usage d'exemples. D’une manière
inévitablement amphibologique, ce que nous désignons par
« exemplarité », c’est cette scène que le phénoménologue se fait. C’est-à-
dire à la fois, une certaine action qu’il joue, voire une certaine comédie
où il joue à se faire peur comme pour faire montre de son courage et un
espace qu’il se construit à grand renfort de tréteaux, d’échafaudages, etc..
Ce qui est en jeu sous le titre d’exemplarité, c’est précisément cette
double logique de la présentation (de soi) et de l’étayage, de la (Selbst)-
Darstellung et de la Stüzung. Jusqu’à un certain point, Husserl s’engage
bel et bien dans une thématisation de celle-ci. Et jusqu’à un certain
point, il fait de ces deux versants de l’exemplarité et de sa division elle-
même ses choses. Mais pour autant qu’elle conditionne toute
présentation, l’effort pour la thématiser provoque un nouveau dépla-
cement et une nouvelle partition de l’espace, car en s’introduisant dans
les coulisses de cette scène le phénoménologue pense chasser son double
(le sceptique ou le sophiste). Il faut alors distinguer entre l’« opération »
libre et résolue de la réduction qui ouvre l’espace et celle discrète et
secrète qui prépare et met à disposition cet espace pour une auto-
présentation.
Commencer d'admettre une intervention, une collaboration, une aide
de l’exemple aussi discrète, aussi minime soit-elle dans la mise en œuvre
de la réduction, c'est donc insinuer que l’acte méthodique cardinal ne
règne pas sans partage en terre phénoménologique; c'est avouer que la
conviction mentionnée, pourtant évidente à qui s'est familiarisé avec les
écrits du fondateur de la phénoménologie, se trouve entamée selon une
« figure » qui ne peut plus être celle du doute. Notre conviction serait
plutôt entamée, pour lui donner un style classique, selon la forme d’une
question portant sur l’un et le multiple: faut-il écrire « réduction » au
pluriel ou au singulier?
Un tel scrupule pourrait sembler superflu étant donné que les lieux ne
manquent pas où Husserl distingue explicitement plusieurs types de ré-
ductions (psychologique, phénoménologique, phénoménologique et
transcendantale, eidétique, abstractive, intersubjective, etc.). Ainsi que
14
Husserl le déclare lui-même dans les Ideen …I, à propos de l’opération
(Operation) de l’ejpochv et la réduction: sa « méthode prendra le caractère
d'une réduction progressive » et que, pour cette raison même, il préfèrera
parler parfois de « de réductions phénoménologiques »17?
Nous pouvons nous autoriser de ce texte pour admettre une pluralité
de « stades » d'exercice de la réduction et de l’époché, à chacun desquels
correspond un niveau, un étage (Stufe) de la conscience pure, un degré de
profondeur de la subjectivité transcendantale, un degré d'enracinement
des objectivités constituées dans la « région » constituante. Parler de
stade exclut d'emblée que l’on interprète la série des « réductions »
comme la pure et simple itération d'une seule et même opération, mais
oblige à considérer que tout nouvel exercice de la réduction est
indissociablement une métamorphose et une radicalisation de la
réduction. Mais il apparaît non moins clairement que l’unité d'ensemble
des réductions n'est posée qu'anticipativement, et que seul le caractère
apodictique du terrain atteint par la première réduction
phénoménologique, que seule la certitude absolue concernant le « résidu
phénoménologique » qu'est la « région conscience », sont en mesure de
fournir une garantie suffisante quant au pôle unitaire vers lequel est
orientée la phénoménologie. A défaut du cadre a priori et apodictique de
l’Urregion, l’unité des réductions et donc des métamorphoses de la
phénoménologie serait simplement présomptive, ou au mieux elle
resterait simplement formelle.
Aussi, notre question ne porterait-elle pas seulement sur la grammaire
du mot « réduction », mais plutôt sur l’unité eidétique des réductions,
unité dont doit s'autoriser l’extension du terme, extension à laquelle
semble se livrer Husserl comme à plaisir (nach Belieben), comme si la
conquête de la réduction —et donc de la radicalité— devait en passer par
une sorte de variation qui met en péril l’unité et la consistance de celle-ci,
comme si la phénoménologie ne pouvait se gagner qu'à encourir sa perte.
Là encore, il ne s'agit pas seulement de la question de l’un et du multiple,
mais plutôt d'un questionnement sur les motivations (Motive) de la
« démultiplication » des formes, espèces ou figures de la réduction. Ce
que nous cherchons à suggérer à l’aide de la syntaxe un peu bancale de ce
« pas-seulement-mais-plutôt », c'est le caractère paradoxal et excessif de
la question classique de l’un et du multiple lorsqu'elle se formule à
propos de la phénoménologie, et surtout à propos de la réduction
phénoménologique.
Cette question prend au moins trois formes possibles, correspondant à
trois "statuts" possibles de l’eJn, eux mêmes déclinés selon trois modes de
l’extension ordonnée à l’unité (de la multiplicité, du pollw'n), statuts que
présente précisément le § 13 des Ideen … I, à l’occasion d'une distinction
entre « généralisation » et « formalisation »: l’extension eidétique,
l’extension formelle et l’extension empirique. A quoi il faut ajouter un
quatrième type d’extension: l’extension idéale. Celle-ci provient d’une
immixtion des constructions formelles dans le matériel, d’une
formalisation des ontologies matériales. Cela se produit lorsque la
constructibilité formelle des objectités devient la mesure des singularités
formant l’extension eidétique matérielle d’un eidos; ce qui peut se faire à
des degrés de pureté formelle divers comme en témoignent le passage de
la géométrie euclidienne à la théorie des multiplicités, ou encore le
17
Ideen … I. pp [59-60], tr. modifiée. Cf aussi Philosophie première II, p [128-129], p 179.
15
passage d’une « cinématique » pré-galiléenne à une « cinématique » post-
galiléenne. C’est du moins ainsi que l’on peut décrire la chose en
première approximation. Cette dernière extension ainsi que l’essence
coordonnée mettent en œuvre une opération ambiguë et malaisée à
décrire, qu'on peut provisoirement caractériser, pour une part, comme dé-
formalisation (Entformalisierung) des essences formelles (catégoriales)
et, pour l’autre, comme « idéalisation » des essences typiques et des cas
singuliers possibles. En nous appuyant sur les textes tardifs, on peut
caractériser cette « Idée » comme idée-télos, « idée gisant à l’infini » (im
Unendlichen liegende Idee) de la « réalité », idée dont la forme seule est
déterminée a priori en tant que forme de la généralité (forme du
« quelque-chose-de-réal »), tandis que toute autre déterminité n'intervient
qu'a posteriori dans un processus d'approximation et de construction
infini par « idées unilatérales, partielles », idées-entames (Anhiebe-ideen)
qui ont le statut d'esquisses-de-sens (Sinnesabschattungen), d'apparitions
(Er-scheinungen), d'idées qui mordent sur l’idée-polaire sans pourtant
jamais l’atteindre. Une telle idéalisation se confond —du moins en ce qui
concerne l’idée de la « nature »— avec un processus d'exactification ou
encore de logification, selon les termes même de Husserl18.
Trois formulations (au moins) de notre question initiale sur l’unité
et l’universalité de la réduction sont donc possibles.
(1) Les diverses réductions sont-elles exemplaires de la réduction,
comprise comme l’eidos réduction? Et à ce titre incarnent-elles,
singularisent-elles et particularisent-elles l’essence pure d'un acte
méthodique, d'un acte qui serait le modèle de toute méthode, ou à tout le
moins de tous les actes méthodiques que Husserl nomme « réduction »?
Plus brièvement l’idée de la réduction est-elle une unité dans la
multiplicité? un eJn
ejpi;
pollw'n? une Einheit für mehrere? Il y aurait en
ce cas un eidos de la réduction, eidos qui se livrerait à nous dans un
procès de variation dont le nom serait l’histoire —européenne— de la
philosophie. Mais un tel eidos en tant qu'idéalité liée ne saurait
s'affranchir totalement de la série des variantes qui la figurent, non pas
comme dépendance factuelle, mais dépendance de l’eidos réduction à
l’histoire en général, à l’historicité. Une telle hypothèse trouverait de quoi
se confirmer dans de nombreux textes, où Husserl lit derrière des
« faits »" historiques « culturels », l’insistance d'une tendance à la
scientificité dont la forme radicale est la phénoménologie
transcendantale. De la maïeutique socratique à la critique kantienne, en
passant par la skepsis antique, la dialectique platonicienne, le doute
cartésien, l’enquête humienne, et au-delà, dans toute science, une seule et
même tendance serait à l’œuvre, une tendance à la scientificité radicale et
rigoureuse, comme quête d'un commencement radical dénué de toute
présupposition. Toutes ces méthodes seraient en leur fond générique des
« épochés » et des « réductions ». Le privilège de la phénoménologie au
sein de cette histoire aurait été de réaliser la Selbstbesinnung, la prise de
conscience de soi de cette tendance, l’éveil de cette tendance à elle-
même. L’avènement de la phénoménologie transcendantale en tant que
moment d’idéation de la réduction réaliserait une sorte d’intussusception
de l’ensemble des sciences. En ce sens, la phénoménologie devrait être
entendue « comme la science des ‘origines’ (der « Ursprünge »), des
‘mères’ (der Mütter) de toute connaissance » et comme « la matrice
18
Cf Krisis Annexe I, trad. fr. pp 312 sq. et pp [282-sq].
16
(Mutterboden) de toute méthode philosophique »; « toutes les méthodes
recondui[raient] à elle et au travail qui s’y opère »19.
(2) Autre formulation de la question: y a-t-il une structure formelle
commune aux différents actes méthodiques qui se nomment réduction et
que l’on pourrait dégager par formalisation? Pourrait-on traduire sous la
forme algébrique ou algorithmique d'une opération (et dans ce cas la-
quelle?) les actes quelconques de réduction? Ou bien la réduction serait-
elle la forme ultime de tout acte méthodique, forme engagée,
particularisée, matérialisée et adaptée à toute entreprise de constitution
d'une théorie scientifique et de son domaine, quels qu'ils soient? Un tel
dégagement d'une idée-forme de toute méthode scientifique, dans son
indifférence aux différences régionales, n'atteindrait l’essentiel que dans
la mesure où l’on pose que la racine de tout savoir réside dans la force de
la forme, dans la puissance du logos conçue comme spontanéité
catégoriale. « Réduction » désignerait ainsi, non pas telle ou telle
discipline formelle, mais ce qui possibilise le formel en général, et assure
au catégorial une prise sur tout champ quel qu'il soit. Il va sans dire que
cette voie n'est pas celle de Husserl, puisqu'il cherchera au contraire à
exhumer et à élucider les présuppositions subjectives du logico-formel.
Mais l’éventualité d'une telle formalisation saurait d'autant moins être
écartée que l’anticipation du sens final de la réduction, qui guide la
phénoménologie à travers ses diverses métamorphoses et assure la
continuité de l’entreprise, ne s'empare effectivement et proprement que
de l’idée-forme, idée-forme qui, en tant que telle, est toujours tentée de
puiser à la forme la plus élevée du savoir le plus formalisé de l’époque.
Telle est, par exemple, le sens de la « démonstration » que Daniel
Parrochia propose dans un article récent, selon laquelle « une grande
philosophie, en réalité, est une philosophie dont la forme même est, au
moins, en correspondance avec la forme la plus élevée que peut produire,
à son époque, le savoir le plus avancé, pour représenter, de la façon la
plus simple et la plus compacte, l’économie générale du monde dans une
perspective de totalisation effective »— démonstration qui n’est un
contresens que jusqu’à un certain point20, c’est-à-dire en deçà de « ce
point de folie » (p 164) qui s’ouvre au-delà du « système philosophique
de Husserl », c’est-à-dire au-delà de tout ce qui se laisse réduire (par mise
en « correspondance », ou « analogie ») à un « paradigme »
mathématique (celui de la théorie des multiplicités)21.
(c) Ou encore, les « réductions » ne sont-elles que les idées-entames
d'une Idée au sens kantien, d'une idée située et retirée à l’infini, d'une
idée-télos dont les réductions pratiquées çà et là, dont les formes de
réductions connues et répertoriées, ne sont que les exemples-inducteurs,
19
Ideen III, p [80], p 96.
20
« La forme générale de la philosophie husserlienne et la théorie des multiplicités » in
Kairos, n° 5, 1994, pp 133-164.
21
Le jugement de Husserl serait plus sévère si l’on en juge par ce passage de la Krisis:
« L’idée d’une ontologie du monde, l’idée d’une science objective universelle du monde, qui
aurait derrière elle un apriori universel, conformément auquel tout monde factuel possible serait
connaissable more geometrico — cette idée qui égara encore Leibniz— est un non-sens. (…)
Seule une cécité à l’égard du transcendantal, tel qu’il est expérimentable et connaissable par la
seule réduction phénoménologique, rend possible la reviviscence du physicisme à notre époque
— sous la forme dérivée du mathématisme logiciste (…). On peut penser la nature comme
multiplicité définie, et mettre cette idée au fondement de façon hypothétique. Mais dans la
mesure où le monde est monde de la connaissance, monde de la conscience, monde avec les
hommes, cette idée est pour lui l’absurdité (Widersinn) même au comble de l’ubris ». p 297-
298, pp [268-269].
17
les « chemins »? Et quel statut auraient ces exemples de réduction: des
22
26
Voilà qui répond, du moins jusqu'à un certain point, à l'objection de R. Ingarden qu'il
intitule lui-même "Le problème du commencement", reproduite en annexe à la nouvelle
traduction des Méditations cartésiennes (P.U.F) par Marc de Launay, p 217-8.
27
L'inexprimé de la recherche. in Écrits logiques et politiques. p 71.
22
porteur nécessite à la fois la référence (Beziehung auf) à l’histoire et la
suspension de cette référence. Le phénoménologue a non seulement
besoin, de fait, de « prédécesseurs », mais il doit se rendre indifférent à
eux pour devenir penseur autonome. Il doit (muß) recourir à des exemples
pour qu'il puisse devoir (sollen) s'en passer, pour que la possibilité même
et le sens du projet dont il est porteur puissent apparaître en toute clarté et
a fortiori pour et afin qu'ils puissent être élucidés —car une telle
élucidation fait déjà partie du projet28.
Mais ne pourrait-on en ce cas faire l’économie de ce détour? A quoi il
faut répondre ce que Descartes répondait: « pour ce que nous avons été
enfant avant que d'être homme … », il nous faut commencer par la
passion et il faut bien que la philosophie prenne son point de départ dans
cette passion neutre, qui est « sans contraire », que Descartes nomme
admiration et qui décide des décisions à venir, y compris celles pour ou
contre la raison. Que ce soit pour les priser ou les mépriser, la conscience
par le philosophe commençant de la grandeur de sa tâche doit prendre au
départ la forme d'une admiration à l’égard de son histoire et de sa
situation historique. C'est ainsi que son époque apparaîtra exemplaire —
en tant qu'époque gagnée par l’incertitude sceptique, en tant qu'époque
par excellence, exemplaire de l’épochalité, c'est-à-dire en tant qu'époque
critique— et que l’histoire deviendra pour lui un fonds d'exemples (bons
ou mauvais). Être exemplaire, ce serait être admirable29.
Qu'est-ce qui guidera le phénoménologue dans ses choix?
L’exemplarité propre aux exemples retenus? Y aurait-il une « pro-
vocation » de la part de ces exemples antérieure à la « vocation »
phénoménologique? Faudrait-il en ce cas comprendre l’exemplarité de
ces philosophies comme celles d'œuvres, qui, comme Kant le dit des
œuvres d'art dans la Critique de la faculté de juger, appelleraient à
l’imitation tout en l’interdisant? Les choisir, c'est être sensible à leur
originalité, c'est-à-dire à leur caractère exemplaire (imitable et
inimitable). Antérieurement au projet philosophique, il y aurait une
prédisposition, une « sensibilité philosophique », comme il y a une
sensibilité artistique. C'est d'ailleurs à un tel rapprochement qu'invite
Husserl dans la suite du texte que nous avons commencé de lire, lorsqu'il
déclare qu’ « il n'en va pas autrement pour les grands poètes et leurs créa-
tions poétiques »30.
28
Husserl le dit lui-même sans ambages dans le texte sur lequel nous nous appuyons, ici, in
Hua XXIX. p 48. Voir aussi Krisis. p 489, p [441], sur le motif qui « contraint à mettre en
question l'ensemble de la méthode philosophique antérieure ».
29
Ce point, pour abstrus qu’il semble à première vue, est absolument décisif. — A le
contester, on s’alignerait plutôt sur une position spinoziste, pour laquelle (a) le mépris et
l’admiration sont des passions contraires, et (b) à tout prendre, étant sans causes positives, il est
difficile de les compter au nombre des affections de l’âme. Cf. la définition spinoziste (contre
Descartes, Passions de l’âme, art. 54): « Il y a Mépris (contemptus) quand, par l’imagination
d’une chose, l’esprit (mens) est si peu touché que la présence de cette chose soit pour elle un
motif d’imaginer les choses qui n’y sont pas, que celles qui y sont (quae in ipsa re sunt, quam
quae in ipsa sunt) » (Def. V, Ethique III) — ce qui désigne assez bien le pathos correspondant à
la structure d’exemplarité. Le mépris apparaît ainsi comme le contraire ou l’envers de
l’admiration. L’admiration suppose en effet que l’on face abstraction du reste (qu’on en soit
« distrait »); raison pour quoi Spinoza hésite finalement à les compter au nombre des
« affections » de l’âme, puisqu’il n’y en a pas de « cause positive » (Explication, Def. IV). —
Cette articulation entre mépris et admiration est à mettre en parallèle avec celle entre la
nécessité du recours à des « exemples » et le devoir (archi-éthique) de s’en libérer.
30
Hua XXIX, p 50-51. « C'est ainsi et non en tant que facticités historiques, que les poètes
du passé produisent leur effet sur ceux du présent, en tant que modèles (Vorbilder) de poètes et
de poésies pour des poètes, tandis que pour tout autre cela agit comme des images d'existences
humaines représentées dans des poèmes. C'est cela, ce qui exerce son efficace: dans le com-
23
Il nous faut nous engager dans cette « zone » où la pensée « logique »
au sens large n'est pas encore constituée en tant que telle, mais dont elle
reçoit sa force de motivation. De même que la question sur le sens
d'origine de toute objectité (idéale ou non, catégoriale ou matériale) ne
trouve sa réponse que dans une enquête critique qui renvoie des objectités
aux actes subjectifs corrélatifs et qui, par réductions successives,
redescend des niveaux de constitutions les plus élevés aux niveaux les
plus fondamentaux et les plus bas, de même une élucidation radicale de
l’idée de la phénoménologie —qui est l’une des tâches de la
phénoménologie— suppose une remontée du discours phénoménologique
constitué à cette zone quasi-personnelle où le phénoménologue reçoit,
dans une expérience ambiguë qui n'est pas encore une expérience
transcendantale impersonnelle et n'est déjà plus une expérience
mondaine, la force de motivation de certains exemples. Ces exemples, ce
sont, d'une part, les philosophes que Husserl s'est choisis parce qu'ils se
sont imposés à lui et, d'autre part, les exemples dans lesquels ses analyses
ont puisé un motif d'approfondissement.
§ 3. L’EXEMPLE CARTÉSIEN.
quoique dans une forme encore primitive et vague, un motif absolument nouveau ayant une
signification absolument universelle". [Je souligne].
58
Philosophie première. p 23 [17].
31
Chapitre II
« nous accomplissons (…) une sorte de ‘réduction’. Nous mettons pour ainsi
dire entre parenthèses toutes nos intentions de l’ordre du sentiment et toutes les
aperceptions provenant de l’intentionnalité du sentiment en vertu desquelles les
objectités spatio-temporelles ne cessent de nous apparaître, avant toute pensée, dans
une ‘intuitivité’ immédiate, chargées de certains caractères de valeur, de certains
caractères pratiques — caractères qui outrepassent tous la couche de la simple
‘choséité’. Ainsi dans cette attitude théorique pure ou épurée, nous ne faisons plus
l’expérience de maisons, de tables, de rues, d’œuvres d’art, nous faisons
l’expérience de choses simplement matérielles et, quant à celles qui sont chargées
de valeur, nous ne faisons l’expérience que de leur couche de matérialité spatio-
temporelle — et il en va de même en ce qui concerne les hommes et les sociétés
humaines dont nous ne retenons que la couche de la ‘nature’ psychique liée aux
‘corps propres’ spatio-temporels. »64
68
Krisis, p 69, p [60].
69
Krisis, p 67, p [58].
70
Krisis, p 68, p [59].
71
Krisis, p 48, p [40].
35
(1) Husserl commence par planter pour ainsi dire un double décor: le
monde de la vie et le monde de la science, le monde pré-galiléen et le
monde post-galiléen. Se trouve produite par là même une tension, et la
nécessité d’une enquête sur le « passage » de l’un à l’autre, une enquête
sur les motivations et médiations inaperçues d’un tel « passage ». D’un
côté, le monde de la vie n’est pas exempt de toute idéalité; même s’il y a
une application des « idéalités » au monde réel, cette application garde le
sens d’une simple participation (eine Methexis). Cette participation est
pour une part l’œuvre des arts de la mesure et pour l’autre, celle de la
langue et du commerce des hommes entre eux. La mesure et le
« commerce » (Verkher) des hommes les uns avec les autres produit une
scission (Diskrepanz) au sein du monde quotidien entre « apparitions »
purement subjectives-relatives (apparences) et apparitions objectives
(apparitions de choses appartenant à un seul et même monde commun), il
est même possible du sein de cette attitude de s’élever théoriquement à
l’idée du monde de la vie, à l’idée vide d’un tout ou d’une totalité
(Ganze, Allheit), d’une uni-totalité (Alleinheit); il s’agit là, cependant,
d’une idée nécessaire mais vide. D’un autre côté, nous trouvons un
monde scindé en deux mathesis, une mathesis pure et une mathesis
appliquée. L’application ne signifie plus participation, mais
mathématisation. Le monde se trouve ainsi réduit, c’est-à-dire scindé en
une double multiplicité: la multiplicité des apparences subjectives-rela-
tives et la multiplicité mathématique. L’idée du monde comme totalité de
l’étant reçoit a priori un contenu, une teneur (Gehalt): totalité de ce qui
est mathématiquement constructible.
L’attitude pré-galiléenne et l’attitude post-galiléenne ont pour
corrélat à chaque fois un monde conçu comme une certaine multiplicité.
Dans un cas comme dans l’autre, le monde est une Idée qui possède sa
propre extension de singularités individuées. Husserl mobilise ici la
distinction, déjà évoquée, entre extension eidétique et extension formelle.
L’extension eidétique respecte l’hétérogénéité et l’irréductibilité de
l’eidos typique à la forme logico-mathématique, comme elle respecte
l’hétérologie du monde de la vie exprimable pour une part en termes
mathématiques et pour l’autre, dans ceux de la langue courante. Il s’agit,
autrement dit, d’une « extension extensible » parce que située dans un
horizon de détermination ouvert. L’extension formelle expulse toute
hétérogénéité dans le no man’s land de la subjectivité, et ne garde-en-
prise que les multiplicités mathématiques — qu’elles soient définissables
ou non. « Les ‘multiplicités’ sont [en effet] des totalités compossibles
d’objets en général, qui ne sont pensées comme ‘certaines’ totalités (als
gewisse) que dans une généralité formelle vide, et précisément en tant
que totalités définies par des modalités déterminées du ‘quelque chose’ en
général. » Que les « multiplicités définies », i. e. « par un systèmes
d’axiomes complet »72 possèdent, aux yeux mêmes de Husserl, un
privilège, et qu’une telle exigence de définitude ait été formellement
contredite par le théorème de Gödel73 sur les propositions formellement
72
Krisis, p 53, p [45].
73
Kurt Gödel, Ueber formal-unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und
verwandter Systeme, Monatsh.Math.Phys., 38 (1931), pp 173-198. Cf la traduction anglaise,
36
indécidables, ne suffit pas à entamer la pertinence de la question-en-re-
tour74. La démonstration de l’impossibilité d’une formalisation achevée
—selon le modèle prégnant jusqu’à Hilbert— ne remet pas en cause le
principe de la formalisation, pas plus que la complication de la physique
classique entraînée par l’introduction de la relation d’incertitude de Hei-
senberg75 ne remet en cause la décision inaugurale de mathématisation de
la nature.
c) La substruction
(4) Mais ce n’est là qu’une « hypothèse » d’un type fort étonnant qui,
à proprement parler, est invérifiable et qui néanmoins ouvre un horizon
de recherche et de vérification infini original. Elle n’a pas de caractère
méthodique, stricto sensu, et elle ouvre la voie à la méthode au sens
moderne. Elle n’est pas une hypothèse scientifique soumise à une
vérification possible, ni même une simple conjecture susceptible de
prendre un jour la forme d’une hypothèse méthodique vérifiable ou
falsifiable. Elle est bien plutôt une uJpoqevsi" au sens où Heidegger
l’entend chez Platon: elle « est plutôt la position de base, la position de la
base », « une pro-position » comme ce qui est déjà posé-devant, comme
ce qui est évident pour tout le monde80. Galilée déplace ainsi le centre de
gravité de cette proto-évidence. Des singularisations d’idéalités
mathématiques détermiables in infinitum, voilà la nature sup-posée par
Galilée. Tel est le « cela-va-de-soi » (la Selbstverständlichkeit) constitutif
des temps modernes. Le moment de la formation de l’hypothèse ne fait
finalement qu’un avec celui de la substruction, c’est-à-dire d’une certaine
décision.
Malgré les succès de certaines mesures opérées par la tradition
(mesures archimédiennes de l’équilibre des solides dans les liquides), un
écart important subsistait entre ces « substructions » restreintes et la sub-
struction généralisée à laquelle se livre Galilée. Pour rendre compte de la
motivation d’une telle décision, Husserl se trouve contraint d’admettre un
trait d’époque, qui risque lui-même de grever la valeur de la question en
retour: à savoir une inclination (Neigung) à l’audace, à l’intrépidité (la ré-
solution) (Kühnheit) dans la généralisation et à l’excès
(Überschwenglichkeit) dans l’élaboration d’hypothèses. « L’écart n’était
cependant pas trop grand pour les hommes de la Renaissance, toujours
enclins aux généralisations hardies et dont les hypothèses, en
conséquences, hyperboliques [exagérées, überschwenglichen] trouvaient
aussitôt un public pour les recevoir. »81 La généralisation intrépide, nous
l’avons vu, concerne l’extension du principe de la constructibilité aux
« pleins » de l’expérience sensible. Quant à l’hyperbole, elle est ce
passage à la limite de la substruction elle-même, passage par lequel
l’horizon de déterminabilité et de vérification du monde quotidien est
remplacé par une infinité mathématique82.
[102].
80
Qu’appelle-t-on penser? p 188-189.
81
Krisis, p [36-37], p 44. trad. modifiée.
82
« L’infinité extensive et intensives, substruction entraînée par l’idéalisation des
apparences sensibles, au-dessus et au-delà de toute possibilité d’intuition réelle [mais non pas
comme nous le verrons d’une intuition catégoriale-formelle] (le démembrement
[Zerstückbarkeit, la « démembrabilité »] et la divisibilité (Teilbarkeit) in infinitum, et de même
tout ce qui appartient au continuum mathématique), signifie une substruction d’infinités pour les
qualités de remplissement (Fülle), qui se trouvent eo ipso soumises elles aussi à la
substruction. » Krisis, p [38], p 45.
39
e) L’idée d’une causalité exacte
83
Cf Krisis, p [53], p 61.
84
Krisis, p [39], p 46. Je souligne.
85
Krisis, p [40], p 47.
86
Cf Krisis, p [48], p 56.
40
cependant soustraite à toute intuition sensible directe. Le cas particulier
est idéalisé, formalisé en pure singularisation de la loi exprimée par la
formule, en simple remplissement arithmétique des variables libres de la
formule. La physique substitue au monde une nature exactifiée isomorphe
au langage formulaire et au mode de pensée symbolico-formel qui y
ressortit.
87
Sur la différence entre ce logique, le logico-formel et le « linguistique » cf. Krisis p 153,
p [138].
88
Op. cit. « On interprète faussement le manque d'intuitivité sensible (Unanschaulichkeit)
qui s'attache aux unités catégoriales de pensée et naturellement dans une mesure
particulièrement frappante, aux catégories de formation très médiates; et on interprète
faussement la tendance —utile dans la pratique de la connaissance — à soutenir ces règles
unificatrices de pensée par des images sensibles, par des ‘modèles’ (Modelle); l'élément
dépourvu d'intuitivité sensible serait le représentant symbolique d'un facteur caché qu'une
meilleure organisation intellectuelle permettrait de convertir en intuition sensible simple; les
modèles serviraient d'images schématiques d'ordre intuitif à l'égard de cette réalité cachée; elles
auraient donc une fonction analogue à ces dessins hypothétiques qu'esquisse le paléontologiste
pour reconstituer les mondes disparus de vivants à partir de données insuffisantes." p [102], tr.fr.
p 177.
41
concepts opératoires de substitution » . 89
95
Krisis, p [46], p 54. — Voir infra à propos de Ideen …I, p [122].
96
Krisis, p [46], p 54.
97
« J’entends qu’elle est mise hors-circuit également dans la théorie formelle des
multiplicités elles-mêmes, de la même façon qu’elle l’avait été précédemment dans la théorie
algébrique des nombres et des grandeurs, et qu’ensuite elle l’est également dans toutes les autres
applications qu’ouvre le travail technique, sans retour sur le sens scientifique authentique ».
Krisis, p [46], p 54.
98
Krisis, p [51], p 59.
44
demande Husserl, de supposer, pour éviter une régression à l’infini , une 99
D’où l’autre forme qu’il nous reste à étudier —la plus inattendue et,
cependant, la plus nécessaire—: la Berufsepoche, ou ’« époché
professionnelle ». Plus particulièrement, il s’agit de l’époché
professionnelle du cordonnier (Berufsepoche des Schusters). L’expression
est troublante, mais l’est beaucoup plus encore son rapprochement avec
l’époché transcendantale.
Le § 35 est consacré à une « analytique de l’époché transcendantale ».
Et l’on peut y observer une hésitation récurrente chez Husserl entre deux
attitudes contradictoires: ou bien maintenir le sens d’origine de la science
en tant que théoria, en tant qu’épistémé, et continuer de diagnostiquer
dans la technicisation de la science et des critères d’évaluation de la
scientificité elle-même les symptômes extrêmes d’un mal, ou bien
abandonner l’hypothèse d’une théorie en décrochage complet par rapport
à la praxis et s’engager à montrer l’enracinement de la « praxis
scientifique » dans le monde de la vie conçu comme terrain de l’exister
humain pratique au sens le plus large du terme — au risque de
compromettre le projet même d’une phénoménologie, aussi longtemps du
moins que celle-ci lie son destin à l’existence d’une tendance à la
scientificité conçue comme tendance à la théorie.
Le § 35 qui nous occupe (duquel il faut rapprocher tel passage corres-
pondant de la conférence de Vienne107) malgré son caractère déroutant,
peut être compris comme une traduction fidèle du souci de rigueur dans
l’exercice de l’époché transcendantale. La pureté et la radicalité de la ré-
106
Krisis , p [58], p 66.
107
Vienne M III 5 II b dans la traduction de Ricœur, p 7.— L’issue de ce dilemme est elle-même une fuite
dans l’infini d’une nouvelle « alliance »: « il n’est aucunement question (…) de séparer ‘au couteau’ (von
keiner endgültigen ‘Abschnürung’), une fois pour toutes, la vie théorétique de la vie pratique, ni par
conséquent, de laisser la vie concrète du théoricien se déchirer (von einem Zerfallen) en deux continuités de vie
qui n’auraient point de lien et ne feraient que se croiser (in zwei zusammenhangslose sich durchsetzende
Lebenskontinuitäten), ce qui, socialement parlant [je souligne], voudrait dire que nous ferions naître deux
sphères culturelles qui n’auraient aucun lien dans l’esprit ». Krisis . pp 362-3, [329].
47
duction phénoménologique sont liées (par un lien que nous ne pouvons
déterminer comme lien de dépendance) à la perception du terrain que l’on
quitte et dans lequel la conscience opérante oublieuse d’elle-même est en-
lisée. Ou pour le dire plus économiquement, la forme de l’époché
phénoménologique est déterminée par la forme de la naïveté qu’elle
suspend. Or, Husserl vient de découvrir un terrain « inaperçu »
jusqu’alors dans sa totalité, un terrain recouvert en partie par un vêtement
d’idées mathématiques, qu’il nomme Lebenswelt108.
On comprend mieux alors que le phénoménologue cherche ses
exemples dans ce nouveau terrain et non plus dans celui qui le recouvre
et s’y mêle ultérieurement. Or qu’est la philosophie ou la science sur le
terrain de l’Ur-praxis sinon un « métier » (Beruf)? La science et la
philosophie sont des métiers parmi d’autres. Cette « réduction » de la
science, de la philosophie et pour finir de la phénoménologie à un
« métier » est une « bagatellisation ». La phénoménologie dans son
orientation noématique et sous sa dernière forme (celle d’une science de
l’a priori qui structure et régit le monde de la vie) trouve comme la
science ses exemples, ses pré-figurations dans ce monde de la vie
précisément. Husserl est conscient de ce qu’en mettant ainsi « sur le
même pied cette nouvelle science et tous les métiers ‘bourgeois’ », il ne
fait qu’aggraver la « sorte de ‘bagattelisation’ » qu’il avait amorcée, en
comparant la phénoménologie et les « sciences objectives ». Mais il
assume le grief de « mépris de l’immense différence de valeur qu’il peut
y avoir d’une façon générale entre les sciences ». Faire ressortir l’aspect
professionnel de l’attitude du phénoménologue est une nécessité. Bien
que Husserl ne s’étende pas dans ce passage sur les « bonnes raisons »109
qui légitiment un tel coup de théâtre, il est possible de les déviner. Ce qui
est en jeu c’est la possibilité même de l’avènement et de l’auto-présenta-
tion du phénoménologue; cet étrange chiasme par lequel la Selbstbesin-
nung de l’homme naturel le conduit à la prise de conscience du caractère
transcendantal de sa subjectivité et par lequel la Selbst-darstellung du
phénoménologue le conduit à se poser sous les traits de l’homme naturel.
Il est question de l’avènement du phénoménologue au sein de l’homme
naturel. Pour des raisons aisées à comprendre, cette question se traduit
formellement en celle de l’insertion des temps de Selbstbesinnung
phénoménologique dans le temps global personnel des occupations
(Betätigungen) de la vie courante. Les divers temps constitutifs d’une
préoccupation ne sont pas des fragments isolés, mais forment une
continuité idéale, une unité mélodique idéale distincte du temps réel dans
lequel ils s’insèrent, qui n’est pas le temps objectif issu de la
mathématisation et de l’idéalisation galiléennes, ni davantage le temps
phénoménologique pur immanent dont traitaient les Leçons de 1905, mais
le temps du monde de la vie, c’est-à-dire temps « subjectif » entendu
108
"Il est manifeste que l’époché qui est requise avant toute autre est celle qui touche toutes les sciences
objectives. Cela ne veut pas dire simplement faire abstraction d'elles, un peu comme si on imaginait une
révolution fictive dans la façon de penser l'existence humaine factuelle, comme si en elle rien n'apparaissait qui
ait part à la science. Ce qui est visé ici est bien davantage une époché à l'égard de toute participation à
l'accomplissement des connaissances des sciences objectives, une époché à l'égard de toute prise de position
critique qui s'intéresserait à leur vérité ou leur fausseté, et même à l'égard de l'idée directrice qui est la leur,
celle d'une connaissance objective du monde. Bref, nous accomplissons une époché à l'égard de tous les
intérêts théoriques objectifs, de l'ensemble des visées et des activités qui nous sont propres en tant que nous
nous considérons comme des savants objectifs ou même simplement comme des personnes curieuses de
savoir". Krisis p 154, p [138]. [Je souligne].
109
Krisis tr. fr. p 155, p [139].
48
comme temps de la personne immergée dans le temps universel commun
du monde des occupations « existentielles ». C’est le « temps » de la vie
quotidienne, de la vie personnelle et communautaire, le temps des
emplois du temps.
L’époché qui ouvre au monde de la Lebenswelt réduit les sciences et
les savants, et donc le phénoménologue et la phénoménologie, aussi, à
des « faits » (Tatsachen) « dans le contexte unitaire » qui est celui de la
Lebenswelt. Sur ce terrain la phénoménologie s’apparaît à elle-même
comme un travail particulier, c’est-à-dire comme une direction
particulière et habituelle de l’intérêt. Nous sommes phénoménologues à
certaines heures, heures pendant lesquelles tous nos autres intérêts sont
suspendus à l’exclusion d’un seul. L’époché professionnelle est cette
actualisation à de certaines heures d’un « intérêt habituel » qui désactive
nos autres intérêts vitaux ne peut manquer de nous faire penser à la figure
du travail dans la Phénoménologie de l’Esprit, dans laquelle Hegel voit
une manifestation de la négativité, de l’Aufhebung. Mais alors que tout
chez Hegel conduit à remettre en cause l’idée d’une theoria qui serait
contemplation pure, et à lui substituer l’activité de la raison, le travail du
concept ou le concept comme travail, Husserl veut croire jusqu’au bout
en la possibilité d’un theorein pur, d’un spectacle pur n’exigeant pas la
participation active du « spectateur ». C’est ce qui légitime en partie le
diagnostic sévère de « paranoïa théorique »110, ou encore de funambulisme
porté par Gérard Granel. Mais il faut reconnaître qu’au moment même où
Husserl semble s’accrocher à l’utopie du dernier des « piétons de l’air »111,
du dernier scolastikov", il explore jusqu’au bout la contradiction en
cherchant à faire apparaître la scolhv dans le cadre d’un « emploi du
temps », sous la forme d’un « travail ». La découverte du monde de la vie
et de l’époché professionnelle s’accompagne d’une prise de conscience
de l’enchevêtrement de plusieurs temps, de plusieurs rythmes d’activité
de la conscience qui correspondent respectivement à des « occupations »
(Betätigungen) spécifiques d’une même personne. Là où il y a direction
spécifique de l’intérêt, occupation habituelle, habitus, temps spécifique, il
y a « profession ». La contemplation pure et muette du je spectateur dans
la mesure où elle constitue une direction d’intérêt est donc elle-même une
profession112.
Que la phénoménologie se tourne sur le thème: monde de la vie, ou sur
le thème: subjectivité monadique; il s’agit à chaque fois de fonder un
intérêt théorique tourné vers l’apriori structurant un champ d’expérience
nouveau. Or selon une loi de rétro-référence que les Ideen … I avaient
déjà énoncée, au § 65, et sur laquelle nous reviendrons, l’activité dé-
couvrante de l’époché, ainsi que l’activité théorique descriptive sont
elles-mêmes prises dans le thème ou le champ nouveaux. Cette loi se
110
Préface à Krisis p VII.
111
Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl. p 199.
112
« Chacun de ces intérêts possède son temps et nous disons dans le langage courant, par exemple,
‘maintenant c’est le moment d’aller à la réunion, d’aller voter’, et d’autres choses semblables. // En un sens
spécial du terme nous nommons certes la science, l’art, le service militaire, etc., notre ‘métier’ ( Beruf); mais en
tant qu’hommes normaux nous sommes constamment pris en même temps dans divers ‘métiers’ au sens le plus
vaste du terme, c’est-à-dire dans diverses orientations de l’intérêt: nous sommes en même temps pères de
famille, citoyens, etc. Chacun de ces métiers possède son temps, celui des occupations (Betätigungen) qui
l’actualisent. Ainsi ce nouvel intérêt professionnel que nous venons de fonder (jenes neugestiftete
Berufsinteresse), dont le thème universel s’appelle ‘monde de la vie’, s’ordonne lui aussi au reste des intérêts
vitaux et des métiers (den sonstigen Lebensinteressen oder Berufen) et il a chaque fois ‘son temps’ à l’intérieur
de l’unique temps personnel, qui est la forme des temps professionnels qui s’accomplissent en lui. » Krisis tr.
fr. p 155, [139].
49
vérifie ici encore, l’époché phénoménologique qui livre à la description et
à l’idéation phénoménologiques le thème du monde de la vie doit
s’apercevoir à la fois comme insérée dans son thème et en surplomb —
elle doit chercher à voir comment elle se fonde dans ce thème et
comment elle y prend son appui et son essor. L’insertion de l’activité
phénoménologique dans le flux des activités de la personne dans le
monde de la vie est même indispensable pour qu’elle puisse prétendre au
sérieux du « travail » et ne pas rester justement un simple « jeu
intellectualiste qui se donne de grands airs d’idéalité » ou une « nouvelle
technique intellectuelle au service des sciences positives »113. Tel est le
paradoxe: cette humiliation de la phénoménologie est la condition même
de sa dignité. Paradoxe qui représentera, selon Husserl, aux yeux « des
philosophes modernes irrationalistes » un « aliment de choix » —
qualification qui désigne aussi bien les relativismes néo-positivistes que
les ci-devant rationalistes encore engoncés, à leur insu, dans la métaphy-
sique. Le sérieux de la phénoménologie, aux yeux de Husserl, est à ce
prix114.
Il faut aller jusque-là, jusqu’à une telle « bagatellisation » de la phéno-
ménologie. Puisque les sciences ont perdu leur sens d’origine, ont déchu
en « techniques théorétiques », l’entreprise phénoménologique doit aller
au devant de ce risque, elle doit s’exposer à ce danger, elle doit elle-
même se penser et (s’) apparaître en-deçà de la science telle que nous la
percevons et en-deçà du monde de la vie quotidienne tel que nous avons
l’habitude de le voir depuis Galilée. Elle doit s’apparaître sur le sol
qu’elle doit dégager et thématiser: à savoir comme une « profession »
parmi d’autres — au risque d’être de plus en plus mal comprise.
115
Krisis tr. fr. p153, p [138].
116
Cf Alfred Schutz « Type and eidos in Husserl’s late philosophy ». in Collected Papers III,
Phaenomenologica 22. pp 93-101.
52
Chapitre III
Substruction et exemplarité
121
RL VI, p [236].
122
RL V, A pp [707-8]. (Je souligne).
123
RL VI, p [236].
124
RL V, B p [236].
56
est pris la conscience naïve —qu’elle soit conscience naïvement et
originairement percevante ou conscience naïvement théorisante. Mais
à son tour, la conscience phénoménologisante se trouve prise dans le
nouveau terrain qui est son thème —c’est à cette condition que le
principe d’immanence peut conserver son sens, et elle est prise dans
ce thème selon une double orientation: sur les vécus purifiés pris dans
leur singularité et sur l’essence des vécus. Ce qui suppose (a) de
nouveaux actes dans lesquels les diverses composantes des vécus
(intentionnelles et réelles) se trouvent thématisées, c’est-à-dire
appréhendées et en outre (b) que ces vécus apparaissent en tant
qu’exemples possibles d’essences phénoménologiques.
L’intuition phénoménologique sous son double aspect d’intuition des
« singularités » phénoménologiques et « des essences »
phénoménologiques présuppose que le champ des vécus s’offre non
seulement dans la clarté (Klarheit), mais dans la distinction
(Deutlichkeit). Un exemple n’illustre en effet que dans la mesure où les
traits distinctifs essentiels se présentent en lui, entre autres choses. Il
nous faut à présent nous demander d’où provient l’exemplarité des vécus.
125
Ideen I, p [139].— Cf l’article pour l’Encyclopaedia Britannica, Hua IX, p [253-4].
126
Problèmes fondamentaux …, p [111], p 86.
57
Le rapprochement de ces deux passages semble mettre un terme à
toute tentative de recherche d’un noyau de sens commun à la réduction
galiléenne et à la réduction phénoménologique. Première différence: la
conscience phénoménologisante ne procéderait à aucune substruction
d’un donné et à aucune idéalisation. Le lien que nous tenterions d’établir
entre exemplarité et substruction serait donc bien fragile, pire contesté
par Husserl lui-même. Deuxième différence: alors que la réduction
galiléenne, du fait de la substruction, instaure un mode d’expérience
nouveau, où tout ce qui « se donne » est et ne peut être qu’une
singularisation et donc un exemplaire d’une idée exacte, d’une idée-limite
issue d’une idéalisation, il n’y aurait rien de tel dans l’attitude
phénoménologique, puisque comme le suggère le texte de 1910, il y
aurait une « expérience phénoménologique » préalable à l’idéation
phénoménologique. En bref, le sens même de la phénoménologie en tant
qu’eidétique descriptive impliquerait non seulement l’absence de toute
substruction, mais encore une « expérience phénoménologique » de ce
qui s’offre à la description dans le champ phénoménologique. Mais
qu’est-ce qui se donne à « expérimenter » dans le champ phénoméno-
logique et quel est le mode d’apparition propre aux vécus purifiés?
La lecture de la suite du § 75 de l’ouvrage de 1913 et du texte de 1910,
nous apprend que l’hypothèse d’une « phénoménologie » purement
descriptive qui ne soit pas déjà eidétique se trouve pour le moins
contestée. Pour commencer par le texte le plus tardif, la suite du passage
que nous avons cité, apporte de précieuses indications sur la nature du
donné et sur le mode de donation du donné phénoménologique. Le champ
d’expérience transcendantal est d’emblée un champ de donation de
singularités exemplaires, c’est-à-dire de singularités quelconques, sans
individualité véritable. « La phénoménologie ne laisse tomber que
l’individuation (Individuation) mais elle retient tout le fonds eidétique
(Wesensgehalt) en respectant sa plénitude concrète, l’élève au plan de la
conscience eidétique, le traite comme une essence dotée d’identité idéale
qui pourrait comme toute essence se singulariser (vereinzeln könnte), non
seulement hic et nunc mais dans d’innombrables exemplaires (in
unzähligen Exemplaren) »127. Bien qu’il ne procède pas d’une
substruction, le donné phénoménologique purifié serait d’emblée, en tant
que purifié, une singularité quelconque. Ce serait le privilège de cette
eidétique matériale descriptive de n’avoir à faire à aucune
« individualité » authentique128. Non pas que les ultimes singularisations
(Vereinzelungen) des essences phénoménologiques soient des « substrats
vides », puisqu’il y a bien d’ultimes substrats matériels, mais il
semblerait que la mise hors-circuit de la thèse du monde, de l’aperception
psycho-physiologique qui enracine les vécus dans un étant intra-mondain,
entraîne eo ipso la mise hors-circuit de ce qui confère à un ultime substrat
la forme d’un individu, pour n’en retenir que le « fonds eidétique » ou
« essence matérielle ultime »129. Or dans le cours de 1910, Husserl semble
bien affirmer à maintes reprises que le donné phénoménologique se
présente bien comme un « ceci-là ». Ainsi le vécu jugement devient dans
la sphère phénoménologique un « ceci-là » qui fait l’objet de jugements
127
Grundprobleme der Phänomenologie, Hua XIII, p [140], cité d’après la trad. fr. de J.
English, P.U.F., 1991.
128
Sur ces questions Cf les §§ 14 et 15 des Ideen… I.
129
Ideen I, p [28] § 14.
58
phénoménologiques ; il nous est demandé au § 24 de saisir la perception
130
130
Grundprobleme, Hua XIII, p [151].
131
Grundprobleme, Hua XIII, p [161].
132
Grundprobleme, Hua XIII, p [161]. La note de la page [162] ajoute que « la réduction
eidétique n'a pas été accomplie » et que « la recherche considère la conscience
phénoménologiquement réduite dans son flux ».
133
Grundprobleme, Hua XIII, p [168].
134
Telle est l’interprétation de Jacques English dans les Indications générales qui
introduisent sa traduction des Grundprobleme. p 15.
59
l’exercice de l’époché phénoménologique, ainsi que sur le soubassement
esthétique propre à l’activité descriptive de la phénoménologie.
Sur la première voie, nous rencontrons une « opération » qui court à
travers les textes de Husserl au moins depuis 1905 jusqu’à 1935, à savoir
celle par laquelle les objectités données naïvement dans l’attitude natu-
relle deviennent des « Index » « de connexions pures de conscience »135,
index d’une « connexion eidétique constitutive » ou encore des index
« d’une législation eidétique immanente à la conscience transcendantale
et [des] indices de son divers constituant »136, « d’un système subjectif de
corrélation »137, d’« index intentionnel pour un système d’effectuations
constitutives à mettre à nu »138. Ne trouvons-nous pas un écho de cette
« mutation » subie par les objectités données dans l’attitude naturelle, au
§ 31 des Ideen…I dans l’indice qui, pour l’attitude naturelle, affecte toute
donnée du caractère du « là », du « présent » (vorhanden) et à quoi se
réduit la « thèse » d’existence du monde, « thèse » qui n’a rien de
prédicatif? La réduction phénoménologique consisterait donc en une
« inversion » de cet index.
Quant à la deuxième voie, elle nous conduit à envisager ce que
Jacques English appelle « la substructure esthétique interne qui sous-tend
temporellement de son flux toute vie intentionnelle »139. Or cette
deuxième voie conduit également à découvrir au-delà du donné
phénoménologique, la totalité du flux de la conscience pure comme
totalité de systèmes subjectifs constituants reliés les uns aux autres selon
les lois fondamentales de motivation, lois qu’il faut soigneusement
distinguer de leur « homologue » psychologique. Cette esthétique
phénoménologique trouve ses deux premiers volets dans les leçons de
1905 et de 1907, avant que ne vienne s’y ajouter, en 1910 précisément, la
problématique de l’empathie qui permet seule de constituer le sol d’une
expérience commune d’un monde commun. Si tout être-là sert d’index à
des connexions de conscience pures et déterminées, il faut chercher la
source de cette détermination dans les lois de la motivation qui régissent
le champ transcendantal.
« Si nous accomplissons sur et dans toutes ces expériences [naturelles] les
réductions en questions, il correspond alors à chaque expérience, dans la mesure où elle
est par exemple expérience de cette table, qui s’expose précisément ainsi dans cette
visée et posée ainsi d’après sa face avant et sa face arrière, d’après la forme et la
matière, une multiplicité déterminée de possibilités d’expérience, qui sont des
possibilités motivées, réelles, et passent éventuellement à l’état d’expériences effectives,
qui alors, en tant que motivées, au cas où la direction de la visée correspond, deviennent
135
Grundprobleme p [179], tr. fr. p 191. La suite du texte parle encore p [182] d’index pour
une certaine régulation de la conscience en tant que conscience pure » ou encore p [183]
d'« index pour des connexions phénoménologiques ».
136
Ideen I p [323].
137
Krisis tr. fr. § 48,p 187.
138
FTL p [244]. Il est remarquable que Husserl introduise plus haut dans ce même ouvrage
le thème d'une histoire transcendantale. Si toute transcendance, toute unité de sens est l'indice
d'une multiplicité subjective systématique et régulatrice, cela revient en somme à dire qu'elle s'y
trouve impliquée, que toute objectité, toute unité de sens renvoie à une telle multiplicité
subjective. Cette intentionnalité est « un ensemble d'effectuations qui dans l'unité intentionnelle
constituée que l'on considère et dans ses modes de donnée sont impliquées comme une histoire
sédimentée; histoire que l'on peut, dans chaque cas, mettre à nu avec une méthode rigoureuse ».
p [217]. Voir aussi, p [221]. et p [239]. — Le programme de cette « mise à nu » est indiqué dans
la note introductive aux leçons de 1910, dont nous avons déjà cité les premières lignes,
Problèmes fondamentaux … p [111].
139
Introduction de J. English aux Problèmes fondamentaux, p 15.
60
et doivent devenir attendue. » 140
140
Problèmes fondamentaux, p [179]. Voir aussi MC, § 37 et § 51.
141
« Et c’est là une connaissance d’une importance prodigieuse, que chaque expérience
naturelle, prise en tant qu’être immanent, motive une multiplicité d’autres expériences
naturelles et une multiplicité de possibilités réelles d’expériences naturelle, et que nous
puissions déployer ces connexions de motivation, qui sont connexions de conscience pure, et
diriger sur elles notre regard. » Grundprobleme . p [180]. Je souligne.
142
La voix et le phénomène. pp 28-33.
143
Cf. la « définition » de RL I, § 2, qui, en précisant que « quelque chose ne peut être
appelée indice que si et dans le cas où ce quelque chose sert effectivement à un être pensant
d’indication pour une chose quelconque » [je souligne], amorce l’élévation de ce concept à la
dignité de « concept phénoménologique » fondamental (cf. note d’Ideen I, p [89]).
144
« Ideen I. p [89]. Voir aussi l’importante note, qui renvoie aux Recherches logiques.
145
Cf.in M.C. la féconde analyse de l’exemple de la perception de la table amorcée au § 14
et poursuivie au § 34.
61
est vrai qu’à la phénoménologie « on n’a pas besoin du tout de prêter de
motif pour qu’elle mette hors circuit la position d’expérience »; car,
même s’il en va ainsi, cela n’empêche que, de facto, « le
phénoménologue concerné en ait »146, et que, quand bien même il serait
contraint de les tenir pour des « affaires privées »147, l’on puisse et l’on
doive, sans violation de vie privée, sans mélange douteux des genres,
prendre en compte, dans sa nécessité et selon sa logique propre, ce
mouvement de privatisation, et cela d’autant plus que, comme nous
l’avons vu, la mise en évidence du caractère personnel de la décision
phénoménologique et le dépassement de la naïveté de niveau deux de la
phénoménologie en une phénoménologie de la phénoménologie vont de
pair; ou, si l’on préfère, dans la mesure où l’effort de "gé-
néalogisation »148 de la phénoménologie (selon l’expression de J. English)
a partie liée avec la détermination de l’expérience phénoménologique,
c’est-à-dire à ce qui motive et produit une première fois le passage d’une
expérience mondaine à une expérience phénoménologique.
Husserl a été conduit, dans ses derniers travaux, à explorer les condi-
tions d’émergence historico-transcendantales de l’attitude théorétique et
donc de la science et de la philosophie, bref à formuler et à résoudre « le
problème radical de la possibilité historique de la science ‘objective’ »149.
Cette émergence est pensée par Husserl dans la Krisis comme passage du
monde de la vie avec sa typique et sa causalité anexactes au monde
objectif de la science conçu comme totalité objective exacte régie par une
causalité exacte. A l’origine de ce « passage », il y a la mise en œuvre
d’une « méthode » dont la performance est aussi bien à la source du
monde de l’expérience préscientifique — même si Husserl commence par
la désigner simplement comme une méthode dont on use (geübt) « dans
le monde des sens’ »— que du monde de la science exacte.
Quelle est cette « méthode »? Sous quelle figure peut-on reconnaître et
nommer l’intervention de cette méthode dans le « monde de
l’expérience »? Le § 9 du texte de base semble fournir une réponse
univoque: il s’agit de « la méthode déjà utilisée, de façon d’abord très
primitive, puis comme un art, dans le monde ambiant intuitif
préscientifique, pour la détermination qu’accomplit l’arpentage, et d’une
146
Grundprobleme p [157]. § 21. « L'absence de motivation de la réduction
phénoménologique. »
147
Ibid.
148
Grundprobleme, Introduction à la trad. fr. p 17. C’est, selon J. English, une des avancées
significatives des leçons de 1910, que d’amorcer une « détéléologisation radicale de
l’intentionnalité phénoménologisante (…) pour la réengager dans un mouvement de
généalogisation primitif, déporvu encore de toute norme [entre autre logique] », un le recul de
1913 qui la fait « retourner à l’oubli ». La rétroréférence de la phénoménologie à elle-même au
§ 65 des Ideen I, sur laquelle nous reviendrons plus bas, reste alors bien en retrait, par rapport à
l’ « interrogation radicale » sur le passage de la « pure intuition immédiate » « en sa
reconversion en une ‘teneur d’essence’’ ». Et il est vrai qu’une « équivalence [y] est
immédiatement établie entre la saisie des vécus et la saisie des essences des vécus ».
149
La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G.
Granel. p 398, p [360]. Nous citerons désormais ce texte sous l’abréviation Krisis.
62
façon générale la mesure (Methodik des ausmessenden und überhaupt
messenden Bestimmens) ». Le passage de la forme « très primitive » à la
forme « technique » de cette méthode de détermination des dimensions se
confond avec un passage du monde ambiant propre au monde ambiant
intersubjectivement constitué, du monde ambiant pré-objectif au monde
commun primo-objectivé. Cette méthode, que Husserl identifie dans ce
passage comme « arpentage » ou « art de la mesure », recouvre en fait un
« processus complexe, dont la mesure proprement dite n’est que la
conclusion (das Schlußstück) »150. Conformément aux découvertes de la
Philosophie de l’arithmétique151 dont la dimension transcendantalement
génétique et historique est dévoilée depuis la mise en œuvre de la
réduction abstractive au primordial ou au propre dont les Méditations
cartésiennes témoignent, l’une des étapes initiales est la fixation
conceptuelle des « configurations spatiales » et plus précisément
« géographiques », ce qui s’opère intersubjectivement par la
dénomination. Les différences métriques se trouvent ainsi enveloppées
dans des différences de signification: comme celle entre fleuve, rivière,
ruisseau etc.; montagne, mont, colline, etc. De prime abord, les concepts
correspondant à ces noms fixent une détermination de « formes »
(Formen), puis des déterminations de grandeur (Größen) et de relations
de grandeurs (Größen-verhältnissen), ensuite d’emplacements
(Lagestimmungen), moyennant un calcul d’angle et de distance (Winkel
und Abstand), en fonction de lieux et de directions (Orte und Richtungen)
présupposés (points cardinaux, zénith et nadir, etc.)152. La méthode en
question se trouve ainsi renvoyée à un présupposé qui n’est autre qu’une
primitive prise de possession intersubjective de la « terre », par laquelle
celle-ci se trouve mise à disposition pour un usage collectif. Or quel nom
donner à cette opération pratique par laquelle la « terre » se trouve
objectivée, « dessinée » et constituée en monde, par laquelle « elle se
découvre pratiquement » comme multiplicité de « corps empiriquement
constants et de facto généralement disponibles (verfügbaren) » sur
lesquels se trouvent « fixées concrètement » « certaines formes
empiriques fondamentales », sur la base desquelles vont se découvrir, par
une activité catégoriale humble parce qu’enlisée dans son sol fondateur,
les relations entre ces formes, et entre celles-ci et d’autres encore
invisibles et qui « existent » néanmoins? Ne faut-il pas lui donner le nom
de « théo-logico-politique », s’il est vrai, que la politique et la religion
correspondent aux deux attitudes globalisantes pré-théoriques et qui
impliquent, l’une comme l’autre, une maîtrise de la parole publique et
sont indissociables d’une politique de la langue153?
Revenant dans l’appendice II au § 9 a) de la Krisis sur les conditions
du passage du monde de la vie comme monde de la dovxa au monde de
150
Krisis, p 32, p [24].
151
Voir en particulier les Chapitres IV et XI de La philosophie de l'arithmétique, trad. fr. J.
English, Paris, P.U.F., 1972, qui s’intéressent aux médiations figurales à la base de la
formalisation et de la symbolisation. Nous y reviendrons à la fin du chapitre III de la deuxième
partie.
152
Krisis, p 32, p [25].
153
Cf sur ce point, Krisis, Annexe I, tout ce qui concerne l’attitude mythico-pratique, le
passage des dieux nationaux du polythéisme au dieu unique des monothéisme et à la logification
de ce dieu comme porteur du « logos » absolu. p 369-370. Cf également Philosophie première,
T. II, tr. fr. par A.L. Kelkel, Paris, P.U.F., 1970, qui énonce trois formes de vie professionnelle à
vocation « totale », c’est-à-dire trois types d’attitude « totalisante »: le philosophe, l’homme
d’État et l’artiste.( p [12], p 16.)
63
l’ejpisthvmh comme monde objectif-exact , Husserl propose 154
154
Krisis, p 396, p [362]. L'équivalence entre les deux questions y est posée sans ambiguïté.
155
Krisis, p 398, p [361]. « …eine Leistung der Methode, geübt von Menschen überhaupt in
der Welt der Erfahrung… ».
156
Critique de la faculté de juger, trad. fr. du collectif. Gallimard p 40-42,
157
Timée 29 e et s. tr. L. Robin. Pléiade. Cf Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Tra-
vail et esclavage en Grèce ancienne. (1985 1ère édition, 1988 2ème édition). Plus
particulièrement, voir l’article de P Vidal-Naquet de 1979, dans un collectif intitulé Les
Marginaux et les exclus dans l’histoire, Cahiers de Jussieu, p 232-261, repris dans ce volume:
« Étude d’une ambiguïté : les artisans dans la cité platonicienne ».
64
En nommant « méthode » ce dont dépend le statut du travailleur
intellectuel par excellence qu’est le théoricien, Husserl se référerait donc
à terme, par delà les arts de la mesure et les arts de l’écriture au sens large
(incluant entre autre le tracé des cadastres, la cartographie), à l’art dont
l’œuvre propre est de donner la mesure et de mettre à son service les
autres mesures, à la politique, à une certaine praxis politique originaire,
qui ouvre au politique son espace et lui octroie son terrain d’action. Cette
politique originaire est étroitement apparentée à une politique de la
langue. C’est ainsi que la carte géographique, que la Sixième Recherche
logique désignait encore comme une intuitionnification au sens impropre
(uneigentliche Veranschaulichung), c’est-à-dire comme simple « illustra-
tion » (Illustrierung) ou « mise-en-image » (Verbildlichung)158, devient en
1935 l’indice ou l’outil d’une méthode de mise à disposition du monde de
l’expérience, une méthode d’ « inscription d’une essence dans le
visible »159. Ce que le texte de 1901 décrivait comme phénomène de
fusionnement entre « l’intention de signification » d’un nom
géographique et l’objet « qui a le caractère d’un représentant indirect »
(la carte géographique), se trouve décrit dans la Krisis comme processus
complexe d’objectivation intersubjective, dont la mesure proprement dite
n’est qu’un résultat. Reportant à plus tard, un exposé des enjeux d’une
telle recherche, nous devons pour commencer tenter de situer cette
étrange méthode.
Bien que se produisant à l’intérieur de la sphère de la praxis, cette
« méthode » ne correspond cependant pas à une « praxis opératoire »
(handelnde Praxis) au sens de la mise en œuvre d’une technique de
formation nouvelle et de transformation de choses prédonnées (Technik
der Neu- und Umgestaltung von vorgegebenen Dingen) ».160
C’est donc en recourant à une « méthode » déjà en vigueur dans le
monde de l’expérience en tant que monde de la praxis que l’épistémé et
la philosophie reconstituent la fuvsi" en un sens renouvelé —à une
infinitisation ou hyperbole près. A travers la substruction, Husserl semble
viser une performance paradoxale. Quoique pratique, elle ne touche rien,
laisse intact ce qu’elle traite. Quoiqu’à la base de la théorie, elle reste une
« opération ». Le secret —professionnel— de cette activité archi-
fondamentale augmente, si l’on considère en outre que cette performance
qui assure le passage à l’attitude théorique de la science moderne est déjà
à l’œuvre dans le monde de la vie comme monde de la praxis, sans que
cela se solde par l’installation de la conscience dans une attitude
théorique.
Ne serions-nous pas là en présence d’une tentative, en style
husserlien, pour rendre compte de la différence entre deux modes de la
« choséité », la « choséité » non-exactifiée propre au monde de la vie en
tant que monde de la praxis (« l’utilité ») et la choséité exactifiée du
monde de la théorie issue de la réduction platonico-galiléo-cartésienne,
qui n’est pas sans évoquer la différence entre ces deux modes d’être de
158
RL VI, p [75].—Nous préférons pour ces raisons mêmes ne pas suivre l’option des
traducteurs français des Recherches logiques qui rendent Veranschaulichung par « illustration
intuitive », ce qui risque de rapprocher le « genre » de l’une de ses « espèces » celle que Husserl
désigne précisément comme unechte ou uneigentliche Veranschaulichung qu’il rend encore par
Verbildlichung, Illustrierung, voire analogisierende Veranschaulichung.
159
Pour reprendre l’heureuse formule de Louis Marin dans « A propos du signe naturel:
Cartes et tableaux », in Études sémiologiques. Écritures, peintures, Klincksieck, 1971, p 164.
160
Krisis … p 396, trad. modifiée, p [359].
65
l’étant que Heidegger « rend » au moyen de l’opposition entre la
Zuhandenheit et la Vorhandenheit161? Ne s’agirait-il pas ici de l’effort
proprement titanesque de Husserl pour rendre compte jusqu’au bout de
l’origine de l’objectivité sans en abandonner le vocabulaire — c’est-à-
dire sans rompre avec la langue de la métaphysique? A moins que les
différents modes d’êtres distingués par Heidegger ne soient eux-mêmes
dérivés par rapport à des « régimes » d’indifférence, indifférence conçue
comme une Leistung fondamentale d’un « je » dédoublé, d’un « nous »
clivé. S’il est, en effet, possible de lire la tentative husserlienne comme
une percée en direction du foyer producteur du Vorhanden, percée qui
échouerait inéluctablement sur les rivages d’une analytique du monde de
la quotidienneté, faute pour la phénoménologie husserlienne d’avoir su
dépasser le cadre de l’ontologie traditionnelle et donc de sa langue; il est
permis d’y lire également un frayage plus radical parce que plus
aporétique —en dépit de l’optimisme théorique qui n’a cessé d’afficher—
que celui de Heidegger au-delà de la différence ontologique vers la
source impure de toute indifférence et de toute distinction, ce
qu’économiquement nous nommons ici exemplarité.
Qu’en est-il de cette méthode au sein du monde de la praxis? Elle n’est
pas une technique particulière. Elle ne transforme pas. Elle est plutôt la
condition de possibilité de toute technique — c’est-à-dire de toute
production comme de tout usage. Une telle performance (Leistung) laisse
« intact » ce qu’elle traite; elle ne touche, ne manie, ni ne manipule ce
dont elle s’empare.
161
Ce rapprochement est opéré de façon convaincante par R. Bernet, dans La vie du sujet,
P.U.F, 1994, pp 22-30, et pp 43-44, et surtout pp 102-104. Rapprochement qui se prolonge, et se
justifie, par une « analogie » entre l’époché phénoménologique et la « révélation du monde « à
travers l’affection de l’angoisse (p 103-104), analogie dont il attribue la paternité à J-F.
Courtine, note 1, p 30.
162
Krisis tr. fr. p 398, p [361] .
66
liers » à des « humanités » dispersées, ayant chacune leur monde propre
163
168
Sur le caractère fonctionnel de la distinction entre esquisse (Abschattung) et face (Seite),
cf Analyse zur passiven Synthesis, § 1. Hua XI. Sur le statut fluctuant des « multiplicités
présentatives » (darstellenden), confronter Erfahrung und Urteil, p [419] et Phänomenologische
Psychologie, Hua IX, p [75]. Voir enfin Ding und Raum, §§ 27-28. Hua XVI et Ideen II, p [130]
qui distingue deux sens d’ « esquisse ».
169
Erfahrung und Urteil, § 21 a) p [95]; § 26 p [141].
170
Erfahrung und Urteil, § 21 c) p [106].
171
Krisis tr. fr. p 397, p [359].
68
soit perceptive ou imaginaire, car cette possibilité effective de
progression est elle-même « limitée ». L’intention pratique ne peut
outrepasser ni la « complétude » anticipée à vide, ni la progression elle-
même co-anticipée. Et inversement, la progression et la complétude
anticipées ne peuvent outrepasser la finitude de l’expérience et une
certaine ouverture de l’horizon du monde172. L’intention pratique ne
parvient donc pas à poser au sens propre du terme, une « chose ». Ce qui
est une autre manière de dire, que l’exemplarité —dans la mesure où elle
assigne les « choses » du monde de la praxis au sens large à l’usage
(Gebrauch) ou à l’utilisation (Ausnützung) qui leur est propre, dans la
mesure où elle équivaut à la saisissabilité des choses selon leur utilité
(Dienlichkeit) 173— est le produit d’une (certaine) « logification » sans
« formalisation ». En revanche, la substruction galiléenne étend l’usage
de cette méthode jusqu’à l’hyperbole. Là où la choséité était simplement
présumée praxéologiquement, là où la « complétude » dans la
détermination de chose était conçue comme ne pouvant se réaliser que
dans les limites de l’expérience, sur le même plan que les
« représentations de chose » utilisées comme matériau, la substruction
galiléenne pose une chose vide exacte au-delà de tout remplissement
possible. Plus simplement encore, « à la place d’une itération finie nous
avons une itération dans un ‘toujours à nouveau’ inconditionné
renouvelable dans une liberté idéale »174, une itération infinie. Il y a donc
comme nous le disions ci-dessus substitution et substruction, ou encore,
selon une équivalence dont nous aurons à justifier la validité,
formalisation. Comme le rappelle Husserl dans une note, la méthode
mathématique « idéalise la propriété des choses », et « du même coup
corrélativement leur identifiabilité (Identifizierbarkeit) »; « elle idéalise
également l’expérimentabilité imparfaite (unvollkommene Erfahrbarkeit),
dans laquelle notre expérience actuelle progresse des choses connues aux
choses inconnues; ainsi, à la marche d’un perfectionnement itératif, se
trouve substituée la construction (substruiert) d’une infinité pure et
simple de l’itération —en tant qu’idéal. »175
L’idéalisation, l’exactification et l’infinitisation — la Leistung idéali-
sante n’étant rien d’autre que la conception du « toujours-à-nouveau » in
infinitum — entretiennent un lien étroit avec la formalisation.
L’immixtion de la formalisation dans la sphère matériale se traduit par un
bouleversement du sens de la conscience percevante pré-galiléenne,
c’est-à-dire de son horizontalité. A l’etc. de la progression est substitué un
etc. in infinitum. A la chose présumée comme exemple « d’une chose
quelconque en général » (irgend ein Ding überhaupt) est substituée une
chose comme exemplaire d’un quelque chose en général (Etwas
überhaupt) que l’on anticipe dans des « idées d’une chose ». Ce qui
aboutit, de fait, à une infinitisation —intentionnelle— du monde, non
seulement du monde des choses exactes (idéalisées), mais aussi des
expériences, des « manifestations » dont ils sont les indices. Le monde est
ainsi une multiplicité de choses exactifiées, d’éléments quasi-
mathématiques objectifs échappant, par définition, à toute intuition
172
Krisis tr.fr. p 397. p [360].
173
Voir, par exemple, Ideen II, § 50. p [187-188].
174
Ibid.
175
Krisis tr.fr. p 399, p [361]. L’effort de contournement de la difficulté syntaxique ici
rencontrée, conduit le traducteur à expliciter le concept de substruction, en fidélité, nous
semble-t-il, avec les propositions de Husserl.
69
sensible, et, pour cette raison, signifiés à travers une infinité de
représentations relatives et subjectives176.
183
La distinction kantienne entre jugement réfléchissant et jugement déterminant, et en l’es -
pèce entre jugement esthétique et jugement « logique » s’édifie sur l’héritage cartésiano-
galiléen, d’une distinction entre propriétés réelles objectives des choses naturelles et propriétés
relatives, subjectives. C’est précisément une remise en cause de cet héritage, une dénonciation
de son artificialité et de sa facticité qu’amorce la phénoménologie husserlienne dans les années
1910-20 et qu’elle radicalise dans la question en retourde la Krisis. Cf par exemple, Ideen II, p
[186-7]. Cf également R. Bernet, La vie du sujet, 1994, p 102. —Voir également Métaphysique
M, 3, 1078 a, 30 sq.
184
Cf, Hua XXIX, pp [14-17], pp [41] et sq., p [166].
185
Cf par ex le jugement sévère de Jan Patocka, Papiers phénoménologiques, p172.
186
Cf les propos rapportés par D. Cairns, Conversations with Husserl and Fink,
Phaenomelogica 66, 1976.
73
de l’idéalisme absolu d’un Hegel ? Cette difficulté fait système avec
187
187
Voir, par exemple, la critique de Kant dans La science de la logique, La logique
subjective ou doctrine du concept, trad. P-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier, p 58. Voir
également, p 50: « Le penser abstrayant n’est (…) pas à considérer comme simple mettre-à-
l’écart du matériau sensible, (sinnliche Stoff) lequel par là ne souffrirait aucun préjudice dans sa
réalité, mais il est plutôt le sursumer (Aufheben) et la réduction de ce même [matériau sensible],
[entendu] comme simple phénomène, à l’essentiel, lequel ne se manifeste que dans le concept ».
188
Cf. Hua XV, Nr 29. p 461 sq.
189
Krisis , § 36.
74
la prise de conscience de ce que les « choses naturelles » sont elles-
mêmes déjà « objectivées » selon le style propre au monde de la vie, de
ce que la seule manière d’avoir un monde commun est de le « produire »
—un produire antérieur à la différenciation entre praxis et theoria?
L’historicité de ce sol finit par le miner ou plutôt elle reviendra à montrer
qu’une modalité particulière et originaire de la volonté est le ciment de la
réalité — que celle-ci n’est que dans la mesure où un certain « bon
vouloir » consent à la laisser être.
192
Krisis, p 397, p [360].
193
Krisis p 405, p [367].
76
c’est-à-dire réduire, comme en témoigne L’origine de la géométrie . 194
196
Krisis p 407, p [368].
197
Krisis p 408 p [369].
198
Krisis pp 408-309, p [370]: « Le langage est de leur côté une fonction et un pouvoir
exercé corrélativement rapporté au monde, universum des objets en tant qu’il est exprimable
dans un langage selon son être et son être-tel »
199
Cf Jacques Derrida, La voix et le phénomène. pp 107-108
78
Chapitre IV
206
Logique formelle et logique transcendantale, p [53]. — Quant à la notion de rythmique,
elle apparaît comme le concept central de la théorie phénoménologique de la lecture dont les
éléments se trouvent disséminés à travers Logique formelle et logique transcendantale, § 70, b)
pp [159-161], et, § 16 b) p [50] sq .; cette rythmique correspond au mode de pensée que nous
avons identifié ci-dessus, comme « symbolico-ludique » (ou pensée catégorialement confuse,
bien que bénéficiant d’une « distinction » linguistique).
207
Jackobson, Essais de linguistique générale, Seuil, 1963, p 179 et E. Benveniste,
Problèmes de linguistique générale, 1966, p 251, cités par G-G. Granger, in Langages. N° 21.
1971, p 84.
208
Comme l’écrit G-G. Granger, op. cit. p 86: « quand la science prend pour objet la langue
elle-même (…) elle ne peut espérer en approcher la structure qu’en multipliant les points de vue,
puisque l’outil dont elle use, étant système symbolique, est de même nature qu’elle, et
considérablement moins puissant que ce qu’il sert à simuler ». Ce qui ne l’empêche pas de rêver
à une « extension de la pensée formelle débordant le logico-mathématique (…) et rompant par
exemple l’interdit jeté sur les embrayeurs ». Mais une telle « logique » ainsi rêvée n’est-elle pas
la « phénoménologie » comme « logique transcendantale »?
82
fois la nôtre nous rapporte à notre monde environnant, celui qui est coex-
tensif à la langue parlée, et au-delà au monde lui-même. La réduction
phénoménologique de l’attitude naturelle est donc solidaire d'une réduc-
tion de la langue, réduction sans laquelle la phénoménologie est condam-
née, non pas au discours solipsiste qui suppose encore la langue et la
thèse du monde, mais à l’incohérence d'une Meinung inconsistante et
même « insensée ». La mise en œuvre de la réduction phénoménologique
comme ouverture d'un champ d'expérience transcendantale s'accompagne
donc de l’institution d'une langue phénoménologique, apte à décrire les
phénomènes inédits de la conscience intentionnelle pure.
Nous lisons ainsi dans un manuscrit daté de 1930 (B I 5), que l’institu-
tion d’une « langue phénoménologique » comme « logique
transcendantale » est le corollaire de la réduction à la sphère de la
subjectivité transcendantale. La réduction de la langue du monde à un
« logos du transcendantal » signifie la reconduction d’une langue exo-
centrée sur l’X du monde toujours déjà posé comme existant à une langue
egocentrée209.
Mais une telle réduction de la langue naturelle, abordée essentielle-
ment sous l’angle terminologique (création de symboles égologiques),
semble installer un conflit entre l’intention, le vouloir-dire phénoménolo-
gique, et le dit qui continue, en dépit de tout, de se proférer via la langue
naturelle. Cela condamne-t-il le phénoménologue à un discours solitaire,
pire à un « langage privé »? S’il en allait ainsi, il ne saurait pas même être
question d’un tel discours solitaire ou d’un « langage privé », car le
discours-que-je-me-tiens-à-moi-même se dit déjà dans une grammaire qui
est celle de ma langue naturelle et qui, tangentiellement, est celle de toute
langue normalement constituée, c’est-à-dire viable (autrement dit toutes
les langues qui ont vu ou verrons le jour). C’est pourquoi la réduction de
la langue naturelle ne saurait se borner à la constitution d’une
terminologie (d’un système de symboles égologiques), mais
s’accompagne également d’une réduction (tacite) de sa grammaire 210.
209
« Dans le retour à la sphère subjective absolue, celle-ci se révèle comme champ
d'expérience et de recherche descriptive. Mais conjointement nous est donnée une vérité
prédicative qui sera recherchée et exprimée, que cette vérité soit d'ailleurs du point de vue
descriptif une vérité factice ou une vérité d'essence. On se sert par conséquent ici de la langue
avec ses significations —mais la langue sera réduite égologiquement et les mots et les
propositions seront réduits à de simples symboles égologiques, qui reçoivent librement leur
teneur de sens de l'Ego, une teneur qui, au moyen de la mise entre parenthèse deviendra un sens
purement égologique ou qu'on adjoindra aux symboles, après la mise-en-valeur du sens
transcendantalement accessible.// Nous sommes donc ici devant un état des choses
fondamental, qui est nécessairement présupposé par la phénoménologie // Je me réduis à mon
ego transcendantal. En tant qu'ego transcendantal, je forme des symboles —des symboles
transcendantaux, qui existent justement dans ma sphère transcendantale et qui ensuite sont
« éprouvables » intersubjectivement dans leur être transcendantalo-intersubjectif, et qui
symbolisent des états de choses transcendantaux en tant que significations. Au moyen de leur
signification, il faut ensuite fixer en général des vérités transcendantales, d'abord de manière
descriptive pour ma sphère primordiale, puis pour mon intersubjectivité égologiquement
orientée, pour le monde de l'expérience dans une appréhension transcendantale à tous ses
niveaux. —C'est là dessus qu'il faut fonder éventuellement de façon indirecte une connaissance
transcendantale: une « logique transcendantale ». La logique des vérités prédicatives en tant que
vérités transcendantales, le Logos du transcendantal. »
210
« Bien sûr, cela n'est pas contredit par le fait que l'énonciation accomplie dans les mots,
dans la grammaire de la langue allemande possède eo ipso un sens qui se rapporte au peuple
allemand, que par conséquent je contredis d'emblée l'époché transcendantale par mon discours,
ne serait-ce que dans le discours-que-je-me-tiens-à-moi-même. Par suite, il suffit ici de renvoyer
à la possibilité de réduire aussi de la sorte ma langue, qu'elle repousse tout sens mondain et
qu'elle soit l'expression pure de ce que je vise, i.e. par conséquent que je ne mette rien d'autre en
valeur que précisément le sens de mon discours conçu originairement par moi même. »
83
Or, et c’est tout le paradoxe d’une telle réduction, elle ne peut se faire
qu’à l’intérieur de la langue naturelle. Pour élucider ce paradoxe, il nous
faut donc aborder la question de la constitution de la terminologie phéno-
ménologique et montrer comment les expressions essentiellement flot-
tantes, qui fonctionnent dans la langue comme des prothèses du discours
naturelle (lui assurant sont assise et sa marche, mais également provocant
un handicap dont la formalisation cherche à la débarrasser), comment ces
expressions, donc, représentent le point archimédien où va porter l’effort
de « conversion » phénoménologique.
dans une intuition. Pas plus que la signification n'est l’intuition que j'ai de
ma propre personnalité, elle n'est la connaissance que j'ai de la
personnalité d'un autre. Bien loin de court-circuiter la médiation
intentionnelle signitive, le mot je la complique. S'il renvoie à la
représentation immédiate de la personnalité propre, c'est grâce à la
médiation universelle d'une fonction d'indication, que Husserl nomme
encore signification indicative, fonction qui en tant que telle ne renvoie
pas à telle représentation intuitive donnée, mais à une représentation
intuitive singulière possible, au concept individuel d'un je singulier donné
en général, c’est-à-dire à une signification indiquée. L’entente du mot ne
suffit pas à atteindre la signification complète, car cette dernière ne
dépend pas de la seule interprétation du complexe phonique (Wortlaut) et
ne supporte pas l’épreuve de la définitoire et formelle de la substitution
comme le font les mots de masse, de force vive, d'intégrale, etc. Quant à
la représentation intuitive de tel sujet particulier, de Pierre ou Paul, elle
ne remplace pas la signification.
Le mode de renvoi indicatif vient donc ici se loger au cœur de
l’expression, produisant, non une rupture, mais une distension au sein du
logos, distension qui se manifeste d'abord aux yeux de Husserl par un
écart entre la langue et l’idéal logique, mais qui deviendra, une fois la
phénoménologie devenue consciente d'elle-même, le champ infini qu'elle
aura à parcourir de réduction en réduction et de constitution en
constitution pour ajointer le je transcendantal au je factice mondain
psycho-physiologique, pour s'enfanter, se déduire transcendantalement
soi-même. L’index qui va de la fonction universelle indicative à la
signification indiquée (comme représentation du se-viser-soi-même et
comme référence directe de la personne qui parle) en tant que concept
individuel possible n'est autre que le fil ténu des motivations que Husserl
cherchera à dévider depuis la constitution des vécus immanents, à celle
des sensations propres à l’apprésentation d'autrui, et de l’apprésentation
d'autrui à l’aperception de la chose en tant qu'objet d'une nature
constituée intersubjectivement.
Mais pour l’heure bornons-nous au relevé quasi-topographique de l’é-
cart tel qu'il se donne à Husserl sous la forme d'une différence entre ex-
pressions objectives fixes et expressions essentiellement « subjectives »
et flottantes.
Dès le §28 la distinction semble contrariée: tantôt Husserl insiste sur
l’infinité de la raison objective et donc sur le fait qu'idéalement parlant il
est toujours possible de fixer de manière univoque la signification d'une
expression fluctuante, car, en tant que signification, elle est une unité
idéale, un pôle identitaire itérable par quiconque; tantôt il admet le carac-
tère « irréalisable », « vain » d'une réduction des expressions
essentiellement fluctuantes, bref l’infinité de la distance. Comme s'il y
avait ici deux formes de l’impossibilité: l’une logique qui contribue à
maintenir les expressions fluctuantes du côté de la raison objective, du
royaume de la logique, compris comme royaume de la fixité et de
l’univocité; l’autre, phénoménologique et historiale qui conspire à rendre
toute tentative vaine et irréalisable. Phénoménologique et historiale, car
comment comprendre sinon que Husserl soit contraint d’admettre que ce
n’est « pas seulement pour des raisons de nécessité pratique » que cette
220
RL I, p [82].
89
substituabilité de la signification objective qui est pourtant idéalement
possible « ne ne peut être effectuée, mais plutôt parce que, dans une très
large mesure, elle n'est pas réalisable en fait et que même, elle
demeurera toujours irréalisable »221? La surenchère pratiquée ici ne
parvient pas à masquer la réticence de Husserl à franchir le pas.
L’impossibilité n'est pas simplement pratique — ce qui revient à
concéder qu’elle l’est aussi. La question se pose ensuite de savoir ce que
sont ces « nécessités » plus que pratiques qui conduisent une
impossibilité, déterminée au départ et en partie, par des « nécessités pra-
tiques », à neutraliser une possibilité et une exigence logiques; car, loin
d’être absurde, un tel projet d’une langue formellement univoque, qui
n'est autre que celui d'une caractéristique universelle222, ne peut que
recevoir l’aval de la raison objective; c'est même ce droit infini de la
raison qui, réaffirmé, autorise à délimiter la sphère du praticable, du
réalisable et à mesurer la distance qui sépare les langues dans leur état
actuel et l’idéal d'univocité comme une distance infinie, celle d'une tâche
infinie.
Cette raison factice qui n'est pas simplement pratique et que Husserl
ne parvient pas à nommer, se profile néanmoins dans la solution qu'il
donne au paradoxe d'une signification fluctuante, à savoir que « les fluc-
tuations des significations sont proprement des fluctuations du signifier.
C'est-à-dire que ce qui est fluctuant, ce sont les actes subjectifs qui confè-
rent la signification aux expressions et, ce faisant, ils ne se modifient pas
seulement individuellement, mais aussi et surtout quant aux caractères
spécifiques dans lesquels réside leur signification »223. C'est aux actes sub-
jectifs, aux caractères d'actes porteurs de la signification qu'il faut attri-
buer l’origine de la fluctuation. L’intuition n'est pas en mesure de porter
la signification indiquée et la signification indiquée elle-même (le
concept individuel) n'est pas capable de fluctuer en tant que c'est une
signification —d'où la solution proposée: des caractères d'actes
spécifiques distincts des vécus fluents, capables de s'adapter au
changement de situation discursive: bref des actes porteurs d'une
fonction de signification recouvrant immédiatement ce qui est intentionné
dans l’intuition.
En effet, comme le précisera le § 5 de la sixième Recherche, l’intuition
correspondante qui est une perception ou une imagination détermine
(bestimmt) la signification mais ne la contient (enthaltet) pas. Aucune in-
tuition ne peut porter (tragen), contenir ou constituer une signification,
même indicative224. La conscience personnelle que j'ai de moi détermine
la signification que le mot « je » a pour moi, mais elle ne fournit pas à
cette signification son contenu. Mais elle n’est pas non plus la
signification indiquée. La profération actuelle du pronom « je » met à
contribution la fonction indicative universelle, indication qui ne me fait
pas sortir du langage, mais permet de par son indéterminité même la
« production » actuelle et contextuelle d'une signification indiquée en
221
Nous retrouvons ici la syntaxe étrange de ce pas seulement mais plutôt par laquelle nous
amorcions nos analyses. Le texte allemand dit: "Freilich müssen wir dabei zugestehen, daß
diese Ersetzbarkeit nicht nur aus Gründen des praktischen Bedürfnisses, etwa wegen ihrer
Umständlichkeit, unterbleibt, sondern das sie un weitestem Ausmaße faktisch nicht ausführbar
ist und sogar für immer unausführbar bleiben wird". RL I, p [90]. Je souligne.
222
Cf Prolégomènes et Philosophie de l'arithmétique.
223
RL I, p [91].
224
Note très importante de Husserl dans RL VI Addendum au § 5 et au § 26 de la RLI.
90
recouvrement de la représentation intuitive actuelle . 225
232
Ideen … I p [121].
233
Ideen …I p [121].
93
prétentions comme un avorton. Le scandale valant mieux que la méprise,
Husserl déploie une stratégie retorse visant à soustraire la
phénoménologie à ses prosélytes et, dont le résultat, est en tous cas de
compliquer la tâche de ceux qui voudrait s'en revendiquer ou s'en
autoriser. Comme à plaisir, il multiplie les objections de principes qui
rendent la naissance d'une telle science improbable : 1) l’absence d’un
précédent méthodologique permettant de donner une intuition
anticipatrice de la méthode véritable, adaptée au champ ouvert, et donc
l’interdiction de toute élaboration progressive condamne la méthode
phénoménologique à surgir d’un seul coup et toute armée de la tête de
son concepteur; 2) les « armes » ou plutôt les « expédients » (Mitteln) en
question ne sont autres que ceux d'une critique radicale et principielle de
la raison pure, puisque la phénoménologie se trouve « de par son
essence » dans l’obligation de prétendre au rang de « philosophie
première »; enfin 3) pour cette raison même, elle « doit être parfaitement
exempte de présuppositions » et exige « à l’égard d'elle-même une
évidence réflexive absolue »234.
Or par un secret retournement qui mérite qu'on s'y arrête, ce qui ten-
drait de prime abord à rendre improbable la « naissance » d'une science
aussi merveilleuse, est précisément ce qui la rend possible et même
nécessaire. Comme si l’accroissement des prétentions suscitait à la fois
une accumulation de motifs de doutes et une détermination plus précise
de la forme (Gestalt) de cet extraordinaire rejeton. Le ressort de
l’argumentation n'est pas sans faire penser, par analogie certes, à
l’argument ontologique ou encore à l’exposition de la loi morale chez
Kant —similitudes qui n'ont rien de fortuit. L’essence de la
phénoménologie la condamne à la perfection immédiate du point de vue
de la méthode, à la radicalité et à la « principialité », enfin à l’autonomie
absolue. Règne de la clarté absolue, absence complète de
présuppositions: « C'est sa propre essence de réaliser la clarté la plus
complète sur sa propre essence et par là également sur les principes de sa
méthode. » 235
Devant une telle apparition, on se frotte les yeux. Mais nous aurions
tort d'ironiser, et de contribuer ainsi à l’ambiance fondamentale de
skepsis. D'abord parce qu'on ne peut prétendre comprendre quoi que ce
soit à la réduction phénoménologique si l’on n'admet pas en même temps,
ne serait-ce qu'à titre de possibilité ou de fiction, cette auto-genèse.
Ensuite, parce que l’ironie devrait alors, pour rester conséquente, se
radicaliser, s'enrouler sur elle-même et reproduire ainsi par son
mouvement spiralé même ce au sujet de quoi elle aurait commencé
d'ironiser — à ceci près qu'elle présupposerait en son centre vide, évité,
l’essence qu'elle ne veut pas reconnaître: celle de la phénoménologie.
Toutes les raisons qu'on invoquent contre la naissance de la phénomé-
nologie, contre l’idée de la phénoménologie présupposent tacitement au
foyer aveugle de leur argumentation, celui qui donne précisément aux ar-
guments leur force, c'est-à-dire une certaine clarté à laquelle la langue al-
lemande donne le nom de Bekräftigung: l’idée ou l’essence qu'elles récu-
sent. La différence du pour au contre, tenant simplement à ce que ce qui
d'un côté est appréhendé comme essence effective, comme possibilité
réelle, comme eidos, est appréhendé de l’autre comme idéal, c'est-à-dire
234
Ideen I p [121].
235
Ideen …I, p [121]. Je souligne.
94
comme Idée inaccessible et condamnée à l’être. Une différence
d'accentuation en somme dans l’énonciation du lovgon didovnai, à cette
difficulté supplémentaire près que l’entente phénoménologique de cet
énoncé suppose déjà qu'on l’entende depuis le logos auquel il s'agit de
donner le jour.
Cette auto-généalogie se traduit sur le plan de l’expression, dans
lequel Husserl continue de voir une couche distincte236, par l’obligation de
produire une langue phénoménologique totalement déliée. Les deux scru-
pules, les deux hésitations, les deux doutes (zwei Bedenken) supplémen-
taires que Husserl mentionne dans les paragraphes 64 et 65, bien loin
d'estomper le malaise, l’accentuent au contraire. Les précisions apportées
à cette occasion permettent certes de trouver des analoga à défaut de pré-
cédents réels parmi les sciences disponibles (d'une part la géométrie,
d'autre part, la psychologie et la logique) et donc de rassurer les
sceptiques en leur montrant que les traits caractéristiques de la
phénoménologie leur sont en partie familiers. Mais à bien observer
l’emboîtement des thèmes des deux paragraphes en question, le caractère
insolite de la science en question ne s'en trouve qu'accru.
Les doutes sur les origines et sur les titres dont se pare la nouvelle ve-
nue sont les suivants: (1) premier scrupule (Bedenken) : « le phénoméno-
logue se met lui-même hors circuit »; (2) deuxième scrupule, il s'agit
même d'un scandale (Anstoß): « La rétro-référence de la phénoménologie
à elle-même »237.
L’apaisement du premier doute s'opère par un rapprochement de la
phénoménologie avec les sciences eidétiques, et même avec une eidétique
matériale: la géométrie. Le phénoménologue se met hors circuit en tant
qu'homme dans le monde, c'est-à-dire en tant qu'existence empirique, tout
comme le géomètre. Ce qui revient à admettre malgré tout que quelque
chose motive et fonde le doute. Ce quelque chose c'est l’usage de la
langue courante qui est commun au géomètre et au phénoménologue; l’un
comme l’autre continuent de parler en « hommes naturels », et donc à
« se poser » comme tels. L’important est simplement de dissocier la
teneur des propositions propres au discours scientifique proprement dit,
des formulations qui se réfèrent au sujet empirique. Comment faut-il
entendre cela? Les « références » (Beziehungen) au signataire du traité
géométrique ou phénoménologique forment une bordure inévitable, mais
qui n'entre pas dans le champ thématique, et donc dans la teneur du
discours en prise sur ce champ. Cette précision fonctionne comme une
pièce fondamentale de la méthode et plus généralement comme un rappel
du sens exact de la réduction, de la « mise hors circuit ».
La phénoménologie doit (se) produire (comme) sa propre langue,
son propre discours. Elle advient nécessairement au sein d'une langue
empirique, au sein d'un locuteur empirique sup-posé par le discours,
mais l’élément du discours naturel ainsi que le locuteur naturel
deviennent indifférents, se trouvent désactivés, ne forment plus qu'un
cadre neutre.
Le paragraphe 65 est en effet « symétrique » du 64 comme le note Ri-
cœur. En fait, cette symétrie qui apparaît de prime abord comme
« inverse », ne tarde pas à virer à la complémentarité. Après avoir dissipé
236
Cf Sur la couche du "logos" cf § 124 p 417 tr. fr. p [256]; et commentaire de J. Derrida
dans Marges de la philosophie.
237
Respectivement Ideen … I, § 64 p [121] et sq. et § 65 p [122] et sq.
95
le premier scrupule et fait place nette en évacuant le sujet empirique du
discours naturel, Husserl esquisse la figure caractéristique du nouveau né:
la Rückbeziehung 238.
En phénoménologie les vécus dans lesquels se font les investigations
s'intègrent eux aussi, en tant que purs vécus, au thème de la phénoméno-
logie. « En tant que purs », car il va sans dire que la description
phénoménologique continue aussi de s'opérer dans des vécus impurs d'un
sujet empirique, pris dans un contexte, dans une « interconnexion », dans
un réseau infini de motivations. Mais cela ne concerne pas le
phénoménologue. Ne peuvent être inclus dans le thème de la
phénoménologie que les vécus purifiés, c’est-à-dire les « vécus cités »239.
Tel est le sens premier des comparaisons avec la psychologie et la noé-
tique logique. Le psychologue tout comme le logicien incluent leur
propre pensée dans leur thème, le psychologue en tant que sa pensée est
un phénomène psychologique parmi d'autres, le logicien en tant que sa
pensée est une forme d'enchaînement d'actes judicatifs qui tombent eux-
mêmes sous les « normes logiques » qui constituent son thème directeur.
De même, c'est en tant que vécus purs parmi d'autres que les vécus dans
lesquels la phénoménologie « se conçoit » sont à leur tour inclus dans le
champ d'investigation de la phénoménologie. Mais en aucun cas, ce n'est
la pensée individuelle du penseur individuel existant dans le monde qui
est thématisée: ce qui est objet de connaissance dans la rétro-référence est
totalement déconnecté (ausschalten, abschalten) de ce que nous livrerait
une connaissance du sujet empirique. Et pourtant, malgré ou peut-être à
cause de cette indépendance (Unabhängigkeit), les sciences en question
continuent, et même doivent (sollen) continuer de se produire « au sein »
du discours naturel, chez un sujet existant empiriquement.
Nous sommes là en présence d'un mode d'inclusion qui ne correspond
ni à l’inclusion réelle, ni à l’inclusion intentionnelle. Certes le « sujet »
phénoménologisant se produit dans le « sujet » empirique, les activités du
phénoménologue s'insèrent dans le flux des motivations quotidiennes de
l’homme empirique comme des événements faisant partie de la vie de l’-
homme en question, et au-delà dans l’histoire mondiale. Par ailleurs, le
sujet empirique est inclus intentionnellement dans le thème du phénomé-
nologue, à titre d'illustration quelconque de ce qu'il faut entendre par
« moi » psychologique, par exemple. Néanmoins, aucune complication ne
peut remettre en cause l’indépendance radicale du « je »
phénoménologisant à l’égard du « je » empirique inséré dans le monde et
qui s'aperçoit comme tel. Il faudrait donc forger le concept d'un troisième
mode d'inclusion: l’inclusion par exclusion. Le je phénoménologisant
s'enfante soi-même en s'excluant du monde, c'est-à-dire en excluant le
« je » empirique de toute participation à son travail. Le je
phénoménologisant s'aperçoit lui-même comme inclus dans son thème à
condition que rien de ce qui concerne le « je » empirique ne vienne
troubler les frontières de son domaine (Gebiet).
La suite du texte que nous suivons ici transpose l’énigme de cette
238
« Dans l'attitude phénoménologique nous dirigeons le regard sur n'importe quel vécu pur
en vue de l'explorer; or les vécus dans lesquels se réalisent cette recherche elle-même, cette
attitude et cette orientation du regard, si on les prend dans leur pureté phénoménologique,
doivent en même temps faire partie du domaine à explorer. » Ideen …I, p [122] . traduction
modifiée.
239
Selon l’heureuse expression de G-G. Granger, « Remarques sur l’usage de la langue en
philosophie », in Langages, n° 35, 1974, p 24.
96
inclusion par exclusion sur le terrain de la méthode. La pureté et la
radicalité revendiquées par « toutes les disciplines qui font retour sur
elles-mêmes », les condamnent à atteindre d'emblée une forme parfaite:
c'est-à-dire, selon Husserl, « une forme scientifique définitive ». Mais
l’avènement « au sein » de l’empirie prend du temps. Il faut bien frayer la
voie, déblayer le terrain. La phénoménologie doit se présenter comme
telle « une fois pour toutes », mais il faut bien qu'elle le fasse
sérieusement une première fois. Telle est la double injonction qui semble
raréfier l’espace autour de cette science et en suspendre la possibilité. Il
faut bien « opérer » (operieren), « il faut recourir à des expédients de
méthode (mit methodischen Hilfsmitteln) auxquels il faudra, par la suite,
seulement donner une forme scientifique définitive »240.
Quel est donc le mode d'intervention d'un Hilfsmittel? L’utilisation de
tels Hilfsmitteln ne compromet-elle pas la rigueur et la perfection métho-
dique des sciences en question? Mais, d’abord, quels sont ces expédients
qui doivent ensuite revêtir une forme scientifique? Réponse: il s'agit d'un
procédé (Verfahren), procédé prescrit par le sens même de la phénoméno-
logie, par la « volonté » même de la phénoménologie d'être « une science
dans le cadre de la pure intuition immédiate, une science eidétique
purement descriptive ». C'est donc le caractère à la fois eidético-descriptif
et intuitif qui dessine la forme du procédé.
Or, ce procédé se ramène essentiellement à l’opération qui consiste à
partir d'événements de vécus pris à titre d'exemples. Mais un tel procédé
se décompose en plusieurs actes méthodiques: il s'agit (1) « de placer
sous nos yeux à titre d'exemples de purs événements de conscience »,
(sich reine Bewußtseinsvorkommnisse exemplarisch vor Augen zu
stellen); (2) « de les amener à une clarté parfaite »; (3) « de leur faire
subir dans cette zone de clarté l’analyse et la saisie eidétiques »; (4) « de
suivre les relations évidentes d'essence à essence »; (5) enfin, et c'est le
point qui nous intéresse ici en priorité, « de saisir dans des expressions
conceptuelles fidèles ce qu'on voit à ce moment, seule l’intuition et d'une
façon générale l’évidence devant prescrire leur sens à ces expressions »241.
Nous en venons au point qui a motivé cette lecture des Ideen, à savoir
la question de l’élaboration terminologique phénoménologique dans son
rapport avec la sup-position d'exemples. Car nous sommes convaincus
que si ce qui « fraye la voie à la phénoménologie » est déjà lui-même
« de part en part une phénoménologie », les considérations
terminologiques préliminaires concernant le discours phénoménologique
s'articulent déjà dans la langue phénoménologique. Du reste comme nous
l’avons vu la méthode phénoménologique n'est que l’ensemble des
procédés qui lui permettent de se frayer sa voie, procédés auxquels on a
donné une « forme scientifique »; or ce qui confère à un ensemble de
concepts descriptifs la forme d'une science, ce n'est pas autre chose que la
« mise en forme logique », une certaine formalisation, c'est-à-dire comme
240
Ideen … I, p [123].
241
Ideen …I . p 214. [123]. Les points (1) (2) (3) (4) (5) concernent respectivement les para-
graphes: 67, 68, 69, 71 et sq., et 66.
97
nous allons le voir une certaine déconnexion des concepts par rapport au
sol d'intuition où ils naissent.
Ces questions sont abordées au § 66 des Ideen I. Ce paragraphe pro-
longe les remarques de l’introduction que nous avons déjà développées.
La question, comme il apparaît dans le titre, est celle de la production d’
« expressions fidèles (getreuer) de données claires » propres au champ
phénoménologique. Il s'agira de dégager les « procédés » de production
de la terminologie phénoménologique en réfléchissant sur un exercice de
conceptualisation actuel. Cela fournit aussi à Husserl l’occasion de rappe-
ler la visée exclusivement eidétique de la phénoménologie. L’exercice de
la phénoménologie met donc en œuvre trois opérations distinctes en droit:
(a) obtention des données intuitives pures; (b) intuition eidétique opérée
sur la base de ces données prises à titre d'exemples; (c) fixation des idées
obtenues au point de vue conceptuel ou si l’on préfère terminologique.
Comme nous allons le voir l’intuitivité des données, ainsi que leur
conceptualisabilité, est directement dépendante d'une opération discrète,
quasi anodine de transformation du donné en donné exemplaire.
Nous le disions plus haut, ce qui apparaît aussitôt après la mise en
œuvre de l’époché est de prime abord un enchevêtrement de données in-
distinctes et obscures, au point que c'est à peine si l’on peut dire que
quelque chose apparaît. Par ailleurs, la terminologie qui doit survenir, et
se calquer sur l’idéation phénoménologique ne devient une véritable
conceptualité scientifique qu'à prendre la forme d'un système de
significations capable de fonctionner indépendamment de la base
intuitive initiale. Mais la science ainsi obtenue n'est phénoménologie que
si elle et en mesure, même une fois mise-en-forme, de rendre disponible
sa base intuitive, « son soubassement représentatif », de le rendre
disponible moyennant « des préparatifs subjectifs et objectifs »
(subjektive und objektive Vorkehrungen). Comment cela est-il possible?
Quels sont ces préparatifs?
Pour tenter de répondre à ces questions, et préciser le rôle de
l’exemple dans la production de la terminologie phénoménologique ainsi
que sur les attendus d'une telle production, nous devons relever deux
phases que Husserl mentionne. Il s'agit 1) d'adapter des expressions
flottantes au donné intuitif déclos par la réduction phénoménologique, et
2) de fixer scientifiquement le sens ainsi conféré aux expressions.
Mise en recouvrement (Deckung) de l’expression et de l’intuition
donatrice: telle est la première étape dans la production de la
terminologie phénoménologique. Le caractère inédit et inouï du donné
intuitif en question explique que l’on puisse recourir à la langue
commune (« les mots employés peuvent être issus de la langue
commune ») et qu’il faille autant que faire se peut éviter « les termes
techniques »; sont nécessaires, en effet, des termes qui soient
suffisamment dépendants du contexte pour supporter une adaptation
nouvelle à un donné intuitif nouveau. La relation de dépendance qui lie,
comme nous l’avons vu, l’expression au contexte d'énonciation est la
propriété précieuse recherchée par la phénoménologie en mal de discours.
Ce lien de dépendance doit être rapporté en dernière instance à un lien
d'indication interne à la sphère du logos que Husserl a pointé de façon
exemplaire dans le pronom personnel je, mais qui se retrouve par ex-
tension dans toutes les expressions catégorématiques de la langue —
c'est-à-dire dans toutes les expressions qui sont indépendantes du point de
98
vue grammatical, mais qui inversement sont dépendantes du point de vue
de leur contenu de signification par rapport au contexte d'usage. La
relation d'indication logée au cœur de la signification permet
l’articulation de la formalité grammaticale vide sur un contenu actuel.
Cette relation indicielle entre niveaux de signification, entre niveaux de
généralité, est caractéristique du logos d'une sphère matériale qui se
constitue sur la base de l’expérience des objectités propres à cette sphère.
Elle affecte le mode de subsomption des individus sous les espèces et des
espèces sous les genres, et place la construction logique du champ sous la
dépendance de l’expérience, d'une expérience qui n'est jamais pure, mais
qui se confond intimement avec l’acte de la nomination.
Le premier souci est celui de l’adaptation d'expressions flottantes aux
intuitions. D'où le choix d'expressions adaptables. Ce qui apparaît comme
un choix par défaut doit être relu, à la lumière de ce qui précède, comme
une prédilection: « les mots employés peuvent être issus de la langue
commune, être pleins d'équivoques et rester vagues en raison de leur
variations de sens »242 — mais dans la mesure où il est nécessaire de
recourir à cette possibilité, lisons: il est préférable qu'ils le soient. De
même, lorsque Husserl énonce la condition d'admission de ces termes,
malgré leurs imperfections apparentes: « tant qu'ils recouvrent le donné
intuitif sous la forme d'expressions actualisées, ils prennent un sens
déterminé, qui est leur sens actuel hic et nunc, et un sens clair »243 —
lisons: c'est justement leur variabilité essentielle, leur dépendance
fonctionnelle par rapport au contexte qui permet leur adaptation à un
donné intuitif actuel, donné intuitif dont ils ne reçoivent pas leur
signification, mais la déterminité de leur signification. Car jamais la
signification ne consiste et ne réside en l’intuition. Nonobstant, c'est
l’intuition qui, dans le cas d'expressions en prise sur un champ de
données, confère à la signification clarté et déterminité.
La deuxième opération consiste en ce que Husserl intitule assez ellipti-
quement la fixation scientifique. La fixation terminologique est, comme
le précise le paragraphe suivant, ce qui permet de donner à la
terminologie la dignité d'une conceptualité scientifique. Or la scientificité
et la fixation consistent en une certaine mise en forme qui confère aux
termes la « forme du savoir » (Form des Wissens). Cette mise-en-forme a
pour but de permettre la conservation (Aufbewahrung), l’application
réitérée des résultats de la pensée intuitive — bref son partage et sa
transmission intersubjective. La forme du savoir n’est pas autre chose que
la « forme » elle-même au sens de la logique formelle. Cette
« Formung » consiste en la distribution des résultats de la pensée en un
système de propositions ainsi qu’en une mise en forme logique des unités
de significations —l’un n'allant jamais sans l’autre. Or, cette mise en
forme logique qui confère aux termes et propositions phénoménologiques
leur « signification distincte » ainsi que leur transmission ne sont
possibles que par un détachement du contexte d'énonciation, c'est-à-dire
une émancipation par rapport au « soubassement représentatif ». Les
résultats de la pensée phénoménologique ne deviennent des « contenus de
savoir » qu'en brisant le lien avec leur base intuitive. Il n'y a pas de
scientificité, pas d'universalité scientifique donc, sans mise en forme,
sans symbolisation (algébrisation), sans transformation d'une pensée
242
Ideen …I p [124]. Je souligne.
243
Ideen …I , p [125].
99
intuitive, guidée et éclairée par l’intuition, en pensée « aveugle » —du
moins cette possibilité qui est présentée parfois par Husserl comme
regrettable, comme dérive techniciste dommageable pour le sens même
de la science, est de fait, et dès la Philosophie de l’arithmétique perçue
également comme instauratrice de la science, comme ce qui assure le
passage à l’épistémé244 . Cette mise en forme est à la fois ce qui assure à la
phénoménologie son accès au rang de science et ce qui la met en péril,
puisqu'il devient possible d'articuler à vide le discours
phénoménologique.
C'est pourquoi, la phénoménologie doit, si elle veut rester une science
eidétique matériale, adjoindre à cette mise en forme une « mise à disposi-
tion » corrélative des intuitions qui déterminent et confèrent leur clarté au
sens distinct sur le plan purement logique des expressions. D'où
l’exigence « en même temps » (zugleich) « de préparatifs subjectifs et
objectifs, pour que l’on puisse instituer à volonté (et sur une base
intersubjective) les fondements appropriés et les intuitions actuelles »245.
Les énigmatiques préparatifs subjectifs et objectifs doivent permettre
l’itérabilité des fondements et des intuitions actuelles qui ont
originairement et de jure déterminé la signification des expressions, c'est-
à-dire leur instituabilité arbitraire, à volonté —autant de fois que voulu—
et par quiconque —intersubjectivement. Une telle Beliebigkeit —en un
temps quelconque et par quiconque— dans l’effectuation d'une intuition
la désigne suffisamment comme intuition générale, c'est-à-dire intuition
eidétique. Or nous savons que l’intuition eidétique elle-même n'est
possible que sur la base d'intuitions singulières, variables exemplaires.
Aussi les préparatifs (Verkehrungen) subjectifs et objectifs en question
concernent les procédés de consignation du soubassement intuitif
exemplaire de l’intuition eidétique.
Cette hypothèse de lecture se vérifie dans la fin du paragraphe qui
traite d'un problème qui résume les deux points traités jusqu'ici: à savoir
celui de l’univocité des expressions forgées par la phénoménologie.
L’univocité des expressions du discours phénoménologique doit réaliser
un compromis entre l’exigence d'intuitivité et l’exigence de scientificité.
Pour qu'une expression soit univoque (eindeutig), il faut en effet que sa
signification demeure invariablement fixe, c'est-à-dire distincte
(deutliche) et unique (einzige); or les expressions les plus appropriées à la
production de la conceptualité phénoménologique sont les expressions de
la langue courante qui peuvent être fluctuantes essentiellement ou
accidentellement et pour cette raison même qu'elles peuvent l’être.
L’univocité sera donc obtenue par des procédés qui ne peuvent être
purement logiques (comme la définition), mais grâce à l’éclairage
(Klärung) obtenu par le contexte intuitif originaire. Car la corrélation
univoque entre l’expression (mot ou proposition) et les essences
saisissables intuitivement, entre la signification logique purement
intentionnée à vide et le sens intuitif remplissant, ne l’est que « sur la
base de l’intuition et d'exemples individuels éprouvés »246.
Là encore l’essentiel est ,sinon dit, du moins concédé en passant, sans
que Husserl s'y arrête fermement et prenne la peine de thématiser plus
244
Ce qui n'exclut pas une forme d'évidence propre au logico-formel, l'évidence de la
distinction que Husserl distingue dans LFT de l'évidence de la clarté.
245
Ideen …I , p [124].
246
Ideen …I , p [125].
100
avant la chose. L’essentiel est ici cette opération secondaire, ce procédé
dont tout l’édifice logique de la phénoménologie dépend. C'est la
constitution d'une base d'intuitions, d'intuitions singulières exemplaires
parfaitement élaborées (wohleingeübten); constitution qui représente en
l’occurrence l’opération discrète fondatrice (auf Grund); c'est elle qui
dote les mots de signification univoque et exclut les autres significations
qui tendraient à s'imposer. Plus exactement, c'est l’appropriation et la
« perlaboration » (Wohleinübung) d'intuitions en intuitions capables de
servir de base — et donc d’exemplififcations authentiques— à une
intuition eidétique, qui permet l’affectation d'un sens unique et identique
à un mot. Or, en quoi consiste cette « perlaboration » si ce n'est
précisément en la mise en forme exemplaire d'intuitions singulières
capable de les constitués en authentiques exemples quelconques de
l’essence intuitive en question?
L’élaboration des « intuitions singulières » en intuitions exemplaires
est ce en quoi l’esprit trouve la force de contrer des habitudes langagières
bien ancrées, de « biffer » (durchstreichen) « pour ainsi dire les autres
significations qui par la force de l’habitude tentent parfois de s'imposer ».
La mise-en-forme-d'exemple d'une intuition singulière est une
« opération » qui n'a pas véritablement de statut logique, qui est même
pré-logique. Mais elle est bel et bien une opération, et décisive de
surcroît, car sans elle aucune signification n'aurait moyen de s'ajuster à ce
qui est donné dans l’intuition. Cette manière de formuler les choses est
encore amplement insatisfaisante, mais elle nous permet de préciser le
sens des déclarations introductives des Ideen…I. La mise en exemple du
donné intuitif —et non pas l’exemplification— est ce qui « détermine » le
sens remplissant, l’essence indiquée et donnée dans une intuition
eidétique, car elle est ce qui donne un contexte à l’intuition eidétique
actuelle: un hic et nunc247.
« Sur la base de l’intuition et d'exemples individuels éprouvés (auf Grund der Intuition und
wohleingeübter exemplarischer Einzelanschauungen), les mots sont dès lors dotés de significations
distinctes et uniques (en ‘biffant’ (unter ‘Durchstreichung’) pour ainsi dire les autres significations
qui par la force de l’habitude tentent parfois de s'imposer), de telle sorte que, dans tous les contextes
(in allen möglichen Zusammenhängen) possibles de la pensée actuelle, ils conservent les concepts
que la pensée leur a adjoints et perdent l’aptitude à s'adapter (die Anpassungsfähigkeit) à d'autres
données intuitives solidaires d'autres essences qui les remplissent. »248
258
« Pour autant que nous pouvons varier les espèces des matériaux en toute liberté, et
qu’elles sont soumises seulement à cette condition idéale évidente d’être susceptible de jouer le
rôle de supports des formes préexistantes, les lois en question ont le caractère de lois
entièrement pures et analytiques, elles sont pleinement indépendantes de la particularité des
matériaux. Aussi leur expression générale ne contient-elle pas trace d’espèces matérielles, elle
n’utilise bien plutôt que des symboles algébriques comme supports de représentations générales
indéterminées de certains matériaux en général, elle reste quelconque, avec la seule condition de
demeurer identique en eux-mêmes. » RL VI, p 227 [189].
259
« Aussi pour avoir une vision évidente de ces lois, n’est-il pas non plus besoin
d’effectuer actuellement une intuition catégoriale qui présente leurs matériaux effectivement
dans l’intuition; mais il suffit d’une intuition catégoriale quelconque, qui nous fasse apercevoir
la possibilité de la formation catégoriale en question. C’est par l’abstraction généralisante de
cette possibilité dans son ensemble que se réalise la ‘vision évidente’, intuitive et unitaire de la
loi, et cette vision possède, selon notre théorie, le caractère d’une perception générale
adéquate. » RL VI, p 227 [189].
260
RL VI, p 227 [189]. Je souligne.
105
formes « co-possibles », « sphère idéalement formée de transformations
possibles de chaque forme donnée en formes toujours nouvelles »261.
Le point décisif pour la phénoménologie est donc, pour le dire dans
une formulation provisoire, de parvenir à discerner deux types de couches
logiques: un « logos » formel qui est à la fois normatif du point de vue de
la science et second du point de vue génétique et un « logos » constitutif
du point de vue génétique de la possibilité même de l’apparaître ainsi que
de la possibilité pour le premier d’avoir une prise sur le phénomène. Ce
second « logos » qui est génétiquement premier n’est autre que la
« langue » en un sens qui reste à déterminer. Ce que nous nommons ainsi
« langue » ne doit pas être réduit au concept fondamental de la
linguistique et de la sémiotique, même si sa secondarité est elle-même
nécessaire pour qu’elle puisse prétendre au rôle archi-constitutif qui est le
sien. La langue est l’archi-facticité dont toute science a besoin pour la
réduire précisément. Pour que l’idée d’une connaissance possible puisse
surgir sur le sol de la perception, il faut préalablement que le monde de la
perception soit structuré comme une langue, que la chose perçue
s’articule et se montre comme un « signe » dont la signification ultime
reste ouverte. Il faut que la perception soit comme une pré-connaissance
muette, comme un discours tacite; non pas par essence muette, mais
parce qu’immémorialement détachée des contenus signitifs qui vont
d’ordinaire avec ces significations. De tels « cas de connaissance sans
parole ne sont (…) que des remplissements d'intentions de signification,
de celles-là seulement qui se sont détachées sur le plan
phénoménologique des contenus signitifs qui d'ordinaire vont avec
elles »262. Les significations sont devenues, pour ainsi dire, inhérentes aux
choses; les choses sont devenues les corps de significations, et l’intuition
perceptive est devenue une intention de signification immédiatement
remplie —une « connaissance » immédiate sans statut théorique ou
logique.
261
Ceci est important pour la Selbstvariation du je, comme nous le verrons en conclusion.
262
RL VI, p [60]..
263
Cf Heidegger, Mon chemin de pensée et la phénoménologie, pp 162-173 Séminaire de
Zähringen de 1973 pp309-314 in Question IV. Cf Jacques Derrida, dans La voix et le
phénomène, qui l'interprète comme le lieu de la percée et de la retombée dans la métaphysique,
lorsque après avoir élargi le domaine de la signification, Husserl reconduit celle-ci à l'autorité de
l'intuition —seule source de droit. Cf Jean-Luc Marion dans son article "La percée et
l'élargissement", repris dans Réduction et donation qui, au terme d'une lecture méticuleuse de
Derrida et de Heidegger, tente de dégager par-delà l'opposition apparente des deux
interprétations de la "percée" le motif de la donation, donation plus ancienne que la différence
que Husserl présente pourtant lui-même comme irréductible de la signification et de l'intuition
(p 38). Cette différence et le « jeu » de l’intuition avec l’intention ne représentant ainsi que la
première percée de la phénoménologie, la seconde étant celle de la question ontologique
heideggerienne, op. cit. p 163. Cf René Schérer La phénoménologie des « Recherches lo-
giques » de Husserl, p 290 sq.
106
l’articulation de la signification logique et de l’intuition, plus
précisément les lois essentielles de mise en concordance de l’intention
signitive et du remplissement intuitif. Nous voulons parler de la théorie
fort différenciée des modes de la Veranschaulichung qui tend à se
confondre avec ce que Husserl nomme au terme des Recherches
logiques, une morphologie pure des intuitions 264 qui serait le pendant de
la morphologie pure des significations.
On comprendra aisément qu'il s'agisse là d'un lieu et d'un moment
stratégiques si l’on se souvient, d'une part, que le problème de la connais-
sance est posé par Husserl dans les termes hérités de Kant 265, et que,
d'autre part, la phénoménologie et la réduction phénoménologiques appa-
raissent d'abord sur le terrain de la théorie de la connaissance, et sous la
forme d'une science eidétique et intuitive de la conscience266. Or cette
théorie du remplissement tend à se confondre avec une théorie des modes
de présentation (Darstellung) compris à leur tour comme modes
d’« intuitionnification » (Veranschaulichung)267.
Pour préciser notre hypothèse: il est possible de lire l’ensemble des
Recherches logiques comme une tentative pour constituer une telle
264
RL VI p [181]. L'importance de cette distinction est reconnue rétrospectivement dans la
Bedeutungslehre, Hua XXVI, p [16]. tr. fr. p 37.
265
Cf le débat avec le mouvement criticiste, tel qu'il est rappelé par E. Fink dans son article:
La phénoménologie face à la critique contemporaine. (1933). repris in De la phénoménologie tr.
fr.. D. Franck, Minuit, 1966. Cf aussi la RL VI Introduction p [3] où le couple kantien "concept"
ou "pensée"/"intuition correspondante" est repris entre guillemets comme équivalent
terminologiquement impropre du couple husserlien "intention de signification"/"remplissement
de signification", avant qu'il ne soit repris au § 17 sans guillemets. Autre exemple du travail
terminologique de la phénoménologie comme travail d'appropriation de la langue philosophique
traditionnelle, et donc d'inscription de sa langue et de son discours dans la langue et le discours
philosophique. Cf. aussi RL VI § 66 p [202-203] qui, outre le grief connu d'une limitation de
l'intuition à l'intuition sensible, condamnent encore plus sévèrement la confusion dans laquelle
Kant a laissé le domaine de la signification, au point de confondre sous le terme de pensée "les
concepts en tant que significations générales des mots", "les concepts en tant qu' espèces de la
représentation générale proprement dite" et "les concepts en tant qu'objets généraux".
266
Cf les leçons de 1905. L'idée de la phénoménologie.
267
Sur le choix de cette traduction, cf. Introduction, note 14.— Kant parlait de
Versinnlichung, terme qui allie, chez lui, l’exigence d’intuitivité sensible (Sinnlichkeit) et celle
d’un accroissement synthétique de signification. (cf. par exemple, Qu’est-ce que s’orienter dans
la pensée? tr. Philonenko, Vrin, 1983, p 75; ou encore, l’exposé du schématisme dans la
Critique de la Raison pure). Cette équivocité qui se trouve en français aussi bien qu’en allemand
correspond donc à une complicité essentielle entre deux opérations: celle qui consiste à rendre
sensible un concept au moyen d’un exemple et celle qui consiste à procurer une signification
réelle à un concept. Cette complicité intime est l’un des traits déterminants du concept kantien
de Versinnlichung. — Il n’est pas sans intérêt de remarquer que ce grand lecteur de Kant
qu’était Husserl se livre, dans une remarque terminologique, au même rapprochement dans les
Ideen I au § 85 pp 290-291 de la traduction de P. Ricœur (pp [173-174] de l’édition originale).
Les Recherches logiques tentaient déjà à leur manière d’articuler rigoureusement la donation de
sens (en tant qu’activité catégoriale) avec sa présupposition fondatrice dans la sensibilité. On
peut à cet égard considérer le Chapitre IV de la Sixième Recherche comme l’un des points les
plus avancées dans l’élucidation du phénomène de la signification. Alors que la Quatrième
Recherche pâtissait de son point de vue strictement formel, l’énonciation des lois de la
possibilité de la signification, des « lois d’existence des significations » correspond à un effort
proprement phénoménologique (noématique) pour élucider les conditions de possibilité d’une
signification réelle. C’est d’ailleurs ce qu’énonce la première loi: « quand nous y regardons de
plus près », l’existence d’une signification est avérée lorsqu’a lieu « la généralisation du
rapport de remplissement dans le cas d’une intuitionnification objectivement adéquate » (p
[103] de la deuxième édition). La possibilité d’une exemplification (d’une Exemplifizierung qui
correspond au mode d’intuitionnification adéquat par opposition à l’Illustrierung ou
Verbildlichung qui est un mode d’intuitionnification inadéquat, insuffisant à avérer l’existence
d’une signification), la possibilité d’une exemplification , donc, est la condition de possibilité
d’existence d’une signification. Pour le dire plus simplement un mot n’a de signification réelle
que s’il est possible de produire une exemplification, c’est-à-dire de la rendre sensible, quitte à
ce que la signification fonctionne ensuite sans une telle exemplification.
107
théorie systématique des modes de Darstellung, tentative qui reprend le
problème en l’état où Kant l’avait laissé268. La position kantienne du
problème de la connaissance avait fini, en effet, par se confondre avec ce
qui posait problème, tant et si bien qu'il n'était même plus besoin de
l’assumer comme ce qu'elle est, à savoir une thèse. Pour la formuler sous
sa forme devenue canonique: une intuition sans concept est aveugle et un
concept sans intuition est vide. A quoi vient s'ajouter le corollaire: une
pensée sans intuition reste une pure pensée, une pensée purement
logique, ou encore analytique, c'est-à-dire vide. Peu importe que
l’entreprise critique se réduise ou non à cela. Notre objet n'est pas
d'établir la doctrine historique de Kant. Le fait, qui seul nous importe, est
que Husserl, tout comme ses contemporains, continue de porter le poids
de cet héritage kantien, au point que non seulement l’idée de philosophie
en tant que théorie de la connaissance, s'impose d'emblée, semble aller de
soi, mais qu'en outre la bi-partition entre une sphère logique (la pensée
pure) et une sphère d'intuition se trouve assumée avant même qu'on se
soit donné le temps d'opérer une délimitation stricte de l’une ou l’autre
sphère; ou plus radicalement qu'on ait pris le temps d'interroger la
légitimité et la praticabilité d'une telle délimitation269. Ces « ambiguïtés »
dans la présentation initiale de la phénoménologie, dans son « de-prime-
abord », Husserl en a été lui-même la première victime, comme le
rappelle la tardive « préface » aux Recherches, datée de 1913 et éditée
grâce aux soins de Fink en 1939270.
Nous pourrions à l’égard de la référence kantienne réitérer mutatis mu-
tandis les analyses proposées ci-dessus au sujet de « l’exemple
cartésien ». Cette élucidation du rapport de la phénoménologie à
l’histoire est l’autre direction de la « phénoménologie de la
phénoménologie » — la première étant, comme nous avons cherché à
l’établir dans les deux paragraphes précédents, l’élucidation de son essor
à partir du sol de l’attitude naturelle. L’« enfant philosophique »271 qui
cherche à s'élever à la philosophie comme science solide et aux
« problèmes » ultimes doit commencer par prendre appui (sich stützen)
sur ce qui s'offre immédiatement à lui, et c'est bien ainsi que Husserl relit
rétrospectivement son ouvrage de percée, en 1913.
« Las des confusions et craignant de sombrer dans l’océan d'une critique infinie, je me suis
senti contraint de laisser de côté l’histoire, et, pour rester moi-même philosophe, de tenter
l’expérience de partir moi-même d'un point quelconque, de faire des recherches sur des problèmes
immédiatement accessibles, fussent-ils très modestes et peu appréciés, d'où je pourrais peut-être un
jour progressivement m'élever. »272
295
RL VI p [57].
296
RLVI, pp [50-51].
297
Op. cit. § 37. p [117]. "C'est encore autre chose que l'on entend par ‘esquisse de couleur’,
par ‘vue en perspective’ etc. , termes à propos desquels il est clair qu'il leur correspond aussi
quelque chose dans le contenu phénoménologique de l'acte et avant toute réflexion. »
298
Ideen I, p 20 [10]. tr. légèrement modifiée.
299
Ideen …I , § 44. p 144 [82].
300
Ideen … I p [166].
116
faire? Si, comme nous l’avons vu, Husserl réserve la substruction aux
sciences exactes et exclut, donc, l’idée d'une substruction
phénoménologique, la constitution du donné en exemple n'en est-elle pas
un équivalent aussi bien dans l’attitude naturelle « anexacte » que dans
l’attitude phénoménologique?
(d) Enfin, la perception sensible elle-même —et il en irait de même de
l’intuition eidétique— acquiert « en quelque sorte une extension », du fait
de l’immixtion, de l’entrelac (Verflechtung) de significations détachées de
leur expression, ainsi que le précise le § 15. C'est ainsi qu'on parle de et
reconnaît tel manuscrit « comme étant de Gœthe ». Expliquer ce
mouvement par lequel la signification se détache de son expression pour
se déposer sur l’objet perçu, suppose qu'on s'intéresse au processus par
lequel un nom nomme une chose et celui par lequel la chose est reconnue
comme telle. Comment reconnaît-on telle chose, comme « un
manuscrit »? Husserl répond: par un « acte de classification » ou encore
de « subsomption ». « Le nom … vient ‘se poser’ (legt sich … auf), en
quelque sorte, ‘sur’ l’objet perçu, il lui appartient, pour ainsi dire, d'une
manière sensible. » C’est pour rendre compte de ce phénomène que Kant
avait été obligé d’invoquer un « art caché », et c’est contre Kant que
Husserl déclare que, « ce n’est pas en vertu de mécanismes psychiques
cachés, que le mot adhère aux traits singuliers qui lui correspondent dans
les intuitions »301. Le mystère d'une telle opération se dissipe dès qu'on se
reporte sur les actes et plus particulièrement sur les actes médiateurs,
« ceux du signifier, mais aussi ceux du connaître et à coup sûr ce sont, en
ce cas, des actes de classification »302. S’attaquant au « lien mystique »
que la conscience naïve suppose entre le mot et la chose, et plus
particulièrement et exemplairement entre le nom et la chose, Husserl
montre au § 6 de la Sixième Recherche que cette adhérence ou cette ap-
partenance du nom à la chose n’est qu’une apparence, une façon de
parler. Elle est le résultat d’une médiation discrète qui ne s’opère pas au
niveau des objets (signes, significations et choses), mais au niveau des
actes. Ainsi, « ce n’est pas le mot et l’encrier qui entrent en relation, mais
les vécus d’actes que nous venons de décrire, dans lesquels ils
apparaissent, alors qu’ils ne sont absolument rien ‘en’ eux ». C’est en
vertu d’un acte médiateur que l’acte d’intuition (sensible en l’occurrence)
et l’acte porteur de signification s’unifient, produisant la reconnaissance
ou recognition de l’objet perçu303. La différence que nous évoquions ci-
dessus entre actes porteurs de signification et actes déterminant la
signification304 trouve ici sa première élucidation. Cet « habillage » du
donné est l’opération minimale, neutre qui « produit »
phénoménologiquement le réel, sans le modifier. C’est pourquoi, bien que
les mots ne soient « pas visés comme quelque chose d’existant dans les
choses qu’ils nomment », ni quelque chose « d’ahérant à elles », Husserl
n’en continue pas moins de parler de « connaissance et de classification
de l’objet, comme si l’acte opérait sur l’objet305 ». La métaphore de la
301
RL VI, p [27].
302
RL VI, pp [24-25].
303
« L’objet perçu est reconnu comme encrier et, en tant que l’expression signifiante ne fait
qu’un, d’une manière particulièrement intime, avec l’acte de classification, et que celui-ci, à son
tour, en tant que connaissance de l’objet perçu, ne fait qu’un avec l’acte de perception,
l’expression apparaît en quelque sorte comme étant posée sur la chose, comme si elle était un
vêtement. » RL VI, p [25].
304
Cf plus particulièrement le § 5 RL VI. pp [17-24].
305
RL VI, p [25].
117
Verkleidung correspond ainsi au dégré d’opérativité zéro, elle est la seule
opération improductive (improduktiv) au sens de la Betätigung ou de la
Handlung, capable de « produire » (vorführen, vorzeigen, hervorbringen)
phénoménologiquement de faire paraître ou comparaître.
Cela nous conduit à une deuxième série de remarques portant cette
fois-ci sur le statut de la signification.
Quelle est la source d'une telle méprise? Pour une part, elle provient de
l’obstacle que continue de représenter la distinction kantienne entre pen-
311
RL I p [43-4]
312
RL I, p [43-4]. Je souligne.
313
D’où probablement les difficultés souvent relevées par les commentateurs concernant la
distinction entre deux orientations (Husserl dit Einstellungen) apophantique-analytique et
ontologique-formelle.
314
RL VI, p [185].
120
sée et intuition, distinction confuse qui conduit à rassembler sous le terme
de « concept », « les concepts en tant que significations générales des
mots, et les concepts en tant qu'espèces de la représentation générale
proprement dite, ou encore les concepts en tant qu'objets généraux, c'est-
à-dire comme corrélats intentionnels des représentations générales »315.
Pour une autre, elle réside dans une terminologie équivoque qui a sa
source dans une situation inévitablement trouble. Ce trouble et les
risques de bévues afférents dérivent des complications introduites par la
« réflexion pure » sur le domaine de la signification et les actes signitifs.
La possibilité et la nécessité d'une telle réflexion pure sous-tend tout le
projet des Recherches logiques, elle doit pour une part avérer l’existence
idéale des significations et pour l’autre, reconduire les « objectités
logiques » aux actes porteurs. Une certaine réflexion naturelle est bien
entendu indissociable de l’apprentissage même du langage. Les formes en
sont diverses: cela va de l’apprentissage du sens des mots, à
l’apprentissage de la grammaire « dite normative » aux réflexions plus
« spéculatives », celles précisément des auteurs que Husserl discute.
C'est, par exemple, cette réflexion naturelle qui donne lieu à ce que « les
scolastiques appelaient suppositio materialis », qui consiste en ce que
« toute expression (…) peut se présenter comme son propre nom, c'est-à-
dire qu'elle se nomme elle-même comme phénomène grammatical »316.
Mais ce que Husserl a en vue, c'est « exactement un analogon de la
suppositio materialis ». « Exactement un analogon », et pas plus. Car ce
que Husserl vise, c'est le cas où « l’expression est le véhicule, non de sa
signification normale, mais d'une représentation de cette signification
(c'est-à-dire d'une signification dirigée sur cette signification comme sur
son objet) ».317 La nuance est difficile à entendre. Elle est pourtant déci-
sive. A défaut de l’entendre, on continuera de ne pas comprendre que
« les lois d'existences » dont parle la Quatrième Recherche ne sont que —
mais est-ce si peu?— les lois d'existences des significations en tant
qu'objets.
Si la réflexion phénoménologique sur le domaine de la signification
ouvre une brèche à une ontologie fondamentale, c'est en tant que celle-ci
s'offre à une intuition catégoriale. Car pour le reste, le statut de la signifi-
cation est celui d'une idéalité particulière comparable aux idéalités ma-
thématiques, mais nullement réductible à celles-ci. Si donc la grammaire
purement logique découvre des lois d'existence, 1/ l’existence en question
est d'abord celle des significations, 2/ le mode d'être de l’existence se
livre dans une réflexion et une abstraction formalisante, 3/ le statut de ce
qui se donne à voir dans une telle abstraction formalisante est celui de
l’idéalité en général. Par exemple, « si nous passons, en formalisant » de
l’expression « cet arbre est vert », « à la forme de signification pure
correspondante, à la ‘forme propositionnelle’, nous obtenons ce S est p,
une idée formelle qui n'embrasse, dans son extension, que des
significations indépendantes »318. Ce qui permet à Husserl de conclure que
315
RL VI, p [203].
316
RL IV p [322]. Les scolastiques et plus précisément Ockham qui distinguait dans la
Somme de logique, Ière Partie, Chap. 6 et Chap. 14 à 17, entre suppositio personalis, suppositio
materialis et suppositio simplex. Sur ce point, cf l’article de P. Ducat, « Sens et signification
chez Husserl », in Etudes phénoménologiques, 17, 1993, pp 83-84. —Cf. également J. Biard,
Première partie, Chap II, pp 53-73, sur « l’analyse ockhamiste des signes », La logique et la
théorie du signe au XIV°, Paris, Vrin, 1989.
317
RL IV, p [323].
318
RL IV, p [319].
121
« tout compte fait, en effectuant et en approfondissant des analyses
d'exemples de ce genre, nous reconnaissons que chaque signification
concrète est un entrelacement de matières et de formes, que chacune est
soumise à l’idée d'une forme, idée susceptible d'être mise-en-évidence
dans son état pur par la formalisation, et qu'en outre à chacune de ces
idées correspond une loi de signification a priori »319. Malgré certaines
hésitations320, Husserl va au-delà de la position d'un Lotze qui se réfugiait
dans le concept obscur de validité, mais il n'échappe à « l’idole verbale »
de la validité que Heidegger fustige dans Sein und Zeit 321, en proposant de
dissocier l’idéalité des significations de leur idéalité normative, que pour
mieux retomber dans une « ontologie » du Vorhanden. Car si la validité
participe à la Vorhandenheit par son adhérence (Haften) aux choses, que
dire des significations elles-mêmes qui deviennent des « objectités »
idéales dont la fonction est de s'appliquer aux choses et de couvrir la
totalité de ce qui se présente à la conscience, comme un « vêtement »?
La grammaire purement logique ou logiquement pure n'est donc qu'un
cas (très) particulier de la théorie des touts et des parties qui se présente
elle-même comme théorie pure de l’objet, elle en est très exactement une
application (Anwendung)322. La réflexion323 pure permet en effet de se
donner le domaine de la signification comme domaine d'objectités sou-
mises à des lois idéales dont il est possible, par conséquent, par
formalisation, c'est-à-dire par une abstraction catégoriale pure, de repérer
les types primitifs et les lois de composition. Mais la pratique et
l’élucidation de la possibilité d'une telle réflexion pure obligent à
déborder le cadre du logicisme. Il faut non seulement soumettre « la
sphère totale des actes dans lesquels se réalisent l’objectivation
prélogique et la pensée logique » « à l’élucidation d'une analyse d'essence
et d'une critique », mais aussi ramener « les concepts et les lois logiques
primitifs à leur origine phénoménologique »324.
Une telle purification de la sphère des significations s'opère selon un
double geste d'abstraction: elle suppose, d'une part, que l’on fasse
abstraction « de la validité objective (de la vérité ou encore de
l’objectivité réelles) (reale) »325 des significations, autrement dit de leur
« référence à » (Beziehung auf) et, d'autre part, que l’on se livre sur la
sphère des significations ainsi dégagée à une « abstraction formalisante »,
de manière à ne considérer que les catégories de signification (les types
primitifs) et les lois idéales analytiques qui les régissent.
Il n'en reste pas moins que le domaine des significations possède un
319
RL IV, p [321].
320
Témoins de ces hésitations, le passage de la RL I (p [44]) que nous citions plus haut. Voir
aussi p [101]. RL II p [126]. p [197]. L'ensemble de ces textes, où Husserl fait consonner gelten
et gegeben sein sont susceptibles d'une double lecture: si d'un côté la terminologie lotzienne
continue d'être employée et que le es gibt équivaut à es gilt, c'est pour mieux en amorcer le
dépassement et tenter un élargissement de la notion d'objet. Sur cette question et sur la position
de Heidegger, cf. l'article de Françoise Dastur " Husserl, Lotze et la logique de la validité" in
Kairos n° 5. 1994. pp 31-48.
321
op. cit. p [99].
322
RL IV p [294].
323
On notera que cette réflexion intervient dès la Première Recherche, au §11 que nous
avons déjà cité ci-dessus dans notre discussion de l'interprétation de Jean-Luc Marion. Husserl y
écrit au sujet de "la signification de l'énoncé en tant que l'unité dans la diversité (als die Einheit
in der Mannigfaltigkeit)" : "Nous reconnaissons aussi chaque fois dans des actes évidents de
réflexion cette signification comme étant ce qu'il y a d'identique dans l'intention; nous ne la
plaçons pas arbitrairement dans les énoncés, mais nous l'y trouvons". p [44].
324
p [203].
325
RL IV p [294].
122
statut particulier. En constituant les significations en objets de réflexion,
le phénoménologue met en œuvre de nouveaux actes d'objectivation,
c'est-à-dire de nouvelles intentions qui ne « vivent » plus dans la
signification et dans la référence à (Beziehung auf) un objet, mais se
reportent exclusivement sur l’unité idéale en tant que telle et sur les actes
qui en sont porteurs. Cette orientation tout à fait originale provoque une
situation particulièrement embarrassante, embarras qui se reflète dans le
discours du phénoménologue, et plus particulièrement dans une
terminologie radicalement équivoque.
Du fait qu'une signification est « produite » une fois sur la base d'un
cas de remplissement intuitif objectivement adéquat on peut (a) en
« inférer » par généralisation que cette signification est possible et
« inversement que ce rapport est donné dans chaque cas de possibilité »,
bref que là où une signification « existe » est présupposé nécessairement
un tel rapport et (b) par généralisation de cette existence, qu'« il y a » des
significations possibles. Enfin (c) par généralisation de ce dernier état de
choses, on obtient la troisième loi, celle qui circonscrit en quelque sorte le
domaine des significations, en opérant un partage à l’intérieur de ce
domaine en significations possibles et significations impossibles.
Arrêtons-nous à la troisième loi. Si on la rapproche des lois
analytiques de la « logique » et de la « grammaire logique », elle semble
intermédiaire entre l’une et l’autre. La « grammaire logique », qui décrit
l’armature idéale de toute langue, se préoccupe « seulement de la
séparation entre les domaines du sens et du non-sens » (der Gebiete des
Sinnvollen und Sinnlosen)336. La logique, quant à elle, s'intéresse
exclusivement « au contresens formel ou analytique » et fait donc
abstraction du contresens matériel (ou synthétique) du type « cercle
carré »337. Il faut néanmoins maintenir la différence, car la loi en question
n'est ni une loi logique au sens strict (apophantico-formelle), car elle ne
concerne pas l’incompatibilité (Unverträglichkeit) objective purement
formelle, ni une loi logique au sens large (grammaticale), car celle-ci en
tant que « théorie de la structure d'essence des significations et des lois de
leur construction formelle » s'en tient purement et simplement au plan
formel, comme il ressort clairement des tâches que Husserl lui assigne338.
336
RL IV p [334]
337
RL IV, p [335].
338
Cf.RL IV, pp [329-330] qui énumèrent les tâches suivantes: 1) détermination des formes
primitives des significations, c'est-à-dire a) fixation des formes primitives des significations
indépendantes, b) des formes primitives de propositions complètes; 2) détermination des formes
primitives de complication et de modification; c) théorie systématique de la multiplicité infinie
126
Ainsi que le dit le § 31, qui met en corrélation conciliabilité de la
signification et conciliabilité des contenus intuitifs —et, plus
précisément, en ce qui concerne les contenus intuitifs sensibles, les
espèces qui les régissent—, la terminologie ici utilisée est « transposée »
(übertragene)339 .
Plus globalement, les considérations sur la compatibilité et
l’incompatibilité des significations de la Sixième recherche débordent le
point de vue formel de la logique pure au sens large340. En envisageant
l’existence des significations dans leur rapport avec le remplissement
intuitif, Husserl abandonne le cadre ou le plan de la signification pure
pour réintégrer au domaine formel de la logique pure élargie à la
grammaire purement logique, la « matière de connaissance ». Pour
reprendre les termes de la Quatrième Recherche, il « lève » l’exclusion
« opérée dans la logique pure comme telle [de] tout ce qui pourrait
donner aux formes de signification (types, figures) un rapport déterminé
avec des sphères d'être matérielles »341. Le terme de « matière de
connaissance » qui figure entre guillemets dans le texte de Husserl ne doit
pas nous pousser à rabattre les considérations dont nous cherchons à
repérer le statut, sur la logique de la vérité, qui forme, comme il le dira en
1929, l’étage supérieur de la logique formelle342. La perspective de
Husserl n'y est déjà plus purement logique.
Les significations sont issues d'intuitions possibles (sensibles et caté-
goriales) moyennant une activité « productrice » qui n'est pas sans
analogie avec la « production » des formes catégoriales à partir de
l’intuition sensible. A ceci près qu'aucune signification ne vient épouser
une intuition sensible qui seraient exempte de toute information
catégoriale — à supposer que quelque chose de cet ordre existe. Les
« significations » sont donc bien en ce sens des « concepts » imaginaires
ou réels qui recueillent le produit de l’information catégoriale, et c'est
proprement cela le « sens remplissant ». C'est pourquoi, bien que le
domaine de la signification semble déborder, et de beaucoup, le domaine
de l’intuitionnable, ceux-ci en viennent à terme à se recouvrir. Du moins
en ce qui concerne les formes primitives catégoriales de l’intuition et de
la signification, un tel parallélisme existe. « A la morphologie pure des
significations correspond ici une morphologie pure des intuitions ».
Certes Husserl réaffirme bien au § 63, que « le domaine de la
signification est beaucoup plus vaste que celui de l’intuition, c'est-à-dire
que le domaine total des remplissements possibles », à cause de la
présence de « significations impossibles » correspondant au phénomène
de « conflit » dans les contenus, et qu'en conséquence « il n'y a aucun
parallélisme complet entre les types catégoriaux et les types de la
signification », qu'« il ne peut et ne doit y avoir parallélisme qu'en ce qui
concerne les types primitifs, étant donné que toutes les significations
primitives en général ont leur ‘origine’ dans la plénitude d'une intuition
corrélative ».343 Ce point est capital car il rend compte de la possibilité de
des formes dérivables par complication et modification.
339
RL VI, p [107].
340
René Schérer remarque, en effet, dans son commentaire que "ces lois concernent le
rapport de la signification à l'intuition correspondante qui avait été, pour ainsi dire, ‘mis entre
parenthèse’ dans l'énoncé des lois de la grammaire pure". La phénoménologie dans les
« Recherches logiques » de Husserl , p 301.
341
Ibid.
342
Logique formelle et logique transcendantale, §§ 47 et suiv. p [115] et sq.
343
RL VI, p [192]. Nous soulignons.
127
significations qui s'élaborent par connexion de significations primitives
(simples) sans prendre appui sur une intuition correspondante, c'est-à-dire
d'une pensée « logique » autonome, d'une pensée « symbolique », d'une
pensée au sens impropre. La liberté de la pensée symbolique semble ainsi
émanciper le domaine de la signification de l’emprise de l’intuition.
Mais cette liberté ne se conserve que dans certaines limites, limites qui
font que finalement la sphère apparemment si vaste de la signification se
rétrécit singulièrement au point de coïncider, même dans les formes com-
plexes en nombre infini, avec la sphère de l’intuition. Tout d'abord, en ce
qui concerne le contresens, le Chapitre IV établissait que le concept d'in-
conciliabilité était un « concept homonyme », « une transposition »344 du
concept originaire qui désignait le phénomène positif du conflit entre
contenus intuitifs. L’inconciliabilité des significations n'est pas celle que
décrit la grammaire purement logique, car « on trouve à la base de cette
déception l’intuitionnification du conflit ». C’est ce conflit saisi
intuitivement qui fonde proprement l’impossibilité d’une signification, à
condition toutefois que ce que vise l’intention signitive ne soit pas le
conflit lui-même (auquel cas nous aurions une signification complexe
possible). La corrélation entre intuition et signification continue donc
d'exister en ce qui concerne les « parties » de signification et « chacune
des intuitions unitaires ». C'est pourquoi, même si Husserl semble
émettre une réserve au § 63 déjà cité 345, celle-ci se trouve minorée dans la
suite du texte et le parallélisme réaffirmé. La liberté « logique » (de la
pensée au sens impropre) se trouve soumise à deux clauses restrictives,
l’une qui est grammaticale et qui concerne les « lois catégoriales »
régissant le domaine de la signification (lois syntaxiques de complication
et de modification), l’autre qui est logique au sens fort et qui correspond
aux lois pures de la validité de la signification (de sa « viabilité »). Or la
« validité » d'une signification est synonyme de « possibilité idéale de
[son] intuitionnification (Veranschau-lichung) adéquate ». Le
parallélisme se trouve ainsi réaffirmé.
« Dans la sphère de la pensée au sens impropre, de la signification pure et simple, nous sommes
indépendants de toutes les limites prescrites par les lois catégoriales.
Dans cette sphère n'importe quoi peut se constituer en unité. Cependant, à y regarder de plus
près, cette liberté, elle aussi [la liberté d’information et de « transformation » catégoriale] est
soumise à certaines restrictions. Nous en avons parlé dans la IV° Recherche où nous nous sommes
référés aux lois de la ‘grammaire pure logique’ qui (…) délimitent les sphères du sens et du non-
sens. Dans la formation et la transformation catégoriales au sens impropre, nous sommes libres
pourvu seulement que nous n'assemblions (konglomerieren) pas les significations d'une manière
absurde (unsinnig). »346
344
RL VI, p [114].
345
RL VI, p [192] "ce sont des ensembles complexes (Gebilde) de significations, qui se
réunissent sans doute en significations unitaires, mais telles qu'il ne puisse leur correspondre
aucun corrélat unitaire du côté du remplisement".
346
RL VI, p [194].
128
vouée par principe à l’échec, puisqu'elle ne « sauvera » l’absurde du type
le vert et ou qu'à lui trouver du sens. Ce qui n'est possible, comme en
témoignent les « lectures » que propose Jacques Derrida, qu'à soumettre
l’énoncé à certaines « transformations » (transformations qui
conditionnent toute lecture)347. En l’occurrence, il s'agit d'une variation
contextuelle348. Variation idiomatique et graphique: « le vert et ou »
entendu (ou même lu dans un français quelque peu désorthographié) « le
vert (sous-entendu du gazon) est où? » ou bien comme « le verre est
où? ». Mais ces variations ne préservent pas l’identité minimale. Nous
avons tout au plus une ressemblance phonétique mais sans préservation
de l’identité objective de la formule initiale. C'est précisément cette
identité objective paradoxale qui retient l’attention de Jacques Derrida
Car c'est elle qui entre en jeu dans la dernière variation, selon laquelle
« le vert et où » « signifie encore [un] exemple d'agrammaticalité ».
L’insistance sur « cette possibilité » est décisive dans notre perspective
puisque se trouverait par là illustrée, et de quelle manière! l’étendue de la
pensée au sens impropre qui parvient à trouver du sens même à ce qui
n'en a pas. Il est en effet décisif pour la démonstration de Jacques Derrida
que l’expression soit bel et bien une expression dépourvue de sens
(sinnlose), condition que ne remplissaient pas les variations précédentes.
Mais il est tout aussi essentiel pour pouvoir ré-affirmer une liberté au-
delà des limites prescrites par la grammaire purement logique et par les
lois de la validité, que cette expression dépourvue de signification en
vienne à signifier (à se référer à) quelque chose. Mais que se passe-t-il si
on y regarde de plus près? En citant en exemple « le vert et ou », nous
sommes dans un cas de figure intermédiaire entre la suppositio materialis
et l’information catégoriale. Dire « le vert et ou » est un exemple
d'agrammaticalité, c'est un peu comme dire: « la terre est ronde » est un
exemple d'énoncé349. A cette différence près que l’un des énoncés porte sur
une « expression » dotée de signification et que l’autre porte sur une ex-
pression dépourvue de signification. La suppositio materialis fait interve-
nir un prédicat modificatif qui transforme l’expression en objet d’une
nouvelle prédication. Par ailleurs, on peut également rapprocher
l’expression de l’analogon de la suppositio materialis, qui lui aussi fait
intervenir un prédicat modificatif qui transforme la signification en objet;
de même que nous avons « et », « mais », « plus grand », sont des
significations dépendantes, nous aurions « le vert et ou » est un non-sens.
Le « logos » —imparfaitement formalisé— est une capacité d'intégration
qui n'intègre un « quelque chose », quel qu'il soit, qu'en l’accueillant
comme un tout, ne serait-ce que comme un « non-sens » identifié. Il est,
de plus, puissance passive s'exerçant sous la forme d'une transformation
d'un donné en « exemple » d'une catégorie d'objets. C'est pourquoi
Husserl parle de « sphère du non-sens« 350. Les prédicats modificatifs ne
347
Cela rejoint d'ailleurs ce que dit Husserl au §6 p [310] de la RL IV , à propos des
expressions qui ont besoin d'un complément: (a) les expressions syncatégorématiques, en tant
que moments de signification, ne peuvent "avoir d'existence que dans un contexte de
signification plus vaste", l'expression linguistique de ces significations "renvoie aussi à un
contexte linguistique plus vaste"; (b) les expressions anormalement abrégées ou lacunaires nous
renvoient à un contexte extra-linguistique, où elles apparaissent comme des "fragments
d'expression" dont tout indique qu'elles expriment une signification complète.
348
J. Derrida, op. cit. p 381. "Mais, comme ‘le vert est ou’ ou ‘abracadabra’ ne constituent
pas leur contexte en eux-mêmes, rien n'interdit qu'ils ne fonctionnent dans un autre contexte. »
349
Cf L'exemple de la RL IV p [322].
350
Par exemple, RL VI, p [104] et p [194]. Je souligne.
129
modifient pas réellement les choses, mais manifestent la capacité propre
du langage à objectiver son autre et à s'objectiver lui-même. Une telle
modification, dans la mesure où elle n'est pas une transformation réelle,
ne peut parvenir à donner un sens unitaire à l’expression « le vert et ou ».
Si celle-ci signifie quoi que ce soit, c'est uniquement dans la nouvelle
intention qui la vise et grâce à une information catégoriale qui rassemble
les éléments en un tout, « un amas de significations »351, ou encore « une
série » ou « une suite de mots »352; mais alors le chaos de l’intention qui
avait failli (à) être a déjà été neutralisé.
Reste une possibilité que Jacques Derrida n'évoque pas, et qui nous in-
troduit aux frontières de cette « zone » que nous avons nommée: « pensée
mi-neure ». La série de mots pourrait être un exemple d'expression
lacunaire: « le vert … et … ou… ». Il est vrai que nous ne considérons
alors plus un cas de non-sens, mais un cas fictif d'expression appelant un
complément, si du moins on croit y reconnaître certains indices d'une
complétude effacée par le temps ou le hasard —et donc aussi de la main
et/ou de la machine qui les ont tracés. Cette possibilité est pourtant celle
qui se rapproche le plus de la variation contextuelle que propose Jacques
Derrida. Mais elle oblige à reprendre l’hypothèse de la « réduction au
signe » (expressif) et du langage au discours solitaire sur laquelle
s'articule l’interprétation de la Voix et le Phénomène. Quel sens donner,
en effet, à l’analyse des expressions lacunaires (lückenhafte) qui
intervient au beau milieu de la IV° Recherche? Ce qui est en jeu, c'est la
distinction entre deux modes de complément (Ergänzung) de l’expression
non-indépendante. Le besoin de complément (Ergänzungbedürftigkeit) de
l’expression syncatégorématique (expressions qui peuvent fort bien
intégrer des expressions simples indépendantes du type « nom propre »)
est commandé par des lois intra-logiques, et elle se caractérise donc
comme « reflet », « expression » d'un moment de signification, comme
expression porteuse de signification (Bedeutungsträger) elle-même
syncatégorématique. En revanche, le besoin de complément de
l’expression lacunaire met en jeu des motivations, qui naissent sur la base
d'éléments extra-logiques; les fragments d'expression fonctionnent
comme un ensemble de « points d'appui extérieurs » (aüßere
Anhaltspunkte) pour une pensée, à la manière d'indices d'une unité
propositionnelle, d'une certaine unité de la signification, comme dans
l’expression « Caesar … qui … duabus »353. La complétude de l’intention
de signification sollicitée par la perception de ces fragments d'expression
est exigée dès lors que les expressions sont perçues justement comme
fragments d'un discours. Et elle ne parvient à la forme d'une intention de
signification complète que grâce aux pensées éveillées indirectement
comme autant de pistes dans la voie d'un remembrement de l’expression,
351
RL IV, p [318].
352
RL IV, p [320].
353
RL IV , p [310].
130
d'une reconstitution de la totalité discursive . La fragmentation qui
354
354
Nous en trouvons un exemple dans Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil,
1964, au sujet d’une inscription découverte aux Saintes Maries de la Mer, en Camargue, pp 113
et suiv.
355
RL IV, p [310].
356
RL VI, p [185].
357
RL VI, p [186].
358
RL VI, p [186].
359
Cf sur cette question Gérard Granel, De l'université, pp 116-120.
131
D'un côté, Husserl est conscient que le travailleur intellectuel doit res-
ter les mains pures, qu'il ne doit s'emparer au moyen du « concept » que
du produit de sa propre activité catégoriale, c’est-à-dire du concept au
sens propre, qu'il doit préserver sa liberté en la bornant à une activité de
« transposition » dans l’espace ouvert par l’homonymie entre pensée au
sens propre et pensée au sens impropre. Cela conditionne en grande partie
le travail de la phénoménologie, son mode de production du discours,
mais aussi l’orientation de la démarche phénoménologique vers les
conditions de possibilité « matérielles » de cette production. Car si, en
amont, le logos se définit comme cette liberté, celle-ci ne peut totalement
s'abstraire des conditions matérielles de la production catégoriale (au sens
propre et impropre). Elle est une activité fondée. Comme nous venons de
le dire, la pureté de la pensée exige qu'elle laisse « les objets primaires
intacts », qu'elle ne puisse les '« atteindre ». Les objets primaires se
donneraient donc comme des « unités réelles » dans des intuitions
simples, besoin qui prescrit à la liberté catégoriale ses limites. La légalité
pure qui fixe les limites de la liberté de l’unification et de la formation
catégoriale ne dérive certes pas de sa base fondatrice. Elle s'enracine
néanmoins dans un certain rapport à cette base. Elle est l’expression sous
forme catégoriale d'un rapport qui est aussi un contrat. La liberté
catégoriale — c'est-à-dire une certaine indifférence (Gleichgültigkeit), un
certain arbitraire (Willkur), une certaine « quodlibétalité »360 (Beliebigkeit)
de la formation catégoriale à sa base sensible — doit tenir compte de ce
que cette base peut supporter. Alors que la Recherche II tentait d'arracher
le logique à son enlisement dans l’intuitif au sens kantien, et insistait sur
la possibilité de pratiquer des « intentions de signification » diverses sur
la même base intuitive sensible361, la Sixième Recherche voit, au
contraire, clairement la menace que fait peser sur la sphère logique cette
liberté, menace qui peut prendre plusieurs visages: celui d’un
« platonisme » à la manière de Bolzano, ou plutôt de Lotze-Bolzano362,
d'un idéalisme subjectiviste et empiriste à la manière de Berkeley ou de
Hume363, ou d'un psychologisme transcendantal à la manière de Kant.
C'est pourquoi Husserl y insiste alors sur les contraintes « passives »
inhérentes au matériau fondateur. Pour que la liberté catégoriale puisse
s’exercer, il faut que le matériau puisse assumer sa fonction de support364.
Bien qu’il ait pressenti l’importance et la portée de cette fonction-sup-
port, Husserl semble hésiter entre deux attitudes. Alors qu'il vient tout
juste de mettre en rapport les limites de la liberté catégoriale avec le droit
propre du matériau sensible, qu'il vient de montrer, en outre, que les pos-
360
Sur ce terme et sa traduction, cf. Chapitre VIII.
361
Cf par exemple RL II, p [131]: "D'une part, la donnée intuitive singulière (das
Anschaulich-Einzelne) est tantôt visée directement comme cette donnée-ci (als dieses da), et
tantôt comme support d'un général (als Träger eines Allgemeinen), comme sujet d'un attribut,
comme être singulier dans un genre empirique; d'autre part, le général lui-même est visé, par
exemple l'espèce du caractère distinctif sur lequel est mis l'accent dans une intuition partielle; ou
alors c'est cette espèce qui est visée en tant qu'espèce d'un genre (idéal), etc. Dans tous ces
modes d'appréhension une seule et même intuition sensible peut, si les circonstances s'y prêtent,
figurer comme base (als Grundlage fungieren)".
362
Sur cet hybride, cf. Prolégomènes, p [227] fin de l’appendice; « Recension du livre de
Melchior Palagyi: Le conflit des psychologistes et des formalistes dans la logique moderne », tr.
fr. J. English, in Articles sur la logique, p 211; et surtout pp 378-382, « Esquisse de Préface aux
Recherches logiques », op. cit.. Voir enfin Logique formelle et logique transcendantale, § 26 d),
pp [74-75].
363
Cf. RL II, Chap. IV et V.
364
RL VI, p [188].
132
sibilités ou les impossibilités, pour un matériau, de fournir une base à une
intuition catégoriale et, corrélativement, pour une intuition catégoriale de
se servir de cette base sont régies par un ensemble de lois, Husserl minore
aussitôt cette contrainte pour en faire une clause évidente, qui irait de soi
(selbstverständliche) et replacer sous la tutelle de l’intellect « les lois »
idéales: « pour autant que nous pouvons varier les espèces des matériaux
en toute liberté, et qu'elles sont soumises seulement à cette condition
idéale évidente (selbstverständlichen ideellen Bedingung) d'être suscep-
tibles de jouer le rôle (funktionsfähig) de supports (Träger) des formes
préexistantes, les lois en question ont le caractère de lois entièrement
pures et analytiques, elles sont pleinement indépendantes de la
particularité des matériaux »365.
De quelle nature est cette évidence? Elle n'aura, en tous cas, pas été
suffisamment telle, pour que Husserl ne ressente finalement la
nécessité d'une investigation de l’intuition sensible en tant qu’elle
livre l’unité réelle de l’objet, dans son rapport à l’activité catégoriale
qui s’en empare.
Car, d'un autre côté, la donation (perceptive) de l’objectivité sensible
réelle, dont l’unité réelle détermine l’ampleur et les limites de sa fonction
de support, n'est pas si évidente. D'une part, le matériau de la formation
catégoriale ne peut être un divers pur, mais doit déjà être pré-structuré,
pré-objectivé. Mais d'autre part, l’objectivité sensible procède, elle aussi,
d'un « travail de formation », d'une appréhension objectivante d'une
« hylè ». Le problème se déplace alors de la question de l’objectité
catégoriale, à une objectivité pré-catégoriale qui ne peut pas non plus
produire telle ou telle chose sur la base de n'importe quelle hylè. La
question de ce que dans notre terminologie nous proposons d'appeler
« exemplarité matériale », nous conduirait ainsi à aborder les questions
des synthèses passives et à dégager ce qui dans les synthèses passives
confère au sensible son rôle déterminant. Le phénoménologue en tant que
théoricien pur, en tant que gardien de la pureté du théorique, s'oblige ainsi
à décrire l’activité de celui qui coopère dans l’ombre à produire ses objets
et qui n'est, à la limite, plus un sujet, qui n'est plus qu'un sujet à la limite.
Mesurer l’ampleur de cette activité catégoriale —en définir les limites
internes— est l’une des voies qui s’offrent à nous, pour une
déconstruction du logocentrisme husserlien. Mais pour ce faire, il faut se
porter au cœur excentré de cette activité, montrer que, quoi qu'en dise
parfois Husserl, il y a un « mécanisme » et un « travail » secrets qui sont
à la fois condition de possibilité de la pensée logique comme pensée
majeur et ce qu’elle néglige de penser: cette « pensée mineure » qui ne
supporte d’être ni proprement pensée, ni explicitement dite. Et cependant,
il est dans la logique de la démarche husserlienne de se laisser porter vers
cette pensée mineure. Il suffira de se laisser guider par la « logique »
interne de la démarche husserlienne, la suivre pour se trouver conduit en
ce lieu illocalisable qui est son point d’effondrement et sa source
productrice non-égologique.
365
Ces "lois idéales … relèvent des formes catégoriales in specie, donc des catégories au
sens objectif du terme". Ibid.
133
Chapitre VI
368
Cf RL VI, p [1], « Toute pensée, principalement toute pensée et connaissance théorique,
s’accomplit dans certains « actes » qui se présentent dans le contexte du discours qui l’exprime
(die im Zusammenhange der ausdruckende Rede auftreten). C’est dans ces actes que se trouve la
source de toutes les unités douées de validité qui se proposent au sujet pensant à titre d’objets de
pensée et de connaissance, ou de principes explicatifs et lois de ces objets ou de leur théorie et
de leurs sciences. C’est dans ces actes que réside donc aussi la source des idées générales et
pures qui en relèvent, dont la logique pure entend dégager les relations régies par des lois
idéales et que la critique de la connaissance a pour but d’élucider. » ( trad. modifiée.)
369
« Même le nouveau concept de contenu apparu dans la dernière recherche et particulière -
ment remarquable, celui d’essence intentionnelle, n’était pas dépourvu de cette référence au
domaine logique; car la même série d’identités qui nous avaient servi antérieurement à illustrer
l’unité de signification nous fournissait, une fois convenablement généralisée, une certaine
identité applicable à n’importe quels actes, en tant qu’identité de ‘l’essence intentionnelle’. »
RL VI, p [2]. Je souligne.
370
Est-il besoin d’ajouter: "sur les significations elles-mêmes pensées en tant
qu’objectités"?
135
actes de signification ont cette particularité de se rapporter à des
« intuitions possibles », que, par-delà l’opposition stérile entre pensée
pure (analytique) et intuition, nous obtenons une typologie provisoire
des actes objectivants.
Nous aurions donc:
I. les intentions pures de significations vides (abstraction faite de tout
contenu intuitif remplissant) qui se répartissent (1) en intentions de signi-
fications générales qui peuvent être (a) « purement formelles » ou bien
(b) « matérielles » et (2) en significations individuelles qui sont ou bien
(a) des singularités idéales (Vereinzelungen) ou bien (b) des individualités
réales.
II. Les intentions conférant du sens remplissant se divisent, quant à
elles, selon deux grandes classes (1) les intuitions d’essence ou
catégoriales au sens large qui concernent ou bien (a) le catégorial stricto
sensu, c’est-à-dire la généralité formelle, ou bien (b) la species, c’est-à-
dire de l’eidos et (2) les intuitions d’individu qui concernent ou bien (a)
des individualités abstraites ou bien (b) des individualités concrètes.
Nous pouvons proposer pour la classe des actes porteurs de significa-
tion les exemples suivants: (1) (a) les noms universels du type l’unité, la
totalité, le quelque chose, la partie, la multiplicité etc. (b) le rouge, le
cheval, un cheval, tout cheval etc. (2) (a) le segment de droite AB, le
nombre π etc. (b)Schulze, je, l’Angleterre, Madrid, ici, demain, ce
cheval. (Il n’est pas inutile de noter que les expressions qui désignent des
objectités non formelles ont pour caractère commun d’appartenir à la
sphère des expressions essentiellement flottantes dont traite la Recherche
I.)
Mais une telle classification resterait incomplète et globalement arbi-
traire si elle ne s’intéressait pas aux modes authentiques et inauthentiques
de visée de la signification et de remplissement intuitif, car pour l’instant
nous n’avons mentionné que des espèces d’intuition.371
Il n’est pas indifférent, dans notre perspective, que les deux recherches
concentrent leur attention sur le phénomène de la connexion
(Verknüpfung). Les questions de l’inséparabilité (Unabtrennbar-keit), de
la dépendance (Unselbständigkeit) ainsi que celles de la « complétion »
(Ergänzung) et de la « fondation » (Fundierung) qui occupent ces deux
recherches, se rassemblent en une seule et même question: à quelles
conditions cette forme d’analyse qu’est « l’abstraction » est-elle
praticable, et selon quelles modalités? Où s’arrête le morcellement et où
commence l’abstraction au sens le plus large? Les parties dépendantes
étant des parties abstraites, c’est par une abstraction d’un nouveau genre
que l’on peut mettre à jour la « relation » de dépendance entre ces parties.
Mais au lieu de conclure comme Berkeley ou Stumpf à l’impossibilité
d’une abstraction « idéatrice », Husserl en tire la conclusion inverse. Il ne
suffit pas de constater que l’inséparabilité est posée lorsqu’il y a
impossibilité pour les deux contenus considérés de faire l’objet de deux
représentations distinctes — du moins tant que l’on ne prend celles-ci que
comme des vécus psychiques réels. Aucune légalité ne peut procéder de
ce « ne pas pouvoir se représenter », tant qu’il reste conçu de manière
psychologiste. On en reste alors à une simple inséparabilité de fait qui
condamne même le mode d’abstraction que Berkeley préconise389. Car,
388
RL III, p [226-7].
389
Au § 11 de l’Introduction Traité concernant les principes de la connaissance humaine.
143
pris en ce sens, « tous les contenus sont inséparables », puisque tout y
compris les « contenus des choses phénoménales » (comme « tête de
cheval ») est représenté malgré tout dans un contexte (Zusammenhang)390.
L’inséparabilité de fait de deux contenus éprouvée dans ce « ne pas
pouvoir », quels que soient les efforts déployés par l’imagination, doit
plutôt être saisie comme l’indice d’une légalité essentielle. L’argument de
Berkeley se renverse dès lors, puisque l’impossibilité éprouvée d’une
abstraction traduit précisément le fait que les parties en cause sont liées
par un rapport de dépendance, et qu’elles sont donc sur le plan qui est le
leur, celui des abstracta, et que cette impossibilité de fait résulte d’une
légalité déterminée par les « abstracta immédiatement supérieurs »
(espèce ou genre immédiatement supérieurs). Soit l’exemple de la
couleur et de la figure: « la liaison qui s’établit chaque fois entre certaines
de ces différences dernières existant à l’intérieur des genres figure et cou-
leur, détermine pleinement les moments, elle détermine en même temps
selon une loi ce qui, suivant les cas, peut encore être semblable ou dis-
semblable. La dépendance des moments immédiats concerne donc une
certaine relation conforme à une loi existant entre ceux-ci, relation qui est
déterminée purement par les abstracta immédiatement supérieurs de ces
moments »391. L’existence de ces « abstracta » se révèle dans un
processus: celui de la variation392. La possibilité d’une « variation illimitée
arbitraire » d’un contenu sans altération des autres contenus, variation qui
peut aller jusqu’à la suppression (Aufhebung) de ce contenu, est l’indice
d’une « connexion » essentielle entre contenus (tout comme
l’impossibilité pour une « expression » d’atteindre à la plénitude de la
signification est l’indice de son incomplétude, de son caractère
« syncatégorématique »).
C’est ce que fait apparaître encore plus clairement la « définition
objective du concept d’inséparabilité » qui occupe le § 5 393. La variation,
en tant que processus fondamental de l’abstraction idéatrice, dégage le
cercle des possibilités propres à un contenu en faisant jouer les
possibilités de variation des contenus apparemment connexes. Le cercle
des possibilités se révèle donc à travers l’exercice d’un « je peux me
représenter » dont la nature devra être approfondie394. Car une telle
Sur la théorie berkeleyienne de l’abstraction, cf. A Treatise Concerning the Principles of Human
Knowledge, éd. M. R. Ayers, Londres, Everyman’s Library, 1975, Introduction, § 7-11, pp 66-
69, Part I, §§ 5-15, pp 78-81. « Thus I imagine the trunk of a human body without the limbs, or
conceive the smell of a rose without thinking on the rose itself. So far I will not deny I can
abstract, if that may properly be called abstraction, which extends only to the conceiving
separately such objects, as it is possible may really exist or be actually perceived asunder » (p
78). —Sur la critique de Berkeley et du principe de son « erreur », voir RL II, p [178-215].
390
RL III, p [236].
391
RL III, p [233].
392
RL III, p [231-2].
393
« La séparabilité (Lostrennbarkeit) ne signifie rien d’autre que le fait que nous pouvons
maintenir dans son identité ce contenu de la représentation par une variation illimitée (arbitraire,
qu’aucune loi fondée dans l’essence du contenu n’interdit) des contenus liés et, en général,
donnés avec lui; ou, ce qui revient à dire la même chose, qu’il resterait inchangé par la
suppression (Aufhebung) de tout contenus donnés avec lui, quelle que soit leur nature
(beliebigen Bestandes mitgegebener Inhalte) ». RL III, p [235-6], tr. modifiée.
394
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le premier travail de Husserl fut un essai sur
le « calcul des variations » (Contributions à la théorie du calcul des variations, 1876, tr. fr. J.
Vauthier, Ontario, Queen’s Paper in Pure and Applied Mathematics, n° 65, 1983, qui dans la
partie historique rappelle, p 58, que le problème le plus ancien, ressortissant au calcul des
variations, avait été celui dit de l’isopérimètre, dont la formulation est: « déterminer dans le plan
la forme que doit avoir une courbe fermée de longueur donnée pour qu’elle contienne la plus
grande aire possible », problème qui fut résolu en 1697 par l’un des frères Bernouilli, la
144
variation n’a pas à être poursuivie de fait in infinitum, il suffit de la faire
tendre vers une limite idéale qui n’est autre que la suppression des
contenus co-donnés. Le maintien ou la disparition du contenu examiné
dans l’épreuve de la suppression, voilà ce qui décide de la dépendance ou
non du contenu relativement aux contenus altérés puis supprimés. Mais la
dépendance dégagée n’est une relation d’essence que dans la mesure où
celle-ci est considérée au niveau de l’essence immédiatement supérieure
dont les altérations successives des contenus constituent les possibilités.
Ou, si l’on préfère, l’arbitraire de la variation s’inscrit d’emblée dans les
limites autorisées par l’essence du contenu, et corrélativement le « je
peux varier » est au service d’un « je peux maintenir » —abstraction faite
de toute considération d’existence, ou de toute facticité et donc aussi de
« la force d’associations primitives ou acquises », ainsi que le précise la
suite du texte.395 Le « je peux varier » dans le cadre du « je peux maintenir
identique » est la ratio cognoscendi de la ratio essendi au sens strict,
c’est-à-dire de l’essence. Ce « rapport » ou cette loi d’essence est celle
qui lie l’essence à ses possibilités, l’eidos à ses « singularisations ». On
ne saurait trop souligner que c’est précisément en ce point de pivotement
que s’amorce « la conversion ontologique (ontologische Umwendung)
(…) de l’idée d’évidence en celle d’une loi pure d’essence »396 comme le
souligne Husserl dans la note (1) du § 7. La proposition où est
« amorcée » (angehobene) la conversion caractérise précisément le
« pouvoir-penser » comme corrélatif et révélateur d’un « pouvoir-être »,
ou plus précisément, le « ne-pas-pouvoir-penser » comme révélateur, non
pas d’une faiblesse de la constitution psychologique de l’esprit, mais d’un
champ de possibilités qui est pris dans le cadre d’une nécessité idéale:
« Quand, par conséquent, le petit mot de pouvoir apparaît en relation
avec le terme prégnant de penser, ce que l’on vise par là, ce n’est pas une
nécessité subjective, c’est-à-dire une incapacité subjective de ne-pas-
pouvoir-se-représenter-autrement, mais une nécessité idéale objective de
ne-pas-pouvoir-être-autrement. » 397
Il faut néanmoins introduire une et même deux différences. La diffé-
rence entre abstraction par idéation, qui concerne les essences anexactes,
et l’idéalisation sui generis, qui concerne les essences exactes, ainsi que
celle entre abstraction généralisante et abstraction formalisante. A cha-
cune de ces trois formes « abstractions » correspond un mode d’arbitraire
et donc aussi un mode d’exemplification. D’où la nécessité, dans la
perspective qui est ici la nôtre, de caractériser plus étroitement chacun de
ces modes.
La théorie des touts et des parties est ainsi un « levier universel » per-
mettant de discerner les différents actes de conscience à l’origine de
l’abstraction au sens le plus large, ainsi que différents modes
d’abstraction. C’est elle qui opère la « conversion », ou plutôt, le
basculement ontologique. Mais un pas reste encore à faire qui fasse
tomber cette théorie relevant de l’ontologie formelle au sein d’une
« région » particulière où toutes les autres s’enracinent, y compris
l’ontologie formelle et la théorie des touts et des parties elles-mêmes. Ce
405
Ideen I, p [141].
406
RL III, p [248]. Je souligne. Voir sur ce point J-L Marion, « Question de l’être ou
différence ontologique », in Réduction et donation, p 182, qui signale, à la note 34, la
substitution inexpliquée d’ « ontologish » à « objektiv » dans la deuxième édition.
148
qui rend ce basculement inévitable, pour ne pas dire fatal, c’est la
question conductrice elle-même sur les « actes porteurs de signification »
et la distinction principielle entre actes porteurs et actes simplement
illustrants ou remplissants.
407
RL III, p [284-5].
149
Les Recherches logiques témoignent de cet effort pour proposer une
élucidation de la formalisation en tant que réduction formalisante408. Ainsi
la Recherche IV, s’efforce-t-elle de maintenir le « pont » entre la
formalisation du domaine d’objet et la formalisation des énoncés409. Si la
TTP410 s’efforce de dégager la structure du domaine d’objet dans une
généralité vide, la grammaire purement logique tente de donner
l’armature générale formelle de toute signification possible. Ces deux
théories s’appliquent d’une certaine manière à elles-mêmes, en ce
qu’elles permettent de décrire leur propre structure logique ainsi que celle
de leur domaine, puisque la TTP est bien une théorie de l’objet dans sa
généralité vide et que la grammaire purement logique est bien une théorie
de la structure du domaine des significations prises comme des objectités
quelconques possédant une existence propre qui ont simplement cette
particularité de se rapporter à autre chose. Mais à la différence de
l’ontologie formelle et de l’apophantique, ces deux théories traitent de la
différence entre « fragments » et « moments », alors que les deux
premières s’intéressent exclusivement aux totalités systématiques: c’est-
à-dire aux touts qui ne sont composés que de moments.
Bien que la TTP « ressortisse » à l’ontologie formelle elle en est le
préalable nécessaire, tout comme la grammaire purement logique l’est à
l’égard de l’apophantique. Elle est même archi-fondamentale si l’on se
rappelle que la grammaire purement logique est une application de la
TTP.
Mais du point de vue du phénoménologue également, cette TTP qui
aborde la différence ontologique universelle, est un passage obligé, car
sans elle aucune description statique de la Leistung formalisante ne serait
concevable, et encore moins une étude génétique du passage du matériel
au formel.
Concernant le premier point, la grammaire purement logique tout
comme la TTP s’intéresse aux lois analytiques apriori d’Ergänzung qui
sont de deux sortes: lois de complétude de la proposition et lois de
complétude de l’enchaînement de propositions. On peut donc dégager à
l’intérieur du domaine formel en tant que domaine du catégorial pur, par
simple étude des connexions (Verknüpfungen) syntaxiques, abstraction
faite de tout contenu déterminé, un mode d’enrichissement conceptuel
propre qui possède ses lois propres411.
Mais cette structuration du domaine des significations n’est qu’un cas
particulier de la structuration des domaines en général, non seulement des
domaines formels, mais de tous les domaines matériels. Partout où il y a
connexion, la subordination des connexions particulières à des lois d’es-
sence est de rigueur. Mais cela n’efface pas, néanmoins, la ligne de
démarcation entre les domaines matériels et les domaines formels,
408
Rappelons que c’est le titre du § 29, Logique formelle et logique transcendantale, p [80].
409
Cf par exemple [317].
410
Nous désignons ainsi la théorie des touts et des parties.
411
« Rapporter la différence entre significations indépendantes et significations dépendantes
à la différence plus générale entre objets indépendants et objets dépendants, c’est déjà impliquer
à vrai dire, un des faits les plus fondametaux du domaine de la signification, à savoir que les
significations sont soumises à des lois a priori qui régissent leur connexion en de nouvelles
significations. (…) Comme il n’y a en aucun cas composition (Zusammensetzung) de
significations en de nouvelles significations sans formes de connexion qui, elles-mêmes,
possèdent à leur le caractère de significations, et de significations dépendantes, il est ainsi
évident que dans toute connexion (Verknüpfung) de significations jouent des lois d’essence (a
priori). » RL IV, p [317].
150
comme le précise aussitôt Husserl; car, dans le cas des domaines formels,
les connexions ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une essence matérielle
qui définirait l’unité objective du domaine en question412.
La source de cette différence fondamentale est donc à chercher dans la
nature des membres, des « singularités » propres au domaine formel.
C’est « le domaine des singularités (Einzelheiten) [qui] limite a priori le
nombre de formes possibles et détermine les lois de leur
accomplissement », qu’il s’agisse d’un domaine matériel ou formel. Les
domaines formels possèdent donc eux aussi des « singularités », et le
domaine des significations en est un cas particulier. La grammaire
purement logique se désintéresse en effet de « la particularité singulière
des significations à unifier » (der zu einigenden Bedeutungen), pour ne
s’intéresser qu’ « aux genres essentiels sous lesquels elles se rangent,
c’est-à-dire aux catégories de la signification »413. Le rapport de la
grammaire purement logique aux grammaires particulières propres à telle
ou telle langue déterminée, est donc celui du formel au matériel. C’est
donc mal poser le problème que de rabattre la problématique de la
grammaire purement logique, sans plus, sur le rêve d’une grammaire
générale et raisonnée.
Mais une ambiguité persiste qui motive cette méprise. La méprise
touche au statut même du catégorial, qu’il importe de fixer si l’on se rap-
pelle que la définition d’un domaine formel en général en dépend directe-
ment. Tout se passe en effet comme si la formalisation du domaine des si-
gnifications ne pouvait aller au-delà des genres de significations. Sans
des genres déterminés de signification, sans un enracinement des lois a
priori de la « connexion » des significations dans ces genres, c’est le
projet même d’une théorie a priori de la signification qui s’effondre et
donc la possibilité d’un partage a priori entre sens et non-sens. Ne faut-il
pas y voir une limite que seule dépasserait une logique pleinement
formalisée? La grammaire purement logique serait ainsi imparfaitement
« formalisée ».
Paris, Vrin, 1990 p 321, concernant la structure intransitive de l’appel chez Heidegger (S.u.Z §
25).
417
Le mot et le concept d’opération est lui-même ce qui pose problème. Si la conscience
d’exemple suppose une Leistung, ce qui caractérise en propre l’époché et la réduction
phénoménologiques, c’est leur caractère non-opératoire (ni au sens d’Operation, ni au sens de
Leistung, et encore moins au sens de Handlung).
418
R. Schérer, op. cit; p 290-sq.
419
Voir plus particulièrement p [122]..
154
phénoménologique puisse s’exercer et aboutir à une « science
rigoureuse », non naïve: à savoir la double aptitude à réaliser la
référence objective d’une part, et d’autre part, à fonder le caractère
positionnel de l’acte. Inversement, la fixation de l’ultime degré et niveau
de vérité suppose une « abstraction » d’un nouveau type, une abstraction
qui ne s’exerce pas au niveau de la matière d’acte, mais sur le « lien
secret » entre matière et qualité d’acte.
B. Nous devrons ensuite montrer, comment la condition de possibilité
de la réduction phénoménologique dépend de la dissociabilité de ces
deux caractères descriptifs. Cette question correspond à celle de la
dissociabilité de la matière et de la qualité d’acte qui occupe la
Cinquième Recherche et qui culmine en deux lieux qui sont aussi deux
exemples remarquables: à savoir d’une part les §§ 6 et 8 et d’autre part
les §§ 27 et 28. Le premier concerne la nature de la référence au moi. La
seconde concerne le caractère positionnel de la représentation. Cette
amorce d’analyse trouve son prolongement dans une modification
majeure apportée après coup à la théorie du remplissement. Cette
modification, mentionnée au § 3 c) de la Théorie de la signification,
concerne l’usage du terme d’intention tel qu’il est employé dans la
Première Recherche au § 9. Cette modification entretient un rapport étroit
avec l’introduction de la distinction entre signification
phénoménologique (ou ontique) et signification phénologique (ou
phansique). Quant à la question du caractère positionnel de l’évidence, la
réévaluation de l’exemplification (ou Quasi-Veranschaulichung)
permettra à Husserl de donner le jour à une science intuitive, eidétique,
évidente et néanmoins neutre.
C. Nous devrons tenter de cerner la « performance » qui permet cette
ultime métamorphose de l’épistémè, performance qui se trouve à la
racine de la vie de la conscience et à partir de laquelle il est possible de
comprendre non seulement la réduction eidétique (c’est-à-dire le passage
d’une psychologie empirique à une psychologie eidétique), mais
également la réduction phénoménologique. La transposition de la
psychologie en phénoménologie suppose, en effet, une suspension de
l’aperception psychologique, aperception qui confinait la philosophie
dans les bornes étroites de l’ancienne épistémé. La critique de la notion
de « perception interne » en représente le symptôme le plus visible.
420
Hua XXVI, p [13]: « le terme de représentation symbolique ne convient pas proprement
comme terme pour la classe entière des représentations vides » Ceci confirmerait les remarques
de R. Schérer qui voit dans l’usage que Husserl fait des l’expression d’intentions signitives ou
d’intentions symboliques un usage métaphorique.
421
Hua XXVI, p [12].
156
La conscience de signe en tant que conscience signifiante se trouve
ainsi reconduite à une structure que nous avons cernée sous le titre
d’exemplarité. Loin que l’exemple se laisse comprendre et intégrer dans
et par une théorie sémiotique, c’est bien plutôt à partir de l’exemplarité
qu’il est possible non seulement de dissiper les équivoques qui affectent
ce concept, mais également de procéder à une classification systématique
des domaines ainsi délimités. C’est à partir d’elle qu’il est possible
d’éclairer la différence fondamentale entre le mode de renvoi indiciel et le
mode de renvoi signitif, entre indication au sens strict (Hinweis),
signification (Bedeutung) et référence (Beziehung). Alors que le signe
indicatif est une objectivité empirique qui renvoie à une autre objectivité
empirique et qu’il implique donc un caractère positionnel, le signe
expressif est une objectité idéale —une « irréalité »— dont l’idéalité,
dont l’objectivité n’implique aucune prise de position. Il « est indifférent
(gleichgültig) que, dans l’acte du phénomène de son de mot, soit
contenue une prise de position existentielle, et en général une prise de
position »422. C’est cette indifférence, dont la nature reste encore obscure,
qui est constitutive de l’idéalité-expression, de la signification et donc de
la référence à quelque chose, s’il est vrai que « la fonction essentielle de
l’expression, c’est de signifier quelque chose au sens prégnant » et que
cette fonction « en tant qu’elle est essentielle, lui appartient donc même
là où elle n’indique rien »423. Indifférence à ce que la « chose sensible »
qui est l’indice de l’expression, soit donnée ou non, qu’elle soit donnée
perceptivement plutôt qu’imaginairement. Toute la difficulté consiste à
penser cette indifférence comme une structure positive et non comme un
simple manque. Quelque chose en affleure déjà dans les Recherches
logiques à travers la distinction entre soutien et porteur. On se rappellera,
en effet, que les illustrations intuitives de même que les expressions
considérées en tant que signes physiques étaient désignées comme de
simples soutiens (Anhalte), de simples auxiliaires (Beihilfe) dont Husserl
tente une caractérisation, au § 4, après avoir mobilisé une distinction
d’une grande portée phénoménologique: celle entre le faire-attention
(Aufmerken) et le remarquer (Bemerken), entre le viser proprement dit et
le simple se-tourner-vers, entre le viser thématique et le viser secondaire,
ou encore entre l’avoir-en-vue (das Abgesehen) et le se-tenir-sous-les-
yeux (das Vor-dem-Augen-Stehen). En appliquant aux actes signifiants
cette différence qui vaut —au moins— pour tous les actes objectivants,
Husserl caractérise plus précisément la nature de la connexion existant
entre conscience de son de mot et conscience de signification. Or il
ressort de cette caractérisation que la référence objective trouve sa source
dans une certaine irrelevance424. L’irrelevance en question est un caractère
422
Hua XXVI, p [12].
423
Hua XXVI, p [10].
424
Nous adoptons ici la traduction que J. English adopte dans La théorie de la signification,
tr. fr. p 45, Bedeutungslehre, Hua XXVI, pp [22-23]. La conscience de son de mot a
manifestement pour fonction, non pas de retenir le remarquer primaire qui est accompli en elle,
mais de le conduire à la conscience de signification qui est stimulée en même temps. Mais pas
seulement cela. En portant en soi une tendance à renvoyer qui appartient à son essence
phénoménologique, le devoir qui renvoie au signifié et trouve en lui son terme, attribue à celui-
ci aussi en partage la dignité de thème, de ce qui est visé au sens spécifique, corollairement de
ce vers quoi la visée se tourne. Le mot renvoie d’une façon qui se fait sentir, à la chose (Sache);
nous devons vivre dans la conscience de signification, et par, là en y étant attentifs, nous en
occuper. Ce devoir, la fonction du renvoi, est quelque chose qui se trouve là
phénoménologiquement. C’est au mot qu’est accrochée, mais naturellement pas dans
l’apparition sensible, la tendance de lui-même à conduire notre attention vers l’objectivité
157
qu’il faut considérer positivement en tant que tel . Elle permet de 425
440
Sur ce point, il faudrait relire sans se laisser troubler par les résonances empiristes du
concept la « Digression sur l’origine de l’indication dans l’association » § 4 de l’introduction de
la RL I, p [29]. Il faudrait également relire le § 3 qui oppose le fonctionnement essentiellement
associatif de l’indication et celui accidentel de la pensée catégoriale.
441
Un rapprochement de ce paragraphe avec ceux qui ouvrent la Première Recherche suffit
à éclairer la nature de cette pensée (§§ 2, 3 et 4).
162
la distinction entre intention et remplissement, mais en proposant une
gradation sensiblement différente442. Ce qui est acquis: c’est que le
remplissement n’est ni porteur de signification, ni même une contribution
à la signification, comme il ressort des preuves énumérées aux §§ 1 à 5
de la Sixième Recherche; le propre du remplissement n’est pas de
constituer la référence objective en tant que telle, mais de la réaliser443.
Ce qui se trouve remis en cause: c’est une certaine classification des
degrés de réalisation de la référence objective, et par conséquent, la
téléologie de la connaissance qui la sous-tend. La critique de Husserl
porte essentiellement sur l’assimilation de tout remplissement à un
phénomène de connaissance. Si toute connaissance présuppose une unité
de remplissement, inversement toute unité de remplissement n’est pas
unité de connaissance. C’est pourquoi Husserl trace une ligne de
démarcation nette — ou du moins relativement plus nette que celle des
Recherches V et VI — entre deux modes de remplissement dont le
dernier seul est producteur de connaissance. Cette distinction
fondamentale n’est pas absente des Recherches logiques, mais elle y
manque de fermeté. Ainsi le § 2 de l’introduction générale distingue entre
deux modes de remplissement: l’lllustrierung et l’Evidentmachung. Le §
442
Hua XXVI, p [16-17]. L’importance de ce texte justifie qu’on procède à sa citation intégrale:
« Mais la différence qui ressort entre <les> actes qui confèrent la signification et les actes
qui remplissent la signification reste importante. Mais il était imprudent de désigner comme
unité de connaissance, l’unité de remplissement, le phénomène du se-remplir (das Phänomen
des Sich-erfüllens) qui s’établit entre ces premiers actes et les seconds dans la conscience de
remplissement, ce contre-quoi déjà, dans la V° et particulièrement dans la VI° Recherches, il y a
beaucoup à trouver à lire. Car nous devons d’emblée séparer d’une manière tranchée ce qui se
fait jour là peu à peu: 1) le remplissement en tant qu’intuitionnification (als Veranschaulichung),
en tant que remplissage (als Ausfüllung), pour ainsi dire, d’une représentation vide par une
plénitude d’intuition (durch Anschauungsfülle)— mais la quasi-intuitionnification (Quasi-
Veranschaulichung) (se faire une image) (sich ein Bild zu machen) est ici à séparer de
l’intuitionnification qui remplit effectivement (von wirklich erfüllender Veranchaulichung), et,
d’autre part, 2) le remplissement au sens de la confirmation (Bestätigung), de la corroboration
(Bekräftigung) d’une visée au sens d’une dovxa, d’un croire, d’une conviction, d’une
présomption etc., et d’une façon plus précise, éventuellement, au sens d’une vérification
(Bewährung) par une « intuition » (correspondante!) rendant évident, qui a même ici le ca-
ractère d’un croire et conduit la dovxa à l’ejpisthvmh. Si l’on parle, des deux côtés, de visée ou
d’intention, cela est alors troublant et dangereux. Une simple représentation vide se change, par
recouvrement, en une pleine, ainsi en imaginant; là, aucune « intention » ne se remplit sur le
mode d’une corroboration (Bekräftigung), d’un rendre évident (Evidentmachung). Là, le
moment de la prise de position par jugement n’entre pas en jeu. Dans l’autre cas, il s’agit en
même temps précisément de ce moment d’une façon essentielle: la croyance se confirme
(betätigt sich), se justifie (berechtigt sich). C’est à cette distinction qu’il faut être d’emblée
attentif. Certes, le premier remplissement joue, dans le second, un rôle essentiel. (En ce qui
concerne le rapport des actes qui confèrent la signification et des actes qui remplissent la
signification, rien ne peut être alors énoncé à ce sujet sans une prise de connaissance plus
précise, et cela vaut aussi mieux, à moins que, dans la lecture de la Recherche I, on ne se laisse
pas prévenir par les indications qui y sont données. Le détail propre du développement, la re-
cherche sur ce que sont et sur ce que peuvent être là des actes qui confèrent la signification, et
puis sur la manière dont il faut penser le ‘remplissement’, viennent à suivre dans les Recherches
V et VI, lesquelles toutefois ne sont elles aussi que des commencements qu’il faut à maints
égards essentiellement dépasser).trad . légèrement modifiée.
443
Cf RL I, § 9, p [37]. A noter une difficulté de traduction qui risque d’induire en erreur.
En parlant d’« actes qui donnent [à l’expression] sa signification, et éventuellement, sa plénitude
intuitive, et où se constitue sa référence à une objectité exprimée » (je souligne), le lecteur
français tendra à voir dans le remplissement ou au mieux dans la conjonction du remplissement
et de la signification la source productrice de la référence objective, alors que le texte allemand
attribue sans équivoque aux actes porteurs de signification la responsabilité de la référence:
« die Akte, welche ihm [dem Ausdruck] die Bedeutung und eventuell die anschauliche Fülle
geben und in welchen sich die Beziehung auf eine ausgedrückte Gegenständlichkeit
konstituiert », c’est-à-dire « des actes qui donnent [à l’expression] sa signification et
éventuellement sa plénitude intuitive, et dans lesquels se constitue la référence à une objectité
exprimée ».
163
5, entre Veranschaulichung d’une part, et d’autre part, Bekräftigung,
Erfüllung, Evidentmachung, etc. Le §6 de la Première Recherche partage
l’intuition en illustrierenden Anschauung et evidentmachenden
Anschauung. Le § 9 énumère plusieurs modes d’Erfüllung: la
Bestätigung, la Bekräftigung, et l’Illustrierung, tandis que le § 18 oppose
la véritable « illustration intuitive » (Veranschaulichung) en tant
qu’exemplification (Exemplifizierung) à l’illustration inauthentique
(Illus-trierung) ou encore « simple illustration » (bloße Verbildlichung).
Le § 27 de la Deuxième Recherche confronte la fonction représentative
des « images intuitives servant d’illustration » (illustrierenden
Anschauungsbildern) ou d’exemplification impropre (uneigentliche
Exemplifizierung) à celle des noms, avant que la Recherche VI ne
s’attaque aux distinctions entre Erfüllung et Veranschaulichung, et entre
echte oder eigentliche Veran-schaulichung et l’unechte oder
uneigentliche Veranschaulichung444.
La répartition des modes de remplissement semble cependant se
fixer au § 38 lorsque Husserl réintroduit la dimension qualitative des
actes dont il avait fait abstraction jusque là et se fixe sur le but de
l’activité de connaissance: à savoir l’évidence au sens rigoureux.
En liaison avec la question de savoir si ce sont justement des actes positionnels ou également
des actes non positionnels qui jouent le rôle d'actes intentionnels et remplissants, s'éclairent des
différences comme celle existant entre illustration (Illustrierung), éventuellement exemplification
(Exemplifizierung) et confirmation (Bestätigung) (vérification ou dans le cas opposé réfutation). Le
concept de confirmation se rapporte à des actes positionnels en ce qui concerne leur remplissement
positionnel et finalement leur remplissement par des perceptions. »445
450
Cf Ideen III, p [45].
451
Cf la double réduction dont parle la p [82] de la RL VI. « La réduction d’une perception
non pure par élimination de ses composantes symboliques fournit l’intuition pure qui lui est
inhérente, et c’est seulement une seconde étape de la réduction, à savoir l’élimination de tout ce
qui est image, qui livre ce qu’elle contient de perception pure ».
167
D’UNE ÉVIDENCE NON-POSITIONNELLE
466
RL V, p [439].
467
RL V, p [439]. Je souligne. Voir introduction générale aux Recherches p [18]. Voir aussi
le passage que nous avons déjà signalé ci-dessus, p [19] où Husserl pose à titre de condition
préliminaire d’une théorie scientifique et radicale de la connaissance (c’est-à-dire qui ne soit pas
une simple opinion et soit sans présuppositions) que « la réflexion sur le sens de la connaissance
(…) doit nécessairement s’effectuer en tant que pure intuition d’essence sur la base exemplaire
de vécus donnés de la pensée et de la connaissance (als reine Wesensintuition auf dem
exemplarischen Grunde gegebener Denk- und Erkenntniserlebnisse)) ».
175
apparaît comme un obstacle à la pureté et à la neutralité visée, car elle
semble rattacher l’idéation phénoménologique à la perception interne
positionnelle; la réflexion à elle seule étant impuissante à opérer la
rupture avec l’attitude naturelle. Mais d’un autre côté, elle représente la
chance même de la phénoménologie. Le fait que l’expérience interne ne
serve plus qu’à fournir un réservoir d’exemples révèle précisément
l’indifférence du mode d’appréhension directe qui les vise. En constituant
un perçu en « exemple » se trouve tacitement admise l’indifférence du
caractère positionnel ou non de l’intuition singulière, du mode
d’appréhension (qu’il s’agisse d’une présentation (Gegenwärtigung) ou
d’une re-présentation (Vergegenwärtigung) et que cette dernière soit à son
tour positionnelle, comme dans le souvenir, ou neutre comme dans
l’imagination pure). Seule importe la « simple représentation » au sens
que Husserl dégage précisément dans ce paragraphe à l’encontre du
concept équivoque brentanien de Vorstellung; seule importe la
Repräsentation comme « matière d’acte abstraction faite de toute
qualification et de tout autre caractère d’acte » — ou si l’on préfère le
« sens noématique ». La prise en compte de l’exemplarité orienterait eo
ipso le regard sur le « sens noématique ». La teneur exemplaire d’une
objectité constituerait intimement le sens noématique. L’époché ne serait
au fond que la thématisation de cette indifférence, de cette « liberté
d’indifférence ». Mais une telle thématisation est encore déficiente. Car,
comme il ressort clairement du passage cité, ce trait propre de la
conscience d’exemple demeure encore voilé. Après avoir présenté
l’exemplification des données de l’expérience interne comme un obstacle
à la constitution de la phénoménologie comme science, les deux motifs
invoqués (indifférence au caractère positionnel des vécus pris à titre
d’exemple et époché phénoménologique) demeurent disjoints; du moins
dans un premier temps, car la suite du texte précise que « cette exclusion
(Ausschaltung) s'effectue à vrai dire eo ipso, du fait même que l’intuition
d'essence phénoménologique s'accomplit, en tant qu'idéation immanente,
sur la base des intuitions internes, de telle manière qu'elle oriente le re-
gard de l’idéation exclusivement sur les composantes propres, réelles ou
intentionnelles, des vécus perçus et qu'elle fait accéder à l’intuition adé-
quate des essences spécifiques des relations d'essence (donc
‘aprioriques’, ‘idéales’) qui s'y rattachent. »468.
Faute d’une prise de conscience radicale et claire de ce qui se joue
dans l’illustration servant de base à l’idéation phénoménologique, on ne
dépasse pas cette forme subtile de psychologisme qu’est le
phénoménalisme (empirico-sceptique). Malgré une telle mise en garde,
l’élucidation de cet état de choses demeure en grande partie
programmatique. Bien qu’il articule fermement réduction
468
RL V, p [440]. "Il est de la plus grande importance d’élucider parfaitement cette situation
et de se convaincre que c'est une pure illusion de croire, dans les discussions relatives à la
théorie de la connaissance (…), que la source des évidences doit être recherchée dans
l'expérience interne, spécialement dans la perception interne, par conséquent dans des actes
positionnels d'existence. Cette méprise cardinale conditionne cette forme particulière du
psychologisme qui consiste à croire que l'on peut satisfaire aux exigences d'une logique pure,
d'une éthique pure et d'une théorie pure de la connaissance et triompher de l'empirisme radical,
en parlant d'évidence apodictique et même d'évidence a priori, sans abandonner véritablement,
ce faisant, le terrain de l'expérience interne et de la psychologie. Quant au prin cipe, on ne va pas
ainsi au-delà de Hume, qui reconnaît sans doute l'a priori sous la forme de relations of ideas,
mais qui, en même temps, distingue si peu, dans le principe, l'expérience interne de l'idéation,
qu'en nominaliste il réduit cette dernière à la constatation de faits contingents. »
176
phénoménologique et réduction eidétique, ce texte ne parvient pas à les
rapporter à leur source première, à savoir à l’exemplarité du donné. La
réduction phénoménologique est l’articulation explicite de l’époché et de
la réduction eidétique. L’époché transcendantale représente le sens caché
de la réduction eidétique et inversement l’idéation ne peut déployer
pleinement ses possibilités sans l’« explication » de l’époché. Mais qu’en
est-il de la structure exemplaire du donné dans une telle connexion? Si
l’exemple est bien la ressource cachée de cette connexion, comment
expliquer qu’elle ne se soit pas produite dès l’aube de la philosophie?
Nous devrons donc par la suite tenter de déterminer de quelle manière
la « conscience d’exemple » enveloppe la réduction phénoménologique à
titre de possibilité. (§ 16 a). A titre de possibilité, car c’est cette même
conscience d’exemple qui rend possible l’attitude naturelle, en tant
qu’attitude éminemment intéressée, impliquée dans ce vers quoi elle est
tournée.
478
RL V, p [434].
479
RL V, p [436].
480
RL V, p [436]. « Il se peut qu’il y ait une loi d’après laquelle le caractère particulier de
certaines espèces d’actes exige une médiation; il peut arriver que maintes qualités d’actes ne
puissent se présenter que dans une complexion de telle sorte qu’elles ont nécessairement pour
base, dans l’acte total, d’autres qualités d’actes se rapportant à la même matière, par exemple
une représentation de cette matière, et qu’ainsi leur liaison avec la matière doive être médiate.
Mais qu’il doive toujours et dans tous les cas en être ainsi (…) cela ne nous paraît ni évident, ni
d’emblée, vraisemblable. »
481
Cf. RL V, § 24, la question était déjà de savoir si Brentano ne projetait pas dans
l’évidence ce qui ne s’y trouve nullement. C’est ce soupçon que reprend le paragraphe 27 pour
en développer les motifs.
179
interne », bien que Husserl lui préfère l’expression d’ « analyse
descriptive immédiate ». « L’évidence de la perception interne (bien
comprise) » est incontestable. Mais ce « témoignage perd beaucoup de sa
force et peut par suite donner lieu à des doutes justifiés », « dès qu’il est
invoqué (angerufen) et donc formulé et énoncé conceptuellement »
(Ibid). Bref le témoignage de la perception interne donne lieu à des
interprétations, soit qu’on en extraie tel aspect au détriment des autres,
soit que l’on y introduise des éléments étrangers. C’est du fait d’une
certaine hétérogénéité entre le discours conceptuel qui exprime la
perception interne et cette perception elle-même que les illusions et les
mésinterprétations sont possibles. C’est précisément ce qui se produit ici
avec le terme de « représentation ». D’où le soupçon qui se reporte sur la
conceptualité.
C’est dans le cadre de cette discussion que Husserl se proposait de
montrer sur une série d’exemples, que les actes qui ne sont pas de
« simples représentations » sont bel et bien des complexions d’actes.
Husserl y convoque des exemples d’actes complexe, qui ne le satisfont
pas, mais lui permettent de préciser le profil du bon candidat. Etant
donné, d’une part, que les actes objectivants dont le prototype est la
perception sont douteux et que, d’autre part, les caractères qualitatifs et
matériels ne suffisent pas à différencier radicalement la perception de
l’imagination, i.e. entre « présenter » (gegenwärtigen) et « représenter »
(vergegenwärtigen), un bon exemple de comparaison devra donc faire
abstraction de ce genre de différences modales non-qualitatives. Il faut
pouvoir, par exemple, comparer la perception à la « simple
représentation » correspondante, et voir si oui ou non, il est possible d’en
dissocier un acte de représentation autonome qui lui servirait d’acte
fondateur. Si la dissociation réussit en ce sens, ce sera alors la thèse
combattue par Husserl qui aura triomphé. Or l’illusion perceptive
donnerait un exemple parfait de complexion d’actes dans la perception.
L’illusion serait « la simple représentation perceptive » moins le caractère
d’acte du belief.
482
C’est un exemple récurrent, on en trouve des allusions dans les Leçons sur la chose et l’espace, mais
surtout dans Hua XXIII et dans Expérience et jugement.
483
RL V, p [443]. Les [] indiquent les passages supprimés ou modifiés lors de la deuxième
édition.
180
la fonction d’éveiller (zu erregen) la simple représentation
correspondante. Par ailleurs, le perçu (le mannequin) est ici également
différent de ce qui, au moyen (vermittelst) de la perception, doit être
représenté (la dame)] ». La première édition insistait donc sur la structure
du trompe-l’œil en tant que tel et corrélativement sur la structure de la
conscience de trompe-l’œil: un perçu qui n’est pas ce qu’il représente, et
n’apparaît pas d’emblée comme ce qu’il est. Si l’on mobilise la
terminologie mise au point dans les Leçons sur la conscience d’image, on
peut dire alors que le propre de la conscience de trompe l’œil est de
court-circuiter la relation de fondation qui existe dans la conscience
d’image. Alors que la conscience d’image est référée à l’objet (le Bild-
Sujet) visé —qui est éventuellement un objet réel, posé comme existant—
via l’image proprement dite —l’irréalité qu’on nomme ainsi—, le trompe
l’œil tend à effacer cette « médiation » alors même qu’elle y puise sa
référence.
La deuxième édition insiste quant à elle sur la différence entre le
« représenter » d’une authentique conscience d’image (une conscience de
portrait) et la conscience de trompe l’œil. A la différence d’une
authentique « reproduction », le mannequin ne se dénonce pas comme
« reproduction », comme « portrait », c’est pourquoi elle tend plutôt à
effacer sa fonction représentative, pour apparaître comme une dame
anonyme en personne. Arrêtons-nous quelques instants à cette
confrontation. La conscience de portrait (un « Bismarck » ou un
« Napoléon » de cire) peut, elle aussi, « faire illusion ». Pour être plus
convaincante, la confrontation devrait prendre les deux cas suivants: celui
d’une conscience reproductrice se « dénonçant » comme reproduction et
« la même » conscience de reproduction d’un quelque chose se donnant
pour la chose même, et il serait alors indifférent que la chose
explicitement représentée ou tacitement « éveillée » soit connue ou in-
connue, déterminée comme étant une représentation de tel ou tel individu,
ou indéterminée comme représentation d’une personne quelconque. Pour-
quoi Husserl a-t-il éprouvé le besoin d’insister dans un premier temps sur
la médiation cachée dans la perception illusoire, pour faire porter l’accent
ensuite sur le caractère déterminé de la référence dans la conscience de
reproduction, comme s’il ne pouvait y avoir de conscience de
reproduction sans Sujet484 déterminé? Certes, il peut y avoir conscience de
reproduction explicite, c’est-à-dire sans illusion, comme lorsque je
perçois d’emblée une figure de cire comme la reproduction d’un homme
quelconque. Comme si la déterminité de la matière d’acte était seule en
mesure de marquer la différence entre conscience de reproduction et
conscience perceptive. A première vue, la position de Husserl ne fait que
reprendre l’idée classique de la relation mimétique. Une conscience de
reproduction doit viser un Sujet déjà connu, pour pouvoir fonctionner. Ce
que montre l’image doit être relativement plus pauvre en déterminités que
l’intention qui se réfère au Sujet de l’image, car c’est de cet écart, de
cette inadéquation entre les déterminités qui se montrent et celles qui
sont visées à travers elles que naît la conscience de reproduction. Mais
pourquoi ne serait-il pas possible qu’une reproduction de Pierre ou Paul
que je connais me les fasse apparaître comme étant là en chair et en os,
alors qu’il ne s’agit que d’une illusion? Un tel cas est-il seulement
484
Nous employons l’artifice de la majuscule pour distinguer ce que Husserl et l’allemand
en général nomment Sujet, en conservant « sujet », avec minuscule, pour Subjekt.
181
improbable, ou principiellement impossible? Faudrait-il écarter cette
éventualité comme une forme plus subtile de croyance aux fantômes? 485
Au nom de quelle normalité, au nom de quelle maturité le faudrait-il? La
phénoménologie peut-elle le faire sans continuer de participer eo ipso de
l’attitude naturelle? Il n’est pas indifférent que cette correction figure
parmi une série d’autres qui amenuisent un peu plus le privilège de la
perception interne, en lui substituant l’intuition d’essence immanente sur
la base d’exemples fournis par l’intuition interne. La possibilité d’une
illusion —en l’occurrence d’une mésinterprétation des données de
l’intuition interne— diminuerait d’autant plus qu’on en écarterait toutes
les déterminités individualisantes. Un rapprochement s’impose dès lors
entre conscience d’image et conscience d’exemple. En prenant
conscience de l’exemplarité des données internes, en les considérant
comme des vécus quelconques d’un sujet quelconque, Husserl franchirait
le premier pas qui le conduit hors de la psychologie descriptive en suppri-
mant avec l’individuation, la source de l’erreur. Une parfaite adéquation
serait dès lors possible entre ce que donne à voir l’intuition et ce
qu’expriment les concepts.
Mais un tel pas ne supprime pas encore la possibilité de l’erreur. Tant
que le caractère positionnel de la perception est confondu avec l’indivi-
duation, la phénoménologie ne pourra se distinguer nettement d’une psy-
chologie eidétique. Pour lever définitivement tout risque de méprise ou
de mésinterprétation, il faut d’abord prendre en compte la médiation qui
permet à la conscience d’exemple de fonctionner de manière
ambivalente: opérant tantôt en secret, comme lorsque le psychologue se
méprend sur les états de choses qu’il « reconstitue » en les prenant pour
des événements actuels, tantôt au grand jour lorsque le théoricien se place
résolument dans une attitude eidétique; là encore deux cas de figure se
présentent, selon que la conscience d’exemple, qui permet de dégager
l’essence des vécus en question, considère ces derniers comme des
généralités empiriques pour avoir réinscrit les vécus pris en exemple dans
le contexte d’un flux de conscience, pensé comme vie d’un moi
empirique vivant dans le monde en tant qu’homme, ou que la conscience
d’exemple est elle-même purifiée et rompt les amarres avec sol de
l’attitude naturelle pour mettre le cap sur les essences et les
singularisations de ces essences comme de pures irréalités.
L’analyse que Husserl propose de l’exemple risque, ainsi, à tout mo-
ment de confirmer la thèse adverse, celle qui pose l’existence d’une
représentation perceptive au fondement de l’acte perceptif complet. C’est
ainsi qu’il propose tour à tour deux interprétations contradictoires: la
première qui semble confirmer la thèse examinée486; puis, la seconde, qui
conteste l’évidence de l’analyse487. C’est au milieu de ces hésitations et de
485
Sur ces questions, cf. Ideen II § 21, p [95]. —A confronter à J. Derrida, Spectres de
Marx, p 212, et note 1, p 215.
486
RL V, p [443].« Bien que dans le cas présent la représentation perceptive ne parvienne
pas à une existence entièrement séparée, mais surgisse en rapport [avec une nouvelle
perception], elle ne sert cependant pas, dans cette dernière, de fondement pour une perception
authentique; ce qui est perçu c’est simplement le mannequin, lui seul se tient dans la ‘croyance’
comme existant réellement. La dissociation (Ablösung) a donc réussi d’une certaine manière (in
einer Art), ce qui suffit pleinement pour le but poursuivi. »
487
« Cependant cette dissociation ne serait suffisante que si, en vérité, il était légitime de
parler ici de dissociation; en d’autres termes, si la représentation de la dame, dans le second cas,
pouvait réellement être considérée comme contenue dans la perception de la même dame qui a
lieu dans le premier cas. Mais représentation veut dire, dans le second cas, la même chose que
[conscience d’image. Trouve-t-on, dans la perception, la représentation par image perçue?] (…)
182
ces doutes — au sujet d’un exemple de perception « douteuse »— que se
produit la prise de conscience, là encore sous la forme d’une concession:
« Certes toutes deux ont quelque chose de commun; dans notre exemple qui, à ce point de vue,
ne pouvait être mieux choisi, elles sont identiques entre elles, dans la mesure où cela est possible
d’une manière générale entre perception et représentation correspondante. Certes toutes deux ont
(ce qui, d’ailleurs, n’exigerait nullement une similitude aussi poussée), la même matière. C’est la
même dame qui apparaît dans les deux cas, et, la seconde fois comme la première, avec des
déterminations phénoménales identiquement les mêmes. Mais, d’une part, elle nous est donnée
[comme présumée ‘elle-même’; d’autre part, elle ne nous est donnée qu’en image, aussi exacte que
soit l’image.] Nous avons en tous cas ‘presque’ (fast) l’impression (so zu Mute) qu’elle est là elle-
même, que c’est une personne véritable et réelle. La similitude insolite de la matière et des autres
constituants [descriptifs] des actes éveille, en fait, l’inclination à glisser de la conscience d’image à
la conscience de perception. Seul le [conflit vivant entre cette perception visée (de la dame qui fait
signe) et la perception coïncidant partiellement avec elle, mais l’excluant par ses autres moments],
nous empêche de céder effectivement à cette inclination. »488
Mais quoi qu’il en soit il y a une différence d’une telle espèce que l’idée demeure exclue que
cette représentation puisse être contenue dans la perception. La même matière est, tantôt matière
d’une perception, tantôt matière d’une simple [imagination] (Einbildung). Deux choses qui ne
peuvent évidemment pas être réunies en même temps. Une perception ne peut jamais être
imagination du perçu, pas plus qu’une [imagination] ne peut être une perception de [l’imaginé]
(Eingebildeten). » ibid.
488
RL V, p [444]. Je souligne. L’expression so zu Mute est à mettre en rapport avec
l’Anmutung, dont nous dirons un mot en conclusion. — Sur la modification du fast (du presque),
cf. Hua XXIII, pp [40-41] où l’exemple de la Puppe est repris et en un sens radicalisé.
489
RL V, p [444].
183
toute perception d’un positum serait toujours déjà médiatisée, comme le
suggérait la question, par la médiation impure d’une représentation par
image. Or, bien qu’irrecevable sous cette forme, une telle question va
néanmoins au cœur des choses. D’ailleurs moyennant certains
« amendements » ou certaines « transpositions », elle serait l’expression
de ce que Husserl veut dire sans jamais oser le dire, si ce n’est en le
concédant: Ne trouve-t-on pas au fondement de la perception la
possibilité d’une représentation par image du perçu? N’est-ce pas ce qu’il
est obligé d’admettre lorsqu’il pose au fondement de toute confirmation
d’intention, une exemplification possible de l’objet confirmé dans son
existence? Et si l’on envisage les choses d’un point de vue génétique,
toute objectivation ne suppose-t-elle pas au préalable la médiation d’un
moment figural inadéquat, d’une illustration impropre (Illustration ou
Illustrierung), d’une Verbildlichung? La performance objectivante
(qu’elle soit tournée vers des objets réels ou des objets idéaux)
présupposerait génétiquement une médiation iconique et non pas
simplement imaginaire. Ce qui confirme et précise le sens de la thèse
avancée en première partie. Rien n’apparaîtrait, aucune référence
objective ne serait instaurée sans la médiation d’une conscience
d’exemple, et plus précisément d’une conscience d’exemple impropre, de
l’artifice d’une mise-en-image (Einbildung en tant que Verbildlichung)
sans lequel l’exemplification authentique serait dépourvue de tout
matériau. Tout acte, toute intention a besoin de cette médiation impure,
seule à pouvoir fournir le lit d’une exemplification authentique et
éventuellement d’une évidence.
Cela n’a dès lors rien de choquant de voir dans cet exemple une sorte
d’allégorie de la phénoménologie. Mais quel sens donner à ce fonctionne-
ment allégorique de l’exemple? Une analogie devrait le rendre clair. De
même que la conscience d’image s’oppose à la conscience imaginante
simple (Phantasie) par le phénomène du conflit, c’est-à-dire par l’inscrip-
tion dans un contexte perceptif d’une irréalité qui se dénonce comme
telle, de même l’exemplarité impropre se caractérise par un conflit, c’est-
à-dire par l’inscription sur un certain plan de ce qui n’en relève pas. Plus
brièvement, l’image perceptive n’apparaît comme telle que grâce à un
conflit avec le contexte perceptif, de même l’illustration inauthentique
n’apparaît comme telle que grâce au phénomène du conflit — elle doit
pour ainsi dire se dénoncer comme inadéquate, comme simple indice
d’un exemple possible, et non pas se faire passer pour exemple
authentique. La possibilité du trompe-l’œil correspond alors au cas de la
Bildtheorie et plus généralement parlant aux diverses prises de positions
théoriques qui confondent le simple soutien d’une objectivation avec ce
qui supporte l’objectivation et que Husserl dénonce tout au long des
Recherches. La possibilité d’une eidétique pure dépend donc de la
neutralisation de ce pouvoir de l’exemplification inauthentique, tout
comme le dépassement de l’illusion perceptive dépend de la
neutralisation de certaines inclinations induites par le perçu. Et a fortiori
la possibilité de la phénoménologie dépend de la maîtrise, de la
neutralisation de ce qui dans l’exemplarité des vécus l’incline à réinscrire
le champ des vécus dans un sol qui n’est plus le sien, mais sur lequel il a
dû néanmoins prendre appui. A savoir un certain cadre. Ce cadre qui n’a
pas besoin d’être marqué matériellement suffit, lorsqu’il est une fois
remarqué, pour réinscrire ce qu’il appréhende dans le contexte mondain:
184
ainsi de la photographie de la lettre A ou de l’inscription illisible sur une
borne romaine490. C’est un certain mode de la « remarque » (Bermerkung)
qui restitue aux choses leur valeur indicielle, qui les réinscrit dans la tota-
lité de renvois motivés qu’est le monde et qui motive l’inclination à
glisser vers la position de ce qui apparaît. Il serait donc possible d’établir
un parallèle entre cette « inclination à glisser » motivée par le cadre de la
donation et la « déduction de la facticité » (problèmes de l’incarnation, de
la consignation, de l’objectivation du temps phénoménologique, de
l’apprésentation et de la prise de conscience de soi personnelle, comme je
empirique singulier incarné, etc.).
Nous ne pourrons nous y engager ici, parce qu’il faut d’abord préciser
les modalités de fonctionnement de ce cadre sans quoi les différences
entre conscience perceptive, conscience perceptive illusoire ou
conscience de trompe l’œil, ou enfin conscience d’image explicite ne
pourraient être posées. Ce « phénomène » de cadre possède une fonction
générique: celle de creuser l’écart entre ce qui apparaît proprement et ce
qui se montre dans ce qui apparaît proprement. Dans la perception, le
cadre est cadre d’indétermination, cadre de sens vide: il produit la
distance entre l’Erscheinung au sens des sensations, des
« Abschattungen » et l’Erscheinung au sens de ce qui apparaît en
personne; cette distance est l’horizon de progrès dans la détermination de
l’objet propre à la toute perception; le cadre n’appartient pas au plan du
perçu, il est une pure immatérialité sans laquelle l’acte perceptif ne
pourrait se constituer. Dans la conscience d’image explicite, le cadre est
perçu, il est posé comme appartenant au plan des objets perçus, il est
remarqué, il est co-posé dans la perception, comme un objet physique
réel; par son bord externe, il rattache le matériau de l’apparition objective
dans le contexte du monde (le support, et les esquisses sont considérées
comme objectives, étantes), tandis que par son bord interne, il arrache
l’apparition, prétendument « objective », prétendument visée, à travers
des esquisses, et située sur le plan de la réalité perceptible, pour la
déplacer sur le plan de l’irréalité. Dans la conscience perceptive illusoire,
le cadre neutralisateur de l’apparition objective se dissimule et tend à
fonctionner comme simple cadre de sens vide, cadre d’indétermination;
les esquisses « objectives » tendent, quant à elles, à se confondre avec des
esquisses « subjectives », le bord interne tend à fonctionner comme
horizon interne et le bord externe, comme horizon externe.
La phénoménologie ne sort de sa gangue psychologique qu’à partir du
moment où elle cesse de réinscrire ses phénomènes dans le contexte du
monde, c’est-à-dire lorsqu’elle neutralise le cadre de l’exemplification.
En d’autres termes, la réduction psychologique de tout phénomène, aux
seuls phénomènes subjectifs personnels, ne devient réduction
phénoménologico-transcendantale qu’à partir du moment où le
phénomène d’horizon devient thématique C’est alors et alors seulement
que le risque de quiproquo et donc le doute est définitivement surmonté.
Ainsi que le note Husserl dans une correction au second volume de
Philosophie première consacrée à la théorie de la réduction, la mise en
jeu d’ « une ejpochv phénoménologique à l’endroit d’actes singuliers »
reste insuffisante. La psychologie le fait déjà et « cela ne signifie pas
encore mettre hors circuit les horizons externes qui sont bien là dans une
490
Pour la borne romaine, Cf RL VI p [60]. Pour la photographie de la lettre A, Cf
l’exemple RL VI, p [55].
185
présence positionnelle ». C’est pourquoi « ce qui est requis [pour une
véritable époché phénoménologique], c’est la mise hors-circuit de tous
les horizons y compris ceux-là mêmes qui surgissent seulement au cours
du dévoilement et se découvrent continuellement comme des horizons
nouveaux. Ce qui est requis c’est une ejpochv universelle »491. Et donc
une neutralisation de tous les horizons, de tous les cadres. C’est pourquoi
la phénoménologie prend la tournure d’une croisade contre toutes les
variantes de la Bildtheorie. Tant que le concept de « représentation » ne
lui a pas été repris, aucune certitude, aucune évidence, aucune
confirmation ne pourra être atteinte. Il faut donc généraliser le cadre,
l’intérioriser pour que tout conflit et tout doute soit à jamais surmonté et
que la pensée se meuve dans l’élément de l’évidence, sur le plan de
l’apodicticité.
Nous voyons ainsi dans cette analyse d’exemple une sorte d’allégorie
de l’effort de la phénoménologie pour extraire du doute le noyau essentiel
que constitue le phénomène de « mise entre parenthèses ». De même que
le doute cartésien enveloppe ce noyau essentiel, le moindre doute, y
compris celui qui nous saisit à l’entrée d’un musée lorsque, selon toute
apparence, nous y rencontrons une aimable inconnue qui nous fait signe,
comporte ce noyau essentiel qu’est l’« opération angélique » de mise
entre parenthèses. Le mode d’enveloppement, d’illustration de ce noyau
détermine l’attitude de la conscience, c’est-à-dire à la fois son mode
d’appréhension de ce qui lui fait face et le mode d’implication dans le sol
ainsi dégagé. L’effort de la phénoménologie est par conséquent double: il
s’agit pour une part d’extraire ce noyau et pour une autre de procéder
méthodiquement aux enveloppements successifs permettant de produire
systématiquement les diverses figures de la conscience. D’où les deux
directions de la phénoménologie: radicalisation de la réduction en
réduction abstrayante et parcours, strate par strate et en zigzag, des
couches constitutives de l’attitude naïve. La réduction phénoménologique
ne serait donc pas une simple méthode au sens instrumental du terme,
mais le cœur non-performatif même de toute « opération », de toute
« performance ».
Les chemins vers la réduction seraient donc aussi nombreux qu’il y a
de performances et d’attitudes. Tel est le sens de la déclaration qui
considère le point de départ dans la théorie de la connaissance comme
point de départ quelconque et de la multiplication des chemins vers la
réduction et à terme l’élargissement du concept de réduction à des types
toujours nouveaux d’attitudes (psychologique, logique, physique,
historique, pratique, éthique, religieuse, professionnelle, etc.). Ce qui se
joue dans une telle bagatellisation, c’est l’avènement de la
phénoménologie— à elle-même. Ce n’est que lorsque l’ensemble des
attitudes aura été parcouru en un circuit que la phénoménologie cessera
d’être une idée pour devenir réalité effective.
Mais pour que se produise la première percée, il était nécessaire de dé-
couvrir la puissance de neutralisation sommeillant dans le mode iconique
de l’illustration, bref que la Verbildlichung soit reconnue comme Quasi-
veranschaulichung. Ce quasi signifie tout à la fois l’inadéquation, la
différence et la neutralité, la non-positionnalité. Ce qui « quasi-
intuitionnifie » souffre d’une inadéquation, d’une différence qui éloigne
d’autant d’une auto-présentation en chair et en os, mais qui suspend en
491
Philosophie première, II, p [317]. Annotation pour la page [127, lignes 9-17].
186
même temps la croyance, la position. Non pas que l’évidence
phénoménologique se contente de simples illustrations, mais qu’elle est
seule à tenter une thématisation de cette neutralisation. Le coup d’envoi
était donc donné à partir du moment où Husserl avait opposé nettement
illustration impropre et illustration propre, Verbildlichung et
Exemplifiezierung.
187
Chapitre VIII
509
Voir la célèbre « rectification » que Benveniste propose de la thèse fondamentale de
Saussure sur l’arbitraire du signe, en 1939, dans un article repris dans Problèmes de linguistique
générale I, p 49 et sq. En particulier pp 52-53.
198
possibilité réelle de la signification, son « idéalitérabilité » . Comme 510
Cela est tellement peu sans signification, que sans la prise en compte
de ces moments externes on ne comprendra pas la possibilité de l’illusion
perceptive, et de la modification du « presque » (fast) qui la caractérise.
Une telle modification est un mode dérivé ou un cas-limite de la
modification du quasi, qui en tant que tel rend visible les limites de
l’essence intentionnelle conscience d’image. Ainsi de l’homme ou de la
dame du musée de cire. Le mode d’appréhension perceptif —en réalité
intropathique— tend d’autant plus à s’imposer que le recouvrement des
moments internes constitutifs de la matière (ou sens noématique) est plus
complet, et que ce que nous montre « l’image »517 correspond davantage à
514
Hua XXIII, p [32].
515
Mais déjà dans les Recherches logiques l’importance de ces moments externes se fait
sentir. Il faudrait travailler en ce sens l’exemple de la RL VI, p [54-55] opposant l’usage de la
lettre A et la photographie de la lettre A. A rapprocher de Hua XXIII, p [45], sur la bordure de
papier (Papierrand) d’une gravure qui fonctionne comme un cadre. Ces moments externes que
nous résumons sous le titre de cadre n’ont pas besoin d’être marquées matériellement par un
cadre, un simple « coupure matérielle » suffit.
516
§ 22 intitulé par l’éditeur: L’apparition de l’objet-image et son caractère d’ineffectivité,
de conflit avec le présent d’un champ visuel constituant perceptif. p [45]. Je souligne.
517
Au sens large qui couvre toute production plastique, et en général, toute forme de
présentation indirecte procédant par « encadrement ». C’est ainsi qu’une statue est une image.
C’est ainsi qu’il y a non seulement des imaginations, mais également des images de jugement
201
ce que nous montrerait la chose si elle était présente. Mais aussi parfait
que puisse être ce recouvrement des moments internes du sens
d’appréhension ou sens noématique —et nous avons vu que Husserl
n’excluait pas le cas d’une illusion parfaite—, subsistent toujours des
moments externes qui déterminent le mode d’interprétation dominant
mobilisé par la conscience. C’est sur ces moments externes
contextualisant et/ou neutralisant que se fonde la conscience du
« presque », par laquelle se caractérise le trompe l’œil, et qui le rattache à
la conscience d’image. Bien qu’à nous en tenir aux seuls moments
internes nous ne puissions pas nous empêcher d’y voir un homme ou une
femme, nous « savons » qu’il ne s’agit là que d’une illusion « réussie »,
c’est-à-dire d’une conscience d’image qui échoue et d’une conscience
perceptive qui faut être (au sens du verbe faillir), qui peine à être. Ce
genre d’illusion perceptive est donc une perception affectée de la
modification du « presque »518.
C’est également en fonction de ces moments externes que
s’éclairent les différences entre les modes de référence propres au
signe arbitraire, au symbole analogique et à l’image. Si l’on reprend
l’exemple du signe A (et non de la lettre) et de la photographie du
signe A, les moments externes sont essentiels pour fonder le
« jugement conceptuel » par lequel nous affirmons qu’il s’agit d’une
image du signe A, et non pas d’un texte découpé où apparaîtrait le
signe A. A l’inverse, lorsque nous sommes en présence d’une borne
romaine dont les signes ont été en partie effacés par le temps, nous
appréhendons les traces qui apparaissent comme des signes et la
borne comme un texte, en nous fondant sur des moments externes au
texte, sur des moments « périgraphiques », et ce malgré le caractère
lacunaire et fragmentaire des expressions qui y figurent. Nous
« savons » qu’il s’agit là d’un texte et non d’une image. Ce n’est donc
pas, à proprement parler, l’absence ou la présence d’un cadre qui
détermine le mode d’appréhension, et le mode de renvoi ou de
référence qui anime la matière d’acte (ou sens d’appréhension),
iconique symbolique libre ou symbolique analogique, puisque dans
les deux cas, une « contextualisation » est à l’œuvre, qui fixe le mode
de renvoi propre à la chose. Un approfondissement de la différence
entre signe et image, passe donc par une confrontation de l’enca-
drement iconique et de « l’encadrement » périgraphique. Un tel
« phénomène » d’encadrement ne cesse de hanter la réflexion
husserlienne depuis les premières œuvres.
Hantise des hypothèses de processus ou de mécanismes inconscients
dont Husserl après Brentano tentent d’affranchir la méthode d’investiga-
tion psychologique. Les mutations ou les « transpositions » de la
psychologie descriptive en psychologie phénoménologique puis en
phénoménologie transcendantale sont symptomatiques de cette lutte
contre les spectres. Or le spectre —qui comporte toujours à la fois
(Cf par exemple, p [96]), et plus généralement de tout ce qui peut donner lieu à une perception
au sens large. Il y a donc aussi des « images catégoriales » (au sens propre et au sens impropre).
Des images de jugement. Des images de concepts ou d’expressions. C’est ce qui se produit
précisément dans le cas des exemples, des citations, de la suppositio materialis, etc. Mais tout
ceci demanderait à être repris à un autre rythme et plus patiemment.
518
Il faudrait cependant affiner, et distinguer les « images » qui se font passer pour les
choses qu’elles présentent, des illusions proprement perceptives qui se bornent à faire apparaître
les choses autrement qu’elles ne sont. Sur ces deux aspects, cf. respectivement § 19 pp [39-41]
et § 23, pp [48-49] in Hua XXIII,
202
quelque chose de mécanique et de vivant— ne cesse de resurgir de loin
en loin au cœur des phénomènes purement immanents, sous la forme
d’une médiation discrète, ainsi qu’au cœur de la langue dans laquelle on
tente de les décrire. Ce spectre qui apparaît toujours à l’écart, légèrement
à côté des phénomènes thématiques et du discours décalé qui les décrit,
menace en permanence de les ventriloquer et de les articuler malgré la
liberté, malgré l’autonomie affichée. Au point que la phénoménologie se
métamorphose en un mime transcendantal des méthodes génétiques tant
décriées.
Bien évidemment, il ne s’agit là que d’ « hypothèses » dont il faudrait
préciser le sens, et dont la « vérification » s’avère inévitablement
paradoxale et périlleuse. Plus modestement, il faudrait commencer par
repérer les régimes de fonctionnement de ce « cadre », et leur rôle
déterminant dans la « proposition » de telle ou telle performance par la
conscience. Un tel fonctionnement n’est lui-même descriptible qu’en
termes de renvoi, d’association (ou encore d’éveil) et de motivation —
moyennant une « conversion » de ces expressions issues de la
psychologie génétique empiriste en expressions phénoménologiques519.
526
Cf. L’essai d’E. Fink consacrée à la question des re-présentations, de l’imagination et de
la conscience image, repris dans De la phénoménologie pp. trad. D. Franck, Paris, Minuit, 1974,
p 92-93: « L’image comme ‘fenêre’ sur le monde d’image ». Il faudrait tenter un rapprochement
prudent de ce concept de « fenêtre » comme structure d’essence du phénomène de l’image, de la
« fenêtre » qu’a ou n’a pas la monade, qu’elle porte et qui la constitue. Pour déroutant qu’il soit
un tel concept n’a rien de fantaisiste. Husserl lui-même dans Philosophie première, II, pages
[116-117] rappelle, de manière à rendre plus acceptable l’idée d’une scission du moi, en moi
constitutant et moi spectateur, scission induite par l’epoché phénoménologique, que se produit
dans toute imagination (Phantasie) la scission entre un « moi imaginant » et un « moi co-
imaginé » qui se trouve inclus dans le jeu (im Spiel), mais également dans tout souvenir (p
[131]). Voir également p [133] et dans Hua XXIII, p [41], p [42], p [46], p [58], p [119], p [121],
p [132], p [572], p [573].
527
Hua XXIII, p [122]. Je souligne.
207
s’imposer sous la forme d’une intuition catégoriale, du fait d’une
singulière complication de syntaxe. A savoir, que ce phénomène
d’encadrement a quelque chose à voir avec le phénomène de
l’exemplification. Paradeiknumi, signifie en effet « montrer à côté,
mettre en regard, en parallèle ». Mais en l’occurrence ce qui se montre
« à côté », par parenthèse, dans l’illustration, c’est l’environnement-
encadrant. Il n’est pas proprement montré, mais contribue à ce mode de
monstration qu’est l’illustration au sens propre. Une clarification de ce
pressentiment passerait probablement par une étude plus précise du
phénomène d’encadrement dans le cas de l’illustration discursive et de
l’illustration iconique proprement dite. Parmi les voies qui s’imposent à
nous, l’une consisterait à mobiliser la distinction déjà mentionnée ci-
dessus pour rendre compte de l’idéalité de l’occurrence signitive, à savoir
la différence entre le remarquer primaire et le remarquer secondaire, entre
Aufmerkung et Bemerkung. Il nous faut délaisser cette voie, car sous la
forme d’une opposition opératoire générale, elle nous fait manquer la
spécificité du phénomène d’encadrement qu’une perspective génétique
est condamnée à traverser. Il nous faut donc tenter de cerner de plus près
le fonctionnement normal et « primitif » de la conscience d’image à par-
tir et sur la base du « phénomène » du cadre. L’encadrement-par-environ-
nement conjugue en une fonction deux gestes apparemment contradic-
toires. Il écarte le monde de la perception, le met de côté et ce faisant le
dote d’une fonction qu’on ne peut attribuer à aucun des contenus de
l’environnement médiat et immédiat, ni même à l’ensemble des choses
du monde de la perception. Plus précisément, l’environnement perceptif
qui est co-donné dans toute perception singulière, n’assume la fonction
de cadre qu’à soustraire à toute considération la seule chose réelle qui est
encadrée, à savoir la chose-physique qui se trouve escamotée par l’image
apparaissante. L’encadrement-par-environnement, c’est le tout du monde
environnant sauf un ou une: précisément la chose-physique encadrée, qui
de plus n’est pas considérée en elle-même. Celle-ci n’est pas réellement
mise entre parenthèse, elle est plus simplement escamotée. C’est moyen-
nant cette apparition par parenthèse, accessoire du monde et par cet es-
camotage de ce qui est réellement encadré que l’image fonctionne
illustrativement528.
Mais un tel phénomène trouble la vue du psychologue brentanien
528
Hua XXIII pp [121-122]: "nous sommes, selon les circonstances, tournés tantôt vers
l’une ou l’autre de ces réalités. Le plus souvent, nous ne faisons pas du tout attention à
l’encadrement (Umrahmung), mais plutôt exclusivement au Sujet: l’encadrement est alors certes
appréhendé, mais il n'est pas perçu au sens prégnant du terme, et pas représenté. Dans d'autres
cas la sphère de l’orientation visante s'étend au contexte appréhendé, lorsque nous référons le
Sujet représenté de façon expresse à l’encadrement-par-environnement (…), et qu'ainsi nous
visons aussi cette référence (dieser Beziehung) elle-même. En règle générale, la perception de
l’un alterne avec celle de l’autre: tandis que l’intérêt est concentré sur le Sujet, l’encadrement se
fraie un passage vers une prise-en-compte momentanée, sans que l’essentiel de cet intérêt soit
détourné. Dans tous les cas, l’image physique fournit (leistet), en vérité, sa contribution (seinen
Beitrag) à l’unité appréhensive de l’appréhension objective, dans laquelle une représentation ou
une autre puise. Mais nous remarquons que ce n'est pas l’image entière, mais seulement cer-
taines parties (nur gewisse Bestandstücke) de celle-ci (l’encadrement-par-environnement) (die
Umrahmung) qui se trouvent intimement entrelacées à l’environnement unitaire (in die
einheiltiche Umgebung) de l’objet dépeint et portées avec lui à l’appréhension objective. Si nous
appréhendons les objets représentés iconiquement en tant que surgis sant hors du cadre (aus dem
Rahmen heraustrendende), ou si ce cadre nous apparaît comme une fenêtre à travers laquelle
nous regardons à l’intérieur de son espace (durch welches wir in ihren Raum … hineinsehen) (de
son paysage en peinture), c'est alors qu'à l’intérieur du contexte unitaire de la réalité et de
l’iconicité, qu'il n'y a pour la chose-image physique, à l’évidence, aucune place (kein Platz), si
ce n'est précisément pour son cadre (eben nur für seinen Rahmen)."
208
qu’est à cette époque encore, en partie, Husserl, comme il continuera de
troubler celle du phénoménologue, le poussant toujours plus loin dans
son effort de clarification. Si le cadre fixe la vision, il semble à l’inverse
extrêmement difficile à une vision de se fixer sur le cadre en tant qu’il
fonctionne529. Sauf à pratiquer, et au risque de se luxer la vue, une vision
latérale regardant toujours en direction de la bordure du champ de vision.
Luxation par laquelle l’improbable appréhension de cadre se retournera,
avec la mise en œuvre du regard phénoménologique, en cadre
d’appréhension. A défaut de pouvoir fixer l’attention, même de façon
secondaire sur le cadre, il est en effet possible de le remarquer530.
L’encadrement, qui n’est pas une partie réelle de la chose image, ni une
partie réelle de l’environnement réel du tableau, semble donc dans
l’attitude naturelle échapper à toute appréhension, qu’elle soit perceptive,
iconique ou mixte. Bien qu’il ne soit pas porteur de la référence iconique
et ne fournisse pas même un appui, l’encadrement est ce qui déclenche le
déplacement de la référence, du renvoi, de l’intentionnalité. Ce moment
externe dont la coopération est indispensable et qui ne possède aucune
fonction représentative, est précisément celui qui contient en germe la
possibilité d’une représentation signitive.
Allons plus loin, la prise en compte du phénomène de
l’encadrement permet non seulement de proposer une classification
des modes d’appréhension en termes de renvoi, mais de comprendre
l’intervention de la neutralité dans les différentes performances de la
conscience naturelle.
536
Sur toutes ces questions, nous ne pouvons que nous borner à un renvoi massif aux
analyses de J. Derrida sur les parerga dans La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, pp
21-94.
212
Chapitre IX
546
Ideen I, p 222. Saraiva p 196. Nous ne saurions cependant accepter la traduction de
Leistung par action, qui plus encore que celle d’« opération » représente un contresens, puisque
toute Leistung de la conscience a par définition un caractère non-pratique. Sauf à vouloir
maintenir un lien « étymologique » entre acte et action. Mais on ne tient alors plus aucun
compte de ce que le terme d’acte n’a précisément lui non plus aucune signification pratique. Sur
ces questions, Cf RL V, la nécessaire mise au point terminologique rappelée pp [346-7] et le
travail opéré dans pages suivantes, concernant les termes d’ « acte », de « vécu », de
« conscience », de « contenu de conscience », etc. Les reproches de Heidegger dans les
Prolégomènes, Ga 20, pp [46-63] ne tiennent pas assez compte de ce travail.
547
Ideen I, p [222]
548
C’est pourquoi Husserl affirme que « seule une étude plus approfondie en révèle
l’originalité » (Eingentümlichkeit). Ideen I, p [222].
217
celui de la proto-doxa; b) un élargissement de l’être coextensif au premier
(il y a de l’être-certain, de l’être-nié, de l’être-douteux, de l’être-supposé,
et même de l’être-simplement-envisagé-en-pensée, etc.); c) une
caractérisation de l’attitude naïve quelles que soient les modifications
qu’elle subit comme adhésion à la « thèse » d’existence, thèse qui n’a
rien de théorique ou de logique, et pas davantage de pratique, thèse qui
n’est pas une performance, mais l’acceptation primordiale sur la base de
quoi sont possibles l’ensemble des performances, d) enfin, point qui nous
intéresse plus particulièrement, tous les types de performance dont est
capable la conscience correspondent aux différentes modifications que
subit cette « thèse », modifications qui en tant que telles mobilisent à des
degrés divers et selon des configurations performatrice variables la
modification générique —en en falsifiant, par ignorance et naïveté, le
sens.
C’est pourquoi il faut redoubler de prudence dans l’interprétation de la
modification neutralisante générale, celle qui précisément suspend la
« thèse naïve », si l’on ne veut pas risquer de la confondre avec une quel-
conque attitude mondaine et c’est pourquoi, également, il ne faut pas se
hâter d’identifier la Leistung avec une quelconque activité et encore
moins avec une quelconque action. Dans la mesure où le caractère
leistenden de la conscience avec son fondement dans la proto-doxa
n’apparaît que depuis l’attitude neutre, qu’après l’entrée en exercice de la
neutralisation générale de l’être, les difficultés qui valent pour la
désignation de la « neutralité » valent pour « l’activité » de la conscience.
En l’occurrence ces difficultés se doublent pour nous d’un problème de
traduction. Comment traduire Leistung? Et donc comment l’entendre?
Toutes les traductions proposées courent le risque de limiter l’extension
de ce concept et, par contrecoup, de rabattre le concept de neutralité sur
une modification parmi d’autres, sur l’une des modifications les plus
apparentées (que ce soit la modification du quasi, la modification
arbitraire signitive ou la modification neutralisante de l’attitude
esthétique). A traduire Leistung par activité ou action549, on risque alors de
confondre l’attitude phénoménologique neutre comme une simple
attitude théorique, alors que ce que l’on entend habituellement par
attitude théorique résulte d’une performance qui vient s’aligner dans la
série des Leistungen que la neutralité met « hors action »550. Les
traductions par « production » « œuvre » ou « opération » posent des
problèmes similaires. Celle que propose Gérard Granel (« prestation »)
n’est pas non plus exempte de défauts. Par sa référence au travail, elle
s’expose, elle aussi, aux mêmes malentendus que les deux premières. La
prestation est selon le Robert et conformément à l’étymologie latine de ce
terme l’« action de fournir ». Mais par la même, on rend bien quelque
chose de la « donation » de sens en quoi consiste l’activité essentielle de
la conscience. Et l’on sous-entend par là même occasion, qu’une telle
« donation » de sens repose sur une « obligation », sur une « dette »
contractée originellement par la conscience naïve. La prestation désigne
en effet à la fois l’activité de fournir, mais également la chose qui est
fournie, qui n’est pas uniquement un objet.551 Un prestataire au sens
549
C’est la traduction que propose Ricœur et qui est généralement acceptée. Cette traduction
possède néanmoins sa légitimité comme l’indiquent les rapprochements entre « Tun » et
« Leistung », mais également l’expression de « außer-Aktion-setzen ».
550
C’est ainsi que F Dastur parle de la neutralité comme « an-axiologie ». op. cit..
551
Au sens juridique du terme: la prestation désigne « l’objet de l’obligation, ce qui doit être
218
« actif » est à la fois un fournisseur et un débiteur. Ou si l’on accepte de
faire subir à ce dernier terme une légère luxation: le prestataire est un
« débiteur »: il débite et solde sa dette, il débite pour acquitter sa dette.
Nous retrouvons ainsi par un autre biais: la dimension de la « vocation »
(Beruf) qu’une lecture de la Philosophie première et de la Krisis nous
avait permis de mettre en avant. Par ailleurs, comme le terme d’opération,
« prestation » met l’accent sur la régularité de la performance. La
donation de sens est un débit de sens qui une fois produit se répète.
Chaque prestation équivaut à l’institution (à la constitution) d’une
attitude de conscience et corrélativement d’un mode d’objectivité, c’est-
à-dire à un « emploi », à un « service » permanent de la conscience. On
pourrait même dire que toute prestation instaure un certain emploi du
temps originaire. Une prestation est une certaine façon de débiter le
temps. Car ce que doit la conscience ainsi que ce qu’elle peut donner en
dernière instance, ce n’est pas de la sueur ou la menue monnaie des
objets, mais du temps. Ajoutons, que praesto décrit l’action par laquelle
quelqu’un « se signale, se distingue, se met en avant » ou encore
« l’emporte sur autrui » ou « se porte garant d’autrui » — étend sa
responsabilité au point de répondre de l’attitude d’autrui. C’est parce que
ces acceptions ont cessé de résonner dans nos modernes prestations et
prestataires de service que nous avons finalement opté pour le terme de
« performance ».
La neutralité apparaît ainsi comme un moyen d’apurer la dette et son
secret, comme une manière d’officialiser la liaison secrète entre
conscience et monde — liaison dont l’enfant supposé (au sens quasi-
juridique du terme) est la « thèse » constitutive de l’attitude naturelle.
C’est pourquoi il est essentiel qu’elle ne soit pas une performance. Et si
Husserl la présente comme une « suppression » (Aufhebung) de toute
modalité doxique (modifiée ou non), il prend soin aussitôt de la
distinguer de la négation qui procède par biffage et qui, en tant que tel,
n’est qu’une modification de la proto-doxa. La neutralisation « ne biffe
pas, elle ne fournit pas de performance (leisten), elle est pour la
conscience tout le contraire d’une performance (Leistens): elle en est la
neutralisation. Elle est impliquée toutes les fois que l’on se retient de
fournir une performance, qu’on met hors-jeu, ‘entre parenthèses’, ‘en
suspens’ la performance, puis, l’ayant mis ‘en suspens’, qu’on
se-‘transporte-par-la-pensée’-dans-la-performance et qu’on ‘se figure
simplement par la pensée’ ce qui est produit par la performance, sans ‘y
coopérer’ »552.
Chacune des ses expressions correspond à une attitude possible de la
conscience naïve. Elles sont donc toutes, par principe, inadéquates; et
c’est bien pourquoi Husserl les affectent de guillemets, qui à leur tour
demanderaient à être « modifiés ». La neutralisation ne pouvant être
décrite que depuis l’attitude neutre, ce n’est pas seulement les prédicats
qui la qualifient qui se mettent à fonctionner paradoxalement, mais
également tous les prédicats qui servent à décrire les divers modes de
l’attitude naturelle. Tout ce que pose ou propose le sujet neutre l’est de
façon paradoxale. « Les positions neutralisées se distinguent
essentiellement en ceci que leur corrélat ne contient rien qu’on puisse
poser, rien qui soit réellement prédicable; à aucun point de vue la
fourni ou accompli par le débiteur ».
552
Ideen I, p [222]. Je souligne.
219
conscience neutre ne joue, vis-à-vis de ce dont elle est conscience, le rôle
d’une ‘croyance’ »553.
Une performance n’est donc rien qui puisse apparaître aux yeux de la
conscience naïve quelle que soit son attitude, quelle que soit la modifica-
tion qu’elle fasse subir à la proto-doxa. Quant à la quodlibétalité, si elle
est la proto-performance, cela veut dire alors que toutes les autres perfor-
mances la présupposent et en dérivent, ou du moins l’impliquent à titre de
condition de possibilité. Comment se situe-t-elle par rapport à la proto-
doxa? Si la proto-doxa est la base non-modifiée de toute performance et
si toute prestation est une modification de la proto-doxa, la quodlibétalité
correspond en ce cas à ce qui prépare la proto-doxa à recevoir une
modification. Corrélativement, l’exemplarité est ce qui prépare l’être au
sens le plus large du terme à recevoir une déterminité. Mais si la proto-
doxa en tant qu’attitude non-modifiée a la signification d’une mise en
action, d’une ouverture de la parenthèse, d’une mise en jeu, d’une
position, peut-être faut-il en ce cas envisager la quodlibétalité comme la
rupture originelle de la « simple pensée », de l’attitude neutre. Chaque
modification, chaque prestation équivaudra alors, du point de vue
transcendantal, à une mise en œuvre de la neutralité, à une spécification
de la neutralité, par laquelle la conscience tente de refermer ce qui a été
ouvert, d’arrêter le jeu ou l’action qu’elle a entamé.
Et c’est bien cette deuxième interprétation qui semble s’imposer.
Car, en mettant au fondement de tout acte de la conscience, des actes
objectivants, et en plaçant à la base de ceux-ci l’exemplarité et la
performance quodlibétale qui lui correspond, la phénoménologie
apparaît comme une tentative pour extraire la conscience hors du
cours des choses qu’elle a elle-même « fournies ». Comme une
tentative pour apurer la dette par « épurification ».
Si l’exemplarité et la quodlibétalité se caractérisent par une mise en
œuvre d’un certain cadre et d’un certain horizon, il est inévitable que
la neutralisation s’épuise à repérer ce cadre dans chaque performance,
dans chaque modification, et exemplairement dans la modification
neutralisante de la conscience d’image esthétique. S’épuise, car aussi
loin que le phénoménologue pousse la réduction, il se heurte toujours
à la présupposition de ce cadre.
553
Ideen I, p [223].
220
On peut le noter à la multiplication des cadres sous la plume de Hus-
serl, où l’on aurait tort de voir une tournure idiomatique usée aussi bien
en allemand qu’en français. Après le cadre du moment figural de la
Philosophie de l’arithmétique et le cadre de la conscience d’image de la
note contemporaine que nous avons citée, nous assistons à une
prolifération de cadres —ou à l’extension hyperbolique du même—
surtout après 1905, c’est-à-dire après la double découverte de la forme
du flux et de la modification de neutralité —bref de la réduction
phénoménologique.
C’est ainsi que nous pouvons relever parmi une multitude
d’occurrences (dont toutes ne sont certes pas significatives) deux
remarquables: l’une concerne la constitution de la langue
phénoménologique, et l’autre celle de la vision phénoménologique. La
première nomme le « cadre de la langue philosophique »554 dont Husserl
ne veut pas (trop) sortir et re-marque à même cette langue un certain
partage entre technicité et naturalité: « on sait qu’il n’est pas heureux de
choisir des expressions techniques qui tombent totalement en dehors du
cadre de la langue philosophique historique. »555 La seconde concerne le
cadre de l’intuition d’essence phénoménologique: la phénoménologie
voulant « être une science dans le cadre de la pure intuition immédiate,
(im Rahmen bloßer unmittelbarer Intuition) une science eidétique
purement ‘descriptive’, ses procédés les plus généraux sont donnés
comme allant pleinement de soi. »556 Parmi ces procédés figurent
précisément l’usage des exemples et la constitution d’une terminologie
adéquate557. Comme le signalent les paragraphes consacrés au deuxième
point, c'est-à-dire à la méthode de clarification, ce « cadre » de l’intuition
est celui d’une « porte » qui livre à la monade transcendantale un accès
aux essences. En phénoménologie, il n’y a de donné que per exemplum in
claritate, la méthode de clarification étant essentiellement une méthode
de rapprochement et d’éloignement des exemples.
Qu’en est-il, en effet, de l’idéation dans le cadre de la réflexion pure
sur l’ensemble de la sphère des vécus? C’est ce qu’expose Husserl au §
69 des Ideen I, sous le titre de « méthode pour saisir les essences avec
554
Ideen I, Introduction, pp [5-6].
555
Ideen I, Introduction. p [6]. La traduction de P. Ricœur « naturalise » ce cadre en le
transformant en « génie » et comme c’est souvent le cas avec le « génie », il lui donne un lieu.
556
§ 65 p [123]. Voir également, § 77, p [146]. Les recherches réunies sous le titre d’Ideen
III, nous offrent elles aussi une multitude d’occurrences significatives: "Toutes les découvertes
et les inventions des spécialistes se meuvent dans le cadre d'un a priori absolument
indépassable, qu'on ne peut pas tirer de leurs théories, mais seulement de l'intuition
phénoménologique.", p [22]; « "Un cadre absolument fixe est tracé par avance à la marche de
toute expérience possible, c’est-à-dire tracé d'avance par le sens de la perception initiale" p [31].
« l'idée de chose possède un caractère distinctif unique, elle désigne un cadre catégorial (ou,
pour mieux dire, régional) pour tout sens relevant d'une expérience de cette même espèce
fondamentale et pour tout sens possible. Un cadre auquel est liée a priori, comme à une forme
nécessaire, toute détermination plus précise d'un objet posé de manière indéterminée dans une
expérience quelconque. » p [33]. . « Quelle que soit la façon prévisible ou imprévisible dont le
quid de la chose, son contenu objectif change, l'universel quant à lui, que le mot "chose" veut
dire là (et il veut dire beaucoup), ne peut pas se modifier; il est le cadre dans lequel toute
variation a lieu". p [35]. Voir également p [56], p [70], p [77], p [77-8] et p [99]. Voir
également l’expression de « cadre de la réduction » phénoménologique ou transcendantale, par
exemple, Hua XI, Analysen zur passiven Synthesis, p [283].
557
Ideen I, § 65 p [123]. "Sa tâche est de (1) placer sous nos yeux à titre d'exemples de purs
événements de conscience de les amener à une clarté parfaite, (2) de leur faire subir dans cette
zone de clarté l'analyse et la saisie eidétique, (3) de suivre les relations évidentes d'essence à
essence, (4) de saisir dans des expressions conceptuelles fidèles ce qu'on voit à ce moment,
seule l'intuition et d'une façon générale l'évidence devant prescrire leur sens à ces expressions
etc.."
221
une clarté parfaite ». Il y a également pour la phénoménologie
transcendantale un progrès dans l’évidence, progrès qui présuppose une
modalité sui generis de quodlibétalité. Bien qu’eidétique descriptive, la
phénoménologie tend, elle aussi, vers une certitude absolue, vers une
confirmation, une évidence dernières. Elle doit donc comporter à titre de
performance fondamentale, une méthode de saisie claire des « vécus
singuliers pris à titre d’exemples ». Le progrès dans la saisie des
essences, en tant qu’acte complexe, dépend alors implicitement, semble-
t-il, de la plus ou moins grande clarté des exemples. Mais que veut dire:
clarifier un exemple?
Pour obtenir une intuition eidétique, et non une simple généralité em-
pirique, il faut, répond Husserl, « serrer de plus près les singularités
prises comme exemples » (Nähebringens der exemplarischen
Einzelheiten). L’exemple comporte son horizon interne, mais également
un horizon externe dont le déploiement doit permettre précisément de
suivre les relations d’essence à essence. Le vécu saisi comme exemple
est, comme tout autre donné, structuré perspectivement, d’où l’expression
des degrés de clarté d’un vécu exemplaire en termes de distance, de
proximité et d’éloignement; termes qui ne se réfèrent à rien de spatial au
sens objectif du terme, ni même au « champ spatial » au sein duquel se
constituent les premières objectivations de l’espace. Il s’agit plutôt, si
l’on veut, d’une spatialité originaire ou pré-phénoménologique — d’un
« espacement » ou d’une « distension » qui ouvre une extension aussi
bien pour une appréhension esthétique que pour une subsomption
logique.
Pour déterminer dans quelle mesure la phénoménologie husserlienne
parvient à une thématisation effective de cette « extension », il faut ré-
pondre préalablement à deux questions. Quelle est la structure et le sens
du champ phénoménologique? Quelle est la modalité d’accomplissement
de l’intuition eidétique sous réduction phénoménologique? Mais pour
donner à ces questions elles-mêmes un cadre, il faut repartir de la
description que les §§ 67 à 70 proposent de la méthode de
« clarification », méthode par laquelle les données du champ
phénoménologique (« les vécus purifiés ») se trouvent préparées à
supporter la double activité d’intuition eidétique et de réflexion
phénoménologiques.
L’essentiel de la présentation de cette méthode de clarification se
concentre sur cette « propriété d’être prêt », sur cette « Bereitschaft »
impliquée dans et présupposée par la propriété, plus obvie, d’être-saisi
(Erfasstheit558). La méthode de clarification vise précisément à rendre les
« donnés » phénoménologiques singuliers aptes à une investigation aussi
bien « empirique » qu’eidétique. Or quand « le regard se porte sur les
vécus pour les étudier, ils se présentent en général dans une espèce de
vide et dans un lointain vague qui les rend inutilisables ([un]verwendbar)
pour une investigation singulière aussi bien qu’eidétique »559. De manière
à combler ce vide et cette distance, la clarification procède (a) à une
558
« On se reportera par avance à cette propriété « d’être prêt » (Bereitschaft) dont on
traitera de plus près par la suite; mais on remarquera en même temps que sous le terme de
donnée, lorsque aucune restriction contraire n’est ajoutée ou manifestement impliquée par le
contexte, nous comprenons implicitement la propriété d’être saisie (Erfasstheit) et, lorsque c’est
une essence qui est donnée, d’être saisi de façon originaire ». Ideen I, p [127]. Cette question
est reprise aux §§ 76 à 79 consacrés à la réflexion phénoménologique.
559
Ideen I, p [125].
222
« rectification » du regard, à une « correction » ophtalmique particulière
qui consiste à s’intéresser « à la façon de se donner »
(Gegebenheitweise), comme si au lieu de s’orienter thématiquement,
comme le ferait n’importe quelle psychologie, sur « les donnés eux-
mêmes », « nous voulions élucider l’essence même du vide et du vague »;
c’est alors que se produit la « merveille », puisque « dans ce cas ces
essences ne se donnent pas d’une façon vague mais en pleine clarté ». —
Il est cependant possible, si l’on tient à obtenir les essences
correspondantes aux donnés thématiques singuliers, de proposer (b) une
correction moins radicale et plus appropriée. C’est d’autant plus
nécessaire que la difficulté se transpose à l’intuition d’essence des modes
de données elle-même, c’est-à-dire à l’intuition de l’essence du vague et
du vide. Il faut en ce cas clarifier les « intuitions singulières qui sont à la
base de la saisie des essences », car il y a aussi un parallélisme voire une
dépendance entre clarté de l’intuition singulière et clarté de l’intuition
eidétique correspondante, corrélativement entre la clarté de l’exemple et
celle de l’eidos. Il en va ainsi pour n’importe quelle sorte d’intuition: y
compris pour les représentations à vide (les intuitions catégoriales au sens
strict, les intuitions logico-formelles), — y compris pour les
représentations du vide évoquées ci-dessus.
Sous le titre de « degrés authentiques et inauthentiques de clarté », le §
68 reprend et approfondit la distinction déjà abordée dans la Sixième Re-
cherche logique entre intuitionnification propre (ou Illustrierung) et intui-
tionnification impropre (ou Exemplifizierung). A la différence de la
« clarification inauthentique », la clarification authentique s’en tient au
cadre pur de l’essence concernée, « à l’intérieur du cadre où le donné
intuitif est précisément soumis à une intuition réelle »560. La clarification
inauthentique « déborde quant à elle le donné intuitif, entrelace des
appréhensions à vide à l’appréhension réellement intuitive »561. C’est ainsi
que les progrès de la première consistent dans un accroissement des deux
moments proprement présentatifs de l’intuition (un accroissement de
plénitude, selon la terminologie des Recherches logiques562); celui de la
seconde, en un accroissement de la quantité de moments présentatifs et
donc une diminution concomitante des moments d’appréhension à vide
(les « moments symboliques » des Recherches logiques).
Nous revenons ainsi après un long détour à la différence dont nous
étions partis, celle entre idéation pure et idéation impure. L’essentiel de
cette méthode de clarification authentique réside, pour reprendre
l’expression de P. Ricœur, en une « tactique de l’exemple ». La perfection
de clarté dans l’idéation s’obtient par une méthode de rapprochement du
donné, rapprochement qui correspond à une détermination, à un choix des
exemples — en la préparation exemplaire du donné. Pour cela, « est
requis un rapprochement des singularités exemplaires (eine Näherbrigens
der exemplarischen Einzelheiten) ou une nouvelle production de
singularités exemplaires plus adaptées (einer Neubeschaffung besser
passender exemplarischen Einzelheiten), où les traits singuliers
appréhendés dans la confusion et l’obscurité pourraient prendre du relief
et accéder alors au rang de données les plus claires. »563 Telle est la
560
Ideen I, p [127].
561
Ideen I, p [128].
562
Cf RL VI, p [83-84].
563
Ideen I, p [129].
223
préparation qui permet au donné de pénétrer le cadre de la conscience,
d’y faire son entrée, d’y faire « impression ». Mais alors même que ces
développements s’appesantissent sur la « tactique » du choix de
l’exemple, la fin du texte, selon une syntaxe que nous avons appris à
repérer, contrebalance une telle minutie en affichant une indifférence, à
vrai dire, et ainsi que l’avoue Husserl lui-même, « choquante »564.
Pour expliquer cette indifférence, il faut revenir au premier mode de
correction proposé et le confronter aux degrés les plus pauvres de clarté.
L’orientation sur la sphère (Sphäre), sur le « halo » (Hof),
d’indéterminités déterminables qui encercle (umringt) le plus souvent et
de prime abord toute donnée, représente même à certains égards un
raccourci pour saisir directement le genre le plus élevé sans avoir à
parcourir —au risque de s’y égarer— les différences spécifiques
intermédiaires. Ces indéterminités ont une façon particulière de
s’approcher « par désenveloppement ». Il y a donc un mode spécifique de
« clarification » de l’obscurité qui ne la supprime pas, mais au contraire
l’envisage: « l’objet d’une représentation obscure s’approche de nous
selon une manière qui lui est propre, il frappe en somme à la porte de
l’intuition (es knopft an der Pforte der Anschauung an), sans qu’il ait
besoin d’en franchir le seuil » 565.
Se donner improprement, de façon obscure, c’est frapper à la porte de
la conscience, sans en franchir le seuil. Une telle donation est susceptible
de progrès, ceux de la clarté inauthentique. Ce mode de donation, aussi
parfait soit-il, laisse le donné à l’état obscur, et l’intuition, au stade d’une
appréhension vide. Celle-ci n’est pas nécessairement une appréhension
indirecte ou symbolique (comme Husserl avait pu l’affirmer dans un
premier temps), mais peut fort bien être directe. C’est bien la chose qui se
présente dans son ipséité, mais en laissant enveloppé l’ensemble des
différences qui par leur désenveloppement permettraient d’aboutir à une
détermination de sa singularité et éventuellement de son individualité. Le
mode de donation obscure laisse ainsi dans l’indéterminité l’ensemble de
ces différences, or c’est précisément en cela qu’elle se révèle, par un
retournement inattendu, plus apte à manifester le genre. Ce mode de
donation est, en effet, propice à la manifestation des distinctions les plus
générales (genres, différences régionales, voire différences syntaxiques
ou catégoriales), à l’évidence de la distinction phénoménologique566. Lui
seul permet une délimitation du champ phénoménologique comme
domaine de la région conscience. D’où conséquence inévitable: c’est en
envisageant l’ensemble des modifications qualitatives d’acte à cette
distance que se manifeste le « genre » commun, la modification
neutralisante générique, celle qui est à l’œuvre dans la réduction
564
"Il serait exagéré de dire que l'évidence dans la saisie des essences exige qu'une totale
clarté imprègne jusqu'à l'extrême concret les singularités qui fournissent un soubassement à
l’essence (der unterliegenden Einzelheiten). Pour saisir les différences les plus générales entre
les essences, comme entre couleur et son, entre perception et vouloir, il suffit d'avoir donné des
exemples situés eux-mêmes aux degrés inférieurs de l'échelle de clarté ( die Exempel in niederer
Klarheisstufen). Tout se passe comme si, dans ces exemples, le caractère le plus général le
genre (la couleur en général, le son en général) était déjà donné dans sa plénitude, mais que la
différence restait encore dans l'ombre. Cette façon de parler est choquante, mais je ne verrais pas
comment l'éviter. (Das ist eine anstößige Rede, aber ich wüßte sie nicht zu vermeiden). Que
chacun réalise pour soi ce dont il s'agit au contact d'une intuition vivante." Ideen I, p [129].
565
Ideen I, p [129].— Sur le « halo » qui est une « traduction » des « fringes » de W. James,
voir plus particulièrement RL II, p [200].
566
Sur l’évidence de la distinction, cf LFT, § 16, p [49] et suiv., ainsi que § 89 qui explicite
les présupposés phénoménologiques d’une telle distinction, p [192] et suiv..
224
phénoménologique. On comprend mieux ainsi l’affirmation que Husserl
maintient en dépit de son caractère choquant.
225
Conclusion
571
Ideen III, p [22]
572
Ideen III, p [33].
573
Ideen III, p [35].
574
Hua IX, p [70].
228
(Ähnlichkeit), ne doit cependant être confondue ni avec la synthèse
passive homonyme qui concerne l’identification sensible575, ni avec le
travail continu de l’activité imaginaire. Si les actes complexes sont
comme des machines complexes composés de machines simples, la
configuration correspond à l’une de ces dernières576. A la différence de
la synthèse passive ou de toute activité de l’imagination proprement
dite, une telle « activité » de l’imagination pure rompt avec toute
motivation, toute association. Ou plus exactement elle les épuise. Il
s’agit d’une synthèse par ressemblance pure « libre », « arbitraire »,
« quelconque » — utilisant les stocks des synthèses passives,
déposées sous forme d’habitus, comme un stock d’exemples, c’est-à-
dire d’intuitions singulières disponibles. Par ailleurs, cette
configuration continue n’est pas orientée thématiquement et
« prioritairement » sur les éléments configurés, ni même sur leur série
ou leur ordre, mais sur l’unité qui les traverse et qui préside à leur
production. Le modèle et les copies ne fonctionnent au service de
l'idéation pure que dans la mesure où l'on s'en désintéresse, pour
n'orienter le regard que sur l'unité pure qui les traverse. Ce travail
dont on ne peut contester le caractère imaginaire procède donc par des
recouvrements, qui sont autant d’obscurcissements successifs qui, de
la sorte, mettent en relief et en lumière le « genre » qui surnage
d’autant plus nettement et clairement que les différences secondaires
et dérivées se trouvent plongées dans l’indéterminité. La mise en
relief définitive, qu’aucun processus effectif de généralisation n’est en
mesure d’obtenir, est obtenue par expulsion de toutes les déterminités
secondaires dans l’indétermination du cadre de sens vide —ou plus
brièvement par secondarisation de ces déterminités; ou en d’autres
termes, en mettant à la porte (de l’intuition) le donné. Sans un tel
obscurcissement, le donné exemplaire est incapable de conférer la
moindre clarté à la visée eidétique, qu’il s’agisse d’un simple
« lustre » ou, a fortiori, d’une clarté authentique. Si l’on accorde à la
conscience le statut d’archi-cadre-encadrant (ou d’activité enca-
drante)577 et au cadre dans lequel se meuvent les variantes celui de
cadre-encadrant de niveau deux (la variation étant une activité
encadrée), nous pouvons alors dire que l’indifférenciation du donné,
sa quodlibétalisation dégage d’autant plus nettement le cadre du genre
ou de l’eidos que les différences spécifiques et singularisantes sont
maintenues dans la zone d’obscurité, au seuil de l’intuition, et même,
qu’elle remonte d’autant plus haut dans la hiérarchie des idées, vers le
cadre eidétique ultime, que l’indifférenciation des cadres eidétiques
successifs est plus poussée.
La différence entre exemplification authentique et exemplification in-
authentique répercute sur le plan de l’activité de connaissance, une struc-
ture complexe fondamentale qu’on peut décrire, faute de mieux, comme
575
Celle qu’étudie Husserl dans les §§ 16 & 44, respectivement p [77] pp [225-226], dans
les Ideen I.
576
Cf RL V, p [403], qui compare les « actes complexes » à des « machines complexes »,
c’est-à-dire une machine composée de machines dont la « combinaison est telle que l’opération
de la machine globale est précisément une opération globale ». Et ce malgré, la critique de la RL
I, p [67].
577
Telle est la métaphore qui s’impose à R Ruyer dans son essai sur La cybernétique et
l’origine de l’information, Chapitre II intitulé « Activités encadrantes et mécanismes encadrés ».
pp 72-75. Voir également les paragraphes suivants sur « La science et l’encadrement », et
« l’encadrement axiologique » qui renvoient, entre autres, à Husserl.
229
un « dispositif d’encadrement » et d’ouverture, bref comme un cadre qui
se comporterait comme une fenêtre ou une porte dans la monade
transcendantale. De telles expressions doivent elles-mêmes être
entendues comme des « symboles » égologiques, selon la langue
phénoménologique. Mais alors que la plupart de ces
« symboles » procèdent d’une inversion de la référence objective en
référence subjective transcendantale, d’une inversion des « termes »
désignant les « objets » de l’attitude naturelle en « indices » de
« phénomènes subjectifs constituants », les symboles mentionnés
touchent à l’intimité même du pôle de référence ultime de tout terme et
de toute proposition phénoménologique — à la structure égoïque elle-
même pour laquelle, comme le déclare le célèbre paragraphe 36 des
Leçons sur la conscience intime du temps, « les noms nous font
défaut »578. Il s’agit donc là du point où « l’univers du discours »
phénoménologique se voit contraint de parler en images (im Bilde)579.
L’expression de « flux », à la différence des autres « symboles » de la
langue phénoménologique, ne procède pas d’une inversion ou d’une
conversion d’index. Il s’agit là d’une « image » ou mieux encore du
tableau originaire reposant sur une analogie du primo-constitué le flux du
temps originaire et de l’archi-constituant le « flux ». Nous sommes là en
présence de la première homonymie se produisant au sein de la langue
phénoménologique et non plus d’une homonymie entre phénomènes
subjectifs constituants et phénomènes objectifs constitués.
Comme son analogon et homonyme iconique, le « cadre de la
conscience » (ou « flux ») accouple deux niveaux de renvoi ou si l’on
veut deux fonctions. Comme l’encadrement iconique, il neutralise la
base réelle qui fournit à la référence son point d’appui et institue dans
l’ouverture ainsi ménagée une irréalité chargée de faire transiter la
référence suspendue sur une objectité absente. Poursuivons
l’analogie: de même que l’objet-image-physique s’efface pour devenir
simple point d’appui du renvoi iconique, de même la « teneur
qualitative du matériau de la sensation » fournit uniquement « son
point d’appui » à l’objectivation de l’objet temporel (ou tempo-
objet)580. De même que l’image-objet-irréelle se charge de la référence
objective et assume de la sorte la fonction de porteuse authentique des
divers côtés de l’appréhension iconique, de même « des représentants
des situations temporelles » assument la fonction de véritables
porteurs de l’appréhension, et c’est de leur appréhension que surgit
l’objectivation proprement dite.
Cette structure à double face ou à double fonction est l’exemplarité
même, l’exemplarité ne désignant plus en ce cas un mode ou l’autre
d’intuitionnification, mais la possibilité même de cette différence
entre deux modes (illustration et exemplification). La donation lui est
elle-même subordonnée, puisque ces deux modes correspondent aux
deux modes de donation: « leibhaftig Selbstgegebenheit » et
578
Trad. fr. p 99. Zeitbewusstsein , Hua X p [74]. Rappelons que « ce flux est quelque chose
que nous nommons ainsi d’après ce qui est constitué, mais il n’est rien de temporellement
‘objectif’. C’est la subjectivité absolue, et il a les propriétés absolues de quelque chose qu’il faut
désigner métaphoriquement comme ‘flux’, quelque chose qui jaillit ‘maintenant’, en un point
d’actualité, un point-source originaire, etc.. » — Cf. G. Granel, Le sens du temps et de la
perception chez E. Husserl, Paris, Gallimard, 1968, pp 90-92.
579
Et non pas par « métaphore » comme le dit la traduction de H Dussort.
580
Zeitbewusstsein, p [66], p 87.
230
« unleibhaftig Selbstgegebenheit ». La différence modale entre
illustration et exemplification s’ébauche dès le niveau le plus bas de
l’activité de la conscience. Au niveau des performances les plus
pauvres et les plus fondamentales, au niveau de la proto-doxa, c’est-à-
dire au niveau des synthèses passives, et parmi celles-ci, les synthèses
passives constitutives des « tempo-objets »581. La différence fon-
damentale qui se déploie et se développe dans les sphères supérieures
de la conscience doit elle-même s’esquisser dans l’obscurité de
l’activité productrice des « ombres » (des Abschattungen) sans
lesquelles rien n’apparaîtrait. Elle doit s’introduire dans la fabrique
secrète de l’esthétique transcendantale.
Comment un donné est-il saisissable en tant qu’exemple? Réponse:
parce qu’il s’y prête. Une telle disponibilité du donné pour un tel
usage présuppose deux micro-performances dénommées par Husserl
Erfasstheit et Bereitschaft. La Bereitschaft, en tant que propriété
d’être-prêt rend saisissable le donné; il est possible par conséquent de
la comprendre comme une « Erfassbarkeit’ », comme
« saisissabilité ». Une telle analytique de la performance
fondamentale, la quodlibétalité, peut laisser perplexe. A renchérir
ainsi sur les « essences d’actes », à pousser à cet extrême la décompo-
sition des performances de la conscience, ne nous conduit-elle pas à la
pire abstraction scolastique? Cette situation est pourtant inévitable, et
elle apparaîtra telle, dès qu’on admet que l’investigation
phénoménologique des soubassements de la conscience est du ressort
d’une phénoménologie abstrayante, reposant sur une radicalisation de
la réduction en réduction abstractive. Le niveau archi-fondamental
d’une telle phénoménologie coïncide en son moment essentiel avec
une phénoménologie de la conscience intime du temps.
Nous devons donc aller encore plus loin dans l’abstraction et
redescendre d’un cran de plus dans les soubassements ultimes de la
conscience, au niveau de la conscience intime du temps. Le bois dont
est faite la vie de la conscience comporte ses sinuosités et ses nœuds,
à commencer par celui qui livre l’une-fois du moindre tempo-objet à
l’itérabilité. Si la conscience se comporte originairement comme une
forme d’archi-cadre, de quelle nature est le bois ou la hylè dont est
fait ce cadre (cette porte ou cette fenêtre) de la monade
transcendantale? De quelle bois doit-il être fait pour préserver un
rapport authentique (et juste) à l’autre compris comme alter-ego —
rapport qui ne soit pas d’usage, ni d’utilisation? Comment se laisse-t-
il altérer — dé-proprié— et comment cette altération —cette dé-
propriation— s’articule-t-elle à la possibilité d’une autovariation
orientée sur l’obtention de l’eidos-ego? Comment une extension de
monades se laisse-t-elle pensée? Quel est le mode d’extension de
l’eidos ego, selon quelle « topologie » ou « chorologie » s’opère-t-il?
Si les diverses performances et activités de la conscience constituante
se présentent comme diverses façons d’employer le temps, y a-t-il un
système —et qui soit un— qui régisse a priori la répartition des
« places » à l’intérieur d’une totalité monadologique universelle ainsi
que le « rang » au sein d’une téléologie universelle?
581
Selon l’expression proposée par G. Granel dans Le sens du temps et de la perception
chez E. Husserl. 1968, p 50.
231
INDEX
Introduction, 3
Chapitre VI. L’idée d’une théorie systématique des modes d’intuitionnification, 176.
§ 26. L’idée une théorie systématique des actes objectivants constitutifs de la connaissance, 176.
§ 27. Modes authentiques et modes inauthentiques de la visée de signification et du remplissement
233
intuitif, 179.
§ 28. L’implication de la théorie des touts et des parties dans l’élaboration des concepts d’abstraction
idéatrice et d’abstraction formalisante, 187.
a) La théorie des touts et des parties comme « levier » de la théorie de la connaissance, 187. b) La
dislocation du concept d’abstraction: abstraction formalisante et abstraction idéatrice, 188. c)
L’idéalisation comme mixte d’idéation et de formalisation, 192.
§ 29. La formalisation dans les Recherches logiques comme dévoilement de connexions purement
syntaxiques, c’est-à-dire immotivées, 197.
Conclusion, 300.
Index, 308.
Table des matières, 309.