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1

« L’Étranger: Il est difficile, divin garçon, de donner une


représentation suffisante de réalités importantes, sans recourir
à ce qui en est un exemple: c'est que chacun de nous a bien
des chances de connaître, comme en rêve, l’idée de toutes
choses sans exception, tandis qu'au rebours, il ignore tout, dès
qu'il ressemble à quelqu'un d'éveillé.
Le Jeune Socrate: Qu'entends-tu par là?
L’Étranger: C'est de façon tout à fait bizarre, à ce qu'il
semble, que je viens de toucher à l’expérience de la science en
nous.
Le Jeune Socrate: Comment cela?
L’Étranger: Un exemple, ô bienheureux, il m’en faut un
à présent pour te faire comprendre ce qu’est l’exemple en lui-
même. » (277 d-e).

Platon. Le politique.

« Comment saurions-nous (…) procurer un sens, une


signification à nos concepts, si quelque intuition — devant
toujours être en fin de compte, l’exemple d’une expérience
possible quelconque — ne leur était point soumise. »

Kant Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée?

Sur les références aux textes de Husserl. Pour les citations de Husserl, nous
indiquons en règle générale, la pagination de l’édition allemande, entre crochets:
[ ]. Le numéro de page renvoie (a) à l’édition des Husserliana, sauf lorsqu’il s’agit
d’œuvres publiées du vivant de Husserl, (b) en ce cas nous renvoyons à la
pagination originale que reproduisent et les Husserliana et les traductions
françaises; il en va bien évidemment ainsi pour les textes qui ne figurent pas dans
les œuvres complètes. (c) Pour les Recherches logiques, lorsqu’aucune précision
supplémentaire n’est donnée, le numéro de page entre crochets est celui de la
deuxième édition.
2
INTRODUCTION

On peut compter la phénoménologie, telle que l’aura initiée


Husserl, parmi les mouvements philosophiques les plus féconds du
XXème siècle, aussi bien par le nombre, la variété et la force des
pensées qui en auront reçu une impulsion décisive, que par le
renouvellement en profondeur du rapport à l’histoire de la philosophie
qu’elle aura provoqué. En cela, la phénoménologie de Husserl aura
été exemplaire, en incarnant, pour un temps, sinon « la possibilité
permanente de la pensée, qui se renouvelle en temps voulu »1, du
moins une possibilité d’éveil pour une pensée toujours en mal d’elle-
même.
En apparence extrinsèque, ce constat nous permet, d’entrée de jeu,
de marquer deux caractères de l’être-exemplaire. En un premier sens,
être exemplaire, c’est porter, être gros d’un avenir (tragen,
hervorbringen, ergeben, gebären), être prégnant (trächtig sein), porter
en soi la multitude d’une portée (Tracht), multitude qui n’est, à même
l’étant singulier exemplaire, qu’une aspiration ou une tendance
(Trachten); ce dont l’importance ou la portée (Tragweite) se mesure à
sa puissance d’expansion ou d’extension (Umfang). En un autre sens,
qui ne contredit le premier qu’en apparence, c’est être renvoyé au
passé, venir se ranger à sa place dans la multiplicité ou la série dont
on relève, comme un élément parmi d’autres, un moindre élément,
être devenu disponible pour un usage illustratif, et donc pouvoir servir
de point d’appui (Anhalt, Stütze), et au mieux se révéler comme
simple point de départ (Ausgangspunkt) d'une course, d'un cours ou
d’une genèse qui, en aucune de leurs parties, ne s’y laissent réduire.
Ces remarques nous permettent, par là même, de préciser notre
propos: le phénoménologue et ses exemples. Il ne s’agit pas, en nous
plaçant dans une attitude d’indifférence à l'égard de la singularité plus
ou moins forte des positions représentées par ceux qui se sont
réclamés de la phénoménologie, Husserl y compris, de proposer un
portrait idéal du phénoménologue. Le phénoménologue, tel que nous
le nommons ici, c’est avant tout Husserl lui-même, le parcours
singulier qui porte ce nom et dont ce nom témoigne. En renonçant à
neutraliser la signature de Husserl, nous voudrions mettre en lumière
ce qui dans cette singularité insubsumable excède l’horizon ou le
cadre qu’elle fournit à toute généralisation, à ce qui déçoit, par son
excès même, la prétention normative qui se dissimule sous le portrait
moyen ou le portrait idéal que proposeraient une induction ou une
idéalisation. Husserl aura, certes, été le premier à céder à cette
prétention, à se laisser hanter par son « autoportrait », sa
Selbstdarstellung en phénoménologue; mais, dans la mesure où il aura
fait de l’horizon et du cadre ses objets, il est l’un de ceux qui nous
fournissent le mieux le moyen d’y résister, ou de laisser ouverte la
possibilité d’une déception et donc aussi d’une promesse. Husserl
donc comme phénoménologue exemplaire parce que singulier. A la
pointe de cette singularité se résume l’ensemble d’un trajet, pointe et
trajet qui peuvent à tout moment, sous l’effet de la complaisance,
1
Selon l’expression de Heidegger dans Mein Weg in die Phänomenologie, (1969), tr. fr. J.
Lauxerois et C. Roëls, in Question IV, Gallimard, 1976.
3
virer en sommet et chemin escarpé . 2

Quant aux exemples du phénoménologue, ce sont, d’une part, l’en-


semble des précurseurs que celui-ci se trouve (ou se donne) dans
l’histoire de la philosophie (Platon, Descartes, Kant, etc.), et plus
généralement, l’ensemble des attitudes qui lui permettent de (se)
penser et de se (re) présenter sa propre attitude (les attitudes
sceptique, positiviste, logiciste, psychologiste, personnaliste,
physiciste, etc., mais aussi techniciste); c’est, d’autre part, le stock
d’exemples sur la base desquels il se livre aux diverses descriptions et
analyses phénoménologiques dans une attitude eidétique, tous ceux
dont la présence se signale dans la trame du discours
phénoménologique par des expressions du type: zum Beispiel (z. B), et
qui sont autant de propositions d’exercice du regard
phénoménologique. Même si tel exemple plutôt que tels autres
retiendra plus particulièrement notre attention, il ne pouvait être
question, du fait de cette amphibologie, de dresser un catalogue ou un
répertoire des exemples utilisés par Husserl, pas même des exemples
récurrents voire privilégiés, et des multiples usages auxquels ils ont
pu ou pourraient prêter. Il fallait préalablement à toute typologie
soumettre à vérification les concepts en question et, par conséquent,
tenter de mesurer l’étendue de cette amphibologie et d’en décrire les
raisons structurelles non seulement dans la phénoménologie hus-
serlienne, mais, à travers son mode d’articulation logique singulier,
dans « le cadre de la langue historique de la philosophie »3 — langue
dont, ce faisant, la phénoménologie cherche à être la défense et
l’illustration.
Il ne s’agira donc pas davantage, bien qu’on ait pu en éprouver la
tentation, de repérer une logique propre à la phénoménologie
husserlienne, qu’on désignerait à la suite d’André de Muralt comme
« exemplarisme husserlien »4, comme on a pu parler d’exemplarisme
bonaventurien5, ou de paradigmatisme platonicien; ni même de
chercher, avec George Lantéri-Laura, dans la réduction
phénoménologique, « le modèle le plus universel de la conscience
d’exemple »6, ce qui suppose une « communauté de struc ture » entre
la conscience phénoménologisante et/ou idéatrice et la conscience
d’exemple. Malgré leur pertinence, l’une et l’autre de ces approches,
que nous saluons, pêchent, nous semble-t-il, par une précipitation qui
se signale dans une série d’identifications hâtives7. Pour éviter d’y
succomber à notre tour, nous avons dû user de patience et résister à la
fois à tout rapprochement direct, et a fortiori à toute identification
2
Cf les pages amères de l’Appendice XIII, à la Krisis. p 486-sq tr. fr. p[ 439-440] Hua VI.
3
Ideen… I, p [6].
4
Cf "Les deux dimensions de l’intentionnalité husserlienne", in Revue de Théologie et de
Philosophie, Lausanne, 1958. Et L’idée de la phénoménologie, l’exemplarisme husserlien. Paris,
P.U.F, 1958.
5
Cf L’exemplarisme divin selon Saint Bonaventure de J-M. Bissen., OFM, 1924.
6
Cf "L’usage de l’exemple dans la phénoménologie" in Les études philosophiques, pp 57-
72. Citation, pp 68-69.
7
Nous pouvons relever chez le premier, la confusion entre « sens noématique » et
« signification », qui aboutit à la déclaration fausse que le langage serait irréductible, parce qu’il
« est le lieur des sens purs » et qu’il serait par conséquent « le monde réduit ». Chez le second, il
est possible de repérer une série de glissements entre conscience d’exemple en général et
conscience d’exemple phénoménologique, idéation « mondaine » et idéation
phénoménologique, noème d’exemple et exemple de noème, etc., glissements qui grèvent les
analyses fines proposées par cet article.
4
entre la « logique de l’exemple ou de l’exemplarité » et la logique
transcendantale, ou encore, entre l’exemple et la réduction. Dans les
deux cas nous ne serions parvenus qu’à une assimilation du
linguistique, du logico-formel et du logico-transcendantal8, ou à une
réduction de la réduction (de la conscience phénoménologisante) à
l’exemple (à la conscience d’exemple), bref à une forme d’empirisme.
De manière à justifier ces refus et à motiver ces précautions, il
n’est pas inutile de préciser d’emblée certains points. Si la
phénoménologie est exemplaire, au sein de l’histoire de la philosophie
entendue comme histoire de doctrines, c’est parce qu’elle représente
l’effort le plus rigoureux pour penser ce que signifie, pour la pensée et
la connaissance en général, et donc pour la phénoménologie en
particulier, l’usage d’exemples. Cela devrait interdire, à tout le moins,
de la ranger dans une famille doctrinale, au nom d’une structure ou
d’une logique spécifiques. La phénoménologie n’est pas, loin s’en
faut, la seule philosophie à user d’exemples, c’est-à-dire,
préalablement à toute inscription discursive stricto sensu, à
considérer, à prendre les choses comme exemples d’autres choses.
Bien plus, la philosophie n’est pas la seule attitude de pensée à le
faire: toute pensée en tant qu’elle correspond à une attitude et donc en
tant qu’elle est en prise sur un champ qu’elle constitue en domaine
peut faire usage d’exemples. Toute pensée consistante —toute pensée
rationnelle ou en voie de rationalisation— se définit par sa capacité à
considérer les « choses » de son champ thématique en tant
qu’exemples9. Or, cette possibilité et cette capacité, constitutives de
ce qu’on pourrait appeler une « compétence », supposent une
structuration préalable du domaine correspondant en une multiplicité
plus ou moins définie d’éléments exemplifiables, capables de
supporter l’usage auquel on les soumet, et cela, quel que soit le mode
d’exploration ou d’exploitation du domaine en question, qu’il soit
théorique, technique ou pratique. Bien loin donc de nous confiner
dans le cadre de l’attitude théorique et de nous rendre aveugles à sa
provenance, l’émergence de cette exemplifiabilité du phénomène qui
s’articule sur une exemplarité du donné, nous permet de rendre
compte du passage à l’attitude théorique et donc de repenser, à
nouveaux frais, le statut et la dimension historique de l’attitude
naturelle. L’attitude naturelle propre à une époque, son sens commun
résulterait, dans cette hypothèse, de la congruence et du recouvrement
d’une multiplicité d’attitudes, d’une multiplicité de compétences
(savoirs et savoir-faire), de même que le « monde commun »
correspondant, selon son être et son être-tel, réalise, dans un équilibre
provisoire, la synthèse des divers domaines. Si Husserl lui-même a pu
céder passagèrement à l’illusion d’une « attitude naturelle »
transhistorique, il a été conduit, à mesure qu’il s’interrogeait
davantage sur les réquisits d’une connaissance phénoménologique, à
8
Cf. sur ce point R. Bernet, in Husserl, Millon, 1989 p 112, qui renvoie à la VI° Méditation
cartésienne d’E. Fink, (1932), éd. chez Kluwer Ac. Publ., en 1988, tr. fr. N. Depraz, Millon,
1994.
9
Cf sur ce point, L’ exemplum, Cl. Brémond, J. Le Goff, J-C. Schmidt, Bripols, Turnhout-
Bergins. 1982. L’exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Age, 1927.
Paris. de J-Th. Welter. —Cf Jacques Berlioz. « Quand dire c’est faire dire. Exempla et
confession chez Etienne de Bourbon », pp 301-333, ainsi que Frederic. C. Tubach « Exempla in
the Decline », pp 404-417, in Colloques internationaux du CNRS, n° 604. —Le temps chrétien
de la fin de l’Antiquité au Moyen Age—IIIe -XIIIe s.
5
prendre conscience de manière toujours plus aiguë du caractère
profondément historique de la dite « thèse » du monde. De même
qu’un domaine de compétence n’est pas une multiplicité plate, sans
ordre et sans conflit, mais possède toujours une structure, rendue
apparente, amorcée, ébauchée dans certains de ses éléments, avec un
horizon de problèmes pré-définis et un horizon de problèmes
insoupçonnés, une structure, donc, dotée d’une capacité de
déstructuration et de restructuration, de même, une attitude en général
se définit comme un système de « performances » (de Leistungen)10,
dont certaines sont encadrées et d’autres encadrantes. Parmi ces
dernières, il faut compter les performances fondamentales, dont celles
qui mettent à disposition le champ sous forme d’une multiplicité
définie, qui le pré-constituent en domaine. Or ce champ de pré-
donation et de pré-constitution n’est pas une matière première. Le
matériau phénoménologique (la hylè d’une phénoménologie statique)
est lui-même une retombée, l’envers de la performance fondamentale,
une multiplicité irrelevante, parce que désactivée, neutralisée, sub-
jectivée, matérialisée. L’analyse approfondie de ce groupe de
performances fondamentales opère une transition insensible mais
inéluctable de la question de la fondation (Fundierung) des actes, à la
« consignation » ou « archivation » (Dokumentierung), puis à celle
d’une historicité transcendantale. Ayant cerné le caractère épochal et
réducteur d’une attitude de conscience, elle nous fournit les concepts
pour penser en profondeur le caractère épochal du temps historique.
L’attitude naturelle n’est, en effet, ni la simple sommation, ni la
moyenne, ni l’intégrale des diverses attitudes coexistantes, mais une
configuration globale mobile, terrain de conflits et équilibre instable
d’une prédominance, d’une domination, de l’hégémonie d’une
attitude qui donne le ton fondamental (Grundstimmung) par rapport
auquel une attitude se trouvera qualifiée ou disqualifiée, selon qu’elle
s’harmonise, coïncide (einstimmt) ou non avec cette tonalité
fondamentale. C’est ainsi qu’il y a une sorte de réduction galiléenne
(où le nom de Galilée n’est lui-même que l’indice d’une décision
fondamentale dont les véritables sujets et agents restent, pour
l’essentiel, « anonymes »), par laquelle s’ouvre une nouvelle époque,
placée sous le double signe de la subjectivité autonome et de l’ob-
jectivité mathématique. Cette installation de la conscience dans une
attitude et corrélativement la constitution, l’ouverture d’un champ
propre, Husserl lui donne le nom de substruction. Et, bien que le
concept ne surgisse, expressément, qu’à l’occasion des analyses
consacrées à l’attitude de la conscience naturelle issue de la
révolution galiléenne, il nous semble qu’il est possible et légitime
d’en étendre le champ d’application à toute attitude (ou installation)
de la conscience, qu’elle soit pré- ou post-galiléenne. Le « sens
commun » désigne ce point d’équilibre atteint par la conscience
lorsqu’elle harmonise son rapport au monde, avec celui qui vaut pour
quiconque, le plus souvent et de prime abord; tandis que la capacité à
s’y maintenir définit l’idéal d’humanité d’une époque, ce qui appelle
les hommes d’une époque à entrer en possession de leur habitus, de
leur héxis, ce qui les convoque et décide de leur vocation. Cet appel
est à chaque fois celui d’un nom, un nom qu’on invoque et qui
10
Sur ce terme et sa traduction, cf. ici même § 37.
6
convoque, qui est l’objet d’investissements multiples et de conflits:
kalokajgaqiva, honestas, « honnêteté », et plus proche de nous
« responsabilité ». Ce qui fait époque (au-delà d’une détermination
historiciste en termes de mentalités), c’est une substruction capable
d’opérer une époché de l’ensemble des autres attitudes, capable de les
contraindre à se définir et à se penser en dernière instance par rapport
à elle. La prise en compte réflexive du statut de cette description nous
conduit tout droit à la question de l’homonymie du terme de
réduction, et à nous demander si, et à quelles conditions, la
phénoménologie transcendantale pratique une réduction sans
substruction.
Une telle performance n’est pas sans rapport avec la maîtrise de la
langue, et plus exactement une certaine entente de la langue. Mais ce
serait une erreur de penser celle-ci comme le socle naturel
irréductible, par rapport auquel se définiraient toutes les attitudes y
compris l’attitude phénoménologique transcendantale. Le travail de
substruction phénoménale s’accompagne toujours d’une modification
de l’entente de la langue. On ne peut donc considérer celle-ci comme
l’irréductible, sauf à envisager une époque comme un « tour de
langue », et, dans la mesure où celle-ci n’est rien en dehors de
l’entente que l’on en a, comme une modification fondamentale de
l’entente commune (de l’entendement commun). C’est pourquoi
interviennent toujours conjointement à l’ouverture d’un nouveau
champ, une substruction et une réduction de la langue, réduction et
substruction qui se produisent, à des degrés de radicalité et
d’hégémonie variables, dans la constitution d’un « langage
technique » quel qu’il soit. L’étude du rôle de l’exemple dans
l’ouverture du champ phénoménologique, nous obligera à poser la
question de la possibilité ainsi que celle du statut du discours et de la
langue phénoménologiques.
C’est donc un contresens, une faute contre le sens même que de
vouloir transformer l’exemple en thème central de la
phénoménologie. Quel que soit le statut que l’on accorde au mode de
clarté procuré par l’exemple, logique ou esthétique, pour reprendre
l’opposition kantienne, celui-ci reste secondaire. L’exemplarité, s’il y
en a, est secondarité, auxiliarité. Or, et là réside le tour de force de la
phénoménologie, cette structure de secondarité et d’auxiliarité
conditionne la présentation et l’énonciation de toute chose quelle
qu’elle soit. Il faut se garder, en outre, selon un contresens qui est
symétrique du précédent, de considérer la secondarité elle-même
comme secondaire. A la frontière entre le logique et l’esthétique, entre
le discours et l’expérience, l’exemple est le lieu du
phénoménologique par excellence. Ces « contresens » ne sont,
toutefois, pas dus au hasard, mais tiennent à la difficulté qu’il y a à
situer l’exemple en tant que tel, à en fixer le statut et à en produire le
concept. Pour ne mentionner que les tentatives les plus marquantes: le
paradigme platonicien en tant que procédé de présentation de
l’essence, le paradigme aristotélicien en tant que preuve rhétorique,
l’exemple leibnizien en tant qu’induction imparfaite, comme
consécution des bêtes, et l’exemple kantien comme mode faible de
présentation d’un concept11.
11
Sur ce dernier point, nous nous permettons de renvoyer à notre article, « La pensée
7
C’est qu’une amphibologie affecte non seulement la notion
d’exemple, mais également les « choses » qu’on désigne ainsi. Le
terme d’exemple possède plusieurs significations, dont les deux
principales sont les suivantes: 1) l’exemple comme « instantiation »
d’un cas parmi d’autres et 2) l’exemple comme modèle, comme
figuration idéale. Le quelconque et l’exceptionnel. Le banal et
l’unique, le stéréotype et le singulier. Mais plus grave encore, il y a
une confusion qui guette aussi bien le statut de tel exemple particulier
que le statut de l’exemple en tant que tel, de l’exemple en général. Si
tel exemple, en tant que tel est nécessairement secondaire,
quelconque, parmi d’autres, on ne saurait, sans une métabasis eis
allos genos —qui est à certains égards la métabasis par excellence —,
transférer ces propriétés à l’exemple en tant que tel, en général. Qu’il
y ait des exemples possibles et qu’une multiplicité d’éléments puisse
servir de base à une exemplification, voilà qui n’est pas indifférent.
De cette confusion entre les exemples et « l’exemplarité », la
phénoménologie husserlienne aura jusqu’au bout cherché à se garder.
C’est ce qui lui aura permis, à la différence de Kant, de ne pas ranger
l’exemple dans l’attirail d’un art de la popularité, mais d’en faire le
procédé le plus constant de la pensée phénoménologisante. Bien que
chez Husserl, comme chez Kant, l’exemplification ne soit qu’un degré
ou un mode inférieur de l’évidence, on ne devrait pas en conclure au
caractère inessentiel de la possibilité de l’exemplification. Si
l’exemple est secondaire et que le mode de présentation (de
Darstellung) qu’il procure est faible ou mineur, il est en revanche
essentiel et nécessaire à la connaissance qui use de ces exemples et en
dispose à son gré, de pouvoir avoir recours et donc par extension de
pouvoir se passer de recourir à ces exemples. Ce dernier trait est
rarement aperçu, parce que dans la réflexion naturelle, on est victime
d’une bévue, d’un regard trouble qui ne peut s’empêcher de penser les
conditions d’effectuation de la connaissance sur le mode et le modèle
de la connaissance effectuée; ce qui entraîne un certain brouillage
dans l’auto-présentation de la philosophie. Une réflexion sur ce qui
est en jeu dans l’usage des exemples pourrait, analogiquement, se
caractériser comme un strabisme convergent qui dédouble l’objet: si
d’un côté, elle pense et suppose l’idéalité sur le mode de ce qui en
relève, d’un autre côté, elle attribue à l’exemplarité (ou à la notion
d’exemple) ce qui est le propre de l’exemple particulier. D’où des
formations logiquement monstrueuses du type: l’idée de triangle est
triangulaire, ou la beauté est belle, d’une part, et d’autre part, la
notion d’exemple ou l’exemplarité sont exemplaires, ou bien,
secondaires, auxiliaires. Parvenir à un regard adéquat suppose donc
un nouveau type de réflexion, une réflexion phénoménologique que
l’on pourrait, en recourant à une analogie récurrente chez Husserl,
comparer à une vision stéréoscopique, et plus particulièrement à celle
qu’exige de nous une image stéréoscopique12. De telles images,

mineure et l’usage des exemples selon Kant », in Revue de l’Enseignement philosophique, n ° 1,


sept-oct. 1996, pp 40-58.
12
Le « phénomène stéréoscopique », intervient ainsi dans ce lieu décisif de la Cinquième
Recherche logique, § 40, p [491], tr. fr. p 306, consacré à la différenciation entre modification
qualitative (ou modification de neutralité) et modification d’imagination (Einbildung,
Imagination); il y est présenté comme un exemple d’illusion des sens, de perception faisant
surgir un « pur phénomène » (bloße Phänomene) d’un acte perceptif et pourtant non positionnel.
8
comme on le sait, sont de « purs phénomènes » qui ne surgissent qu’à
une certaine distance et à la faveur d’un usage paradoxal de notre
vision binoculaire. Un tel « effet » —lorsqu’il s’opère sans l’aide d’un
appareil, d’un stéréoscope— prend notre vision habituelle à contre
courant. Une vision convergente n’aperçoit qu’un fouillis de taches,
ce qui nous fournit un analogon de la hylè et nous permet, par la
même occasion, de comprendre comment Husserl pouvait déclarer
que celle-ci n’était qu’une activité, ou le produit d’une activité
cachée13. Pour parvenir à faire surgir l’image stéréoscopique, il ne
suffit pas, comme pour les anamorphoses, de trouver la juste distance
et le bon angle, mais il faut « travailler » le regard lui-même. On
conseille pour s’y exercer de plonger le regard dans l’infini de
manière à produire une sorte de parallélisme optique, puis de
« revenir » au plan de l’image tout en conservant ce parallélisme;
c’est alors que se produit ce « miracle » naturel d’une image qui n’est
ni dans l’œil droit, ni dans l’œil gauche, mais dans le recouvrement de
l’une et de l’autre. Et pourtant, aussi longtemps que l’on maintient
ainsi le regard, l’apparition est bel et bien là, disponible, convocable à
volonté, sans être pour autant posée comme une chose réelle,
subsistante, comme en témoigne le discours ordinaire qui en parle
comme d’une simple apparence. Cela nous donne une première
approximation de ce que requiert de nous un travail sur l’exemplarité
des choses prises à titre d’exemples.
Ces considérations nous permettent de préciser le sens du rapport
de Husserl à deux de ses « précurseurs »: Descartes et Kant. L’un
permet à Husserl de se représenter l’opération de l’époché
transcendantale, une réduction sans substruction (sans hypothèse, sans
fiction idéalisante et sans présupposition); le doute méthodique ayant
alors le statut d'une préfiguration, c'est-à-dire d'une illustration, d'une
présentation analogique et d'une première amorce de l’époché
phénoménologique. L’autre fournit à la phénoménologie le cadre
d’une théorie de la connaissance dans lequel elle va s’engouffrer. Par-
delà la scission en pensée et connaissance, intuition et concept,
sensibilité et entendement, la phénoménologie est une théorie de la
Darstellung élargie (systématisée et ouverte à la téléologie). La
théorie de la connaissance en général apparaît alors comme
laboratoire où s’élabore la théorie de la connaissance
phénoménologique. Entre l’une et l’autre de ces théories de la
connaissance, doit surgir la phénoménologie. Or, conformément à ce
que nous suggérions ci-dessus, au moyen de l’analogie
stéréoscopique, la nécessité de la phénoménologie ne commence de se
faire sentir que lorsque la réflexion philosophique, se penchant sur
Le stéréoscope est encore mentionné dans les Ideen I, au § 108, p [221] consacré à la distinction
entre réflexion naturelle et réflexion phénoménologique, juste avant le § 109 portant sur la
« modification de neutralité ». Le « rien », la « nullité » (Nichts, Nichtigkeit) de l’apparence
(Schein), de l’apparaissant (Erscheinende) stéréoscopique fournit la base d’un témoignage d’un
usage de la langue naturelle en faveur du discours phénoménologique portant sur la corrélation
noético-noématique, usage où l’on parle au sujet de quelque chose sans la poser comme
existante — en particulier, cela fournit un témoignage et un analogon à un discours
phénoménologique décrivant ce que la réflexion phénoménologique laisse apparaître comme
« noème ». C’est toujours à propos de la modification de neutralité et du noème que l’
« exemple » du stéréoscope intervient, in Hua XXIII, Texte n° 20, Imagination—Neutralité, p
[574], p [580], p [583-4]. Voir également, dans le même volume, p [75] et p [135].
13
Voir les propos rapportés par D. Cairn, in Conversations with Husserl and Fink,
Phaenomenologica, 66, The Hague, M. Nijhoff, 1976, p 49.
9
l’« expérience de la connaissance » en nous, rencontre ce problème de
l’« illustration » ou de l’« exemplification » et, par mégarde ou par
accident se trouve tournée (le temps d’un réajustement du regard en
conformité avec son attitude naturelle) sur ce qui se passe entre
l’exemple et ce qu’il illustre, au « lustre » par lequel notre pensée
accède à l’évidence.
Cela nous conduit à poser la question du statut analogique ou non
de la connaissance phénoménologique dans le cadre d’une théorie
générale de la connaissance. Une telle question ne pourra, elle-même,
être traitée qu’en travaillant au niveau de la phénoménologie de la
connaissance « naturelle », au niveau de la différence entre deux
modes, eux-mêmes équivoques, d’intuitionnification
(Veranschaulichung)14: l’illustration et l’exemplification. Et en se
plaçant dans l’hypothèse la plus vraisemblable, qui est celle d’un
statut analogique, c’est donc dans l’« illustration » (au sens générique)
ou « intuitionnification inauthentique », que réside le mode de
présentation capable de nous permettre de comprendre l’auto-
présentation de la phénoménologie comme connaissance. Ce que l’on
pense naturellement sous la notion de connaissance n’est que la quasi-
intuitionnification (Quasi-Veranschaulichung), la simple illustration
(analogique) de ce qu’est essentiellement la connaissance
phénoménologique. Si l’on rassemble la série des traits ainsi repérés:
inadéquation, indifférence, modification du quasi, inauthenticité, etc.
et que nous les considérons comme une structure positive et non
comme un défaut ou un simple manque, on découvre alors l’une des
performances fondamentales sans laquelle aucune appréhension du
général ne serait concevable, à savoir la « quodlibétalité »
(Beliebigkeit). La théorie des modes de présentation demande donc à
être dérivée à partir d’une théorie systématique des régimes de la
« quodlibétalité ». Cette prise en compte thématique de la
quodlibétalité, qui est l’œuvre de la phénoménologie, nous fait
atteindre le foyer de toute connaissance et marque à la fois le point
d’aboutissement de la théorie de la connaissance et un nouveau coup
d’envoi de la téléologie universelle de la connaissance. L’ensemble
des analyses placées sous le signe de cette téléologie est ainsi traversé
par un thème directeur qui est le problème le plus difficile pour la
phénoménologie: l’auto-présentation de la phénoménologie en elle-
même, l’auto-présentation du phénoménologue en personne.
Sans être totalement certain du nombre de périodes dénombrées
par E. Fink, nous avons, donc, opté pour un type d’interprétation
plutôt téléologique15, sans que cela exclût —et c’est en partie la
14
Afin de distinguer Veranschaulichung, qui correspond, pour simplifier, au genre, de
l’espèce Illustrierung ou unechte Veranschaulichung, et de manière à maintenir la référence à
l’intuition (Anschauung), nous préférons adopter la traduction de J. English des Vorlesungen
über die Bedeutungslehre von 1908, Paris, Vrin, 1993, plutôt que celle des traducteurs des
Recherches logiques, qui proposent « illustration intuitive ». Toute question d’élégance mise à
part, nous aurions bien proposé « intuitification » (comme on parle de statufier, bonifier,
vitrifier, stratifier, ou fortifier) qui exprime mieux, nous semble-t-il, l’idée de « rendre intuitif »
(anschaulich), de « rendre clair et saisissable » quelque chose qu’on appréhendait jusqu’alors
obscurément, alors qu’ « intuitionnification » risque de renvoyer ce « supplément de lustre », du
côté de l’acte complet d’intuition (Anschauung) qui résulte précisément du remplissement d’un
intention vide par une plénitude intuitive — c’est-à-dire du côté de la théorie brentanienne dont
Husserl se désolidarise, justement, dans la Cinquième Recherche logique. Qu’il suffise d’avoir
mentionné ces difficultés.
15
"L'unité interne des "trois phases" [de développement de la phénoménologie de Husserl],
10
fonction du deuxième trajet que nous proposons— une approche
philologiquement et historiquement soucieuse d’assurer à la « lecture
interne », les garde-fous d’une recontextualisation. Une telle
perspective téléologique nous a semblé l’hypothèse la plus opératoire,
en tous cas celle qui permettait de faire le plus grand droit à la
cohérence du parcours husserlien, sans retomber dans les embarras
d’une histoire de la philosophie partagée entre une double sub-
struction psychologique ou logique, pensant le cheminement d’une
pensée, tantôt comme une évolution en fonction d’impulsions ou
d’« influences » externes issues d’un débat intellectuel avec des
contemporains ou des devanciers, tantôt comme une unité
systématique et autarcique où le temps n’agit que comme révélateur
— à supposer que de telles pratiques existent jamais à l’état pur. Une
telle hypothèse, qui fait crédit à Husserl du rapport qu’il revendique
lui-même à l’égard de l’histoire, doit cependant rester explicitement
opératoire, et conserver son caractère « hypothétique ». Elle n’est
cependant pas une « fiction idéalisante » parmi d’autres, puisque sans
elle on n’accède pas au sens du discours husserlien, et en particulier,
au sens et à la possibilité de l’époché transcendantale. A l’inverse, si,
sans elle, il nous est impossible de comprendre le sens de l’entreprise
phénoménologique husserlienne, à la fois dans son rapport à l’histoire
de la philosophie et à l’histoire tout court, avec elle et à nous en tenir
unilatéralement à son cadre, nous serions également incapables de
penser l’aventure phénoménologique à laquelle Husserl a donné une
impulsion décisive. La phénoménologie husserlienne nous donne les
« outils » pour penser l’histoire à condition qu’on désactive ce qui
dans toute auto-présentation de soi au sein d’une téléologie
universelle ressortit à un dispositif de capture et de captation.
S’il nous semble encore nécessaire d’en passer par l’école de la
phénoménologie, c’est principalement parce qu’elle a su rappeler la
pensée à sa minorité. Cette pensée mineure (ou cette minorité de la
pensée) qui fournit ses prémisses au bon sens même est finalement ce
autour de quoi gravite ce travail. C’est à elle que reconduisent
chacune des analyses que nous proposons, c’est à elle que renvoient
comme autant d’index les titres de « langue », « exemple »,
« substruction », etc., sans que cela suffise à la constituer en thème. Il
est vain de nier ce qu’il y a de violence interprétative dans une telle
« utilisation », mais, outre que c’est une nécessité et un droit auxquels
nous rappelle Husserl, du moins le ferons-nous en sachant un peu
mieux ce qu’il en est de l’utilisation dans la pensée, là même où elle
prétend nous convoquer à un pur spectacle théorique.
Qu’il s’agisse d’emprunt, d’utilisation, de tradition, d’héritage, de
motivation etc., le sens de ces catégories qui nous permettent de
donner un sens à l’histoire se détermine à partir de différences
internes à l’exemplarité, telles que nous pouvons les penser à partir de
Husserl. Qu’il s’agisse de fournir un point de départ ou un point
d’appui au sens, de le porter, de le transporter ou de le transmettre, de
en tant qu'histoire de la radicalisation d'un problème, demeure le plus souvent incomprise parce
que les interprétations habituelles suivent la chronologie des œuvres, au lieu d'expliquer, à
l'inverse, à partir de la figure finale de la problématique phénoménologique, les préfigurations
qui y tendaient". Introduction d' E. Fink à l'Esquisse d'une préface aux Recherches logiques.
(1913). Tijdschrift voor Philosophie, Louvain, I (1939). p 107. Trad. fr. J. English Articles sur
la logique, PUF, pp 353-354.
11
le déterminer, de le donner ou de le constituer, etc., l’ensemble de
cette activité multiforme correspond à divers modes de l’exemplarité,
c’est-à-dire à diverses façons d'employer le temps et divers façons
d'occuper des places. L’exemplarité représente ainsi un simple titre,
provisoire, pour cette terra contempta, à force d’être tenue pour
connue et sillonée jusqu’à l’usure. Il tente de donner un nom à tout ce
qui dans le traitement des problèmes touchant la pensée et la liberté,
la spéculation et la politique, a été négligé, tenu pour secondaire ou
mineur — pour pouvoir, justement, l’utiliser. Remarquer cela et le
porter à l’expression et à l’analyse, voilà notre principale ambition
dans cette étude préparatoire.
12

Chapitre Premier

L’idée de la réduction et ses exemples

§ 1. L’IDÉE DE LA RÉDUCTION ET SON EMPIRE EN PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSER-


LIENNE

Qu'il n'y ait rien de décisif et de décisoire dans la phénoménologie que


la réduction, c'est là une conviction que tout lecteur de Husserl fait sienne
lorsqu'il s'est suffisamment engagé dans les dédales de l’œuvre. Si l’atti-
tude naïve consiste précisément, eu égard à tel ou tel motif, à se décider
en faveur de tel ou tel étant ou, lorsqu'elle prend la forme de cette naïveté
seconde qu'est la métaphysique, à se décider en faveur de tel ou tel sens
de l’étant, alors la réduction phénoménologique, en mettant entre
parenthèse toute « doxa », parce que s'extrayant des flux des motivations
d'expérience, en suspendant toute adhésion à une « thèse » quelle qu'elle
soit et quelles qu'en soient les motivations rationnelles16, nous transporte
sur le plan de l’apodicticité absolue. Que par ailleurs l’exemple soit
condamné à la secondarité, il n'est guère besoin d'entrer en
phénoménologie pour s'en persuader, même s'il n'est pas inutile de l’y
vérifier. Si ce qui est pris à titre d'exemple représente bien une
détermination (Bestimmung) particulière par rapport à la généralité
exemplifiée, s'il représente bien une décision en faveur de tel ou tel
possible embrassé par la généralité, il ne fonctionne justement comme
exemple que dans la mesure où cette particularité n'entre pas en ligne de
compte, et où elle reste purement et simplement indifférente.
Invoquer le rôle de l’exemple dans la constitution de la méthode et du
champ phénoménologique, cela ne revient pas nécessairement à placer
l’exemple au centre de celle-ci. Tout dans la notion d’exemple semble au
contraire la condamner à la minorité. Ainsi que nous y avons insisté en
introduction, pour la tradition qui se nomme philosophie, tout comme
pour les discours et les pratiques qui lui sont apparemment étrangers,
l’exemple possède au mieux un rôle instrumental, et encore cette instru-
mentalité nous laisse-t-elle bien en deçà du sérieux du travail technique,
au niveau exactement d'une « enfance de l’art ». Un tel rôle ne saurait
donc être lui-même que secondaire ou accessoire. Or proposer une thèse
sur le thème décrété mineur de l’exemplarité, cela suggère que
l’importance en est beaucoup plus grande qu'il n'y paraît à première vue.
Mais à poser le problème en ces termes nous manquerions peut-être
l’essentiel, à savoir que le rôle de l’exemple, pour l’auto-constitution de

16
Sur la notion phénoménologique de motivation (par opposition à la notion psychologiste-
naturaliste) ainsi que sur la différence entre motivation par association et motivation rationnelle,
cf Ideen II. pp [212-280] et plus particulièrement § 56 pp [220] et suiv. tr. fr. pp 305 et suiv.
13
la phénoménologie husserlienne, est décisif justement en tant que
secondaire. Concilier ce caractère décisoire de l’exemple avec son
auxiliarité, telle sera donc notre tâche. Si d’un côté, la phénoménologie
implique qu'on use d'exemples dans l’indifférence aux exemples eux-
mêmes et, selon un glissement qui nous occupera, dans le désintérêt pour
l’exemplarité elle-même; d’un autre côté, comprendre ce qui est en jeu
dans la phénoménologie et, en particulier, ce qui lie sa possibilité au
choix de tel ou tel exemple, cela nous contraint à aborder de façon assez
désarmée, la question de l’exemplarité elle-même — dont,
contradictoirement à ce que suggère le suffixe, rien ne garantit qu'elle
puisse avoir une identité stable ou une structure repérable, ni qu’on puisse
lui assigner un statut (subjectif et/ou objectif) au moyen de la structure
corrélationnelle constitutive de l’intentionnalité.
L’intérêt pour l’usage des exemples et pour l’exemplifiabilité du donné
(que présuppose un tel usage) en phénoménologie se trouve cependant
motivé par le double constat qu'en adoptant un régime de pensée
eidétique, la phénoménologie place la clarté de son discours et de ses
intuitions sous la dépendance du travail sur exemple, et, que par sa
volonté de radicalisme, elle se trouve contrainte à s'engager dans une
élucidation de ce qui est en jeu dans l’usage d'exemples. D’une manière
inévitablement amphibologique, ce que nous désignons par
« exemplarité », c’est cette scène que le phénoménologue se fait. C’est-à-
dire à la fois, une certaine action qu’il joue, voire une certaine comédie
où il joue à se faire peur comme pour faire montre de son courage et un
espace qu’il se construit à grand renfort de tréteaux, d’échafaudages, etc..
Ce qui est en jeu sous le titre d’exemplarité, c’est précisément cette
double logique de la présentation (de soi) et de l’étayage, de la (Selbst)-
Darstellung et de la Stüzung. Jusqu’à un certain point, Husserl s’engage
bel et bien dans une thématisation de celle-ci. Et jusqu’à un certain
point, il fait de ces deux versants de l’exemplarité et de sa division elle-
même ses choses. Mais pour autant qu’elle conditionne toute
présentation, l’effort pour la thématiser provoque un nouveau dépla-
cement et une nouvelle partition de l’espace, car en s’introduisant dans
les coulisses de cette scène le phénoménologue pense chasser son double
(le sceptique ou le sophiste). Il faut alors distinguer entre l’« opération »
libre et résolue de la réduction qui ouvre l’espace et celle discrète et
secrète qui prépare et met à disposition cet espace pour une auto-
présentation.
Commencer d'admettre une intervention, une collaboration, une aide
de l’exemple aussi discrète, aussi minime soit-elle dans la mise en œuvre
de la réduction, c'est donc insinuer que l’acte méthodique cardinal ne
règne pas sans partage en terre phénoménologique; c'est avouer que la
conviction mentionnée, pourtant évidente à qui s'est familiarisé avec les
écrits du fondateur de la phénoménologie, se trouve entamée selon une
« figure » qui ne peut plus être celle du doute. Notre conviction serait
plutôt entamée, pour lui donner un style classique, selon la forme d’une
question portant sur l’un et le multiple: faut-il écrire « réduction » au
pluriel ou au singulier?
Un tel scrupule pourrait sembler superflu étant donné que les lieux ne
manquent pas où Husserl distingue explicitement plusieurs types de ré-
ductions (psychologique, phénoménologique, phénoménologique et
transcendantale, eidétique, abstractive, intersubjective, etc.). Ainsi que
14
Husserl le déclare lui-même dans les Ideen …I, à propos de l’opération
(Operation) de l’ejpochv et la réduction: sa « méthode prendra le caractère
d'une réduction progressive » et que, pour cette raison même, il préfèrera
parler parfois de « de réductions phénoménologiques »17?
Nous pouvons nous autoriser de ce texte pour admettre une pluralité
de « stades » d'exercice de la réduction et de l’époché, à chacun desquels
correspond un niveau, un étage (Stufe) de la conscience pure, un degré de
profondeur de la subjectivité transcendantale, un degré d'enracinement
des objectivités constituées dans la « région » constituante. Parler de
stade exclut d'emblée que l’on interprète la série des « réductions »
comme la pure et simple itération d'une seule et même opération, mais
oblige à considérer que tout nouvel exercice de la réduction est
indissociablement une métamorphose et une radicalisation de la
réduction. Mais il apparaît non moins clairement que l’unité d'ensemble
des réductions n'est posée qu'anticipativement, et que seul le caractère
apodictique du terrain atteint par la première réduction
phénoménologique, que seule la certitude absolue concernant le « résidu
phénoménologique » qu'est la « région conscience », sont en mesure de
fournir une garantie suffisante quant au pôle unitaire vers lequel est
orientée la phénoménologie. A défaut du cadre a priori et apodictique de
l’Urregion, l’unité des réductions et donc des métamorphoses de la
phénoménologie serait simplement présomptive, ou au mieux elle
resterait simplement formelle.
Aussi, notre question ne porterait-elle pas seulement sur la grammaire
du mot « réduction », mais plutôt sur l’unité eidétique des réductions,
unité dont doit s'autoriser l’extension du terme, extension à laquelle
semble se livrer Husserl comme à plaisir (nach Belieben), comme si la
conquête de la réduction —et donc de la radicalité— devait en passer par
une sorte de variation qui met en péril l’unité et la consistance de celle-ci,
comme si la phénoménologie ne pouvait se gagner qu'à encourir sa perte.
Là encore, il ne s'agit pas seulement de la question de l’un et du multiple,
mais plutôt d'un questionnement sur les motivations (Motive) de la
« démultiplication » des formes, espèces ou figures de la réduction. Ce
que nous cherchons à suggérer à l’aide de la syntaxe un peu bancale de ce
« pas-seulement-mais-plutôt », c'est le caractère paradoxal et excessif de
la question classique de l’un et du multiple lorsqu'elle se formule à
propos de la phénoménologie, et surtout à propos de la réduction
phénoménologique.
Cette question prend au moins trois formes possibles, correspondant à
trois "statuts" possibles de l’eJn, eux mêmes déclinés selon trois modes de
l’extension ordonnée à l’unité (de la multiplicité, du pollw'n), statuts que
présente précisément le § 13 des Ideen … I, à l’occasion d'une distinction
entre « généralisation » et « formalisation »: l’extension eidétique,
l’extension formelle et l’extension empirique. A quoi il faut ajouter un
quatrième type d’extension: l’extension idéale. Celle-ci provient d’une
immixtion des constructions formelles dans le matériel, d’une
formalisation des ontologies matériales. Cela se produit lorsque la
constructibilité formelle des objectités devient la mesure des singularités
formant l’extension eidétique matérielle d’un eidos; ce qui peut se faire à
des degrés de pureté formelle divers comme en témoignent le passage de
la géométrie euclidienne à la théorie des multiplicités, ou encore le
17
Ideen … I. pp [59-60], tr. modifiée. Cf aussi Philosophie première II, p [128-129], p 179.
15
passage d’une « cinématique » pré-galiléenne à une « cinématique » post-
galiléenne. C’est du moins ainsi que l’on peut décrire la chose en
première approximation. Cette dernière extension ainsi que l’essence
coordonnée mettent en œuvre une opération ambiguë et malaisée à
décrire, qu'on peut provisoirement caractériser, pour une part, comme dé-
formalisation (Entformalisierung) des essences formelles (catégoriales)
et, pour l’autre, comme « idéalisation » des essences typiques et des cas
singuliers possibles. En nous appuyant sur les textes tardifs, on peut
caractériser cette « Idée » comme idée-télos, « idée gisant à l’infini » (im
Unendlichen liegende Idee) de la « réalité », idée dont la forme seule est
déterminée a priori en tant que forme de la généralité (forme du
« quelque-chose-de-réal »), tandis que toute autre déterminité n'intervient
qu'a posteriori dans un processus d'approximation et de construction
infini par « idées unilatérales, partielles », idées-entames (Anhiebe-ideen)
qui ont le statut d'esquisses-de-sens (Sinnesabschattungen), d'apparitions
(Er-scheinungen), d'idées qui mordent sur l’idée-polaire sans pourtant
jamais l’atteindre. Une telle idéalisation se confond —du moins en ce qui
concerne l’idée de la « nature »— avec un processus d'exactification ou
encore de logification, selon les termes même de Husserl18.
Trois formulations (au moins) de notre question initiale sur l’unité
et l’universalité de la réduction sont donc possibles.
(1) Les diverses réductions sont-elles exemplaires de la réduction,
comprise comme l’eidos réduction? Et à ce titre incarnent-elles,
singularisent-elles et particularisent-elles l’essence pure d'un acte
méthodique, d'un acte qui serait le modèle de toute méthode, ou à tout le
moins de tous les actes méthodiques que Husserl nomme « réduction »?
Plus brièvement l’idée de la réduction est-elle une unité dans la
multiplicité? un eJn
ejpi;
pollw'n? une Einheit für mehrere? Il y aurait en
ce cas un eidos de la réduction, eidos qui se livrerait à nous dans un
procès de variation dont le nom serait l’histoire —européenne— de la
philosophie. Mais un tel eidos en tant qu'idéalité liée ne saurait
s'affranchir totalement de la série des variantes qui la figurent, non pas
comme dépendance factuelle, mais dépendance de l’eidos réduction à
l’histoire en général, à l’historicité. Une telle hypothèse trouverait de quoi
se confirmer dans de nombreux textes, où Husserl lit derrière des
« faits »" historiques « culturels », l’insistance d'une tendance à la
scientificité dont la forme radicale est la phénoménologie
transcendantale. De la maïeutique socratique à la critique kantienne, en
passant par la skepsis antique, la dialectique platonicienne, le doute
cartésien, l’enquête humienne, et au-delà, dans toute science, une seule et
même tendance serait à l’œuvre, une tendance à la scientificité radicale et
rigoureuse, comme quête d'un commencement radical dénué de toute
présupposition. Toutes ces méthodes seraient en leur fond générique des
« épochés » et des « réductions ». Le privilège de la phénoménologie au
sein de cette histoire aurait été de réaliser la Selbstbesinnung, la prise de
conscience de soi de cette tendance, l’éveil de cette tendance à elle-
même. L’avènement de la phénoménologie transcendantale en tant que
moment d’idéation de la réduction réaliserait une sorte d’intussusception
de l’ensemble des sciences. En ce sens, la phénoménologie devrait être
entendue « comme la science des ‘origines’ (der « Ursprünge »), des
‘mères’ (der Mütter) de toute connaissance » et comme « la matrice
18
Cf Krisis Annexe I, trad. fr. pp 312 sq. et pp [282-sq].
16
(Mutterboden) de toute méthode philosophique »; « toutes les méthodes
recondui[raient] à elle et au travail qui s’y opère »19.
(2) Autre formulation de la question: y a-t-il une structure formelle
commune aux différents actes méthodiques qui se nomment réduction et
que l’on pourrait dégager par formalisation? Pourrait-on traduire sous la
forme algébrique ou algorithmique d'une opération (et dans ce cas la-
quelle?) les actes quelconques de réduction? Ou bien la réduction serait-
elle la forme ultime de tout acte méthodique, forme engagée,
particularisée, matérialisée et adaptée à toute entreprise de constitution
d'une théorie scientifique et de son domaine, quels qu'ils soient? Un tel
dégagement d'une idée-forme de toute méthode scientifique, dans son
indifférence aux différences régionales, n'atteindrait l’essentiel que dans
la mesure où l’on pose que la racine de tout savoir réside dans la force de
la forme, dans la puissance du logos conçue comme spontanéité
catégoriale. « Réduction » désignerait ainsi, non pas telle ou telle
discipline formelle, mais ce qui possibilise le formel en général, et assure
au catégorial une prise sur tout champ quel qu'il soit. Il va sans dire que
cette voie n'est pas celle de Husserl, puisqu'il cherchera au contraire à
exhumer et à élucider les présuppositions subjectives du logico-formel.
Mais l’éventualité d'une telle formalisation saurait d'autant moins être
écartée que l’anticipation du sens final de la réduction, qui guide la
phénoménologie à travers ses diverses métamorphoses et assure la
continuité de l’entreprise, ne s'empare effectivement et proprement que
de l’idée-forme, idée-forme qui, en tant que telle, est toujours tentée de
puiser à la forme la plus élevée du savoir le plus formalisé de l’époque.
Telle est, par exemple, le sens de la « démonstration » que Daniel
Parrochia propose dans un article récent, selon laquelle « une grande
philosophie, en réalité, est une philosophie dont la forme même est, au
moins, en correspondance avec la forme la plus élevée que peut produire,
à son époque, le savoir le plus avancé, pour représenter, de la façon la
plus simple et la plus compacte, l’économie générale du monde dans une
perspective de totalisation effective »— démonstration qui n’est un
contresens que jusqu’à un certain point20, c’est-à-dire en deçà de « ce
point de folie » (p 164) qui s’ouvre au-delà du « système philosophique
de Husserl », c’est-à-dire au-delà de tout ce qui se laisse réduire (par mise
en « correspondance », ou « analogie ») à un « paradigme »
mathématique (celui de la théorie des multiplicités)21.
(c) Ou encore, les « réductions » ne sont-elles que les idées-entames
d'une Idée au sens kantien, d'une idée située et retirée à l’infini, d'une
idée-télos dont les réductions pratiquées çà et là, dont les formes de
réductions connues et répertoriées, ne sont que les exemples-inducteurs,
19
Ideen III, p [80], p 96.
20
« La forme générale de la philosophie husserlienne et la théorie des multiplicités » in
Kairos, n° 5, 1994, pp 133-164.
21
Le jugement de Husserl serait plus sévère si l’on en juge par ce passage de la Krisis:
« L’idée d’une ontologie du monde, l’idée d’une science objective universelle du monde, qui
aurait derrière elle un apriori universel, conformément auquel tout monde factuel possible serait
connaissable more geometrico — cette idée qui égara encore Leibniz— est un non-sens. (…)
Seule une cécité à l’égard du transcendantal, tel qu’il est expérimentable et connaissable par la
seule réduction phénoménologique, rend possible la reviviscence du physicisme à notre époque
— sous la forme dérivée du mathématisme logiciste (…). On peut penser la nature comme
multiplicité définie, et mettre cette idée au fondement de façon hypothétique. Mais dans la
mesure où le monde est monde de la connaissance, monde de la conscience, monde avec les
hommes, cette idée est pour lui l’absurdité (Widersinn) même au comble de l’ubris ». p 297-
298, pp [268-269].
17
les « chemins »? Et quel statut auraient ces exemples de réduction: des
22

cas factices? des figures historiques? etc. La réduction est-elle l’idéal


poursuivi dans la série des réductions successivement pratiquées par le
phénoménologue et avant cela par ses avant-courriers? La réduction
serait-elle l’archi-méthode recherchée par toutes les philosophies
authentiques 23 et, au-delà, par les sciences en tant qu'elles relèvent d'une
philosophie? S'il en va ainsi, comment s'assurer de ce que la réduction
sous la forme que lui a reconnue Husserl est non seulement la figure
ultime et insurpassable de l’acte qu'il nomme ainsi, mais que tel est bien
le nom qui « lui » convient? En se refermant sur soi la phénoménologie
husserlienne ne réduit-elle pas sa portée, ne se transforme-t-elle pas en
une simple figure circonscrite, datée et finie qu'on ne pourrait réactiver
qu'en délivrant l’impulsion inaugurale de sa gangue husserlienne
(idéaliste-égologique), qu'en livrant la réduction et la phénoménologie à
de nouvelles aventures, bref en ouvrant la phénoménologie husserlienne à
l’avenir dont elle est porteuse? En cela la phénoménologie husserlienne
aurait-elle été, elle aussi, malheureusement exemplaire?
Ces questions sont excessives et prématurées. Prématurées, en ce
qu'elles présument d'un sens un —celui d'« idée »— qui à ce stade n'est
pas encore disponible. La distinction entre trois « statuts » de l’idéalité
n'est conquise que très lentement par Husserl de la Philosophie de
l’arithmétique à la Krisis: de ce qui se nomme confusément
« abstraction » dans l’ouvrage de 1891, à la distinction entre « abstraction
formalisante » et « abstraction idéatrice ou généralisante » ainsi qu'entre
idéation et idéalisa-tion dans les Recherches logiques, à leur reprise et
22
La réduction ne serait donc pas seulement l’idéal « méthodologique » de la
phénoménologie husserlienne, mais celui de toute philosophie authentique, c’est-à-dire d’une
philosophie s’inscrivant dans une « tendance à la scientificité », dans une téléologie universelle
visant un idéal de vérité. —Sur cette question Cf R. Boehm. « Husserl et l’idéalisme classique »,
Revue philosophique de Louvain, 57, 1959, p 390. Voir également du même auteur. La
phénoménologie et les sciences de la nature, pp 106-108; ainsi que Basic reflections on
Husserl’s phenomenological réduction, pp 198-200. Que l’enchâssement de la première
téléologie dans la seconde n’aille pas sans difficultés, c’est ce dont témoigne le rapport
complexe et mouvant de Husserl à l’histoire, y compris à sa propre aventure théorique. La
difficulté d’un tel rapport se manifeste dans la méditation sans cesse reprise sur les « chemins »
vers la réduction transcendantale et sur la motivation d’une telle « opération ». Les chemins
effectivement empruntés par Husserl ne sont donc eux aussi que des chemins possibles quel-
conques dont le choix n’aura été déterminé que par des motifs personnels et historiques. C’est
pourquoi il est a priori impossible de fixer le nombre de chemins vers la réduction. Qu’on en
compte six (comme J. Bernarsky, « La réduction husserlienne », Revue de métaphysique et de
morale , Paris, 1957, pp 416-sq.), trois (comme Iso Kern, « Drei Wege zur transzendental-
phaenomenologischen Reduktion Edmund Husserls », Tijdschrift voor Filosofie, 24, Leuven,
1962), ou huit (R. Boehm, in art. cit. in Cahiers de Royaumont), l’exactitude d’un tel compte
reste en deçà de la dimension propre au cheminement phénoménologique: à savoir, quant à
l’attitude, une indifférence foncière à l’égard des préfigurations de l’époché transcendantale et
corrélativement, la contingence, le caractère quelconque du nombre de ses préfigurations ou
amorces. Que malgré cela, il y ait et doive nécessairement y avoir pour l’apprenti
phénoménologue des voies privilégiées et que pour Husserl, la voie cartésienne ait été l’une d’
elles, c’est là un fait que l’on ne peut sans plus renvoyer à la sphère psychologique des
motivations privées; un tel fait a, quoique de façon oblique, la dignité d’un a priori dont on doit
tenir compte si l’on ne veut pas faire de la réduction transcendantale une simple méthode
d’abstraction et du je transcendantal un simple principe formel désincarné. Tenter de penser de
concert cette exigence d’incarnation (au sens de la Verkörperung ) et celle d’une inscription
dans la téléologie européenne orientée sur l’idéal de vérité, c’est là un des tâches qui constituera
l’un des horizons constants de ce travail.
23
Sur ce point Cf Manuscrit C 2 II, 7, « cité par A. Diemer, « la philosophie de Husserl
comme métaphysique », in Les Études Philosophiques, 1954 (1), p 36, lui-même cité par J-F.
Courtine, « Réduction phénoménologique-transcendantale et différence ontologique » in
Heidegger et la phénoménologie, p 217. Voir également E. Fink, Studien zur Phänomenologie,
La Haye 1966, pp [105-110]; tr. fr. D. Franck, La phénoménologie, Minuit, pp 123-128.
18
radicalisation dans les Ideen … I, qui proposent d'entrée de jeu de
distinguer entre « eidos » et « Idée (au sens kantien) », et reviennent à
plusieurs reprises sur la différence entre idéation et formalisation ainsi
que sur la différence entre idée typiques et idées exactes, à la Krisis enfin
qui tentera d'articuler ces trois modes d'« idéalité » selon une structure
perspectiviste et téléologique mettant en jeu une « idée-fin-retirée à
l’infini », une « idée-forme » et des « idées-entames ». Or cet effort pour
percer le secret de la visibilité qui se pense inauguralement chez Platon
sous le terme d'eidos accompagne comme une ombre
l’approfondissement du « sens » de la réduction, comme si par-delà la
distinction admise entre réduction eidétique et réduction transcendantale,
le dégagement de l’idée de la réduction était lié dans son destin à l’inter-
prétation sous réduction phénoménologique du sens de l’idée.
Ces questions sont, en outre, excessives, en ce qu'elles nous
conduisent à envisager la méthode de la phénoménologie transcendantale
à partir de laquelle la facticité se dévoile, non seulement dans son
avènement factice, mais dans sa facticité. En tant qu’eidétique, la
réduction opère le partage entre ce qui est de façon contingente et ce qui
est en vertu de lois d'essence (elle opère la première différence
ontologique universelle découverte par Husserl dans la troisième
recherche logique); en tant que phénoménologico-transcendantale, la
réduction opère le partage entre l’être au sens absolu (l’être de la
conscience) et l’être au sens relatif (l’être du monde au sens large
intégrant les objectivités spatio-temporelles ainsi que les objectités
idéales y relatives) —nouvelle différence ontologique issue de la dé-
couverte entre 1905 et 1907 de la réduction transcendantale et de la ré-
gion conscience et qui traduit transcendantalement la première différence
ontologique qui restait purement formelle. Un tel questionnement sur
l’idée de la réduction (à supposer que « réduction » et « idée » ne soient
pas des pollacw'"
le govmena), nous place d'emblée qu'on le veuille ou
non dans une perspective où le prix payé par la sublimation de la
phénoménologie est la dissolution de tout exploit phénoménologique au
rang d'une simple approximation. Or le sens même de la réduction et de
ce questionnement présuppose qu'une première réduction ait été
accomplie, qu'un premier exemple ait été donné ou se soit signalé à notre
attention, qu'un premier commencement ait eu lieu.
En effet, à nous en tenir à ces questions dans leur formalité et rigueur
mêmes, nous risquerions de nous enfermer dans une réflexion vide, dans
une spéculation sur la phénoménologie husserlienne, une réflexion spécu-
laire qui chercherait par une sorte de question-objection préalable sur le
sens et la possibilité de la phénoménologie à en contester l’accomplisse-
ment chez Husserl, question-objection qui emprunterait à celui-ci les
concepts requis pour sa formulation. A quoi il faut répondre que pour en-
tamer un tel procès de la phénoménologie husserlienne, il faut
commencer par « mordre » un tant soit peu à ce qu'il offre à notre
méditation. Mais ce qui nous lie, lie également le phénoménologue qui ne
peut opérer le saut de la réduction qu'à prendre appui sur des exemples.

§2. QU'ON NE PEUT NAÎTRE A L’IDÉE DE LA RÉDUCTIONSANS EXEMPLES

C'est d'ailleurs une loi des critiques adressées à Husserl: la phénomé-


19
nologie husserlienne, du fait de l’emprise exercée sur elle par ses
« exemples conducteurs » (Leitexempeln) (Descartes le plus souvent,
mais aussi Platon, Brentano, Kant, Hume, etc.), serait restée prisonnière
du sol qu'elle tentait de quitter. Faute d'un affranchissement suffisant par
rapport au sol de présuppositions, dont la figure la plus englobante est la
langue philosophique héritée et les « thèses » qui s'y trouvent déposées,
l’idée de la phénoménologie en tant qu'idée de la réduction
phénoménologique, dont la phénoménologie husserlienne était porteuse,
aurait avorté, se serait figée et solidifiée en une « philosophie »
particulière tout comme, pour des raisons similaires, le motif
transcendantal aurait échappé aux mains de Kant ou comme le sens du
cogito serait resté scellé aux yeux de Descartes, faute d'une liberté
suffisante. A la radicaliser, la leçon que nous enseignerait l’histoire de la
philosophie comme histoire des avortements successifs d’une pensée
totalement libérée, serait donc celle de la nécessité d'une rupture radicale
avec la conceptualité et les modèles hérités de et charriés par la langue
philosophique, et au-delà avec la langue tout court. La réduction serait
donc d'abord réduction de la langue et invention d'une langue, rêvée par
quiconque aura tenu un discours philosophique. N'est-ce pas d'ailleurs le
sens le plus constant de tous les discours philosophiques, à savoir celui
d'une parole commençant à partir de soi, d'une prise de parole totalement
libérée des circonstances, du contexte de la prise de parole, et donc aussi
de la fascination exercée par tout exemple?
Mais en même temps qu'il cherche à s'affranchir et à venir au jour, un
tel logos doit s'affermir et prendre appui sur la vieille langue tradition-
nelle au risque d'être malentendu, y compris de ne plus s'entendre tout à
fait soi-même. Pris entre la nécessité de s'auto-engendrer et celle de se
faire entendre, il doit se composer lui-même sa propre matrice à partir des
éléments épars des traditions, des fragments désactivés et soustraits à leur
contexte historique (supposé) réel. Cette opération de fragmentation et de
modélisation est déjà une réduction. Pour s'inscrire dans l’histoire, pour
advenir, la réduction phénoménologique doit donc commencer par s'y
repérer sous forme de pré-traces et s'y répéter sous les traits empruntés à
l’histoire.
D'où le rapport compliqué de la phénoménologie à l’histoire. Porteuse
d'une exigence de rupture et de commencement radicaux, elle doit être
sans exemple. Mais en tant qu'idéale, elle ne peut pas se passer de figura-
tions inadéquates, qui marquent précisément par leur inadéquation même
sa propre idéalité. C'est pourquoi le phénoménologue ne peut se passer
d'exemples (d'antécédents, de précurseurs), et doit commencer par
prélever dans le continuum de l’histoire des fragments qu'il constituera en
exemples de la tâche infinie à laquelle il se voue. Le discours
phénoménologique se trouve donc pris entre deux injonctions
contradictoires qui doivent devenir, et seront devenues effectivement
dans une certaine mesure le thème de la phénoménologie husserlienne:
trouver son origine (Ursprung) en soi-même et, pour ce faire, prendre son
impulsion (Anstoß) en l’autre. Nous verrons que dans une certaine
mesure la contradiction n'est qu'apparente, ou du moins qu'elle se déplace
et se divise: car (a) le choix instaurateur des exemples en tant
qu'exemples de ce qui a failli arriver est déjà un affranchissement vis-à-
vis de l’histoire, puisqu'il désamorce tout intérêt pour l’histoire exacte de
ce qui a été effectivement pensé et (b) l’impulsion prise en l’autre n'est
20
elle-même possible qu'à partir d'un autre qui est en souffrance du
phénoménologue et dont par conséquent le phénoménologue est en
puissance.
Il y a quelque analogie entre le rapport de l’ego primordial à l’eidos-
ego et celui du sujet phénoménologisant au « sujet idéal » de la
philosophie, car dans les deux cas l’obtention de l’idéalité en question
met en œuvre une variation d'un type particulier. En ce qui concerne
l’obtention de l’eidos ego, celui-ci passe nécessairement par une « auto-
variation » qui est en même temps processus d'altération radicale. La
multiplicité des ego, qui fait l’objet de cette nouvelle « monadologie »
qu'est la phénoménologie de l’intersubjectivité, s'ordonne à l’eidos ego.
Or le passage de l’ego primordial à l’eidos ego présuppose en un certain
sens la constitution de l’autre dans l’apprésentation (Appräsentation);
inversement, l’obtention de l’alter ego dans l’apprésentation n’a le sens
d’être d’un ego, que comme passage à l’acte de l’un des moi possibles
que je peux obtenir par une sorte d’auto-altération libre de mon moi
factice; « l’autre (un autre inconnu) possède d'avance un sens d'être pour
nous en tant que variation de nous-mêmes »24. De son côté, le sujet factice
« Husserl » ne devient je phénoménologisant qu'en passant par la lecture
de l’histoire d'autres philosophes, mais cette lecture est une lecture libre
qui ne trouve dans les œuvres de l’histoire que les manifestations factices
d'une « pure histoire » (un « roman », ou plutôt un « poème ») dans
lequel le je phénoménologisant aperçoit ses autres possibilités. A la
question: « comment l’histoire de la philosophie peut-elle nous servir à
nous autres penseurs autonomes, que peut-elle être, que doit-elle être
pour le penseur? », Husserl répondra en 1934, qu'elle ne peut nous servir
qu'à titre privé (privatim) en tant que « poème » (Dichtung) écrit en
dehors de tout « ethos du ‘tel-que-cela-a-réellement-eu-lieu’ (wie es
wirklich geschehen ist) », c'est-à-dire en dehors de tout préoccupation
philologique à la manière positiviste. Quant à la question de principe: le
penseur autonome a-t-il besoin de se servir (dienen muß) et doit-il se
servir (dienen soll) d'un « poème » de l’histoire de la philosophie, la
réponse est oui. Car, dans une époque d'urgence et de péril sceptique —
ce qui est au fond le contexte —réel? imaginé? — de toutes les
résolutions philosophiques en faveur du motif transcendantal, c'est-à-dire
de la philosophie—, « le philosophe doit être contraint sérieusement
toujours et encore de méditer sur le sens et la possibilité de son projet
(Vorhabens) ». Or cela ne peut se produire que par « une question en
retour sur les origines historiques de ce projet (Vorhabens) transmis dans
la continuité des siècles »25. Mais si une telle question ne veut pas s'enliser
dans un établissement scientifique et historique des « doctrines », ou,
dans ce qui en est la caricature, dans un « roman » de l’histoire des idées
écrit depuis un « préjugé » quelconque fût-il « philosophique », elle doit
se muer en question sur les « origines quasi-historiques », c'est-à-dire sur
les origines neutralisées, « feintes » et non pas des origines probables ou
vraisemblables (vermutlichen). Dans tous les cas, il s'agira
d'interprétations, mais de force inégale. Car pris en tant que purs
« poèmes privés » (forgés dans un espace soustrait à toute discussion pu-
blique, car sans prétention scientifique), les « Platon », les « Descartes »
imaginaires, etc. « exercent une force » sur le moi philosophant, qui fait
24
Manuscrit KIII12 intitulé "Variation et ontologie". 1935.
25
Hua XXIX. p 48
21
défaut à tout histoire scientifique positive. Qu'il s'agisse de philosophes
du passé ou de philosophes présents, il en va de même que dans la praxis
réelle. La vision poétique de l’histoire dont a besoin le philosophe
commençant vise a former « une ‘image’ (Bild) en tant que force de vie
agissant au dedans de lui ». « Platon », « Aristote », « Descartes » sont de
la sorte constitués en « modèles à suivre », en « exemples ». Tout comme
celui qui me sert de modèle dans la praxis quotidienne, qui est peut-être
hypocrite, « idéalisé à distance, en fonctionnant comme un modèle digne
d'imitation » devient une « fiction » et peut être et rester « une force
vitale éthique » en moi, de même « mes philosophes » exercent sur moi
une « force de motivation » (Motivationskraft) sans laquelle aucun accès
au philosophique ne me serait ménagé26. Ce caractère « imaginaire »,
« fictif », « poétique » des modèles n'est pas simplement une clause de
style ou une facilité que le philosophe s'accorderait pour s'épargner le
détour pénible d'un établissement philologique de la « véritable
doctrine », il place, au contraire, le philosophe commençant d'emblée sur
le plan de la neutralité, sur le plan d'une histoire non-réelle, non-
empirique, sur le plan d'une tradition et d'une vérité philosophiques qui
est indissociablement celui d'une histoire transcendantale de la vérité et
d’une vérité transcendantale de l’histoire. Il y a donc deux modes de
« motivation »: (a) une motivation présomptive qui reste suspendue à la
croyance en l’existence du monde avec ses vérités de fait et (b) une
motivation absolue qui ne se déclenche que sur la base d’une libération à
l’égard du monde et de ses vérités de faits. Pour commencer à
philosopher de manière autonome, pour comprendre la tradition dont il
reçoit l’impulsion et pour recevoir l’impulsion de celle-ci, pour
comprendre son inscription dans cette histoire et pour s'y inscrire, le
phénoménologue doit s'inventer (erdichten) des « exemples » (de bons et
de mauvais exemples, cela va sans dire). Pour advenir (à soi), la
philosophie doit se concevoir. Naître à la philosophie, c'est s'auto-
engendrer. Un tel acte de naissance ne peut donc être que poétique.
Le phénoménologue doit, dans son effort d'autonomisation, prendre
appui sur d'autres pris à titre d'exemples. Cela ne place cependant pas le
philosophe commençant en situation d'hétéronomie, puisque les autres ne
sont exemplaires qu'en tant que co(l)porteurs de la loi qu'il fait sienne.
C'est pour cette raison aussi que l’on peut se demander si le geste de
« l’utilisation », que Gérard Granel dénonce comme « emprunt et rejet »,
comme « rejet dans l’emprunt », et qui détermine pour l’essentiel le
rapport de Husserl à ses « prédécesseurs », n’est pas, finalement,
secondaire et, en tout état de cause, est d'abord le signe d'un mépris de la
phénoménologie à l’égard de son histoire27. Antérieurement à l’estime ou
au mépris, il y a, selon Descartes, l’admiration dans laquelle se dévoile
aux yeux du phénoménologue le projet dont il est porteur, dans laquelle
se constitue ce qui apparaît au regard admiratif, mais aussi les yeux
capables d'un tel regard. Dire si le projet phénoménologique se forme par
emprunts successifs et successivement déniés, ou si le phénoménologue
ne lit dans les textes que ce qu'il y projette, c'est là l’indécidable même.
La conception et la formation du projet dont le phénoménologue est

26
Voilà qui répond, du moins jusqu'à un certain point, à l'objection de R. Ingarden qu'il
intitule lui-même "Le problème du commencement", reproduite en annexe à la nouvelle
traduction des Méditations cartésiennes (P.U.F) par Marc de Launay, p 217-8.
27
L'inexprimé de la recherche. in Écrits logiques et politiques. p 71.
22
porteur nécessite à la fois la référence (Beziehung auf) à l’histoire et la
suspension de cette référence. Le phénoménologue a non seulement
besoin, de fait, de « prédécesseurs », mais il doit se rendre indifférent à
eux pour devenir penseur autonome. Il doit (muß) recourir à des exemples
pour qu'il puisse devoir (sollen) s'en passer, pour que la possibilité même
et le sens du projet dont il est porteur puissent apparaître en toute clarté et
a fortiori pour et afin qu'ils puissent être élucidés —car une telle
élucidation fait déjà partie du projet28.
Mais ne pourrait-on en ce cas faire l’économie de ce détour? A quoi il
faut répondre ce que Descartes répondait: « pour ce que nous avons été
enfant avant que d'être homme … », il nous faut commencer par la
passion et il faut bien que la philosophie prenne son point de départ dans
cette passion neutre, qui est « sans contraire », que Descartes nomme
admiration et qui décide des décisions à venir, y compris celles pour ou
contre la raison. Que ce soit pour les priser ou les mépriser, la conscience
par le philosophe commençant de la grandeur de sa tâche doit prendre au
départ la forme d'une admiration à l’égard de son histoire et de sa
situation historique. C'est ainsi que son époque apparaîtra exemplaire —
en tant qu'époque gagnée par l’incertitude sceptique, en tant qu'époque
par excellence, exemplaire de l’épochalité, c'est-à-dire en tant qu'époque
critique— et que l’histoire deviendra pour lui un fonds d'exemples (bons
ou mauvais). Être exemplaire, ce serait être admirable29.
Qu'est-ce qui guidera le phénoménologue dans ses choix?
L’exemplarité propre aux exemples retenus? Y aurait-il une « pro-
vocation » de la part de ces exemples antérieure à la « vocation »
phénoménologique? Faudrait-il en ce cas comprendre l’exemplarité de
ces philosophies comme celles d'œuvres, qui, comme Kant le dit des
œuvres d'art dans la Critique de la faculté de juger, appelleraient à
l’imitation tout en l’interdisant? Les choisir, c'est être sensible à leur
originalité, c'est-à-dire à leur caractère exemplaire (imitable et
inimitable). Antérieurement au projet philosophique, il y aurait une
prédisposition, une « sensibilité philosophique », comme il y a une
sensibilité artistique. C'est d'ailleurs à un tel rapprochement qu'invite
Husserl dans la suite du texte que nous avons commencé de lire, lorsqu'il
déclare qu’ « il n'en va pas autrement pour les grands poètes et leurs créa-
tions poétiques »30.
28
Husserl le dit lui-même sans ambages dans le texte sur lequel nous nous appuyons, ici, in
Hua XXIX. p 48. Voir aussi Krisis. p 489, p [441], sur le motif qui « contraint à mettre en
question l'ensemble de la méthode philosophique antérieure ».
29
Ce point, pour abstrus qu’il semble à première vue, est absolument décisif. — A le
contester, on s’alignerait plutôt sur une position spinoziste, pour laquelle (a) le mépris et
l’admiration sont des passions contraires, et (b) à tout prendre, étant sans causes positives, il est
difficile de les compter au nombre des affections de l’âme. Cf. la définition spinoziste (contre
Descartes, Passions de l’âme, art. 54): « Il y a Mépris (contemptus) quand, par l’imagination
d’une chose, l’esprit (mens) est si peu touché que la présence de cette chose soit pour elle un
motif d’imaginer les choses qui n’y sont pas, que celles qui y sont (quae in ipsa re sunt, quam
quae in ipsa sunt) » (Def. V, Ethique III) — ce qui désigne assez bien le pathos correspondant à
la structure d’exemplarité. Le mépris apparaît ainsi comme le contraire ou l’envers de
l’admiration. L’admiration suppose en effet que l’on face abstraction du reste (qu’on en soit
« distrait »); raison pour quoi Spinoza hésite finalement à les compter au nombre des
« affections » de l’âme, puisqu’il n’y en a pas de « cause positive » (Explication, Def. IV). —
Cette articulation entre mépris et admiration est à mettre en parallèle avec celle entre la
nécessité du recours à des « exemples » et le devoir (archi-éthique) de s’en libérer.
30
Hua XXIX, p 50-51. « C'est ainsi et non en tant que facticités historiques, que les poètes
du passé produisent leur effet sur ceux du présent, en tant que modèles (Vorbilder) de poètes et
de poésies pour des poètes, tandis que pour tout autre cela agit comme des images d'existences
humaines représentées dans des poèmes. C'est cela, ce qui exerce son efficace: dans le com-
23
Il nous faut nous engager dans cette « zone » où la pensée « logique »
au sens large n'est pas encore constituée en tant que telle, mais dont elle
reçoit sa force de motivation. De même que la question sur le sens
d'origine de toute objectité (idéale ou non, catégoriale ou matériale) ne
trouve sa réponse que dans une enquête critique qui renvoie des objectités
aux actes subjectifs corrélatifs et qui, par réductions successives,
redescend des niveaux de constitutions les plus élevés aux niveaux les
plus fondamentaux et les plus bas, de même une élucidation radicale de
l’idée de la phénoménologie —qui est l’une des tâches de la
phénoménologie— suppose une remontée du discours phénoménologique
constitué à cette zone quasi-personnelle où le phénoménologue reçoit,
dans une expérience ambiguë qui n'est pas encore une expérience
transcendantale impersonnelle et n'est déjà plus une expérience
mondaine, la force de motivation de certains exemples. Ces exemples, ce
sont, d'une part, les philosophes que Husserl s'est choisis parce qu'ils se
sont imposés à lui et, d'autre part, les exemples dans lesquels ses analyses
ont puisé un motif d'approfondissement.

§ 3. L’EXEMPLE CARTÉSIEN.

C’est en ce sens que le doute cartésien représente aux yeux de Husserl,


un « exemple »31, i.e. un « auxiliaire », dont on peut se servir, mais qui,
comme tel, n'a finalement aucun privilège par rapport à d'autres exemples
équivalents; sauf à supposer que l’exemple cartésien retient et capitalise
en lui certains ressorts ou certaines ressources dont le phénoménologue
n'arriverait pas à se passer ou dont l’appui, une fois retiré, rendrait sa
démarche infirme, bancale, voire caduque. N'est-ce pas ce qu’affirme le
texte des Ideen I qui joue de l’analogie entre la méthode
phénoménologique de l’époché et le doute cartésien, s'exposant ainsi au
danger de la contamination comme le souligne à juste titre Paul Ricœur
dans la note qui accompagne ce texte32? Et plus tard, n'est-ce pas une loi
d'essence qu'expose Husserl au sujet de Descartes précisément, dès les
débuts de la première méditation cartésienne?
Le doute cartésien est pris, dans les Ideen I, comme exemple factice de
l’ejpochv, qui par réflexion, idéation et neutralisation, permet de dégager
le « noyau » eidétique pur qui intéresse Husserl. Derrière le procédé
(Verfahren) du doute se cache une opération (Operation) qui intéresse le
proto-phénoménologue. Pour qu'un tel dégagement soit possible, la tenta-
tive de doute universel doit (muß) être réactivée en tant que procédé dis-
ponible, « possible à chaque instant », mais, en même temps, elle doit
merce avec des hommes imaginaires nous éprouvons des effets qui sont souvent plus profonds
que ceux des hommes qui sont pour nous réels » — Cf. Kant, C.F.J. § 46, tr. fr. Gallimard, pp
261 sq.
31
Nous pourrions prolonger la liste. Mentionnons simplement, cet autre passage de Logique
formelle et transcendantale. "Une prise de conscience universelle peut, après que la situation
scientifique est devenue en fait analogue à celle que trouva Descartes dans sa jeunesse, tenter de
suivre (versuchen) le chemin audacieux des méditations cartésiennes (den kühnen Weg der
Cartesianischen Meditationen versuchen)". p [6], tr. fr. p.10. (Je souligne).
32
Cf aussi. J-L Marion "L'ego et le Dasein" in Réduction et donation. p 119 sq. Voir aussi F-
W von Hermann. "Husserl et Descartes" pp 4-24 in Revue de métaphysique et de morale 1987/I.
A. de Waelhens, "Descartes et la pensée phénoménologique" in Revue néo-scolastique de
Philosophie, 41, 1938, A. Löwit, « L’époché de Husserl et le doute de Descartes », in RMM,
1957, p 399-415, et plus particulièrement note p 415.
24
(soll) être désactivée et n’être utilisée « que comme procédé subsidiaire »
retourné pour ainsi dire contre lui-même, de façon « à faire ressortir
certains points qui grâce à lui peuvent être dégagés avec évidence comme
étant enveloppés dans son essence ». Le doute cesse d’être un instrument
de mise à nu d’« un plan ontologique absolument soustrait au doute ».
Entre les mains du phénoménologue, il devient organon autonome, il
relève, comme y insiste Husserl, de l’empire de son entière liberté33. Le
phénoménologue use, par exemple, de la figure cartésienne du doute.
Mais cet usage est lui-même libre c'est-à-dire indifférent, libre en tant
qu'indifférent. La pureté de la réduction « dépend » de cette capacité à se
servir de l’exemple comme moyen subsidiaire pour que l’on puisse être
en mesure d’honorer le devoir de s’en passer. La liberté de la démarche
phénoménologique dépend, dans l’indifférence à ce dont elle dépend, du
libre usage de procédés auxiliaires. Cette dépendance sans dépendance
donne la mesure de la difficulté. La liberté qui serait, moyennant
certaines restrictions et certaines médiations, l’autre nom de la réduction
— ou du moins ce que le phénoménologue cherche à atteindre à travers
elle— est, de manière ambivalente et de prime abord, une liberté prise. Et
pour commencer des libertés prises avec la vérité historique.
Que la tentative cartésienne soit exemplaire, cela veut dire, certes,
qu'elle n'est qu'un exemple parmi d'autres, qu'une tentative précisément,
et donc déjà un échec, mais aussi que dans la caducité qui est la sienne,
dans cet « être-passé » (gewesen), cet « être-devenu » (geworden)
quelque chose se dessine, s'annonce, qui intéresse le phénoménologue,
quelque chose qui est à la fois noyau et enveloppe. L’enveloppe
cartésienne n'est pas simplement factice, en tant que production culturelle
et spirituelle, elle a déjà le statut d'une idéalité. L’essence de la figure
méthodique du doute cartésien se compose d'une essence enveloppante,
que l’on peut retrouver dans une lecture historique de Descartes, lorsque
nous cherchons à retrouver quel était le sens de ses écrits, et d'un noyau
essentiel, que le phénoménologue cherche à dégager (herauszuheben), en
lisant sous les méandres de l’histoire de la philosophie, les fragments
organiques d'une téléologie universelle transcendantale34, dont Descartes
aurait été le porteur provisoire.
Mais une telle description passablement complexe reste pourtant insuf-
fisante. L’enveloppe qui a pour nom « doute cartésien » se dédouble en
deux strates. Une première strate, accidentelle, motivée par le contexte
historique, abîmée dans la visée du projet métaphysique de recherche
d'un sol « ontologique », qui fait retomber le doute cartésien dans la
tradition finie de la métaphysique; et une deuxième qui fait figure de
proto-manifestation de l’ejpochv phénoménologique, à laquelle le
phénoménologue s'intéresse pour y révéler point par point les traits
identificatoires (ausweisenden) de sa propre opération. A réfléchir
l’essence du doute cartésien, Husserl dégage les « traits » et expressions
qui serviront à décrire dans son propre langage la réduction et l’époché.
Comme si tout noyau eidétique était porté par deux enveloppes: l’une qui
33
Op. cit. p 97-98. [53-54]. Notons que c'est dans des termes voisins que Husserl décrit son
rapport à Descartes dans Philosophie première, p 5: "Historiquement parlant, c'est chez
Descartes que nous trouverons les germes de la philosophie transcendantale. Le souvenir de ses
Méditations pourra nous servir d'exemple [le texte allemand dit Hilfe], en particulier dans notre
recherche d'un commencement premier valable". C'est-à-dire de l'ejpochv.
34
La Krisis parle de retrouver "à travers la croûte des ‘faits historiographiques’, la
téléologie cachée". tr. fr. p 24. [16] Hua VI.
25
le manifeste au grand jour de l’histoire et l’inscrit dans la finitude d'une
tradition factice, l’autre qui garde et réserve le noyau dans l’ombre d'une
tradition plus secrète et plus discrète. C'est ce que fait Husserl, en 1913,
lorsqu’il distingue deux configurations avec leurs composantes
respectives: (1) la tentative de doute universel dans l’intention de faire
apparaître un plan ontologique absolument soustrait au doute, comme
phénomène de mise « hors circuit » et qui se renforce de la
« ‘supposition’ (Ansetzung) du non-être qui forme le soubassement
complémentaire (Mitunterlage) de la tentative de douter »35. (2) La
tentative de doute comprise comme phénomène de mise « entre
parenthèses » ou « hors circuit ». Cette seconde enveloppe est celle qui
fait de l’acte méthodique cartésien une pré-figuration, une manifestation
exemplaire de l’époché phénoméno-logique. C'est elle que Husserl
extrait, abstrait, dissocie de la configuration historique cartésienne — ce
qui suppose qu'elle en soit dissociable et que, par conséquent, elle puisse
entrer dans d’autres « associations » (Verflechtungen) ou combinaisons.
C’est à cette condition, à condition de n’être qu’une configuration parmi
d’autres, que le doute cartésien peut précisément être exemplaire36.
Les premiers paragraphes des Méditations cartésiennes s'expliquent à la
fois sur ce qui désigne les Méditations de Descartes comme exemplaires
ainsi que sur les motifs qui contribuent à récuser l’idée d'une « réduction
religieuse ». On y retrouve pour une part les motifs déjà esquissés dans
les Ideen I, avec des précisions supplémentaires concernant le krinein, le
discernement dans la structure du « modèle » (Vorbild), du prototype
(Urbild) cartésien entre une enveloppe caduque (métaphysique,
ontologique au sens classique) et une enveloppe dont les Méditations de
Husserl s'emparent pour l’incorporer à leur titre, selon un geste double,
qu'il nomme transformation, purification, « imitation », « transposition »
critiques37. En quoi les Méditations métaphysiques sont-elles exemplaires?
Très simplement en ce qu'elles font date, font époque, comme on dit et
ainsi que l’écrit Husserl à son tour38. Mais à nous en tenir à de telles
propositions nous ne dépasserions pas le stade de considérations banales
et naïves dans leur complexité et spécularité mêmes sur les phénomènes
multiformes et obscurs de la mimésis. A y regarder de plus près,
l’exemplarité des Méditations consiste dans une structure, dans un
dispositif que l’on peut décrire en première approximation comme retour
à soi sous une double forme: celle d'une décision personnelle et d'une
réflexion vers l’ego apodictique. L’époché noue donc en la pointe d'un
instant l’événement d'une décision personnelle et la structure d'un acte
méthodique. C'est une telle structure qui permet de comprendre comment
ce qui fait date est à la fois nécessairement daté et pourquoi prendre les
Méditations comme modèle, ou exemple exemplaire, c'est précisément
faire la part de ce qui fait époque et de ce qui est seulement d'une époque.
Ce qui revient à déceler sous la lettre du texte cartésien au moins trois
35
Ideen …I, p [55].
36
« Nous en extrayons seulement le phénomène de mise "entre parenthèse" ou "hors
circuit", qui manifestement n'est pas lié exclusivement à celui de la tentative du doute, quoiqu'il
soit particulièrement aisé de l'en dissocier, mais peut entrer dans d'autres combinaisons
(Verflechtungen) et aussi bien se produire isolément en soi-même. » Ideen …I, p [55].
37
Respectivement: (1) Hua I. p [5]. (2) Op. cit. p [10]. . (3) Ibid. p 209. Cf aussi le titre de
la page 210. "La transposition critique de la méthode cartésienne". (4) op. cit. p 211.
"L'imitation critique de la méthode cartésienne". Tr. fr. PUF J-M B de Launay.
38
Par exemple dans M.C Introduction p 3. et p 5, tr. fr. G. Peiffer et E. Lévinas; voir aussi
les Conférences de Paris p 2 [4] et p 3 [5], tr. M. de Launay.
26
couches de sens: a) la lettre reproductible et lisible par qui comprend la
langue française (ou le latin), couche la plus basse qui est en même temps
le produit d'une objectivation qui suppose l’intersubjectivité, et qui est la
condition d'un partage intersubjectif; b) la couche de sens historique prise
dans le réseau des motivations de l’époque; c) la couche de sens
« éternel » se cachant « sous les idées cartésiennes » (c'est-à-dire sous la
couche précédente)39. L’exemplarité des Méditations tient justement à
l’équivocité de la couche intermédiaire, qui se divise et se laisse articuler
selon deux voix: (1) l’une qui est celle de Descartes qui le retient
prisonnier du modèle de scientificité de la géométrie, aveuglé par
l’évidence du système déductif, « système dont tout l’édifice reposerait
ordine geometrico sur un fondement axiomatique servant de base absolue
à la déduction » et (2) l’autre qui situe le projet cartésien sur une portée
plus haute, et qui est la décision de donner un fondement apodictique aux
sciences, en passant par une mise en question radicale de toute science.
C'est celle que Husserl décide d'articuler et d'assumer.
Le statut et la portée de cette voie sont tout à fait décisifs si l’on veut
comprendre comment l’idée-fin, l’idée-télos que vise toute philosophie et
donc aussi la phénoménologie, prend forme: à savoir, ici depuis Descartes
et pour l’humanité européenne, celle de l’absolu comme fondement-de-
science. Comment une « idée » retirée à l’infini se présente-t-elle à nous,
comment se figure-t-elle? Comment ce qui se retire-à-l’infini se donne-t-
il comme idéal, comme idée-forme visible, induisant de la sorte la
méthode qui doit conduire à son accomplissement, c'est-à-dire à
l’adéquation des figures historiques à l’idéal qu'elles préfigurent? Quelle
est la logique qui anime le renvoi de l’une de ces strates à l’autre?
Ce qui est caduque dans les Méditations, ce sont, d’abord, la
fascination exercée par le modèle géométrique, modèle qui donne
prématurément une forme beaucoup trop limitative au but poursuivi, et,
par suite, le mode de dépassement métaphysique de ces limites, qui en
découle. Concevoir la fondation de toutes les sciences, y compris de la
géométrie, sur le modèle axiomatique des « principes métaphysiques »,
ce n'est pas se déprendre du modèle, mais tout au contraire accroître son
empire40.
A l’encontre de cette prégnance du modèle géométrique, Husserl
revendique l’indépendance absolue de la décision de refondation à
l’égard 1) de toute science particulière constituée, 2) de toute idée de la
science prédéterminée et 3) de la norme ou du style essentiel de la
scientificité dégagé par une variation eidétique prenant pour base les
sciences existantes. Reste une « idée », mais une idée dont Husserl
pousse si loin la radicalisation de l’idée de science, qu’ « aucune
science » ne peut en être donnée « à titre d’exemple » et que cette idée est
en attente elle-même d’un fondement 41. Trois points de départ se
trouvent ainsi congédiés comme inauthentiques: 1) partir d'une science
comme exemple exemplaire (celle à laquelle Descartes succombe comme
beaucoup d'autres avec le modèle géométrique); 2) partir de l’idée-fin
elle-même, alors que sa légitimité d’idée-fin doit être remise en cause; et
3) partir d'une structure de la scientificité (essence), d’ « une norme
quelconque (irgendwelche Normen) qui doit rendre possible » une
39
Cf. J. Derrida. Introduction à l'Origine de la géométrie. p 59 sq..
40
Cart. Méd. p [49]. Traduction modifiée. Cf tr.fr. M. de Launay p 50.
41
Méditations cartésiennes, tr.fr. M. de Launay, p 49, p [48]. Traduction modifiée.
27
science authentique, ou de « la structure prétendue naturelle
(vermeintlich selbstverständliche Stilform) qui doit régir une science
véritable »42. En résumé, Husserl évite l’erreur cartésienne qui consiste à
avorter le projet de re-fondation radicale en occultant la dimension réelle
de cette radicalité au moyen d'une détermination prématurée du but, de
l’idée de science authentique. La difficulté du commencement tient dans
cette double contrainte: laisser à l’idée de science absolue son
indéterminité et néanmoins se laisser dicter le but, la forme précise de l’i-
dée-but, en vivant les « tendances et l’activité scientifiques » de manière
à saisir "progressivement l’intention de la tendance scientifique » et à
découvrir, pour finir « les éléments constitutifs de l’idée téléologique
générale qui est propre à toute science véritable »43. Mais, si cette
intention de la tendance scientifique n'est ni une science prise à titre
d'exemple, ni une idée déterminée de la scientificité en tant qu'idéal de
scientificité, ni une norme (Norm) ou une structure (Stilform), on est en
droit de poser deux questions à Husserl: (a) quel est le minimum de
déterminité que comporte le but ainsi visé pour que celui-ci mérite le titre
de « science », et même de « science rigoureuse » ou mieux « solide »?
(b) Si l’on admet que le projet même d'une Selbstbesinnung radicale
s'articule sur un sentiment de fragilité des pratiques multiformes qui se
revendiquent comme sciences, de quelle nature est cette inquiétude? Ne
méconnaît-elle pas sa véritable nature en s'interprétant comme « quête »
d'un fondement absolu et ultime, en se vivant comme soif de savoir
absolu?
La détermination du but comme idée d'une science authentique en gé-
néral est la forme minimale, le minimum de déterminité sans quoi le pro-
jet phénoménologique ne pouvait voir le jour. Par ce trait commun au
modèle cartésien et au projet phénoménologique, ce dernier s'inscrit dans
une histoire qui est celle de la modernité, et dont l’époque est marquée
par la substitution d'une forme de l’absolu à l’autre, par le triomphe de la
forme eidétique de l’absolu. Le projet phénoménologique se laisse porter
par une tendance factice —une téléologie en marche— à la scientificité.
Il est la forme terminale de la conscience de tâche infinie qui naît avec la
philosophie moderne. Il est important de noter dès à présent que le
déploiement de cette tendance suppose aux yeux de Husserl trois choses:
1) l’entente de l’appel (Ruf, Anruf) adressé à une humanité somnolante,
prise dans les limbes de cet hybride d'exigence scientifique et de
construction mythique qu'est la métaphysique, 2) l’essoufflement de
l’ancienne foi, de la foi religieuse devenue entre-temps simple
convention, et 3) l’accomplissement de cette tendance par une
« coopération » (Mitarbeitung) universelle de ceux qui font profession
(Beruf) de cette nouvelle foi44.

§ 4. LE NOYAU IRRÉDUCTIBLE DE L’ÉPOCHÉ CARTÉSIENNE:LA SKEPSIS

Le noyau méthodique transcendantal que Husserl relève chez Des-


cartes est donc cet accouplement intime de la skepsis et de l’épistémé. En
tant que remise en cause de l’objectivisme naïf et dogmatique de la
42
Ibid. — Cf. Didier Franck, La chair et le corps, pp 17 et sq.
43
MC p 8; p [11].
44
Méditations cartésiennes tr G. Peiffer et E. Levinas. pp 3-4; p [6], ainsi que Hua XXIX p [41].
28
science, la skepsis oblige celle-ci à s’interroger sur sa possibilité, c’est-à-
dire en somme à devenir science au sens authentique du terme45. Or une
telle compréhension (Verständnis) ne peut advenir que sur la base d'une
confiance en une raison capable d'affronter et de vaincre les spectres, en
une raison courageuse et solide46. Si la skepsis est bien un motif transcen-
dantal authentique (au point que Husserl semble considérer souvent
l’époché sceptique une figure plus importante encore que l’époché
cartésienne), c'est parce qu'elle ébranle la confiance naïve dans le
constitué, parce qu’elle inquiète et oblige au courage de la recherche —
le courage cartésien qui l’emporte en dernière instance, la foi cartésienne
en un fondement solide47.
L’inversion de l’effet néfaste de la skepsis ne s'opère que dans la libé-
ration d'un horizon de recherche de la vérité, dans la correction des
« fausses perspectives » que se plaît à construire l’art sceptique, pour
dissimuler ses propres prises de position et éviter ainsi d’avoir à en rendre
compte48. Le passage au philosopher authentique et radical ne consiste pas
seulement en un retournement de l’argumentation sceptique contre elle-
même (ce l’est donc aussi), mais surtout en une ouverture et une anti-
cipation d'un horizon, en l’éveil d'une conscience de tâche infinie, et donc
en l’engagement d'un travail infini, conçu comme remplissement de la
tâche (Berufserfüllung) — ce qui a pour corollaire la position d'un but
situé à l’infini ou d'une idée-fin. Il consiste dans un arrêt de ce regard
errant à travers le labyrinthe que le sceptique se plaît à construire autour
de lui49, en une conversion de ce regard égaré, en une pré-vision, en « une
anticipation encore vague » de l’idée tutélaire et tutrice: la conscience
transcendantale en tant que secret spiritus rector de la philosophie50.
L’idée directrice qui permet de se débarrasser des « lunettes du sensua-
lisme » (die sensualische Brille)51, en vérité, du fictionnalisme, que porte
le sceptique, n’est autre que l’idée de la conscience transcendantale en
tant que conscience « performatrice ». Conscience gestatrice qui travaille
non pas au sens ergonomique, mais au sens physiologique et obstétrique
du terme. La subjectivité transcendantale est le « royaume des mères »
(Reich der Mütter) qui ne crée et ne produit rien à proprement parler,
mais porte en lui les ajrcaiv de toute chose —la subjectivité en tant
qu’idée. La correction apportée par cette idée est seule à permettre à la
conscience incarnée, naïve, mondanéisée de prendre conscience de son
être-au-monde. La conscience est ce lieu éminemment ambigu, ce
45
Cf LFT p 4, [1-2].
46
Cf Descartes dans la Recherche de la vérité par la lumière naturelle. AT 513. Op. cit. ed.
F. Alquié. — Cf LFT tr. fr. p 317-8, [209-210]. Voir aussi, p 18 [11]. — Cf Philosophie
première II, p 30 [22]. Voir enfin Marbach, Bernet, Kern Edmund Husserl. p 61 sur la
motivation de la réduction: l'argumentation sceptique. Problèmes fondamentaux. Hua XIII. p
[180], tr. fr. A. L. Kelkel, p 192
47
Sur l’époché sceptique, cf. Krisis § 5, § 17, § 69. Sur la distinction dans le "complément",
entre skepsis sceptique et skepsis socratique, voir p 310 tr. fr.. et un peu partout dans
Philosophie première. Tome I. Cf aussi Edmund Husserl, Darstellung seines Denkens par R.
Bernet, I. Kern et Marbach. qui voient dans l'argumentation sceptique la motivation principale
de la mise en œuvre de la réduction phénoménologique. pp 60-62. Cf aussi la dénonciation de
deux épouvantails également absurdes: l'absolutisme logique et le relativisme sceptique., in
FTL [2-5].
48
Philosophie première, I, p 259 [181]: « Hume en tant que penseur sceptique ressemble par
trop à un peintre qui afin d’obtenir un effet esthétique peindrait délibérément de fausses
perspectives ».
49
Car il en possède une. Cf Krisis p 269-270, p [243-244].
50
Philo. prem. I, p 241, p [168]. Trad. modifiée.
51
Philo. prem. I, p 249, p [173].
29
« troisième genre » dont parlait le Timée de Platon; cette « khôra » qui
travaille à la réconciliation du monde sensible (le fils) et du « monde
intelligible » (le père) est aussi ce qui en rend le divorce inévitable. En
fixant son regard sur la conscience, en l’envisageant comme idée, la
phénoménologie opère une conversion qui se veut l’ultime et salutaire
convulsion.
Car cette conversion à l’idée est aussi un changement de décor, ou plu-
tôt une sortie ou une saillie vers le monde effectif. Du théâtre sceptique
qui est un théâtre de l’absurde, on passe au spectacle de l’histoire de la
philosophie 52. Dans les coulisses de ce théâtre, derrière ce procédé de
foire, le phénoménologue devine une légalité secrète, celle à partir de la-
quelle il est possible de comprendre les « mondes » réels et idéaux, donc
y compris celui de Hume. Entre cette raison ridicule et humiliée et cette
imagination infatuée, il y a un troisième personnage qu’on ne nomme ja-
mais, et qui cependant assure l’ensemble de la mise en scène: la
conscience. Cette légalité secrète guide l’imagination humienne dans le
dédale de ses contresens, comme elle guide la philosophie dans son his-
toire. 53
La convertibilité de la skepsis présuppose nécessairement que
l’« hydre » sceptique comporte un motif authentique, celui que
mentionne, par exemple, la leçon 9 de Philosophie première54: le
subjectivisme en tant que pressentiment (Vorahnung) du rôle
« opératoire » (leistenden) de la conscience. Ce motif est vécu comme
une remise en cause de la croyance naïve au monde, et généralement
parlant, de la croyance naïve en toute valeur. Mais le scepticisme n'est au
fond jamais suffisamment sérieux et cohérent. L’inauthenticité du
scepticisme réside en ce que la destruction sceptique de la naïveté
demeure inconsciente tout comme le dogmatisme (quelles que soient ses
formes) du caractère « performateur » et proprement constitutif de la
subjectivité. En d'autres termes, le monde et les valeurs sont reconduits à
la subjectivité dans le cadre de laquelle ils apparaissent, mais cette
subjectivité n'est pas elle-même identifiée comme ce qu'elle est, c'est-à-
dire comme centre de « performances » (Leistungen).
Commencer à philosopher sérieusement, c'est donc passer du pressen-
timent (Vorahnung) à l’anticipation (Vorschauung)55. Le retournement so-
cratique de la skepsis sophistique, en revanche, puise au motif authen-
tique de la skepsis et aboutit à la construction d'une perspective de pensée
idéale dirigée sur un pôle situé à l’infini (la raison, la vérité, etc.) dont
nous possédons une anticipation formelle (la logique formelle, les règles
opératoires et méthodiques) et que nous cherchons à atteindre dans un
progrès infini. Ce pôle n'est autre que ce que Husserl nomme « l’idée
platonicienne et cartésienne d'une science universelle fondée sur une
justification absolue »56. Le sceptique est pris dans un dilemme mortel: il
ne peut soutenir sérieusement —jusqu'au bout— ce qu'il dit sous peine de
se contredire 57, et il ne peut pas non plus ne pas dire ce qu'il a commencé
52
. Philo. prem. I, p 25, p [179]. — Sur l’image du théâtre chez Hume, voir Traité de la
nature humaine, Livre II, Partie IV, Section VI, trad. Renouvin et Philon. p 331.
53
Cf. Philo. prem. I, p 253, p [176].
54
Philosophie première. tome I. p [58], sq.
55
Philo. prem. II; Leçon 29. tr. fr. p 20 [15].
56
Philo. prem. II. p 6 [5].
57
Cf. Philosophie première p 84 [59] "C'est sous la forme de tels paradoxes ingénieux, dans
des argumentations sceptiques dont on ne sait pas très bien dans quelle mesure elles sont
effectivement prises au sérieux, que surgit dans la conscience philosophique de l'humanité,
30
à dire sous peine de ne rien dire du tout. Selon des stratégies diverses, le
schéma mis en œuvre par Husserl est sensiblement le même des Re-
cherches logiques à la Krisis: mise en contradiction du scepticisme avec
lui-même. Du moins à titre préliminaire, car le phénoménologue ne doit
pas se cantonner dans une contre-argumentation —ce qui le condamnerait
à se laisser piéger dans le terrain de prédilection du scepticisme, à savoir
le jeu formel du pour et du contre laissant en dernière instance planer le
« doute » d'une absence de sol—, car celle-ci n'est elle-même juste qu'à
faire fond sur un sérieux radical, le sérieux du radicalisme: le
« radicalisme de la volonté de ce qui est ultime » (der Radikalismus des
Willens zum Letzten)58.

quoique dans une forme encore primitive et vague, un motif absolument nouveau ayant une
signification absolument universelle". [Je souligne].
58
Philosophie première. p 23 [17].
31
Chapitre II

Réduction galiléenne, réduction professionnelle


et réduction phénoménologique

Outre les avant-courriers de la réduction et à nous en tenir à la partie


immédiatement visible —celle qu’une indexation mécanique pourrait
relever, ce qui ne peut en aucun cas fournir un critère sûr ou
« objectif »—, nous remarquons que les termes de réduction et d’époché
sous leur forme substantifiée interviennent en de multiples lieux du texte
husserlien. Terminologiquement parlant, cette multiplicité d’occurrences
ne correspond pas à un seul usage, ni tout uniment à une multiplicité
d’usages; elle hésite ainsi entre la synonymie et l’homonymie, voire
l’antonymie. Outre les distinctions bien connues entre réduction eidétique
et réduction phénoménologique ou transcendantale 59, cette dernière s’écrit
elle-même au pluriel, ainsi que nous le rappelions ci-dessus. On sait qu’à
peu près vers la même époque, Husserl distingue entre deux chemins vers
la réduction, qu’il nommera à l’occasion deux réductions: psychologique
et cartésienne (ou phénoménologique)60, avant que ne vienne s’y ajouter,
au moment de la Krisis, une troisième: (le chemin vers) la réduction à
partir de la Lebenswelt. Cela ne suffit d’ailleurs pas à clore
l’énumération, puisqu’il faut compter avec l’une des formes les plus
singulières et peut-être des plus radicales de la réduction, celle qui sera
pratiquée dans les Méditations cartésiennes, comme une sorte
d’hyperbole de et sur la réduction cartésienne elle-même: la réduction
abstractive ou abstrayante61.
Mais nous devons prolonger la liste. Comme à plaisir, Husserl étend
l’usage de ces termes et parle ainsi d’époché ou de réduction physiciste 62,
positiviste, personnaliste, behavioriste, critique, sceptique-agnostique,
psychologique, formalisatrice, pratique, théorique, … et même
professionnelle63! Cela trahit-il un laxisme dans l’emploi des termes ou
59
Ideen… I. p [4] tr. fr. p 7.
60
Cf. Philosophie première Tome II sections III et IV sur la différence entre réduction
psychologique et la réduction phénoménologique transcendantale.. Voir aussi les notes annexes
pp [316-317].
61
Sur le sens de cette réduction voir Méditations cartésiennes. (trad. Peiffer & Levinas, p
80). — C'est d'elle encore qu'il est question lorsque Husserl évoque le programme d'une
phénoménologie solipsiste dans Philosophie première : pp [180] sq..
62
Cf Krisis tr. fr. G. Granel p 8, et Appendice I au § 9 (1) réduction de toute existence à
l'existence dans la spatio-temporalité et (2) soumission du réal individuel aux lois du temps
comme lois de l'individuation p 392.
63
Respectivement, Krisis, § 2 « la réduction positiviste de l’idée de la science », p [3];
Ideen II, § 11, « dans l’attitude de la science de la nature (…) nous accomplissons par là une
sorte de mise hors-circuit, une espèce d’ejpoch; », p [27]; Krisis, § 71, le « premier degré [de la
réduction phénoménologique] lui-même (…) demande (…) que l’on se donne déjà
suffisamment de mal pour élaborer le sens de la réduction et qu’on ne se contente pas de celui
qu’offrent tout prêt les réductions behavioristes, avec lesquelles on a bien été obligé de
commencer », p [251], tr. fr. p 278; § 69: « il faut , pour [constituer une psychologie
32
bien à une stratégie? Et dans ce cas quels sont les motifs de ces décisions
terminologiques? De manière à préciser ces questions, il nous faut donc
envisager les « réductions » les plus hétérogènes par rapport à la
réduction phénoménologique transcendantale; soit respectivement: la
réduction physiciste ou « galiléenne » à l’origine de la réduction
positiviste, la réduction professionnelle et la réduction phénoménologique
elle-même. Quant à la pertinence de cette sélection, qu’il suffise de
signaler que les deux premières s’opposent par principe en ce qu’elles se
place de part et d’autre de la ligne de partage entre attitude théorique et
attitude pratique. Nous verrons mieux par là même comment l’exercice
de la réduction phénoménologique transcendantale, alors même qu’il
permet de revenir à la racine d’une telle opposition, en déplace
finalement la frontière.

§ 5. LA RÉDUCTION GALILÉENNE — SANS GUILLEMETS

Quelle est donc le sens de cette réduction physiciste? Tout d’abord,


à quel moment historique Husserl la rapporte-t-il? Réponse: au
moment et à la décision galiléens. En nous installant dans l’attitude
physiciste,

« nous accomplissons (…) une sorte de ‘réduction’. Nous mettons pour ainsi
dire entre parenthèses toutes nos intentions de l’ordre du sentiment et toutes les
aperceptions provenant de l’intentionnalité du sentiment en vertu desquelles les
objectités spatio-temporelles ne cessent de nous apparaître, avant toute pensée, dans
une ‘intuitivité’ immédiate, chargées de certains caractères de valeur, de certains
caractères pratiques — caractères qui outrepassent tous la couche de la simple
‘choséité’. Ainsi dans cette attitude théorique pure ou épurée, nous ne faisons plus
l’expérience de maisons, de tables, de rues, d’œuvres d’art, nous faisons
l’expérience de choses simplement matérielles et, quant à celles qui sont chargées
de valeur, nous ne faisons l’expérience que de leur couche de matérialité spatio-
temporelle — et il en va de même en ce qui concerne les hommes et les sociétés
humaines dont nous ne retenons que la couche de la ‘nature’ psychique liée aux
‘corps propres’ spatio-temporels. »64

Ce texte décrit le double phénomène de l’idéalisation et de la


mathématisation de la nature commune et indique que cette
transformation de la nature commune en nature objective exacte,
isomorphe au langage mathématique, suppose une réduction
physiciste, réduction de la choséité et de la causalité anexactes et
typiques de la vie quotidienne (de l’attitude pratique) à la choséité et
causalité exactes et idéalisées de la physique moderne. Mais une telle
réduction se trouve hypothéquée dès le départ, par l’usage
hyperbolique d’une « hypothèse », par la transmutation inaperçue
effectivement descriptive et son domaine de la « pure âme »] une époché universelle du
psychologue » qui installe celui-ci « dans une attitude professionnelle habituelle et fondée a
priori », et qu’ « il ne faut pas concevoir comme une sorte d’époché critique (…) et
naturellement non plus comme une époché sceptique-agnostique. » p [243], tr. fr. p 269; LFT, §
29 « la réduction formalisante des sciences nomologiques et la théorie des multiplicités », p
[81]; et Ideen II, p [263] sur « la modification de neutralité ‘pratique’ »; Krisis, sur « l’époché
professionnelle du cordonnier », p [140], tr. fr. p 156.
64
Ideen II p [25]. Voir également plus bas, p [27]: « Nous nous tenons donc désormais
absolument dans l’attitude de la science de la nature et, ce faisant, il est clair pour nous que nous
accomplissons par là une sorte de mise hors circuit, une espèce d’ejpochv. Dans la vie
quotidienne, nous n’avons pas du tout à faire à des objets de la nature. »
33
d’une hypothèse méthodologique et purement opératoire en thèse
ontologique 65.
La mathématisation est une réduction en ce qu’elle s’aveugle
volontairement sur une dimension dont elle dépend. La fonction
prothétique et exploratoire des œillères méthodiques se mue en
fonction constitutive du regard. Cette réduction est ainsi réductrice, au
sens courant du terme. "Galilée, qui découvrit (…) la physique, et
donc la nature au sens de la physique, est un génie, à la fois dé-
couvrant et re-couvrant »66. A la fois ouverture d’un champ infini
d’une expérience qui n’est possible que dans cette nouvelle attitude et
occlusion de tout autre champ. C’est ce qu’expliquent les paragraphes
1 et 2 de la Krisis qui introduisent conjointement le thème de la
« crise des sciences européennes » et celui de la réduction physiciste.
La réduction en général est toujours accouplée à une certaine
abstraction. Dans le cas de la réduction physicienne, il est fait
abstraction précisément des réalités qui ont cours dans l’attitude
pratique quotidienne, abstraction qui va hypothéquer d’autres
attitudes théoriques (axiologique, psychologique, historique, etc.) et à
terme celle de la physique mathématisante elle-même. La réduction
physiciste du monde à un univers de corps purement matériels,
déterminés spatio-temporellement selon une causalité exacte,
comporte en germe la crise sous la forme d’une « réduction positiviste
de l’idée de la science à une simple science-de-faits », et plus précisé-
ment de faits déterminés exactement, car en est solidaire une attitude
foncièrement positiviste de l’histoire ayant opérée elle aussi une
réduction positiviste du sens d’être du document et de l’événement.
L’objectivation-mathématisante a pour envers une subjectivation-
psychologisante de tout ce qui ne se laisse pas réduire au langage
formulaire. Corrélativement, cela donne une division entre l’être-réel-
objectif-constructible-mathématiquement et l’être-apparent-subjectif-
inconsistant. Or ce dont on fait ainsi abstraction, c’est de la dimension
d’où procède la décision géniale et fatale des temps modernes.
Cette abstraction n’a cependant rien d’accidentel; elle n’est pas non
plus limitée historiquement à une phase de l’histoire de la science mo-
derne, celle de la science classique. Bien que la science physique
contemporaine ait débarrassé la physique classique des « œillères »
(Ablendungen, Blenden, Scheuklappe) du déterminisme dogmatique
(qui, pour nous exprimer provisoirement dans la terminologie de
Kant, confond un principe a priori de la raison avec une forme
hypothétique et empirique de la causalité), il reste que l’abstraction
principielle de tout ce qui concerne le subjectif met en péril l’acquis
multiforme réalisé par les sciences au cours du XIXème siècle et du
début du XXème siècle, péril de perte d’authenticité, c’est-à-dire de
l’enracinement des sciences dans le logos gréco-européen, et dans le
discours qui à la fois le thématise et en est le porte-parole: la phi-
losophie, qui, déclare Husserl, « menace bel et bien de nos jours de
succomber au scepticisme, à l’irrationalisme, au mysticisme »67.
65
« Une causalité universelle inconditionnée est une hypothèse qui a sa source dans
l’extension systématique de l’expérience et dans le renouvellement constant de la réduction des
cas à des causalités, bien que cette réduction laisse derrière elle des sphères
d’incompréhensibilité ». Krisis . p 386, p [350].
66
Krisis. p [53] tr. fr. p 61.
67
Krisis. p [53] tr. fr. p 61.
34
Le questionnement en retour de Husserl sur le sens et la motivation de
cette décision doit donc procéder à une double contre-réduction: contre-
réduction de l’attitude mathématisante idéalisante d’une part, et contre-
réduction de l’attitude psychologisante positiviste de l’histoire, d’autre
part. Un tel questionnement se trouve acculé à prendre une tournure à la
fois offensive et contournée — entortillée, embrouillée— seule façon,
semble-t-il, de desserrer l’étau ou le cercle dans lequel la réduction
galiléenne enferme toute tentative de questionnement sur la dimension
cachée et muette — la sphère d’incompréhensibilité, de problèmes dont
le sens et la possibilité échappent par principe à l’attitude issue de cette
réduction. L’offensive et l’offense résident dans une certaine manière
d’occuper publiquement la place que la réduction galiléenne a laissée
vacante et renvoyée au domaine de la pensée subjective, naïve, non-
scientifique. Cette place (Stelle), Husserl l’investit pour prendre la parole
dans un style et un ton presque choquants, pour exprimer ou donner voix,
au milieu de critiques qui ne supportent plus d’être tues, à un « soupçon »
naissant (ein sich regenden Bedenken)68, à un pensée de plus en plus
scrupuleuse, à un doute de plus en plus méditatif et qui s’oppose à la
confiscation de la skepsis par la science moderne. Quant au caractère
fortement enchevêtré (vielverschlungenen)69 des analyses, il s’explique
par les aller-retours, les célèbres « zigzags » auxquels la méditation en
retour se trouve contrainte pour élargir le cercle, ou l’étau dans lequel la
piège la disjonction positiviste entre histoire et nature, sujet et objet70.
Zigzags ou méandres entre la dimension transcendantale réduite au
silence et à la clandestinité et la dimension (ma)thématique de la science
constituée, entre l’investigation historique sur l’origine de l’objectivation
mathématisante et l’investigation formelle sur le fondement logique de la
mathesis, entre le monde de la vie pré-galiléen et le monde de la vie post-
galiléen, entre la logique du monde de la vie et la logique formulaire
formelle, entre une logique de la methexis et une logique de la mathesis,
entre l’imagination et la raison formelle, entre la variation eidétique et la
formalisation, etc.
De manière à mettre à jour les ressorts cachés de la réduction gali-
léenne nous devons à notre tour nous engager dans ces méandres. La ré-
duction galiléenne se produit au point de jonction entre deux modalités
d’une même « méthode ». La transposition de cette « méthode » déjà à
l’œuvre dans le monde de la vie est un mouvement d’hubris, une
traduction hyperbolique aveugle au sens et à la portée de cette
« méthode », aveugle aux sources et aux limites de sa validité.
L’exhumation de ce « lien secret » qui rattache l’attitude physiciste au
monde de la vie se trouve opérée à mi-parcours de ce paragraphe
tortueux, lorsque Husserl aborde la « motivation » de la conception
galiléenne de la nature71. Il s’agit, pour le dire d’une formule dont le sens
s’éclairera peu à peu, d’une mutation dans le mode de présentation
(Darstellung) des choses, d’une mutation de leur exemplarité. Décrivons
à grands traits le trajet de ce paragraphe avant de nous arrêter à cette
mutation de fond dans le mode de « présentation ».

68
Krisis, p 69, p [60].
69
Krisis, p 67, p [58].
70
Krisis, p 68, p [59].
71
Krisis, p 48, p [40].
35

a) L’Idée d’un monde constructible

(1) Husserl commence par planter pour ainsi dire un double décor: le
monde de la vie et le monde de la science, le monde pré-galiléen et le
monde post-galiléen. Se trouve produite par là même une tension, et la
nécessité d’une enquête sur le « passage » de l’un à l’autre, une enquête
sur les motivations et médiations inaperçues d’un tel « passage ». D’un
côté, le monde de la vie n’est pas exempt de toute idéalité; même s’il y a
une application des « idéalités » au monde réel, cette application garde le
sens d’une simple participation (eine Methexis). Cette participation est
pour une part l’œuvre des arts de la mesure et pour l’autre, celle de la
langue et du commerce des hommes entre eux. La mesure et le
« commerce » (Verkher) des hommes les uns avec les autres produit une
scission (Diskrepanz) au sein du monde quotidien entre « apparitions »
purement subjectives-relatives (apparences) et apparitions objectives
(apparitions de choses appartenant à un seul et même monde commun), il
est même possible du sein de cette attitude de s’élever théoriquement à
l’idée du monde de la vie, à l’idée vide d’un tout ou d’une totalité
(Ganze, Allheit), d’une uni-totalité (Alleinheit); il s’agit là, cependant,
d’une idée nécessaire mais vide. D’un autre côté, nous trouvons un
monde scindé en deux mathesis, une mathesis pure et une mathesis
appliquée. L’application ne signifie plus participation, mais
mathématisation. Le monde se trouve ainsi réduit, c’est-à-dire scindé en
une double multiplicité: la multiplicité des apparences subjectives-rela-
tives et la multiplicité mathématique. L’idée du monde comme totalité de
l’étant reçoit a priori un contenu, une teneur (Gehalt): totalité de ce qui
est mathématiquement constructible.
L’attitude pré-galiléenne et l’attitude post-galiléenne ont pour
corrélat à chaque fois un monde conçu comme une certaine multiplicité.
Dans un cas comme dans l’autre, le monde est une Idée qui possède sa
propre extension de singularités individuées. Husserl mobilise ici la
distinction, déjà évoquée, entre extension eidétique et extension formelle.
L’extension eidétique respecte l’hétérogénéité et l’irréductibilité de
l’eidos typique à la forme logico-mathématique, comme elle respecte
l’hétérologie du monde de la vie exprimable pour une part en termes
mathématiques et pour l’autre, dans ceux de la langue courante. Il s’agit,
autrement dit, d’une « extension extensible » parce que située dans un
horizon de détermination ouvert. L’extension formelle expulse toute
hétérogénéité dans le no man’s land de la subjectivité, et ne garde-en-
prise que les multiplicités mathématiques — qu’elles soient définissables
ou non. « Les ‘multiplicités’ sont [en effet] des totalités compossibles
d’objets en général, qui ne sont pensées comme ‘certaines’ totalités (als
gewisse) que dans une généralité formelle vide, et précisément en tant
que totalités définies par des modalités déterminées du ‘quelque chose’ en
général. » Que les « multiplicités définies », i. e. « par un systèmes
d’axiomes complet »72 possèdent, aux yeux mêmes de Husserl, un
privilège, et qu’une telle exigence de définitude ait été formellement
contredite par le théorème de Gödel73 sur les propositions formellement
72
Krisis, p 53, p [45].
73
Kurt Gödel, Ueber formal-unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und
verwandter Systeme, Monatsh.Math.Phys., 38 (1931), pp 173-198. Cf la traduction anglaise,
36
indécidables, ne suffit pas à entamer la pertinence de la question-en-re-
tour74. La démonstration de l’impossibilité d’une formalisation achevée
—selon le modèle prégnant jusqu’à Hilbert— ne remet pas en cause le
principe de la formalisation, pas plus que la complication de la physique
classique entraînée par l’introduction de la relation d’incertitude de Hei-
senberg75 ne remet en cause la décision inaugurale de mathématisation de
la nature.

b) La substituabilité sans borne

(2) Entre l’idée « platonicienne » du monde et l’idée directrice


moderne d’une nature mathématisée, un certain nombre de médiations se
présentent à titre de motivations annexes, qui ne suffisent pas, cependant,
à éclairer la motivation fondamentale de l’audacieuse décision galiléenne.
Quels sont ces motifs annexes que Galilée hérite d’une tradition bimillé-
naire, et qui le conforte dans sa décision de faire descendre les corps de
l’idéalité géométrique dans les corps réels éprouvés réellement? Quels
sont ces motifs qui le poussent à rompre avec le cercle enchanté de la
variation imaginaire, à opérer une formalisation et une idéalisation sans
reste? Ces médiations sont de deux ordres: la praxis de la mesure, d’une
part, et, le phénomène de la consignation (Dokumentierung) ou
« incorporation » (Verkörperung) — dont Husserl énumère les modes
principaux: la parole (Sprache), l’écriture (Schrift), les graphiques ou
modèles (Zeichnungen, Modelle), ces objets culturels qu’on nomme
« outils ».
Ces deux performances contribuent à faire germer l’idée d’une substi-
tuabilité, d’une exemplarité restreinte. La praxis de la mesure possède un
horizon de perfectibilité ouvert et, en tout état de cause, elle laisse en de-
hors d’elle ce qui ne relève pas du royaume des formes au sens géomé-
trique. De son côté, la consignation, en rendant pour ainsi dire
« maniables » les produits de l’idéalisation, contribue à estomper la diffé-
rence entre le sens et le support sensible, l’idéalité et son signe sensible.
L’habitus ainsi constitué et dont Galilée hérite ne suffit donc pas à expli-
quer le passage à la limite qui consiste à changer une praxis réelle en une
praxis idéal, un champ de travail fini et cependant ouvert, en un champ
de travail infini et néanmoins clos. Bien qu’il puise aux ressources
génériques de la consignation, le moment galiléen marquerait l’ouverture
d’une nouvelle époque de la consignation, époque qui réagit en retour sur
le mode d’appréhension —qui nous est devenu familier— de la

Gödel’s Theorem, S.G. Shanker. pp 17-48.


74
Sur ce débat, qui se poursuit, cf J. Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, pp
70-75, Tran-Duc-Thao, Phénoménologie et matérialisme dialectique, p 33-35, S. Bachelard, La
logique de Husserl , pp 100-123, J. Derrida, Introduction à l’ Origine de la géométrie, pp 38-44,
à quoi il faut ajouter l’article de D. Parrochia, « La forme générale de la philosophie de Husserl
et la théorie des multiplicités ». p 155-sq., qui ajoute à l’objection-Gödel, une nouvelle objection
alimentée par l’introduction en mathématique par L.A. Zadeh du « flou », c’est-à-dire d’un
concept hautement formalisé d’ « ensembles flous ». Qu’une telle formalisation ne suffise pas à
épuiser les concepts descriptifs d’ « anexactitude », ou d’ « identité typique », c’est ce dont té-
moigne de manière remarquable le refus de l’auteur à appréhender —autrement que par voie de
formalisation— ce que Husserl entend par « type théorique », alors même qu’il ne cesse d’en
faire usage dans la mise en « correspondance » de la « philosophie » husserlienne et la théorie
des multiplicités.
75
Cf W. Heisenberg. Physique et philosophie. tr. fr. (1961 et 1971) de Physics and
philosophy (1958), en particulier Chap III et Chapitre V.
37
consignation (écriture, parole, langue, dessin, etc.). Commence à germer
alors l’idée d’une itérabilité, d’une substituabilité, d’une traditionnalité
totalement déliées.

c) La substruction

(3) Entre la substituabilité et la constructibilité restreinte et la substi-


tuabilité et la constructibilité généralisée, se trouvait un obstacle décisif à
surmonter: celui de la mathématisation des qualia sensibilia. C’est l’une
des zones d’ombre de la décision galiléenne. Devant le succès de l’art de
la mesure appliqué aux formes des corps, germe dans l’esprit de Galilée,
l’idée d’une extension de la construction mathématique aux « autres
faces » du monde de l’à-peu-près (Ungefähren)76. D’où le projet d’une
mathématisation des « pleins » (Fülle) qui remplissent ces « formes
limites » dégagées par construction.
Quels étaient alors les obstacles à surmonter, interroge Husserl? Si les
formes se laissent réduire mathématiquement par « construction » directe,
il n’en va pas de même dans le cas des autres « propriétés sensibles »,
comme le lourd et le léger, le chaud et le froid, le lisse et le rugueux, le
sombre et le clair. Ces propriétés sensibles objectives sont, elles aussi,
susceptibles de mesure (Messung), mais irréductiblement anexacte. Seule
l’extension spatiale est proprement dominable par la construction
géométrique. D’où l’idée d’une mathématisation indirecte77. Husserl
donne à cette « construction indirecte », le nom de substruction. Cette
substruction, comportent deux sous-opérations: une substitution de
« quantités » indéterminées —mais dont la teneur mathématique est
postulée a priori78— et continues aux « pleins » du monde sensible, et une
indexation de ces dernières aux premières. L’indexation est l’envers de la
substitution. La première pose en lieu et place de l’objet sensible, donné
conformément au style d’aperception propre au monde de l’expérience,
un objet=X, un « objet-point » pur support de propriétés constructibles,
c’est-à-dire en somme une pure objectité catégoriale. La seconde procède
à une subjectivation: les qualia sensibilia sont réduites à de simples
« données subjectives » sans consistance, formant une sorte de
multiplicité fluente totalement irrelevante, si ce n’est à titre d’index d’un
double « objectif », des constructions catégoriales. Tout phénomène
sensible individuel prend le sens d’un indice exemplaire dans un système
d’indication universelle79. Là encore on substitue à ce qui est réellement
76
Sur ce point, Cf l’article d’A. Koyré. « Du monde de l’ « à-peu-près » à l’univers de la
précision. Critique, n° 28, 1948. Repris dans Etudes d’histoire de la pensée philosophique,
Gallimard, 1971, pp 341-362. Voir en particulier, la mise en place d’une « chronométrie », pp
352 sq.; ainsi que « La loi de la chute des corps », in Etudes galiléennes, pp 148-153. Cf
également, l’éclairage historique de J. Le Goff, Le temps du travail dans la « crise » du XIV°
siècle: du temps médiéval au temps moderne, Pour un autre moyen âge. pp 46-79.
77
Krisis , p [33], p 41
78
C’est ce postulat que Kant assume de façon non-critique comme des « postulats de la
pensée empirique en général », en particulier dans les deux premiers. Le premier concerne les
conditions formelles de l’expérience: la possibilité d’un objet de l’expérience est synonyme de
constructibilité. Le second énonce les conditions matérielles de l’expérience, conditions
matérielles qui reposent sur une mise en concordance de deux multiplicités intensives: la
sensation et le réel, mise en concordance qui suppose précisément la substitution et l’indexation
décrites par Husserl. Cf Kant, CRP, p 200 et pp 167 sq. tr. fr. PUF.
79
Le problème avait été évoqué dans les Ideen I, au § 52. Voir plus particulièrement p
38
intuitionné, des « modèles » qu’à titre de soubassement, on adjoint aux
formations catégoriales du fait de leur manque principiel d’intuitivité
sensible.

d) La substruction comme hypothèse hyperbolique

(4) Mais ce n’est là qu’une « hypothèse » d’un type fort étonnant qui,
à proprement parler, est invérifiable et qui néanmoins ouvre un horizon
de recherche et de vérification infini original. Elle n’a pas de caractère
méthodique, stricto sensu, et elle ouvre la voie à la méthode au sens
moderne. Elle n’est pas une hypothèse scientifique soumise à une
vérification possible, ni même une simple conjecture susceptible de
prendre un jour la forme d’une hypothèse méthodique vérifiable ou
falsifiable. Elle est bien plutôt une uJpoqevsi" au sens où Heidegger
l’entend chez Platon: elle « est plutôt la position de base, la position de la
base », « une pro-position » comme ce qui est déjà posé-devant, comme
ce qui est évident pour tout le monde80. Galilée déplace ainsi le centre de
gravité de cette proto-évidence. Des singularisations d’idéalités
mathématiques détermiables in infinitum, voilà la nature sup-posée par
Galilée. Tel est le « cela-va-de-soi » (la Selbstverständlichkeit) constitutif
des temps modernes. Le moment de la formation de l’hypothèse ne fait
finalement qu’un avec celui de la substruction, c’est-à-dire d’une certaine
décision.
Malgré les succès de certaines mesures opérées par la tradition
(mesures archimédiennes de l’équilibre des solides dans les liquides), un
écart important subsistait entre ces « substructions » restreintes et la sub-
struction généralisée à laquelle se livre Galilée. Pour rendre compte de la
motivation d’une telle décision, Husserl se trouve contraint d’admettre un
trait d’époque, qui risque lui-même de grever la valeur de la question en
retour: à savoir une inclination (Neigung) à l’audace, à l’intrépidité (la ré-
solution) (Kühnheit) dans la généralisation et à l’excès
(Überschwenglichkeit) dans l’élaboration d’hypothèses. « L’écart n’était
cependant pas trop grand pour les hommes de la Renaissance, toujours
enclins aux généralisations hardies et dont les hypothèses, en
conséquences, hyperboliques [exagérées, überschwenglichen] trouvaient
aussitôt un public pour les recevoir. »81 La généralisation intrépide, nous
l’avons vu, concerne l’extension du principe de la constructibilité aux
« pleins » de l’expérience sensible. Quant à l’hyperbole, elle est ce
passage à la limite de la substruction elle-même, passage par lequel
l’horizon de déterminabilité et de vérification du monde quotidien est
remplacé par une infinité mathématique82.

[102].
80
Qu’appelle-t-on penser? p 188-189.
81
Krisis, p [36-37], p 44. trad. modifiée.
82
« L’infinité extensive et intensives, substruction entraînée par l’idéalisation des
apparences sensibles, au-dessus et au-delà de toute possibilité d’intuition réelle [mais non pas
comme nous le verrons d’une intuition catégoriale-formelle] (le démembrement
[Zerstückbarkeit, la « démembrabilité »] et la divisibilité (Teilbarkeit) in infinitum, et de même
tout ce qui appartient au continuum mathématique), signifie une substruction d’infinités pour les
qualités de remplissement (Fülle), qui se trouvent eo ipso soumises elles aussi à la
substruction. » Krisis, p [38], p 45.
39
e) L’idée d’une causalité exacte

(5) Va de pair avec cette infinitisation, une substitution d’une causalité


exacte à une causalité anexacte, d’une anticipation inductive d’une
nature entièrement renouvelée. L’infinité sup-posée est une multiplicité
au sens mathématique, c’est-à-dire qu’elle possède un ordre, une syntaxe.
Une telle causalité exacte, comme en témoigne la détermination qu’en
donne Husserl, n’est pas à penser au sens dogmatique d’un Descartes ou
d’un Laplace, et pas même au sens d’un principe régulateur dans sa
détermination kantienne, mais un principe totalement indéterminé et
condamné à le rester83. La « causalité exacte universelle » ne peut être
conquise « par induction à partir de la démonstration de causalités
singulières, mais (…) précède et conduit toute induction portant sur des
causalités particulières »84. Une telle causalité universelle exacte
représente l’un des moments de l’hypothèse: l’hypothèse générale d’une
inductivité universelle en totale rupture avec celle qui régit le monde de
la vie. L’induction ne s’opère plus sur la base des enchaînements
« habituels » des choses, mais à travers ces enchaînement, elle cherche à
déchiffrer des causalités particulières qui sont d’emblée comprises
comme un échantillon de cette causalité universelle retirée à l’infini. La
performance qui ouvre un champ d’exercice à la méthode physique, n’est
pas elle-même un acte particulier de cette méthode. Corrélativement,
l’instauration d’une inductivité universelle exacte, n’est pas elle-même
une induction particulière. La seconde est du ressort de la physique
découvrante, physique découvrante qui se divise en deux sous-attitudes
complémentaires, qui sont deux moments de la même-conscience-de-
tâche de la physique découvrante: la physique théorique et la physique
expérimentale. L’hypothèse galiléenne ouvre un horizon de recherche
infinie dont les limites sont fixées une fois pour toutes à vide, « le
‘toujours davantage’ (immer wieder) [du perfectionnement de la méthode
et de la connaissance pré-galiléennes] acquiert le sens mathématique de
l’in infinitum »85.
Si nous insistons sur ce point, c’est que la modification du style de
l’inductivité, celle de l’horizon et la substruction, se recoupent en un
point: la modification de la structure d’exemplarité, comme structure de
double renvoi selon une double horizontalité interne et externe86.
Au lieu d’une exemplarité habituelle-traditionnelle-typique, c’est-à-
dire d’une disponibilité et d’une familiarité pouvant donner lieu à « une
aperception toute simple » et à un maniement opératif (Handlung), au
lieu d’une exemplarité donnant les choses selon les modes
d’objectivation qui sont ceux de la langue et du travail humain dans le
monde de la vie, la réduction galiléenne produit une exemplarité exacte-
idéale, substructurée. L’aperception objective dans laquelle se donnent
les « cas singuliers » dont le phénomène sensible n’est que l’index
subjectif, se trouve modifiée, en un mixte surprenant d’intuition
catégoriale et d’intuition empirique. L’intuition sensible ordinaire est
neutralisée, subjectivée, transformée en soubassement pour la visée
intuitive indirecte d’une singularité qui est posée à la fois comme réelle et

83
Cf Krisis, p [53], p 61.
84
Krisis, p [39], p 46. Je souligne.
85
Krisis, p [40], p 47.
86
Cf Krisis, p [48], p 56.
40
cependant soustraite à toute intuition sensible directe. Le cas particulier
est idéalisé, formalisé en pure singularisation de la loi exprimée par la
formule, en simple remplissement arithmétique des variables libres de la
formule. La physique substitue au monde une nature exactifiée isomorphe
au langage formulaire et au mode de pensée symbolico-formel qui y
ressortit.

f) Le triomphe du langage formulaire

(6) Considérée du point de vue logique au sens large, la décision gali-


léenne oriente, en effet, l’intérêt théorique, de façon exclusive, sur la re-
cherche de formules. Les vérités dont est susceptible le monde de l’expé-
rience sont passées au crible de la formalisation et de la symbolisation.
Nous avons ainsi une substitution d’un langage formulaire à la logique
descriptive du monde de la vie87. Selon un motif pressenti dans les Ideen
I, au § 52, cette substitution aboutit à une véritable confusion: d’un côté,
les constructions catégoriales que sont les formules mathématiques
d’après leur sens même échappent à toute intuitivité sensible, et la pensée
est donc obligée de prendre appui sur des « modèles », mais, d’un autre
côté, le physicien ne peut renoncer à voir dans les « structures
catégoriales » l’expression même de la réalité. D’où l’issue désastreuse
qui transforme de simples points d’appui en « esquisses » de la réalité
anticipée à vide: la perte de sens des constructions catégoriales et
corrélativement la perte de sens de la choséité comme corrélat d’une
expérience prochaine possible88.
Ce serait cependant se méprendre sur le sens du symbolico-formel que
de lui dénier par principe toute forme d’évidence. Les formes pures obte-
nues par algébrisation relèvent, comme Husserl le découvre dans la
Sixième Recherche logique, de l’activité catégoriale et, à se titre, elle se
donnent dans une libre intuition catégoriale — libre en ce qu’une telle
attitude est par principe indifférente au support sensible, au soubassement
sensible qui fonde ses objectités. A ce moment d’indifférence, qualifiant
le moment de fondation de l’acte d’intuition catégoriale des formes pures
données originellement dans l’évidence de la distinction, correspond le
caractère d’arbitraire constitutif du symbolique en général. Toutefois ce
symbolique, Husserl le distingue du symbolico-ludique, comme la pure
pensée catégoriale se distingue de la simple manipulation de signes, la
« pensée symbolique au sens d’une pensée (…) sans intuition », comme
pensée vide-formelle et néanmoins catégorialement évidente, de « la
pensée symbolique au sens d’une pensée se réalisant au moyen de

87
Sur la différence entre ce logique, le logico-formel et le « linguistique » cf. Krisis p 153,
p [138].
88
Op. cit. « On interprète faussement le manque d'intuitivité sensible (Unanschaulichkeit)
qui s'attache aux unités catégoriales de pensée et naturellement dans une mesure
particulièrement frappante, aux catégories de formation très médiates; et on interprète
faussement la tendance —utile dans la pratique de la connaissance — à soutenir ces règles
unificatrices de pensée par des images sensibles, par des ‘modèles’ (Modelle); l'élément
dépourvu d'intuitivité sensible serait le représentant symbolique d'un facteur caché qu'une
meilleure organisation intellectuelle permettrait de convertir en intuition sensible simple; les
modèles serviraient d'images schématiques d'ordre intuitif à l'égard de cette réalité cachée; elles
auraient donc une fonction analogue à ces dessins hypothétiques qu'esquisse le paléontologiste
pour reconstituer les mondes disparus de vivants à partir de données insuffisantes." p [102], tr.fr.
p 177.
41
concepts opératoires de substitution » . 89

Il convient de noter que cette distinction affleure dès la Première Re-


cherche à la page [69], où se trouve mise en lumière la substitution de
« significations de jeu » ou « significations d’opération », aux
significations « logiques » proprement dites, substitution à laquelle se
livre le logicien comme le mathématicien, et elle est à mettre en rapport
avec ce que Husserl dit, au § 4 de la même Recherche90, de la « chute » de
la pensée logique démonstrative (Beweis) (pensée catégoriale ou
« syntaxique » par excellence) au niveau d’une pensée fonctionnant
associativement, par renvoi (Hinweis) de type indicatif. La légitimité
d’une telle interprétation et d’un tel rapprochement se trouve justifiée par
les développements de Logique formelle et logique transcendantale, § 33
qui distingueront entre « mathématique formelle réelle et mathématique
des règles de jeu », pp [86-87], ou si l’on préfère, entre pensée formelle
vide et syntaxiquement articulée, et « jeu de pensée »91. C’est cette même
distinction qui est à l’œuvre dans la distinction entre deux niveaux de
« distinction » (Deutlichkeit), « une simple distinction de la rythmique de
l’indication langagière (Rythmik sprachlicher Indikation) » qui se produit
lorsque la « proposition » est « comprise uniquement verbalement »,
« dans la saisie de la rythmique déterminée de l’indication symbolique »
et la distinction analytique proprement dite, celle où le jugement est
explicitement et syntaxiquement articulé, et où les unités de significations
sont explicitement produites (§ 70, p 159-161]). Cette remarque est
particulièrement importante pour comprendre le sens du diagnostic de
crise, c’est-à-dire de glissement et de « subreption » de sens.

g) Le sens du diagnostic de crise

Résumons les développements qui précèdent à la lumière de cette


distinction.
Si l’hypothèse galiléenne présente un caractère « étonnant » (mekwür-
dig), c’est parce que, aussi loin que s’étende la vérification, elle reste tou-
jours une hypothèse; alors que selon la téléologie de la connaissance
ébauchée dans les Recherches logiques et dans laquelle la
phénoménologie husserlienne s’est littéralement engouffrée, la
Bewährung correspond au télos de toute visée cognitive. Cette situation
est la marque à quoi se reconnaît l’extraterritorialité de l’hypothèse
galiléenne par rapport au domaine scientifique. La fonction de cette
hypothèse est d’une part d’ouvrir un horizon et un champ de travail; mais
elle possède aussi une fonction de verrouillage du domaine scientifique
ainsi ouvert. Son invérifiabilité —ou son infalsifiabilité— est l’indice
qu’un glissement de sens s’est opéré avec la décision galiléenne dont la
tradition qui en est issue a perdu jusqu’à la mémoire.
Le glissement de sens consiste en l’« opération décisive » de
« coordination réelle des idéalités mathématiques qui, a priori, et dans
une généralité indéterminée ont fourni une substruction hypothétique »92.
En d’autres termes, des idéalités mathématiques, qui sont des objectités
89
RL I, p [70].
90
RL I, p [27].
91
La distinction entre ces deux modes du symbolique court à travers le paragraphe 9 de la
Krisis et en particulier des alinéas e) à l).
92
Krisis, p [42], p 50.
42
catégoriales et ne surgissent que sur fond de relégation de toute réalité
matérielle, se trouvent réifiées. Le quelque chose qui fournit le matériau
vide de toute construction catégoriale est métamorphosé en objet=X
archi-réel, résidant au-delà de toute les déterminations subjectives et
objectives que l’on peut en donner. Cette confusion initiale est à l’origine
d’une série de distinctions obscures qui ont jalonné l’histoire des théories
philosophiques de la connaissance: ainsi de la distinction entre
mathématique pure et mathématique appliquée, entre « existence
mathématique » et « existence d’un réel de forme mathématique »; puis
de la distinction kantienne entre jugements synthétiques a priori de la
mathématique pure et jugements synthétiques a priori régulateur dans les
sciences de la nature; pour culminer, dans « le mélange de l’‘espace’ et
d’une ‘multiplicité euclidienne’ définie de façon purement formelle »93.
Or ce glissement de sens ne peut s’éclairer qu’en parallèle avec celui qui
se produit dans la pensée mathématisante pure, glissement qu’on peut
décrire comme un chute imperceptible du symbolico-formel (pensée
catégorial) dans le symbolico-ludique (manipulation technique).
Tant que les idéalités mathématiques (aussi formalisées soient-elles)
sont visées comme telles, elles peuvent éventuellement faire l’objet d’une
intuition catégoriale. Si la chose est à peine esquissée dans la Sixième
Recherche logique, elle se trouve clairement posée dans les leçons de
1908. Mais pour nous en tenir au § 9 de la Krisis, le processus de
formalisation des mathématiques qu’y décrit Husserl à l’alinéa f), l’est en
des termes neutres. Il s’agit non pas d’un processus d’ « exténuation » du
sens comme le traduit Gérard Granel, mais d’une Entleerung, d’une
« évacuation » du sens matériel, concret (stofflich, sachlich) qui, comme
on le sait, est la condition d’obtention des formes catégoriales dans leur
pureté et dans l’évidence de la distinction — ce qui ne peut se faire sans
une certaine symbolisation, sans une certaine algébrisation94. C’est bien
en ces termes que Husserl décrit l’algébrisation de l’arithmétique par
Viète, l’« arithmétisation de la géométrie », puis le passage méthodique à
l’Analyse. Ainsi dans l’arithmétisation de la géométrie, la signification
(et donc les objectités géométriques) passe au second plan, pour devenir
simple « soubassement », simple base révocable d’une signification plus
pure et plus formelle. Il y a donc un glissement, un déplacement
(Verschiebung) de sens, et donc une « symbolisation » (entre guillemets).
Néanmoins le symbolique en question reste en prise sur les objectités
formelles produites aussi longtemps que la pensée ne sombre pas encore
dans la pensée mécanique. Tant que l’on reste conscient de ce glissement
de sens, l’élévation à un degré supérieur de formalisation ne signifie pas
nécessairement une chute dans le calcul aveugle.
La dégradation de la pensée formalisante en calcul et en jeu, du
symbolico-formel en symbolico-ludique se produit lorsqu’est perdu le
sens du sens —c’est-à-dire la valeur positive de l’indifférence ou
« irrelevance » de la base exemplaire matérielle évacuée— lorsque le
déplacement de sens se trouve occulté, lorsque la pensée se dégrade en
opérativité mécanique, aveugle au sens formel de ses découvertes,
lorsque les significations de jeu se substituent aux significations
catégoriales, lorsque l’orientation thématique (ontologico-formelle) est
détournée et changée en orientation sémiotique sur des signes-objets.
93
Krisis, [53], pp 64-65.
94
Cf. LFT, pp [42-43], ainsi que Philosophie de l’arithmétique, pp [220-222].
43
Cette mutation se produit par une sorte de blouclage de la pensée
technique qu’engendre nécessairement la complexification de la pensée
formelle, son accroissement de puissance.
Ce bouclage cybernétique d’une formation de pensée consciente est la
ré-volte, le tour supplémentaire par lequel la machine congédierait son in-
venteur en un mouvement de rétro-référence qui ressemble étrangement à
celui au nom duquel le dit inventeur réclamait pour lui la prééminence.
Or c’est précisément ce qui se produit in nuce dans la révolution
galiléenne. Il s’agit là encore d’une application en série. L’arithmétique
algébrique s’applique à la géométrie qui s’applique à la nature
mathématisée, pour finir par s’appliquer à elle-même et s’auto-engendrer
comme un type de multiplicité, « de sorte qu’elle se trouve ainsi reliée à
elle-même (auf sich selbst zurückbezogen) »95. Cette auto-génèse
artéfactuelle produit une coupure avec la source de l’intuitivité et de la
pensée, avec la sphère de l’activité catégoriale. C’est alors que se produit
la technicisation qui transforme la mathématique en art du calcul, qui
opère avec des significations de jeu — bref la « mise hors-circuit » de
« la pensée originelle qui donne proprement un sens à ce comportement
technique et leur vérité à ces résultats corrects (fût-ce même la ‘vérité
formelle’ propre à la mathesis universalis formelle) »96. La suite de ce
texte souligne encore une fois la différence entre le glissement licite de
sens producteur de la pensée formelle et le glissement subreptice à
l’origine de la crise 97. La pensée formelle-symbolique et la technicisation
elle-même sont donc, aux yeux de Husserl, quelque chose de tout à fait
« correct », de légitime (durchaus Rechtmäßiges) — pour autant que ce
soit de façon pleinement consciente, et donc pour autant que la rétro-
référence termine sa boucle dans la conscience. C’est lorsque ce circuit se
raccourcit, que la science se court-circuite pour ainsi dire que se
produirait le funeste glissement de sens, que la « méthode » se travestit en
« être vrai », que la machine se revendique comme son propre
concepteur.
Mais finalement Husserl semble hésiter à assigner le moment histo-
rique de cette coupure entre une donation de sens a-technique constitutive
de la science et un fonctionnement technique de la science constituée,
entre les inductions « sans art » (kunstlose) [entre guillemets] de la sphère
de la praxis quotidienne et « les inductions ‘méthodiques’ pleines d’art
(kunstvollen) (…) de la méthode de la physique galiléenne et dont la
capacité opérationnelle (ihrer Leistungsfähigkeit) doit augmenter à
l’infini ».98 Comme pour l’usage de « symbolique », il faut être très
attentif au jeu complexe des guillemets. Si par ce bouclage « la science et
la méthode » se métamorphosent en « machine, qui accomplit
manifestement des choses fort utiles, et en qui, de ce point de vue, on
peut avoir confiance, une machine que tout le monde peut apprendre à
avoir bien en main, sans comprendre le moins du monde la possibilité ni
la nécessité intérieures de telles prestations », n’est-il pas nécessaire, se

95
Krisis, p [46], p 54. — Voir infra à propos de Ideen …I, p [122].
96
Krisis, p [46], p 54.
97
« J’entends qu’elle est mise hors-circuit également dans la théorie formelle des
multiplicités elles-mêmes, de la même façon qu’elle l’avait été précédemment dans la théorie
algébrique des nombres et des grandeurs, et qu’ensuite elle l’est également dans toutes les autres
applications qu’ouvre le travail technique, sans retour sur le sens scientifique authentique ».
Krisis, p [46], p 54.
98
Krisis, p [51], p 59.
44
demande Husserl, de supposer, pour éviter une régression à l’infini , une 99

première performance qui ait été « la performance de la pensée »


(Denkleistung)100. Cette « performance de la pensée » déposée sous forme
d’habitus traditionnalisé, sédimenté, formerait le principe et la
présupposition de la machinerie, sa « raison cachée », celle que la
réduction galiléenne se serait ingéniée à dissimuler (verdecken) au
moment même où elle découvrait la « nature mathématisée ». Malgré
cette nécessité —dont le sentiment est constitutif de la phénoménologie
—, Husserl ne peut s’empêcher de reculer le moment critique, d’en
trouver des amorces ou des préfigurations, bien avant l’époque
moderne101.
Une étrange « chronologique » se met alors en place. Pour se
constituer, la science physique doit procéder à une réduction qui la coupe
des performances de pensée dont elle est issue. Elle se coupe du sens
d’origine dont dépend le statut théorique des théories qu’elle produit. Une
telle coupure est donc non seulement nécessaire, mais fort utile. Et ce
n’est donc pas rabaisser la science que de poser 1) qu’elle est le fruit
d’une performance de pensée au sens authentique du terme et 2) qu’elle
reste aveugle à son sens d’origine. Cette Denkleistung « ne se trouve
nullement rabaissée par l’explication (…) donnée et où elle apparaît
comme tevcnh, ni par la critique-de-principe qui montre que le sens
authentique, le véritable sens-d’origine de ces théories restait caché aux
physiciens, y compris aux grands et même aux plus grands, et devait leur
rester caché »102. Mais ce faisant la science constituée déchoit —dès le
début— en technologie.
Si l’on s’intéresse maintenant au sens de ce « sens-d’origine », il fait
signe en direction de la sphère proto-fondatrice de l’activité technique. La
science s’élève et se dégrade au rang d’activité technique de la pensée, de
technicisation de la pensée pour avoir refoulé précisément sa provenance
technique. Ces performances proto-fondatrices que la nouvelle attitude de
pensée issue de la réduction galiléenne scinde en deux sphères (celle de la
subjectivité avec son stock de qualia sensibilia et celle, anthropologique,
de l’activité pratique au sens moderne), sont le point de convergence de
deux axes d’une recherche phénoménologique encore abstraite: recherche
statique et génétique abstraite sur les soubassement des actes fondés
(synthèses passives, hylé, etc.) et recherche des sphères d’activités
concrètes précédant génétiquement et intersubjectivement la constitution
d’un monde mathématisé. Ces performances sont celles par lesquelles
l’activité scientifique se fonde et s’élève sur l’activité technique en la
reléguant au second rang. Or le sens-de-fondation implique précisément
cette secondarisation, cette auxiliarisation, qui condamne en retour les
activités fondées à déchoir en ce qu’elles ont relégué dans l’ombre.
Qu’aurait-il fallu pour éviter la crise? L’impossible. C'est-à-dire recon-
99
Krisis, p [52], p 61.
100
Krisis, p [53], p 62. trad. modif.
101
« La géométrie [que Galilée] hérita, avec une façon ‘intuitive’ [entre guillemets] d’imaginer
(Erdenkens) et de démontrer, et avec des constructions ‘intuitives’, n’était déjà plus elle-même la géométrie
originelle; elle était déjà, dans cette ‘intuition’ même, vidée de son sens. A sa manière la géométrie des Anciens
était déjà elle aussi tevcnh, éloignée des sources-mères (Urquellen) de l’intuition effectivement immédiate et
de la pensée originellement intuitive, sources auxquelles la prétendue intuition géométrique, c’est-à-dire celle
qui opère avec les idéalités, a puisé d’abord son sens. La pratique de l’arpentage ( Feldmeßkunst), qui ne savait
rien des idéalités, précéda la géométrie des idéalités. Une telle activité pré-géométrique (vorgeometrische
Leistung) était pourtant pour la géométrie le fondement de son sens. » Krisis, p [49], p 57.
102
Krisis, p [49], p 57.
45
naître l’importance de ce qu’elle aura dû secondariser, reconnaître
l’importance du secondaire en tant que secondaire. Au lieu de quoi, c’est
l’impossible qui se produit: en ignorant son sens-d’origine, l’activité
hautement théorique de la science se laisse contaminer par son origine
honteuse, se mue en activité technique. Car « la méthode issue de la
conscience-de-tâche (des Aufgabenbewußtseins), c’est-à-dire comme
remplissement progressif de la tâche, est, en tant que méthode, un ‘Ars’
(tevcnh) qui se transmet par héritage, mais qui ne transmet pas pour
autant son sens effectif »103. L’intérêt effective de la connaissance du
monde et de la nature se trouve ainsi menacé et même perdu,
probablement dès l’origine104.

La réduction physiciste reste prisonnière de la praxis, elle nous installe


sur un terrain qui n’est autre que celui d’une technique rationnelle systé-
matique qui ne laisse plus la moindre place pour un souci théorique au-
thentique, pour avoir méconnu sa fondation praxéologique. Ce fondement
de sens oublié (la Lebenswelt) pèse comme une fatalité sur la science mo-
derne et ne cesse de contaminer son activité théorique. La science mo-
derne croit être une pure theoria, une épistémé, alors qu’elle n’a été
depuis le commencement qu’une technique rationnelle, une praxis
théorétique —où la substruction et l’indexation opèrent incessamment
une évacuation de tout ce qui ne cadre pas avec les exigences de la
mathesis. Elle délimite dans le tout du monde une sphère de problèmes
traitables mathématiquement et elle renvoie et retient dans les limbes de
la subjectivité les fragments détachables de la totalité ou « uni-totalité »
mathématisée. L’ensemble des présuppositions idéalisantes de la science
ainsi que le monde de la vie se trouvent subjectivés, c’est-à-dire
constitués en index (images ou signes) de phénomènes objectifs. Or cette
façon de procéder est précisément celle de son origine honteuse, celle de
la tekhné. En dépassant les techniques de la mesure, la géométrie
transforme le monde de la vie en monde avec sa structure positive de
monde de l’à peu près, comme monde de l’anexactitude, en un monde de
l’inexactitude. Elle substitue à l’horizon ouvert d’une déterminabilité,
homogène aux phénomènes sensibles, un horizon infini et défini de
déterminations hétérogènes à tout remplissement intuitif sensible. Au lieu
d’une praxis réelle de progrès technique qui possède toujours un
« horizon ouvert d’amélioration imaginable et qu’il faut pousser toujours
plus loin », la réduction physiciste substitue « une praxis idéale, celle
d’une ‘pensée pure’ qui s’en tient exclusivement au royaume des pures
formes-limites ».105 Par là même, elle transforme radicalement la structure
de la conscience-de-tâche, tout en (se) dissimulant le sens de la nouvelle
structure.
D’où le besoin de développer à côté des dispositions habituelles du
scientifique (dont Husser ne cherche pas à contester l’efficacité et l’à-
propos), une capacité à questionner en retour sur le sens d’origine de
l’activité scientifique ainsi mise en branle. D’où le besoin de la
phénoménologie, pour que la science acquière le statut de théorie, « si
103
Krisis, p [57], p 65.
104
« L’intérêt de la connaissance effective du monde même, de la nature. C’est précisément là ce qui s’est
perdu à travers une science donnée par la tradition et devenue tevcnh , si du moins l’on sup pose que ce fut là
l’intérêt dominant de sa proto-fondation (soweit es überhaupt bei ihrer Urstiftung bestimmend war) ». Krisis, p
[58], p 66.
105
Krisis, p [23], pp 30-31
46
du moins l’on suppose que ce fut là l’intérêt dominant de sa proto-
fondation ».106 Le diagnostic de crise est ainsi hanté par le soupçon de
ce que la proto-fondation est déjà déchéance. D’où la difficulté contre
laquelle bute la Krisis, à savoir la nature propre de l’attitude naïve. Si
l’attitude naïve dans laquelle l’Européen moderne vit, est, de fait,
affectée par la révolution galiléenne, la typique du monde de la
perception, de l’expérience courante est, en ce cas, un mixte qui mêle
une typique immémoriale (celle de la Lebenswelt) à une armature
idéale issue de la mathématisation: bref, ce que nous appelons la
nature. D’où la nécessité d’une contre-abstraction pour « retrouver »
le monde de la vie quotidienne, avec sa typique « pré-théorique »,
« pré-galiléenne ». Ce monde de la vie quotidienne s’identifie à celui
d’une praxis multiforme, au monde des « métiers » au sens large.
D’où, par un étrange retournement, la dernière figure de la réduction:
la réduction professionnelle. Dès lors que la tendance attestée de la
science est bien celle d’une technicisation croissante, et que cette
tendance se déploie en un devenir à partir d’une « proto-fondation »
dans le monde de la vie quotidienne, force est, pour le
phénoménologue, d’alimenter sa foi aux sources même du mal.

§ 6. LA RÉDUCTION PROFESSIONNELLE ET RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE.

D’où l’autre forme qu’il nous reste à étudier —la plus inattendue et,
cependant, la plus nécessaire—: la Berufsepoche, ou ’« époché
professionnelle ». Plus particulièrement, il s’agit de l’époché
professionnelle du cordonnier (Berufsepoche des Schusters). L’expression
est troublante, mais l’est beaucoup plus encore son rapprochement avec
l’époché transcendantale.
Le § 35 est consacré à une « analytique de l’époché transcendantale ».
Et l’on peut y observer une hésitation récurrente chez Husserl entre deux
attitudes contradictoires: ou bien maintenir le sens d’origine de la science
en tant que théoria, en tant qu’épistémé, et continuer de diagnostiquer
dans la technicisation de la science et des critères d’évaluation de la
scientificité elle-même les symptômes extrêmes d’un mal, ou bien
abandonner l’hypothèse d’une théorie en décrochage complet par rapport
à la praxis et s’engager à montrer l’enracinement de la « praxis
scientifique » dans le monde de la vie conçu comme terrain de l’exister
humain pratique au sens le plus large du terme — au risque de
compromettre le projet même d’une phénoménologie, aussi longtemps du
moins que celle-ci lie son destin à l’existence d’une tendance à la
scientificité conçue comme tendance à la théorie.
Le § 35 qui nous occupe (duquel il faut rapprocher tel passage corres-
pondant de la conférence de Vienne107) malgré son caractère déroutant,
peut être compris comme une traduction fidèle du souci de rigueur dans
l’exercice de l’époché transcendantale. La pureté et la radicalité de la ré-
106
Krisis , p [58], p 66.
107
Vienne M III 5 II b dans la traduction de Ricœur, p 7.— L’issue de ce dilemme est elle-même une fuite
dans l’infini d’une nouvelle « alliance »: « il n’est aucunement question (…) de séparer ‘au couteau’ (von
keiner endgültigen ‘Abschnürung’), une fois pour toutes, la vie théorétique de la vie pratique, ni par
conséquent, de laisser la vie concrète du théoricien se déchirer (von einem Zerfallen) en deux continuités de vie
qui n’auraient point de lien et ne feraient que se croiser (in zwei zusammenhangslose sich durchsetzende
Lebenskontinuitäten), ce qui, socialement parlant [je souligne], voudrait dire que nous ferions naître deux
sphères culturelles qui n’auraient aucun lien dans l’esprit ». Krisis . pp 362-3, [329].
47
duction phénoménologique sont liées (par un lien que nous ne pouvons
déterminer comme lien de dépendance) à la perception du terrain que l’on
quitte et dans lequel la conscience opérante oublieuse d’elle-même est en-
lisée. Ou pour le dire plus économiquement, la forme de l’époché
phénoménologique est déterminée par la forme de la naïveté qu’elle
suspend. Or, Husserl vient de découvrir un terrain « inaperçu »
jusqu’alors dans sa totalité, un terrain recouvert en partie par un vêtement
d’idées mathématiques, qu’il nomme Lebenswelt108.
On comprend mieux alors que le phénoménologue cherche ses
exemples dans ce nouveau terrain et non plus dans celui qui le recouvre
et s’y mêle ultérieurement. Or qu’est la philosophie ou la science sur le
terrain de l’Ur-praxis sinon un « métier » (Beruf)? La science et la
philosophie sont des métiers parmi d’autres. Cette « réduction » de la
science, de la philosophie et pour finir de la phénoménologie à un
« métier » est une « bagatellisation ». La phénoménologie dans son
orientation noématique et sous sa dernière forme (celle d’une science de
l’a priori qui structure et régit le monde de la vie) trouve comme la
science ses exemples, ses pré-figurations dans ce monde de la vie
précisément. Husserl est conscient de ce qu’en mettant ainsi « sur le
même pied cette nouvelle science et tous les métiers ‘bourgeois’ », il ne
fait qu’aggraver la « sorte de ‘bagattelisation’ » qu’il avait amorcée, en
comparant la phénoménologie et les « sciences objectives ». Mais il
assume le grief de « mépris de l’immense différence de valeur qu’il peut
y avoir d’une façon générale entre les sciences ». Faire ressortir l’aspect
professionnel de l’attitude du phénoménologue est une nécessité. Bien
que Husserl ne s’étende pas dans ce passage sur les « bonnes raisons »109
qui légitiment un tel coup de théâtre, il est possible de les déviner. Ce qui
est en jeu c’est la possibilité même de l’avènement et de l’auto-présenta-
tion du phénoménologue; cet étrange chiasme par lequel la Selbstbesin-
nung de l’homme naturel le conduit à la prise de conscience du caractère
transcendantal de sa subjectivité et par lequel la Selbst-darstellung du
phénoménologue le conduit à se poser sous les traits de l’homme naturel.
Il est question de l’avènement du phénoménologue au sein de l’homme
naturel. Pour des raisons aisées à comprendre, cette question se traduit
formellement en celle de l’insertion des temps de Selbstbesinnung
phénoménologique dans le temps global personnel des occupations
(Betätigungen) de la vie courante. Les divers temps constitutifs d’une
préoccupation ne sont pas des fragments isolés, mais forment une
continuité idéale, une unité mélodique idéale distincte du temps réel dans
lequel ils s’insèrent, qui n’est pas le temps objectif issu de la
mathématisation et de l’idéalisation galiléennes, ni davantage le temps
phénoménologique pur immanent dont traitaient les Leçons de 1905, mais
le temps du monde de la vie, c’est-à-dire temps « subjectif » entendu
108
"Il est manifeste que l’époché qui est requise avant toute autre est celle qui touche toutes les sciences
objectives. Cela ne veut pas dire simplement faire abstraction d'elles, un peu comme si on imaginait une
révolution fictive dans la façon de penser l'existence humaine factuelle, comme si en elle rien n'apparaissait qui
ait part à la science. Ce qui est visé ici est bien davantage une époché à l'égard de toute participation à
l'accomplissement des connaissances des sciences objectives, une époché à l'égard de toute prise de position
critique qui s'intéresserait à leur vérité ou leur fausseté, et même à l'égard de l'idée directrice qui est la leur,
celle d'une connaissance objective du monde. Bref, nous accomplissons une époché à l'égard de tous les
intérêts théoriques objectifs, de l'ensemble des visées et des activités qui nous sont propres en tant que nous
nous considérons comme des savants objectifs ou même simplement comme des personnes curieuses de
savoir". Krisis p 154, p [138]. [Je souligne].
109
Krisis tr. fr. p 155, p [139].
48
comme temps de la personne immergée dans le temps universel commun
du monde des occupations « existentielles ». C’est le « temps » de la vie
quotidienne, de la vie personnelle et communautaire, le temps des
emplois du temps.
L’époché qui ouvre au monde de la Lebenswelt réduit les sciences et
les savants, et donc le phénoménologue et la phénoménologie, aussi, à
des « faits » (Tatsachen) « dans le contexte unitaire » qui est celui de la
Lebenswelt. Sur ce terrain la phénoménologie s’apparaît à elle-même
comme un travail particulier, c’est-à-dire comme une direction
particulière et habituelle de l’intérêt. Nous sommes phénoménologues à
certaines heures, heures pendant lesquelles tous nos autres intérêts sont
suspendus à l’exclusion d’un seul. L’époché professionnelle est cette
actualisation à de certaines heures d’un « intérêt habituel » qui désactive
nos autres intérêts vitaux ne peut manquer de nous faire penser à la figure
du travail dans la Phénoménologie de l’Esprit, dans laquelle Hegel voit
une manifestation de la négativité, de l’Aufhebung. Mais alors que tout
chez Hegel conduit à remettre en cause l’idée d’une theoria qui serait
contemplation pure, et à lui substituer l’activité de la raison, le travail du
concept ou le concept comme travail, Husserl veut croire jusqu’au bout
en la possibilité d’un theorein pur, d’un spectacle pur n’exigeant pas la
participation active du « spectateur ». C’est ce qui légitime en partie le
diagnostic sévère de « paranoïa théorique »110, ou encore de funambulisme
porté par Gérard Granel. Mais il faut reconnaître qu’au moment même où
Husserl semble s’accrocher à l’utopie du dernier des « piétons de l’air »111,
du dernier scolastikov", il explore jusqu’au bout la contradiction en
cherchant à faire apparaître la scolhv dans le cadre d’un « emploi du
temps », sous la forme d’un « travail ». La découverte du monde de la vie
et de l’époché professionnelle s’accompagne d’une prise de conscience
de l’enchevêtrement de plusieurs temps, de plusieurs rythmes d’activité
de la conscience qui correspondent respectivement à des « occupations »
(Betätigungen) spécifiques d’une même personne. Là où il y a direction
spécifique de l’intérêt, occupation habituelle, habitus, temps spécifique, il
y a « profession ». La contemplation pure et muette du je spectateur dans
la mesure où elle constitue une direction d’intérêt est donc elle-même une
profession112.
Que la phénoménologie se tourne sur le thème: monde de la vie, ou sur
le thème: subjectivité monadique; il s’agit à chaque fois de fonder un
intérêt théorique tourné vers l’apriori structurant un champ d’expérience
nouveau. Or selon une loi de rétro-référence que les Ideen … I avaient
déjà énoncée, au § 65, et sur laquelle nous reviendrons, l’activité dé-
couvrante de l’époché, ainsi que l’activité théorique descriptive sont
elles-mêmes prises dans le thème ou le champ nouveaux. Cette loi se
110
Préface à Krisis p VII.
111
Le sens du temps et de la perception chez E. Husserl. p 199.
112
« Chacun de ces intérêts possède son temps et nous disons dans le langage courant, par exemple,
‘maintenant c’est le moment d’aller à la réunion, d’aller voter’, et d’autres choses semblables. // En un sens
spécial du terme nous nommons certes la science, l’art, le service militaire, etc., notre ‘métier’ ( Beruf); mais en
tant qu’hommes normaux nous sommes constamment pris en même temps dans divers ‘métiers’ au sens le plus
vaste du terme, c’est-à-dire dans diverses orientations de l’intérêt: nous sommes en même temps pères de
famille, citoyens, etc. Chacun de ces métiers possède son temps, celui des occupations (Betätigungen) qui
l’actualisent. Ainsi ce nouvel intérêt professionnel que nous venons de fonder (jenes neugestiftete
Berufsinteresse), dont le thème universel s’appelle ‘monde de la vie’, s’ordonne lui aussi au reste des intérêts
vitaux et des métiers (den sonstigen Lebensinteressen oder Berufen) et il a chaque fois ‘son temps’ à l’intérieur
de l’unique temps personnel, qui est la forme des temps professionnels qui s’accomplissent en lui. » Krisis tr.
fr. p 155, [139].
49
vérifie ici encore, l’époché phénoménologique qui livre à la description et
à l’idéation phénoménologiques le thème du monde de la vie doit
s’apercevoir à la fois comme insérée dans son thème et en surplomb —
elle doit chercher à voir comment elle se fonde dans ce thème et
comment elle y prend son appui et son essor. L’insertion de l’activité
phénoménologique dans le flux des activités de la personne dans le
monde de la vie est même indispensable pour qu’elle puisse prétendre au
sérieux du « travail » et ne pas rester justement un simple « jeu
intellectualiste qui se donne de grands airs d’idéalité » ou une « nouvelle
technique intellectuelle au service des sciences positives »113. Tel est le
paradoxe: cette humiliation de la phénoménologie est la condition même
de sa dignité. Paradoxe qui représentera, selon Husserl, aux yeux « des
philosophes modernes irrationalistes » un « aliment de choix » —
qualification qui désigne aussi bien les relativismes néo-positivistes que
les ci-devant rationalistes encore engoncés, à leur insu, dans la métaphy-
sique. Le sérieux de la phénoménologie, aux yeux de Husserl, est à ce
prix114.
Il faut aller jusque-là, jusqu’à une telle « bagatellisation » de la phéno-
ménologie. Puisque les sciences ont perdu leur sens d’origine, ont déchu
en « techniques théorétiques », l’entreprise phénoménologique doit aller
au devant de ce risque, elle doit s’exposer à ce danger, elle doit elle-
même se penser et (s’) apparaître en-deçà de la science telle que nous la
percevons et en-deçà du monde de la vie quotidienne tel que nous avons
l’habitude de le voir depuis Galilée. Elle doit s’apparaître sur le sol
qu’elle doit dégager et thématiser: à savoir comme une « profession »
parmi d’autres — au risque d’être de plus en plus mal comprise.

§7. LA COMMUNAUTÉ D’ESSENCE ENTRE L’ÉPOCHÉ PHÉNOMÉNOLOGIQUE ET


L’ÉPOCHÉ PROFESSIONNELLE AU FONDEMENT DE LEUR ANALOGIE.

L’époché professionnelle va de pair avec l’instauration d’une activité


réglée, qui se traduit à son tour par ce qu’il faut bien appeler au sens
large: un « emploi du temps ». L’invention d’un métier procède d’une
époché et d’une réduction qui signifient nécessairement à la fois
suspension d’attitude et installation dans une nouvelle attitude.
Suspension de toutes les attitudes antérieures dont la totalité gravite
désormais autour de la nouvelle comme autant d’occupations possibles,
de vies possibles avec leur monde environnant spécifique. Il y va de la
constitution de la personne dans le monde de la vie. Je ne deviens une
« personne », c’est-à-dire quelqu’un, que dans la mesure où je renonce à
l’infinité des « professions » possibles et me décide pour l’une d’entre
elles. Je deviens alors quelqu’un, c’est-à-dire aussi un professionnel
quelconque, remplaçable. Ce que je laisse ainsi en dehors de moi en tant
113
Krisis, p [139], p 155.
114
« C’est là un premier point de la description de l’époché ici en question, à savoir qu’elle est une époché
d’exécution, qui a la forme d’un habitus (eine habituelle Vollzugsepochè), qui possède son temps, dans lequel
elle se produit sous forme de travail, tandis que d’autres temps sont consacrés à de tout autres intérêts de travail
ou de jeu; et surtout, que la mise hors circuit de l’exécution (die Vollzugsausschaltung) ne change rien à
l’intérêt tel qu’il continue à être et à valoir dans la subjectivité personnelle — en tant qu’être-dirigé sur les
buts qui persistent comme ses valeurs— et que c’est précisément pour cela que cette mise hors circuit peut être,
en ce même sens, actualisée en un autre temps. »Krisis tr. fr. p 155, [139]. — Le texte des Ideen I, p [55] ne
disait pas autre chose: « Elle [la « thèse »] est encore là, comme est encore là dans la parenthèse ce que nous y
enfermons, comme est là, hors des connexions du circuit, ce que nous en avons exclu. La thèse, peut-on même
dire, est encore un vécu, mais nous n'en faisons ‘aucun usage’ ».
50
que professionnel de telle profession, ce sont autant de « places »"
possibles et réelles, autant de « rôles » socio-professionnels occupés par
d’autres ou que d’autres peuvent occuper.
Par ailleurs, l’époché signifie l’installation dans une nouvelle attitude
grâce à la création d’une nouvelle Leistung qui va être à l’origine non pas
seulement d’un nouveau champ d’investigation, mais d’un nouveau
monde (le monde du cordonnier, du soldat, du médecin, du
mathématicien, etc.). Ce nouveau monde résulte de la réorganisation des
anciens mondes familiers de la personne concernée en fonction de la
profession et de son champ de préoccupation propre. Une telle
réorganisation n’est possible que parce que le champ est lui-même pré-
structuré comme une multiplicité définie, comme une multiplicité de
« choses » pré-définies en tant qu’exemplaires quelconques de ce que la
règle opératoire rend possible de faire. Une profession est, d’après son
sens, une performance (Leistung), c’est-à-dire au sens propre du terme
une « activité », un système d’actes itérables parce que doté d’une
structure permanente, itérabilité dont le corrélat est la production
indéfinie d’une multiplicité définie d’exemplaires variables, et donc
oscillant de fait sans cesse entre la standardisation et la diversification —
exemplaires variables et non pas seulement identiques, l’étendue d’une
compétence ne se mesurant pas à la reproduction à l’identique d’un
même produit, mais à la capacité de varier celle-ci ad libitum, à volonté,
tout en se maintenant dans le cadre des règles propres à cette activité, et
c’est même l’ampleur de la variation qui donne aux règles opératoires
leur sens et leur extension effectifs.
Faut-il maintenir ce que nous disions, à savoir que l’installation d’une
attitude théorétique est un trait essentiel de la réduction? Nous avons vu à
deux reprises que la réduction phénoménologique méritait d’être compa-
rée aux attitudes les plus radicalement pratiques qui soient. Néanmoins, si
pratique il y a, elle est ou bien une pratique en un sens absolument épuré,
la pratique de la phénoménologie, comme pratique théorique pure, ou
bien une pratique qui découle du théorique pur. Ce qui selon Husserl n’a
jamais été authentiquement réalisé dans l’histoire de l’humanité. Tout au
plus peut-on reconnaître dans cette histoire des « moments », des « points
de suspension » où ce but a été entr’aperçu. Mais inversement, il n’y a
aucune pratique qui soit absolument exempte de toute vision d’ensemble
(Umfassung); c’est pourquoi il y a une « analogie » entre l’attitude physi-
cienne, professionnelle, religieuse et l’attitude phénoménologique.
Reste l’autre versant de la « réduction »: la découverte et la mise à
disposition d’un champ d’expérience possible. Qu’il s’agisse de la
réduction qui nous livre le monde de la vie ou de la réduction galiléenne,
dans les deux cas la subjectivité constituante a procédé à une
« substruction » des données sensibles, substruction qui place le champ
du donné sous un apriori: respectivement l’apriori objectivo-logique et
l’apriori du monde de la vie. Cette substruction du champ du donné est
une « performance » fondamentale qui est pré-onto-logique. Elle ouvre
un « monde » avec sa structure générale descriptible a priori, et elle dit
ce monde dans une « logique » qui est congruente avec cette substruction.
C’est pourquoi l’ontologie du monde de la vie rendue possible par
l’époché perpétrée à l’encontre des sciences objectives et de la logique
formelle, fait appel à une « logique » qui s’adapte au monde de la vie de
façon purement descriptive, comme sphère de vérité « subjectivo-
51
relative » . En d’autres termes, il y a monde à partir du moment où une
115

certaine structure générale se présente. Cette structure consiste en une


double articulation horizontale et verticale. (a) Il y a monde dès lors
qu’une structure de renvoi articule horizontalement ce qui est donné
actuellement dans une intuition originaire à ce qui ne l’est pas (plus ou
pas encore), donc dès qu’il y a horizon. Un tel horizon est un cadre
d’indétermination qui délimite a priori le champ du possible à l’intérieur
de ce monde. (b) Mais il n’y aurait pas un tel encadrement de l’indéter-
miné, de ce qui « peut » survenir à l’intérieur de ce monde et à ce monde,
si les données de ce monde n’étaient elles-mêmes distribuées selon une
« typique »116. Une telle typique présuppose selon Husserl une activité de
substruction, une performance (Leistung) d’un Je ou d’un nous consti-
tuants. Il y a donc une corrélation étroite entre Einstellung et Leistung. Le
Je ne peut se placer comme spectateur d’un champ, et considérer d’un
point de vue eidétique ce qui s’offre ainsi à l’expérience possible, que
dans la mesure où un Je constituant travaille dans l’ombre à produire ce
spectacle théorique.

115
Krisis tr. fr. p153, p [138].
116
Cf Alfred Schutz « Type and eidos in Husserl’s late philosophy ». in Collected Papers III,
Phaenomenologica 22. pp 93-101.
52

Chapitre III

Substruction et exemplarité

§8. RECHERCHE D’UNE UNITÉ CONCEPTUELLE DES RÉDUCTIONS:


SUBSTRUCTION ET CHANGEMENT D’ATTITUDE.

En quoi réside l’analogie entre réduction professionnelle et réduction


phénoménologico-transcendantale? La lecture de la Krisis et de Erste
Philosophie, nous a permis de dégager, du côté du sujet phénoménologi-
sant ainsi que de celui du sujet opérant techniquement, le réquisit d’une
prédisposition fondamentale que nous avons désignée, conformément à la
traduction habituelle, comme « vocation ». Celle-ci, comme nous
l’apprend la Leçon 29, de Erste Philosophie, procède d’un appel (Anruf)
qui précède (et décide de) toute détermination, toute autodétermination117.
Il faudrait s’interroger sur le processus par lequel l’ego —qui est un sujet
quelconque, qui est le quiconque sous-tendu par toute position valide, de
toute objectivation valide d’un objet individuel ou d’un objet général—
s’autodétermine, se rend responsable en se déterminant, en se
« qualifiant » et sur la téléologie universelle qui sous-tend ce processus. Il
faudrait repenser l’autodétermination de l’ego par lequel celui-ci se
qualifie, revêt une qualification, devient « quelqu’un », c’est-à-dire une
personne à part entière —bref se socialise, en un sens fondamental qui
reste à penser. Cette autodétermination du je —qui pourrait être
n’importe quel je particulier— pour tel « je » déterminé et qualifié,
vaudrait explicitation d’un processus de professionnalisation du
phénoménologue. Mais il faut nous en tenir, provisoirement, à la question
posée et nous demander par conséquent quel est le mode d’ouverture du
champ corrélatif de l’attitude à laquelle parvient la conscience en
répondant à sa vocation, et le mode de structuration de ce champ qui
fournit à l’activité nouvellement créée son terrain d’exercice; et de
décider ainsi de la synonymie ou de l’homonymie des différentes réduc-
tions.

a) Le champ de donation phénoménologique comme sol exemplaire

Si l’on rassemble les trois « concepts » de réduction les plus


hétérogènes que sont la réduction galiléenne, la réduction professionnelle
et la réduction phénoménologique, il semblerait qu’on soit en droit
d’affirmer que l’analogie entre la réduction professionnelle, la réduction
galiléenne et la réduction phénoménologique réside dans la présence d’un
« opérateur », d’un performateur dont tout le travail consiste en une
substruction du champ ouvert qui fonde la conscience à s’installer dans
117
op. cit. II, pp [13) et [16-17].
53
une nouvelle attitude. Nous aurions donc dans la réduction trois
moments: (a) ouverture d’un champ nouveau avec recouvrement de
l’ancien, (b) installation de la conscience dans une nouvelle attitude, et,
(c) assurant la médiation et la production des deux moments précédents,
le « travail secret » de substruction du champ qui relègue l’ancienne
phénoménalité au rang de simple milieu indifférent de présentation des
nouvelles données propres au nouveau champ. Une telle « opération » qui
ne doit pas être une praxis opératoire, ne peut davantage être une
opération logique, du moins pas à proprement parler.
L’installation dans une nouvelle attitude quelle qu’elle soit
présupposerait donc le « travail » préalable de mise à disposition du
champ sous forme d’une certaine multiplicité d’éléments. Cette mise à
disposition est à la fois instauration d’un nouveau mode d’exemplarité et
constitution d’un nouveau régime de phénoménalité. Un tel travail, sans
lequel rien ne nous serait donné, présuppose une base prédonnée, qui,
pour autant qu’elle ne sert que de tremplin, de terrain préalable, permet
la découverte d’un nouveau champ.
C’est la découverte de ce que la donation est issue d’une telle perfor-
mance qui aurait imprimé à la phénoménologie son mouvement et son
style « régressifs » et guidé son trajet des Recherches logiques à la Krisis.
Comme nous le verrons dans la deuxième partie de ce travail, lorsque
nous aborderons l’étude des Recherches logiques, le caractère historique
de cette performance (archi-fondamentale) était prescrit dès lors que
Husserl découvrit que le sol de la donation originaire était un « sol
exemplaire » (exemplarischer Grund)118, et que donc toute donnée (à
commencer par l’objet de la simple perception) était le produit de cette
Leistung. Cette expression figure au § 7 de l’introduction générale des
Recherches logiques où se trouve énoncé pour la première fois le principe
des principes, dit « principe de l’absence de présupposition ». Or ce
principe, qui s’inscrit dans la perspective d’une théorie de la
connaissance, pose et articule très fortement quatre thèmes: (1) le retour
aux vécus, (2) l’intuition eidétique, (3) la donation et (4) le caractère
exemplaire des vécus donnés. On peut jouer sur ce tableau en accentuant
tantôt tel thème au détriment des trois autres. C’est ce qu’à notre manière
nous voudrions faire en retenant le dernier et en montrant que de lui
dépendent les trois autres. Il nous faut ainsi démontrer: 1/ que la
phénoménologie est essentiellement intuition et que toute intuition
présuppose l’exemplarité de l’intuitionné, 2/ que rien ne se donne
qu’exemplairement, et 3/ que la possibilité d’une science eidétique et
intuitive des vécus qui soit fondatrice dépend de l’exemplifiabilité du
donné qui se présente dans le champ du vécu. Ajoutons que le caractère
118
Nous nous référons au § 7 de l'introduction aux Recherches logiques et à l'adjonction que Husserl
apporte dans la deuxième édition de 1913. Il s'agit de l'exposition du principe phénoménologique cardinal
d'absence de présupposition ou, ce qui revient au même, de l'exigence d'un savoir évident. Pour cela, la
réflexion phénoménologique sur le sens de la connaissance [qui est le cadre dans lequel a commencé de
s'inscrire la phénoménologie] « doit nécessairement s'effectuer en tant que pure intuition d'essence sur la base
exemplaire [je souligne] de vécus donnés de la pensée et de la connaissance ». [19] tr. fr. p 21. — Jean-Luc
Marion qui cite ce passage dans son articule « La percée et l'élargissement », repris in Réduction et donation, p
19, souligne le thème de la donation, qui est selon lui la véritable percée des Recherches logiques et le véritable
élargissement qui « précède l'intuition et l'intention », ne relève justement pas cet adjectif. Or le fait que le
champ phénoménologique soit un « sol exemplaire" signifie très précisément que les données sont exemplaires,
que l’exemplarité est une structure sans laquelle il n’y a pas donation. C'est d'ailleurs ce qui permet à Jean-Luc
Marion dans le même article d'affirmer qu’« intuition et intention » ne sont que des « illustrations » de
l'élargissement de la donation et qu'au bout du compte, c'est plutôt la donation qui « ne cesse de les illuminer"
(p 53).
54
ultime et radical de la fondation de la phénoménologie dépendra de sa
capacité à rendre compte de cette « exemplifiabilité » de son donné et par
extension de tout donné, à explorer le sous-sol de cet « exemplarischer
Grund ».
Loin d’y lire une simple mention annexe d’un caractère des données,
caractère qui irait de soi, nous y voyons une précision essentielle et le lieu
d’un problème auquel le destin de la phénoménologie —et au-delà de la
philosophie— se trouve lié. Son destin, c’est-à-dire le dessein
d’élucidation de son origine. Pour le dire sous la forme d’un axiome, et
sans préjuger de complications ultérieures, nous pourrions dire que: rien
n’est donné qui ne soit exemplaire, ou encore rien n’apparaît qui ne soit
exemplaire. Le caractère hautement problématique d’une telle affirmation
s’accroît encore si l’on prend en compte l’équivocité de la notion
d’Erscheinung, ce dont Husserl était conscient dès 1901. Cette équivocité
a d’ailleurs son fondement dans la nature des choses elles-mêmes, car la
structure de l’Erscheinen implique trois dimensions ou moments, qui
peuvent tous revendiquer à un titre ou à un autre, à bon droit ou non, le
nom de « phénomène ». Il y a, comme le déclare l’appendice de la
Sixième Recherche, au terme d’une discussion de la distinction
brentanienne entre phénomènes physiques et phénomènes psychiques: (a)
le phénomène en tant que ce qui est proprement et concrètement vécu, ce
qu’il appelle à l’époque la Repräsentation, ce qu’il appellera, après la
découverte de l’immanence intentionnelle attestée par les leçons de 1907,
l’objet intentionnel, ou objet-dans-son-comment (Objekt-im-Wie); (b) le
phénomène en tant qu’objet spatio-temporel transcendant apparaissant
dans le monde (hic et nunc), ce qui s’appellera plus tard, l’objet-en-tant-
que-tel (Objekt-als-Was), c’est-à-dire constitué subjectivement et
intersubjectivement en tant que pôle d’une infinité d’expériences
possibles; et (c) le phénomène en tant que composantes réelles du
phénomène au premier sens, donc les composantes réelles du vécu, les
sensations qui n’apparaissent pas, mais qui par leur appréhension (leur
« interprétation ») font apparaître l’objet119. C’est surtout ce dernier sens
de phénomène que l’on doit empêcher de contaminer les autres, si l’on ne
veut pas être conduit à terme à un phénoménalisme qui est le fond de tout
scepticisme. Le phénoménalisme (ou phénoménisme) réduit l’objet en
tant qu’il apparaît ou tel qu’il peut apparaître au phénomène tel qu’il
apparaît, tel qu’il est « donné » dans le présent (vorhanden) et réduit
l’ensemble aux composantes réelles du vécu, aux sensations (ou
« impressions ») qui n’apparaissent en tant que telles que dans une
orientation spécifique de l’attention, dans un retour réflexif et abstracteur
qui les constitue en objets120. Il est vrai, comme le suggère Husserl lui-
même, que cette confusion est partiellement motivée par la nature des
choses elles-mêmes, puisqu’il admet que le « matériau » des sensations
présentatives est analogue aux propriétés (Eigenschaften) de l’objet, mais
on ne saurait confondre, sans tomber dans un subjectivisme absurde, des
composantes réelles du vécu avec des composantes réelles de l’objet.
L’effort même pour maintenir cette distinction entre sujet et objet,
119
RL VI, pp [233-234]. — Sur cette question, cf E Rigal. « Les deux paradigmes husserliens de l'objet
intentionnel (Husserl et Brentano). pp 37-61, in L'intentionnalité en question entre phénoménologie et
recherches cognitives. Ed. D. Janicaud. Vrin 1995.
120
Cf. Hume, Enquête sur l’entendement humain tr. fr. D. Deleule , Nathan, 1982, Section , II, pp 37-42,
d’où la solution au problème de l’élargissement au delà des limites du donné présent, dans Section V, p 67-68.
— Cf. A treatise of Human Nature, Oxford, 1978, p 197 et sq.
55
conduit insensiblement Husserl à sortir de l’attitude naturelle (qu’elle soit
naïvement objectiviste ou naïvement subjectiviste); si insensiblement que
Husserl déclare après coup que « toutes les recherches du présent
ouvrage, pour autant qu’elles ne comportaient pas de thèmes
ontologiques, —pour autant, par conséquent, qu’elles ne visaient pas,
comme dans les Recherches III et VI, à des déterminations aprioriques
pour des objets d’une conscience possible — ont été purement
phénoménologiques »121. La préservation même du « concept originaire »
de phénomène, l’objet comme tel (Objekt-als-Was), oblige le proto-
phénoménologue à se donner les moyens de fixer descriptivement la
différence entre les trois dimensions du phénomène naïf et à rendre
compte génétiquement du déploiement de la structure phénoménale ainsi
décrite. Il faudra donc envisager réflexivement et thématiquement le
complexe de sensations hors appréhension, le mode d’inclusion de
l’Objekt-im-Wie dans le vécu, ainsi que le mode de constitution de l’objet
en tant qu’objet transcendant, grâce à la référence fondée sur la manière
dont l’objet se présente ou se représente. La structure phénoménale,
qu’en termes d’ « actes » nous pourrions résumer par le schéma affection-
appréhension-référence (Empfindung-Auffassung-Beziehung), est une
structure de double renvoi. La faire apparaître en tant que telle suppose
une désactivation de l’orientation finale sur la transcendance. « Une fois
qu’on est allé jusqu’à considérer toutes les composantes des phénomènes
(au sens de I.) elles-mêmes comme des phénomènes, on est amené à
faire, en en prenant à peine conscience, un pas de plus (so ist ein
weiterer, kaum noch zum Bewußtsein kommender Schritt) en considérant
comme phénomènes finalement tout le psychique en général, tous les
vécus dans l’unité des vécus du moi »122. C’est du moins ainsi que
s’exprimait Husserl dans la première édition. Lors de la deuxième édition
de l’ouvrage de percée, il fait encore un pas, par la prise de conscience de
l’orientation et de l’attitude propre à la théorie ainsi fondée: la
« phénoménologie signifie, par suite, la théorie des vécus en général, y
compris toutes les données, non seulement réelles, mais aussi
intentionnelles que l’on peut déceler avec évidence dans les vécus. La
phénoménologie pure est alors la théorie de l’essence des ‘phénomènes
purs’, ceux de la ‘conscience pure’ d’un ‘moi pur’ »123. Le phénomène pur
se trouve purifié ou épuré en deux sens: d’abord, en ce que toutes « les
aperceptions » et tous « les thèmes judicatifs prétendant viser au-delà des
données d’une intuition adéquate, purement immanente » sont désactivés,
exclus; et d’autre part, « dans un second sens, dans celui de l’‘idéation’,
en ce sens que la phénoménologie est une investigation apriorique »124.
Bref, la purification phénoménologique équivaut à la mise en œuvre
conjointe de la réduction phénoménologique et de la réduction eidétique
— et donc l’évacuation de toute teneur individuelle, ce qui signifie pas,
bien entendu, évacuation de toute considération sur l’individualité en tant
que telle, et, bien moins encore, élimination des singularisations des
essences intentionnelles dégagées.
Corrélativement, cela signifie que le phénoménologue adopte une
attitude de conscience où il ne fait plus partie du terrain dans lequel

121
RL VI, p [236].
122
RL V, A pp [707-8]. (Je souligne).
123
RL VI, p [236].
124
RL V, B p [236].
56
est pris la conscience naïve —qu’elle soit conscience naïvement et
originairement percevante ou conscience naïvement théorisante. Mais
à son tour, la conscience phénoménologisante se trouve prise dans le
nouveau terrain qui est son thème —c’est à cette condition que le
principe d’immanence peut conserver son sens, et elle est prise dans
ce thème selon une double orientation: sur les vécus purifiés pris dans
leur singularité et sur l’essence des vécus. Ce qui suppose (a) de
nouveaux actes dans lesquels les diverses composantes des vécus
(intentionnelles et réelles) se trouvent thématisées, c’est-à-dire
appréhendées et en outre (b) que ces vécus apparaissent en tant
qu’exemples possibles d’essences phénoménologiques.
L’intuition phénoménologique sous son double aspect d’intuition des
« singularités » phénoménologiques et « des essences »
phénoménologiques présuppose que le champ des vécus s’offre non
seulement dans la clarté (Klarheit), mais dans la distinction
(Deutlichkeit). Un exemple n’illustre en effet que dans la mesure où les
traits distinctifs essentiels se présentent en lui, entre autres choses. Il
nous faut à présent nous demander d’où provient l’exemplarité des vécus.

b) Examen de deux objections: il n’y a pas de substruction


phénoménologique et il existe une phénoménologie « expérimentale »

Y a-t-il une « substruction phénoménologique » à l’origine de


l’exemplarité des donnés phénoménologiques? L’attitude eidétique
est-elle la forme idéale de la phénoménologie? Ces deux questions et
les doutes qu’elles expriment ont tout lieu d’être si l’on considère
certaines déclarations de Husserl qui semble contredire notre
hypothèse.
Tout d’abord en ce qui concerne la substruction, nous lisons dans
les Ideen …I, au § 75, intitulé « La phénoménologie comme théorie
descriptive de l’essence des purs vécus »:

« Quant à la phénoménologie, elle veut être une théorie descriptive de


l’essence des vécus transcendantalement purs dans le cadre de l’attitude
phénoménologique (in der phänomenologische Einstellung); comme toute
discipline descriptive qui ne procède pas à la substruction et à l’idéalisation (nicht
substruierende und nicht idealisierende Disziplin), elle a en soi-même le principe
de sa validité. »125
Quant à l’attitude eidétique de la phénoménologie qui
commanderait le mode d’accès immédiat au champ
phénoménologique, nous lisons dans un texte de 1910, intitulé les
Grundprobleme der Phänomenologie, plus exactement dans la note
qui figurait au début des cahiers de cours de Husserl:

« Possibilité d’une phénoménologie. La ‘phénoménologie’ n’est pas établie ici


d’emblée en tant que doctrine phénoménologique d’essence; mais la tentative est
faite d’examiner si une phénoménologie faisant l’expérience (erfahrende), qui n’est
pas doctrine d’essence, est possible. »126

125
Ideen I, p [139].— Cf l’article pour l’Encyclopaedia Britannica, Hua IX, p [253-4].
126
Problèmes fondamentaux …, p [111], p 86.
57
Le rapprochement de ces deux passages semble mettre un terme à
toute tentative de recherche d’un noyau de sens commun à la réduction
galiléenne et à la réduction phénoménologique. Première différence: la
conscience phénoménologisante ne procéderait à aucune substruction
d’un donné et à aucune idéalisation. Le lien que nous tenterions d’établir
entre exemplarité et substruction serait donc bien fragile, pire contesté
par Husserl lui-même. Deuxième différence: alors que la réduction
galiléenne, du fait de la substruction, instaure un mode d’expérience
nouveau, où tout ce qui « se donne » est et ne peut être qu’une
singularisation et donc un exemplaire d’une idée exacte, d’une idée-limite
issue d’une idéalisation, il n’y aurait rien de tel dans l’attitude
phénoménologique, puisque comme le suggère le texte de 1910, il y
aurait une « expérience phénoménologique » préalable à l’idéation
phénoménologique. En bref, le sens même de la phénoménologie en tant
qu’eidétique descriptive impliquerait non seulement l’absence de toute
substruction, mais encore une « expérience phénoménologique » de ce
qui s’offre à la description dans le champ phénoménologique. Mais
qu’est-ce qui se donne à « expérimenter » dans le champ phénoméno-
logique et quel est le mode d’apparition propre aux vécus purifiés?
La lecture de la suite du § 75 de l’ouvrage de 1913 et du texte de 1910,
nous apprend que l’hypothèse d’une « phénoménologie » purement
descriptive qui ne soit pas déjà eidétique se trouve pour le moins
contestée. Pour commencer par le texte le plus tardif, la suite du passage
que nous avons cité, apporte de précieuses indications sur la nature du
donné et sur le mode de donation du donné phénoménologique. Le champ
d’expérience transcendantal est d’emblée un champ de donation de
singularités exemplaires, c’est-à-dire de singularités quelconques, sans
individualité véritable. « La phénoménologie ne laisse tomber que
l’individuation (Individuation) mais elle retient tout le fonds eidétique
(Wesensgehalt) en respectant sa plénitude concrète, l’élève au plan de la
conscience eidétique, le traite comme une essence dotée d’identité idéale
qui pourrait comme toute essence se singulariser (vereinzeln könnte), non
seulement hic et nunc mais dans d’innombrables exemplaires (in
unzähligen Exemplaren) »127. Bien qu’il ne procède pas d’une
substruction, le donné phénoménologique purifié serait d’emblée, en tant
que purifié, une singularité quelconque. Ce serait le privilège de cette
eidétique matériale descriptive de n’avoir à faire à aucune
« individualité » authentique128. Non pas que les ultimes singularisations
(Vereinzelungen) des essences phénoménologiques soient des « substrats
vides », puisqu’il y a bien d’ultimes substrats matériels, mais il
semblerait que la mise hors-circuit de la thèse du monde, de l’aperception
psycho-physiologique qui enracine les vécus dans un étant intra-mondain,
entraîne eo ipso la mise hors-circuit de ce qui confère à un ultime substrat
la forme d’un individu, pour n’en retenir que le « fonds eidétique » ou
« essence matérielle ultime »129. Or dans le cours de 1910, Husserl semble
bien affirmer à maintes reprises que le donné phénoménologique se
présente bien comme un « ceci-là ». Ainsi le vécu jugement devient dans
la sphère phénoménologique un « ceci-là » qui fait l’objet de jugements

127
Grundprobleme der Phänomenologie, Hua XIII, p [140], cité d’après la trad. fr. de J.
English, P.U.F., 1991.
128
Sur ces questions Cf les §§ 14 et 15 des Ideen… I.
129
Ideen I, p [28] § 14.
58
phénoménologiques ; il nous est demandé au § 24 de saisir la perception
130

comme « un ceci entièrement immédiat! et en tant qu’unité de durée »131;


enfin le § 25 ajoute que « cet ’ayant été’ » qu’est « la perception ayant
juste été, qui est co-enfermée dans l’être-donné de la perception qui
dure » est « un donné absolu », c’est-à-dire « un ceci »132. Enfin le § 29
qui tente la sortie au-delà de la sphère de la donnée absolue, c’est-à-dire
le passage d’une expérience phénoménologique à une science
« transcendan-tale empirique », affirme sans ambages que « toutes les
objectivités que nous nommons phénoménologiques sont pensées en tant
qu’objectivités singulières, individuelles, tout phénomène, en tant que
ceci-là (Dies-da) individuel, en tant qu’unicité (Einmaligkeit) absolue »133.
Il semblerait donc que la mise hors-circuit de l’aperception
psychologique concernant les vécus n’entrave pas tout accès à l’être
« phéoménologico-singulier » du vécu, pas plus qu’à l’inverse l’idéation
des vécus (exercée toute seule pour le compte d’une psychologie
eidétique) n’entraîne le désamorçage de la « thèse » mondaine.
Pourtant la série de ces affirmations très fortes n’empêche pas la fin
des leçons de 1910 de conclure au § 41 par un doute sur la possibilité
d’une telle expérience phénoménologique: « nous sommes-nous assurés
de savoir si ce que nous avons acquis, dans la sphère phénoménologique,
en vues intéressantes, ne concerne pas au fond une pure connaissance
d’essence, et si quelque chose comme une phénoménologie
expérimentale n’est pas encore entièrement problématique, peut-être
même impossible »? Le virage ainsi pris fournirait une raison plausible à
l’inachèvement du cours de 1910 et aux déclarations de 1913
précédemment citées.
Même si ce fonds eidétique se trouve dans une relation essentielle
« avec la pure unité individuelle, libre de toute forme syntaxique » que
Husserl nomme Dies-da ou tovde ti moyennant un emprunt à la
terminologie aristotélicienne, et que donc le pur donné est bien un « ceci-
là », il n’en reste pas moins qu’il n’est pas un individu au sens propre du
terme134. On ne devrait pas en tirer argument pour dénoncer une
inconséquence ou un flottement, mais y voir plutôt la prise de conscience
toujours plus aiguë du caractère exemplaire du donné, que la conscience
se place dans une attitude eidétique ou dans une attitude d’expérience.

c) La mise en index de l’objet: analogon de la substruction

Ce caractère immédiatement exemplaire du donné phénoménologique


ne dissimule-t-il pas une Leistung qui pour être discrète n’en est pas
moins opérante et efficace? Ne faut-il pas alors y voir un analogon de la
substruction? Mais dans ce cas dans quelle direction faut-il chercher? Il
nous semble que l’enquête devrait porter tout d’abord sur la
« transformation » subie par le donné de l’attitude naturelle lors de

130
Grundprobleme, Hua XIII, p [151].
131
Grundprobleme, Hua XIII, p [161].
132
Grundprobleme, Hua XIII, p [161]. La note de la page [162] ajoute que « la réduction
eidétique n'a pas été accomplie » et que « la recherche considère la conscience
phénoménologiquement réduite dans son flux ».
133
Grundprobleme, Hua XIII, p [168].
134
Telle est l’interprétation de Jacques English dans les Indications générales qui
introduisent sa traduction des Grundprobleme. p 15.
59
l’exercice de l’époché phénoménologique, ainsi que sur le soubassement
esthétique propre à l’activité descriptive de la phénoménologie.
Sur la première voie, nous rencontrons une « opération » qui court à
travers les textes de Husserl au moins depuis 1905 jusqu’à 1935, à savoir
celle par laquelle les objectités données naïvement dans l’attitude natu-
relle deviennent des « Index » « de connexions pures de conscience »135,
index d’une « connexion eidétique constitutive » ou encore des index
« d’une législation eidétique immanente à la conscience transcendantale
et [des] indices de son divers constituant »136, « d’un système subjectif de
corrélation »137, d’« index intentionnel pour un système d’effectuations
constitutives à mettre à nu »138. Ne trouvons-nous pas un écho de cette
« mutation » subie par les objectités données dans l’attitude naturelle, au
§ 31 des Ideen…I dans l’indice qui, pour l’attitude naturelle, affecte toute
donnée du caractère du « là », du « présent » (vorhanden) et à quoi se
réduit la « thèse » d’existence du monde, « thèse » qui n’a rien de
prédicatif? La réduction phénoménologique consisterait donc en une
« inversion » de cet index.
Quant à la deuxième voie, elle nous conduit à envisager ce que
Jacques English appelle « la substructure esthétique interne qui sous-tend
temporellement de son flux toute vie intentionnelle »139. Or cette
deuxième voie conduit également à découvrir au-delà du donné
phénoménologique, la totalité du flux de la conscience pure comme
totalité de systèmes subjectifs constituants reliés les uns aux autres selon
les lois fondamentales de motivation, lois qu’il faut soigneusement
distinguer de leur « homologue » psychologique. Cette esthétique
phénoménologique trouve ses deux premiers volets dans les leçons de
1905 et de 1907, avant que ne vienne s’y ajouter, en 1910 précisément, la
problématique de l’empathie qui permet seule de constituer le sol d’une
expérience commune d’un monde commun. Si tout être-là sert d’index à
des connexions de conscience pures et déterminées, il faut chercher la
source de cette détermination dans les lois de la motivation qui régissent
le champ transcendantal.
« Si nous accomplissons sur et dans toutes ces expériences [naturelles] les
réductions en questions, il correspond alors à chaque expérience, dans la mesure où elle
est par exemple expérience de cette table, qui s’expose précisément ainsi dans cette
visée et posée ainsi d’après sa face avant et sa face arrière, d’après la forme et la
matière, une multiplicité déterminée de possibilités d’expérience, qui sont des
possibilités motivées, réelles, et passent éventuellement à l’état d’expériences effectives,
qui alors, en tant que motivées, au cas où la direction de la visée correspond, deviennent

135
Grundprobleme p [179], tr. fr. p 191. La suite du texte parle encore p [182] d’index pour
une certaine régulation de la conscience en tant que conscience pure » ou encore p [183]
d'« index pour des connexions phénoménologiques ».
136
Ideen I p [323].
137
Krisis tr. fr. § 48,p 187.
138
FTL p [244]. Il est remarquable que Husserl introduise plus haut dans ce même ouvrage
le thème d'une histoire transcendantale. Si toute transcendance, toute unité de sens est l'indice
d'une multiplicité subjective systématique et régulatrice, cela revient en somme à dire qu'elle s'y
trouve impliquée, que toute objectité, toute unité de sens renvoie à une telle multiplicité
subjective. Cette intentionnalité est « un ensemble d'effectuations qui dans l'unité intentionnelle
constituée que l'on considère et dans ses modes de donnée sont impliquées comme une histoire
sédimentée; histoire que l'on peut, dans chaque cas, mettre à nu avec une méthode rigoureuse ».
p [217]. Voir aussi, p [221]. et p [239]. — Le programme de cette « mise à nu » est indiqué dans
la note introductive aux leçons de 1910, dont nous avons déjà cité les premières lignes,
Problèmes fondamentaux … p [111].
139
Introduction de J. English aux Problèmes fondamentaux, p 15.
60
et doivent devenir attendue. » 140

Écartons tout de suite un contresens possible. Bien que Husserl dé-


crive ici l’expérience naturelle, les termes dans lesquels il la décrit sont
proprement phénoménologiques, et en tant que tels inintelligibles pour la
conscience naturelle. La découverte du « champ du courant pur de la
conscience » et le dévoilement de ce champ de connexions motivées
d’expériences possibles ne font qu’un, comme le souligne Husserl dans le
texte de 1910 au § 35. Cette découverte est d’une « importance
prodigieuse » puisqu’elle va de pair avec la découverte de l’immanence
intentionnelle, et de ce que le donné phénoménologique ne se borne en
aucune façon au donné présent vivant141. C’est de ces connexions de
motivation que l’unité transcendante devient l’index. C’est là un acquis
définitif que Husserl, à notre connaissance, ne remettra jamais en cause.
On peut donc présenter la réduction phénoménologique comme « une
réduction de l’indice », mais en un autre sens que ne l’entendait Jacques
Derrida142. La réduction phénoménologico-transcendantale est l’inversion
de l’indice « être-là » en « indice phénoménologique », ou si l’on veut la
dé-motivation qui dévoile le champ de la conscience comme champ
d’expériences motivées. Alors que pour l’attitude naturelle, l’indice est
interprété comme un étant dont la seul présence suffit à évoquer la
« réalité » d’un autre étant (absent, non donné actuellement)143; une fois la
réduction phénoménologique opérée, le monde qui forme l’arrière-plan
de présupposition tacite de l’attitude naturelle se révèle comme totalité de
l’expérimentable (Erfahrbar); et, comme le dit Husserl dans une phrase
saturée de sens, une telle « expérimentabilité « (Erfahrbarkeit) n’a rien
d’ « une possibilité logique vide », mais est « une possibilité qui trouve sa
‘motivation’ [!] dans le contexte (Zusammenhang) de l’expérience »,
« contexte qui de son côté est déjà en lui-même un produit de la
‘motivation’, qui intègre de toujours nouvelles motivations et, à peine
celles-ci formées, les transforme à nouveau. » 144 Le moindre étant intra-
mondain devient ainsi (a) un pur index renvoyant diamétralement aux
multiplicités subjectives constituantes, (b) un indice renvoyant
horizontalement [horizonthaft et non horizontal] d’une expérience
actuelle aux possibilités d’expériences selon des relations de motivation a
priori, enfin, (c) un indice d’une formation résultant de la superposition
de strates de structures subjectives constituantes renvoyant elles-mêmes
aux structures fondatrices qui les ont motivées145 Dès les Recherches
logiques, cette extension de la notion d’indice et corrélativement celle de
motivation se trouvait déjà impliquée, nous n’osons dire « motivés », s’il

140
Problèmes fondamentaux, p [179]. Voir aussi MC, § 37 et § 51.
141
« Et c’est là une connaissance d’une importance prodigieuse, que chaque expérience
naturelle, prise en tant qu’être immanent, motive une multiplicité d’autres expériences
naturelles et une multiplicité de possibilités réelles d’expériences naturelle, et que nous
puissions déployer ces connexions de motivation, qui sont connexions de conscience pure, et
diriger sur elles notre regard. » Grundprobleme . p [180]. Je souligne.
142
La voix et le phénomène. pp 28-33.
143
Cf. la « définition » de RL I, § 2, qui, en précisant que « quelque chose ne peut être
appelée indice que si et dans le cas où ce quelque chose sert effectivement à un être pensant
d’indication pour une chose quelconque » [je souligne], amorce l’élévation de ce concept à la
dignité de « concept phénoménologique » fondamental (cf. note d’Ideen I, p [89]).
144
« Ideen I. p [89]. Voir aussi l’importante note, qui renvoie aux Recherches logiques.
145
Cf.in M.C. la féconde analyse de l’exemple de la perception de la table amorcée au § 14
et poursuivie au § 34.
61
est vrai qu’à la phénoménologie « on n’a pas besoin du tout de prêter de
motif pour qu’elle mette hors circuit la position d’expérience »; car,
même s’il en va ainsi, cela n’empêche que, de facto, « le
phénoménologue concerné en ait »146, et que, quand bien même il serait
contraint de les tenir pour des « affaires privées »147, l’on puisse et l’on
doive, sans violation de vie privée, sans mélange douteux des genres,
prendre en compte, dans sa nécessité et selon sa logique propre, ce
mouvement de privatisation, et cela d’autant plus que, comme nous
l’avons vu, la mise en évidence du caractère personnel de la décision
phénoménologique et le dépassement de la naïveté de niveau deux de la
phénoménologie en une phénoménologie de la phénoménologie vont de
pair; ou, si l’on préfère, dans la mesure où l’effort de "gé-
néalogisation »148 de la phénoménologie (selon l’expression de J. English)
a partie liée avec la détermination de l’expérience phénoménologique,
c’est-à-dire à ce qui motive et produit une première fois le passage d’une
expérience mondaine à une expérience phénoménologique.

§ 9. LA SUBSTRUCTION GALILÉENNE ET L’ORIGINE DE LA DIFFÉRENCE ENTRE


OBJET EXACT ET CHOSE ANEXACTE.

a) La substruction et la division du travail en manuel et intellectuel

Husserl a été conduit, dans ses derniers travaux, à explorer les condi-
tions d’émergence historico-transcendantales de l’attitude théorétique et
donc de la science et de la philosophie, bref à formuler et à résoudre « le
problème radical de la possibilité historique de la science ‘objective’ »149.
Cette émergence est pensée par Husserl dans la Krisis comme passage du
monde de la vie avec sa typique et sa causalité anexactes au monde
objectif de la science conçu comme totalité objective exacte régie par une
causalité exacte. A l’origine de ce « passage », il y a la mise en œuvre
d’une « méthode » dont la performance est aussi bien à la source du
monde de l’expérience préscientifique — même si Husserl commence par
la désigner simplement comme une méthode dont on use (geübt) « dans
le monde des sens’ »— que du monde de la science exacte.
Quelle est cette « méthode »? Sous quelle figure peut-on reconnaître et
nommer l’intervention de cette méthode dans le « monde de
l’expérience »? Le § 9 du texte de base semble fournir une réponse
univoque: il s’agit de « la méthode déjà utilisée, de façon d’abord très
primitive, puis comme un art, dans le monde ambiant intuitif
préscientifique, pour la détermination qu’accomplit l’arpentage, et d’une
146
Grundprobleme p [157]. § 21. « L'absence de motivation de la réduction
phénoménologique. »
147
Ibid.
148
Grundprobleme, Introduction à la trad. fr. p 17. C’est, selon J. English, une des avancées
significatives des leçons de 1910, que d’amorcer une « détéléologisation radicale de
l’intentionnalité phénoménologisante (…) pour la réengager dans un mouvement de
généalogisation primitif, déporvu encore de toute norme [entre autre logique] », un le recul de
1913 qui la fait « retourner à l’oubli ». La rétroréférence de la phénoménologie à elle-même au
§ 65 des Ideen I, sur laquelle nous reviendrons plus bas, reste alors bien en retrait, par rapport à
l’ « interrogation radicale » sur le passage de la « pure intuition immédiate » « en sa
reconversion en une ‘teneur d’essence’’ ». Et il est vrai qu’une « équivalence [y] est
immédiatement établie entre la saisie des vécus et la saisie des essences des vécus ».
149
La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G.
Granel. p 398, p [360]. Nous citerons désormais ce texte sous l’abréviation Krisis.
62
façon générale la mesure (Methodik des ausmessenden und überhaupt
messenden Bestimmens) ». Le passage de la forme « très primitive » à la
forme « technique » de cette méthode de détermination des dimensions se
confond avec un passage du monde ambiant propre au monde ambiant
intersubjectivement constitué, du monde ambiant pré-objectif au monde
commun primo-objectivé. Cette méthode, que Husserl identifie dans ce
passage comme « arpentage » ou « art de la mesure », recouvre en fait un
« processus complexe, dont la mesure proprement dite n’est que la
conclusion (das Schlußstück) »150. Conformément aux découvertes de la
Philosophie de l’arithmétique151 dont la dimension transcendantalement
génétique et historique est dévoilée depuis la mise en œuvre de la
réduction abstractive au primordial ou au propre dont les Méditations
cartésiennes témoignent, l’une des étapes initiales est la fixation
conceptuelle des « configurations spatiales » et plus précisément
« géographiques », ce qui s’opère intersubjectivement par la
dénomination. Les différences métriques se trouvent ainsi enveloppées
dans des différences de signification: comme celle entre fleuve, rivière,
ruisseau etc.; montagne, mont, colline, etc. De prime abord, les concepts
correspondant à ces noms fixent une détermination de « formes »
(Formen), puis des déterminations de grandeur (Größen) et de relations
de grandeurs (Größen-verhältnissen), ensuite d’emplacements
(Lagestimmungen), moyennant un calcul d’angle et de distance (Winkel
und Abstand), en fonction de lieux et de directions (Orte und Richtungen)
présupposés (points cardinaux, zénith et nadir, etc.)152. La méthode en
question se trouve ainsi renvoyée à un présupposé qui n’est autre qu’une
primitive prise de possession intersubjective de la « terre », par laquelle
celle-ci se trouve mise à disposition pour un usage collectif. Or quel nom
donner à cette opération pratique par laquelle la « terre » se trouve
objectivée, « dessinée » et constituée en monde, par laquelle « elle se
découvre pratiquement » comme multiplicité de « corps empiriquement
constants et de facto généralement disponibles (verfügbaren) » sur
lesquels se trouvent « fixées concrètement » « certaines formes
empiriques fondamentales », sur la base desquelles vont se découvrir, par
une activité catégoriale humble parce qu’enlisée dans son sol fondateur,
les relations entre ces formes, et entre celles-ci et d’autres encore
invisibles et qui « existent » néanmoins? Ne faut-il pas lui donner le nom
de « théo-logico-politique », s’il est vrai, que la politique et la religion
correspondent aux deux attitudes globalisantes pré-théoriques et qui
impliquent, l’une comme l’autre, une maîtrise de la parole publique et
sont indissociables d’une politique de la langue153?
Revenant dans l’appendice II au § 9 a) de la Krisis sur les conditions
du passage du monde de la vie comme monde de la dovxa au monde de

150
Krisis, p 32, p [24].
151
Voir en particulier les Chapitres IV et XI de La philosophie de l'arithmétique, trad. fr. J.
English, Paris, P.U.F., 1972, qui s’intéressent aux médiations figurales à la base de la
formalisation et de la symbolisation. Nous y reviendrons à la fin du chapitre III de la deuxième
partie.
152
Krisis, p 32, p [25].
153
Cf sur ce point, Krisis, Annexe I, tout ce qui concerne l’attitude mythico-pratique, le
passage des dieux nationaux du polythéisme au dieu unique des monothéisme et à la logification
de ce dieu comme porteur du « logos » absolu. p 369-370. Cf également Philosophie première,
T. II, tr. fr. par A.L. Kelkel, Paris, P.U.F., 1970, qui énonce trois formes de vie professionnelle à
vocation « totale », c’est-à-dire trois types d’attitude « totalisante »: le philosophe, l’homme
d’État et l’artiste.( p [12], p 16.)
63
l’ejpisthvmh comme monde objectif-exact , Husserl propose 154

d’approfondir la description de cette « méthode » compliquée et


immémoriale qui aboutit à un sens de monde qui nous est devenu si
évident que « nous avons (…) de la peine à nous rendre clairement
compte que nous avons affaire ici à un produit d’un développement
(Entwiklungsprodukt) dont il faut interroger les motifs et l’évidence
originels (Ursprungsmotiven und ursprünglicher Evidenz) ».
La réduction galiléenne installe la conscience dans une attitude théo-
rique radicale, et donc à assurer le passage du monde de la vie en tant que
monde de la praxis au monde comme thème d’une science exacte. La
substruction —sinon la proto-méthode qui la rend possible— n’est donc
pas encore une activité théorique et elle ne doit plus être tout à fait une
activité pratique. Néanmoins, la réduction galiléenne qui fonde une
nouvelle manière de considérer le monde et l’expérience doit commencer
par opérer au sein du monde de la vie.
La substruction qui produit l’objectivité exacte est une « performance
de la méthode dont usent en général les hommes dans le monde de
l’expérience (le ‘monde des sens’) »155. Cette déclaration énigmatique est
pourtant inéluctable dans la perspective de la Krisis. Le diagnostic de
crise des sciences européennes et la critique des sciences, par
reconduction de celles-ci à leur origine occultée dans le monde de la vie,
n’aurait aucun sens sans cela. Il faut donc que les sciences aient leur
origine dans la « performance » d’une méthode préscientifique. Mais une
telle « méthode » n’en reste pas moins énigmatique, aussi énigmatique
que « l’art » du schématisme dont parle la Critique de la raison pure ou
que la « technique » de la faculté de juger réfléchissante à l’origine de la
distribution de la réalité donnée en genres et espèces que Kant oppose au
schématisme dans la première introduction de la Critique de la faculté de
juger156. Ou encore aussi « secret » que l’activité démiurgique dont le
Timée se fait l’écho et où se confondent l’acte de la génération et celui de
la fabrication157.
Décrivant cette « praxis » en tant que méthode non « opératoire »,
Husserl obéirait à une nécessité qui aurait gouverné et dominé la pensée
occidentale, qui aurait même institué et légitimé le principe de la
domination sous ses diverses formes: à savoir, celle d’une production —
masculine— sans organe et sans main, fors l’organon au sens
aristotélicien du terme. Une (re)production en pensée, d’une démiurgie
achéiropoïétique.

b) L’intangibilité de la chose anexacte et l’inaccessibilité de la chose


exacte

154
Krisis, p 396, p [362]. L'équivalence entre les deux questions y est posée sans ambiguïté.
155
Krisis, p 398, p [361]. « …eine Leistung der Methode, geübt von Menschen überhaupt in
der Welt der Erfahrung… ».
156
Critique de la faculté de juger, trad. fr. du collectif. Gallimard p 40-42,
157
Timée 29 e et s. tr. L. Robin. Pléiade. Cf Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Tra-
vail et esclavage en Grèce ancienne. (1985 1ère édition, 1988 2ème édition). Plus
particulièrement, voir l’article de P Vidal-Naquet de 1979, dans un collectif intitulé Les
Marginaux et les exclus dans l’histoire, Cahiers de Jussieu, p 232-261, repris dans ce volume:
« Étude d’une ambiguïté : les artisans dans la cité platonicienne ».
64
En nommant « méthode » ce dont dépend le statut du travailleur
intellectuel par excellence qu’est le théoricien, Husserl se référerait donc
à terme, par delà les arts de la mesure et les arts de l’écriture au sens large
(incluant entre autre le tracé des cadastres, la cartographie), à l’art dont
l’œuvre propre est de donner la mesure et de mettre à son service les
autres mesures, à la politique, à une certaine praxis politique originaire,
qui ouvre au politique son espace et lui octroie son terrain d’action. Cette
politique originaire est étroitement apparentée à une politique de la
langue. C’est ainsi que la carte géographique, que la Sixième Recherche
logique désignait encore comme une intuitionnification au sens impropre
(uneigentliche Veranschaulichung), c’est-à-dire comme simple « illustra-
tion » (Illustrierung) ou « mise-en-image » (Verbildlichung)158, devient en
1935 l’indice ou l’outil d’une méthode de mise à disposition du monde de
l’expérience, une méthode d’ « inscription d’une essence dans le
visible »159. Ce que le texte de 1901 décrivait comme phénomène de
fusionnement entre « l’intention de signification » d’un nom
géographique et l’objet « qui a le caractère d’un représentant indirect »
(la carte géographique), se trouve décrit dans la Krisis comme processus
complexe d’objectivation intersubjective, dont la mesure proprement dite
n’est qu’un résultat. Reportant à plus tard, un exposé des enjeux d’une
telle recherche, nous devons pour commencer tenter de situer cette
étrange méthode.
Bien que se produisant à l’intérieur de la sphère de la praxis, cette
« méthode » ne correspond cependant pas à une « praxis opératoire »
(handelnde Praxis) au sens de la mise en œuvre d’une technique de
formation nouvelle et de transformation de choses prédonnées (Technik
der Neu- und Umgestaltung von vorgegebenen Dingen) ».160
C’est donc en recourant à une « méthode » déjà en vigueur dans le
monde de l’expérience en tant que monde de la praxis que l’épistémé et
la philosophie reconstituent la fuvsi" en un sens renouvelé —à une
infinitisation ou hyperbole près. A travers la substruction, Husserl semble
viser une performance paradoxale. Quoique pratique, elle ne touche rien,
laisse intact ce qu’elle traite. Quoiqu’à la base de la théorie, elle reste une
« opération ». Le secret —professionnel— de cette activité archi-
fondamentale augmente, si l’on considère en outre que cette performance
qui assure le passage à l’attitude théorique de la science moderne est déjà
à l’œuvre dans le monde de la vie comme monde de la praxis, sans que
cela se solde par l’installation de la conscience dans une attitude
théorique.
Ne serions-nous pas là en présence d’une tentative, en style
husserlien, pour rendre compte de la différence entre deux modes de la
« choséité », la « choséité » non-exactifiée propre au monde de la vie en
tant que monde de la praxis (« l’utilité ») et la choséité exactifiée du
monde de la théorie issue de la réduction platonico-galiléo-cartésienne,
qui n’est pas sans évoquer la différence entre ces deux modes d’être de

158
RL VI, p [75].—Nous préférons pour ces raisons mêmes ne pas suivre l’option des
traducteurs français des Recherches logiques qui rendent Veranschaulichung par « illustration
intuitive », ce qui risque de rapprocher le « genre » de l’une de ses « espèces » celle que Husserl
désigne précisément comme unechte ou uneigentliche Veranschaulichung qu’il rend encore par
Verbildlichung, Illustrierung, voire analogisierende Veranschaulichung.
159
Pour reprendre l’heureuse formule de Louis Marin dans « A propos du signe naturel:
Cartes et tableaux », in Études sémiologiques. Écritures, peintures, Klincksieck, 1971, p 164.
160
Krisis … p 396, trad. modifiée, p [359].
65
l’étant que Heidegger « rend » au moyen de l’opposition entre la
Zuhandenheit et la Vorhandenheit161? Ne s’agirait-il pas ici de l’effort
proprement titanesque de Husserl pour rendre compte jusqu’au bout de
l’origine de l’objectivité sans en abandonner le vocabulaire — c’est-à-
dire sans rompre avec la langue de la métaphysique? A moins que les
différents modes d’êtres distingués par Heidegger ne soient eux-mêmes
dérivés par rapport à des « régimes » d’indifférence, indifférence conçue
comme une Leistung fondamentale d’un « je » dédoublé, d’un « nous »
clivé. S’il est, en effet, possible de lire la tentative husserlienne comme
une percée en direction du foyer producteur du Vorhanden, percée qui
échouerait inéluctablement sur les rivages d’une analytique du monde de
la quotidienneté, faute pour la phénoménologie husserlienne d’avoir su
dépasser le cadre de l’ontologie traditionnelle et donc de sa langue; il est
permis d’y lire également un frayage plus radical parce que plus
aporétique —en dépit de l’optimisme théorique qui n’a cessé d’afficher—
que celui de Heidegger au-delà de la différence ontologique vers la
source impure de toute indifférence et de toute distinction, ce
qu’économiquement nous nommons ici exemplarité.
Qu’en est-il de cette méthode au sein du monde de la praxis? Elle n’est
pas une technique particulière. Elle ne transforme pas. Elle est plutôt la
condition de possibilité de toute technique — c’est-à-dire de toute
production comme de tout usage. Une telle performance (Leistung) laisse
« intact » ce qu’elle traite; elle ne touche, ne manie, ni ne manipule ce
dont elle s’empare.

c) Le devenir-matériau de la représentation de chose et la constitution


d’un cadre d’indétermination.

La description que Husserl donne de cette performance semble hantée


par l’exemple géométrique, ainsi qu’il le reconnaît lui-même par la suite,
lorsqu’à défaut de percer le secret de la première origine de
l’objectivation, il décide de « reporter [son] regard sur les origines d’une
objectivation rationnelle réussie qui concerne une couche fondamentale
du monde (…) cette objectivation qui s’est accomplie comme
géométrie »162. On comprend mieux ainsi l’exposé qu’il propose de la
motivation de la percée de l’intérêt théorétique, ainsi que les hésitations
qui y affleurent, hésitations qui confinent à l’aporie. Parler de motivations
conduit, en effet, à envisager le passage de la doxa à l’épistémé selon un
schème continuiste, et donc à trouver une méthode commune aux deux
attitudes. Ce passage trouverait ainsi sa motivation dans un repérage des
traits invariants du monde de l’expérience sensible et dans un
approfondissement de ces traits: à savoir, d’une part, le style causal
universel et, d’autre part, la structure universelle des modes de
connaissance des choses du monde des sens. C’est ce processus
d’abstraction idéatrice qui aurait ainsi conduit l’humanité proto-
scientifique à faire émerger par-delà la variation des « styles particu-

161
Ce rapprochement est opéré de façon convaincante par R. Bernet, dans La vie du sujet,
P.U.F, 1994, pp 22-30, et pp 43-44, et surtout pp 102-104. Rapprochement qui se prolonge, et se
justifie, par une « analogie » entre l’époché phénoménologique et la « révélation du monde « à
travers l’affection de l’angoisse (p 103-104), analogie dont il attribue la paternité à J-F.
Courtine, note 1, p 30.
162
Krisis tr. fr. p 398, p [361] .
66
liers » à des « humanités » dispersées, ayant chacune leur monde propre
163

commun (Heimwelt)164, un invariant, précisément ce monde de la vie avec


sa causalité universelle anexacte et « la structure universelle des modes
de connaissance toujours indéterminés et vagues des choses de l’expé-
rience »165. Par ce processus naît peu à peu l’idée de la relativité des
modes de connaissance, de leur « subjectivité » Or ce dont il est question
avec l’objectivité exacte, ce n’est plus de cet invariant-là, mais de celui
d’un monde gouverné par une causalité exacte et au sujet duquel une
induction universelle exacte est possible, induction orientée sur « un en
soi rationnellement connaissable qui se présente dans les choses de
l’expérience sensible comme pure apparence, de façon purement
subjective-relative »166. Or ce passage ne peut être qu’un saut, ou, si l’on
veut, un passage à la limite qui est le trait caractéristique de la
performance idéalisante. L’effort d’élucidation phénoménologique d’un
tel événement ne doit donc pas seulement porter sur l’émergence d’une
science consacrée aux idéalités affranchies de tout lien avec l’inductivité
empirique, d’une eidétique matériale —ce qui serait le cas de la
géométrie—, mais sur l’idéalisation rétroactive du monde lui-même par
application (Anwendung) des produits de l’idéalisation au monde de
l’expérience, bref l’idéalisation « qui crée (schaft) pour chaque chose son
être idéal individuel (sein individuelles ideales Sein) » 167 correspondant.
Sans cette « application » du monde des idéaux à l’unique monde de
l’expérience, nous aurions rendu compte de la production d’objectités
idéales exactes possibles, mais non pas de l’exactification des choses du
monde.
Cette double exigence de continuité et de rupture, de surgissement
progressif et de disruption conduit Husserl à des complications sans fin.
Elles sont inscrites dans le projet phénoménologique en tant qu’élucida-
tion des actes donateurs de sens et recherche génétique en direction des
actes fondateurs. C’est pourquoi l’origine de l’objectivité exacte est elle-
même double: instauration d’un a priori en excès sur toute factualité his-
torique et transmission historique de l’exigence d’un tel a priori au sein
du monde de la vie. C’est pourquoi la Leistung idéalisante,dont le
premier moment « opératoire » est précisément le « paradigme » (das
Exempel), doit puiser aux ressources d’une méthode déjà à l’œuvre dans
le monde préscientifique et qui, à elle seule, est incapable de franchir le
pas qui la conduirait à renverser le sens d’être du monde qui est le sien.
En quoi consiste-t-elle? Elle correspond pour le dire très grossièrement
en une « praxis » (qui n’est pas à proprement parler une action
(Handlung), un « commerce », ni même une manipulation), en une
« activité » 1) de procuration d’un matériau, 2) de mise en forme, de
structuration de ce matériau, 3) d’ « utilisation » dans certaines limites de
cette structure. Pour préciser quelque peu, l’ensemble de cette Leistung
consiste à creuser au sein du phénomène premier (la Dingvorstellung) un
vide, ce que Expérience et Jugement appelait un « cadre de sens vide »,
un « cadre d’indétermination » (§ 21). Les représentations de chose avec
leur indétermination relative (qui n’a rien à voir avec un quelconque
divers pur de sensation) deviennent un matériau pour une nouvelle
163
Krisis tr. fr. p 398, p [360].
164
Sur cette notion, Cf R. Bernet, La vie du sujet, P.U.F, 1994, p 107 et sq.
165
Krisis tr. fr. p 396, p [358].
166
Krisis tr. fr. p 396, p [359].
167
Krisis tr. fr. p 398 trad. légèrement modifiée, p [360].
67
objectivation. Chacune de ces représentations équivaut, en effet, à une
détermination de la chose, une face de la chose sensible tournée vers le
sujet168. C’est donc par une nouvelle objectivation que ces déterminations
de chose se trouvent converties en quelque chose de subjectif. Par
ailleurs, l’indétermination que comporte chacune de ces représentations
est conçue comme une « diversité infinie ouverte » d’autres
représentations elles-mêmes considérées comme subjectives-relatives. La
performance finale de cette méthode, tant qu’on en reste au niveau de
l’objectivité pré-galiléenne, consiste à placer en point de fuite de la
diversité infinie ouverte de représentations « une chose singulière
exemplaire en tant qu’exemple ‘de n’importe quelle chose en général’ »
et donc à considérer la série infinie des représentations subjectives
comme traversée par cette « chose quelconque ».
Serait-ce trop solliciter ce texte que d’y voir une tentative de rappro-
chement, voire d’identification entre horizontalité et exemplarité? Mais il
faut, alors aussitôt préciser que l’exemplarité en question ne saurait se
ramener à celle qui subordonne explicitement, expressément un étant sin-
gulier à une espèce ou à un genre. L’exemplarité en question est archi-
fondamentale, elle est cette discrète médiation qui permet de référer toute
apparition de chose à un « X » indéterminé conçu comme chose en
général, comme item ontologico-formel. Avant qu’une représentation soit
représentation d’une table ou d’un encrier, il faut qu’elle puisse être
assignée à la choséité en général et donc consignée en tant qu’exemple
d’une chose quelconque en général; l’idée vide « quelque chose en
général », placée en point de fuite structure la multitude des
représentations effectives et possibles de chose en une série idéale de
représentations dont une partie se lie synthétiquement et dont l’autre est
liée anticipativement à vide comme la série des représentations des autres
déterminités de la chose. Il y a donc là comme un « cadre de sens vide »
(ein leerer Sinnesrahmen)169, comme un « cadre d’indétermination »
(Unbestimmtheitsrahmen)170 qui endigue et réserve l’indétermination. Par
ailleurs, l’acquis des représentations écoulées procure donc le matériau
dont est tiré ce cadre. Matériau qui comporte — comme tout matériau—
certaines propriétés formelles ou fonctionnelles, puisque l’anticipation de
la « suite » des déterminités de chose est conçue (a) conformément au
style de l’acquis des représentations et (b) conformément à la figuralité
des représentations déjà eues.
C’est précisément ces deux clauses restrictives qui se trouvent dépas-
sées par l’usage galiléen de cette « méthode »; elle marque l’entrée en
scène de « la performance idéalisante »171. Idéalisation est ici prise en son
sens strict, qui implique une infinitisation en quoi réside le principe de
différenciation entre « la chose du monde de la praxis » et la « chose de la
science exacte ».
Dans l’attitude pratique, le « remplissement » anticipatif de l’horizon
d’indétermination ne peut outrepasser les limites de l’intuitivité, qu’elle

168
Sur le caractère fonctionnel de la distinction entre esquisse (Abschattung) et face (Seite),
cf Analyse zur passiven Synthesis, § 1. Hua XI. Sur le statut fluctuant des « multiplicités
présentatives » (darstellenden), confronter Erfahrung und Urteil, p [419] et Phänomenologische
Psychologie, Hua IX, p [75]. Voir enfin Ding und Raum, §§ 27-28. Hua XVI et Ideen II, p [130]
qui distingue deux sens d’ « esquisse ».
169
Erfahrung und Urteil, § 21 a) p [95]; § 26 p [141].
170
Erfahrung und Urteil, § 21 c) p [106].
171
Krisis tr. fr. p 397, p [359].
68
soit perceptive ou imaginaire, car cette possibilité effective de
progression est elle-même « limitée ». L’intention pratique ne peut
outrepasser ni la « complétude » anticipée à vide, ni la progression elle-
même co-anticipée. Et inversement, la progression et la complétude
anticipées ne peuvent outrepasser la finitude de l’expérience et une
certaine ouverture de l’horizon du monde172. L’intention pratique ne
parvient donc pas à poser au sens propre du terme, une « chose ». Ce qui
est une autre manière de dire, que l’exemplarité —dans la mesure où elle
assigne les « choses » du monde de la praxis au sens large à l’usage
(Gebrauch) ou à l’utilisation (Ausnützung) qui leur est propre, dans la
mesure où elle équivaut à la saisissabilité des choses selon leur utilité
(Dienlichkeit) 173— est le produit d’une (certaine) « logification » sans
« formalisation ». En revanche, la substruction galiléenne étend l’usage
de cette méthode jusqu’à l’hyperbole. Là où la choséité était simplement
présumée praxéologiquement, là où la « complétude » dans la
détermination de chose était conçue comme ne pouvant se réaliser que
dans les limites de l’expérience, sur le même plan que les
« représentations de chose » utilisées comme matériau, la substruction
galiléenne pose une chose vide exacte au-delà de tout remplissement
possible. Plus simplement encore, « à la place d’une itération finie nous
avons une itération dans un ‘toujours à nouveau’ inconditionné
renouvelable dans une liberté idéale »174, une itération infinie. Il y a donc
comme nous le disions ci-dessus substitution et substruction, ou encore,
selon une équivalence dont nous aurons à justifier la validité,
formalisation. Comme le rappelle Husserl dans une note, la méthode
mathématique « idéalise la propriété des choses », et « du même coup
corrélativement leur identifiabilité (Identifizierbarkeit) »; « elle idéalise
également l’expérimentabilité imparfaite (unvollkommene Erfahrbarkeit),
dans laquelle notre expérience actuelle progresse des choses connues aux
choses inconnues; ainsi, à la marche d’un perfectionnement itératif, se
trouve substituée la construction (substruiert) d’une infinité pure et
simple de l’itération —en tant qu’idéal. »175
L’idéalisation, l’exactification et l’infinitisation — la Leistung idéali-
sante n’étant rien d’autre que la conception du « toujours-à-nouveau » in
infinitum — entretiennent un lien étroit avec la formalisation.
L’immixtion de la formalisation dans la sphère matériale se traduit par un
bouleversement du sens de la conscience percevante pré-galiléenne,
c’est-à-dire de son horizontalité. A l’etc. de la progression est substitué un
etc. in infinitum. A la chose présumée comme exemple « d’une chose
quelconque en général » (irgend ein Ding überhaupt) est substituée une
chose comme exemplaire d’un quelque chose en général (Etwas
überhaupt) que l’on anticipe dans des « idées d’une chose ». Ce qui
aboutit, de fait, à une infinitisation —intentionnelle— du monde, non
seulement du monde des choses exactes (idéalisées), mais aussi des
expériences, des « manifestations » dont ils sont les indices. Le monde est
ainsi une multiplicité de choses exactifiées, d’éléments quasi-
mathématiques objectifs échappant, par définition, à toute intuition
172
Krisis tr.fr. p 397. p [360].
173
Voir, par exemple, Ideen II, § 50. p [187-188].
174
Ibid.
175
Krisis tr.fr. p 399, p [361]. L’effort de contournement de la difficulté syntaxique ici
rencontrée, conduit le traducteur à expliciter le concept de substruction, en fidélité, nous
semble-t-il, avec les propositions de Husserl.
69
sensible, et, pour cette raison, signifiés à travers une infinité de
représentations relatives et subjectives176.

§ 10. APPROFONDISSEMENT DE L’ANALYSE DE L’ÉTAPE PRÉPARATOIRE À


L’IDÉALISATION: LE PARADIGME

Si la « méthode » en question est à l’œuvre aussi bien dans le monde


de la vie que dans l’attitude théorique issue de la réduction galiléenne et
que le « paradigme » (das Exemplarische, das Exempel) en est la phase
préparatoire, il doit être possible de décrire deux modes d’élaboration de
la « représentation de chose » entendue comme vécu faisant réellement
partie du vécu du sujet, deux modes d’exemplarité, c’est-à-dire deux
modes de subjectivation de l’apparaître. Or, cette élaboration, rappelons-
le, n’est pas une « transformation » réelle du matériau, pour cette raison
qu’il n’y a pas quelque chose comme un matériau prédonné, que c’est
plutôt l’œuvre de cette « méthode » que de « produire » un tel matériau.
Elle « modifie » la représentation de chose et la rend disponible en tant
que matériau pour une attitude générale de pensée, c’est-à-dire en tant
que base pour des actes de conscience fondés. Elle réduit la
représentation de chose à un quelque chose de subjectif et de relatif. Ce
n’est qu’une fois ainsi réduite que la chose singulière peut apparaître
comme exemplaire de n’importe quelle chose en général, dans la mesure
où elle assume la fonction porteuse d’une individualité idéale.
Elle n’est pas non plus à proprement parler une modification au sens
où, par exemple, le souvenir ou l’imagination sont des modifications de
la conscience percevante, pour cette simple raison qu’elle est impliquée
dans tout mode de conscience, en tant qu’il s’agit d’un acte, d’une
intention, d’un mode d’appréhension. L’exemplarité—qu’il ne faut donc
pas rabattre, sans plus, sur la conscience expresse (ausdrücklich)
d’exemple, celle qui se produit dans le discours et que l’on introduit par
les formules « A [nom ou proposition généraux illustrés], par exemple177 a
[nom ou proposition particuliers illustrants] »— est transversale par
rapport à la différenciation des modes d’appréhension. Elle est non
seulement à l’œuvre dans les modes de conscience visant le général, mais
également dans tous ceux qui visent l’individuel (perception,
imagination, souvenir, etc.). Ces propositions, vont dans le sens d’une
interprétation des différences entre actes fondés et actes simples, entre
activité et passivité, comme distinctions opératoires. Ainsi, les actes
visant l’individualité dont le contenu fonde les actes idéateurs semblent
ne pouvoir être des actes objectivants que dans la mesure où intervient la
176
Cf. les critiques d’Ideen I, § 43 qui anticipent sur ce point les analyses de la Krisis.
177
Remarquons simplement que la locution "par exemple" devrait figurer parmi cette
catégorie d'expressions que les grammairiens français nomment, de façon fort significative, les
introducteurs et plus particulièrement celle des introducteurs "présentatifs". Un introducteur est
"un mot invariable qui sert à introduire un mot, un syntagme, une phrase", nous dit le Grevisse;
ainsi: voici, voilà, quant à, comme, en tant que, c'est, c'est … que, soit, etc. Parmi les
introducteurs figurent les "présentatifs" dont le Grevisse donne plusieurs exemples: c'est, c'est
… que, il y a, soit. Le silence des auteurs sur la locution "par exemple" est d'autant plus
surprenant qu'elle est l'une des plus évidentes et des plus triviales; mais laissons. Le cas de
« soit » mérite d'être relevé. "Il introduit un syntagme, pour exprimer une hypothèse ou un
exemple dans une argumentation". (p 1562, nouvelle édition augmentée 1993). C'est ainsi que
les mathématiciens l'utilisent. Or soit est, à l'origine, le subjonctif du verbe être, équivalent à
"prenons, supposons", et c'est pourquoi les mêmes mathématiciens l'utilisent parfois au pluriel
(p 1327). Il faudrait ajouter que "soit" possède une double fonction d'exemplification et de
supposition d'existence.
70
virtualité d’une « conscience d’exemple ». L’exemplarité, qui n’est ni une
simple structure, ni une simple opération, se retrouve finalement dans
tous les actes objectivants, au point que l’on pourrait dire qu’elle est au
cœur de toute intentionnalité, au cœur de toute visée d’un
« transcendant » spatio-temporel ou non. Bien qu’il y ait un acte
spécifique auquel on accole habituellement le titre de « conscience
d’exemple », il devient nécessaire d’élargir la notion d’exemple de
manière à ce qu’elle désigne une composante essentielle, un moment
structurel de toute appréhension objectivante. Comme le suggère le
rapprochement entre exemplarité et cadre d’indétermination,
l’exemplarité est ce qui confère à la perception au sens élargi, son
horizontalité. C’est pourquoi l’appellation de « conscience d’exemple »
ne convient pas.
Il est en ce cas moins surprenant que nous retrouvions deux
« utilisations » de cette même méthode au cœur de la constitution de
deux types d’objectités radicalement distinctes: la choséité typique et
anexacte du monde de la vie en tant que monde de la praxis, et
l’objectivité exacte et idéale de la science en tant que théorie.

a) Paradigme, regard technique et idée d’un monde commun

Au sein du monde de la vie, elle est la performance non-pratique sans


laquelle aucune activité transformatrice, aucune technique, aucun travail,
aucune manipulation ne pourraient avoir lieu. Ce qui revient à dire que
toute technique, en tant qu’activité de production effective et réglée
d’exemplaires pratiquement —c’est-à-dire dans l’à-peu-près de la praxis
— interchangeables, présuppose la disponibilité (Verfügbarkeit)
phénoménologique des choses en tant qu’exemplaires, c’est-à-dire leur
préhensibilité et, par conséquent, la mise à disposition des choses pré-
données comme matériau, ou, si l’on veut comme « base
intuitionnelle »178. Cette dernière expression reste toutefois dangereuse si
l’on ne prend pas garde à l’équivocité véhiculée par le terme de « base »:
la base comme multiplicité des singularisations considérées comme
extension effective de l’eidos, comme stock des exemplifications
authentiques de la généralité essentielle et la base comme multiplicité
irrelevante d’illustrations impropres fonctionnant comme simple
« appui », simple « étayage » de la saisie de l’eidos. Soit, pour prendre un
exemple d’origine technique, l’ensemble des machines à vapeur
idéalement constructibles, d’une part, et d’autre part, la multiplicité de
plans traçables pour un type de machine, ou la multiplicité de multiplici-
tés de plans traçables ou imaginables pour l’ensemble des machines à va-
peurs possibles179. Cette distinction, qui est à l’origine de la différence
entre deux modes de visée du général (positionnel et neutre, perceptif et
analogique) est indifférente au caractère positionnel ou non des actes fon-
dateurs, elle dépend uniquement de leur contenu représentatif. Si je saisis
178
Cf les analyses du Beruf proposées par K. Held, in « Husserl et les Grecs » in Husserl,
Millon, 1989, p 143, où il rappelle que la tekhnè comme « profession » exige deux choses: un
« fond d’évidence » et une « vue préalable sur la déterminité d’un objet intuitionné par
l’esprit —en termes grecs, sur l’ eij'do"— » qui « guide la réalisation de l’objet en question ».
179
Exemple donné dans la Sixième Recherche logique, p [164], dans un exposé sur les
intuitions générales, et la possibilité d’une distinction entre abstraction idéatrice positionnelle
(perceptive) et abstraction idéatrice non-positionnelle (analogique).
71
un plan de machine à vapeur (peu importe qu’il soit imaginé ou tracé)
comme un simple analogon de l’idéalité en question, j’en ai alors une
« imagination générale ». Si je me tourne vers le plan tracé comme vers
l’idée même, c’est-à-dire sans conscience de son statut analogique, j’ai
alors une « perception du général, bien qu’inadéquate »180. Enfin, j’ai une
perception adéquate du général lorsque je le vise sur la « base de cas
particuliers qui lui correspondent véritablement », dans l’indifférence au
caractère imaginaire ou perceptif de la présentation de ces cas181.
Ainsi la perception du général, qu’elle soit adéquate ou inadéquate,
suppose un court-circuit grâce auquel on parvient à faire abstraction du
caractère analogique des « tracés », pour les lire comme des modèles
(Modelle), ce qui n’est possible que par une subjectivation de l’apparaître
de ces choses « matérialisées » pour le regard anticipateur, projectif, par
une incorporation de l’apparition au tissu réel (reell) du vécu de
conscience. D’où notre hypothèse: la constitution de la représentation de
chose singulière en matériau et la constitution de la chose singulière en
exemple d’« une chose quelconque en général » sont les deux facettes
d’une même performance et c’est elle qui rend possible à la fois l’idéation
typique et le regard technique et par extension la perception de toutes les
choses du monde de la vie quotidienne. Il s’agit là de thèmes relativement
anciens dans l’œuvre de Husserl, puisqu’ils affleurent dans le contraste,
développé dès les années 1915, entre attitude naturelle et attitude
naturaliste (physiciste), et corrélativement entre « objets d’usage »
(Gebrauchsobjekte) et « simples choses » (bloße Dinge)182. Loin que
l’attitude naturelle et l’attitude personnaliste se fondent sur une saisie
préalable des choses comme objets (naturels) d’une possible perception
pratiquement désintéressée, c’est bien plutôt l’inverse qui est vrai. Certes,
pour voir le « charbon en tant que matériau de chauffage », il faut que le
charbon apparaisse en tant que tel.
L’exemplarité inhérente au monde de la vie, mais circonscrite au
champ opératoire de l’intérêt professionnel à chaque fois concerné, peut
s’entendre de deux manières: 1/ elle est celle de la « chose » qui se laisse
envisager comme matériau d’une chose-à-produire ou d’une autre dans
une indifférence relative, l’exemplarité désigne dans ce cas un principe
matériel, ou plus exactement la qualité qui le rend apte à servir à une
gamme plus ou moins large d’exemplifications; ou bien 2/ elle est celle
de la chose produite en tant que singularisation quelconque, dont les
propriétés exemplaires seules comptent par rapport à l’usage (Gebrauch)
qu’on projette d’en faire.
Le monde de la vie est un « tout » (Ganzen), une « totalité » ou « uni-
totalité » (Allheit, Alleinheit) définie par a) une présentation directe des
choses dans des données sensibles, b) l’adhérence de toute forme
(géométrisable, mesurable) à une matière, et c) par le caractère lié
(gebunden) des altérations survenant aux choses, altérations qui donc ne
surviennent pas de façon « contingente quelconque » (zuffälig-beliebig).
Cet être-lié (Bezogenheit) des altérations est un moment constitutif de
l’expérience intuitive quotidienne. Par là le monde se découvre comme
une totalité d’interdépendance, comme un contexte unitaire (Zusammen-
gehörigkeit) au sein duquel les choses apparaissent liées selon leur être et
180
RL VI, p [164].
181
RL VI, p [163].
182
Ideen II, p [182].
72
leur être-tel (Sein und Sosein). Tel est le sens de cette « causalité
anexacte », de ces « liens de causalité réelle » que Husserl dévoile dans le
monde pré-galiléen, une fois dé-sétimentées les couches de sens imposées
par l’histoire. Il y a ainsi un « invariant », une « idée » de ce monde, mais
celle-ci se réduit à la position présomptive d’un style unitaire empirique
(ein empirischen Gesamststil), mais dont il est impossible de préciser a
priori le contenu.
Mais, au milieu de ce monde clos de la vie quotidienne, les prédicats
objectifs des choses se trouvent entrelacés à leurs prédicats axiologiques
et esthétiques183. Une nature peut, certes, émerger en tant que telle. Une
telle nature n’est cependant que le titre pour une région privilégiée du
monde, dont l’apparition, en contraste avec les mondes environnants rela-
tifs des humanités dispersées, marque le moment unique et transitoire de
prise de conscience du monde de la vie comme monde unique et
individuel (kosmos). C’est ce qui se produit en Grèce, lorsque les
« physiciens » tentèrent un premier décryptage de la phusis au moyen
d’une grammaire des éléments. C’est ainsi qu’un monde de l’expérience
naturelle (une phusis) ne surgit comme un sol universel indépendant de
toute culture et de tout monde quotidien national qu’au moment où la
généralisation du mode de pensée technique nivelle les divers mondes
culturels et provoque un retrait de leur support universel184.
Telle est, nous semble-t-il la voie laissée par deux objections diri-
mantes, qui sont comme le Charybde et Scylla de l’investigation
phénoménologique husserlienne. D’un côté, à supposer un matériau
ultime, une hylè originaire non objectivable autrement que pour une
phénoménologie des synthèses passives, qui ne serait pas le fruit d’une
activité, ne revient-on pas insensiblement à une position fort proche du
« psychologisme transcendantal » de type kantien? Pourquoi ne pas parler
en ce cas de « synthèse de reproduction », au lieu de s’embarrasser dans
une description d’une mystérieuse performance? Cette mystérieuse
performance ne serait qu’un autre nom pour ce que Kant nommait
« synthèse de reproduction dans l’imagination »? Ne risque-t-on pas,
alors, de retomber dans la reconstruction mythologique du phénomène
dénoncée par Husserl, puisque son unité et son originarité se trouveraient
déchirées de nouveau en un divers pur sensible, rebaptisé d’hylétique
pour l’occasion et une activité de structuration et de distribution de ce
divers en champ sensible et sur la base de ce champ en domaine
d’objets?185 De l’autre, inversement, si l’on résorbe ce résidu
« métaphysique », que l’on dépasse la description génétique formelle des
synthèses passives vers une élucidation génétique concrète (historique),
et tenir la passivité pour « une activité cachée »186, et la « hylè » pour le
produit d’une matérialisation, ne sommes-nous pas alors au plus proche

183
La distinction kantienne entre jugement réfléchissant et jugement déterminant, et en l’es -
pèce entre jugement esthétique et jugement « logique » s’édifie sur l’héritage cartésiano-
galiléen, d’une distinction entre propriétés réelles objectives des choses naturelles et propriétés
relatives, subjectives. C’est précisément une remise en cause de cet héritage, une dénonciation
de son artificialité et de sa facticité qu’amorce la phénoménologie husserlienne dans les années
1910-20 et qu’elle radicalise dans la question en retourde la Krisis. Cf par exemple, Ideen II, p
[186-7]. Cf également R. Bernet, La vie du sujet, 1994, p 102. —Voir également Métaphysique
M, 3, 1078 a, 30 sq.
184
Cf, Hua XXIX, pp [14-17], pp [41] et sq., p [166].
185
Cf par ex le jugement sévère de Jan Patocka, Papiers phénoménologiques, p172.
186
Cf les propos rapportés par D. Cairns, Conversations with Husserl and Fink,
Phaenomelogica 66, 1976.
73
de l’idéalisme absolu d’un Hegel ? Cette difficulté fait système avec
187

celles concernant le « présent vivant » et le statut de l’Erscheinung. Aussi


ces questions ne pourront recevoir leur sens plein que lorsque nous
aurons abordé la question de la constitution de la perception à partir de
trois angles d’attaque: celui de la prédonnée hylétique et de la
constitution du sensible, de l’Erscheinung à travers le plus bas degré de
l’activité que sont les synthèses passives; celui de la constitution
intersubjective à l’origine de l’objectivation qu’elle soit exacte ou
typique; celui enfin de l’historicité inhérente au moindre objet commun.
Cette dernière dimension dont nous traitons en ce moment conditionne
les deux premières, bien qu’elle ne pût être découverte que grâce aux
deux précédentes. C’est ce qu’atteste le § 9 a) de la Krisis où Husserl
insiste sur l’enracinement des idéalisations géométriques dans le monde
de la vie qui se précise ici comme monde de la praxis et de la culture au
sens large. Les idéalités géométriques s’édifient (en le dissimulant) sur un
héritage, suivant en cela la marche habituelle du monde de la praxis en
tant que monde de l’action, du travail et de la culture. Cet héritage est
d’abord celui de « produits » disponibles pour un usage, identifiés selon
le type d’usage qui est habituellement le leur; il signifie, corrélativement,
un habitus disponible. Un tel héritage suppose comme le remarque encore
Husserl une sociétisation intersubjective188. Bien qu’il soit toujours
possible de produire de nouveaux objets culturels sur la base d’objets
culturels anciens, il semble qu’il faille bien s’arrêter à un « sol » primitif,
celui de la perception moyenne normale commune et sous-jacente à tous
les mondes culturels particuliers189, celle qu’Aristote pensait comme
phusis, celle que Husserl désigne comme Lebenswelt. Or il est difficile,
voire impossible de déterminer le contenu de ce « monde », dans la
mesure où le propre d’une culture est d’être à chaque fois une culture
particulière. La Lebenswelt doit être présupposée si l’on ne veut pas
sombrer dans un relativisme qui mettrait en péril l’unité et l’unicité du
monde. Husserl n’échappe à ce premier péril en invoquant le caractère
omnitemporel de tout apriori, que pour se précipiter dans un autre, qui
menace la structure en elle-même. Car la solidité de ce sol ultime est,
elle-même, travaillée par l’historicité: d’abord, celle interne au monde de
la culture en général et ensuite, celle qui marque l’essor de l’humanité
européenne, l’historicité gréco-européenne. Tel aura été le privilège et
l’exemplarité du moment grec: un moment éminemment ambigu et
vertigineux; celui où une forme de culture déterminée prend conscience
du sol universel de toute vie culturelle, en une prise de conscience qui
marque aussitôt le début de l’histoire européenne, celle précisément qui
mène à l’enfouissement de ce même sol universel. Comme si le sol ne
pouvait se donner qu’à se dérober. Comme si la condition de possibilité
de la marche de l’histoire était l’expérience même du vertige. Comme si
la condition de possibilité de la trace et de l’inscription était le retrait de
leur support. Si la Lebenswelt devient le sol ultime, cela ne tient-il pas à

187
Voir, par exemple, la critique de Kant dans La science de la logique, La logique
subjective ou doctrine du concept, trad. P-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier, p 58. Voir
également, p 50: « Le penser abstrayant n’est (…) pas à considérer comme simple mettre-à-
l’écart du matériau sensible, (sinnliche Stoff) lequel par là ne souffrirait aucun préjudice dans sa
réalité, mais il est plutôt le sursumer (Aufheben) et la réduction de ce même [matériau sensible],
[entendu] comme simple phénomène, à l’essentiel, lequel ne se manifeste que dans le concept ».
188
Cf. Hua XV, Nr 29. p 461 sq.
189
Krisis , § 36.
74
la prise de conscience de ce que les « choses naturelles » sont elles-
mêmes déjà « objectivées » selon le style propre au monde de la vie, de
ce que la seule manière d’avoir un monde commun est de le « produire »
—un produire antérieur à la différenciation entre praxis et theoria?
L’historicité de ce sol finit par le miner ou plutôt elle reviendra à montrer
qu’une modalité particulière et originaire de la volonté est le ciment de la
réalité — que celle-ci n’est que dans la mesure où un certain « bon
vouloir » consent à la laisser être.

b) Paradigme, regard théorique et l’idée d’une nature exactifiée

Quant à la constitution du donné en exemple de chose exacte, elle est


l’œuvre du travail secret qui substructure le monde sensible, le circonscrit
et le rend disponible pour une connaissance exacte possible. Une telle
Leistung est une modification du sens même du phénomène, une dé-
structuration et une re-structuration de la phénoménalité propre au monde
de la vie. La substruction transforme les phénomènes du monde sensible
en matériau « esthétique » et subjectif — et en les esthétisant, elle en
neutralise la charge ontologique.
Le travail préparatoire qui permet de « réformer » la perception de la
sorte, de transformer une orientation sur une singularité donnée et antici-
pée selon le donné, en conformité avec le style général du monde de
l’expérience, en une orientation sur un « ceci pur », qui est comme un X
algébrique, pur support de propriétés exactes constructibles
mathématiquement190. Performance qui conditionne toute idéation quelle
qu’elle soit.
Du point de vue de la conscience, la substruction équivaut à l’installa-
tion dans une nouvelle « attitude générale de pensée » pour laquelle la
face apparaissante et donc perçue de la chose n’est plus qu’un
phénomène subjectif, une représentation, et pour laquelle la chose
apparaissante n’est plus qu’un exemple de chose-quelconque-en-général
déterminable au moyen d’une construction mathématique. L’horizon
d’indétermination vague prescrit typiquement se trouve « franchi »,
parcouru à vide. Au lieu d’une série ouverte flottante (schwebenden)
d’apparitions de chose dont l’incomplétude est tacitement admise, nous
avons une série complétée à vide, une série dont le remplissement
complet est anticipé à vide, c’est-à-dire polarisé, orienté sur une idée-
télos. Alors que dans une attitude « préoccupée » de telles apparitions
sont prises comme des déterminations de chose, elles deviennent ici
quelque chose de simplement subjectif-relatif, simples indices subjectifs
de déterminations objectives exactes. Ce qui est prescrit dans l’horizon
vide n’a plus qu’un rapport arbitraire, « symbolique » à ce qui apparaît.
Cette mutation concerne non seulement l’horizon de déterminabilité de la
chose, mais l’horizon « externe« 191, les rapports de la chose à son
environnement chosal et donc la causalité. Le caractère flottant des
déterminations ultimes et de la causalité des pragmata est supprimé,
190
Cf Ideen I § 40, qu'il faut rapprocher des textes ici abordés. Voir plus particulièrement pp
[72-73]. — Cf sur ce point, R. Bernet, « Le concept de noème », in La vie du sujet, p 88 sq. Voir
également du même auteur, op. cit. p 100, l’ébauche dans les Ideen I (§§ 41, 45, 47, 48), de
l’opposition entre Erfahrungswelt ou Erscheinungswelt et monde de la science.
191
Sur cette distinction entre horizons externe et interne Cf Erfahrung und Urteil, §§ 24-32
et §§ 33-45, Analysen zur passiven Synthesis, Hua XI, § 1, pp [3-7].
75
relevé par un horizon de déterminabilité infinie marquée du sceau de la
complétude. La série des apparitions de chose ouverte et flottante se
trouve réduite à une multiplicité de « représentations subjectives » (de
« qualités secondaires« ), tandis que la totalité des choses du monde
objectif devient de son côté une multiplicité mathématique déterminée,
constructible a priori, et qu’il s’agit précisément pour la science de
produire dans sa déterminité. A une multiplicité indéterminée et vague, la
substruction substitue une multiplicité infinie déterminée. La série des
représentations effectivement parcourue et celle qui peut pratiquement
l’être sont intégrées à une série infinie d’apparitions possibles rapportées
à la chose exacte comme pôle idéal. La constitution des représentations
en « matériau » est l’envers de cette formalisation du flux de
l’expérience. L’horizon de détermination de la chose n’est certes pas
rempli; la suite des remplissements successifs n’a pas et ne peut avoir lieu
actuellement. Mais dans la mesure où les intuitions réelles et
pratiquement possibles sont constituées en « exemplifications », en
« apparitions exemplaires quelconques » d’une chose quelconque, le
terme ultime des expériences possibles de la chose est pré-fixé, toujours
déjà anticipé: il s’agit précisément d’un quelque chose en lui-même vide
auquel se rapportent des propriétés elles-mêmes devenues exemplaires de
propriétés idéales conçues dans la généralité.
Le monde des sens se trouve eo ipso reconstitué en totalité de renvois
dont la structure d’ensemble est la suivante: (1) d’un côté, une
multiplicité indéfinie de représentations subjectives possibles pour des
sujets possibles, conçus comme autant de points de vue subjectifs et
contingents sur les mêmes choses; (2) de l’autre, une multiplicité infinie
définie d’étants préfixés en tant que pôles d’identité avec leur ensemble
de propriétés pré-définies auxquelles renvoient les apparitions réelles et
possibles, selon une modalité de renvoi qu’il nous faut déterminer à
présent. L’un des côtés se rapportant à l’autre comme le relatif à l’absolu,
l’équivoque à l’univoque, le variable à l’invariant, l’apparent au réel, le
« subjectif » à l’objectif: « le monde idéalisé est donc alors une infinité
idéale de choses dont chacune est elle-même l’index d’une infinité idéale
de manifestations relatives, dont elle est —idealiter— l’unité et l’identité
univoque »192. L’acte méthodique qui est connu des hommes dans le
monde de la vie et qui prépare l’idéalisation est l’exemple ou
l’exemplarisation — ou encore, ce qui revient au même, la constitution
des « apparitions de choses » en matériau disponible pour une idéation.
Nous disons « exemplarisation » et non exemplification, pour cette raison
que désigne l’expression du rapport du fait à la généralité dont il relève;
or il nous manque un concept pour désigner le travail secret auquel est
soumis le donné de sorte qu’il se prête à l’emploi d’exemple, de sorte
qu’il puisse servir d’exemple — c’est-à-dire pour qu’il soit donné.

Une telle Leistung, Husserl la pense comme l’œuvre spirituelle


d’un Je ou d’un Nous constituant 193. Or, s’y annonce également, le thème
d’une logique du monde de la vie, et à travers lui, celui de la langue en un
sens que la phénoménologie husserlienne ne pouvait que méconnaître,

192
Krisis, p 397, p [360].
193
Krisis p 405, p [367].
76
c’est-à-dire réduire, comme en témoigne L’origine de la géométrie . 194

Si Husserl commence par y mettre en relief le rôle médiateur du


langage dans la formation de l’objectif (réel ou idéal), c’est aussitôt pour
en limiter et en secondariser la portée. Le langage n’y intervient que
comme médium de la « traditionalisation » des productions subjectives. Il
s’agit, par cette reconnaissance du rôle médiateur du langage, de répondre
non pas à la question de la « source productive » (leistenden) des
idéalités, mais à celle des conditions de traditionalisation qui assurent
une continuité à l’œuvre de la subjectivité transcendantale — malgré les
interruptions inévitables liées à la finitude des activités humaines (aux
contraintes de l’emploi du temps). La « logique » du monde de la vie
n’est donc pas pensée par Husserl comme langue. Cette dernière —
confondue sans autre forme de procès avec ce qu’il est convenu d’appeler
le langage en général — n’est tout au plus qu’une manifestation, une
incarnation parmi d’autres d’une logique de la vie. C’est ainsi que tout en
critiquant le « vice de subreption » qui consiste à appliquer la logique
traditionnelle (qui est génétiquement seconde) au monde de la vie
(qu’elle présuppose), Husserl dévoile le lieu d’une « logique » anté-
scientifique, d’une logique pré-qlogique, mais sans procéder à la moindre
critique du concept usuel du « linguistique »195. Le langage en général est
conçu comme une formation primitive qui fait le « lit » de la formation
de sens géométrique. C’est à ce niveau que s’inscrit une différence
capitale aux yeux de Husserl entre productions techniques qui impliquent
l’intervention de la main et qui de ce fait ne peuvent jamais parvenir à
une parfaite identité, et les œuvres culturelles littéraires au sens large où
l’unicité du sens produit est la condition d’une production annexe
d’exemplaires strictement interchangeables. Les premières sont des
idéalités liées, parce que réinscrites dans le monde culturel et dépen-
dantes du contexte dans lequel elles se manifestent corporellement. Les
secondes sont des idéalités libres, ou du moins manifestant pour la pre-
mière fois une liberté élargie par rapport à leur support et donc aussi par
rapport à leur contexte, puisque ces supports peuvent s’insérer dans le
monde culturel sans que l’identité de l’idéalité de sens n’en souffre la
moindre altération. La matière qui les fonde est donc quelconque — se
trouve rompu le lien qui liait la forme à sa matière dans les œuvres tech-
niques et culturelles non littéraires.
Ces idéalités comportent néanmoins des degrés. Husserl distingue
ainsi entre 1) idéalité géométrique, 2) idéalité de la signification linguis-
tique, 3) idéalité grammaticale et 4) incorporation sensible. C’est donc en
bénéficiant du lit des idéalités linguistiques et de leur incorporation que la
géométrie acquiert une possibilité de traditionalisation, et par là même la
possibilité d’accéder à une véritable intersubjectivité et donc d’advenir
dans l’histoire universelle au lieu de rester confinée dans le secret d’une
conscience. Nous vérifions ainsi la force de l’axiome déjà évoqué et selon
194
Krisis p 407, p [368-369].
195
Krisis p 153, p [138]: « Ce qu'on vient de dire concerne naturellement aussi la logique
en tant que doctrine normative apriorique de tout ‘logique’ — du logique au sens tout à fait
dominant du terme, c’est-à-dire au sens selon lequel la logique est une logique de l'objectivité
rigoureuse, une logique des vérités objectivo-logiques. Aux prédications et aux vérités qui sont
antérieures à la science et à la ‘logique’ qui norme intrinsèquement cette sphère de relativités, à
la possibilité aussi pour ce logique-là, qui s'adapte au monde de la vie de façon purement
descriptive, d'interroger le système des principes qui le norment a priori, on ne pense jamais.
C'est la logique objective traditionnelle qui sans autre forme de procès s'est vue substituer à ce
dernier comme norme a priori s'appliquant aussi à cette sphère de vérité subjectivo-relative. »
77
lequel seule une idéalité peut être réellement porteuse d’une idéalité de
degré supérieur. Mais nous vérifions aussi son corollaire: seule une
idéalité fondée dans un matériau sensible peut permettre à une autre
idéalité de se fonder en elle et d’advenir ainsi une fois pour toutes et
pour une première fois. L’idéalité ne peut donc se produire
phénoménologiquement, se manifester et advenir que par le truchement
d’une incorporation sensible elle-même porteuse d’une proto-idéalité qui
portera en elle la nouvelle idéalité. Il y a ainsi une double stratification
d’idéalités. Les idéalités géométriques qui sont les idéalités thématiques
et d’autres —les idéalités linguistiques— qui servent simplement de
médium, non-thématiques. C’est donc le langage qui assure la médiation
permettant à l’objectivité idéale géométrique de franchir le seuil de la
conscience propre, de l’âme du premier inventeur196, en procurant
indirectement aux idéalités la « chair linguistique » dont elles ne
sauraient se passer. Bien qu’elle ne soit pas « source productrice »
(leistenden), la langue avec sa fonction d’incarnation « produit »
cependant l’objectif. C’est dans le contexte de ces analyses que Husserl
croise une question —quelle est l’origine du langage?— qu’il écarte
aussitôt au profit d’une autre sur le rapport entre le langage comme
fonction de l’homme au sein de l’humanité et le monde comme horizon
d’existence humaine.
Par delà le langage en tant que langue, à la fois principe de clôture de
l’humanité en une humanité particulière (nationale) et principe d’une ou-
verture équivoque, il y a un horizon d’humanité constant auquel appar-
tient le langage comme fonction universellle. La pure conscience de soi
de l’humanité se réalise à travers le langage; l’« humanité se connaît
d’abord comme communauté de langage médiate et immédiate »197, mais
l’idiome n’est lui-même que le soutien d’une fonction anthropologique
universelle —du langage en général— par laquelle la subjectivité se
réalise en tant qu’humanité normale. Mais cette fonction langagière
générale n’est elle-même que la saisie formelle d’une langue comme pôle
idéal. C’est ainsi que, selon le cercle de la facticité et de l’aprioricité,
l’humanité ne peut se produire sur la scène de l’histoire mondiale et
produire cette scène198, qu’à s’instituer comme communauté de langage,
c’est-à-dire en tant que communauté de sujets susceptibles de
communiquer dans la réciprocité et la parfaite intelligibilité. Le monde
comme monde pour tous présuppose les hommes en tant qu’ « hommes
de leur langage » (sic). Mais cette fonction universelle en tant que
moment structurel de l’Idée d’humanité présuppose une prise de parole
effective dans les bornes d’un idiome fini. C’est à ce stade qu’intervient
l’expression linguistique écrite, avec sa fonction de consignation
(Dokumentierung). Pour qu’une idéalité soit parfaitement constituée, il
faut que son événement avec ce qui en assure la suppression en tant que
simple événement soit inscrit dans la structure de l’idéalité à titre de
moment essentiel199.

196
Krisis p 407, p [368].
197
Krisis p 408 p [369].
198
Krisis pp 408-309, p [370]: « Le langage est de leur côté une fonction et un pouvoir
exercé corrélativement rapporté au monde, universum des objets en tant qu’il est exprimable
dans un langage selon son être et son être-tel »
199
Cf Jacques Derrida, La voix et le phénomène. pp 107-108
78
Chapitre IV

Réduction de la langue et langue de la réduction

§ 11. NÉCESSITÉ D’UNE MISE ENTRE PARENTHÈSE DE LA LANGUE

La réduction phénoménologique —en tant qu’elle implique une réduc-


tion eidétique— est une libération. Elle a la forme d'une dé-motivation,
d'une extirpation de la conscience hors du réseau d'interconnexions dans
lequel elle s'est toujours déjà oubliée. La réduction tout comme la liberté
qu’elle libère sont inarticulables dans la langue naturelle. L’époché est
une opération qui, décrite dans la langue naturelle, ne peut manquer
d'apparaître paradoxale, voire absurde ou énigmatique. Il en va ainsi des
expressions qui disent l’époché: ausschalten, einklammern, außer Spiel
(Aktion) setzen, keine Gebrauch machen; soit respectivement:
interrompre ou éteindre plutôt que mettre hors-circuit, mettre entre
parenthèse, mettre hors jeu, ne plus faire usage. Chacune de ces
métaphores exigerait une complication incompatible avec son usage
quotidien. Comme si l’on éteignait la lumière et que tout à coup se levait
une clarté ni totalement nouvelle, ni tout à fait familière qui nous
montrerait non seulement ce que l’on voyait auparavant, mais nous
donnerait, par dessus le marché, une radiographie du dispositif
d'éclairage.
Husserl s'est lui-même à plusieurs reprises expliqué sur cette situation.
L’effort de la phénoménologie pour placer en orbite un Je spectateur de la
conscience naturelle est toujours en même temps une lutte de la phéno-
ménologie contre le dit langage naturel, effort pour constituer sa propre
langue à l’encontre et au sein de la langue naturelle. Une telle lutte est
inéluctablement sans issue pour des raisons que nous verrons et qui ne
sont pas sans rapport avec l’inachèvement des réductions, quelles que
soient par ailleurs leur radicalité et leur perfection. Bien que le discours
phénoménologique ne puisse se constituer que dans l’arrachement à la
langue commune, il doit se soumettre en même temps à trois autres
contraintes: 1) comme toute science, la phénoménologie doit déposer,
consigner la signification qu’elle élabore sur la base d’intuitions exem-
plaires, sous forme de discours en langage, de prime abord, naturel, pour
qu'une communauté de phénoménologues ait une chance de se constituer
sur la base d'une transmission traditionale; les phénomènes de la « mise
en commun » (Vergemeinschaffung), de la « consignation »
(Dokumentierung) et de la « sédimentation » (Sedimentierung)200 valent
200
Comme le déclare le manuscrit A I 26 (1934): « La consignation (Dokumentierung) de la
vérité et des voies qui conduisent à la vérité créée, elle-même, de nouvelles consignations pour
le monde qui va s’élargissant (…): cette consignation elle-même avec ses significations est un
existant mondain qui, itérativement, devient à son tour un thème pour des créations humaines, et
pour les vérités qui s’y rapportent. La langue ne ‘produit’ (leistet) ce qu’elle doit ‘produire’ que
par l’expression des choses dans la nomination et par la consignation des voies de passage
79
donc aussi du savoir transcendantal; 2) par ailleurs, bien que son discours
prétende au statut de théorie, le phénoménologue doit se garder de
lorgner du côté des langages formalisés, comme celui des mathématiques,
qui sont foncièrement impropres à décrire les essences fluides et
anexactes des phénomènes en question201; 3) enfin, quand bien même il le
voudrait, le phénoménologue ne peut davantage réduire les langues
d'emprunt à l’idéal formel, qu'éviter le passage par, au moins, l’une
d’elle202.
Ce dernier trait nous met en présence de cette structure constitutive de
la phénoménalité, que nous avons désignées sous le titre d’exemplarité,
c’est-à-dire de secondarité, d’auxiliarité. Il est possible de la remarquer,
si l’on veut s’en donner la peine, dans tous les discours tentant de penser
« honnêtement » les fondations de la science, et en particulier les
fondations de la logique ou des mathématiques. Seulement, comme c’est
inévitable, cela intervient toujours comme en passant, comme une simple
concession dont il n’y aurait pas à faire grand cas. Par quoi on retombe
dans la métabasis que nous dénonçons, métabasis par laquelle une pensée
logique se revendiquant comme mûre et solidement campée sur ses
jambes, jette l’eau du bain, pour mieux se débarrasser du bébé qui
sommeille en elle. Ou pour le dire de façon moins imagée, et prendre
appui sur un cas, nous pouvons observer cela chez Frege, au moment
même où il relègue le « linguistique » dans l’enfance ou la minorité de la
pensée logique: alors qu’il écrivait à Husserl (en 1891) que « les langues
ne sont pas faites selon la règle logique » et que « quiconque voudrait
apprendre de la langue la logique serait comme un adulte voulant
apprendre d’un enfant à penser » 203, il concédait, en passant et sans en
mesurer la portée, dans « Concept et objet » (1892), à propos de ces deux
concepts fondamentaux indéfinissables et inanalysables, qu’ « au lieu de
définitions nous devons fournir des illustrations » et tabler sur « une
compréhension mutuelle de nos esprits », compréhension qu’il est
possible d’obtenir au moyen de « quelques indications qui font appel au
sens de la langue que partage tout allemand »204. Une telle concession ne
place certes pas la langue au fondement de la logique; avec sa dimension
« esthétique », la langue représente bien plutôt la gangue dont il faut
d’abord extraire le logique pur. Mais pour qu’une telle opération
cathartique (au sens hippocratique) soit couronnée de succès, il faut, au
moment même où elle libère la logique et pour pouvoir le faire, que s’ef-
fectue un travail qui n’est ni celui de la langue, ni celui de la logique. Ce
travail passif et sans sujet est ce qui s’appelle entente ou sens de la
langue. Un tel geste ne revient pas à « fonder » le logique ou le
mathématique sur l’idiomatique, mais à concéder que l’évidence logique
catégoriales des choses connues et nommées à celles qui ne sont pas connues, ni nommées en
général, à celles qui sont cachées, à celles qui ne sont connues que dans certains traits singuliers
ou certains groupes de traits, etc. » p [37]. Voir également, LFT, pp [23-4], § 5. C’est l’un des
fils conducteurs de la Krisis.
201
Cf Ideen I, Introduction. p [6].
202
RL I § 28; Cf sur ce point, G-G. Granger, p 81, "Langue et systèmes formels", in
Langages. 6ème année. . N° 21. 1971; et du même auteur, "Remarques sur l'usage de la langue
en philosophie », Langages. n° 35 1974.
203
Lettre du 24 mai 1891, Correspondance Frege-Husserl, tr. G. Granel et texte original,
Mauvezin, T.E.R., 1987, 43. —Voir sur ce point le très éclairant et très suggestif article de P.
Ducat, « Sens et signification chez Husserl », Études phénoménologiques, 17, 1993, p 87 et sq.
204
Frege, « Concept et objet », Écrits logiques et philosophiques, tr. C. Imbert, Paris, Seuil,
1971, p 130. —Nous devons à P. Ducat d’avoir attiré notre attention sur ce point, « Sens et
signification chez Husserl », Études phénoménologiques, n° 17, Bruxelles, 1993, pp 89-91.
80
ou mathématique ne surgit qu’à prendre appui contre l’idiome. Le
logique ou le mathématique ont besoin du linguistique en tant
qu’idiomatique, précisément pour le réduire. Ou, pour le dire selon
l’étrange syntaxe déjà repérée (qui est celle, non de la Begründung et de
la construction, mais de la Fundierung et de la présupposition), la logique
requiert l’idiomatique, précisément pour le réduire, le minorer, le
reléguer, après lui avoir prélevé, au passage, la substance sans laquelle
elle ne peut exister. Il est donc hors de question d’opposer la moindre
résistance au logicisme au nom d’un primat du linguistique, une telle
position est en définitive intenable; il s’agit plutôt de relever la logique de
ce rapport de force, de remarquer comment s’opère l’hégémonie du
logique. C’est en vertu de sa faiblesse même, de son éminente
réductibilité que la langue se révèle comme l’élément indispensable de
toute réduction.

§12. SENS ET POSSIBILITÉ D’UNE RÉDUCTION DE LA LANGUE

De prime abord, la structure de la langue, le « sens » du discours en


tant que tel semblent les condamner à contredire l’intention cardinale de
la phénoménologie. Comme en témoignent certains fragments tardifs,
Husserl n'a cessé de faire retour sur la modification fondamentale que
devait subir la langue et le discours si la phénoménologie voulait ne pas
rester une simple vue personnelle, une visée (une opinion) évanouissante,
contredite dès sa profération silencieuse dans l’intimité de la conscience.
La langue dans laquelle il s'exprime (l’allemand); le sens du discours: la
distribution systématique synchronique des mots et le système entier des
règles qui composent la grammaire allemande et qui régissent l’usage des
mots, c'est-à-dire leur articulation au sein de la phrase allemande; tout ne
fonctionne que par rapport à un certain enracinement, une certaine mise-
en-situation ou en contexte qui condamne toute infraction au non-sens
(Unsinn). Ce non-sens peut être du type évident qu'indiquent les Re-
cherches logiques: « le vert et ou »; mais il peut être également d'une
espèce beaucoup plus discrète, quasi-imperceptible. C’est le cas d’une
phrase en apparence normale. C’est tout d’abord le cas dont les mots, la
syntaxe, l’emploi semblent de prime abord tout à fait reconnaissables et
familiers à l’auditeur ou au lecteur, mais qui devraient à mieux y regarder
apparaître comme un non-sens205. Autre cas: supposons une phrase
apparemment normale, mais dont la longueur et la passivité relative
d’une lecture ou d’une écoute se reposant sur une « familiarité » avec la
langue masquent l’incohérence. De tels non-sens passent inaperçus,
lorsque nous lisons de manière « rythmique », c'est-à-dire de manière
purement symbolico-associative sans faire appel à la moindre intuition de
ce qui est en question, comme lorsque nous lisons distraitement un roman
ou que nous récitons machinalement un poème, en effectuant « par
205
Notons qu’on ne tombe pas de la sorte sous le coup de l’accusation infamante de private
language, étant donné que ce non-sens reste —pour des raisons que nous allons préciser—
lisible et qu’il ménage de la sorte l’accès au sens jusque là inintelligible. Ne pas l’admettre,
c’est refuser la possibilité même d’un discours phénoménologique! — Cf. Marginalia datées de
1933-34 à la Sixième méditation cartésienne (1932) d’E. Fink, Kluwer Ac. Pub., 1988,
respectivement tr. fr. N. Depraz. Millon, 1994, notes 236, 241, 293, pp [81], [82], [95].
81
endroits réellement et à proprement parler les jugements et qu’ensuite
nous nous laissons porter, par ci, par là, par de simples indications des
formations du langage qui (…) peuvent avoir elles aussi à leur tour leur
distinction —d’une tout autre espèce— ou manquer de cette
distinction »206. Dans la mesure où la distinction analytique (ou
syntaxique) met en évidence la contradiction ou la non-contradiction,
l’indécision et l’indistinction analytique et apophantique où nous laisse ce
mode de lecture, peut donc fort bien masquer un non-sens. Le non-sens
surgit alors comme un contretemps, comme une arythmie qui fait
éventuellement buter le cours de la lecture; c’est d’ailleurs ce qui nous
incite alors à renouveler la lecture sur un mode plus articulé.
C'est un peu ce qu'éprouve celui qui aborde pour la première fois la
lecture des textes de Husserl. Et comme nous le verrons, un tel
achoppement ne concerne pas seulement la « matière terminologique » du
discours phénoménologique, mais également une certaine torsion
syntaxique. Pour des raisons essentielles, ce n'est pas seulement tel ou tel
terme qui demande à être re-compris, retraduit phénoménologiquement,
mais la structure même de la langue. La phénoménologie accomplit ainsi
le rêve de toute philosophie d’être réformatrice, voire institutrice d’une
langue conforme à l’essence des choses — ce qu’elle ne peut accomplir,
toutefois, qu’à prendre appui sur et à se glisser dans ce qui dans la langue
naturelle en fait un médium impropre à exprimer une pensée exacte ou
formellement rigoureuse: à savoir, la capacité à tenir compte du contexte
de l’énonciation, qui se traduit par la présence de certains mots, que les
linguistes nomment « embrayeurs »207, et Husserl, « expressions
essentiellement flottantes ». La présence de ces éléments qui traduit une
certaine « sensibilité » des langues naturelles au contexte dans lequel
elles se forment et sont « utilisées », marque à la fois la « faiblesse »
formelle, mais par la même occasion la puissance passive, par rapport à
tout système symbolique formel ainsi qu’à toute simulation qu’on
voudrait en proposer208. Pour n’être pas simple formalisme, simple
logicisme, fût-il egocentrée, la phénoménologie doit prendre en charge
cette flexibilité de la langue, au risque de se laisser emporter par le poids
des habitudes de pensée sédimentées, par le poids de ces « mythologies
portatives » qui ont joué tout au long de l’histoire, le rôle d’impedimenta
de la pensée philosophique, donnant lieu à ces formations logiques
lourdes de mythe qui caractérise la plupart des concepts de la mé-
taphysique aux yeux de Husserl. C'est à ce prix que le discours phénomé-
nologique devient articulable et partageable. La langue qui est à chaque

206
Logique formelle et logique transcendantale, p [53]. — Quant à la notion de rythmique,
elle apparaît comme le concept central de la théorie phénoménologique de la lecture dont les
éléments se trouvent disséminés à travers Logique formelle et logique transcendantale, § 70, b)
pp [159-161], et, § 16 b) p [50] sq .; cette rythmique correspond au mode de pensée que nous
avons identifié ci-dessus, comme « symbolico-ludique » (ou pensée catégorialement confuse,
bien que bénéficiant d’une « distinction » linguistique).
207
Jackobson, Essais de linguistique générale, Seuil, 1963, p 179 et E. Benveniste,
Problèmes de linguistique générale, 1966, p 251, cités par G-G. Granger, in Langages. N° 21.
1971, p 84.
208
Comme l’écrit G-G. Granger, op. cit. p 86: « quand la science prend pour objet la langue
elle-même (…) elle ne peut espérer en approcher la structure qu’en multipliant les points de vue,
puisque l’outil dont elle use, étant système symbolique, est de même nature qu’elle, et
considérablement moins puissant que ce qu’il sert à simuler ». Ce qui ne l’empêche pas de rêver
à une « extension de la pensée formelle débordant le logico-mathématique (…) et rompant par
exemple l’interdit jeté sur les embrayeurs ». Mais une telle « logique » ainsi rêvée n’est-elle pas
la « phénoménologie » comme « logique transcendantale »?
82
fois la nôtre nous rapporte à notre monde environnant, celui qui est coex-
tensif à la langue parlée, et au-delà au monde lui-même. La réduction
phénoménologique de l’attitude naturelle est donc solidaire d'une réduc-
tion de la langue, réduction sans laquelle la phénoménologie est condam-
née, non pas au discours solipsiste qui suppose encore la langue et la
thèse du monde, mais à l’incohérence d'une Meinung inconsistante et
même « insensée ». La mise en œuvre de la réduction phénoménologique
comme ouverture d'un champ d'expérience transcendantale s'accompagne
donc de l’institution d'une langue phénoménologique, apte à décrire les
phénomènes inédits de la conscience intentionnelle pure.
Nous lisons ainsi dans un manuscrit daté de 1930 (B I 5), que l’institu-
tion d’une « langue phénoménologique » comme « logique
transcendantale » est le corollaire de la réduction à la sphère de la
subjectivité transcendantale. La réduction de la langue du monde à un
« logos du transcendantal » signifie la reconduction d’une langue exo-
centrée sur l’X du monde toujours déjà posé comme existant à une langue
egocentrée209.
Mais une telle réduction de la langue naturelle, abordée essentielle-
ment sous l’angle terminologique (création de symboles égologiques),
semble installer un conflit entre l’intention, le vouloir-dire phénoménolo-
gique, et le dit qui continue, en dépit de tout, de se proférer via la langue
naturelle. Cela condamne-t-il le phénoménologue à un discours solitaire,
pire à un « langage privé »? S’il en allait ainsi, il ne saurait pas même être
question d’un tel discours solitaire ou d’un « langage privé », car le
discours-que-je-me-tiens-à-moi-même se dit déjà dans une grammaire qui
est celle de ma langue naturelle et qui, tangentiellement, est celle de toute
langue normalement constituée, c’est-à-dire viable (autrement dit toutes
les langues qui ont vu ou verrons le jour). C’est pourquoi la réduction de
la langue naturelle ne saurait se borner à la constitution d’une
terminologie (d’un système de symboles égologiques), mais
s’accompagne également d’une réduction (tacite) de sa grammaire 210.
209
« Dans le retour à la sphère subjective absolue, celle-ci se révèle comme champ
d'expérience et de recherche descriptive. Mais conjointement nous est donnée une vérité
prédicative qui sera recherchée et exprimée, que cette vérité soit d'ailleurs du point de vue
descriptif une vérité factice ou une vérité d'essence. On se sert par conséquent ici de la langue
avec ses significations —mais la langue sera réduite égologiquement et les mots et les
propositions seront réduits à de simples symboles égologiques, qui reçoivent librement leur
teneur de sens de l'Ego, une teneur qui, au moyen de la mise entre parenthèse deviendra un sens
purement égologique ou qu'on adjoindra aux symboles, après la mise-en-valeur du sens
transcendantalement accessible.// Nous sommes donc ici devant un état des choses
fondamental, qui est nécessairement présupposé par la phénoménologie // Je me réduis à mon
ego transcendantal. En tant qu'ego transcendantal, je forme des symboles —des symboles
transcendantaux, qui existent justement dans ma sphère transcendantale et qui ensuite sont
« éprouvables » intersubjectivement dans leur être transcendantalo-intersubjectif, et qui
symbolisent des états de choses transcendantaux en tant que significations. Au moyen de leur
signification, il faut ensuite fixer en général des vérités transcendantales, d'abord de manière
descriptive pour ma sphère primordiale, puis pour mon intersubjectivité égologiquement
orientée, pour le monde de l'expérience dans une appréhension transcendantale à tous ses
niveaux. —C'est là dessus qu'il faut fonder éventuellement de façon indirecte une connaissance
transcendantale: une « logique transcendantale ». La logique des vérités prédicatives en tant que
vérités transcendantales, le Logos du transcendantal. »
210
« Bien sûr, cela n'est pas contredit par le fait que l'énonciation accomplie dans les mots,
dans la grammaire de la langue allemande possède eo ipso un sens qui se rapporte au peuple
allemand, que par conséquent je contredis d'emblée l'époché transcendantale par mon discours,
ne serait-ce que dans le discours-que-je-me-tiens-à-moi-même. Par suite, il suffit ici de renvoyer
à la possibilité de réduire aussi de la sorte ma langue, qu'elle repousse tout sens mondain et
qu'elle soit l'expression pure de ce que je vise, i.e. par conséquent que je ne mette rien d'autre en
valeur que précisément le sens de mon discours conçu originairement par moi même. »
83
Or, et c’est tout le paradoxe d’une telle réduction, elle ne peut se faire
qu’à l’intérieur de la langue naturelle. Pour élucider ce paradoxe, il nous
faut donc aborder la question de la constitution de la terminologie phéno-
ménologique et montrer comment les expressions essentiellement flot-
tantes, qui fonctionnent dans la langue comme des prothèses du discours
naturelle (lui assurant sont assise et sa marche, mais également provocant
un handicap dont la formalisation cherche à la débarrasser), comment ces
expressions, donc, représentent le point archimédien où va porter l’effort
de « conversion » phénoménologique.

§ 13 MISE EN ŒUVRE D'UNE VARIATION TERMINOLOGIQUE ET CONSTITUTION


D'UN STOCK D'EXEMPLES.

Le texte de l’introduction des Ideen I se clôt sur « une courte


discussion terminologique » (mit einer kleinen terminologischen
Erörtung) qui s'élargit en une remarque générale sur la production
terminologique en philosophie en général, et en phénoménologie en
particulier. Cette courte discussion fait état d'un souci déjà ancien, qui
remonte aux moins à la période des Recherches logiques: celui d'éviter
autant que possible (vermeiden nach Möglichkeit) les termes d'a priori et
d'a posteriori. Cet évitement qui n'aura pas été toujours possible si l’on
en juge par la fréquence de ces termes en particulier dans les Recherches
III et IV, aura été motivé par une certaine défiance: « Trop d'obscurité et
d'ambiguïté propices à l’erreur s'attachent à leur emploi commun; en
outre, les doctrines philosophiques plus ou moins décriées, héritage
fâcheux du passé, les ont profondément contaminées. »Double hérédité
décrite dans des termes qui sont ceux de la pathologie et de la tératologie.
La « cathartique » proposée est par conséquent celle d'un usage
circonstancié, neutralisé par le contexte et par l’association d'autres
termes équivalents, « eux mêmes clairs et univoques ». Car, somme toute,
l’emploi de ces termes se révèle inévitable, là surtout où il s'agit
« d'évoquer des parallèles historiques. »211
La seconde précision terminologique concerne les termes d'Idée et
d'idéal. De prime abord, Husserl aurait plutôt pensé que les équivocités et
donc les risques d'erreur étaient moindres avec ces derniers. Mais les
contresens commis par les premiers lecteurs des Recherches lui ont fait
« suffisamment sentir » qu'il n'en était rien212. A cela vient s'ajouter un
autre souci (Bedürfnis) celui de « maintenir pure la distinction entre le
concept kantien si important d'Idée et le concept général d'essence
(formelle ou matérielle) ». Cette dernière différence reprend celle entre
idéalisation et idéation. C'est ainsi que s'explique l’emploi d'Eidos alors
que ce terme est étranger à la langue allemande (commune et philoso-
phique) et l’équivalence dès les Ideen… I entre Eidos et Wesen (Essence).
Ici comme là, les procédés par lesquels la phénoménologie se constitue
comme langue sont ceux de l’emprunt, du prélèvement, de la dissipation
de l’obscurité et de la limitation des équivocités par la multiplication et la

Manuscrit B I 5 V pp [19-20], daté de septembre 1931.


211
Ideen …I., p [8].
212
Une telle présomption est d'autant plus surprenante si l'on songe que pour l'essentiel les
Recherches logiques peuvent se lire comme une dissipation des types d'usages déviants du terme
d'idée en philosophie (réfutation de la théorie empiriste des idées générales, de l'idéalisme
subjectif et empiriste de Berkeley, du nominalisme, etc.).
84
mise en équivalence des termes.
La Remarque générale prend en considération de manière plus fron-
tale, plus thématique, le problème de la constitution de la langue phéno-
ménologique, langue que Husserl oppose, d’emblée, à deux autres, la
langue commune et la langue philosophique, et à un langage: celui,
formel, des mathématiques. Comme tout discours scientifique en prise
sur un domaine propre, la phénoménologie doit se constituer en une
langue articulée en fonction des exigences propres à ce domaine. C'est
pourquoi elle procède comme tout langage technique à des emprunts, à
des transpositions de termes qu'il s'agit d'ajuster au domaine d'être, c'est-
à-dire au domaine d'expérience correspondant. La phénoménologie
continue de s'inscrire dans une tradition et dans une langue: celle de la
philosophie. Cette inscription se manifeste, entre autres, par le respect du
« cadre de la langue philosophique »213.
La langue de la phénoménologie commence par s'installer dans le
cadre de la langue philosophique historique, tout comme le lexique de la
chimie commence par s'installer dans le cadre du vocabulaire de
l’alchimie. Si l’on admet que la phénoménologie est la philosophie
devenue science rigoureuse, son apparition est à la fois inscription dans le
cadre de la langue philosophique et destruction du lien qui maintenait ce
cadre en prise sur un champ naïvement considéré, c'est-à-dire reçu dans
l’oubli de la donation elle-même. Mais la phénoménologie d'après son
sens, —en tant que « science de l’essence de la subjectivité »— ne doit ni
ne peut se constituer conformément à l’idéal logico-mathématique des
sciences dures; elle ne peut prendre possession une fois pour toutes de
son domaine par la fixation logique des concepts fondamentaux dans des
définitions et par déploiement du sens, de l’extension et des limites du
sens objectif de l’expérience correspondante. La différence de la
phénoménologie en tant que science eidétique matérielle avec toute autre
science eidétique matérielle (par exemple la géométrie) touche à la fois
au procédé logique de la définition et au mode d'intuition mis en œuvre.
Les concepts fondamentaux de la philosophie, et a fortiori ceux de la
phénoménologie ne peuvent être fixés dans des définitions de style
mathématique parce que l’expérience correspondante ne livre pas de
champ dominable, d'un seul coup et une fois pour toutes. Par là même
nous entrevoyons pourquoi l’état de crise et de révolution où les sciences
tentent un réaménagement de leurs fondements est l’exception en ce qui
concerne les sciences positives qu'elles soient eidétiques ou empiriques,
alors qu'il est la règle même en philosophie. Le caractère principal de la
langue philosophique serait dès lors l’instabilité de son « cadre ».
Le positionnement du discours phénoménologique devra donc
naviguer entre plusieurs écueils. Il devra d’abord éviter de choisir des
expressions tombant en dehors du cadre de la langue philosophique
pour cette raison qu'elles ne conviennent pas à l’usage qui doit être le
leur. Par ailleurs, elle devra recourir avec parcimonie à des
expressions extérieures à ce cadre, expressions qui sont de deux
sortes: (a) technico-scientifiques et (b) communes, provenant de la vie
quotidienne.
A la différence d’une science exacte, la phénoménologie semble, en
effet, vouée à des concepts infixables. Fixer un concept, lui donner un
sens cohérent (compatible) et univoque, cela revient à en donner une
213
Ideen …I , p [6].
85
définition et à faire reposer cette définition sur la base d'un champ
(Umfang) d'intuitions disponibles (auf Grund unmittelbar zugänglicher
Anschauungen). L’univocité du concept dépend de l’identité de ce qu'il
vise, et donc de l’identifiabilité de ce qui est visé avec ce qui peut se
donner dans une intuition, bref de l’identifiabilité de l’unité de
signification avec une extension de singularisations elles-mêmes
saisissables intuitivement. L’univocité des concepts philosophiques
dépend donc de l’indentifiabilité de l’unité de signification avec des
intuitions. Mais là où la science ne rencontre pas d'obstacle majeur, la
phénoménologie rencontre une difficulté: celle qui concerne l’obtention
des intuitions de base et dans leur purification. Le travail essentiel de la
philosophie est donc d'abord de « produire » les intuitions des cas
singuliers qui soient par rapport à l’unité de signification et à son
extension dans la situation de singularisations, singularisations qui ne
soient pas simplement pensées, mais saisies intuitivement. La phénomé-
nologie part donc d’intuitions de base, d’illustrations vagues et impurs
qu'il s'agit d'élever à la pureté, à la clarté et à la distinction, d'une singula-
risation conceptuelle ou logique, d’une authentique exemplification.
L’histoire de la philosophie serait l’histoire de cette langue qui cherche à
s'enfanter elle-même, en produisant le sol ou la matrice où elle
s'engendre. Ce qui revient à condamner par là même comme maladroite,
infructueuse et des plus néfaste (unfruchtbar, verkehrt und von
schädlichesten Folgen) toute imitation des mathématiques. Or c'est là
précisément le chant des sirènes auquel la philosophie, en la personne de
Descartes, entre autres, aura le plus souvent cédé. Plus particulièrement ,
c'est la géométrie qui aura exercé ce charme sur le philosophe; ce qui
s'expliquerait, d’un point de vue husserlien, par le fait que toutes deux
sont des eidétiques matériales, et que toutes deux prétendent constituer
l’armature apriorique de deux sciences empiriques: la physique et la
psychologie respectivement.
Mais la différence entre l’une et l’autre, comme l’expliqueront les §§
70-75 des Ideen …I est celle qui sépare les essences exactes et les
essences anexactes. Voilà pourquoi, c'est du côté de la langue commune
que doit se tourner le phénoménologue, car les expressions issues de la
langue quotidienne, du fait du caractère fluctuant de la plupart des
expressions catégorématiques qui composent son lexique, sont plus
adaptées aux types d'intuitions exemplaires auxquelles tend le
phénoménologue. Les remarques conclusives de l’introduction peuvent
tout à fait être comparées à une méthode de variation terminologique
contrepoint d'une variation eidétique. Comme dans la variation eidétique,
le travail essentiel consiste à choisir une expression comme modèle et
point de départ (Vorbild et Ausgangspunkt), en la constitution d'une série
de variantes terminologiques à partir d'une initiale, assumant un privilège
(Auszeichnung), celui de guider, d'encadrer la production de la série
d'expressions équivalentes.
Cette terminologie se conforme à la loi qui gouverne la constitution et
le développement de la langue philosophique. Les concepts doivent tou-
jours se calquer sur des intuitions, ainsi toute terminologie comporte-t-
elle une part d'anticipation, donc de sens indéterminé en attente de
confirmation. Une telle confirmation ne doit pas se borner à la
vérification par substitution comme cela se fait en mathématiques,
autrement dit, elle ne peut en rester au niveau d'un remplissement signitif,
86
mais doit tendre vers une illustration authentique, c'est-à-dire intuitive.
Ce qui suppose que le phénoménologue soit capable de se constituer un
stock d'intuitions disponibles et utilisables à volonté, de « preuves
tangibles (Aufweisungen) déterminées et évidentes par elles-mêmes »214,
c’est-à-dire, comme nous allons le voir, sur la base d’authentiques
exemplifications215.

§ 14 LA LANGUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE: NI LANGAGE FORMEL, NI LANGUE


EMPIRIQUE.

Dèjà dans la Première Recherche, Husserl notait qu'on ne pouvait re-


trancher, biffer, effacer (herausstreichen) de la langue allemande et par
extension de toute langue empirique particulière, les « mots
essentiellement occasionnels » ou comme il les nomme encore « les
expressions essentiellement subjectives et occasionnelles »216: tels par
exemple les pronoms personnels, les démonstratifs, les adverbes
impliquant une situation spatio-temporelle, l’article défini, les
interjections, la plupart des expressions de la vie de tous les jours …. Par
le biais de ces expressions, les langues communes se rapportent à la
communauté de sujets parlant qui en fait usage. Le critère de partage
entre ces expressions et les autres, est celui que thématiseront la théorie
des touts et des parties et la théorie des touts et des parties de
signification qu'est au fond la grammaire logique pure (RL III & IV); à
savoir celui de la dépendance et de l’indépendance. Ainsi, « une
expression est objective quand sa signification dépend ou peut dépendre
simplement de sa teneur de phénomène phonétique, et quand, par suite,
elle peut être comprise sans qu'on ait besoin nécessairement de prendre
en considération la personne qui s'exprime ni les circonstances dans
lesquelles elle s'exprime. » 217 Ainsi une expression objective est définie
idéalement par la possibilité d'une entente (Verständnis) indépendante de
tout contexte d'énonciation. En revanche, une « expression essentielle-
ment subjective et occasionnelle », ou, plus brièvement, « essentiellement
occasionnelle », est une expression dont l’unité conceptuelle implique un
lien fonctionnel et logique avec contexte d'énonciation, contexte qui peut
d'ailleurs être purement fictif dans lequel « l’énonciation » (Aüßerung)
puise « des points de repères (Anhaltspunkte) intelligibles et
suffisamment sûrs pour tout le monde, qui puissent guider l’auditeur vers
la signification visée dans le cas donné » 218.
Ce qui caractérise une signification essentiellement fluctuante n'est pas
autre chose que le lien de motivation avec le contexte de l’énonciation,
que nous évoquions plus haut. La séparation nette entre indice et
expression, à laquelle se livraient les premiers paragraphes, poursuivait
un but de délimiter strictement le logique, entendu précisément comme
cet idéal dont le § 28 ne tarde pas à mesurer l’éloignement, de libérer la
voie pour une analyse des significations affranchie de tout naturalisme et
de tout psychologisme. Mettre les significations en orbite s’imposait
214
Ideen …I, p [6].
215
Ideen …I, p [6] trad. modifiée. Aufweisung: traduit assez exactement ce qu’Aristote
entendait par tekmhvrion, in Rhétorique, I, 1357 b 3-10. Cf. par anticipation, RLV p [348] dont
nous reparlerons plus bas.
216
RL I p[ 88] § 27.
217
RLI. p [80] . Je souligne.
218
RL I p [81]. trad. modifiée.
87
comme le plus sûr moyen pour manifester , par contrecoup, le caractère
accidentel du lien de celles-ci avec tel contexte d'énonciation, tel sujet
énonciateur, ou telle situation, de montrer que, bien que le sujet y puisât
éventuellement un étayage, un point d'appui (Anhalt), il n’était possible,
aucun cas, d’y réduire la signification, de repérer dans ce contexte les
éléments porteurs (Träger) de signification. Mais à mettre ainsi le
« logos » en apesanteur, Husserl se voyait contraint d’admettre une
subjectité porteuse et productrice qu’il va identifier à des actes
producteurs corrélatifs, actes qu’il mettra au compte d’ un sujet actif en
un sens non-pratique, d’un leistenden Subjket.
Or, les langues naturelles se caractérisent justement par leur incapacité
à rompre le lien avec le champ de motivations que représente le locuteur
et la situation effective ou interlocutive — par leur incapacité en d'autres
termes à se constituer en sphère autonome de signification, c'est-à-dire en
domaine d'expressions univoques. Ce qui ne veut pas dire que les expres-
sions des langues retomberaient en partie dans la sphère indicielle, mais
plutôt que l’indication y est elle-même signifiée, que le phénomène de
renvoi motivé constitutif de l’indice y devient lui-même un certain jeu
entre les significations. C'est ce qui ressort de façon exemplaire du cas
présenté par Husserl: la catégorie d'expression « pronom personnel » et
l’exemple remarquable du pronom je.
Comme le pronom personnel Je, l’expression essentiellement
occasionnelle et subjective ne peut pour des raisons structurelles être
définie. L’exigence logique minimal à laquelle doit répondre tout terme
définissable est celle de la substituabilité du définissant au défini, salva
veritate. Or il suffit d'exprimer la teneur du mot je par: « toute personne
qui en parlant se désigne elle-même » , pour nous rendre compte aussitôt
du caractère « indéfinissable » de « je », et donc de ce que le mot possède
bien « la fonction de signification générale » de désigner « chaque fois
celui qui parle »; mais le concept dans lequel nous exprimons la fonction
de signification mentionnée plus haut n'est pas la signification elle-même.
Comment le mot je peut-il être à la fois une expression et dérouter à ce
point les critères minimaux d'identification de toute expression? Le
critère reste une fois encore celui de l’intention de signification; mais
cette intention de signification ne semble pas pouvoir ici se détacher du
sujet sans se contredire alors même qu'elle doit s'en détacher dans la
mesure où celui qui la profère ici et maintenant ne peut lui-même se
désigner qu'au prix de ce détachement, alors qu'ici même je ne puis me
désigner comme celui que je désigne, qu'à occuper la place d'une fonction
universelle indifférente à ce que ce soit moi plutôt qu'un autre qui
représente la chose visée. Cela ne fait cependant pas « retomber » cette
expression dans la sphère de l’indice, puisqu'il possède une signification,
qu'il correspond à une visée. En revanche, cela lui confère le statut et la
stature d'un indice relevé (aufgehobene) devenu partie de discours,
élément d'une langue, qui de proche en proche affecte tout discours qu'il
soit solitaire ou communicatif, et à terme la totalité insuturable de la
langue219. La « signification du je se réalise essentiellement dans la
représentation immédiate de notre propre personnalité, et c'est là que
réside donc aussi la signification de ce mot dans le discours communi-
219
Cf J Derrida La voix et le phénomène, qui insiste sur la « congédiabilité » du proférateur
et donc du scripteur. Et c'est le cas du scripteur qui est ici révélateur d'une possibilité essentielle,
constitutive du discours et du langage. p 106 et sq..
88
catif » . Ce qui ne veut pas dire que la signification de je s'épuiserait
220

dans une intuition. Pas plus que la signification n'est l’intuition que j'ai de
ma propre personnalité, elle n'est la connaissance que j'ai de la
personnalité d'un autre. Bien loin de court-circuiter la médiation
intentionnelle signitive, le mot je la complique. S'il renvoie à la
représentation immédiate de la personnalité propre, c'est grâce à la
médiation universelle d'une fonction d'indication, que Husserl nomme
encore signification indicative, fonction qui en tant que telle ne renvoie
pas à telle représentation intuitive donnée, mais à une représentation
intuitive singulière possible, au concept individuel d'un je singulier donné
en général, c’est-à-dire à une signification indiquée. L’entente du mot ne
suffit pas à atteindre la signification complète, car cette dernière ne
dépend pas de la seule interprétation du complexe phonique (Wortlaut) et
ne supporte pas l’épreuve de la définitoire et formelle de la substitution
comme le font les mots de masse, de force vive, d'intégrale, etc. Quant à
la représentation intuitive de tel sujet particulier, de Pierre ou Paul, elle
ne remplace pas la signification.
Le mode de renvoi indicatif vient donc ici se loger au cœur de
l’expression, produisant, non une rupture, mais une distension au sein du
logos, distension qui se manifeste d'abord aux yeux de Husserl par un
écart entre la langue et l’idéal logique, mais qui deviendra, une fois la
phénoménologie devenue consciente d'elle-même, le champ infini qu'elle
aura à parcourir de réduction en réduction et de constitution en
constitution pour ajointer le je transcendantal au je factice mondain
psycho-physiologique, pour s'enfanter, se déduire transcendantalement
soi-même. L’index qui va de la fonction universelle indicative à la
signification indiquée (comme représentation du se-viser-soi-même et
comme référence directe de la personne qui parle) en tant que concept
individuel possible n'est autre que le fil ténu des motivations que Husserl
cherchera à dévider depuis la constitution des vécus immanents, à celle
des sensations propres à l’apprésentation d'autrui, et de l’apprésentation
d'autrui à l’aperception de la chose en tant qu'objet d'une nature
constituée intersubjectivement.
Mais pour l’heure bornons-nous au relevé quasi-topographique de l’é-
cart tel qu'il se donne à Husserl sous la forme d'une différence entre ex-
pressions objectives fixes et expressions essentiellement « subjectives »
et flottantes.
Dès le §28 la distinction semble contrariée: tantôt Husserl insiste sur
l’infinité de la raison objective et donc sur le fait qu'idéalement parlant il
est toujours possible de fixer de manière univoque la signification d'une
expression fluctuante, car, en tant que signification, elle est une unité
idéale, un pôle identitaire itérable par quiconque; tantôt il admet le carac-
tère « irréalisable », « vain » d'une réduction des expressions
essentiellement fluctuantes, bref l’infinité de la distance. Comme s'il y
avait ici deux formes de l’impossibilité: l’une logique qui contribue à
maintenir les expressions fluctuantes du côté de la raison objective, du
royaume de la logique, compris comme royaume de la fixité et de
l’univocité; l’autre, phénoménologique et historiale qui conspire à rendre
toute tentative vaine et irréalisable. Phénoménologique et historiale, car
comment comprendre sinon que Husserl soit contraint d’admettre que ce
n’est « pas seulement pour des raisons de nécessité pratique » que cette
220
RL I, p [82].
89
substituabilité de la signification objective qui est pourtant idéalement
possible « ne ne peut être effectuée, mais plutôt parce que, dans une très
large mesure, elle n'est pas réalisable en fait et que même, elle
demeurera toujours irréalisable »221? La surenchère pratiquée ici ne
parvient pas à masquer la réticence de Husserl à franchir le pas.
L’impossibilité n'est pas simplement pratique — ce qui revient à
concéder qu’elle l’est aussi. La question se pose ensuite de savoir ce que
sont ces « nécessités » plus que pratiques qui conduisent une
impossibilité, déterminée au départ et en partie, par des « nécessités pra-
tiques », à neutraliser une possibilité et une exigence logiques; car, loin
d’être absurde, un tel projet d’une langue formellement univoque, qui
n'est autre que celui d'une caractéristique universelle222, ne peut que
recevoir l’aval de la raison objective; c'est même ce droit infini de la
raison qui, réaffirmé, autorise à délimiter la sphère du praticable, du
réalisable et à mesurer la distance qui sépare les langues dans leur état
actuel et l’idéal d'univocité comme une distance infinie, celle d'une tâche
infinie.
Cette raison factice qui n'est pas simplement pratique et que Husserl
ne parvient pas à nommer, se profile néanmoins dans la solution qu'il
donne au paradoxe d'une signification fluctuante, à savoir que « les fluc-
tuations des significations sont proprement des fluctuations du signifier.
C'est-à-dire que ce qui est fluctuant, ce sont les actes subjectifs qui confè-
rent la signification aux expressions et, ce faisant, ils ne se modifient pas
seulement individuellement, mais aussi et surtout quant aux caractères
spécifiques dans lesquels réside leur signification »223. C'est aux actes sub-
jectifs, aux caractères d'actes porteurs de la signification qu'il faut attri-
buer l’origine de la fluctuation. L’intuition n'est pas en mesure de porter
la signification indiquée et la signification indiquée elle-même (le
concept individuel) n'est pas capable de fluctuer en tant que c'est une
signification —d'où la solution proposée: des caractères d'actes
spécifiques distincts des vécus fluents, capables de s'adapter au
changement de situation discursive: bref des actes porteurs d'une
fonction de signification recouvrant immédiatement ce qui est intentionné
dans l’intuition.
En effet, comme le précisera le § 5 de la sixième Recherche, l’intuition
correspondante qui est une perception ou une imagination détermine
(bestimmt) la signification mais ne la contient (enthaltet) pas. Aucune in-
tuition ne peut porter (tragen), contenir ou constituer une signification,
même indicative224. La conscience personnelle que j'ai de moi détermine
la signification que le mot « je » a pour moi, mais elle ne fournit pas à
cette signification son contenu. Mais elle n’est pas non plus la
signification indiquée. La profération actuelle du pronom « je » met à
contribution la fonction indicative universelle, indication qui ne me fait
pas sortir du langage, mais permet de par son indéterminité même la
« production » actuelle et contextuelle d'une signification indiquée en

221
Nous retrouvons ici la syntaxe étrange de ce pas seulement mais plutôt par laquelle nous
amorcions nos analyses. Le texte allemand dit: "Freilich müssen wir dabei zugestehen, daß
diese Ersetzbarkeit nicht nur aus Gründen des praktischen Bedürfnisses, etwa wegen ihrer
Umständlichkeit, unterbleibt, sondern das sie un weitestem Ausmaße faktisch nicht ausführbar
ist und sogar für immer unausführbar bleiben wird". RL I, p [90]. Je souligne.
222
Cf Prolégomènes et Philosophie de l'arithmétique.
223
RL I, p [91].
224
Note très importante de Husserl dans RL VI Addendum au § 5 et au § 26 de la RLI.
90
recouvrement de la représentation intuitive actuelle . 225

C'est le contexte (« hic et nunc ») d'énonciation qui délimite la


signification précise de ce petit mot, qui lui donne à chaque fois sa
déterminité. Cette dualité de signification est transversale par rapport à la
différence entre discours solitaire et discours communicatif. C'est ce que
confirme l’addendum au § 5 déjà cité. Dans le cas du discours
communicatif, celui qui entend l’expression essentiellement
occasionnelle saisit l’intention indicative générale et indéterminée:
quelque chose d’absolument déterminé est indiqué. Cette expression peut
être déterminée et parachevée par une « représentation complémentaire »
qui est elle-même, pour des raisons que l’on comprend, nécessairement
intuitive. Dans le discours solitaire, la pensée explicite de « quelque
chose d'indiqué' » n'est pas thématiquement éveillée, seule l’est
l’intention directe qui trouve immédiatement sa satisfaction dans
l’intuition (au sens large du terme qui comprend non seulement la
perception, l’imagination, le souvenir, mais aussi la représentation intui-
tive du catégorial lui-même)226. Même si l’intention directe, remplie dans
l’intuition, confère la plénitude de contenu qui manque aux expressions
essentiellement occasionnelles, leur confère leur détermination, « ces
généralités vides » n'en restent pas moins indispensables pour
« informer » au sens le plus strict, c'est-à-dire pour conférer à la chose qui
se présente la forme catégoriale du quelque chose.
Or ce qui vaut du pronom personnel vaut mutatis mutandis des noms
de la vie quotidienne, et de tous les mots de la langue: à savoir que là
aussi deux significations sont superposées, « l’une qui concerne la
fonction universelle est liée avec ce mot de telle manière qu'une fonction
indicative peut se réaliser dans la représentation actuelle »227. Cette
structure flottante de la subsomption est indispensable pour qu'une
perception puisse avoir lieu, qui soit en même temps exprimable. En
d'autres termes, le catégorial ne peut articuler l’expérience qu'à la
condition de transformer son indéterminité vide en variation effective de
détermination. Ce qui suppose que la sphère de la signification, qui est,
comme se plaît à le rappeler Husserl, celle de la généralité, soit
« sensible » à l’expérience; ce qui ne peut se faire que parce qu'à des
degrés divers les mots de la langue courante abritent en eux une
« intention indicative » (anzeigende Bedeutung), une intention déictique
(hinweisende Intention) en laquelle réside la signification228. Ce caractère
fonde le partage en expressions exactes et expressions vagues. Sont
exactes toutes les expressions qui relèvent d'une sphère de signification
autonome, c'est-à-dire celles dont la signification est déterminée par
définition, et plus généralement par leur place dans le système de
propositions que sont les théories pures. Sont vagues en revanche les ex-
pressions qui s'orientent d'après le contexte, dont le « contenu » varie en
fonction du « cas où elles s'appliquent ». Or ce en fonction de quoi la
225
« Deux significations sont ici superposées (…). L'une, qui concerne la fonction
universelle, est liée avec ce mot de telle manière qu'une fonction indicative peut se réaliser dans
la représentation actuelle; cette fonction indicative, de son côté, profite dès lors à l'autre
représentation, la représentation singulière, et caractérise conjointement son objet sur le mode
de la subsomption comme étant celui qui est visé hic et nunc. Nous pourrions, par conséquent,
qualifier la première de ces significations, de signification indicative, la seconde de signification
indiquée. » RL I § 26 pp [82-83].
226
Cf RL VI p [22].
227
RL VI p [22].
228
RL VI, § 5 p [19].
91
signification se « retaille », se « détaille », ce sont « des exemples conçus
d'une manière typique"229.

Quelles sont ces caractères d'actes spécifiques qui, par leur


adaptabilité même, permettent une fixation de la signification, et cela
dans la perspective de formation de la conceptualité phénoménologique?
Il nous faut donc déterminer les modalités de production de la
terminologie phénoménologique dans son rapport étroit avec la
production d'une base d'intuitions déterminées et disponibles, c'est-à-dire
d'exemples. Nous nous limiterons à l’établissement de ce lien, réservant
pour plus tard la question de la production de la base d'intuitions
exemplaires, production que Husserl décrit comme une méthode de
clarification (Klärung).

§ 15 L’OUVERTURE D'UN CHAMP INTUITIF INNOMÉ ET LA DIFFICULTÉDE


L’INTUITION DES DONNÉES QUI S'Y PRÉSENTENT

Comment l’ouverture du champ phénoménologique s'articule-t-elle


à la production d'une conceptualité adéquate? Les questions de
terminologie qui nous occupent s'insèrent nécessairement dans le
cadre plus vaste de considérations méthodologiques. Rien d'étonnant,
en ce cas, à ce que nous les retrouvions au § 66 au milieu de
considérations préliminaires de méthode.
Le § 63 rappelle que seul l’effectuation scrupuleuse des réductions est
en mesure d'ouvrir le champ de la subjectivité transcendantale comme
champ de connaissances eidétiques, c'est-à-dire « la multiplicité des
espèces et des formes du vécu avec leurs composantes eidétiques réelles
et intentionnelles » ainsi que « la multiplicité des connexions entre [leurs]
essences et de leurs vérités apodictiquement nécessaires qui ont dans ces
essences leur fondement »230. Mais l’exploitation de ce champ et donc la
fécondité de la méthode phénoménologique se heurtent à une difficulté de
principe qui tient à sa nouveauté et à sa radicalité mêmes. La chose est
connue: « le plus difficile est de commencer: la situation est à cet égard
sans précédent (ungewöhnliche) »231. Un certain embarras caractérise donc
la situation initiale du phénoménologue: l’ouverture du champ infini de
l’apriori de la conscience s'offre à « défricher », à cultiver, à féconder, à
rendre capable d'origine (urbar zu machen) de manière à « en recueillir
une abondance de fruits » (aus ihm vollwertige Früchte zu ziehen). Face à
une telle richesse le phénoménologue est de prime abord démuni.
Tout s'offre pêle-mêle: les données phénoménologiques pures se
mêlent entre elles et continuent parfois même de s'entrelacer aux données
naturelles. La phénoménologie ne peut compter, contrairement à
n'importe quelle autre science, sur une familiarité (Vertraulichkeit) avec
les données en question. La nouveauté radicale du champ dé-clos par la
réduction interdit au phénoménologue de prendre appui sur une pré-
connaissance des données, tout y étant radicalement inconnu. Alors que
229
Cf. RL I, p [88] « Des expressions vagues ne possèdent pas un contenu de signification
identique pour chaque cas où elles s'appliquent; elles orientent leur signification d'après des
exemples conçus d'une manière typique.".
230
Ideen …I p [120].
231
Ideen …I, p [120].
92
les « données de l’attitude naturelle » sont les résultats d'une « expérience
ininterrompue », de « l’exercice millénaire de la pensée » qui nous les a
« rendus familiers selon leurs multiples propriétés, leurs éléments et leurs
lois » et que « tout ce qui est inconnu y constitue l’horizon du connu »,
les données de l’attitude transcendantale lorsqu'elles se donnent sont
tellement inconnues que c'est tout juste si nous pouvons dire qu'elles
apparaissent. Il faut même aller plus loin et dire, ce que Husserl ne fait
pas dans ce texte, que les données phénoménologiques, même lorsqu'elles
se présentent à l’intuition sont inconnues parce qu'elles n'ont pu être
anticipées horizontalement, et qu’inversement elles n'ont pu être
anticipées horizontalement parce que faisait défaut le minimum de connu,
d'expérimenté, indispensable pour tracer le cadre d'indéterminité et
d'anticipation qu'est l’horizon en question.
Et comme « tout effort de méthode a ses attaches dans le donné, tout
perfectionnement de la méthode dans une méthode déjà pratiquée », cela
revient à dire que la méthode d'exploitation du champ phénoménologique
ne peut pas davantage prendre comme « fil conducteur » (Leitung) une
méthodologie scientifique préalable. Il lui faut au contraire « créer la plus
parfaite clarté et pour préciser le sens et la valeur de la méthode qui lui
permettra de faire face à toutes les critiques sérieuses »232.

§16. SITUATION APORÉTIQUE DE LA MÉTHODE PHÉNOMÉNOLOGIQUE ETSES


EXPÉDIENTS

D'où l’effort consacré par les paragraphes qui suivent à « introduire


l’évidence dans les éléments de base de la méthode et dans tous les
facteurs qui jouent un rôle méthodologique déterminant à l’égard de la
nouvelle science »233.
Outre les difficultés qui accompagnent la naissance de toute science, la
phénoménologie naissante se heurte à « un climat fondamental de scepti-
cisme » (Grundstimmung der Skepsis). La skepsis, dont nous avons vu
que la phénoménologie reçoit son impulsion fondamentale, est aussi
l’élément qui risque de la faire avorter et qui met à mal sa prétention à la
scientificité. La nouveauté et la radicalité de la phénoménologie contraste
tellement avec le caractère traditional des sciences effectives que sa
prétention à la scientificité en apparaît nécessairement comme illégitime.
Cette Grundstimmung n'est autre que celle que Husserl ne cesse de
dénoncer: il n'y aurait de science que celles qui portent ce titre et qui ont
montré par leur élaboration plusieurs fois séculaire, pour certaines d’entre
elles, par l’adéquation de leurs méthodes au champ qui est
respectivement le leur et surtout par « de multiples applications
éprouvées par le succès » la légitimité de leur prétention à ce titre. A
l’opposé, une science qui prétend interroger les sources de cette légitimité
naïvement et confusément admise apparaît nécessairement comme une
remise en cause de l’authenticité des sciences qui est payée de retour par
le mépris et le scepticisme.
La phénoménologie apparaît donc inévitablement et littéralement de
par son mode d’avènement (par épochè) et de par l’énormité de ses

232
Ideen … I p [121].
233
Ideen …I p [121].
93
prétentions comme un avorton. Le scandale valant mieux que la méprise,
Husserl déploie une stratégie retorse visant à soustraire la
phénoménologie à ses prosélytes et, dont le résultat, est en tous cas de
compliquer la tâche de ceux qui voudrait s'en revendiquer ou s'en
autoriser. Comme à plaisir, il multiplie les objections de principes qui
rendent la naissance d'une telle science improbable : 1) l’absence d’un
précédent méthodologique permettant de donner une intuition
anticipatrice de la méthode véritable, adaptée au champ ouvert, et donc
l’interdiction de toute élaboration progressive condamne la méthode
phénoménologique à surgir d’un seul coup et toute armée de la tête de
son concepteur; 2) les « armes » ou plutôt les « expédients » (Mitteln) en
question ne sont autres que ceux d'une critique radicale et principielle de
la raison pure, puisque la phénoménologie se trouve « de par son
essence » dans l’obligation de prétendre au rang de « philosophie
première »; enfin 3) pour cette raison même, elle « doit être parfaitement
exempte de présuppositions » et exige « à l’égard d'elle-même une
évidence réflexive absolue »234.
Or par un secret retournement qui mérite qu'on s'y arrête, ce qui ten-
drait de prime abord à rendre improbable la « naissance » d'une science
aussi merveilleuse, est précisément ce qui la rend possible et même
nécessaire. Comme si l’accroissement des prétentions suscitait à la fois
une accumulation de motifs de doutes et une détermination plus précise
de la forme (Gestalt) de cet extraordinaire rejeton. Le ressort de
l’argumentation n'est pas sans faire penser, par analogie certes, à
l’argument ontologique ou encore à l’exposition de la loi morale chez
Kant —similitudes qui n'ont rien de fortuit. L’essence de la
phénoménologie la condamne à la perfection immédiate du point de vue
de la méthode, à la radicalité et à la « principialité », enfin à l’autonomie
absolue. Règne de la clarté absolue, absence complète de
présuppositions: « C'est sa propre essence de réaliser la clarté la plus
complète sur sa propre essence et par là également sur les principes de sa
méthode. » 235
Devant une telle apparition, on se frotte les yeux. Mais nous aurions
tort d'ironiser, et de contribuer ainsi à l’ambiance fondamentale de
skepsis. D'abord parce qu'on ne peut prétendre comprendre quoi que ce
soit à la réduction phénoménologique si l’on n'admet pas en même temps,
ne serait-ce qu'à titre de possibilité ou de fiction, cette auto-genèse.
Ensuite, parce que l’ironie devrait alors, pour rester conséquente, se
radicaliser, s'enrouler sur elle-même et reproduire ainsi par son
mouvement spiralé même ce au sujet de quoi elle aurait commencé
d'ironiser — à ceci près qu'elle présupposerait en son centre vide, évité,
l’essence qu'elle ne veut pas reconnaître: celle de la phénoménologie.
Toutes les raisons qu'on invoquent contre la naissance de la phénomé-
nologie, contre l’idée de la phénoménologie présupposent tacitement au
foyer aveugle de leur argumentation, celui qui donne précisément aux ar-
guments leur force, c'est-à-dire une certaine clarté à laquelle la langue al-
lemande donne le nom de Bekräftigung: l’idée ou l’essence qu'elles récu-
sent. La différence du pour au contre, tenant simplement à ce que ce qui
d'un côté est appréhendé comme essence effective, comme possibilité
réelle, comme eidos, est appréhendé de l’autre comme idéal, c'est-à-dire
234
Ideen I p [121].
235
Ideen …I, p [121]. Je souligne.
94
comme Idée inaccessible et condamnée à l’être. Une différence
d'accentuation en somme dans l’énonciation du lovgon didovnai, à cette
difficulté supplémentaire près que l’entente phénoménologique de cet
énoncé suppose déjà qu'on l’entende depuis le logos auquel il s'agit de
donner le jour.
Cette auto-généalogie se traduit sur le plan de l’expression, dans
lequel Husserl continue de voir une couche distincte236, par l’obligation de
produire une langue phénoménologique totalement déliée. Les deux scru-
pules, les deux hésitations, les deux doutes (zwei Bedenken) supplémen-
taires que Husserl mentionne dans les paragraphes 64 et 65, bien loin
d'estomper le malaise, l’accentuent au contraire. Les précisions apportées
à cette occasion permettent certes de trouver des analoga à défaut de pré-
cédents réels parmi les sciences disponibles (d'une part la géométrie,
d'autre part, la psychologie et la logique) et donc de rassurer les
sceptiques en leur montrant que les traits caractéristiques de la
phénoménologie leur sont en partie familiers. Mais à bien observer
l’emboîtement des thèmes des deux paragraphes en question, le caractère
insolite de la science en question ne s'en trouve qu'accru.
Les doutes sur les origines et sur les titres dont se pare la nouvelle ve-
nue sont les suivants: (1) premier scrupule (Bedenken) : « le phénoméno-
logue se met lui-même hors circuit »; (2) deuxième scrupule, il s'agit
même d'un scandale (Anstoß): « La rétro-référence de la phénoménologie
à elle-même »237.
L’apaisement du premier doute s'opère par un rapprochement de la
phénoménologie avec les sciences eidétiques, et même avec une eidétique
matériale: la géométrie. Le phénoménologue se met hors circuit en tant
qu'homme dans le monde, c'est-à-dire en tant qu'existence empirique, tout
comme le géomètre. Ce qui revient à admettre malgré tout que quelque
chose motive et fonde le doute. Ce quelque chose c'est l’usage de la
langue courante qui est commun au géomètre et au phénoménologue; l’un
comme l’autre continuent de parler en « hommes naturels », et donc à
« se poser » comme tels. L’important est simplement de dissocier la
teneur des propositions propres au discours scientifique proprement dit,
des formulations qui se réfèrent au sujet empirique. Comment faut-il
entendre cela? Les « références » (Beziehungen) au signataire du traité
géométrique ou phénoménologique forment une bordure inévitable, mais
qui n'entre pas dans le champ thématique, et donc dans la teneur du
discours en prise sur ce champ. Cette précision fonctionne comme une
pièce fondamentale de la méthode et plus généralement comme un rappel
du sens exact de la réduction, de la « mise hors circuit ».
La phénoménologie doit (se) produire (comme) sa propre langue,
son propre discours. Elle advient nécessairement au sein d'une langue
empirique, au sein d'un locuteur empirique sup-posé par le discours,
mais l’élément du discours naturel ainsi que le locuteur naturel
deviennent indifférents, se trouvent désactivés, ne forment plus qu'un
cadre neutre.
Le paragraphe 65 est en effet « symétrique » du 64 comme le note Ri-
cœur. En fait, cette symétrie qui apparaît de prime abord comme
« inverse », ne tarde pas à virer à la complémentarité. Après avoir dissipé
236
Cf Sur la couche du "logos" cf § 124 p 417 tr. fr. p [256]; et commentaire de J. Derrida
dans Marges de la philosophie.
237
Respectivement Ideen … I, § 64 p [121] et sq. et § 65 p [122] et sq.
95
le premier scrupule et fait place nette en évacuant le sujet empirique du
discours naturel, Husserl esquisse la figure caractéristique du nouveau né:
la Rückbeziehung 238.
En phénoménologie les vécus dans lesquels se font les investigations
s'intègrent eux aussi, en tant que purs vécus, au thème de la phénoméno-
logie. « En tant que purs », car il va sans dire que la description
phénoménologique continue aussi de s'opérer dans des vécus impurs d'un
sujet empirique, pris dans un contexte, dans une « interconnexion », dans
un réseau infini de motivations. Mais cela ne concerne pas le
phénoménologue. Ne peuvent être inclus dans le thème de la
phénoménologie que les vécus purifiés, c’est-à-dire les « vécus cités »239.
Tel est le sens premier des comparaisons avec la psychologie et la noé-
tique logique. Le psychologue tout comme le logicien incluent leur
propre pensée dans leur thème, le psychologue en tant que sa pensée est
un phénomène psychologique parmi d'autres, le logicien en tant que sa
pensée est une forme d'enchaînement d'actes judicatifs qui tombent eux-
mêmes sous les « normes logiques » qui constituent son thème directeur.
De même, c'est en tant que vécus purs parmi d'autres que les vécus dans
lesquels la phénoménologie « se conçoit » sont à leur tour inclus dans le
champ d'investigation de la phénoménologie. Mais en aucun cas, ce n'est
la pensée individuelle du penseur individuel existant dans le monde qui
est thématisée: ce qui est objet de connaissance dans la rétro-référence est
totalement déconnecté (ausschalten, abschalten) de ce que nous livrerait
une connaissance du sujet empirique. Et pourtant, malgré ou peut-être à
cause de cette indépendance (Unabhängigkeit), les sciences en question
continuent, et même doivent (sollen) continuer de se produire « au sein »
du discours naturel, chez un sujet existant empiriquement.
Nous sommes là en présence d'un mode d'inclusion qui ne correspond
ni à l’inclusion réelle, ni à l’inclusion intentionnelle. Certes le « sujet »
phénoménologisant se produit dans le « sujet » empirique, les activités du
phénoménologue s'insèrent dans le flux des motivations quotidiennes de
l’homme empirique comme des événements faisant partie de la vie de l’-
homme en question, et au-delà dans l’histoire mondiale. Par ailleurs, le
sujet empirique est inclus intentionnellement dans le thème du phénomé-
nologue, à titre d'illustration quelconque de ce qu'il faut entendre par
« moi » psychologique, par exemple. Néanmoins, aucune complication ne
peut remettre en cause l’indépendance radicale du « je »
phénoménologisant à l’égard du « je » empirique inséré dans le monde et
qui s'aperçoit comme tel. Il faudrait donc forger le concept d'un troisième
mode d'inclusion: l’inclusion par exclusion. Le je phénoménologisant
s'enfante soi-même en s'excluant du monde, c'est-à-dire en excluant le
« je » empirique de toute participation à son travail. Le je
phénoménologisant s'aperçoit lui-même comme inclus dans son thème à
condition que rien de ce qui concerne le « je » empirique ne vienne
troubler les frontières de son domaine (Gebiet).
La suite du texte que nous suivons ici transpose l’énigme de cette
238
« Dans l'attitude phénoménologique nous dirigeons le regard sur n'importe quel vécu pur
en vue de l'explorer; or les vécus dans lesquels se réalisent cette recherche elle-même, cette
attitude et cette orientation du regard, si on les prend dans leur pureté phénoménologique,
doivent en même temps faire partie du domaine à explorer. » Ideen …I, p [122] . traduction
modifiée.
239
Selon l’heureuse expression de G-G. Granger, « Remarques sur l’usage de la langue en
philosophie », in Langages, n° 35, 1974, p 24.
96
inclusion par exclusion sur le terrain de la méthode. La pureté et la
radicalité revendiquées par « toutes les disciplines qui font retour sur
elles-mêmes », les condamnent à atteindre d'emblée une forme parfaite:
c'est-à-dire, selon Husserl, « une forme scientifique définitive ». Mais
l’avènement « au sein » de l’empirie prend du temps. Il faut bien frayer la
voie, déblayer le terrain. La phénoménologie doit se présenter comme
telle « une fois pour toutes », mais il faut bien qu'elle le fasse
sérieusement une première fois. Telle est la double injonction qui semble
raréfier l’espace autour de cette science et en suspendre la possibilité. Il
faut bien « opérer » (operieren), « il faut recourir à des expédients de
méthode (mit methodischen Hilfsmitteln) auxquels il faudra, par la suite,
seulement donner une forme scientifique définitive »240.
Quel est donc le mode d'intervention d'un Hilfsmittel? L’utilisation de
tels Hilfsmitteln ne compromet-elle pas la rigueur et la perfection métho-
dique des sciences en question? Mais, d’abord, quels sont ces expédients
qui doivent ensuite revêtir une forme scientifique? Réponse: il s'agit d'un
procédé (Verfahren), procédé prescrit par le sens même de la phénoméno-
logie, par la « volonté » même de la phénoménologie d'être « une science
dans le cadre de la pure intuition immédiate, une science eidétique
purement descriptive ». C'est donc le caractère à la fois eidético-descriptif
et intuitif qui dessine la forme du procédé.
Or, ce procédé se ramène essentiellement à l’opération qui consiste à
partir d'événements de vécus pris à titre d'exemples. Mais un tel procédé
se décompose en plusieurs actes méthodiques: il s'agit (1) « de placer
sous nos yeux à titre d'exemples de purs événements de conscience »,
(sich reine Bewußtseinsvorkommnisse exemplarisch vor Augen zu
stellen); (2) « de les amener à une clarté parfaite »; (3) « de leur faire
subir dans cette zone de clarté l’analyse et la saisie eidétiques »; (4) « de
suivre les relations évidentes d'essence à essence »; (5) enfin, et c'est le
point qui nous intéresse ici en priorité, « de saisir dans des expressions
conceptuelles fidèles ce qu'on voit à ce moment, seule l’intuition et d'une
façon générale l’évidence devant prescrire leur sens à ces expressions »241.

§ 17. LA PRODUCTION DE LA CONCEPTUALITÉ PHÉNOMÉNOLOGIQUE


ET LA STRUCTURATION DU DONNÉ INTUITIF.

Nous en venons au point qui a motivé cette lecture des Ideen, à savoir
la question de l’élaboration terminologique phénoménologique dans son
rapport avec la sup-position d'exemples. Car nous sommes convaincus
que si ce qui « fraye la voie à la phénoménologie » est déjà lui-même
« de part en part une phénoménologie », les considérations
terminologiques préliminaires concernant le discours phénoménologique
s'articulent déjà dans la langue phénoménologique. Du reste comme nous
l’avons vu la méthode phénoménologique n'est que l’ensemble des
procédés qui lui permettent de se frayer sa voie, procédés auxquels on a
donné une « forme scientifique »; or ce qui confère à un ensemble de
concepts descriptifs la forme d'une science, ce n'est pas autre chose que la
« mise en forme logique », une certaine formalisation, c'est-à-dire comme
240
Ideen … I, p [123].
241
Ideen …I . p 214. [123]. Les points (1) (2) (3) (4) (5) concernent respectivement les para-
graphes: 67, 68, 69, 71 et sq., et 66.
97
nous allons le voir une certaine déconnexion des concepts par rapport au
sol d'intuition où ils naissent.
Ces questions sont abordées au § 66 des Ideen I. Ce paragraphe pro-
longe les remarques de l’introduction que nous avons déjà développées.
La question, comme il apparaît dans le titre, est celle de la production d’
« expressions fidèles (getreuer) de données claires » propres au champ
phénoménologique. Il s'agira de dégager les « procédés » de production
de la terminologie phénoménologique en réfléchissant sur un exercice de
conceptualisation actuel. Cela fournit aussi à Husserl l’occasion de rappe-
ler la visée exclusivement eidétique de la phénoménologie. L’exercice de
la phénoménologie met donc en œuvre trois opérations distinctes en droit:
(a) obtention des données intuitives pures; (b) intuition eidétique opérée
sur la base de ces données prises à titre d'exemples; (c) fixation des idées
obtenues au point de vue conceptuel ou si l’on préfère terminologique.
Comme nous allons le voir l’intuitivité des données, ainsi que leur
conceptualisabilité, est directement dépendante d'une opération discrète,
quasi anodine de transformation du donné en donné exemplaire.
Nous le disions plus haut, ce qui apparaît aussitôt après la mise en
œuvre de l’époché est de prime abord un enchevêtrement de données in-
distinctes et obscures, au point que c'est à peine si l’on peut dire que
quelque chose apparaît. Par ailleurs, la terminologie qui doit survenir, et
se calquer sur l’idéation phénoménologique ne devient une véritable
conceptualité scientifique qu'à prendre la forme d'un système de
significations capable de fonctionner indépendamment de la base
intuitive initiale. Mais la science ainsi obtenue n'est phénoménologie que
si elle et en mesure, même une fois mise-en-forme, de rendre disponible
sa base intuitive, « son soubassement représentatif », de le rendre
disponible moyennant « des préparatifs subjectifs et objectifs »
(subjektive und objektive Vorkehrungen). Comment cela est-il possible?
Quels sont ces préparatifs?
Pour tenter de répondre à ces questions, et préciser le rôle de
l’exemple dans la production de la terminologie phénoménologique ainsi
que sur les attendus d'une telle production, nous devons relever deux
phases que Husserl mentionne. Il s'agit 1) d'adapter des expressions
flottantes au donné intuitif déclos par la réduction phénoménologique, et
2) de fixer scientifiquement le sens ainsi conféré aux expressions.
Mise en recouvrement (Deckung) de l’expression et de l’intuition
donatrice: telle est la première étape dans la production de la
terminologie phénoménologique. Le caractère inédit et inouï du donné
intuitif en question explique que l’on puisse recourir à la langue
commune (« les mots employés peuvent être issus de la langue
commune ») et qu’il faille autant que faire se peut éviter « les termes
techniques »; sont nécessaires, en effet, des termes qui soient
suffisamment dépendants du contexte pour supporter une adaptation
nouvelle à un donné intuitif nouveau. La relation de dépendance qui lie,
comme nous l’avons vu, l’expression au contexte d'énonciation est la
propriété précieuse recherchée par la phénoménologie en mal de discours.
Ce lien de dépendance doit être rapporté en dernière instance à un lien
d'indication interne à la sphère du logos que Husserl a pointé de façon
exemplaire dans le pronom personnel je, mais qui se retrouve par ex-
tension dans toutes les expressions catégorématiques de la langue —
c'est-à-dire dans toutes les expressions qui sont indépendantes du point de
98
vue grammatical, mais qui inversement sont dépendantes du point de vue
de leur contenu de signification par rapport au contexte d'usage. La
relation d'indication logée au cœur de la signification permet
l’articulation de la formalité grammaticale vide sur un contenu actuel.
Cette relation indicielle entre niveaux de signification, entre niveaux de
généralité, est caractéristique du logos d'une sphère matériale qui se
constitue sur la base de l’expérience des objectités propres à cette sphère.
Elle affecte le mode de subsomption des individus sous les espèces et des
espèces sous les genres, et place la construction logique du champ sous la
dépendance de l’expérience, d'une expérience qui n'est jamais pure, mais
qui se confond intimement avec l’acte de la nomination.
Le premier souci est celui de l’adaptation d'expressions flottantes aux
intuitions. D'où le choix d'expressions adaptables. Ce qui apparaît comme
un choix par défaut doit être relu, à la lumière de ce qui précède, comme
une prédilection: « les mots employés peuvent être issus de la langue
commune, être pleins d'équivoques et rester vagues en raison de leur
variations de sens »242 — mais dans la mesure où il est nécessaire de
recourir à cette possibilité, lisons: il est préférable qu'ils le soient. De
même, lorsque Husserl énonce la condition d'admission de ces termes,
malgré leurs imperfections apparentes: « tant qu'ils recouvrent le donné
intuitif sous la forme d'expressions actualisées, ils prennent un sens
déterminé, qui est leur sens actuel hic et nunc, et un sens clair »243 —
lisons: c'est justement leur variabilité essentielle, leur dépendance
fonctionnelle par rapport au contexte qui permet leur adaptation à un
donné intuitif actuel, donné intuitif dont ils ne reçoivent pas leur
signification, mais la déterminité de leur signification. Car jamais la
signification ne consiste et ne réside en l’intuition. Nonobstant, c'est
l’intuition qui, dans le cas d'expressions en prise sur un champ de
données, confère à la signification clarté et déterminité.
La deuxième opération consiste en ce que Husserl intitule assez ellipti-
quement la fixation scientifique. La fixation terminologique est, comme
le précise le paragraphe suivant, ce qui permet de donner à la
terminologie la dignité d'une conceptualité scientifique. Or la scientificité
et la fixation consistent en une certaine mise en forme qui confère aux
termes la « forme du savoir » (Form des Wissens). Cette mise-en-forme a
pour but de permettre la conservation (Aufbewahrung), l’application
réitérée des résultats de la pensée intuitive — bref son partage et sa
transmission intersubjective. La forme du savoir n’est pas autre chose que
la « forme » elle-même au sens de la logique formelle. Cette
« Formung » consiste en la distribution des résultats de la pensée en un
système de propositions ainsi qu’en une mise en forme logique des unités
de significations —l’un n'allant jamais sans l’autre. Or, cette mise en
forme logique qui confère aux termes et propositions phénoménologiques
leur « signification distincte » ainsi que leur transmission ne sont
possibles que par un détachement du contexte d'énonciation, c'est-à-dire
une émancipation par rapport au « soubassement représentatif ». Les
résultats de la pensée phénoménologique ne deviennent des « contenus de
savoir » qu'en brisant le lien avec leur base intuitive. Il n'y a pas de
scientificité, pas d'universalité scientifique donc, sans mise en forme,
sans symbolisation (algébrisation), sans transformation d'une pensée
242
Ideen …I p [124]. Je souligne.
243
Ideen …I , p [125].
99
intuitive, guidée et éclairée par l’intuition, en pensée « aveugle » —du
moins cette possibilité qui est présentée parfois par Husserl comme
regrettable, comme dérive techniciste dommageable pour le sens même
de la science, est de fait, et dès la Philosophie de l’arithmétique perçue
également comme instauratrice de la science, comme ce qui assure le
passage à l’épistémé244 . Cette mise en forme est à la fois ce qui assure à la
phénoménologie son accès au rang de science et ce qui la met en péril,
puisqu'il devient possible d'articuler à vide le discours
phénoménologique.
C'est pourquoi, la phénoménologie doit, si elle veut rester une science
eidétique matériale, adjoindre à cette mise en forme une « mise à disposi-
tion » corrélative des intuitions qui déterminent et confèrent leur clarté au
sens distinct sur le plan purement logique des expressions. D'où
l’exigence « en même temps » (zugleich) « de préparatifs subjectifs et
objectifs, pour que l’on puisse instituer à volonté (et sur une base
intersubjective) les fondements appropriés et les intuitions actuelles »245.
Les énigmatiques préparatifs subjectifs et objectifs doivent permettre
l’itérabilité des fondements et des intuitions actuelles qui ont
originairement et de jure déterminé la signification des expressions, c'est-
à-dire leur instituabilité arbitraire, à volonté —autant de fois que voulu—
et par quiconque —intersubjectivement. Une telle Beliebigkeit —en un
temps quelconque et par quiconque— dans l’effectuation d'une intuition
la désigne suffisamment comme intuition générale, c'est-à-dire intuition
eidétique. Or nous savons que l’intuition eidétique elle-même n'est
possible que sur la base d'intuitions singulières, variables exemplaires.
Aussi les préparatifs (Verkehrungen) subjectifs et objectifs en question
concernent les procédés de consignation du soubassement intuitif
exemplaire de l’intuition eidétique.
Cette hypothèse de lecture se vérifie dans la fin du paragraphe qui
traite d'un problème qui résume les deux points traités jusqu'ici: à savoir
celui de l’univocité des expressions forgées par la phénoménologie.
L’univocité des expressions du discours phénoménologique doit réaliser
un compromis entre l’exigence d'intuitivité et l’exigence de scientificité.
Pour qu'une expression soit univoque (eindeutig), il faut en effet que sa
signification demeure invariablement fixe, c'est-à-dire distincte
(deutliche) et unique (einzige); or les expressions les plus appropriées à la
production de la conceptualité phénoménologique sont les expressions de
la langue courante qui peuvent être fluctuantes essentiellement ou
accidentellement et pour cette raison même qu'elles peuvent l’être.
L’univocité sera donc obtenue par des procédés qui ne peuvent être
purement logiques (comme la définition), mais grâce à l’éclairage
(Klärung) obtenu par le contexte intuitif originaire. Car la corrélation
univoque entre l’expression (mot ou proposition) et les essences
saisissables intuitivement, entre la signification logique purement
intentionnée à vide et le sens intuitif remplissant, ne l’est que « sur la
base de l’intuition et d'exemples individuels éprouvés »246.
Là encore l’essentiel est ,sinon dit, du moins concédé en passant, sans
que Husserl s'y arrête fermement et prenne la peine de thématiser plus

244
Ce qui n'exclut pas une forme d'évidence propre au logico-formel, l'évidence de la
distinction que Husserl distingue dans LFT de l'évidence de la clarté.
245
Ideen …I , p [124].
246
Ideen …I , p [125].
100
avant la chose. L’essentiel est ici cette opération secondaire, ce procédé
dont tout l’édifice logique de la phénoménologie dépend. C'est la
constitution d'une base d'intuitions, d'intuitions singulières exemplaires
parfaitement élaborées (wohleingeübten); constitution qui représente en
l’occurrence l’opération discrète fondatrice (auf Grund); c'est elle qui
dote les mots de signification univoque et exclut les autres significations
qui tendraient à s'imposer. Plus exactement, c'est l’appropriation et la
« perlaboration » (Wohleinübung) d'intuitions en intuitions capables de
servir de base — et donc d’exemplififcations authentiques— à une
intuition eidétique, qui permet l’affectation d'un sens unique et identique
à un mot. Or, en quoi consiste cette « perlaboration » si ce n'est
précisément en la mise en forme exemplaire d'intuitions singulières
capable de les constitués en authentiques exemples quelconques de
l’essence intuitive en question?
L’élaboration des « intuitions singulières » en intuitions exemplaires
est ce en quoi l’esprit trouve la force de contrer des habitudes langagières
bien ancrées, de « biffer » (durchstreichen) « pour ainsi dire les autres
significations qui par la force de l’habitude tentent parfois de s'imposer ».
La mise-en-forme-d'exemple d'une intuition singulière est une
« opération » qui n'a pas véritablement de statut logique, qui est même
pré-logique. Mais elle est bel et bien une opération, et décisive de
surcroît, car sans elle aucune signification n'aurait moyen de s'ajuster à ce
qui est donné dans l’intuition. Cette manière de formuler les choses est
encore amplement insatisfaisante, mais elle nous permet de préciser le
sens des déclarations introductives des Ideen…I. La mise en exemple du
donné intuitif —et non pas l’exemplification— est ce qui « détermine » le
sens remplissant, l’essence indiquée et donnée dans une intuition
eidétique, car elle est ce qui donne un contexte à l’intuition eidétique
actuelle: un hic et nunc247.
« Sur la base de l’intuition et d'exemples individuels éprouvés (auf Grund der Intuition und
wohleingeübter exemplarischer Einzelanschauungen), les mots sont dès lors dotés de significations
distinctes et uniques (en ‘biffant’ (unter ‘Durchstreichung’) pour ainsi dire les autres significations
qui par la force de l’habitude tentent parfois de s'imposer), de telle sorte que, dans tous les contextes
(in allen möglichen Zusammenhängen) possibles de la pensée actuelle, ils conservent les concepts
que la pensée leur a adjoints et perdent l’aptitude à s'adapter (die Anpassungsfähigkeit) à d'autres
données intuitives solidaires d'autres essences qui les remplissent. »248

Aptitude remarquable des exemples, de l’intuition singulière devenue


exemplaire. La mise en exemple procure une « distinction » qui est
préscientifique, pré-logique. Elle dote les mots d'une signification
déterminée en (a) « biffant » les autres significations possibles, les autres
applications possibles, et tendantiellement effectives du mot à d'autres
intuitions et (b) en attachant à la signification les essences intuitives
produites sur la base exemplaire. Cette « distinction » pré-logique (du
moins au sens formel) repose sur un pouvoir de contextualisation et de
décontextualisation de l’intuition-prise-à-titre-d'exemple. L’exemplarité
de l’intuition permet à la fois d'attacher la signification d'un mot à un
contexte intuitif à l’égard duquel elle est par nature indifférente et de
247
« Les mots employés peuvent être issus de la langue commune (…) tant qu'ils
‘coïncident’ avec le donné intuitif sous la forme d'une expression actualisée, ils prennent un sens
déterminé, qui est leur sens actuel hic et nunc et un sens clair (…) ».Ideen …I p [124]. A
rapprocher de RL Introduction générale, pp [5-6].
248
Ideen …I , p [125].
101
détacher l’intuition de son hic et nunc absolu, en produisant un contexte
d'énonciation idéal, un hic et nunc idéal — ce qu'est au fond et au sens
propre un contexte. Comme Husserl le rappelle souvent, c'est le contexte
qui doit permettre de déterminer les concepts dont use le
phénoménologue; c’est même « une nécessité constante de prendre garde
(der Vorsicht) et de vérifier (der Nachprüfung) fréquemment si un mot
fixé dans un contexte précédent s'applique réellement avec le même sens
dans le nouveau contexte »; la raison de ce redoublement de précaution
étant motivé, a contrario, par le souci légitime d’éviter, autant que faire
se peut, tout recours à des « termes techniques étrangers » 249. — Là
encore deux séries de questions s’imposent. D’une part, quelles sont ces
« bonnes raisons » motivant une telle défiance vis-à-vis des termes tech-
niques? quel rapport entretient cette méfiance et celles à l’égard des
hypothèses important des mécanismes en psychologie? quel rapport entre
ces menaces et le bouclage cybernétique de la substruction galiléenne?
D’autre part, dans quelle mesure l’usage et la préparation des intuitions
échappe-t-elle à cette menace? dans quelle mesure et jusqu’à quel point
la transformation d’intuitions vagues, vaguement illustrantes en exemples
phénoménologiques épargne-t-elle tout recours à des termes techniques
non seulement étrangers à la langue d’usage, mais à toute langue tech-
nique connue jusqu’à ce jour?

La production d’une conceptualité phénoménologique se fonde sur une


intuition qui doit posséder a maxima la concrétude de la perception.
Nous recoupons-là un lieu commun des études husserliennes; s’il nous
semble néanmoins nécessaire de s’y arrêter quelque peu, c’est qu’en
raison du primat du possible sur le réel, dont on a fait l’un des mots
d’ordre de la phénoménologie, on n’a pas été assez attentif au paradoxe
qui, du fait de l’intuitionnisme proclamé, condamnait la phénoménologie
husserlienne, à présupposer toujours au fondement de cette possibilité,
une « réalité ».
Notre objectif n’est pas d’infirmer les interprétations proposées, mais
de marquer l’occultation d’une des possibilités interprétatives; et donc
d’introduire une complication supplémentaire, sans laquelle on ne com-
prend pas que les Recherches logiques se signalent à la fois par la
découverte de la liberté catégoriale, de l’intuition catégoriale et de la
donation. Loin de s’exclurent ces trois avancées sont les trois angles
saillants d’un quadrilatère dont le plus discret forme la base — ou mieux
concerne la base et la limite de la liberté catégoriale, la base de l’intuition
catégoriale et la structure basique de la donation.

§ 18. RÉDUCTION EIDÉTIQUE, EXEMPLARITÉ ET LIBERTÉ

Pour l’établir, examinons les implications d’une définition de la


phénoménologie comme science descriptive et eidétique. A examiner de
plus près les présuppositions de l’idéation en général, on observe dans les
coulisse de celle-ci l’activité d’une certaine « liberté », qui fera son entrée
en scène en personne dans la réduction transcendantale.
A la charnière entre intuition individuelle et intuition d’essence, il y a
l’exemplarité du donné, c’est-à-dire en une certaine liberté à l’égard de
249
Ideen …I , p [125].
102
l’apparaissant, liberté sans laquelle aucun phénomène ne serait possible,
ni dicible. L’intuition d’essence, déclare Husserl au § 3 des Ideen I,
« suppose à sa base une part importante d’intuition portant sur
l’individu », i.e. « qu’un individu apparaisse », i.e. que le regard ait « la
libre possibilité de se tourner vers un individu ‘correspondant’, i. e.
qu’on puisse « former, pour l’illustrer, une conscience d’exemple (eines
exemplarischen Bewußtseins) ». Mais inversement, il n’y a pas
d’intuition de l’individu sans « la libre possibilité de mise en œuvre d’une
idéation (ohne die freie Möglichkeit des Vollzugs einer Ideation) », i.e.
sans la possibilité de « diriger le regard sur l’essence correspondante qui
s’exemplifie dans la vue d’un individu (der sich im individuell Sichtigen
exemplifiezierenden Wesen) »250. Dans ce texte d’une densité
extraordinaire, nous prélèverons simplement deux motifs: celui de la
conscience exemplaire et celui de la liberté. Cette liberté est à la racine de
la réduction eidétique, où elle opère comme capacité de connexion et de
déconnexion251.
Une fois posée la différence entre unités réelles régies par une légalité
réelle (qui concerne, entre autres, les déterminations spatio-temporelles)
et unités catégoriales régies par une légalité catégoriale, Husserl pose au
principe de cette différence le critère d’une liberté dans la « connexion »
ou « déconnexion ». Il n’est pas en mon pouvoir d’unir ou de ne pas unir
les unités objectives réelles. En revanche, je possède une « grande
liberté » dans la formation catégoriale, c’est-à-dire dans la « connexion »,
la « mise en relation », la « généralisation et la subsomption », etc. sur la
base d’un même matériau sensible. C’est un thème qu’a abordé la
Deuxième Recherche Logique et qui court à travers l’ensemble des six
recherches. Cette liberté est cependant limitée, limites fixées par des lois
qui concernent la constitution des formes catégoriales dans des caractères
d’actes fondés. Cela revient à poser le caractère à la fois « nécessaire » et
« libre » de la liaison, de la « fondation » des formes catégoriales dans le
matériau sensible. Il ne s’agit pas de contradiction, ni de deux gestes qui
se contrarieraient l’un l’autre, mais d’une avancée remarquable en
direction de la structure exemplaire de toute intuition, et par extension de
toute connaissance. Il y va non seulement de la distinction entre un droit
et un fait, mais également de la différence entre conscience de signe et
conscience d’exemple. « Comment pourrait-il d’ailleurs être question de
perception et d’intuition catégoriale, si n’importe quel matériau pouvait
recevoir n’importe quelle forme, si, par conséquent, les intuitions
fondatrices simples pouvaient se relier arbitrairement avec des caractères
catégoriaux »252. L’absence d’une telle légalité prescrivant a priori les
modalités de fondation des formes catégoriales dans la base matérielle
sensible abolirait toute distinction entre conscience intuitive et conscience
signitive, entre pensée symbolique et pensée intuitive, intention de
signification et remplissement intuitif, … et à terme, la différence entre
simple pensée et connaissance. Il doit donc y avoir une dépendance de la
formation catégoriale par rapport au socle fondateur. Cette dépendance
est précisément ce qui conditionne le caractère intuitif ou non du
catégorial. Lorsque ce lien est rompu, nous sommes alors non plus dans
250
La philosophie comme science rigoureuse tr. fr. p 48-49.
251
L’articulation de ces deux motifs se trouve déjà esquissée dans la Sixième recherche
logique, au § 62, intitulé précisément: « La liberté dans la formation catégoriale de matériaux
prédonnés et ses limites: les lois purement catégoriales (lois de la pensée ‘proprement dite’) ».
252
RL VI, p [188] p 226.
103
le cadre d’une conscience exemplaire, mais dans celui d’une conscience
de signe. Lorsque Husserl déclare que « nous pouvons sans doute
‘concevoir’ n’importe quelle forme en général sur la base de n’importe
quel matériau — c’est-à-dire les penser au sens d’une simple si-
gnification »253, nous ne sommes plus alors dans le cas d’une formation
catégoriale effective, mais dans celui d’une formation catégoriale au sens
impropre, d’une conscience signitive produisant une signification dont la
possibilité, c’est-à-dire la réalité en tant que signification dépend précisé-
ment de la possibilité d’un remplissement, c’est-à-dire d’une intuition ca-
tégoriale correspondante —laquelle suppose à son tour la possibilité d’un
matériau sensible qui la supporte.
Il y a donc deux modalités de la fondation: une fondation véritable qui
implique la possibilité d’une intuition, qui implique qu’au moins une fois,
au moins une perception ait été donnée et une fondation ineffective où
cette possibilité fait défaut. Or cette fondation effective dont dépend la
possibilité de la pensée (au sens propre et au sens impropre) est
subordonnée à certaines lois qui concernent la base fondatrice, et plus
particulièrement une certaine « correspondance » entre base fondatrice et
formes catégoriales.; car « nous ne pouvons véritablement réaliser la
fondation sur n’importe quelle base, nous ne pouvons intuitionner le
matériau sensible dans n’importe quelle forme catégoriale, ni surtout le
percevoir, et en particulier le percevoir adéquatement »254.
Le lien entre perception catégoriale et contenu sensible n’est pas une
liaison réelle, même si c’est une liaison nécessaire. Si la liaison était
réelle, nous serions dans le cas d’un idéalisme empiriste de type
berkeleyien selon lequel « rien n’est qui ne soit perçu et ne doive être
perçu nécessairement »255; tandis que la maxime que Husserl fait sienne et
qui est celle d’un idéalisme transcendantal, s’énonce: « n’est rien ce qui
ne peut être perçu ». Appliquée à l’intuition catégoriale, cette maxime
signifie, non pas qu’il y ait toujours un lien actuel de fondation entre
forme catégoriale et contenu sensible, mais que la possibilité d’une telle
fondation, et donc d’un tel contenu sensible soit donnée. Cette possibilité
d’une intuition actuelle est une simple possibilité idéale fondée dans son
idéalité pour avoir été prélevé une fois sur une « actualité ». Ce qui
implique, à son tour, que « la réalisation actuelle des actes actuels sur la
base de tels matériaux précisément, est, au sens idéal, possible »256. Cette
possibilité est définie par des lois idéales, lois de la Verträglichkeit. La
« région » catégoriale en tant que domaine d’objectités idéales (formes
catégoriales au sens objectif) est donc régie par des lois qui ont ceci de
particulier d’être en même temps des lois analytiques formelles. Ces lois
« déterminent quelles variations de formes catégoriales prédonnées
quelconques sont possibles sur la base de l’identité d’une matière
déterminée mais arbitraire ». Elles fixent les relations d’in-
tuitionnification, ou mieux d’exemplification au sens large. Elles disent à
quelles conditions un matériau sensible peut faire office de support
(Träger), et non de simple soutien (Anhalt), d’une forme catégoriale don-
née257. La théorie des rapports de fondation et donc de l’exemplarité serait
analytico-formelle. C’est le privilège de la sphère catégoriale que la géné-
253
RL VI, p [188] p 226.
254
RL VI, p [188] p 226.
255
RL VI, p 227 [189]
256
RL VI, p 227 [189].
257
RL VI, p 227 [189].
104
ralisation y soit eo ipso formalisation. Les lois qu’elle expose définissent
la liberté de pensée, la spontanéité de l’entendement, ou si l’on veut
encore, de l’arbitraire de la variation. Pour comprendre le statut de ces
lois, il est donc nécessaire de se demander comment elles sont elles-
mêmes produites en tant que formes catégoriales portant sur le rapport de
fondation compris comme rapport d’indépendance des formes
catégoriales en général à leur base intuitive, ou si l’on préfère, sur le
rapport fonctionnel de la base sensible matérielle aux formes qu’elle
supporte 258.
Les lois de la pensée au sens propre sont donc des lois prescrivant en
général la liaison nécessaire d’une forme catégoriale à un matériau quel-
conque, qui délimitent a priori et en général les limites formelles à l’inté-
rieur desquelles les matériaux peuvent varier, et inversement les limites à
l’intérieur desquelles les formes catégoriales peuvent varier sans que le
support intuitif sensible ne varie. Mais ces lois elles-mêmes ne sont pen-
sées adéquatement que dans la mesure où elles sont perçues sur la base
d’une intuition catégoriale quelconque, où il n’est pas nécessaire que les
matériaux soient actuellement et effectivement présentés dans l’intuition
catégoriale. Ces lois, bien qu’analytiques, sont donc bel et bien issues
d’une « abstraction généralisante » dont l’objet est précisément « la
possibilité de la formation catégoriale en question », c’est-à-dire le
rapport de la forme catégoriale à un support sensible quelconque259.
Ces lois de la pensée sont en même temps les lois de l’être et de la vé-
rité. C’est ce que nous montre une formule d’allure kantienne: « les
conditions idéales de la possibilité d’une intuition catégoriale en général
sont corrélativement les conditions de la possibilité des objets d’une
intuition catégoriale, et de la possibilité d’objets catégoriaux absolument
parlant »260
Ces lois permettent d’établir en général dans quelles conditions une
formation catégoriale (objective) est possible, mais non pas quelles
formations catégoriales le sont. Elles établissent ainsi que « les formes
catégoriales sont fondées sur la possibilité d’un matériau sensible », mais
non pas que « les formes catégoriales sont fondées dans les contenus
matériels ». Ces lois en tant qu’analytiques ne peuvent donc pas prescrire
a priori pour un matériau donné quelles formes catégoriales sont
possibles, ni inversement pour une forme catégoriale données quels
matériaux sont possibles en tant que supports. Mais une fois qu’un
matériau a adopté une certaine forme catégoriale et donc est susceptible
de l’adopter, alors il y a une sphère nettement circonscrite d’autres

258
« Pour autant que nous pouvons varier les espèces des matériaux en toute liberté, et
qu’elles sont soumises seulement à cette condition idéale évidente d’être susceptible de jouer le
rôle de supports des formes préexistantes, les lois en question ont le caractère de lois
entièrement pures et analytiques, elles sont pleinement indépendantes de la particularité des
matériaux. Aussi leur expression générale ne contient-elle pas trace d’espèces matérielles, elle
n’utilise bien plutôt que des symboles algébriques comme supports de représentations générales
indéterminées de certains matériaux en général, elle reste quelconque, avec la seule condition de
demeurer identique en eux-mêmes. » RL VI, p 227 [189].
259
« Aussi pour avoir une vision évidente de ces lois, n’est-il pas non plus besoin
d’effectuer actuellement une intuition catégoriale qui présente leurs matériaux effectivement
dans l’intuition; mais il suffit d’une intuition catégoriale quelconque, qui nous fasse apercevoir
la possibilité de la formation catégoriale en question. C’est par l’abstraction généralisante de
cette possibilité dans son ensemble que se réalise la ‘vision évidente’, intuitive et unitaire de la
loi, et cette vision possède, selon notre théorie, le caractère d’une perception générale
adéquate. » RL VI, p 227 [189].
260
RL VI, p 227 [189]. Je souligne.
105
formes « co-possibles », « sphère idéalement formée de transformations
possibles de chaque forme donnée en formes toujours nouvelles »261.
Le point décisif pour la phénoménologie est donc, pour le dire dans
une formulation provisoire, de parvenir à discerner deux types de couches
logiques: un « logos » formel qui est à la fois normatif du point de vue de
la science et second du point de vue génétique et un « logos » constitutif
du point de vue génétique de la possibilité même de l’apparaître ainsi que
de la possibilité pour le premier d’avoir une prise sur le phénomène. Ce
second « logos » qui est génétiquement premier n’est autre que la
« langue » en un sens qui reste à déterminer. Ce que nous nommons ainsi
« langue » ne doit pas être réduit au concept fondamental de la
linguistique et de la sémiotique, même si sa secondarité est elle-même
nécessaire pour qu’elle puisse prétendre au rôle archi-constitutif qui est le
sien. La langue est l’archi-facticité dont toute science a besoin pour la
réduire précisément. Pour que l’idée d’une connaissance possible puisse
surgir sur le sol de la perception, il faut préalablement que le monde de la
perception soit structuré comme une langue, que la chose perçue
s’articule et se montre comme un « signe » dont la signification ultime
reste ouverte. Il faut que la perception soit comme une pré-connaissance
muette, comme un discours tacite; non pas par essence muette, mais
parce qu’immémorialement détachée des contenus signitifs qui vont
d’ordinaire avec ces significations. De tels « cas de connaissance sans
parole ne sont (…) que des remplissements d'intentions de signification,
de celles-là seulement qui se sont détachées sur le plan
phénoménologique des contenus signitifs qui d'ordinaire vont avec
elles »262. Les significations sont devenues, pour ainsi dire, inhérentes aux
choses; les choses sont devenues les corps de significations, et l’intuition
perceptive est devenue une intention de signification immédiatement
remplie —une « connaissance » immédiate sans statut théorique ou
logique.

§ 19. LE PROJET D'UNE MORPHOLOGIE PURE DES INTUITIONS ET LA REMISE EN


CHANTIER DE L’HERITAGE KANTIEN

L’ensemble de ces considérations nous conduit ainsi à formuler une


hypothèse que certains commentateurs ont rencontrée tout en la
soumettant à l’épreuve d’interprétations divergentes263: le projet
phénoménologique prend son appui et son essor dans le lieu théorique et
problématique de la théorie de la connaissance qui concerne

261
Ceci est important pour la Selbstvariation du je, comme nous le verrons en conclusion.
262
RL VI, p [60]..
263
Cf Heidegger, Mon chemin de pensée et la phénoménologie, pp 162-173 Séminaire de
Zähringen de 1973 pp309-314 in Question IV. Cf Jacques Derrida, dans La voix et le
phénomène, qui l'interprète comme le lieu de la percée et de la retombée dans la métaphysique,
lorsque après avoir élargi le domaine de la signification, Husserl reconduit celle-ci à l'autorité de
l'intuition —seule source de droit. Cf Jean-Luc Marion dans son article "La percée et
l'élargissement", repris dans Réduction et donation qui, au terme d'une lecture méticuleuse de
Derrida et de Heidegger, tente de dégager par-delà l'opposition apparente des deux
interprétations de la "percée" le motif de la donation, donation plus ancienne que la différence
que Husserl présente pourtant lui-même comme irréductible de la signification et de l'intuition
(p 38). Cette différence et le « jeu » de l’intuition avec l’intention ne représentant ainsi que la
première percée de la phénoménologie, la seconde étant celle de la question ontologique
heideggerienne, op. cit. p 163. Cf René Schérer La phénoménologie des « Recherches lo-
giques » de Husserl, p 290 sq.
106
l’articulation de la signification logique et de l’intuition, plus
précisément les lois essentielles de mise en concordance de l’intention
signitive et du remplissement intuitif. Nous voulons parler de la théorie
fort différenciée des modes de la Veranschaulichung qui tend à se
confondre avec ce que Husserl nomme au terme des Recherches
logiques, une morphologie pure des intuitions 264 qui serait le pendant de
la morphologie pure des significations.
On comprendra aisément qu'il s'agisse là d'un lieu et d'un moment
stratégiques si l’on se souvient, d'une part, que le problème de la connais-
sance est posé par Husserl dans les termes hérités de Kant 265, et que,
d'autre part, la phénoménologie et la réduction phénoménologiques appa-
raissent d'abord sur le terrain de la théorie de la connaissance, et sous la
forme d'une science eidétique et intuitive de la conscience266. Or cette
théorie du remplissement tend à se confondre avec une théorie des modes
de présentation (Darstellung) compris à leur tour comme modes
d’« intuitionnification » (Veranschaulichung)267.
Pour préciser notre hypothèse: il est possible de lire l’ensemble des
Recherches logiques comme une tentative pour constituer une telle

264
RL VI p [181]. L'importance de cette distinction est reconnue rétrospectivement dans la
Bedeutungslehre, Hua XXVI, p [16]. tr. fr. p 37.
265
Cf le débat avec le mouvement criticiste, tel qu'il est rappelé par E. Fink dans son article:
La phénoménologie face à la critique contemporaine. (1933). repris in De la phénoménologie tr.
fr.. D. Franck, Minuit, 1966. Cf aussi la RL VI Introduction p [3] où le couple kantien "concept"
ou "pensée"/"intuition correspondante" est repris entre guillemets comme équivalent
terminologiquement impropre du couple husserlien "intention de signification"/"remplissement
de signification", avant qu'il ne soit repris au § 17 sans guillemets. Autre exemple du travail
terminologique de la phénoménologie comme travail d'appropriation de la langue philosophique
traditionnelle, et donc d'inscription de sa langue et de son discours dans la langue et le discours
philosophique. Cf. aussi RL VI § 66 p [202-203] qui, outre le grief connu d'une limitation de
l'intuition à l'intuition sensible, condamnent encore plus sévèrement la confusion dans laquelle
Kant a laissé le domaine de la signification, au point de confondre sous le terme de pensée "les
concepts en tant que significations générales des mots", "les concepts en tant qu' espèces de la
représentation générale proprement dite" et "les concepts en tant qu'objets généraux".
266
Cf les leçons de 1905. L'idée de la phénoménologie.
267
Sur le choix de cette traduction, cf. Introduction, note 14.— Kant parlait de
Versinnlichung, terme qui allie, chez lui, l’exigence d’intuitivité sensible (Sinnlichkeit) et celle
d’un accroissement synthétique de signification. (cf. par exemple, Qu’est-ce que s’orienter dans
la pensée? tr. Philonenko, Vrin, 1983, p 75; ou encore, l’exposé du schématisme dans la
Critique de la Raison pure). Cette équivocité qui se trouve en français aussi bien qu’en allemand
correspond donc à une complicité essentielle entre deux opérations: celle qui consiste à rendre
sensible un concept au moyen d’un exemple et celle qui consiste à procurer une signification
réelle à un concept. Cette complicité intime est l’un des traits déterminants du concept kantien
de Versinnlichung. — Il n’est pas sans intérêt de remarquer que ce grand lecteur de Kant
qu’était Husserl se livre, dans une remarque terminologique, au même rapprochement dans les
Ideen I au § 85 pp 290-291 de la traduction de P. Ricœur (pp [173-174] de l’édition originale).
Les Recherches logiques tentaient déjà à leur manière d’articuler rigoureusement la donation de
sens (en tant qu’activité catégoriale) avec sa présupposition fondatrice dans la sensibilité. On
peut à cet égard considérer le Chapitre IV de la Sixième Recherche comme l’un des points les
plus avancées dans l’élucidation du phénomène de la signification. Alors que la Quatrième
Recherche pâtissait de son point de vue strictement formel, l’énonciation des lois de la
possibilité de la signification, des « lois d’existence des significations » correspond à un effort
proprement phénoménologique (noématique) pour élucider les conditions de possibilité d’une
signification réelle. C’est d’ailleurs ce qu’énonce la première loi: « quand nous y regardons de
plus près », l’existence d’une signification est avérée lorsqu’a lieu « la généralisation du
rapport de remplissement dans le cas d’une intuitionnification objectivement adéquate » (p
[103] de la deuxième édition). La possibilité d’une exemplification (d’une Exemplifizierung qui
correspond au mode d’intuitionnification adéquat par opposition à l’Illustrierung ou
Verbildlichung qui est un mode d’intuitionnification inadéquat, insuffisant à avérer l’existence
d’une signification), la possibilité d’une exemplification , donc, est la condition de possibilité
d’existence d’une signification. Pour le dire plus simplement un mot n’a de signification réelle
que s’il est possible de produire une exemplification, c’est-à-dire de la rendre sensible, quitte à
ce que la signification fonctionne ensuite sans une telle exemplification.
107
théorie systématique des modes de Darstellung, tentative qui reprend le
problème en l’état où Kant l’avait laissé268. La position kantienne du
problème de la connaissance avait fini, en effet, par se confondre avec ce
qui posait problème, tant et si bien qu'il n'était même plus besoin de
l’assumer comme ce qu'elle est, à savoir une thèse. Pour la formuler sous
sa forme devenue canonique: une intuition sans concept est aveugle et un
concept sans intuition est vide. A quoi vient s'ajouter le corollaire: une
pensée sans intuition reste une pure pensée, une pensée purement
logique, ou encore analytique, c'est-à-dire vide. Peu importe que
l’entreprise critique se réduise ou non à cela. Notre objet n'est pas
d'établir la doctrine historique de Kant. Le fait, qui seul nous importe, est
que Husserl, tout comme ses contemporains, continue de porter le poids
de cet héritage kantien, au point que non seulement l’idée de philosophie
en tant que théorie de la connaissance, s'impose d'emblée, semble aller de
soi, mais qu'en outre la bi-partition entre une sphère logique (la pensée
pure) et une sphère d'intuition se trouve assumée avant même qu'on se
soit donné le temps d'opérer une délimitation stricte de l’une ou l’autre
sphère; ou plus radicalement qu'on ait pris le temps d'interroger la
légitimité et la praticabilité d'une telle délimitation269. Ces « ambiguïtés »
dans la présentation initiale de la phénoménologie, dans son « de-prime-
abord », Husserl en a été lui-même la première victime, comme le
rappelle la tardive « préface » aux Recherches, datée de 1913 et éditée
grâce aux soins de Fink en 1939270.
Nous pourrions à l’égard de la référence kantienne réitérer mutatis mu-
tandis les analyses proposées ci-dessus au sujet de « l’exemple
cartésien ». Cette élucidation du rapport de la phénoménologie à
l’histoire est l’autre direction de la « phénoménologie de la
phénoménologie » — la première étant, comme nous avons cherché à
l’établir dans les deux paragraphes précédents, l’élucidation de son essor
à partir du sol de l’attitude naturelle. L’« enfant philosophique »271 qui
cherche à s'élever à la philosophie comme science solide et aux
« problèmes » ultimes doit commencer par prendre appui (sich stützen)
sur ce qui s'offre immédiatement à lui, et c'est bien ainsi que Husserl relit
rétrospectivement son ouvrage de percée, en 1913.
« Las des confusions et craignant de sombrer dans l’océan d'une critique infinie, je me suis
senti contraint de laisser de côté l’histoire, et, pour rester moi-même philosophe, de tenter
l’expérience de partir moi-même d'un point quelconque, de faire des recherches sur des problèmes
immédiatement accessibles, fussent-ils très modestes et peu appréciés, d'où je pourrais peut-être un
jour progressivement m'élever. »272

A lire ce passage, le point de départ semblerait impliquer une mise à


l’écart de toute référence à l’histoire de la philosophie. Ce qui est à la
lettre exact, même si les Recherches logiques ne cessent apparemment
d'en découdre avec elle. D'emblée, la perspective de Husserl n'est pas
268
Nous renvoyons pour cela à l'essentiel article de J. Beaufret "Kant et la notion de
Darstellung" in Dialogue avec Heidegger. Vol 2. p 77-109. Voir plus particulièrement pp81-83.
269
Peut-être faut-il voir dans ce « trait de famille » l’une des raisons qui explique à la fois
l’écho immédiat que reçurent les Recherches logiques et la ténacité des « mésinterprétations »
dont témoignaient les critiques adressées à Husserl; ce qui ménageait un accès immédiat à la
lecture de la phénoménologie naissante était précisément l’obstacle majeur à sa compréhension
270
Cf. en particulier le § 1, p [109] et suiv., pp 355-359 dans la traduction de J. English in
Articles sur la logique, Paris, P.U.F., 1975.
271
Op cit. p 365.
272
Op. cit. p 365. .
108
historique. Mais c'est précisément cette modalité particulière
d'indifférence à l’histoire qui confine les études de 1901 au rang de
simple point de départ naïf. Le passage qui précède le texte cité, ainsi que
celui qui fait suite, indiquent, en effet, on ne peut plus clairement, que
c'est bien dans le rapport de la phénoménologie à l’histoire, ou plus
exactement dans l’élucidation de l’avènement de la phénoménologie (son
histoire comme procès de Selbstdarstellung) au sein de l’histoire de la
philosophie (comme son unechte Darstellung) que gît le point critique
dont dépend une élucidation pleine et entière du sens authentique de la
phénoménologie, c'est-à-dire de son sens téléologique273. L’élucidation
radicale de l’idée de la phénoménologie devrait donc en passer par
l’étude des modes de son inscription et de son auto-compréhension
progressive de sa propre inscription dans l’histoire274.
Selon une loi que nous avons tenté d'illustrer en première partie, l’élu-
cidation phénoménologique de la possibilité de la phénoménologie se
joue de façon anticipée, dans l’élucidation de son thème: en l’occurence
celui de la connaissance: et plus précisément, l’élucidation des rapports
entre intuition et signification. La phénoménologie se trouve, ainsi, prise
dans son thème, comme on se laisserait prendre à son jeu, ou comme, à
trop s'attarder, on se laisserait surprendre dans une eau qui gèle. D'où une
situation remarquable: la « phénoménologie de la phénoménologie » dès
lors qu’elle dépasse le stade d’une description statique et formelle de la
réduction transcendantale, tend à se confondre avec l’effort constant de
Husserl pour élucider l’événement de son propre point de départ
« historique » (Ausgangspunkt). La rétro-référence (Rückbeziehung) de la
phénoménologie sur elle-même et l’effort de clarification de son sens et
de sa possibilité coïncident, à terme, avec le retour (Rückgang) sur son
point de départ factice, sur sa genèse historique, une coïncidence qui ne
parvient pas à résorber l’écart ou le conflit, l’hétéro-généité, la
« duplicité » des sources ou des origines. Subsiste, toujours un reste qui
échappe à la téléologie, un tiers exclu-inclus dont la résistance est
indispensable à la (re)lance de l’économie téléologique, selon un mode
de subsistance qui n’est autre que celui du reliquat, de l’entame déjà
assimilée et déjetée. Car, selon un paradoxe que nous avons déjà
273
Op. cit. p 365. "C'est qu'il y a une grande différence entre le fait d'établir de nouvelles
positions théoriques en étant poussé par la nécessité la plus interne et en se consacrant aux
seules exigences des choses, et le fait d'avoir réflexivement le sentiment clair du sens particulier
et de la portée de ces positions, et du sens particulier de la méthode employée". Articles sur la
logique, p [109]. Je souligne.
274
« L'histoire elle non plus ne pouvait s'entremettre. Si déterminante qu'ait été pour moi
l'étude des grands penseurs du passé, je ne voyais partout que des problèmes qui n'étaient pas
mûrs et qui chatoyaient d'une manière ambiguë, et que des théories obscures à force de
profondeur. (…) Mais, à l'époque de la première publication de ces recherches, je n'étais pas
encore parvenu à bien comprendre mon propre rapport avec l'histoire. Or, puisque des
circonstances extérieures ne me permettaient plus de différer davantage, j'ai laissé paraître ces
recherches sous la forme où elles étaient parvenues, dans leur état imparfait qui me causait à
moi-même tant de peine, dans leur état profondément inégal et défectueux. Ce me fut dur
d'avoir à publier une œuvre qui signifiait pour moi non pas une fin, mais un premier point de
départ. » Articles sur la logique. p 357 [110]. Je souligne. — Une direction de travail dans
laquelle nous ne pouvons nous engager ici, mais qui se révèlerait riche d'enseignements,
consisterait en une lecture comparée des différentes présentations des Recherches logiques,
présentations où Husserl se penche, non sans quelque tendre sévérité ou sévère tendresse, sur les
premiers pas de la phénoménologie. Mentionnons outre le projet de "préface", le § 2 des
Vorlesungen über Bedeutungslehre de 1908, les §§ 27 et 55 de Logique formelle et logique
transcendantale, le §3 des leçons sur Phänomenologische Psychologie, qui proposent une
"présentation" de l'ouvrage de 1901. Il faudrait ajouter à cela les références plus sommaires
comme dans la Krisis § 68.
109
rencontré, le « terrain » qui assure l’appui au saut de l’époché n'est pas,
ne doit et ne peut pas être le « sol » proprement dit sur lequel elle se
meut. Il n'est nullement question de réinscrire l’avènement de la
phénoménologie dans le contexte d'une histoire empirique conçue comme
enquête sur des doctrines de fait; car, comme nous avons tenté de le mon-
trer, cette relégation par provision de l’historicité empirique s’opère, chez
Husserl, au nom de l’ouverture à une autre lecture de l’historicité et des
motivations historiques. Il n'y a donc, phénoménologiquement parlant,
aucune contradiction entre les nombreuses déclarations de Husserl
insistant sur le caractère immotivé de la réduction phénoménologique et
l’« auto-interprétation », l’auto-présentation de la phénoménologie en
fonction de la situation intellectuelle de l’époque de sa naissance275. Ce
qui a porté et nourri le projet phénoménologique n'est qu'une esquisse de
ce projet, une esquisse qui montre —rétrospectivement— son idée. Cette
esquisse aura donc eu une valeur exemplaire et indissociablement
anticipatrice, en bref « préfigurative »276. Elle aura joué sur un mode
encore naïf ce que le phénoménologue aura pour tâche de penser. Or
jouer n'est pas penser. C'est pourquoi il faut que l’ensemble de ce qui se
joue et s'engage dans ce point de départ, ne se réduise pas à de simples
« préparatifs »277 — bien que la plupart des solutions avancées pour les
problèmes soulevés n'aboutissent qu’à cela— mais qu'une partie (un
noyau) au moins constitue déjà un exercice en acte de la pensée effective,
c'est-à-dire de la pensée qui puise et norme ses « concepts » d'une
manière originaire à la source d'une intuition évidente278. Or, « c'est cette
méthode intuitive », déclare Husserl, « que suit le tome 2 de ces
Recherches logiques » dont le thème est précisément l’élucidation du
sens et de la possibilité d'une pensée intuitive en général. Si donc la
Sixième Recherche est, selon une formule leibnizienne, un « échantillon
architectonique » de phénoménologie, elle le doit à la valeur exemplaire
de certaines questions qui y sont abordées. L’exemplarité de ces questions
est synonyme de « simplicité », une « simplicité » qui n'est qu'apparente,
que de surface, mais qui a précisément le mérite d'offrir un « prime
abord », un terrain pour une première approche. Exemplarité signifie, par
conséquent, réduction et récapitulation d'« un nombre infini de problèmes
aux multiples ramifications », et donc d'« une science tout entière » sous
l’unité et la simplicité apparentes « d'un titre »279. Enfin, l’exemplarité
signifie, ici du moins, l’être-indice ou symptôme d'une certaine force de
frayage, d'une certaine puissance exploratoire qui réagit comme une onde
de choc et se manifeste singulièrement dans le titre même de l’ouvrage —
Untersuchungen. Les Logische Untersuchungen sont des « travaux qui
sondent le terrain et qui posent les fondements »280.
Nous souscrivons ainsi en partie à la mise en garde d'E. Fink qui op-
pose fortement ces deux modes d'interprétation, qui sont aussi deux fa-
milles d'interprétations ennemies: les unes « habituelles qui suivent la
275
E. Fink. Avertissement à l'Esquisse d'une préface aux Recherches logiques. p [106]. —
Voir également sur cette notion de « préfiguration », Logique formelle et logique
transcendantale, p [54], qui expose un contraste entre deux types clarté (Klarheit): la clarté de la
possession des choses « elles-mêmes » (Selbsthabe) et la clarté de l’anticipation,qu’il nomme
encore « préfiguration » (Vorverbildlichung).
276
Ibid.
277
Esquisse… . p [117].
278
Esquisse. p [117].
279
Esquisse. p [118].
280
Esquisse. p [118].
110
chronologie des œuvres », les autres qui tentent « d'expliquer, à l’inverse,
à partir de la figure finale de la problématique phénoménologique, les
préfigurations qui y tendaient »281. En partie, car selon une nécessité
structurelle, l’exemplarité du point de départ ne va pas sans une certaine
neutralité doctrinale, ainsi que le souligne fortement Heidegger dans
Mein Weg in die Phänomenologie282.
S'il y a bien « adversité » entre la lecture chronologique et la lecture
téléologique des premiers pas de la phénoménologie, cette dernière est
tout à fait compatible avec la reconnaissance d'une certaine neutralité du
point de départ. Allons plus loin, la neutralité philosophique des
Recherches logiques pointée par Heidegger non seulement ne contredit
pas la dimension préfigurative que Fink leur assigne, mais elles
correspondent toutes deux à des moments d'une seule et même structure.
Cette structure commande à la fois la possibilité et l’intelligibilité de la
phénoménologie husserlienne et de sa situation historique. Ainsi que nous
l’avons vu ci-dessus283, l’histoire de la philosophie n'acquiert son statut
philosophique qu'au moment où les différentes philosophies historiques
accèdent au rang de figures, c'est-à-dire de possibilités de la pensée — ce
qui ne peut se faire que par la neutralisation de l’histoire exacte et de la
« thèse » mondaine qui s'y trouve impliquée. Comme nous avons tenté de
le montrer, on aurait tort de négliger cette « métamorphose » du regard
porté sur l’histoire, sous prétexte que ces figures ne motiveraient le
phénoménologue débutant que privatim, que les motivations de la
phénoménologie seraient « des affaires privées »284, car, ainsi que le
découvrira peu à peu Husserl, pour n'être pas un simple jeu intellectuel
qui se donne des airs d'idéalités, la phénoménologie —la pensée qui se
nomme ainsi— doit être une affaire personnelle. Or la résolution en
faveur d'un tel regard suppose une neutralisation et cela en deux sens:
d'une part, comme abstention de la position impliquée dans la modi-
fication fictionnelle du « quasi » et d'autre part, modification-du-doute,
doute lui-même entraîné par l’émergence de motifs contradictoires, et
plus précisément de l’ensemble des positions philosophiques comme
conflictuelles285. C'est précisément la prise en compte de ce mode
d'émergence qui permet à Heidegger de contester la réduction de celle-ci
à une mode philosophique, ou encore à une « tendance » philosophique
circonscrite chronologiquement, tout en lisant dans le positionnement
husserlien de « la subjectivité transcendantale » comme champ
thématique exclusif, un retour « à la tradition de la philosophie des temps
modernes »286. Un tel retour implique, d'une part, l’abandon de la
neutralité doctrinale, c'est-à-dire le sacrifice de certains possibles au
profit d'autres. Ou pour le dire autrement, la phénoménologie
281
p [107].
282
« Dans [le] projet universel d'une philosophie phénoménologique, [tel qu'il se précise en
1913, avec le mouvement conscient et résolu de retour ‘à la tradition de la philosophie des
temps modernes’], il était également possible d'assigner désormais leur lieu systématique aux
Recherches logiques, restées jusque-là, en quelque sorte, philosophiquement neutres. » p 166 tr.
fr. in Question IV. Je souligne. Cf aussi l'opposition entre les Recherches logiques et les œuvres
suivantes, p 198, ainsi que la déception qu'il exprime p 190, Papiers phénoménologiques. tr. fr.
E. Abrams, Millon, 1995.
283
§ 1, Premier chapitre, Première partie.
284
Respectivement, Hua XXIX, p [48] et Hua XIII, Grundprobleme… p [157], tr. fr. p 154.
285
Sur ces questions voir en particulier Hua XXIII, Texte n° 20. Imagination —Neutralité
(1921/1924). p [571-590]. —Cf Commentaire de F. Dastur, « Husserl et la neutralité de l'art »,
La part de l'œil, Dossier Art et phénoménologie, n° 7, 1991.
286
Mein Weg… tr. fr. in Question IV p 166.
111
husserlienne s'accomplit en cédant à une tendance qui lui est à la fois
propre et qui lui vient de plus loin, qui lui « sou-vient ». La téléologie qui
porte le trajet husserlien déborde la « logique » propre d'une pensée
singulière, mais ne dépasse, cependant, pas les bornes d'une tradition
déterminée. Comme toute téléologie, elle est à la fois un principe
d'ouverture et de clôture. Mais, selon un geste qui a quelque analogie
avec celui de Husserl à l’égard de Descartes, la phénoménologie hus-
serlienne est porteuse d'un « propre », en étant « pour la pensée la
possibilité permanente qui se modifie en temps voulu et qui est par là
même la possibilité permanente de la pensée, celle de correspondre à
l’exigence de ce qui est à penser »287. On sait que cette possibilité se
traduit chez Heidegger par un regard renouvelé sur Aristote et les Grecs à
partir de 1919. Mais alors que cette mise à l’épreuve aboutit à une
« compréhension transformée d'Aristote » par l’application de la
différence entre intuition sensible et intuition catégoriale, elle se convertit
à terme en mise à l’épreuve de la phénoménologie elle-même — en
reconduction des différents concepts fondamentaux à leur « source
grecque ». Sans nous engager ici dans la confrontation des concepts
husserliens et heideggeriens de « la » phénoménologie, ce qui nous
entraînerait trop loin288, il est possible de relever dans leur formalité
exsangue la similitude des deux gestes.
Si les ébauches initiales de la problématique sont exemplaires et préfi-
gurent les développements ultérieurs, c'est qu'elles tracent un cadre, qui
prescrit a priori un champ de possibilités dont l’ensemble forme
l’horizon interne et l’horizon externe de la phénoménologie. Non pas que
les « progrès » successifs de la phénoménologie dans l’horizon ouvert
fussent d'emblée pré-programmés, comme si le phénoménologue se
refermait autistiquement sur une sphère de problèmes propres (?), et
ignorait ou « reniait toute pensée antérieure »289; tout à l’inverse,
l’ouverture de l’horizon interne de la phénoménologie suppose à la fois
une orientation libre du je s'éveillant à la phénoménologie sur son champ
thématique et une disponibilité pour ce qui s'offre ainsi à son regard dans
sa situation-de-pensée. Si de prime abord le je phénoménologisant
éprouve des « sollicitations », et se tourne (zuwendet) dans une forme de
pensée passive qui n'est que le degré inférieur de son activité, s'il se laisse
aller à certaines associations avec ce qui est co-donné, s'il commence par
« remarquer » (bemerken) sans faire attention (aufmerken), sans
transformer cette pré-donation en donation effective, en objet thématique
de méditation, sans convertir ses tendances —confuses, obscures et
parfois contradictoires— en intérêt unitaire effectif, par ailleurs,
l’exploration de l’horizon ainsi ouvert dans telle ou telle direction
ressortit entièrement au « faire » (Tun) du je phénoménologisant, à sa
liberté. Le « faire » multiforme du je phénoménologisant est l’ac-
tualisation de la tendance du je pré-phénoménologique qui vise à
287
Mein Weg… tr. fr. in Question IV p 173.
288
D'autant que d'excellentes études en ont déjà été proposées, dans deux volumes:
Phénoménologie et métaphysique, dir. J-L. Marion et G. Planty-Bonjour, Paris, P.U.F.,1984, —
plus particulièrement les communications de W. Biemel, "L'idée de la phénoménologie chez
Husserl » pp 81-104, J-L Marion, "L'étant et le phénomène" pp 159-210, J-F Courtine "L'idée de
la phénoménologie et la problématique de la réduction" pp 211-246 — et dans le volume 108
des Phaenomenologica, Heidegger et l'idée de la phénoménologie, — plus particulièrement J-F
Courtine "Le pré-concept de la phénoménologie et la problématique de la vérité dans Sein und
Zeit, et voir R. Bernet p 195-216.
289
Mein Weg… p 167.
112
l’explicitation de l’horizon intentionnel prescrit dans l’apparition initiale
du champ pré-thématique. La Selbstbestimmung du phénoménologue
prend donc la forme d'une « explication »290 des possibilités indéterminées
qui s'offrent à l’intérieur de ce cadre de sens vide (leerer Sinnsrahmen),
de ce cadre d'indétermination (Unbestimmheitsrahmen), mais néanmoins
anticipées conformément au style du donné initial.
Or, la position du problème de la connaissance telle qu'elle se produit
en 1901 est précisément celle où Husserl découvre sous les espèces de
l’intuition catégoriale les conditions effectives de la pensée au sens
propre, à savoir sous la forme d'une libre activité de formation
catégoriale qui ne reste proprement ce qu'elle est que dans la mesure où
elle subordonne son activité à ce qui se donne originellement dans
l’intuition.

Les Recherches logiques viennent donc habiter — et se laissent hanter


par— la « vieille distinction » kantienne entre « pensée » et « intuition »,
et par suite celle entre pensée purement logique et connaissance. C'est
ainsi que le purement logique est synonyme de formel: c'est-à-dire de
pensée vide, voire ludique. C'est l’intuition qui fait entrer le logique dans
le sérieux de la connaissance, en l’obligeant à assumer le poids ou le
fardeau du donné. L’intuition continue donc d'être comprise par Husserl
comme donation de la chose dans son ipséité (selbst), comme
présentation (Darstellung, exhibitio, hypotypose). La « réalité objective »
de nos « idées » pour Husserl comme pour Kant ne peut être procurée,
conférée que par une intuition, et non par l’examen analytique des
concepts. En quoi il retient encore la leçon critique à l’encontre de la
métaphysique dogmatique, qui apparaît ainsi comme un enfantillage, un
pur jeu de concepts dont, pour pressés qu'ils soient, on ne parvient pas à
tirer la moindre parcelle de réalité ou la moindre lueur de vérité.
C'est pourtant ce contexte post-critique que les Recherches logiques
viennent bousculer, sans que cela signifie une rechute dans la métaphy-
sique, fût-elle dogmatique. Nous voudrions le montrer en nous intéressant
à ce qui est pour Kant et pour le proto-phénoménologue qu’est Husserl à
cette époque, le lieu crucial de la théorie de la connaissance: à savoir la
théorie de l’intuition, et plus précisément de l’intuition remplissante, car
là aussi la formule kantienne se conserve en se traduisant: aucune intui-
tion ne nous donne accès à une réalité objective, si cette intuition n'est pas
l’accomplissement d'une intention intuitive et si elle n'est formée catégo-
rialement; mais bien plus encore, une intention intuitive ne procure de
l’objectivité qu'en conférant à une intention de signification déterminée
son remplissement, remplissement qui possède lui-même le statut d'un
sens ou d'une signification (Sinn oder Bedeutung)291, et inversement, une
290
Sur ce concept d’Explikation, voir Erfahrung und Urteil, Section I, Chapitre II, §§ 23 et
suiv.; Logique formelle et logique transcendantale, qui en fait l’acte par excellence d’obtention
de la « distinction » (Deutlichkeit). p [50].
291
Cf RL I § 14: "Le contenu en tant qu'objet, en tant que sens remplissant (als erfüllender
Sinn) et en tant que sens ou signification pure et simple" ou encore "la signification qui remplit"
(die erfüllende Bedeutung). Ce paragraphe anticipe sur des distinctions qui acquerront leur
parfaite clarté que dans la dernière recherche, comme celle entre l'objet et la part d'information
catégoriale de la perception de l'objet, comme en témoigne le passage suivant: "Nous devons,
dis-je, dans les actes remplissants, distinguer de nouveau entre le contenu, c'est-à-dire ce qu'il
peut y avoir en quelque sorte de signification dans la perception (formée catégorialement), et
l'objet perçu."
113
intention de signification reste purement formelle et vide tant qu'elle n'est
pas orientée et calquée sur une intuition de l’essence (individuelle ou
spécifique) dont elle est le concept plus ou moins rigoureux, selon le
degré de plénitude (Fülle) de l’intuition. Ce qui vient troubler la
frontière apparemment paisible tracée par Kant entre le penser purement
logique (analytique) et l’intuition, c'est d'une part, l’affirmation d'une
intuition de la species, là où Kant ne parlait que de « concept » ou de
« schème » et, d'autre part, l’affirmation du caractère intentionnel de tout
acte intuitif ou logique — sauf à admettre l’équivalent d'une synthèse
esthétique pure sous la forme d'une appréhension d'un divers pur sensible.
Afin de préciser le sens de cette hypothèse, quelques remarques
s’imposeront, concernant les concepts husserliens de remplissement et de
signification.
114
Chapitre V

La possibilité et la réalité des significations


« Quand je pense un objet
comme possible, je ne fais que
reproduire la conscience antérieure
grâce à laquelle il est réel. Il
n’existe pas pour nous de possible
pensable qui n’ait été réel. »
Hölderlin.

§ 20. ANSCHAUUNG ET VERANSCHAULICHUNG.

De manière à saisir le lien entre signification et intuition, une mise au


point s’impose concernant le concept de Veranschaulichung.
(a) Premièrement, le concept d'Erfüllung ne recouvre pas celui d'intui-
tionnification (Veranschaulichung), puisque comme l’exposent les § 17 et
18 de la Sixième Recherche, il est possible de « tirer au clair » une pensée
moyennant « une représentation signitive », c'est-à-dire moyennant des
« remplissements médiats » qui appellent un remplissement intuitif et y
tendent comme à leur idéal. En d'autres termes, si toute Veranschauli-
chung est un remplissement, tout remplissement n'est pas une Veran-
schaulichung
(b) Cependant et deuxièmement, même si l’exposé de la première sec-
tion de la Sixième Recherche fait abstraction de la différence entre intui-
tion sensible et intuition catégoriale, les analyses qui y sont proposées
exigent d'être modifiées conformément à l’acquis de la deuxième section,
comme Husserl ne cesse de le rappeler tout au long de cette recherche. Il
y aura donc un remplissement des intentions signitives visant le sensible
(soit, une table, un encrier) aussi bien que de celles visant des états de
choses catégoriaux (soit, l’encrier est plus petit que la table, un ensemble
est équivalent à lui-même, etc.).
(c) Troisièmement, ce qu'on appelle l’intuition, l’acte d'intuition —au
sens restreint, mais aussi au sens élargi—, l’objectivation intuitive prélo-
gique en général292 est une intention intuitive qui, dans l’attitude naturelle,
ne parvient qu'exceptionnellement au niveau d'une auto-présentation
(Selbstdarstellung) saturée de plénitude et qui, en tout état de cause, en
tant qu'intention, appelle un remplissement. Il en va ainsi pour la classe
entière des intentions intuitives (perception externe ou interne,
imagination, conscience d'image, perception individuelle et perception du
général)293. Le fait que Husserl prenne comme exemple privilégié la per-
ception de chose externe ne doit pas masquer la portée qu'il confère
explicitement à ces analyses. Cela ne tient pas seulement au fait que les
intuitions comportent le plus souvent des composantes intentionnelles
« simplement imaginatives ou même signitives »294, mais au fait que le
« contenu » purement perceptif « [qui] est ce qui nous reste après que
nous avons fait abstraction de toutes les composantes simplement
imaginatives et symboliques » est appréhendé de telle manière qu'un
292
RL VI. p [203].
293
RL VI. §10 p [41],.
294
RL VI. p [57].
115
fusionnement du noyau intuitif avec les parties non-intuitives est
possible, qui confère à l’ensemble le caractère d'« esquisse perceptive de
l’objet »295. Quel statut convient-il d'accorder aux esquisses
(Abschattungen)? S'agit-il de l’étoffe des vécus perceptifs, ou bien de
« visages » de ce qui est « vécu », appréhendé dans la perception?
L’ambiguïté de cette « ombre » qui plane en terre phénoménologique
comme le spectre du psychologisme, peut-elle être levée — et si oui à
quel prix? S'il y a une corrélation qui assigne « à chaque esquisse de
l’intention » « une esquisse identique du remplissement corrélatif »296,
cela signifie que, pour une part au moins, les esquisses sont objectivées et
ne peuvent donc sans plus être intégrées au matériau réel (reell) des vé-
cus. Le paragraphe 37 revient sur la question et pose une corrélation entre
l’esquisse en tant que composante du caractère d'acte de l’appréhension,
et l’esquisse comme moment du contenu objectif297. Il est d'autant plus
important d'aborder cette question, que le maintien du parallélisme rigou-
reux entre intuition de l’individu et intuition de l’essence conduira
Husserl à poser en 1913 que l’intuition de l’eidos, elle aussi, comporte
des degrés de clarté et de distinction, et que « la nature (Artung) propre
de certaines catégories d'essences implique que les essences de cet ordre
ne peuvent être données que « sous une face » (einseitig), « sous
plusieurs faces » successivement, mais jamais « sous toutes leurs faces »
(allseitig)298. Dans la mesure où l’apodicticité de l’être immanent dépend
de sa présentation sans réserve: « le vécu ne se donne pas par
figuration », ne s'annonce pas, mais cela n'empêche que le « vécu n'est
jamais non plus complètement perçu »299. Husserl rattache ce besoin de
complément (Ergänzungsbedürfnis) du vécu à l’horizontalité de la
perception immanente pure, où la notion d'horizon ne concerne pas
seulement l’horizon de la temporalité phénoménologique, mais « des
différences introduites par des modes de donnée d'un nouveau type »300—
modes qui concernent les degrés de clarté ou d'obscurité, de proximité ou
de distance du donné pris en exemple. Même si l’on admet avec Husserl
que ces différences de clarté nous placent sur un autre plan, dans une
autre « dimension », concession d'autant plus inévitable qu'elle engage le
sens et la possibilité même de la réduction phénoménologique, cela
implique, bien loin de l’exclure, une élucidation de ce point difficile et
paradoxal. Paradoxal, car les « essences » pour lesquelles Husserl pose
une impossibilité de fait d'une intuition parfaitement adéquate sont
précisément celles auxquelles il compare les essences
phénoménologiques qui sont anexactes. Si un tel paradoxe se dissipe
assez aisément à la lecture de l’ouvrage de 1913, par le simple rappel de
la différence radicale de dimension, et donc du caractère foncièrement
équivoque de la conceptualité phénoménologique, il nous semble que
c’est pour mieux rebondir. Comment faut-il comprendre la méthode de
clarification, surtout si celle-ci en passe par la prise en compte du vécu
donné en tant qu'exemple? Prendre le vécu à titre d'exemple, n'est-ce rien

295
RL VI p [57].
296
RLVI, pp [50-51].
297
Op. cit. § 37. p [117]. "C'est encore autre chose que l'on entend par ‘esquisse de couleur’,
par ‘vue en perspective’ etc. , termes à propos desquels il est clair qu'il leur correspond aussi
quelque chose dans le contenu phénoménologique de l'acte et avant toute réflexion. »
298
Ideen I, p 20 [10]. tr. légèrement modifiée.
299
Ideen …I , § 44. p 144 [82].
300
Ideen … I p [166].
116
faire? Si, comme nous l’avons vu, Husserl réserve la substruction aux
sciences exactes et exclut, donc, l’idée d'une substruction
phénoménologique, la constitution du donné en exemple n'en est-elle pas
un équivalent aussi bien dans l’attitude naturelle « anexacte » que dans
l’attitude phénoménologique?
(d) Enfin, la perception sensible elle-même —et il en irait de même de
l’intuition eidétique— acquiert « en quelque sorte une extension », du fait
de l’immixtion, de l’entrelac (Verflechtung) de significations détachées de
leur expression, ainsi que le précise le § 15. C'est ainsi qu'on parle de et
reconnaît tel manuscrit « comme étant de Gœthe ». Expliquer ce
mouvement par lequel la signification se détache de son expression pour
se déposer sur l’objet perçu, suppose qu'on s'intéresse au processus par
lequel un nom nomme une chose et celui par lequel la chose est reconnue
comme telle. Comment reconnaît-on telle chose, comme « un
manuscrit »? Husserl répond: par un « acte de classification » ou encore
de « subsomption ». « Le nom … vient ‘se poser’ (legt sich … auf), en
quelque sorte, ‘sur’ l’objet perçu, il lui appartient, pour ainsi dire, d'une
manière sensible. » C’est pour rendre compte de ce phénomène que Kant
avait été obligé d’invoquer un « art caché », et c’est contre Kant que
Husserl déclare que, « ce n’est pas en vertu de mécanismes psychiques
cachés, que le mot adhère aux traits singuliers qui lui correspondent dans
les intuitions »301. Le mystère d'une telle opération se dissipe dès qu'on se
reporte sur les actes et plus particulièrement sur les actes médiateurs,
« ceux du signifier, mais aussi ceux du connaître et à coup sûr ce sont, en
ce cas, des actes de classification »302. S’attaquant au « lien mystique »
que la conscience naïve suppose entre le mot et la chose, et plus
particulièrement et exemplairement entre le nom et la chose, Husserl
montre au § 6 de la Sixième Recherche que cette adhérence ou cette ap-
partenance du nom à la chose n’est qu’une apparence, une façon de
parler. Elle est le résultat d’une médiation discrète qui ne s’opère pas au
niveau des objets (signes, significations et choses), mais au niveau des
actes. Ainsi, « ce n’est pas le mot et l’encrier qui entrent en relation, mais
les vécus d’actes que nous venons de décrire, dans lesquels ils
apparaissent, alors qu’ils ne sont absolument rien ‘en’ eux ». C’est en
vertu d’un acte médiateur que l’acte d’intuition (sensible en l’occurrence)
et l’acte porteur de signification s’unifient, produisant la reconnaissance
ou recognition de l’objet perçu303. La différence que nous évoquions ci-
dessus entre actes porteurs de signification et actes déterminant la
signification304 trouve ici sa première élucidation. Cet « habillage » du
donné est l’opération minimale, neutre qui « produit »
phénoménologiquement le réel, sans le modifier. C’est pourquoi, bien que
les mots ne soient « pas visés comme quelque chose d’existant dans les
choses qu’ils nomment », ni quelque chose « d’ahérant à elles », Husserl
n’en continue pas moins de parler de « connaissance et de classification
de l’objet, comme si l’acte opérait sur l’objet305 ». La métaphore de la
301
RL VI, p [27].
302
RL VI, pp [24-25].
303
« L’objet perçu est reconnu comme encrier et, en tant que l’expression signifiante ne fait
qu’un, d’une manière particulièrement intime, avec l’acte de classification, et que celui-ci, à son
tour, en tant que connaissance de l’objet perçu, ne fait qu’un avec l’acte de perception,
l’expression apparaît en quelque sorte comme étant posée sur la chose, comme si elle était un
vêtement. » RL VI, p [25].
304
Cf plus particulièrement le § 5 RL VI. pp [17-24].
305
RL VI, p [25].
117
Verkleidung correspond ainsi au dégré d’opérativité zéro, elle est la seule
opération improductive (improduktiv) au sens de la Betätigung ou de la
Handlung, capable de « produire » (vorführen, vorzeigen, hervorbringen)
phénoménologiquement de faire paraître ou comparaître.
Cela nous conduit à une deuxième série de remarques portant cette
fois-ci sur le statut de la signification.

§ 21. LA PENSÉE AU SENS IMPROPRE

A l’encontre des confusions qui règnent en théorie de la connaissance,


entre autres chez Kant, Husserl pose une distinction de principe entre le
domaine de la signification et le catégorial proprement dit, au point de
proposer de parler respectivement de « pensée au sens impropre » et de
« pensée au sens propre ». L’élargissement de l’intuition à l’intuition du
général doit être entendue au sens strict. Tout comme l’intuition sensible,
l’intuition catégoriale est une intention qui a reçu un remplissement spé-
cifique en se fondant sur la sensibilité. Qu'il s'agisse « d'actes purement
catégoriaux » ou d'actes mixtes, « mêlés de sensibilité »306, et
corrélativement « de concepts purs » ou de « concepts sensibles », « tout
ce qui est catégorial repose sur une intuition sensible ». Inversement la
perception sensible dans les conditions normales est, de fait, une
perception informée catégorialement. D'où le renversement de
perspective qui s'opère avec la deuxième section de la Sixième
Recherche. Alors que la première portait sur le remplissement intuitif en
prenant comme fil conducteur l’exemple de la perception sensible et que
ce qui apparaissait, de ce point de vue, comme problématique, c'était
l’intuition du général, une fois abordée la question de l’intuition
catégoriale, ce qui semble devenir fort énigmatique, c'est bien plutôt la
possibilité et le sens mêmes d'une intuition purement sensible qui ne
serait pas préformée catégorialement307. Quoi qu'il en soit de ces
complications, Husserl tient à maintenir la séparation nette entre
signification et catégorial. Ce qui veut dire qu'il faut distinguer nettement
entre la « déposition (Auflegung) du sens » sur les objets individuels de la
perception sensible et l’information catégoriale proprement dite. Une
telle distinction s'enracine dans la « référence » (Beziehung) respective
des concepts empiriques et des concepts catégoriaux à l’individuel et au
sensible, et corrélativement dans le type de connexion (Zusammenhang)
entre le vécu en tant que visée, en tant qu’appréhension et le vécu en tant
que contenu-matériau d’une telle appréhension; alors que les intuitions
sensibles visent l’individuel dans son existence sensible, les intuitions
catégoriales font abstraction de « tout ce qui est individuel, mais aussi de
tout ce qui est sensible »308. Husserl mobilise, ici, une différence à laquelle
il a recouru dans les Recherches dans sa polémique avec l’empirisme, à
savoir la différence entre 1/ l’« abstraction sensible » (par exemple,
couleur, maison, jugement, souhait) qui isole une partie d'un objet et 2/
l’abstraction catégoriale. Cette dernière se subdivise en a/« abstraction
idéatrice »' lorsqu'elle considère des « espèces », c'est-à-dire des
« concepts catégoriaux mixtes » (exemples: vertu, axiome des parallèles,
306
RL VI, p [183].
307
C'est ce que Heidegger a parfaitement vu. Cf Séminaire de Zähringen. 1973. in
Questions IV. pp 313-314.
308
RL VI, p [183].
118
etc.), et en b/« abstraction purement catégoriale » ou encore
« abstraction formalisante », lorsqu'elle considère les « formes
catégoriales pures » ou « concepts purement catégoriaux » (soit unité,
pluralité, relation, concept, etc.). La difficulté principale d’interprétation
de l’intuition catégoriale consiste alors à penser positivement ce « faire
abstraction du sensible », autrement dit à le penser comme fondation
(Fundierung). Si l’abstraction idéatrice suspend tout rapport logique ou
réel au sensible, toute référence (Beziehung) et toute connexion
(Verknüpfung), c’est par le truchement d’une autre connexion
(Zusammenhang) de nature phénoménologique, produite en sous-main.
Pour s’engager dans une telle voie, il faut surmonter le conceptualisme
endémique de la philosophie moderne. Le conceptualisme prend sa
source dans une équivoque qui concerne la nature même de l’intuition
catégoriale. Pour résumer: le conceptualisme rejette la possibilité d’une
« existence des idéalités » de peur de devoir admettre une « existence des
significations »; et inversement. Que l’une soit ainsi le plus souvent
rejetée par crainte de l’autre, voilà qui est dû davantage à une méprise
sur la nature de la menace qu’à une mécompréhension de ce qu’il s’agit
de préserver. La peur étant mauvaise conseillère, la position de repli
consiste alors à identifier la signification en tant que telle et l’idéalité à
laquelle, éventuellement, elle nous « rapporte » (bezieht). Or, les
Recherches I et II ont établi l’irréductibilité de la signification au
phénomène phonique ainsi qu'aux illustrations qui accompagnaient
l’effectuation d'une signification. Il fallait pour cela montrer avec
évidence que les « unités de signification » pouvaient « exister » de façon
autonome dans un vouloir-dire vide, sans intuitionnification. Ce qui
revenait à assurer l’autonomie d'une pensée purement « symbolique »,
purement signitive309 — et donc aussi l’existence d'un « domaine »
d'exercice, c'est-à-dire d'un champ possédant une structure et une légalité
propres: celui de la logique. Mais de ce que la pensée symbolique est le
contraire d'une pensée intuitive, on ne peut conclure qu’échappent à toute
intuition les idéalités visées dans ces significations ou que l’on ne puisse
considérer les significations en elles-mêmes. La dernière thèse est
particulièrement dommageable. Car à défaut de pouvoir pratiquer une
telle intuition catégoriale orientée sur le contenu ou la « forme pure des
significations », on ne comprendrait ni comment celles-ci constitueraient
un domaine, ni comment les significations empiriques pourraient être
régies par une légalité a priori, par un ensemble de « lois d'existence des
significations » purement analytiques (au sens husserlien), ni enfin et plus
simplement comment les significations pourraient devenir le thème pour
une science et même une science archi-fondatrice: la grammaire
purement logique dont la Quatrième Recherche Logique trace le
programme et fournit quelques « échantillons »310.
Que l’idéalité mathématique ne puisse trouver de remplissement pro-
prement dit et encore moins de remplissement adéquat dans des
intuitions sensibles au sens où l’état de choses ferait partie réellement de
309
Une note du § 8 dans la RL VI, ajoute en effet cette précision terminologique: "Signitif
constitue aussi le contraire terminologique adéquat d'intuitif. Symbolique est le synonyme de
signitif dans la mesure où s'est étendu, dans les temps modernes, l'emploi abusif, déjà blâmé par
Kant, du mot symbole comme équivalent de signe à l'encontre de son sens primitif et
aujourd'hui encore indispensable". p [34].
310
Voir l’article de P. Ducat, « Que vaut la ‘grammaire purement logique’ de Husserl?,
Philosophie Philosophie, n° 6, 1995, pp 24-27.
119
ce qui est intuitionné sensiblement, qui s'en étonnera? Mais cela
n'autorise pas à rabattre la signification des expressions mathématiques
sur l’état de choses idéal qu'elles visent. Comme le déclare fermement
Husserl, un état de choses idéal, tel une relation entre objectités
mathématiques, est ‘une unité de valeur en soi’ », « valeur qui nous est
apparue et nous l’avons présentée objectivement telle qu'elle nous est
apparue », et « nous n'aurions pu le faire, nous n'aurions pu formuler un
énoncé si cette valeur ne nous était pas apparue ainsi »311. Et la suite du
texte ajoute: « Dans de tels cas aussi, nous distinguons, des vécus
psychiques passagers de la croyance ou de l’énonciation, leur contenu
idéal, la signification de l’énoncé en tant que l’unité dans la diversité.
Nous reconnaissons aussi chaque fois dans des actes évidents de
réflexion cette signification comme étant ce qu'il y a d'identique dans
l’intention; nous ne la plaçons pas arbitrairement dans les énoncés, mais
nous l’y trouvons. »312
Les motifs d’une telle méprise sont, certes, profondément ancrés dans
la nature particulière du domaine des significations qui est pour une part
une sphère d'objets susceptibles d'une intuition catégoriale et une sphère
d'objets dont la nature la plus intime est de se rapporter (sich beziehen
auf) à tous les autres —y compris à soi-même. Plus schématiquement, le
domaine des significations —qui est un domaine d'objets parmi d'autres
— a ceci d'original — mais c’est une originalité qu’il partage avec la
conscience!— (a) qu'il se rapporte à tous les autres, (b) qu'il se rapporte à
soi313. Du fait de ce statut unique de la sphère des significations, il devient
ainsi fort difficile de discerner l’idéalité à laquelle on se rapporte via une
signification, de l’idéalité de la signification, la species à laquelle se
réfère la signification de la species de signification, l’idée formelle (ou
catégorie) à laquelle se rapporte la signification et l’idée formelle (ou
catégorie) de signification. Néanmoins, comme le précise le § 61 de la
Sixième recherche, il faut distinguer deux et même trois sens possibles de
« forme catégoriale »: (1) en tant que caractère d'acte, « caractères qui
donnent une forme aux actes d'intuition simple ou même d'intuition déjà
fondée », (2) en tant que formes dans lesquelles ces actes « saisissent et
relient » les objets primitifs d'une manière nouvelle, en tant que « formes
objectives », et (3) en tant que « formes significatives ». Or ces dernières
que l’on tend à confondre avec les deux premières et qui, notons-le au
passage, « trouvent leur remplissement possible dans les caractères
d'actes fondés », doivent être qualifiées « plus prudemment, de formes
catégoriales au sens impropre »314.

§ 22. LA RÉFLEXION NATURELLE ET RÉFLEXION PHÉNOMÉNOLOGIQUE SUR LE


DOMAINE DES SIGNIFICATIONS, ET LA QUESTION DU MODE D'EXISTENCE DES
SIGNIFICATIONS.

Quelle est la source d'une telle méprise? Pour une part, elle provient de
l’obstacle que continue de représenter la distinction kantienne entre pen-
311
RL I p [43-4]
312
RL I, p [43-4]. Je souligne.
313
D’où probablement les difficultés souvent relevées par les commentateurs concernant la
distinction entre deux orientations (Husserl dit Einstellungen) apophantique-analytique et
ontologique-formelle.
314
RL VI, p [185].
120
sée et intuition, distinction confuse qui conduit à rassembler sous le terme
de « concept », « les concepts en tant que significations générales des
mots, et les concepts en tant qu'espèces de la représentation générale
proprement dite, ou encore les concepts en tant qu'objets généraux, c'est-
à-dire comme corrélats intentionnels des représentations générales »315.
Pour une autre, elle réside dans une terminologie équivoque qui a sa
source dans une situation inévitablement trouble. Ce trouble et les
risques de bévues afférents dérivent des complications introduites par la
« réflexion pure » sur le domaine de la signification et les actes signitifs.
La possibilité et la nécessité d'une telle réflexion pure sous-tend tout le
projet des Recherches logiques, elle doit pour une part avérer l’existence
idéale des significations et pour l’autre, reconduire les « objectités
logiques » aux actes porteurs. Une certaine réflexion naturelle est bien
entendu indissociable de l’apprentissage même du langage. Les formes en
sont diverses: cela va de l’apprentissage du sens des mots, à
l’apprentissage de la grammaire « dite normative » aux réflexions plus
« spéculatives », celles précisément des auteurs que Husserl discute.
C'est, par exemple, cette réflexion naturelle qui donne lieu à ce que « les
scolastiques appelaient suppositio materialis », qui consiste en ce que
« toute expression (…) peut se présenter comme son propre nom, c'est-à-
dire qu'elle se nomme elle-même comme phénomène grammatical »316.
Mais ce que Husserl a en vue, c'est « exactement un analogon de la
suppositio materialis ». « Exactement un analogon », et pas plus. Car ce
que Husserl vise, c'est le cas où « l’expression est le véhicule, non de sa
signification normale, mais d'une représentation de cette signification
(c'est-à-dire d'une signification dirigée sur cette signification comme sur
son objet) ».317 La nuance est difficile à entendre. Elle est pourtant déci-
sive. A défaut de l’entendre, on continuera de ne pas comprendre que
« les lois d'existences » dont parle la Quatrième Recherche ne sont que —
mais est-ce si peu?— les lois d'existences des significations en tant
qu'objets.
Si la réflexion phénoménologique sur le domaine de la signification
ouvre une brèche à une ontologie fondamentale, c'est en tant que celle-ci
s'offre à une intuition catégoriale. Car pour le reste, le statut de la signifi-
cation est celui d'une idéalité particulière comparable aux idéalités ma-
thématiques, mais nullement réductible à celles-ci. Si donc la grammaire
purement logique découvre des lois d'existence, 1/ l’existence en question
est d'abord celle des significations, 2/ le mode d'être de l’existence se
livre dans une réflexion et une abstraction formalisante, 3/ le statut de ce
qui se donne à voir dans une telle abstraction formalisante est celui de
l’idéalité en général. Par exemple, « si nous passons, en formalisant » de
l’expression « cet arbre est vert », « à la forme de signification pure
correspondante, à la ‘forme propositionnelle’, nous obtenons ce S est p,
une idée formelle qui n'embrasse, dans son extension, que des
significations indépendantes »318. Ce qui permet à Husserl de conclure que
315
RL VI, p [203].
316
RL IV p [322]. Les scolastiques et plus précisément Ockham qui distinguait dans la
Somme de logique, Ière Partie, Chap. 6 et Chap. 14 à 17, entre suppositio personalis, suppositio
materialis et suppositio simplex. Sur ce point, cf l’article de P. Ducat, « Sens et signification
chez Husserl », in Etudes phénoménologiques, 17, 1993, pp 83-84. —Cf. également J. Biard,
Première partie, Chap II, pp 53-73, sur « l’analyse ockhamiste des signes », La logique et la
théorie du signe au XIV°, Paris, Vrin, 1989.
317
RL IV, p [323].
318
RL IV, p [319].
121
« tout compte fait, en effectuant et en approfondissant des analyses
d'exemples de ce genre, nous reconnaissons que chaque signification
concrète est un entrelacement de matières et de formes, que chacune est
soumise à l’idée d'une forme, idée susceptible d'être mise-en-évidence
dans son état pur par la formalisation, et qu'en outre à chacune de ces
idées correspond une loi de signification a priori »319. Malgré certaines
hésitations320, Husserl va au-delà de la position d'un Lotze qui se réfugiait
dans le concept obscur de validité, mais il n'échappe à « l’idole verbale »
de la validité que Heidegger fustige dans Sein und Zeit 321, en proposant de
dissocier l’idéalité des significations de leur idéalité normative, que pour
mieux retomber dans une « ontologie » du Vorhanden. Car si la validité
participe à la Vorhandenheit par son adhérence (Haften) aux choses, que
dire des significations elles-mêmes qui deviennent des « objectités »
idéales dont la fonction est de s'appliquer aux choses et de couvrir la
totalité de ce qui se présente à la conscience, comme un « vêtement »?
La grammaire purement logique ou logiquement pure n'est donc qu'un
cas (très) particulier de la théorie des touts et des parties qui se présente
elle-même comme théorie pure de l’objet, elle en est très exactement une
application (Anwendung)322. La réflexion323 pure permet en effet de se
donner le domaine de la signification comme domaine d'objectités sou-
mises à des lois idéales dont il est possible, par conséquent, par
formalisation, c'est-à-dire par une abstraction catégoriale pure, de repérer
les types primitifs et les lois de composition. Mais la pratique et
l’élucidation de la possibilité d'une telle réflexion pure obligent à
déborder le cadre du logicisme. Il faut non seulement soumettre « la
sphère totale des actes dans lesquels se réalisent l’objectivation
prélogique et la pensée logique » « à l’élucidation d'une analyse d'essence
et d'une critique », mais aussi ramener « les concepts et les lois logiques
primitifs à leur origine phénoménologique »324.
Une telle purification de la sphère des significations s'opère selon un
double geste d'abstraction: elle suppose, d'une part, que l’on fasse
abstraction « de la validité objective (de la vérité ou encore de
l’objectivité réelles) (reale) »325 des significations, autrement dit de leur
« référence à » (Beziehung auf) et, d'autre part, que l’on se livre sur la
sphère des significations ainsi dégagée à une « abstraction formalisante »,
de manière à ne considérer que les catégories de signification (les types
primitifs) et les lois idéales analytiques qui les régissent.
Il n'en reste pas moins que le domaine des significations possède un
319
RL IV, p [321].
320
Témoins de ces hésitations, le passage de la RL I (p [44]) que nous citions plus haut. Voir
aussi p [101]. RL II p [126]. p [197]. L'ensemble de ces textes, où Husserl fait consonner gelten
et gegeben sein sont susceptibles d'une double lecture: si d'un côté la terminologie lotzienne
continue d'être employée et que le es gibt équivaut à es gilt, c'est pour mieux en amorcer le
dépassement et tenter un élargissement de la notion d'objet. Sur cette question et sur la position
de Heidegger, cf. l'article de Françoise Dastur " Husserl, Lotze et la logique de la validité" in
Kairos n° 5. 1994. pp 31-48.
321
op. cit. p [99].
322
RL IV p [294].
323
On notera que cette réflexion intervient dès la Première Recherche, au §11 que nous
avons déjà cité ci-dessus dans notre discussion de l'interprétation de Jean-Luc Marion. Husserl y
écrit au sujet de "la signification de l'énoncé en tant que l'unité dans la diversité (als die Einheit
in der Mannigfaltigkeit)" : "Nous reconnaissons aussi chaque fois dans des actes évidents de
réflexion cette signification comme étant ce qu'il y a d'identique dans l'intention; nous ne la
plaçons pas arbitrairement dans les énoncés, mais nous l'y trouvons". p [44].
324
p [203].
325
RL IV p [294].
122
statut particulier. En constituant les significations en objets de réflexion,
le phénoménologue met en œuvre de nouveaux actes d'objectivation,
c'est-à-dire de nouvelles intentions qui ne « vivent » plus dans la
signification et dans la référence à (Beziehung auf) un objet, mais se
reportent exclusivement sur l’unité idéale en tant que telle et sur les actes
qui en sont porteurs. Cette orientation tout à fait originale provoque une
situation particulièrement embarrassante, embarras qui se reflète dans le
discours du phénoménologue, et plus particulièrement dans une
terminologie radicalement équivoque.

§ 23. L’HOMONYMIE ENTRE LA CONCEPTUALITÉ DÉCRIVANT


LE DOMAINE DE LA PENSÉE PROPRE ET CELLE DÉCRIVANT LE DOMAINE DE LA
SIGNIFICATION

Il y a en effet comme l’affirme Husserl « homonymie »326 entre la


terminologie qui sert à décrire le domaine des significations et celle qui
décrit le domaine de l’intuition. Le rappel de cette homonymie au § 31 du
Chapitre IV fournit en même temps l’occasion d’exposer la manière dont
les lois qui régissent les significations sont fondées sur les relations
spécifiques régissant a priori les contenus intuitifs.
La « compatibilité des significations » s'y trouve explicitement subor-
donnée à celle des contenus. La notion de « possibilité » des
significations abordée dans ce chapitre concerne l’applicabilité des
significations à des objets possibles, et plus généralement à des contenus
possibles de l’intuition. Or cette possibilité d’application ne s’impose
elle-même que sur la base d’une application une fois réussie. Cette « loi »
de la signification continue de valoir par-delà la découverte de la
différence entre l’apriori formel et l’apriori matériel, que relate
l’introduction de Logique formelle et logique transcendantale. Si, à
envisager les choses d’un point de vue formel, la possibilité semble
devoir être placée plus haut que la réalité, il faudrait d’un point de vue
proprement phénoménologique retourner la proposition, dans la mesure
où une telle possibilité doit elle-même être fondée dans une intuition qui
n’est pas d’emblée intuition d’une possibilité, mais d’une facticité — si,
du moins, l’on veut prendre en compte l’originalité et l’importance de la
thématique de la fondation. C’est ainsi que, dans l’ouvrage de 1929, après
avoir rappelé que « l’évidence des sciences mathématiques formelles »
est « tout autre que celle des autres vérités aprioriques », dans la mesure
où « pour ces vérités de la mathématique formelle, on n’a aucunement
besoin de prendre comme exemple une intuition concrète (sie bedürfen
keiner konkreten exemplarischen Anschauung) d’objets quelconques et
d’états-de-choses quelconques, auxquelles ces vérités se rapportent
(beziehen) pourtant, quoique dans une généralité vide », Husserl n’en af-
firme pas moins, annonçant ainsi la deuxième section de l’ouvrage,
consacrée au « côté subjectif du logique », « qu’il fallait alors (…) que la
possibilité des objectités de son domaine fût fondée par l’intuition
(begründet durch Anschauung) »327.
326
RL VI § 35 p [113].
327
Logique formelle et logique transcendantale, p [11], tr. fr. S. Bachelard, pp 17-18. — Cf.
a contrario, J-L. Marion, Réduction et donation, p 232-233, qui semnle minorer le rôle de la
123
C'est parce que Husserl se place dans la Sixième recherche d'un point
de vue qui n’est ni strictement phénoménologique328, ni à proprement par-
ler logico-formel, parce qu'il y envisage les significations du point de vue
des actes signitifs et dans une abstraction idéalisante (non-formalisante)
que le mode d'existence effectif des significations, et le sens véritable des
distinctions entre sens et non-sens, sens et contresens peuvent être éluci-
dés. Il apparaît alors que le statut des significations a ceci de particulier
que leur existence, leur réalité (Realität) est déterminée par le « contenu
intuitif » qui peut s'y adapter. Les intentions de signification se divisent
en intentions « possibles » ou réelles (mögliche, reale) et intentions
impossibles ou imaginaires (unmögliche, imaginäre). Cette notion de
« réalité » de la signification a de quoi surprendre. La définition qu'en
donne Husserl accroît le trouble. De prime abord, une signification a
réalité, « lorsqu'il lui correspond in specie dans la sphère des actes
objectivants une essence adéquate, c'est-à-dire une essence dont la
matière est identique à la sienne, ou, ce qui revient au même, qu'elle a un
sens remplissant ou bien aussi qu'il y a in specie une intuition complète
dont la matière est identique à la sienne »329. On en peut tirer
immédiatement la conséquence qu'il n'y a aucune signification
mathématique possible qui ne puisse trouver idéalement un rem-
plissement adéquat, et ce même si jamais dans les faits nous ne
parvenons à un tel remplissement. Loin que les significations se voient
conférer de la sorte un « mode d'être » qui échapperait à l’ontologie du
Vorhanden, Husserl leur attribue une « réalité », même si ce n'est pas une
réalité non-empirique. Le « il y a » (es gibt) « peut avoir ici le même sens
idéal qu'en mathématiques »330.
Il faut donc corriger nos précédentes affirmations. Le mode de donnée
des significations n'est pas tout à fait comparable à celui des autres conte-
nus objectivables. L’intuition qui nous les donne n'est pas une intuition
originaire des significations elles-mêmes, mais l’intuition d'un contenu
dont l’essence est adéquate à la sienne, intuition qu’il faut débarrasser de
toute interprétation mythique. Les significations sont, dans une perspec-
tive phénoménologique, nécessairement secondes; elles ne se donnent
que sur la base d'une intuitionnification quelconque (un cas), sans que
cela contredise leur indépendance, ni leur priorité de droit par rapport à
l’intuition. La signification n’est posée dans son indépendance et
l’intuition ne fonde que dans la mesure où celle-ci se trouve justement
secondarisée, rendue quelconque. Cela nous permet d'affirmer par
contrecoup que la morphologie pure des significations esquissée dans la
Quatrième Recherche elle-même, avec le point de vue formel qui était le
sien, reposait en dernière instance sur un mode d'illustration
correspondant à la donation des « catégories de signification », des
formes pures des significations, celui dans lequel il est fait abstraction de
la matière de la signification et donc aussi corrélativement de la matière
du contenu intuitif correspondant. Sans cela, une formalisation de

fondation dans l’intuition et réaffirmer le « privilège de la possibilité », interprétation qui fait


bien évidemment corps avec celle défendue par l’article sur « La percée et l’élargissement ».
328
Cf. la déclaration dans RL VI, p [236]; ajoutons: « … sans orientation nettement noétique
ou noématique », et cela probablement parce que nous sommes en présence d’un phénomène qui
brouille —et produit— cette structure, celui d’une « intentionnalité noématique », « propre au
noème », que Husserl découvre en Ideen I, p [212].
329
RL VI, § 30 pp [102-103].
330
RL VI, p [103].
124
l’expression « cet arbre est vert » en « ce S est p » ne pourrait garantir la
validité de la catégorie à laquelle elle aboutit.
Car « quand nous y regardons de plus près », l’existence d'une
signification est l’expression de « la généralisation du rapport de
remplissement dans le cas d'une intuitionnification objectivement
adéquate »331. C'est l’originalité du domaine des significations que de
pouvoir donner lieu à ce genre de généralisation sur la base d'un contenu
intuitif. Cette généralisation se distingue des autres formes de
généralisation pratiquées sur d'autres sphères matérielles, ainsi que de la
formalisation comme l’atteste la suite du texte. Nous sommes donc en
droit de lire dans ce chapitre IV de la Sixième Recherche, une expression
phénoménologiquement plus radicale que celle que proposait la
Quatrième recherche. Alors que le point de vue de la Quatrième
recherche était purement catégorial et donc logico-formel au sens large, et
cherchait à dégager les catégories de signification et les lois analytiques
régissant ce domaine, nous avons ici une orientation phénoménologique
« noématique »332 qui tente de décrire eidétiquement, donc en pratiquant
des généralisations dans le cadre de l’essence générique signification.
Soit la deuxième loi qu'énonce Husserl: »il y a des significations
‘possibles’ ». « Aucun autre rapport empirique ne permet une telle
généralisation »333. Entendons bien, il ne s'agit pas d'une généralisation de
ce qui est donné intuitivement, mais de la signification qui se rapporte à
ce contenu. Si l’on reprend en le retravaillant l’exemple de Husserl, ce
papier est grossier, il faut et il suffit que tel papier grossier me soit
présenté comme tel pour que je sache que la signification en question
(papier grossier) est possible (pour qu'elle « existe »), mais cela ne
signifie nullement que par généralisation je puisse affirmer que le papier
est grossier. Il s'agit donc bien d'un rapport empirique, contingent
(zufällig) entre une signification et un cas (ein Fall) d'intuitionnification
qui a lieu objectivement, mais un rapport empirique qui nous place
d'emblée dans l’élément de la généralité et qui est donc susceptible d'une
thèse d'existence dont l’allure fait étrangement penser à une preuve
ontologique: « le fait que ce rapport idéal se produit en tout état de cause,
c'est-à-dire que cette généralisation a lieu objectivement, que donc, de
son côté, elle est ‘possible’, implique encore une autre loi qui s'exprime
simplement dans les termes suivants: Il y a des significations
‘possibles’ »334.
La troisième loi fournit de son côté l’occasion de préciser ce qui dis-
tingue les considérations présentes des considérations analytiques de la
Quatrième Recherche. Au risque d’ajouter encore au trouble, il faut, en
effet, relever que la sphère de la signification en tant que « sphère
idéale » (tout comme celle de l’arithmétique) n'est pas régie par les
principes analytiques de la logique formelle: tel le principe du tiers exclu,
car « pour chaque sphère de ce genre » — donc le domaine de la
signification est une sphère de ce genre—, un tel principe qui vaut sans
problème pour les sujets individuels, « doit être démontré à nouveau et
établi sous forme d'axiome »335. C'est ainsi que Husserl se refuse à voir
331
RL VI, p [103].
332
Comme l'indique la page [103] à propos de la "deuxième loi": « notons ici que
‘significations’ ne veut pas dire ‘acte de signifier'« .
333
RL VI, p [104]; trad. modifiée.
334
RLVI, p [104].
335
RLVI, p [104].
125
dans la proposition « toute signification est ou possible ou impossible, un
cas particulier du principe du tiers exclu ». La sphère de la signification
est une sphère « matérielle » qui est régie par un ensemble de lois
synthétiques qui ont une étrange ressemblance avec les lois analytiques
les plus générales. La subtilité des distinctions, la prudence analytique
dont fait preuve Husserl dans ces pages sont l’indice, selon nous, de ce
qu'il est aux prises avec le phénomène originel du « logos », phénomène
que masquent aussi bien l’approche empirique (qu'on pourrait nommer
« linguistique »), que l’approche formaliste (logiciste).
Aussi longtemps que l’on ne « réduit » pas par excès de formalisation
la sphère de la signification à un langage formulaire, on ne peut
considérer les « lois » qui la régissent comme des lois analytiques. La
sphère de la signification est une sphère « matérielle » régie par des lois
propres. Mais le statut sui generis du logos fait que cette sphère semble
obéir à des lois purement analytiques, et c'est ce qui explique
qu'exceptionnellement la triple généralisation que nous venons de
mentionner soit praticable.

§ 24. L’ESSENCE-D’UNE-FOIS, L’EXEMPLIFIABILITÉ ET LA POSSIBILITÉ DE LA


SIGNIFICATION — ET DE LA LIBERTÉ DERECHEF

Du fait qu'une signification est « produite » une fois sur la base d'un
cas de remplissement intuitif objectivement adéquat on peut (a) en
« inférer » par généralisation que cette signification est possible et
« inversement que ce rapport est donné dans chaque cas de possibilité »,
bref que là où une signification « existe » est présupposé nécessairement
un tel rapport et (b) par généralisation de cette existence, qu'« il y a » des
significations possibles. Enfin (c) par généralisation de ce dernier état de
choses, on obtient la troisième loi, celle qui circonscrit en quelque sorte le
domaine des significations, en opérant un partage à l’intérieur de ce
domaine en significations possibles et significations impossibles.
Arrêtons-nous à la troisième loi. Si on la rapproche des lois
analytiques de la « logique » et de la « grammaire logique », elle semble
intermédiaire entre l’une et l’autre. La « grammaire logique », qui décrit
l’armature idéale de toute langue, se préoccupe « seulement de la
séparation entre les domaines du sens et du non-sens » (der Gebiete des
Sinnvollen und Sinnlosen)336. La logique, quant à elle, s'intéresse
exclusivement « au contresens formel ou analytique » et fait donc
abstraction du contresens matériel (ou synthétique) du type « cercle
carré »337. Il faut néanmoins maintenir la différence, car la loi en question
n'est ni une loi logique au sens strict (apophantico-formelle), car elle ne
concerne pas l’incompatibilité (Unverträglichkeit) objective purement
formelle, ni une loi logique au sens large (grammaticale), car celle-ci en
tant que « théorie de la structure d'essence des significations et des lois de
leur construction formelle » s'en tient purement et simplement au plan
formel, comme il ressort clairement des tâches que Husserl lui assigne338.
336
RL IV p [334]
337
RL IV, p [335].
338
Cf.RL IV, pp [329-330] qui énumèrent les tâches suivantes: 1) détermination des formes
primitives des significations, c'est-à-dire a) fixation des formes primitives des significations
indépendantes, b) des formes primitives de propositions complètes; 2) détermination des formes
primitives de complication et de modification; c) théorie systématique de la multiplicité infinie
126
Ainsi que le dit le § 31, qui met en corrélation conciliabilité de la
signification et conciliabilité des contenus intuitifs —et, plus
précisément, en ce qui concerne les contenus intuitifs sensibles, les
espèces qui les régissent—, la terminologie ici utilisée est « transposée »
(übertragene)339 .
Plus globalement, les considérations sur la compatibilité et
l’incompatibilité des significations de la Sixième recherche débordent le
point de vue formel de la logique pure au sens large340. En envisageant
l’existence des significations dans leur rapport avec le remplissement
intuitif, Husserl abandonne le cadre ou le plan de la signification pure
pour réintégrer au domaine formel de la logique pure élargie à la
grammaire purement logique, la « matière de connaissance ». Pour
reprendre les termes de la Quatrième Recherche, il « lève » l’exclusion
« opérée dans la logique pure comme telle [de] tout ce qui pourrait
donner aux formes de signification (types, figures) un rapport déterminé
avec des sphères d'être matérielles »341. Le terme de « matière de
connaissance » qui figure entre guillemets dans le texte de Husserl ne doit
pas nous pousser à rabattre les considérations dont nous cherchons à
repérer le statut, sur la logique de la vérité, qui forme, comme il le dira en
1929, l’étage supérieur de la logique formelle342. La perspective de
Husserl n'y est déjà plus purement logique.
Les significations sont issues d'intuitions possibles (sensibles et caté-
goriales) moyennant une activité « productrice » qui n'est pas sans
analogie avec la « production » des formes catégoriales à partir de
l’intuition sensible. A ceci près qu'aucune signification ne vient épouser
une intuition sensible qui seraient exempte de toute information
catégoriale — à supposer que quelque chose de cet ordre existe. Les
« significations » sont donc bien en ce sens des « concepts » imaginaires
ou réels qui recueillent le produit de l’information catégoriale, et c'est
proprement cela le « sens remplissant ». C'est pourquoi, bien que le
domaine de la signification semble déborder, et de beaucoup, le domaine
de l’intuitionnable, ceux-ci en viennent à terme à se recouvrir. Du moins
en ce qui concerne les formes primitives catégoriales de l’intuition et de
la signification, un tel parallélisme existe. « A la morphologie pure des
significations correspond ici une morphologie pure des intuitions ».
Certes Husserl réaffirme bien au § 63, que « le domaine de la
signification est beaucoup plus vaste que celui de l’intuition, c'est-à-dire
que le domaine total des remplissements possibles », à cause de la
présence de « significations impossibles » correspondant au phénomène
de « conflit » dans les contenus, et qu'en conséquence « il n'y a aucun
parallélisme complet entre les types catégoriaux et les types de la
signification », qu'« il ne peut et ne doit y avoir parallélisme qu'en ce qui
concerne les types primitifs, étant donné que toutes les significations
primitives en général ont leur ‘origine’ dans la plénitude d'une intuition
corrélative ».343 Ce point est capital car il rend compte de la possibilité de
des formes dérivables par complication et modification.
339
RL VI, p [107].
340
René Schérer remarque, en effet, dans son commentaire que "ces lois concernent le
rapport de la signification à l'intuition correspondante qui avait été, pour ainsi dire, ‘mis entre
parenthèse’ dans l'énoncé des lois de la grammaire pure". La phénoménologie dans les
« Recherches logiques » de Husserl , p 301.
341
Ibid.
342
Logique formelle et logique transcendantale, §§ 47 et suiv. p [115] et sq.
343
RL VI, p [192]. Nous soulignons.
127
significations qui s'élaborent par connexion de significations primitives
(simples) sans prendre appui sur une intuition correspondante, c'est-à-dire
d'une pensée « logique » autonome, d'une pensée « symbolique », d'une
pensée au sens impropre. La liberté de la pensée symbolique semble ainsi
émanciper le domaine de la signification de l’emprise de l’intuition.
Mais cette liberté ne se conserve que dans certaines limites, limites qui
font que finalement la sphère apparemment si vaste de la signification se
rétrécit singulièrement au point de coïncider, même dans les formes com-
plexes en nombre infini, avec la sphère de l’intuition. Tout d'abord, en ce
qui concerne le contresens, le Chapitre IV établissait que le concept d'in-
conciliabilité était un « concept homonyme », « une transposition »344 du
concept originaire qui désignait le phénomène positif du conflit entre
contenus intuitifs. L’inconciliabilité des significations n'est pas celle que
décrit la grammaire purement logique, car « on trouve à la base de cette
déception l’intuitionnification du conflit ». C’est ce conflit saisi
intuitivement qui fonde proprement l’impossibilité d’une signification, à
condition toutefois que ce que vise l’intention signitive ne soit pas le
conflit lui-même (auquel cas nous aurions une signification complexe
possible). La corrélation entre intuition et signification continue donc
d'exister en ce qui concerne les « parties » de signification et « chacune
des intuitions unitaires ». C'est pourquoi, même si Husserl semble
émettre une réserve au § 63 déjà cité 345, celle-ci se trouve minorée dans la
suite du texte et le parallélisme réaffirmé. La liberté « logique » (de la
pensée au sens impropre) se trouve soumise à deux clauses restrictives,
l’une qui est grammaticale et qui concerne les « lois catégoriales »
régissant le domaine de la signification (lois syntaxiques de complication
et de modification), l’autre qui est logique au sens fort et qui correspond
aux lois pures de la validité de la signification (de sa « viabilité »). Or la
« validité » d'une signification est synonyme de « possibilité idéale de
[son] intuitionnification (Veranschau-lichung) adéquate ». Le
parallélisme se trouve ainsi réaffirmé.
« Dans la sphère de la pensée au sens impropre, de la signification pure et simple, nous sommes
indépendants de toutes les limites prescrites par les lois catégoriales.
Dans cette sphère n'importe quoi peut se constituer en unité. Cependant, à y regarder de plus
près, cette liberté, elle aussi [la liberté d’information et de « transformation » catégoriale] est
soumise à certaines restrictions. Nous en avons parlé dans la IV° Recherche où nous nous sommes
référés aux lois de la ‘grammaire pure logique’ qui (…) délimitent les sphères du sens et du non-
sens. Dans la formation et la transformation catégoriales au sens impropre, nous sommes libres
pourvu seulement que nous n'assemblions (konglomerieren) pas les significations d'une manière
absurde (unsinnig). »346

Ce n'est donc qu'en première approximation, que de prime abord que


la liberté infinie acquise dans la sphère de la pensée au sens impropre
semble étendre le domaine de la signification au-delà de la sphère de l’in-
tuition possible. Jacques Derrida peut donc légitimement, en apparence,
conclure à un assujettissement de la « liberté » découverte. Mais il en va
de cette liberté sans contrainte comme de la liberté abstraite chez Hegel.
Et toute tentative pour lui trouver un minimum de consistance semble

344
RL VI, p [114].
345
RL VI, p [192] "ce sont des ensembles complexes (Gebilde) de significations, qui se
réunissent sans doute en significations unitaires, mais telles qu'il ne puisse leur correspondre
aucun corrélat unitaire du côté du remplisement".
346
RL VI, p [194].
128
vouée par principe à l’échec, puisqu'elle ne « sauvera » l’absurde du type
le vert et ou qu'à lui trouver du sens. Ce qui n'est possible, comme en
témoignent les « lectures » que propose Jacques Derrida, qu'à soumettre
l’énoncé à certaines « transformations » (transformations qui
conditionnent toute lecture)347. En l’occurrence, il s'agit d'une variation
contextuelle348. Variation idiomatique et graphique: « le vert et ou »
entendu (ou même lu dans un français quelque peu désorthographié) « le
vert (sous-entendu du gazon) est où? » ou bien comme « le verre est
où? ». Mais ces variations ne préservent pas l’identité minimale. Nous
avons tout au plus une ressemblance phonétique mais sans préservation
de l’identité objective de la formule initiale. C'est précisément cette
identité objective paradoxale qui retient l’attention de Jacques Derrida
Car c'est elle qui entre en jeu dans la dernière variation, selon laquelle
« le vert et où » « signifie encore [un] exemple d'agrammaticalité ».
L’insistance sur « cette possibilité » est décisive dans notre perspective
puisque se trouverait par là illustrée, et de quelle manière! l’étendue de la
pensée au sens impropre qui parvient à trouver du sens même à ce qui
n'en a pas. Il est en effet décisif pour la démonstration de Jacques Derrida
que l’expression soit bel et bien une expression dépourvue de sens
(sinnlose), condition que ne remplissaient pas les variations précédentes.
Mais il est tout aussi essentiel pour pouvoir ré-affirmer une liberté au-
delà des limites prescrites par la grammaire purement logique et par les
lois de la validité, que cette expression dépourvue de signification en
vienne à signifier (à se référer à) quelque chose. Mais que se passe-t-il si
on y regarde de plus près? En citant en exemple « le vert et ou », nous
sommes dans un cas de figure intermédiaire entre la suppositio materialis
et l’information catégoriale. Dire « le vert et ou » est un exemple
d'agrammaticalité, c'est un peu comme dire: « la terre est ronde » est un
exemple d'énoncé349. A cette différence près que l’un des énoncés porte sur
une « expression » dotée de signification et que l’autre porte sur une ex-
pression dépourvue de signification. La suppositio materialis fait interve-
nir un prédicat modificatif qui transforme l’expression en objet d’une
nouvelle prédication. Par ailleurs, on peut également rapprocher
l’expression de l’analogon de la suppositio materialis, qui lui aussi fait
intervenir un prédicat modificatif qui transforme la signification en objet;
de même que nous avons « et », « mais », « plus grand », sont des
significations dépendantes, nous aurions « le vert et ou » est un non-sens.
Le « logos » —imparfaitement formalisé— est une capacité d'intégration
qui n'intègre un « quelque chose », quel qu'il soit, qu'en l’accueillant
comme un tout, ne serait-ce que comme un « non-sens » identifié. Il est,
de plus, puissance passive s'exerçant sous la forme d'une transformation
d'un donné en « exemple » d'une catégorie d'objets. C'est pourquoi
Husserl parle de « sphère du non-sens« 350. Les prédicats modificatifs ne
347
Cela rejoint d'ailleurs ce que dit Husserl au §6 p [310] de la RL IV , à propos des
expressions qui ont besoin d'un complément: (a) les expressions syncatégorématiques, en tant
que moments de signification, ne peuvent "avoir d'existence que dans un contexte de
signification plus vaste", l'expression linguistique de ces significations "renvoie aussi à un
contexte linguistique plus vaste"; (b) les expressions anormalement abrégées ou lacunaires nous
renvoient à un contexte extra-linguistique, où elles apparaissent comme des "fragments
d'expression" dont tout indique qu'elles expriment une signification complète.
348
J. Derrida, op. cit. p 381. "Mais, comme ‘le vert est ou’ ou ‘abracadabra’ ne constituent
pas leur contexte en eux-mêmes, rien n'interdit qu'ils ne fonctionnent dans un autre contexte. »
349
Cf L'exemple de la RL IV p [322].
350
Par exemple, RL VI, p [104] et p [194]. Je souligne.
129
modifient pas réellement les choses, mais manifestent la capacité propre
du langage à objectiver son autre et à s'objectiver lui-même. Une telle
modification, dans la mesure où elle n'est pas une transformation réelle,
ne peut parvenir à donner un sens unitaire à l’expression « le vert et ou ».
Si celle-ci signifie quoi que ce soit, c'est uniquement dans la nouvelle
intention qui la vise et grâce à une information catégoriale qui rassemble
les éléments en un tout, « un amas de significations »351, ou encore « une
série » ou « une suite de mots »352; mais alors le chaos de l’intention qui
avait failli (à) être a déjà été neutralisé.

§ 25. DES SIGNIFICATIONS IMAGINAIRES AUX SIGNIFICATIONS LACUNAIRES.


LA PENSÉE MINEURE

Reste une possibilité que Jacques Derrida n'évoque pas, et qui nous in-
troduit aux frontières de cette « zone » que nous avons nommée: « pensée
mi-neure ». La série de mots pourrait être un exemple d'expression
lacunaire: « le vert … et … ou… ». Il est vrai que nous ne considérons
alors plus un cas de non-sens, mais un cas fictif d'expression appelant un
complément, si du moins on croit y reconnaître certains indices d'une
complétude effacée par le temps ou le hasard —et donc aussi de la main
et/ou de la machine qui les ont tracés. Cette possibilité est pourtant celle
qui se rapproche le plus de la variation contextuelle que propose Jacques
Derrida. Mais elle oblige à reprendre l’hypothèse de la « réduction au
signe » (expressif) et du langage au discours solitaire sur laquelle
s'articule l’interprétation de la Voix et le Phénomène. Quel sens donner,
en effet, à l’analyse des expressions lacunaires (lückenhafte) qui
intervient au beau milieu de la IV° Recherche? Ce qui est en jeu, c'est la
distinction entre deux modes de complément (Ergänzung) de l’expression
non-indépendante. Le besoin de complément (Ergänzungbedürftigkeit) de
l’expression syncatégorématique (expressions qui peuvent fort bien
intégrer des expressions simples indépendantes du type « nom propre »)
est commandé par des lois intra-logiques, et elle se caractérise donc
comme « reflet », « expression » d'un moment de signification, comme
expression porteuse de signification (Bedeutungsträger) elle-même
syncatégorématique. En revanche, le besoin de complément de
l’expression lacunaire met en jeu des motivations, qui naissent sur la base
d'éléments extra-logiques; les fragments d'expression fonctionnent
comme un ensemble de « points d'appui extérieurs » (aüßere
Anhaltspunkte) pour une pensée, à la manière d'indices d'une unité
propositionnelle, d'une certaine unité de la signification, comme dans
l’expression « Caesar … qui … duabus »353. La complétude de l’intention
de signification sollicitée par la perception de ces fragments d'expression
est exigée dès lors que les expressions sont perçues justement comme
fragments d'un discours. Et elle ne parvient à la forme d'une intention de
signification complète que grâce aux pensées éveillées indirectement
comme autant de pistes dans la voie d'un remembrement de l’expression,

351
RL IV, p [318].
352
RL IV, p [320].
353
RL IV , p [310].
130
d'une reconstitution de la totalité discursive . La fragmentation qui
354

semblerait de prime abord signifier le désastre du logos, son échec, et son


extériorité la plus complète, puisqu'elle fait intervenir le contexte et
l’enchaînement de pensées motivées par indice, ne fait que mettre en
branle le logos, réveiller le besoin de discours en tant que besoin de
totalité signifiante. Mais la pensée éveillée l’est, tout simplement, sur le
mode d'une idée qui se greffe sur un ensemble de « traces » qui n'ont pas
de significations par elles-mêmes. L’« idée indirecte n'est pas la
signification du fragment dont il s'agit, celui-ci, tel qu'il est, ne possède
absolument aucune unité de signification et par conséquent, ne forme pas
non plus une expression »355. La complétion dans le cas de l’expression
fragmentaire passe par un détour, le circuit d'une pensée qui n'est portée
par aucune partie de l’expression, ni par l’ensemble.
Ce qui se trouve illustré ainsi c'est bien, si l’on veut, un assujettisse-
ment du domaine élargi de la signification au motif intuitionniste, mais
une intuition qui est de l’ordre du catégorial. Une pensée qui n'est pas
« logique » à proprement parler et n'est pas non plus intuition au sens
kantien. Cette pensée qui s'empare indifféremment des choses et des mots
se manifeste dans son effort constant pour réajuster ce qui se donne selon
une intuition sensible à un discours possible qui n'est que l’expression du
travail souterrain, invisible dans l’attitude naturelle, de l’activité catégo-
riale. S'il y a un logocentrisme et même une radicalisation du logocen-
trisme dans la phénoménologie husserlienne, il réside dans cette activité
secrète —restée dissimulée jusque là— d'information (Formung), de
« transformation » catégoriale. Plus exactement, il ne s'agit pas à propre-
ment parler d'une « transformation » (Umgestaltung) qui impliquerait une
« manipulation » (Handlung), mais d'une « information » qui fonde la
possibilité de toute articulation catégoriale au sens impropre, c'est-à-dire
de tout discours. Husserl l’attribue à « des fonctions [qui] en ‘informant’
l’objet sensible le laissent intact (unberührt) dans son essence réelle »356.
L’authentique liberté transcendantale s'exprimerait donc, selon Husserl,
dans cette activité non-manuelle, sur laquelle se fonde l’autonomie de la
sphère logique au sens large. Il faut pour cela que le donné intuitif ne soit
pas touché (berührt), ni altéré (verfälscht), qu'elles « n'agglutinent, ne
nouent, n'assemblent pas les parties »357 de l’objet. Les « formes
catégoriales ne donnent pas une forme au sens où le potier modèle une
forme. Autrement, le donné primitif de la perception sensible serait
modifié dans son objectivité propre, la pensée et la connaissance qui
établissent des relations et connexions ne seraient pas une pensée et une
connaissance de ce qui est, mais une altération, une transformation en
quelque chose d'autre »358. Il y va dans le caractère angélique de ce travail,
de la possibilité d'un theorein pur, d'une pensée pure qui ne soit ni praxis,
ni jeu symbolique. Bref du statut d'un travail intellectuel359et d'une
certaine division sociale du travail qui serait le propre de l’Europe et que
la crise que connaît la science menacerait de brouiller.

354
Nous en trouvons un exemple dans Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil,
1964, au sujet d’une inscription découverte aux Saintes Maries de la Mer, en Camargue, pp 113
et suiv.
355
RL IV, p [310].
356
RL VI, p [185].
357
RL VI, p [186].
358
RL VI, p [186].
359
Cf sur cette question Gérard Granel, De l'université, pp 116-120.
131
D'un côté, Husserl est conscient que le travailleur intellectuel doit res-
ter les mains pures, qu'il ne doit s'emparer au moyen du « concept » que
du produit de sa propre activité catégoriale, c’est-à-dire du concept au
sens propre, qu'il doit préserver sa liberté en la bornant à une activité de
« transposition » dans l’espace ouvert par l’homonymie entre pensée au
sens propre et pensée au sens impropre. Cela conditionne en grande partie
le travail de la phénoménologie, son mode de production du discours,
mais aussi l’orientation de la démarche phénoménologique vers les
conditions de possibilité « matérielles » de cette production. Car si, en
amont, le logos se définit comme cette liberté, celle-ci ne peut totalement
s'abstraire des conditions matérielles de la production catégoriale (au sens
propre et impropre). Elle est une activité fondée. Comme nous venons de
le dire, la pureté de la pensée exige qu'elle laisse « les objets primaires
intacts », qu'elle ne puisse les '« atteindre ». Les objets primaires se
donneraient donc comme des « unités réelles » dans des intuitions
simples, besoin qui prescrit à la liberté catégoriale ses limites. La légalité
pure qui fixe les limites de la liberté de l’unification et de la formation
catégoriale ne dérive certes pas de sa base fondatrice. Elle s'enracine
néanmoins dans un certain rapport à cette base. Elle est l’expression sous
forme catégoriale d'un rapport qui est aussi un contrat. La liberté
catégoriale — c'est-à-dire une certaine indifférence (Gleichgültigkeit), un
certain arbitraire (Willkur), une certaine « quodlibétalité »360 (Beliebigkeit)
de la formation catégoriale à sa base sensible — doit tenir compte de ce
que cette base peut supporter. Alors que la Recherche II tentait d'arracher
le logique à son enlisement dans l’intuitif au sens kantien, et insistait sur
la possibilité de pratiquer des « intentions de signification » diverses sur
la même base intuitive sensible361, la Sixième Recherche voit, au
contraire, clairement la menace que fait peser sur la sphère logique cette
liberté, menace qui peut prendre plusieurs visages: celui d’un
« platonisme » à la manière de Bolzano, ou plutôt de Lotze-Bolzano362,
d'un idéalisme subjectiviste et empiriste à la manière de Berkeley ou de
Hume363, ou d'un psychologisme transcendantal à la manière de Kant.
C'est pourquoi Husserl y insiste alors sur les contraintes « passives »
inhérentes au matériau fondateur. Pour que la liberté catégoriale puisse
s’exercer, il faut que le matériau puisse assumer sa fonction de support364.
Bien qu’il ait pressenti l’importance et la portée de cette fonction-sup-
port, Husserl semble hésiter entre deux attitudes. Alors qu'il vient tout
juste de mettre en rapport les limites de la liberté catégoriale avec le droit
propre du matériau sensible, qu'il vient de montrer, en outre, que les pos-

360
Sur ce terme et sa traduction, cf. Chapitre VIII.
361
Cf par exemple RL II, p [131]: "D'une part, la donnée intuitive singulière (das
Anschaulich-Einzelne) est tantôt visée directement comme cette donnée-ci (als dieses da), et
tantôt comme support d'un général (als Träger eines Allgemeinen), comme sujet d'un attribut,
comme être singulier dans un genre empirique; d'autre part, le général lui-même est visé, par
exemple l'espèce du caractère distinctif sur lequel est mis l'accent dans une intuition partielle; ou
alors c'est cette espèce qui est visée en tant qu'espèce d'un genre (idéal), etc. Dans tous ces
modes d'appréhension une seule et même intuition sensible peut, si les circonstances s'y prêtent,
figurer comme base (als Grundlage fungieren)".
362
Sur cet hybride, cf. Prolégomènes, p [227] fin de l’appendice; « Recension du livre de
Melchior Palagyi: Le conflit des psychologistes et des formalistes dans la logique moderne », tr.
fr. J. English, in Articles sur la logique, p 211; et surtout pp 378-382, « Esquisse de Préface aux
Recherches logiques », op. cit.. Voir enfin Logique formelle et logique transcendantale, § 26 d),
pp [74-75].
363
Cf. RL II, Chap. IV et V.
364
RL VI, p [188].
132
sibilités ou les impossibilités, pour un matériau, de fournir une base à une
intuition catégoriale et, corrélativement, pour une intuition catégoriale de
se servir de cette base sont régies par un ensemble de lois, Husserl minore
aussitôt cette contrainte pour en faire une clause évidente, qui irait de soi
(selbstverständliche) et replacer sous la tutelle de l’intellect « les lois »
idéales: « pour autant que nous pouvons varier les espèces des matériaux
en toute liberté, et qu'elles sont soumises seulement à cette condition
idéale évidente (selbstverständlichen ideellen Bedingung) d'être suscep-
tibles de jouer le rôle (funktionsfähig) de supports (Träger) des formes
préexistantes, les lois en question ont le caractère de lois entièrement
pures et analytiques, elles sont pleinement indépendantes de la
particularité des matériaux »365.
De quelle nature est cette évidence? Elle n'aura, en tous cas, pas été
suffisamment telle, pour que Husserl ne ressente finalement la
nécessité d'une investigation de l’intuition sensible en tant qu’elle
livre l’unité réelle de l’objet, dans son rapport à l’activité catégoriale
qui s’en empare.
Car, d'un autre côté, la donation (perceptive) de l’objectivité sensible
réelle, dont l’unité réelle détermine l’ampleur et les limites de sa fonction
de support, n'est pas si évidente. D'une part, le matériau de la formation
catégoriale ne peut être un divers pur, mais doit déjà être pré-structuré,
pré-objectivé. Mais d'autre part, l’objectivité sensible procède, elle aussi,
d'un « travail de formation », d'une appréhension objectivante d'une
« hylè ». Le problème se déplace alors de la question de l’objectité
catégoriale, à une objectivité pré-catégoriale qui ne peut pas non plus
produire telle ou telle chose sur la base de n'importe quelle hylè. La
question de ce que dans notre terminologie nous proposons d'appeler
« exemplarité matériale », nous conduirait ainsi à aborder les questions
des synthèses passives et à dégager ce qui dans les synthèses passives
confère au sensible son rôle déterminant. Le phénoménologue en tant que
théoricien pur, en tant que gardien de la pureté du théorique, s'oblige ainsi
à décrire l’activité de celui qui coopère dans l’ombre à produire ses objets
et qui n'est, à la limite, plus un sujet, qui n'est plus qu'un sujet à la limite.
Mesurer l’ampleur de cette activité catégoriale —en définir les limites
internes— est l’une des voies qui s’offrent à nous, pour une
déconstruction du logocentrisme husserlien. Mais pour ce faire, il faut se
porter au cœur excentré de cette activité, montrer que, quoi qu'en dise
parfois Husserl, il y a un « mécanisme » et un « travail » secrets qui sont
à la fois condition de possibilité de la pensée logique comme pensée
majeur et ce qu’elle néglige de penser: cette « pensée mineure » qui ne
supporte d’être ni proprement pensée, ni explicitement dite. Et cependant,
il est dans la logique de la démarche husserlienne de se laisser porter vers
cette pensée mineure. Il suffira de se laisser guider par la « logique »
interne de la démarche husserlienne, la suivre pour se trouver conduit en
ce lieu illocalisable qui est son point d’effondrement et sa source
productrice non-égologique.

365
Ces "lois idéales … relèvent des formes catégoriales in specie, donc des catégories au
sens objectif du terme". Ibid.
133
Chapitre VI

L’idée d’une théorie systématique des modes d’intui-


tionnification

§26. L’IDÉE D’UNE THÉORIE SYSTÉMATIQUE DES ACTES OBJECTIVANTS


CONSTITUTIFS DE LA CONNAISSANCE

Les Recherches logiques naviguent entre les deux écueils de la mécon-


naissance empiriste de l’existence du logique (et donc à la source de
l’analytique), et de l’évacuation complète de la subjectivité —d’où
l’importance particulière des recherches V et VI. Husserl s’assigne dès
lors une double tâche: 1) reconnaître un nouveau mode d’existence qui ne
soit pas réductible à l’existence réelle (psychique ou physique), celui des
significations, et cela sans tomber ni dans un logicisme absurde (qui n’est
qu’une version moderne du « platonisme ») à la manière de Bolzano, de
Frege ou bien dans le platonisme de la « validité » de Lotze366 — c’est-à-
dire à la simple position d’« objectités » suspendues en l’air sans qu’on se
soucie de rendre compte de leur apparition dans un discours humain et
dans un esprit humain soumis tous deux aux contraintes d’un devenir
spatio-temporel. 2) Pour cela, il faut adjoindre à ce premier travail de
« dépsychologisation du logique », un effort d’exploration corrélative en
direction des actes porteurs de signification qui ne peuvent être des vécus
empiriques individuels, bien qu’ils possèdent nécessairement une
connexion avec ceux-ci. C’est ce qu’on pourrait appeler une « déduction
transcendantale », un repérage de la morphologie et la superposition
d’actes qui produisent et portent (tragen) les « unités logiques », par
opposition à une déduction « logique » qui, en son sens fort, reste logico-
formelle, ainsi qu’à une genèse psychologique (malgré les hésitations de
Husserl).
Or les actes porteurs de signification comme nous l’apprend
l’Introduction à la Sixième Recherche367 sont une classe particulière
d’actes objectivants.
La spécificité de cette sous-classe tient à l’aptitude des actes
signifiants à « doubler » en quelque sorte tous les autres actes
objectivants. Il y a ainsi deux types d’actes objectivants: 1) ceux qui sont
constitutifs des significations et 2) les actes objectivants capables de
remplir ces significations, mais le propre des premiers est leur
« immixtion » possible dans tous les autres. Les actes objectivants
porteurs de signification doivent, à leur tour, être étudiés dans deux
perspectives: (1) d’une part, dans leur « connexion avec le discours qui
366
Voir, Prolégomènes, pp [29], [168], [169], [227].— Cf, Bolzano, Introduction à la
Théorie des grandeurs (1833), II, § 2. tr. fr. J. Sebestik, Logique et fondements des
mathématiques Anthologie (1850-1914), sous la dir. de F. Rivenc et P. de Rouilhan. Paris, Payot,
1992, p 17-19.
367
RL VI, p [1-17], tr. fr. pp 11-18.
134
exprime la pensée » et (2) d’autre part (a) en rapport avec les unités de
validités (Geltungseinheiten) nommées objets de pensée et de
connaissance, (b) ainsi qu’en rapport avec les idées générales et pures qui
en relèvent, dont les relations sont dégagées par la logique pure et dont
les lois idéales sont élucidées et posées dans leur statut normatif par une
« critique de la connaissance » 368.
Les actes porteurs de significations sont donc considérés comme la
source de toute objectité pensable ainsi que de tout l’a priori formel régu-
lant les objectités en général. Mais de tels actes, qui sont constitutifs de la
pensée, ne font leur entrée en scène (auftreten) que dans le contexte
(Zusammenhang), dans le flux rythmique d’un discours. Relever ce
second point est fondamental pour comprendre le statut ambigu du sujet
pensant à l’époque des Recherches logiques.
Il y a cependant un autre trait remarquable. C’est que les actes porteurs
de signification qui sont seconds par rapport aux autres actes objectivants
servent en quelque sorte de « modèle » pour concevoir le genre. Au point
que c’est par l’étude des intentions de signification que Husserl parvient à
dégager le caractère intentionnel des actes objectivants en général, donc
des intuitions, et à distinguer dans le contenu des actes objectivants
intuitifs, une signification ou un sens, ce qui confère aux contenus
intuitifs leur fonction remplissante369. Ou pour le dire dans le langage des
Ideen, le « contenu intentionnel » ou noème en général est conçu par
référence au noème des actes logiques.
Si l’on cherche à comprendre l’élargissement des concepts d’intuition
et de signification qui se joue dans les Recherches logiques, il faut aller
au-delà de la version simplifiée qu’en donne parfois Husserl, et garder
présent à l’esprit que toute intuition est intention ayant pour corrélat une
unité de sens intuitif, et que l’intention de signification se fonde sur l’ap-
préhension de contenus intuitifs particuliers qu’il importe d’élucider. Par
ailleurs, chacune des deux sphères d’actes objectivants se complique du
fait d’une double orientation possible vers l’individuel ou l’universel.
C’est ainsi que le « logique » peut être mobilisé pour penser l’objectité
individuelle (pour le nommer et l’expliciter dans une proposition) ou bien
pour penser l’a priori matériel et formel qui régit les objectités
matérielles. Ces deux types d’études sont susceptibles à leur tour d’une
double orientation sur la signification elle-même (Prolégo-mènes,
Recherche I et Recherche IV) et sur l’objectité pensée dans la
signification370 (Recherche III et Recherche VI).
C’est ainsi, moyennant ces deux distinctions, et du fait que les

368
Cf RL VI, p [1], « Toute pensée, principalement toute pensée et connaissance théorique,
s’accomplit dans certains « actes » qui se présentent dans le contexte du discours qui l’exprime
(die im Zusammenhange der ausdruckende Rede auftreten). C’est dans ces actes que se trouve la
source de toutes les unités douées de validité qui se proposent au sujet pensant à titre d’objets de
pensée et de connaissance, ou de principes explicatifs et lois de ces objets ou de leur théorie et
de leurs sciences. C’est dans ces actes que réside donc aussi la source des idées générales et
pures qui en relèvent, dont la logique pure entend dégager les relations régies par des lois
idéales et que la critique de la connaissance a pour but d’élucider. » ( trad. modifiée.)
369
« Même le nouveau concept de contenu apparu dans la dernière recherche et particulière -
ment remarquable, celui d’essence intentionnelle, n’était pas dépourvu de cette référence au
domaine logique; car la même série d’identités qui nous avaient servi antérieurement à illustrer
l’unité de signification nous fournissait, une fois convenablement généralisée, une certaine
identité applicable à n’importe quels actes, en tant qu’identité de ‘l’essence intentionnelle’. »
RL VI, p [2]. Je souligne.
370
Est-il besoin d’ajouter: "sur les significations elles-mêmes pensées en tant
qu’objectités"?
135
actes de signification ont cette particularité de se rapporter à des
« intuitions possibles », que, par-delà l’opposition stérile entre pensée
pure (analytique) et intuition, nous obtenons une typologie provisoire
des actes objectivants.
Nous aurions donc:
I. les intentions pures de significations vides (abstraction faite de tout
contenu intuitif remplissant) qui se répartissent (1) en intentions de signi-
fications générales qui peuvent être (a) « purement formelles » ou bien
(b) « matérielles » et (2) en significations individuelles qui sont ou bien
(a) des singularités idéales (Vereinzelungen) ou bien (b) des individualités
réales.
II. Les intentions conférant du sens remplissant se divisent, quant à
elles, selon deux grandes classes (1) les intuitions d’essence ou
catégoriales au sens large qui concernent ou bien (a) le catégorial stricto
sensu, c’est-à-dire la généralité formelle, ou bien (b) la species, c’est-à-
dire de l’eidos et (2) les intuitions d’individu qui concernent ou bien (a)
des individualités abstraites ou bien (b) des individualités concrètes.
Nous pouvons proposer pour la classe des actes porteurs de significa-
tion les exemples suivants: (1) (a) les noms universels du type l’unité, la
totalité, le quelque chose, la partie, la multiplicité etc. (b) le rouge, le
cheval, un cheval, tout cheval etc. (2) (a) le segment de droite AB, le
nombre π etc. (b)Schulze, je, l’Angleterre, Madrid, ici, demain, ce
cheval. (Il n’est pas inutile de noter que les expressions qui désignent des
objectités non formelles ont pour caractère commun d’appartenir à la
sphère des expressions essentiellement flottantes dont traite la Recherche
I.)
Mais une telle classification resterait incomplète et globalement arbi-
traire si elle ne s’intéressait pas aux modes authentiques et inauthentiques
de visée de la signification et de remplissement intuitif, car pour l’instant
nous n’avons mentionné que des espèces d’intuition.371

§27. MODES AUTHENTIQUES ET MODES INAUTHENTIQUES DE LA VISÉE DE


SIGNIFICATION ET DU REMPLISSEMENT INTUITIF

Comme nous le suggérions plus haut, il y a un mode authentique


(echte) de visée du sens et un mode défectif, inauthentique (unechte), ce
que Husserl appelle d’une part le « symbolique » au sens propre (en tant
que visée à vide de l’unité de signification elle-même) et d’autre part le
« symbolico-ludique » (qui, au lieu de viser la signification elle-même
indépendamment de tout remplissement, lui substitue des significations
de jeu ou significations opératoires). Une telle distinction ne pouvant être
élucidée et légitimée, qu’une fois réglée la question sur l’origine de l’idée
de signification, que Husserl réitère dans l’introduction à la Sixième
Recherche 372. Limitons-nous, par conséquent, aux modes de
« remplissement », étant donné que les actes porteurs de signification qui
371
C’est, comme le signale l’Introduction aux Recherches logiques, l’objet du Chapitre II, p
[4].
372
« Nous n’avons même pas encore pu atteindre notre but le plus immédiat, qui est de
mettre en lumière l’origine de l’idée de signification. La signification des expressions réside
incontestablement, et c’est là une évidence précieuse, dans l’essence intentionnelle des actes
dont il s’agit, mais nous n’avons encore, en aucune façon, examiné la question de savoir quelles
espèces d’actes sont aptes, en général, à la fonction de signification ou si, bien plutôt, toutes les
espèces d’actes ne sont pas, de ce point de vue, sur le même plan. » RL VI, p [3].
136
s’y mêlent ne peuvent eux-mêmes être clairement isolés qu’à partir
d’actes concrets qui comportent nécessairement une forme ou l’autre
d’intuition; car, « dès que nous voulons nous attaquer à cette question,
nous nous heurtons (…) à celle des rapports entre intention de
signification et remplissement de signification ou, pour employer une
expression traditionnelle [au moins depuis Kant] mais assurément
équivoque, du rapport entre ‘concept’ ou ‘pensée’ et « intuition
correspondante’. » 373 Or l’idée d’une telle théorie des modes d’Erfüllung
authentique (ou Veranschaulichung)374 intervient dès l’introduction
générale aux Recherches logiques, et ne cesse de se préciser dans ses
différences internes comme dans son opposition avec la sphère de la
signification proprement dite. L’ébauche d’une telle théorie, dans son lien
avec celle des actes porteurs de signification, apparaît dès le § 2 p [4] de
l’Introduction 375.
Entre les unités objectives et la conscience active de celles-ci, vient
s’interposer le flux des vécus psychiques concrets en tant que porteurs
d’actes eux-mêmes porteurs d’unités objectives. Quel que soit le mode de
fonctionnement des vécus « activés » (purement intentionnel ou
remplissant, remplissant improprement ou proprement), les unités de
significations ne semblent pouvoir se donner sans le concours ou le
secours d’unités objectives secondes, secondaires, secondarisées que sont
les « expressions ». Les objets de la logique pure (les objectités
catégoriales) ne peuvent se développer sans se coucher ou s’encastrer
dans ce lit doté d’une double épaisseur, formée de la couche des vécus
concrets et de la couche expressive, mais c’est précisément pour s’en
relever et s’en détacher, moyennant une activation, une qualification des
vécus concrets qui les discrédite simultanément, les secondarise, les met à
son service. Quel rôle joue la couche linguistique dans un tel
« mécanisme »? Dans quelle mesure la couche expressive contribue-t-elle
à « activer » la conscience, à enrôler les vécus dans l’activité logique?
Comment l’engrammage et l’activation se solidarisent-ils au point de
s’unifier? Tel est l’horizon de questionnement dans lequel doit s’inscrire
une analytique des modes de remplissement.
Il y a donc au moins deux modes d’Erfüllung: l’illustration
(Illustration) et la production d’évidence (Evidentmachung), qui tous
deux ressortissent à des classes de vécus concrets psychiques dont la
« fonction matricielle » est de fournir aux « objets » dont s’occupe la
logique pure, un « lit » (ein Bett). Mais, comme il importe de le noter,
cette fonction générique d’enveloppement ou d’enrobement propre aux
vécus psychiques concrets est à peine une fonction. C’est plutôt, dans le
contexte des Recherches logiques, un fait décrit de manière métaphorique
par Husserl. La mise en service de ces vécus concrets ne commence que
lorsqu’ils revêtent, ou bien une fonction d’intention de signification, ou
bien une fonction de remplissement intuitif376. C’est dire à quel point ces
deux actes que sont l’intention de signification et l’intention intuitive
remplissante, bien que distincts du point de vue de la connaissance, sont
finalement complémentaires et apparentés. Bien que nous ne sachions pas
373
RL VI, p [3].
374
Cette équivalence est posée au § 17 de la RL VI, p [68].
375
Introduction générale aux Recherches Logiques, p [4].
376
Il va sans dire que de tels vécus ne peuvent apparaître qu’une fois mis entre parenthèse le
"phénomène physique" ou plutôt "psycho-physiologique" dans lequel se réalise l’apparition de
l’expression.
137
encore quels sont les actes porteurs du purement logico-grammatical, ni
quels sont ceux qui mettent en recouvrement avec la signification
logique, une signification remplissante, nous sommes obligés d’admettre
qu’ils procèdent d’une même source qui a son lieu dans la « vie » de la
conscience. Nous n’avons cessé de rencontré ci-dessus cette situation,
elle correspond, pour les sciences « naïves » ainsi que pour la
phénoménologie, à la nécessité de se déposer dans des « énoncés » et,
parallèlement, comme nous le verrons, à celle d’une « régression » de
niveau de constitution en niveau de constitution, vers le primordial,
redescente qui peut à son tour se comprendre comme un effort constant
pour ôter aux « choses » (et corrélativement à la conscience) le vêtement
logico-grammatical de manière à faire apparaître la pré-donation
(Vorgegebenheit) dans sa nudité. Rendre compte de la nécessité de la
Dokumentierung en procédant à une dé-sédimentation des strates
successives, telle serait, sommairement esquissée, la tâche de la
phénoménologie transcendantale.
Par la suite, Husserl précise au § 9 de la RL I, la typologie des modes
d’Erfüllung. Il y a deux espèces d’actes: les actes conférant la
signification ou intentions de signification et ceux qui remplissent
(confirment, renforcent, illustrent) (bestätigen, bekräftigen, illustrieren)
cette intention de signification d’une manière plus ou moins adéquate.
Au § 18 de la même recherche, après avoir tenté de départager signifi-
cation visée et produite par l’entendement et imagination sur le cas
décisif de l’intelligence d’une absurdité analytique (Widersinn), Husserl
oppose nettement la « pure illustration » (bloße Verbildlichung) à
« l’exemplification pleinement suffisante » (vollzureichender
Exemplifizierung) en reprenant l’exemple cartésien d’une figure
géométrique complexe377. Les modes d’Erfüllung se précisent donc: nous
aurions donc deux modes d’Anschaulichung: l’Illustration ou
Illustrierung (ou encore Verbildlichung) d’une part, et l’Exemplifizierung
ou plus brièvement l’Exempel, d’autre part. L’un aurait le pouvoir de
« renforcer » (bekräftigen) la pensée logique: l’Exemplifizierung; l’autre,
en revanche, de manière fort kantienne, serait disqualifié comme simple
« illustration », simple « mise-en-image ». A moins d’admettre comme
Heidegger une « image-schème » (identifiée plus ou moins au schème
lui-même), la grande nouveauté de la théorie phénoménologique de la
Darstellung consiste à réhabiliter l’exemple et donc à proposer une rééla-
boration plus fine de son concept. L’exemple possède une « force », il est
capable de renforcer. Et c’est ce qui le distingue du mode déficient de
l’illustration, comme simple mise en image. L’exemple retrouve ainsi une
certaine dignité théorique et logique. Il nous faudra (au Chapitre VIII), en
ce cas, approfondir la différence entre le Bild et l’Exempel.
Mais ce n’est pas la seule nouveauté. Une telle ré-habilitation de
l’exemple s’inscrit dans un contexte de déplacement de fond de la
frontière entre le formel et le matériel, le logique et l’intuitif, l’analytique
et le synthétique. Comme on le sait la « science de la science » est chez
Husserl la logique en tant que logique formelle. Comme Leibniz, il
reconnaît à la forme la force de réguler la sphère du matériel. Mais ce qui
rend possible cela, c’est la réintégration d’un principe de diversité à
l’intérieur du logique, principe qui n’est autre que celui d’une
exemplification intra-logique comme productrice d’évidence logique (et
377
Cf. l’exemple cartésien, pp [64-65].
138
non pas simplement esthétique) , comme condition de possibilité d’une
378

intuition catégoriale pure. Si l’unité logique en tant qu’unité ontologique


formelle est au-dessus ou au-delà de toute multiplicité matérielle réelle ou
possible (e{n para; ta; pollav), elle est unité de la multiplicité infinie
définie des singularisations qui forme son extension pure. Quant au statut
de cette unité, il change de sens selon le type d'attitude adopté: logiciste,
psychologiste, ou phénoménologique. Ce n’est que pour autant qu’on la
considère exclusivement comme signification qu'elle est sans extension et
donc sans multiplicité propre. Ce qui a conduit Kant à poser une ligne de
fracture entre le catégorial pur et l’intuitif, une hétérogénéité entre deux
sphères représentation telle que l’intervention d’un troisième terme se
révélait nécessaire, c’est ce fait que la pensée logique peut fonctionner de
manière purement aveugle. Mais si l’on veut maintenir, comme le veut
Kant lui-même, une distinction entre la manipulation « symbolique » (au
sens impropre de « certains nouveaux logiciens ») et la pensée logique,
force est d’admettre qu’une certaine saisie des significations a lieu dans
la pensée logique (fût-elle vide), faute de quoi la logique formelle ne
pourrait jamais dépasser la simple tautologie A=A379, et encore une telle
tautologie ne serait elle-même possible qu’à la condition de poser
l’identité idéale du A qui se trouve de part et d’autre du signe d’égalité.
Mais revenant de Kant à Husserl, nous ne sommes pas au bout des
surprises. Car la phénoménologie introduit d’emblée une nouvelle
perspective sur la question du logique, à savoir celle de son origine ou de
sa genèse. Or, les « illustrations », qui sont totalement hétérogènes aux
véritables exemples ressortissant à la catégorie d’objets considérée, sont
précisément essentielles et indispensables à la formation (Bildung) du
domaine logique. Empirisme et rationalisme se trouvent ainsi renvoyés
dos à dos. Il est hors de question d’« imaginer » une genèse du logique
sur la base de l’expérience constituée, ni de poser une sphère « logique »
préxistante et pré-découpée, qui n’attendrait, comme les « papiers
japonais », que le bain de l’expérience pour se déployer. Il y a une
« spontanéité », une productivité de l’entendement, et cette productivité,
qui engage la logique dans la voie de la construction, n’est elle-même
possible que sur la base d’une passivité première, d’un ensemble de
présuppositions que Husserl appelera, dans Logique formelle et logique
transcendantale, des présuppositions subjectives idéalisantes380.
Mais, dès 1901, la voie se trouve indiquée, et ce n’est, certes pas un
hasard, si l’exemple mobilisé est, précisément, celui des idéalités géomé-
378
Sur l’évidence esthétique, la clarté et la distinction esthétique, cf. Kant, Logique, pp 41-
42 [38-39], pp 68-69 [61-62].
379
En termes frégéens, on ne pourrait dépasser l’énoncé analytique qui pose l’identité du
sens des signes. On ne pourra dépasser l’analytique ainsi conçu vers une identité entre ce que
dénotent les signes (entre leur dénotation, Bedeutung) que si l’on admet que tout signe possède
nécessairement une dénotation fût-elle vide ou indéterminée. Cf tr. fr. Ecrits logiques et
philosophiques. Sens et dénotation. Sinn und Bedeutung, p 102 et suiv.. Ou en termes
husserliens, et sans vouloir gommer les différences radicales qui le séparent de Frege, cela n’est
possible que si l’on admet que tout signe n’est un signe que dans la mesure où il possède une
signification, c’est-à-dire où il a une prétention par le biais d’une signification (même absurde) à
se rapporter à un objet (sich beziehen auf). On peut comprendre par ce biais pourquoi une
grammaire purement logique est nécessaire et pourquoi il faut adjoindre à l’apophantique une
ontologie formelle. On comprend aussi pourquoi, de "construction catégoriale en construction
catégoriale", la logique formelle intègre non seulement les mathématiques formelles, dont
l’importante théorie des multiplicités et, corrélativement, la théorie des formes de théories, mais
se dépasse en outre en une logique de la vérité indépendante de toute position d’existence
matériale. Cf Suzanne Bachelard La logique de Husserl. pp 101 et sq.
380
Logique formelle et logique transcendantale, pp [162] et sq.
139
triques, qui possèdent un statut intermédiaire entre les eidétiques maté-
rielles et les eidétiques formelles. Ainsi, bien que les « figures » sensibles
simplement illustratives ne soient pas « porteuses » des significations
géométriques, ce sont elles qui servent de points de départ naturels
(Ausgangpunkte) à l’« idéalisation ». Ce qui n’est qu’un simple soutien
(Anhalt) de la signification pour une pensée géométrique en état de fonc-
tionnement, un simple étayage incapable de porter (tragen) la moindre si-
gnification géométrique, se trouve être, du point de vue génétique,
« gestateur ». Ce qui n’est qu’un simple « adjuvant » de la
compréhension (Verständnishilfen) pour une pensée géométrique
constituée et pour une phénoménologie statique assume la fonction de
« présupposition » pour une proto-fondation (une première « formation »)
et une vérification initiale de la pensée géométrique. Mais comment ce
qui n’est, du point de vue logique, qu’un simple étayage, peut-il être —
avoir été— la présupposition de cette même pensée, du point de vue
phénoménologique génétique? Comment faut-il entendre cet avoir-été?
Quel est le rapport entre cet « avoir-été » et le statut iconique (bildlich) de
l’illustration? Une fois constituée, la pensée géométrique peut se passer
de rééffectuer ces « processus intellectifs » qui ont présidé à sa formation,
et fonctionner de façon purement « logique », ou du moins conformément
à la légalité qui régit son domaine, en recourant éventuellement de temps
à autre à l’appui d’illustrations totalement inadéquates, mais sans qu’un
tel recours ne traduise la moindre nécessité logique. Les Verbildlichungen
sont comme des fragments détachables, sans connexion essentielle avec
ce qui est dit et pensé dans le raisonnement géométrique, à la différence
des « exemples véritables » qui sont pensés et construits dans les limites
strictes prescrites immédiatement par l’espèce idéale pure dont ils
relèvent. Un exemple de triangle est donc une espèce de triangle
particulier et même un triangle singulier, dont la singularité est elle-même
idéale et qui, en tant que telle, est un « moment » immédiat de l’extension
de l’espèce immédiatement supérieure et médiatement du « genre »
triangle. Nous disons « moment immédiat », conformément à la
terminologie de la Troisième Recherche, qui ouvre le chapitre premier
par une distinction entre objet simple (einfach) et objet composé
(zusammengesetzt), et propose de considérer deux modes de
« composition », l’un qui ne fait qu’adjoindre des membra disjecta, des
parties détachables et l’autre qui met en connexion (verknüpft) des
« moments » discernables par abstraction, mais qui ne peuvent subsister
l’un sans l’autre. Or, comme le montre l’exemple de la couleur et de la
nuance déterminée de rouge, cette dernière, comprise comme singularité
idéale, se comporte vis-à-vis de son espèce comme un « moment » qui se
supprime (hebt sich auf) immédiatement381. L’objet simple, par exemple la
couleur, comporte donc lui aussi une multiplicité infinie de moments,
mais il s’agit de moments non-disjoints et pas pour autant « conjoints »
comme le sont la surface et la couleur, ou l’extension et la qualité.
« Les exemples (Beispiele) géométriques n’ont pas besoin d’être particulièrement selectionnés
[il s’agit néanmoins d’un exemple géométrique] pour démontrer, même dans le cas de significations
cohérentes, le caractère d’inadéquation de l’illustration intuitive (die Unangemessenheit der
Veranschaulichung). (…) Nous imaginons ou nous dessinons un trait, et nous disons ou pensons une
droite. Il en est de même pour toutes les figures. Partout l’image (das Bild) ne sert que de soutien
(als Anhalt) pour l’intellectio. Elle n’offre pas un véritable exemple de la figure visée (nicht ein
381
RL II, p [227]
140
wirkliches Exempel des intendierten Gebildes), mais seulement un exemple de figures sensibles de
la species sensible à chaque fois concernée lesquelles sont les points de départs naturels des
‘idéalisations’ géométriques (nur ein Exempel von sinnlichen Gestalten derjenigen sinnlichen Art,
welche die naturgemäßen Ausgangspunkte für die geometrischen ‘Idealisierungen’). C’est dans ces
processus d’intellection de la pensée géométrique que se constitue l’idée de la figure géométrique
(die Idee des geometrischen Gebildes), idée qui trouve sa réalisation dans la signification stable
(festen) de l’expression. L’effectuation actuelle de ces processus intellectifs est la présupposition
(die Voraussetzung) de la première formation (die erste Bildung) et de la vérification (die …
Bewährung) dans la connaissance des expressions géométriques primitives, mais non pas celle de la
compréhension (Verständnis) qui les ranime, ni de leur emploi (Gebrauch) permanent avec le sens
qui leur convient. Les images sensibles fugitives (die flüchtigen sinnlichen Bilder) fonctionnent
cependant, d’une manière que l’on peut saisir et décrire phénoménologiquement, comme de simples
adjuvants de la compréhension (als bloße Verständnishilfen) et ne sont pas elles-mêmes des
significations ni porteuses de significations (und nicht selbst als Bedeutungen oder
Bedeutungsträger). »382

Ce texte vaut comme une description du processus d’« idéalisation »,


de production de l’eidos comme idée-limite. La production de l’eidos-
triangle se fait à partir des diverses « figures » sensibles relevant de
« types », d’espèces sensibles différents, sur la base d’illustrations
sensibles. Une fois cet « eidos » constitué la « typologie » sensible se
trouve suppléée, substruite par une hiérarchie d’objectités idéales
constructibles a priori et définissables, c’est-à-dire saisissables dans des
significations stables. Il est donc absurde de chercher dans l’illustration
sensible ce qu’elle ne peut donner en tant que telle, à savoir une « vue »
adéquate de ce qui est pensé. Mais il ne l’est pas moins de rechercher
dans une « espèce », fût-elle idéalisée (triangle rectangle, isocèle,
équilatéral ou scalène), une « vue » adéquate de l’idée générale du
triangle. Les deux types d’erreur sont également grossiers, puisqu’ils
reviennent à exiger de la « triangularité » d’être triangulaire; ou pour le
dire plus rigoureusement, puisqu’elles confondent le concept avec l’objet,
l’unité idéale visée par le concept (son contenu) avec l’objet, le contenu
du concept avec ce qui est classé dans son extension383. L’objet du
concept est une multiplicité infinie-définie de « sujets quelconques »
auxquels est prédiqué l’attribut « triangularité »384 . Ce sont les véritables
« supports » (Träger) de la prédication attributive. La totalité de ces
sujets forme l’extension, l’Umfang du concept. Le contenu du concept est
l’attribut lui-même, « triangularité ». L’eidos est donc l’unité qui traverse
la multiplicité infinie des « sujets », sujets qui peuvent être les membres
singuliers quelconques derniers (un triangle scalène particulier, etc.) de la
totalité définie par le concept, ou des sujets « médiats » particuliers (le
triangle scalène en général, etc.). Ces parties sont certes des moments
habituellement non-disjoints du genre considéré, mais ils ont leur origine
dans une disjonction (une abstraction) de moments en connexion dans
l’expérience sensible: à savoir la qualité et l’extension (au sens spatial).
Ils procèdent d’une abstraction de degré deux, si l’on admet que
382
RL I, p [65]. trad. modifiée.
383
C’est ce que rappel le § 11 de la RL II, dans la réfutation de l’argument anti-cartésien de
Locke sur le "triangle général": "Un triangle est quelque chose qui a triangularité. Or, la
triangularité n’est pas elle-même quelque chose qui a triangularité. L’idée générale du triangle,
en tant qu’idée de la triangularité, est donc une idée de ce qui est retenu de chaque triangle
comme tel; mais elle n’est pas l’idée d’un triangle en lui-même." [133].
384
« Si l’on appelle concept la signification générale, contenu du concept l’attribut lui-
même, objet du concept chaque sujet de cet attribut, on peut aussi exprimer ce qui précède
comme suit: il est absurde de concevoir le contenu du concept comme étant en même temps
l’objet de ce concept ou de classer le contenu du concept dans l’extension du concept. » RL II, p
[133].
141
l’abstraction qui, dans la perception, isole la couleur de l’extension
représente une abstraction de degré un.
L’élucidation de ce processus qui se trouve au cœur de l’idéalisation
gagnera à être articulée aux considérations de la théorie des touts et des
parties, théorie qui fournit la « machine » simple capable de disloquer la
signification et l’idéalité.

§28 L’IMPLICATION DE LA THÉORIE DES TOUTS ET DES PARTIES DANS


L’ÉLABORATION DES CONCEPTS D’ABSTRACTION IDÉATRICE ET D’ABSTRACTION
FORMALISANTE

a) La théorie des touts et des parties comme « levier » de la théorie de


la connaissance

Nous pouvons ainsi adjoindre à notre hypothèse, à titre de


complément, sans grand risque et sans grande originalité non plus, que ce
qui est en jeu dans les Recherches III et IV, c’est précisément la
constitution en vis-à-vis du plan du concept et du plan de l’idéalité. La
théorie des touts et des parties permet, en effet, de décrire l’armature la
plus générale d’un domaine d’objet quel qu’il soit, et la grammaire
purement logique en est « l’application » (l’Anwendung) sur le plan
logique. Parmi les disciplines de l’ontologie formelle, mais aussi dans
l’économie des Recherches logiques, la théorie des touts et des parties
possède donc un statut quelque peu transversal au sein de l’œuvre de
Husserl puisqu’elle permet de décrire dans une généralité formelle apriori
les structures de toute eidétique quelle qu’elle soit —au point qu’il y voit
un « levier » (Hebel) dans « la recherche d’une élucidation de la
connaissance »385. Après avoir indiqué la fécondité de cette théorie aussi
bien pour l’étude phénoménologique des contenus de conscience que
dans le « domaine des objets en général », et réaffirmé la limitation de
son étude à la catégorie analytique de l’objet, il ajoute, qu’ « à ce stade
non plus [la] recherche analytique n’a pas à se soumettre à l’ordre
systématique des matières » et qu’il ne faut pas « laisser sans examen les
concepts difficiles avec lesquels nous opérons (mit denen wir …
operieren) dans la recherche d’une élucidation de la connaissance et qui
doivent dans cette recherche nous servir en quelque sorte de levier (in ihr
gewissermaßen als Hebel dienen müssen), et attendre qu’ils apparaissent
dans le cadre systématique du domaine logique lui-même ».386
Cette théorie qui fournit à la critique de la connaissance en tant que
critique de la logique son levier, fait en même temps partie intégrante du
domaine du logico-formel, de l’ontologie formelle387, et est l’outil d’une
critique non-logiciste et non-psychologiste de la connaissance, le levier
385
RL III, p [226].
386
RL III, p [226].
387
Sur ce point Cf S. Bachelard La logique de Husserl, Paris, P.U.F., 1957, Chap IV p 124
et sq. qui propose de distinguer nettement entre orientation thématique et domaine.
L’apophantique formelle et l’ontologie formelle sont deux orientations thématiques distinctes
sur un même domaine. —Voir J.T. Desanti, La philosophie silencieuse, Paris, Seuil, 1975, p 77
et sq.
142
qui permet de faire basculer le logico-formel dans une réflexion ne
ressortissant pas thématiquement à ce domaine lui-même (une réflexion
sur les actes constitutifs du formel) et qui ne retombe pas pour autant
dans le « contresens » d’une fondation du formel dans un domaine
empirique (celui de la psychologie). La suite du texte précise, en effet,
que le projet n’est pas d’élaborer « un exposé systématique de la
logique », mais de travailler « à son élucidation du point de vue de la
critique de la connaissance et, conjointement, à une préparation à tout
exposé futur de ce genre »; et c’est dans cette perspective que s’impose l’
« examen plus approfondi de la différence entre les contenus
indépendants et les contenus dépendants [qui] conduit d’une manière si
immédiate aux questions fondamentales de la théorie pure (ressortissant
à l’ontologie formelle) des touts et des parties » qu’il est impossible d’en
faire l’économie388.
Parallèlement, la grammaire purement logique permet de décrire, dans
la généralité propre à l’apriori analytique, les lois qui régissent la produc-
tion d’une signification complète. Ou pour reprendre une terminologie
plus tardive, ces deux « axiomatiques » décrivent les lois d’essence
formelles de la complétude objective et de la complétude logique, c’est-à-
dire les lois qui définissent les conditions analytiques de la forme
générale « objet » (le « quelque chose ») et de la forme générale
« signification ». Il en ressort que l’objet consistant est toujours un
« tout » et, parallèlement, qu’une signification consistante (complète) a la
forme d’un tout, c’est-à-dire d’une « proposition ».

b) La dislocation du concept d’abstraction: abstraction formalisante


et abstraction idéatrice

Il n’est pas indifférent, dans notre perspective, que les deux recherches
concentrent leur attention sur le phénomène de la connexion
(Verknüpfung). Les questions de l’inséparabilité (Unabtrennbar-keit), de
la dépendance (Unselbständigkeit) ainsi que celles de la « complétion »
(Ergänzung) et de la « fondation » (Fundierung) qui occupent ces deux
recherches, se rassemblent en une seule et même question: à quelles
conditions cette forme d’analyse qu’est « l’abstraction » est-elle
praticable, et selon quelles modalités? Où s’arrête le morcellement et où
commence l’abstraction au sens le plus large? Les parties dépendantes
étant des parties abstraites, c’est par une abstraction d’un nouveau genre
que l’on peut mettre à jour la « relation » de dépendance entre ces parties.
Mais au lieu de conclure comme Berkeley ou Stumpf à l’impossibilité
d’une abstraction « idéatrice », Husserl en tire la conclusion inverse. Il ne
suffit pas de constater que l’inséparabilité est posée lorsqu’il y a
impossibilité pour les deux contenus considérés de faire l’objet de deux
représentations distinctes — du moins tant que l’on ne prend celles-ci que
comme des vécus psychiques réels. Aucune légalité ne peut procéder de
ce « ne pas pouvoir se représenter », tant qu’il reste conçu de manière
psychologiste. On en reste alors à une simple inséparabilité de fait qui
condamne même le mode d’abstraction que Berkeley préconise389. Car,
388
RL III, p [226-7].
389
Au § 11 de l’Introduction Traité concernant les principes de la connaissance humaine.
143
pris en ce sens, « tous les contenus sont inséparables », puisque tout y
compris les « contenus des choses phénoménales » (comme « tête de
cheval ») est représenté malgré tout dans un contexte (Zusammenhang)390.
L’inséparabilité de fait de deux contenus éprouvée dans ce « ne pas
pouvoir », quels que soient les efforts déployés par l’imagination, doit
plutôt être saisie comme l’indice d’une légalité essentielle. L’argument de
Berkeley se renverse dès lors, puisque l’impossibilité éprouvée d’une
abstraction traduit précisément le fait que les parties en cause sont liées
par un rapport de dépendance, et qu’elles sont donc sur le plan qui est le
leur, celui des abstracta, et que cette impossibilité de fait résulte d’une
légalité déterminée par les « abstracta immédiatement supérieurs »
(espèce ou genre immédiatement supérieurs). Soit l’exemple de la
couleur et de la figure: « la liaison qui s’établit chaque fois entre certaines
de ces différences dernières existant à l’intérieur des genres figure et cou-
leur, détermine pleinement les moments, elle détermine en même temps
selon une loi ce qui, suivant les cas, peut encore être semblable ou dis-
semblable. La dépendance des moments immédiats concerne donc une
certaine relation conforme à une loi existant entre ceux-ci, relation qui est
déterminée purement par les abstracta immédiatement supérieurs de ces
moments »391. L’existence de ces « abstracta » se révèle dans un
processus: celui de la variation392. La possibilité d’une « variation illimitée
arbitraire » d’un contenu sans altération des autres contenus, variation qui
peut aller jusqu’à la suppression (Aufhebung) de ce contenu, est l’indice
d’une « connexion » essentielle entre contenus (tout comme
l’impossibilité pour une « expression » d’atteindre à la plénitude de la
signification est l’indice de son incomplétude, de son caractère
« syncatégorématique »).
C’est ce que fait apparaître encore plus clairement la « définition
objective du concept d’inséparabilité » qui occupe le § 5 393. La variation,
en tant que processus fondamental de l’abstraction idéatrice, dégage le
cercle des possibilités propres à un contenu en faisant jouer les
possibilités de variation des contenus apparemment connexes. Le cercle
des possibilités se révèle donc à travers l’exercice d’un « je peux me
représenter » dont la nature devra être approfondie394. Car une telle

Sur la théorie berkeleyienne de l’abstraction, cf. A Treatise Concerning the Principles of Human
Knowledge, éd. M. R. Ayers, Londres, Everyman’s Library, 1975, Introduction, § 7-11, pp 66-
69, Part I, §§ 5-15, pp 78-81. « Thus I imagine the trunk of a human body without the limbs, or
conceive the smell of a rose without thinking on the rose itself. So far I will not deny I can
abstract, if that may properly be called abstraction, which extends only to the conceiving
separately such objects, as it is possible may really exist or be actually perceived asunder » (p
78). —Sur la critique de Berkeley et du principe de son « erreur », voir RL II, p [178-215].
390
RL III, p [236].
391
RL III, p [233].
392
RL III, p [231-2].
393
« La séparabilité (Lostrennbarkeit) ne signifie rien d’autre que le fait que nous pouvons
maintenir dans son identité ce contenu de la représentation par une variation illimitée (arbitraire,
qu’aucune loi fondée dans l’essence du contenu n’interdit) des contenus liés et, en général,
donnés avec lui; ou, ce qui revient à dire la même chose, qu’il resterait inchangé par la
suppression (Aufhebung) de tout contenus donnés avec lui, quelle que soit leur nature
(beliebigen Bestandes mitgegebener Inhalte) ». RL III, p [235-6], tr. modifiée.
394
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le premier travail de Husserl fut un essai sur
le « calcul des variations » (Contributions à la théorie du calcul des variations, 1876, tr. fr. J.
Vauthier, Ontario, Queen’s Paper in Pure and Applied Mathematics, n° 65, 1983, qui dans la
partie historique rappelle, p 58, que le problème le plus ancien, ressortissant au calcul des
variations, avait été celui dit de l’isopérimètre, dont la formulation est: « déterminer dans le plan
la forme que doit avoir une courbe fermée de longueur donnée pour qu’elle contienne la plus
grande aire possible », problème qui fut résolu en 1697 par l’un des frères Bernouilli, la
144
variation n’a pas à être poursuivie de fait in infinitum, il suffit de la faire
tendre vers une limite idéale qui n’est autre que la suppression des
contenus co-donnés. Le maintien ou la disparition du contenu examiné
dans l’épreuve de la suppression, voilà ce qui décide de la dépendance ou
non du contenu relativement aux contenus altérés puis supprimés. Mais la
dépendance dégagée n’est une relation d’essence que dans la mesure où
celle-ci est considérée au niveau de l’essence immédiatement supérieure
dont les altérations successives des contenus constituent les possibilités.
Ou, si l’on préfère, l’arbitraire de la variation s’inscrit d’emblée dans les
limites autorisées par l’essence du contenu, et corrélativement le « je
peux varier » est au service d’un « je peux maintenir » —abstraction faite
de toute considération d’existence, ou de toute facticité et donc aussi de
« la force d’associations primitives ou acquises », ainsi que le précise la
suite du texte.395 Le « je peux varier » dans le cadre du « je peux maintenir
identique » est la ratio cognoscendi de la ratio essendi au sens strict,
c’est-à-dire de l’essence. Ce « rapport » ou cette loi d’essence est celle
qui lie l’essence à ses possibilités, l’eidos à ses « singularisations ». On
ne saurait trop souligner que c’est précisément en ce point de pivotement
que s’amorce « la conversion ontologique (ontologische Umwendung)
(…) de l’idée d’évidence en celle d’une loi pure d’essence »396 comme le
souligne Husserl dans la note (1) du § 7. La proposition où est
« amorcée » (angehobene) la conversion caractérise précisément le
« pouvoir-penser » comme corrélatif et révélateur d’un « pouvoir-être »,
ou plus précisément, le « ne-pas-pouvoir-penser » comme révélateur, non
pas d’une faiblesse de la constitution psychologique de l’esprit, mais d’un
champ de possibilités qui est pris dans le cadre d’une nécessité idéale:
« Quand, par conséquent, le petit mot de pouvoir apparaît en relation
avec le terme prégnant de penser, ce que l’on vise par là, ce n’est pas une
nécessité subjective, c’est-à-dire une incapacité subjective de ne-pas-
pouvoir-se-représenter-autrement, mais une nécessité idéale objective de
ne-pas-pouvoir-être-autrement. » 397
Il faut néanmoins introduire une et même deux différences. La diffé-
rence entre abstraction par idéation, qui concerne les essences anexactes,
et l’idéalisation sui generis, qui concerne les essences exactes, ainsi que
celle entre abstraction généralisante et abstraction formalisante. A cha-
cune de ces trois formes « abstractions » correspond un mode d’arbitraire
et donc aussi un mode d’exemplification. D’où la nécessité, dans la
perspective qui est ici la nôtre, de caractériser plus étroitement chacun de
ces modes.

c) L’idéalisation comme mixte d’idéation et de formalisation

réponse étant: un cercle.)


395
RL III, p [238].
396
Cette note renvoie à l’écrit de 1894 publié dans les Archiv. für syst. Philos. III, p 225,
note 1. Bericht über deutsche Schriften zur Logik. Trad. fr. J. English sous le titre de "Compte
rendu des ouvrages allemands de logique de l’année 1894. p 178. in Articles sur la logique. La
note lit dans les Etudes psychologiques pour la logique élémentaire, un effort pour conférer à la
différence entre contenus "psychologiques" une "signification métaphysique".
397
RL III, p [238].
145
Comprendre la différence qui sépare l’illustration de l’exemplification
suppose, en effet, l’élucidation préalable de la différence entre idéation
directe et « idéalisation ». Attribuer à l’illustration (Verbildlichung,
Illustrierung) géométrique une fonction d’ étayage (Anhalt, Stütze)
revient à dire que les figures sensibles, en tant que particularisations
(Besonderungen) de types sensibles, sont détachables (absonderbare) du
contenu propre du concept géométrique, c’est-à-dire de l’essence
géométrique à laquelle la signification conceptuelle se réfère398.
L’exemplification authentique, en revanche, se fait sur la base de
singularités idéales dont la formation accompagne celle de l’idée exacte.
Il n’en reste pas moins que le rapport des figures sensibles à leur espèce
sensible est celui d’une exemplification authentique et que ce qui limite
ou entame la pureté de l’idéation, ce n’est pas l’absence de telle ou telle
partie du contenu général ou la fusion des moments du contenu idéal
avec telle ou telle partie détachable, mais quelque chose de tout à fait
impalpable qui n’est autre, comme nous le verrons, que la « thèse »
d’existence révélée par l’époché phénoménologique.
Afin de comprendre comment les « figures » sensibles (et les vécus
corrélatifs) peuvent assumer un rôle formateur du point de vue génétique
et se détacher, post festum, de l’idéalité qu’elles ont portée, au point
d’apparaître, du point de vue descriptif, comme irrelevantes et au mieux
de simples soutiens, il faut s’intéresser à une différence secondaire par
rapport à la différence entre contenus dépendants et contenus
indépendants, à savoir celle entre contenus « se détachant », « séparés
intuitivement » et contenus fusionnés, fondus399. Cette distinction concerne
la sphère sensible (surtout, nous dit Husserl la sphère de la sensibilité
externe) et permet de distinguer à l’intérieur de celle-ci deux types de
phénomènes: les continus et les discontinus. Cette différence met en jeu
la compréhension phénoménologique de l’individuation. Elle concerne
essentiellement la sensibilité externe, car comme le disait le § 5, déjà cité,
pour la sensibilité interne, c’est-à-dire à cette époque, « pour la sphère
phénoménologique, pour celle des contenus effectivement vécus », « tous
les contenus sont inséparables », dans la mesure où aucun « contenu ne
peut être détaché de tout fusionnement avec des contenus coexistants »400.
L’abstraction idéalisante géométrique prend donc son essor dans la
perception spatiale, et suppose donc une capacité à détacher au sein de la
« spatialité » des types de « figures » qui seront comme les esquisses (des
multiplicités subjectivées) des figures idéales de la géométrie. Les lieux
de discontinuité sensibles n’étant pas des limites mathématiques, mais de
simples « écarts pas trop petits »401, la constitution de figures
géométriques distinctes suppose donc le dégagement d’un abstractum de
la spatialité phénoménale proprement dite, à savoir la spatialité pure en
tant que moment de la sensation. C’est pourquoi d’ailleurs cette dernière,
398
Sur les différents sens de contenu, cf § 14, « Le contenu en tant qu'objet (als
Gegenstand), en tant que sens remplissant (als erfüllenden Sinn), et en tant que sens ou
signification pure et simple (als Sinn oder Bedeutung schlechtin)« RL I, p [50]; « Les multiples
équivoques auxquelles on se heurte quand on parle de ce qu' une expression exprime, ou de
contenu exprimé, peuvent se réduire à une distinction entre le contenu au sens subjectif et le
contenu au sens objectif. A ce dernier point de vue, on devra distinguer entre: 1) le contenu en
tant que sens intentionnel, ou en tant que sens ou signification pure et simple; 2) le contenu en
tant que sens remplissant; 3) le contenu en tant qu'objet." pp [51-52].
399
RL III, p [243].
400
RL III, p [235].
401
RL III, § 9, p [245]
146
une fois constituée, peut s’appliquer en retour à la spatialité phénoménale
en tant que mesure de celle-ci, la « chose » devenant alors substrat d’une
prédication déterminante402 —et non plus simplement analogique.
Quant à l’aperception propre à la géométrie, la figure spatiale anexacte
n’est qu’un matériau illustrant, un « moment figural » servant d’appui à
l’exemplification de l’espèce géométrique considérée. Ce qui explicite
une telle distinction entre aperception anexacte et aperception exacte,
c’est une différence plus subtile (verfeinernd) entre deux types de
séparations (Absonderungen): une séparation nette et une séparation
confuse (scharfer und verschwommener Absonderung). D’où procède une
telle différence? Il nous semble qu’on peut la rapporter à une série
d’autres distinctions: celles entre activité et passivité, entre spontanéité
des productions catégoriales et synthèses passives, entre logique et
esthétique. Ce qui exactifie les figures vagues de la perception sensible,
c’est la puissance d’information catégoriale de l’entendement. Sinon
comment comprendre que la « figure spatiale » soit susceptible d’une
perception distincte? L’évidence de la distinction ressortit, comme nous
l’apprend Logique formelle et logique transcendantale, au logique. C’est
la raison pour laquelle, bien qu’elle ne soit qu’un simple étayage intuitif,
la figure sensible fluente peut fournir malgré tout un « lustre », une
certaine « clarté » à la conception d’une figure géométrique; c’est aussi
ce qui explique qu’elle ne puisse fournir une véritable exemplification.
L’absence ou le manque de distinction est précisément ce qui fonde la
différence entre deux types d’abstractions idéatrices: l’idéation et
l’« idéalisation ». L’une dégage des « essences anexactes » sur la base de
figures spatiales vagues; l’autre, abstrait des « essences exactes » sur la
base d’une idéalisation conjointe des figures de base et des essences
anexactes correspondantes. Les « idées » géométriques sont donc des
« idées au sens kantien », des idées-limites (ou, pour reprendre la
terminologie de la Krisis, des idées-formes) dont les idées sensibles
représentent une approximation grossière 403.
L’exemple géométrique possède donc ce privilège de se trouver à la
frontière entre la sphère logique et la sphère intuitive sensible, bref d’être
une eidétique matérielle pure404. Mais ce qu’il s’agit de préparer, c’est
l’essor pour une eidétique de la conscience qui soit en mesure de saisir
distinctement, sans retomber dans une forme ou l’autre de
psychologisme, les « contenus » de conscience dans leur pureté et leur
« netteté » propre. Cela suppose une « idéation » capable de s’élever au-
dessus de la multiplicité ouverte du flux des vécus conçu unilatéralement
comme flux de vécus réels. Cette eidétique matériale est d’autant plus
nécessaire que l’élucidation des « présuppositions » des autres eidétiques
matériales ou catégoriales relève elle-même d’une eidétique matériale.
Cela passe, comme Husserl l’écrira dans les leçons de 1907, par la
découverte de l’immanence intentionnelle; mais une telle découverte est,
402
Cf. RL III, p [247].
403
RL III, p [245].
404
D’où le « choix » de cet exemple dans Logique formelle et logique transcendantale, p
[81], pour introduire l’idée d’une théorie des multiplicités, « choix » qui convertit le système
concret de la géométrie euclidienne, tout autant qu’il est déterminé par la conversion de celui-ci
« en un exemple de forme-système (in eine exemplarische Systemform) ». La réduction
formalisante de la géométrie euclidienne est ainsi indiscernable d’une réduction de celle-ci à
l’exemple, réduction qui, pour une part, est bien une opération arbitraire, mais parce que, pour
une autre, elle s’impose historiquement, à travers Riemann, à Husserl. — Cf. S. Bachelard, La
logique de Husserl, pp 106-109 et sur Riemann, p 115 et sq.
147
elle-même, conditionnée par la solution au problème bien plus aigü du
passage de la spatialité sensible à une spatialité géométrique, qui n’est
pas sans posséder quelque analogie avec celui dont nous traitons. Si la
géométrie s’édifie sur l’appréhension de limites spatiales flottantes, la
phénoménologie s’édifie-t-elle sur des limites temporelles flottantes? Le
passage à la phénoménologie transcendantale dépendrait-il donc d’un
acte sui generis capable de discerner une « temporalité » originaire par-
delà le temps de la sensibilité interne? Comment passer d’une science
eidétique des vécus procédant par réflexion et idéation directe des vécus
enchevêtrés, fusionnés, à une science eidétique des vécus conçus comme
présuppositions transcendantales de toute objectité constituée, y compris
des « objectités » psychologiques? Comment passer d’une psychologie
eidétique à une phénoménologie transcendantale? L’élaboration de ces
questions occupera nous occupera au Chapitre VIII, lorsque nous
aborderons la lecture des §§ 27 et suivants de la Cinquième Recherche où
Husserl se trouve confronté aux insuffisances de l’idéation directe
couplée à la réflexion. Bien qu’à l’époque des Recherches logiques, de
telles questions n’aient pu trouver leur solution, les conditions étaient
cependant réunies pour que Husserl s’engouffre dans la brêche. Il ne
suffit pas de dire que ce qui rend possible le passage de la psychologie
eidétique à la phénoménologie transcendantale, c’est la découverte de la
réduction. Tous les éléments sont d’une certaine manière réunis pour que
le basculement se produise. La conversion ontologique était déjà amorcée
comme en témoigne la comparaison du § 76 d’Ideen I et du § 9 de la RL
III.
« La réduction phénoménologique nous avait livré l’empire de la conscience transcendantale:
c’était en un sens déterminé l’empire de l’être ‘absolu’. C’est la protocatégorie de l’être en général
(ou dans notre langage, la proto-région); les autres régions viennent s’y enraciner; elles s’y
rapportent en vertu de leur essence; par conséquent elles en dépendent toutes. La doctrine des
catégories doit donc intégralement partir de cette distinction au sein de l’être qui est la plus
radicale de toutes [je souligne], entre l’être comme conscience et l’être comme être ‘s’annonçant’
dans la conscience, bref comme être ‘transcendant’. »405

Et dans la suite du paragraphe que nous commentons, nous pouvons


lire:
« Avec la différence (…) entre les contenus qui se détachent et ceux qui ne se détachent pas
(…) nous nous mouvons dans la sphère des intuitivités ‘subjectives’ vagues qui précisément a aussi
ses particularités d’essence remarquables, et que, par conséquent, avec cette différence, nous restons
fort éloignés de la différence ontologique universelle entre contenus abstraits et contenus concrets,
entre contenus indépendants et contenus dépendants. »406

La théorie des touts et des parties est ainsi un « levier universel » per-
mettant de discerner les différents actes de conscience à l’origine de
l’abstraction au sens le plus large, ainsi que différents modes
d’abstraction. C’est elle qui opère la « conversion », ou plutôt, le
basculement ontologique. Mais un pas reste encore à faire qui fasse
tomber cette théorie relevant de l’ontologie formelle au sein d’une
« région » particulière où toutes les autres s’enracinent, y compris
l’ontologie formelle et la théorie des touts et des parties elles-mêmes. Ce
405
Ideen I, p [141].
406
RL III, p [248]. Je souligne. Voir sur ce point J-L Marion, « Question de l’être ou
différence ontologique », in Réduction et donation, p 182, qui signale, à la note 34, la
substitution inexpliquée d’ « ontologish » à « objektiv » dans la deuxième édition.
148
qui rend ce basculement inévitable, pour ne pas dire fatal, c’est la
question conductrice elle-même sur les « actes porteurs de signification »
et la distinction principielle entre actes porteurs et actes simplement
illustrants ou remplissants.

L’autre différence qu’il faut donc élucider est, pour reprendre la


terminologie équivoque des §§23 et 24 de la même recherche, celle
qui sépare l’abstraction « idéatrice » de l’abstraction « formalisante ».
Dans la formalisation, il n’est plus question de variation de contenu
dans le cadre prescrit par l’essence envisagée, mais de substitution,
d’évacuation de tout contenu, de sorte qu’apparaisse l’armature
catégoriale, c’est-à-dire syntaxique, dans sa nudité. On n’obtient pas le
formel dans sa pureté par détachement de la base illustrative, ni par la
circonscription de la base de singularisations possibles, mais par
substitution d’idées purement catégoriales à des idées matérielles.
« Pour parler plus clairement, cette ‘abstraction’ formalisante est quelque chose de tout autre
que ce qu’on envisage habituellement sous le nom d’abstraction donc une fonction totalement
différente de celle qui, par exemple, fait se détacher le ‘rouge’ d’une donnée visuelle concrète, ou le
moment générique ‘couleur’ du rouge déjà abstrait. Dans la formalisation nous remplaçons les noms
désignant les espèces de contenus dont il s’agit par des expressions indéterminées comme: une
CERTAINE espèce de contenus, une certaine autre espèce de contenus, etc.; et par là s’effectuent en
même temps du côté de la signification, les substitutions correspondantes d’idées purement
catégoriales aux idées matérielles. » 407

Quant à l’’exemplification, pour l’attitude formalisante, il semblerait


que la différence entre illustration authentique et illustration inauthen-
tique tombe puisque toute détermination du contenu est par définition in-
adéquate, à un degré et d’une manière qui n’a pas son équivalent dans les
eidétiques matérielles. Pourtant, la formalisation a un rôle déterminant
dans la constitution de la « logique pure en tant que mathesis
universalis » comme le rappelle la note du § 24, qui renvoie aux §§ 67 à
72 des Prolégomènes; or cette mathesis universalis possède des
disciplines hiérachisées dont la théorie des touts et des parties. De plus, le
statut normatif de la logique formelle implique que toutes les légalités
synthétiques a priori des différentes ontologies matériales procèdent
d’une « matérialisation », d’une « particularisation » des lois analytiques
a priori, et donc purement formelles. Enfin, la racine de l’idéalisation qui
sévit dans les eidétiques matérielles rigoureuses comme la géométrie tient
précisément à une certaine fixation catégoriale qui permet de constituer
les idées anexactes en esquisses ou amorces de l’idée-limite en tant
qu’idée-forme — sinon comment comprendre que la géométrie
euclidienne puisse s’intégrer à une théorie des multiplicités
mathématiques comme une « multiplicité spatiale à trois dimensions ».

§29. LA FORMALISATION DANS LES RECHERCHES LOGIQUES


COMME DÉVOILEMENT DE CONNEXIONS PUREMENT SYNTAXIQUES

407
RL III, p [284-5].
149
Les Recherches logiques témoignent de cet effort pour proposer une
élucidation de la formalisation en tant que réduction formalisante408. Ainsi
la Recherche IV, s’efforce-t-elle de maintenir le « pont » entre la
formalisation du domaine d’objet et la formalisation des énoncés409. Si la
TTP410 s’efforce de dégager la structure du domaine d’objet dans une
généralité vide, la grammaire purement logique tente de donner
l’armature générale formelle de toute signification possible. Ces deux
théories s’appliquent d’une certaine manière à elles-mêmes, en ce
qu’elles permettent de décrire leur propre structure logique ainsi que celle
de leur domaine, puisque la TTP est bien une théorie de l’objet dans sa
généralité vide et que la grammaire purement logique est bien une théorie
de la structure du domaine des significations prises comme des objectités
quelconques possédant une existence propre qui ont simplement cette
particularité de se rapporter à autre chose. Mais à la différence de
l’ontologie formelle et de l’apophantique, ces deux théories traitent de la
différence entre « fragments » et « moments », alors que les deux
premières s’intéressent exclusivement aux totalités systématiques: c’est-
à-dire aux touts qui ne sont composés que de moments.
Bien que la TTP « ressortisse » à l’ontologie formelle elle en est le
préalable nécessaire, tout comme la grammaire purement logique l’est à
l’égard de l’apophantique. Elle est même archi-fondamentale si l’on se
rappelle que la grammaire purement logique est une application de la
TTP.
Mais du point de vue du phénoménologue également, cette TTP qui
aborde la différence ontologique universelle, est un passage obligé, car
sans elle aucune description statique de la Leistung formalisante ne serait
concevable, et encore moins une étude génétique du passage du matériel
au formel.
Concernant le premier point, la grammaire purement logique tout
comme la TTP s’intéresse aux lois analytiques apriori d’Ergänzung qui
sont de deux sortes: lois de complétude de la proposition et lois de
complétude de l’enchaînement de propositions. On peut donc dégager à
l’intérieur du domaine formel en tant que domaine du catégorial pur, par
simple étude des connexions (Verknüpfungen) syntaxiques, abstraction
faite de tout contenu déterminé, un mode d’enrichissement conceptuel
propre qui possède ses lois propres411.
Mais cette structuration du domaine des significations n’est qu’un cas
particulier de la structuration des domaines en général, non seulement des
domaines formels, mais de tous les domaines matériels. Partout où il y a
connexion, la subordination des connexions particulières à des lois d’es-
sence est de rigueur. Mais cela n’efface pas, néanmoins, la ligne de
démarcation entre les domaines matériels et les domaines formels,

408
Rappelons que c’est le titre du § 29, Logique formelle et logique transcendantale, p [80].
409
Cf par exemple [317].
410
Nous désignons ainsi la théorie des touts et des parties.
411
« Rapporter la différence entre significations indépendantes et significations dépendantes
à la différence plus générale entre objets indépendants et objets dépendants, c’est déjà impliquer
à vrai dire, un des faits les plus fondametaux du domaine de la signification, à savoir que les
significations sont soumises à des lois a priori qui régissent leur connexion en de nouvelles
significations. (…) Comme il n’y a en aucun cas composition (Zusammensetzung) de
significations en de nouvelles significations sans formes de connexion qui, elles-mêmes,
possèdent à leur le caractère de significations, et de significations dépendantes, il est ainsi
évident que dans toute connexion (Verknüpfung) de significations jouent des lois d’essence (a
priori). » RL IV, p [317].
150
comme le précise aussitôt Husserl; car, dans le cas des domaines formels,
les connexions ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une essence matérielle
qui définirait l’unité objective du domaine en question412.
La source de cette différence fondamentale est donc à chercher dans la
nature des membres, des « singularités » propres au domaine formel.
C’est « le domaine des singularités (Einzelheiten) [qui] limite a priori le
nombre de formes possibles et détermine les lois de leur
accomplissement », qu’il s’agisse d’un domaine matériel ou formel. Les
domaines formels possèdent donc eux aussi des « singularités », et le
domaine des significations en est un cas particulier. La grammaire
purement logique se désintéresse en effet de « la particularité singulière
des significations à unifier » (der zu einigenden Bedeutungen), pour ne
s’intéresser qu’ « aux genres essentiels sous lesquels elles se rangent,
c’est-à-dire aux catégories de la signification »413. Le rapport de la
grammaire purement logique aux grammaires particulières propres à telle
ou telle langue déterminée, est donc celui du formel au matériel. C’est
donc mal poser le problème que de rabattre la problématique de la
grammaire purement logique, sans plus, sur le rêve d’une grammaire
générale et raisonnée.
Mais une ambiguité persiste qui motive cette méprise. La méprise
touche au statut même du catégorial, qu’il importe de fixer si l’on se rap-
pelle que la définition d’un domaine formel en général en dépend directe-
ment. Tout se passe en effet comme si la formalisation du domaine des si-
gnifications ne pouvait aller au-delà des genres de significations. Sans
des genres déterminés de signification, sans un enracinement des lois a
priori de la « connexion » des significations dans ces genres, c’est le
projet même d’une théorie a priori de la signification qui s’effondre et
donc la possibilité d’un partage a priori entre sens et non-sens. Ne faut-il
pas y voir une limite que seule dépasserait une logique pleinement
formalisée? La grammaire purement logique serait ainsi imparfaitement
« formalisée ».

Nous pouvons ainsi préciser la différence entre formalisation et idéa-


tion. La formalisation produit une pensée logico-formelle, analytique,
c’est-à-dire une pensée fondée sur de simples significations414. L’idéation
concerne, quant à elle, une catégorie plus vaste de discours, les discours
(noms, propositions, enchaînement de propositions) que viennent remplir
des « intuitions ». Telle est du moins la position de Husserl avant la
rédaction de la V et VI Recherches logiques. Car avec la découverte de
l’intuition catégoriale, ce qui se trouve mis en lumière, c’est un mode
spécifique d’illustration et donc d’évidence, propres au mode de pensée
logico-formel, celle qu’il nomme « remplissement signitif » dans la
Sixième Recherche. Mais alors que le début de cette Recherche,
conformément aux analyses du § 9 de la Première recherche, hésite
encore à reconnaître à la pensée formelle-signitive vide une référence à
412
« Toutes les connexions en général sont soumises à des lois pures, et il en est ainsi en
particulier de toutes les connexions matérielles restreintes à un domaine concrètement unitaire
(alle materialen, auf ein sachlich eiheitliches Gebiet beschränkten Verknüpfungen), par
opposition aux connexions formelles (‘analytiques’) qui (…) ne dépendent pas de la
particularité de la teneur concrète d’un domaine (von der sachhaltigen Besonderheit eines
Gebiet), qui ne sont pas liées par l’essence concrète des membres de la connexion. » RL IV, p
[317], trad. modifiée.
413
RL IV, p [317-318].
414
Cf Bedeutungslehre. Hua XXVI, p [3], tr.fr. p 24.
151
une objectité autre que les unités de significations elles-mêmes, le
progrès décisif qu’est la découverte de l’intuition catégoriale et de son
ampleur, conduira Husserl dans un premier temps à reconnaître une
objectité catégoriale distincte de la signification, avant d’admettre en
1908 dans les leçons sur la Théorie de la signification, que ce n’est pas le
remplissement qui confère un rapport à l’objet (Beziehung), mais que
c’est l’intention objectivante elle-même, celle qui est constitutive de la
conscience de signe. Cela conduira Husserl à distinguer entre deux
orientations thématiques sur le domaine du logico-formel, l’orientation
analytico-apophantique et l’orientation ontologico-formelle dont fait
partie la théorie des multiplicités dont dérivent par construction l’en-
semble des mathématiques pures. Il est ainsi possible de voir dans la série
des analyses qui débutent avec le problème de la symbolisation et de la
construction (Gebilde) de 1890, pour finir avec celui de la construction
(Konstruction) qui est le mode d’extension et de production propre à la
sphère catégoriale pure selon Logique formelle et logique
transcendantale, en passant par le remplissement signitif de la Sixième
Recherche, l’exploration progressive du mode de pensée logique pur.
Qu’il s’agisse d’une pensée formelle tournée vers les significations ou
vers les objectités visées par les significations, nous sommes dans une
attitude où il y a bien quelque chose de donné dans une intuition sui
generis. Inversement, elle conduit à réviser la conception de l’abstraction
idéatrice ou idéation, en l’interprétant comme une forme d’intuition
catégoriale mixte. Tout l’effort consistera pour cette dernière à cerner le
sens précis de l’idéation pré-galiléenne, de l’idéation non-
mathématisante.

La pensée formelle ne suspend donc pas toute référence à une


objectité. Elle en a, au contraire, en permanence, une: l’objectité vide en
général, le quelque chose en général, la chose quelconque. Pensée vide et
pensée remplie appartiennent toutes deux à la classe des actes
objectivants au sens fort du terme. Mais certaines différences restent
encore dans le flou. En particulier, il faut tenter de préciser les rapports
entre les différents modes de remplissements que nous avons indiqués ci-
dessus: l’illustration, l’exemplification et la confirmation. L’étude de
cette classification des modes d’Erfüllung nous conduira à prendre en
compte les différences entre conscience de signe et conscience d’image,
conscience perceptive et conscience d’image, conscience de signe et
conscience du général, d’un point de vue modal. Il faudra, ensuite, situer
dans cet ensemble la conscience d’exemple explicite. Enfin, nous devrons
être attentifs aux modifications qualitatives des actes impliquées dans ces
diverses intentions, modifications dont l’élucidation est capitale pour la
théorie de la réduction transcendantale, ainsi que pour la théorie de
l’idéation sous réduction transcendantale. Nous laisserons provisoirement
de côté, comme le fait Husserl lui-même dans la Sixième Recherche, la
dimension génétique de ce problème.
152
Chapitre VII

De la classification systématique des modes de présen-


tation à la découverte de la performance fondamentale: la
quodlibétalité

§30. HIÉRARCHIE ET TÉLÉOLOGIE DES MODES DE PRÉSENTATION:


ILLUSTRATION, EXEMPLIFICATION ET CONFIRMATION.

Les esquisses successives d’une classification systématique des modes


de présentation dessinent, dans leur enchaînement même, le mouvement
par lequel la théorie de la connaissance est conduite à une ultime méta-
morphose, celle où l’idée de la phénoménologie trouve sa première
illustration authentique et sa première formulation adéquate. Plus
particulièrement, la théorie des modes de remplissement, telle qu’elle
s’ébauche dans le cadre d’une théorie de la connaissance « naturelle »
que proposent les Recherches logiques, indique une hiérarchie de degrés
et, ce faisant, pointe en direction d’un idéal de scientificité qui n’est autre
que celui de l’évidence et de la vérité aux sens que le § 39 de la Sixième
Recherche propose de leur donner et s’oblige, par là même, à constituer
ces derniers en thèmes propres.
Or l’autodétermination de la phénoménologie comme science
eidétique archi-fondatrice, transcendantale et égologique rassemble en
une figure unitaire les traits dégagés au coup par coup, de façon plus ou
moins naïve, dans les tentatives de théorie critique de la connaissance qui
jalonnent la période 1890-1908. Il est légitime de considérer, en ce cas,
que l’avènement de la phénoménologie transcendantale est, littéralement,
l’auto-présentation de l’idéal de scientificité qui anime la philosophie
depuis ses origines ou, ce qui revient au même, l’incarnation de l’Idée au
sens kantien qui téléguide l’histoire européenne depuis sa parousie
grecque —l’Idée platonico-cartésienne415. L’effort inlassable de Husserl
pour considérer thématiquement le pôle qui aimante l’intérêt de
connaissance le conduit, en effet, insensiblement à dépasser les deux
points de vue unilatéraux du formalisme logique et du réductionnisme
psychologique. La phénoménologie se présente alors comme la prise en
charge paradoxale de l’exigence de scientificité. Prise en charge, car la
figure de la phénoménologie transcendantale surgit bel et bien en
réponse416 à l’appel lancé par l’idéal de connaissance. Mais paradoxe,
415
Cf Philosophie première Vol I, Hua VII. Titre de la première section. p [2]. « De l’idée de
la philosophie selon Platon jusqu’aux commencements de sa réalisation à l’époque moderne
chez Descartes. » Voir également, p [8] sq., p [60]. Cf Logique formelle et logique
transcendantale. p [6] sq.
416
Sur le lien entre cette responsabilité et la téléologie de la connaissance, voir Rudolf
Bernet « Finitude et téléologie de la perception » in La vie du sujet, 1994, pp 121-138. — Voir
également, l’article très suggestif de J-F Courtine, repris dans Heidegger et la phénoménologue,
153
dans la mesure où cette prise en charge fait bouger le cadre à l’intérieur
duquel une activité était jusqu’alors reconnaissable et qualifiable comme
science.
L’apparition de la phénoménologie en tant que tentative d’élucidation
radicale de la téléologie de la connaissance a donc quelque chose de
monstrueux et d’excessif. Si les Recherches logiques constituent, au sens
le plus strict, une préfiguration de la phénoménologie des Ideen, elles en
sont, de ce fait même, la présentation la plus acceptable — pour l’attitude
naïve — ce qui ne signifie d’ailleurs en aucune façon que les thèses
multiples qu’elles exposent aient été, ou auraient pu être, d’emblée,
acceptées. Elles présentent dans le langage de l’attitude naturelle, ce qui
n’est dicible de façon cohérente que dans la langue de la
phénoménologie. Rien de surprenant dans ces circonstances que
l’ouvrage de 1901 semble traversé par des tensions, et qu’il ait pu donner
lieu à tant d’interprétations divergentes. En donnant à ces expressions
tout leur poids, nous pouvons dire que les Recherches logiques sont
porteuses du dessein phénoménologique, qu’elles en font le lit,
précisément en poussant les positions antagonistes de la tradition
philosophique et ses idiomes à leur limite, au point de non-retour où ils se
neutralisent, forçant ainsi celui qui se revendique de cette tradition à un
salto mortale qui le constitue en sujet responsable et en deuil de cette
tradition, en « je » phénoménologisant.
On ne pourra tenir, cependant, cette thèse pour acceptable et consis-
tante, que si nous parvenons à montrer que la théorie des modes de pré-
sentation conduit inéluctablement, selon un cheminement qu’il faudra re-
tracer, à l’idée de réduction prise en son acception stricte de réduction
transcendantale. Ces derniers développements devraient ainsi nous per-
mettre de préciser le sens et les modalités de la « coopération » entre
conscience d’exemple et réduction phénoménologique417. La théorie des
modes de remplissement est non seulement capitale dans le cadre de la
doctrine des actes objectivants (ou vécus intentionnels), mais elle est cen-
trale pour la théorie de la connaissance telle que la parachève Husserl.
Grâce à elle, nous atteignons le « cœur du vécu de connaissance »418. C’est
en fonction d’elle que se comprend l’autre grande « découverte » de la
Sixième Recherche, à savoir l’intuition catégoriale, comme le montrerait
une simple lecture du § 38419. De manière à montrer la surprenante soli-
darité existant entre l’inventio de la réduction phénoménologique et la
théorie des modes et des degrés de remplissement intuitif, une triple tâche
s’impose à nous.
A. Montrer comment la théorie pré-phénoménologique de la connais-
sance conduit à fixer un idéal d’adéquation que Husserl nomme de ses
noms traditionnels (évidence et vérité), mais aussi selon la terminologie
technique des Recherches, remplissement ultime ou « confirmation ».
Cette théorie est pré-phénoménologique en ce que cet idéal conjoint deux
propriétés qui devront être nécessairement dissociées pour que l’époché

Paris, Vrin, 1990 p 321, concernant la structure intransitive de l’appel chez Heidegger (S.u.Z §
25).
417
Le mot et le concept d’opération est lui-même ce qui pose problème. Si la conscience
d’exemple suppose une Leistung, ce qui caractérise en propre l’époché et la réduction
phénoménologiques, c’est leur caractère non-opératoire (ni au sens d’Operation, ni au sens de
Leistung, et encore moins au sens de Handlung).
418
R. Schérer, op. cit; p 290-sq.
419
Voir plus particulièrement p [122]..
154
phénoménologique puisse s’exercer et aboutir à une « science
rigoureuse », non naïve: à savoir la double aptitude à réaliser la
référence objective d’une part, et d’autre part, à fonder le caractère
positionnel de l’acte. Inversement, la fixation de l’ultime degré et niveau
de vérité suppose une « abstraction » d’un nouveau type, une abstraction
qui ne s’exerce pas au niveau de la matière d’acte, mais sur le « lien
secret » entre matière et qualité d’acte.
B. Nous devrons ensuite montrer, comment la condition de possibilité
de la réduction phénoménologique dépend de la dissociabilité de ces
deux caractères descriptifs. Cette question correspond à celle de la
dissociabilité de la matière et de la qualité d’acte qui occupe la
Cinquième Recherche et qui culmine en deux lieux qui sont aussi deux
exemples remarquables: à savoir d’une part les §§ 6 et 8 et d’autre part
les §§ 27 et 28. Le premier concerne la nature de la référence au moi. La
seconde concerne le caractère positionnel de la représentation. Cette
amorce d’analyse trouve son prolongement dans une modification
majeure apportée après coup à la théorie du remplissement. Cette
modification, mentionnée au § 3 c) de la Théorie de la signification,
concerne l’usage du terme d’intention tel qu’il est employé dans la
Première Recherche au § 9. Cette modification entretient un rapport étroit
avec l’introduction de la distinction entre signification
phénoménologique (ou ontique) et signification phénologique (ou
phansique). Quant à la question du caractère positionnel de l’évidence, la
réévaluation de l’exemplification (ou Quasi-Veranschaulichung)
permettra à Husserl de donner le jour à une science intuitive, eidétique,
évidente et néanmoins neutre.
C. Nous devrons tenter de cerner la « performance » qui permet cette
ultime métamorphose de l’épistémè, performance qui se trouve à la
racine de la vie de la conscience et à partir de laquelle il est possible de
comprendre non seulement la réduction eidétique (c’est-à-dire le passage
d’une psychologie empirique à une psychologie eidétique), mais
également la réduction phénoménologique. La transposition de la
psychologie en phénoménologie suppose, en effet, une suspension de
l’aperception psychologique, aperception qui confinait la philosophie
dans les bornes étroites de l’ancienne épistémé. La critique de la notion
de « perception interne » en représente le symptôme le plus visible.

§31 A). L’IDÉAL ÉPISTÉMOLOGIQUE: L’ADÉQUATION EN TANT QUE


CONFIRMATION

De manière à fixer d’emblée la perspective de ces analyses, il est


préférable de partir de ce qui constitue le point d’aboutissement du trajet
que nous voulons retracer ici. Ce point d’aboutissement, nous le trouvons
dans les leçons du semestre d’été de 1908 recueillies dans le volume
XXVI des Husserliana sous le titre de Leçons sur la théorie de la
signification. Husserl y mesure lui-même la distance qui sépare sa
nouvelle conception de la signification et de la connaissance, de celle
développée dans les Recherches logiques. Les réserves concernent
essentiellement deux concepts: celui de signe expressif et celui
d’intention. Si les distinctions entre signe expressif et signe indicatif, et
intention vide et remplissement intuitif sont reprises, c’est au prix de
155
modifications de fond. La première modification concerne le statut et la
nature du signe expressif dans l’intention de signification; la seconde, la
définition de l’intention et la fixation de son rôle exact dans l’unité de
remplissement. Ces deux modifications entraînent une refonte de la
classification des modes de remplissement.

a) Les représentations vides et la constitution de la référence objective

Là où les Recherches logiques parlaient de « représentations signitives


ou symboliques », la Théorie de la signification propose le terme de
« représentation vides » dont l’extension est plus large420. Cette classe
d’actes se caractérise comme classe des actes objectivants dont la
référence à l’objet n’est pas réalisée. Cette précision terminologique
provient d’un effort renouvelé pour dissiper les ambiguïtés des
descriptions concernant la distinction entre signe expressif et signe
indicatif. Comme dans les Recherches, Husserl maintient l’idée d’une
pensée analytico-formelle objectivante. La pensée analytico-formelle en
tant que pensée fondée sur de simples significations n’est pas vide au
sens où elle serait dépourvue d’objet. Une pensée vide est simplement
une pensée dans laquelle cette référence objective n’est pas réalisée. Il est
dans l’essence de tout acte signifiant de se rapporter à un objet aussi
indéterminé soit-il. Mais, c’était une erreur ou du moins une maladresse
que de qualifier eo ipso toute représentation vide de représentation
signitive ou symbolique, car la conscience de signe n’est pas même
essentielle à la représentation symbolique. Ou du moins, ce n’est pas
parce qu’un signe est donné intuitivement (au sens étroit) que la référence
à l’objectivité se constitue. C’est bien plutôt parce que le contenu sensible
qui fonde la conscience symbolique fait l’objet d’une appréhension
objectivante indirecte, que le signe est porteur de signification et par voie
de conséquence de référence à un objet.
Ce faisant, Husserl revient sur le § 9 de la Première Recherche pour le
critiquer. Contrairement à ce que semble suggérer ce paragraphe, il n’est
pas essentiel à l’expression qu’elle se constitue physiquement pour
qu’une intention de signification puisse fonctionner, alors que ce l’est
pour le signe indicatif. Ce n’est pas en tant que choses physiques
intuitionnées perceptivement que les expressions sont des signes porteurs
de signification, mais en tant que « signes apparaissant », et plus
exactement en tant que « signes représentés », « intuitionnés (…),
idéés »421. Corrélativement, l’acte fondateur de la conscience signifiante
n’est pas une perception sensible, mais déjà un acte idéateur d’une nature
particulière dont on ne saurait trop souligner la spécificité. Ce qui vérifie
l’axiome déjà rencontré: seule une idéalité peut proprement être porteuse
d’une autre idéalité. D’où, si l’on ne veut pas tomber dans une régression
à l’infini, la nécessité de poser à l’origine de la signification une activité
subjective et donc un acte idéateur spécifique.

420
Hua XXVI, p [13]: « le terme de représentation symbolique ne convient pas proprement
comme terme pour la classe entière des représentations vides » Ceci confirmerait les remarques
de R. Schérer qui voit dans l’usage que Husserl fait des l’expression d’intentions signitives ou
d’intentions symboliques un usage métaphorique.
421
Hua XXVI, p [12].
156
La conscience de signe en tant que conscience signifiante se trouve
ainsi reconduite à une structure que nous avons cernée sous le titre
d’exemplarité. Loin que l’exemple se laisse comprendre et intégrer dans
et par une théorie sémiotique, c’est bien plutôt à partir de l’exemplarité
qu’il est possible non seulement de dissiper les équivoques qui affectent
ce concept, mais également de procéder à une classification systématique
des domaines ainsi délimités. C’est à partir d’elle qu’il est possible
d’éclairer la différence fondamentale entre le mode de renvoi indiciel et le
mode de renvoi signitif, entre indication au sens strict (Hinweis),
signification (Bedeutung) et référence (Beziehung). Alors que le signe
indicatif est une objectivité empirique qui renvoie à une autre objectivité
empirique et qu’il implique donc un caractère positionnel, le signe
expressif est une objectité idéale —une « irréalité »— dont l’idéalité,
dont l’objectivité n’implique aucune prise de position. Il « est indifférent
(gleichgültig) que, dans l’acte du phénomène de son de mot, soit
contenue une prise de position existentielle, et en général une prise de
position »422. C’est cette indifférence, dont la nature reste encore obscure,
qui est constitutive de l’idéalité-expression, de la signification et donc de
la référence à quelque chose, s’il est vrai que « la fonction essentielle de
l’expression, c’est de signifier quelque chose au sens prégnant » et que
cette fonction « en tant qu’elle est essentielle, lui appartient donc même
là où elle n’indique rien »423. Indifférence à ce que la « chose sensible »
qui est l’indice de l’expression, soit donnée ou non, qu’elle soit donnée
perceptivement plutôt qu’imaginairement. Toute la difficulté consiste à
penser cette indifférence comme une structure positive et non comme un
simple manque. Quelque chose en affleure déjà dans les Recherches
logiques à travers la distinction entre soutien et porteur. On se rappellera,
en effet, que les illustrations intuitives de même que les expressions
considérées en tant que signes physiques étaient désignées comme de
simples soutiens (Anhalte), de simples auxiliaires (Beihilfe) dont Husserl
tente une caractérisation, au § 4, après avoir mobilisé une distinction
d’une grande portée phénoménologique: celle entre le faire-attention
(Aufmerken) et le remarquer (Bemerken), entre le viser proprement dit et
le simple se-tourner-vers, entre le viser thématique et le viser secondaire,
ou encore entre l’avoir-en-vue (das Abgesehen) et le se-tenir-sous-les-
yeux (das Vor-dem-Augen-Stehen). En appliquant aux actes signifiants
cette différence qui vaut —au moins— pour tous les actes objectivants,
Husserl caractérise plus précisément la nature de la connexion existant
entre conscience de son de mot et conscience de signification. Or il
ressort de cette caractérisation que la référence objective trouve sa source
dans une certaine irrelevance424. L’irrelevance en question est un caractère
422
Hua XXVI, p [12].
423
Hua XXVI, p [10].
424
Nous adoptons ici la traduction que J. English adopte dans La théorie de la signification,
tr. fr. p 45, Bedeutungslehre, Hua XXVI, pp [22-23]. La conscience de son de mot a
manifestement pour fonction, non pas de retenir le remarquer primaire qui est accompli en elle,
mais de le conduire à la conscience de signification qui est stimulée en même temps. Mais pas
seulement cela. En portant en soi une tendance à renvoyer qui appartient à son essence
phénoménologique, le devoir qui renvoie au signifié et trouve en lui son terme, attribue à celui-
ci aussi en partage la dignité de thème, de ce qui est visé au sens spécifique, corollairement de
ce vers quoi la visée se tourne. Le mot renvoie d’une façon qui se fait sentir, à la chose (Sache);
nous devons vivre dans la conscience de signification, et par, là en y étant attentifs, nous en
occuper. Ce devoir, la fonction du renvoi, est quelque chose qui se trouve là
phénoménologiquement. C’est au mot qu’est accrochée, mais naturellement pas dans
l’apparition sensible, la tendance de lui-même à conduire notre attention vers l’objectivité
157
qu’il faut considérer positivement en tant que tel . Elle permet de 425

comprendre comment une représentation (Vorstellung) se charge d’une


fonction de re-présentation (Repräsentation), ou si l’on préfère, comment
le « son de mot est plus qu’un simple son, plus que n’importe quel objet
sensible quelconque »426, à savoir précisément une représentation qui
abandonne son contenu propre pour se rendre disponible à une fonction
de renvoi à un autre contenu, fût-il totalement indéterminé. Plus
brièvement et plus essentiellement, cette prestation a pour résultat de
conférer à un contenu sensible la « quelconquité » en même temps qu’une
fonctionnalité. Cette irrelevance est constitutive d’une « idéalité » sui
generis, l’expression (au sens rigoureux du terme qui englobe aussi bien
le discours oral, que le discours écrit ou « l’authentique discours par
gestes des sourds et muets ») (p [10]), idéalité qui, à la différence de
n’importe quelle autre idéalité est sans extension, sans singularisation427.
C’est précisément parce que le mot est une généralité sans extension, sans
singularisation authentique qu’il peut renvoyer à une objectité sur le
mode de la référence, c’est-à-dire en ouvrant un champ de donation
possible. L’idéation constitutive du mot, en produisant la signification,
produit la référence objective, c’est-à-dire un concept dont l’extension
peut être infinie ou nulle. Mais une extension nulle n’est pas une absence
d’extension. Les différentes incorporations du signe ne sont pas des
singularisations effectives de l’expression, mais de simples
soubassements pour sa reproduction.
Parler, c’est donc opérer une époché au sein de l’attitude naturelle. Il
s’agit donc d’une réduction qui tend constamment à se méconnaître,
comme en témoignent les concepts courants et équivoques de signe et
d’expression qui amalgament les deux sortes de renvoi. C’est pourquoi il
faut en passer par une « réduction de l’indice » pour que cette réduction
« naturelle » puisse s’exercer pleinement, pour que la langue
s’affranchisse nettement des mille circonstances qui contribuent à
réinscrire le logos dans le monde dont il est en droit indépendant. Parmi
ces circonstances, il faut compter ce fait que « dans le langage aussi,
peuvent intervenir des signes indicatifs: partout dans le discours »428.
La réduction phénoménologique devra donc prêter main forte à une
abstraction formalisante qui reste insuffisante en tant que telle pour as-
seoir l’autonomie d’un logos toujours déjà déchu, alors même que,
simultanément, la phénoménologie ne peut commencer d’articuler son
propre discours qu’en faisant appel aux possibilités du discours ordinaire
qui contrarient les ambitions de la formalisation; tous les mots du
discours phénoménologique n’acquièrent de signification déterminée
qu’à être réinscrits dans un contexte purement immanent des analyses et
descriptions phénoménologiques. Autrement dit: l’articulation d’un
discours phénoménologique dans une langue phénoménologique
présuppose une réduction de la langue naturelle (génitif objectif); mais
celle-ci n’est possible et ne fait échapper la phénoménologie aux prises

signifiée. Il repousse de lui-même l’intérêt et l’entraîne vers le signifié. En soi, il a le caractère


de l’irrelevance (Irrelevanz). » Je souligne.
425
CfHua XXVI, Appendice I, p [140]. « Le caractère de l’irrelevance du phénomène de son
de mot ».
426
Hua XXVI p [14].
427
Cf Hua XXVI, Appendice II au § 3b. Elle a des occurrences ou s’intègre à titre de partie
dans une expression complexe, mais elle est et reste unique (Cf. Krisis, p [368])
428
Cf Hua XXVI, Appendice II au § 3b.
158
de positions unilatérales que sont, d’une part, le formalisme logique et,
d’autre part, l’empirisme psychologique, qu’à tabler sur les ressources
indicielles et formelles du langage naturel; c’est ainsi que cette réduction
phénoménologique de la langue présuppose la réduction (naturelle) de la
langue (génitif subjectif) avec ses imperfections.

ANNEXE: Les esquisses d’une élucidation phénoménologique du signe


expressif dans les Recherches logiques.

Cette critique des propositions de la Première Recherche prend cependant


appui sur celles ébauchées dans les Recherches V et VI, qui continuent de
posséder un certain privilège aux yeux de Husserl comme de ses proches
collaborateurs429. Il est possible de marquer quelques jalons dans le dégagement
progressif de ce caractère d’irrelevance. Soit, par exemple, les §§ 4, 25 et 28
dont on peut prélever sèchement quelques indications.
1/ La signification ne réside pas dans l’acte exprimé qui, éventuellement, lui
confère son remplissement. Le § 4 souligne l’indépendance de la signification
censée exprimer une perception, à l’égard de la perception qui lui sert
éventuellement de soubassement intuitif. Une même perception peut donner lieu
à de multiples énonciations et inversement une multiplicité infinie de
perceptions peut servir de soubassement à une même énonciation. Ce trait
descriptif est obtenu par un procédé de variation découvert dès la Philosophie
de l’arithmétique. Mais la grande nouveauté est l’effort déployé par Husserl
pour nommer ce trait distinctif qui fournissait à la variation son ressort. « Pour
la signification de l’énoncé d’une perception, des différences du genre de celles
que nous venons d’indiquer sont sans importance (irrelevant). »430 Cette
« irrelevance » des déterminités particulières de la perception ne doit pas non
plus être confondue avec celle d’une espèce à l’égard de ses individualisations,
comme si en dépit de ou plutôt grâce aux perceptions individuelles variables, la
signification maintenait un lien constant avec une perception de ce qu’il y a de
commun. La généralité propre à la signification n’est pas et ne réside pas dans la
généralité propre à la species, « car la perception peut totalement disparaître,
sans que l’expression cesse de rester significative »431.
2/ L’acte signifiant a besoin d’un acte fondateur, mais le sens même de la
fondation implique une indifférence à l’égard de la qualité et de la matière
propre de cet acte. Le § 25 insiste quant à lui sur l’indifférence de la qualité et
de la matière de l’acte intuitif au fondement de la fonction signitive. Se trouve
abordée ainsi la caractérisation phénoménologique de ce que l’attitude naturelle
nomme l’arbitraire du signe. Cette dénomination abrite une performance qui
passe le plus souvent inaperçue, une performance idéalisante ou plutôt l’étape
du paradigme qui en est la condition sine qua non. Cette performance est à la
lettre une « déqualification » de l’acte fondateur et une « dématérialisation » du
contenu représentationnel qui permettent de ne retenir que le « contenu
représentatif » dépouillé de ses déterminités de cet acte, c’est-à-dire le renvoi
référentiel vide. « Ce n’est pas l’intuition fondatrice considérée comme un tout,
mais seulement son contenu représentatif qui, essentiellement, confère son
support à l’acte signitif. Car ce qui va au-delà de ce contenu et détermine le
429
Cf p [6] « Les Recherches V et VI, auxquelles j’ai toujours renvoyé particulièrement mes
élèves en tant que ce sont les plus mûres, contiennent déjà, élaborés en substance, les matériaux
fondamentaux pour une amélioration, et ont seulement besoin que leur formation soit poursuivie
avec plus d’énergie et de cohérence ». C’est ainsi qu’en ce qui concerne la deuxième
modification dont nous allons traiter, Husserl écrit encore p [16]: « Mais il était imprudent de
désigner comme unité de connaissance, l’unité de remplissement, le phénomène du se-remplir
qui s’établit entre ces premiers actes et les seconds dans la conscience de remplissement, ce
contre quoi déjà, dans la V° et particulièrement dans la VI° Recherches, il y a beaucoup à
trouver à lire. »
430
RL VI, p [15].
431
RL VI, p [15].
159
signe comme objet naturel, peut varier arbitrairement sans altérer la fonction
signitive. Peu importe, par exemple, que les caractères d’écriture soient en bois,
en fer, en encre d’imprimerie, etc., ou qu’ils nous apparaissent objectivement
tels »432. Peu importe aussi que ces signes soient des signes d’écriture ou des
signes phonétiques, des paroles ou des gestes — sauf à nommer « écriture »
cette libre fonction de renvoi instauratrice de la conscience de signe. N’importe
quel contenu peut fonctionner comme base intuitive pour cette forme sui
generis d’idéation qu’est la symbolisation433. A moins que ce ne soit l’inverse,
c’est parce que l’idéation institutrice du symbolique est indifférente aux traits
descriptifs des actes fondateurs que le symbolique est toujours arbitraire —quel
que soit par ailleurs le degré de ressemblance existant entre le signe et l’objet.
3/ L’acte signifiant est également indifférent à la plénitude intuitive propre à
l’acte sensible fondateur. L’examen d’une objection énoncée au § 28 (i. e. « les
intentions signitives ne sont pas possibles sans un support sensible, qu’à leur
manière elles ont donc aussi une plénitude intuitive »434) nous permet d’affiner la
description de cette « performance d’indifférence » au fondement du renvoi
signitif. Par cette objection se trouve visée la thèse selon laquelle l’acte signitif
est une intention vide qui, malgré ou à cause de cette vacuité, instaurerait une
référence objective, sans toutefois la réaliser. L’intention signitive serait certes
indifférente à la qualité et à la matière de l’acte fondateur, mais non pas à la
plénitude ou contenu représentatif. Quelque chose de l’acte fondateur se
trouverait repris subrepticement par l’acte fondé, à savoir cette plénitude même.
L’acte signitif ne serait donc pas totalement vide. La référence objective
procéderait ainsi de la persistance de ce moment de l’intuition fondatrice. Il
serait alors vain de chercher des actes spécifiques porteurs de signification,
puisqu’elle résiderait dans une propriété du contenu intuitif sensible et il
faudrait considérer la signification comme un phénomène dérivé par rapport au
renvoi indiciel ou au renvoi iconique. Nous retomberions ainsi mutatis mutandis
dans ces deux variantes du psychologisme que sont le nominalisme, d’une part,
et la Bildtheorie, d’autre part. A quoi, Husserl répond que « c’est sans doute une
plénitude mais, au lieu d’être celle de l’acte signitif, c’est celle de son acte
fondateur dans lequel se constitue le signe en tant qu’objet intuitif. Cette
plénitude peut (…) varier sans restriction, sans affecter l’intention signitive ni
tout ce qui concerne son objet »435. Mais peut-elle totalement disparaître?
L’indifférence n’a-t-elle pas besoin de ce qu’elle indifférencie? Ou si l’on
préfère, l’acte signitif peut-il exister pour lui-même? En bousculant quelque
peu la syntaxe des propositions husserliennes, ne doit-on pas dire que, si
« l’intuition du signe n’a toutefois ‘rien à faire’ avec l’objet de l’acte significatif,
c’est-à-dire qu’elle n’entretient aucune relation de remplissement avec cet
acte », il reste que l’acte purement significatif ne peut pas exister pour lui-
même, que « nous le trouvons toujours adjoint à une intuition lui servant de
fondement »436. L’acte signitif ne peut se passer de cette intuition dont elle ne
fait rien, précisément pour ne « rien en faire ».
4/ L’acte signifiant peut exister indépendamment du contenu représentatif de
l’expression. L’ensemble de ces arguments vise à poser le droit d’une pensée lo -
gico-formelle en tant que moment essentiel de toute connaissance. Toutefois,
une telle légitimation présuppose une « activité paradoxale » de la subjectivité
dont on peut se demander dans quelle mesure elle ne précède pas la différence
sujet-objet, et au-delà, toutes les autres distinctions opérées par la
phénoménologie entre acte-contenu, réel-idéal, signification-référence,
expression-signification, signe-image, représentation et présentation, perception
et imagination, etc. Car pour admettre cette « indifférence » de la signification à
432
RL VI, p [89].
433
RL VI, p [89].
434
RL VI, p [96].
435
RL VI, p [96].
436
RL VI, p [88].
160
ses soubassements intuitifs et corrélativement de l’acte porteur de la
signification à ses intuitions fondatrices, il faut procéder, non sans risque, à une
variation qui affranchisse totalement la signification de l’expression. Cet
affranchissement est nécessaire et possible. C’est ce qu’ont montré d’une
certaine façon les investigations sur le domaine de la signification dans les
Recherches I et IV et celles sur les remplissements dans la VI°. La signification
peut exister indépendamment de son expression et, inversement, il y a des
expressions sans signification, ainsi que l’attestent les non-sens
grammaticalement définis. C’est en examinant cette dernière possibilité que
Husserl se trouve conduit à une extension du concept d’intention signitive —
d’où, probablement, la mise en garde dans les leçons de 1908 contre l’abus
terminologique que représente le concept élargi d’intention437. Pour établir
l’indépendance de la signification à l’égard de tout soubassement intuitif, il faut
montrer que l’intention de signification peut se passer de toute expression sans
cesser pour autant d’être une intention vide. D’où la tentation éprouvée par
Husserl en 1901 de désigner toute représentation vide comme intention
signitive. Serait signitive toute intention en attente d’un remplissement intuitif.
Une telle extension est en effet nécessaire si l’on veut maintenir la pertinence de
la distinction capitale entre intention et remplissement intuitif; il serait facile de
montrer comment l’idée d’un progrès de la connaissance ou de l’expérience la
présuppose. Une telle extension comporte néanmoins un risque, celui de
brouiller la distinction entre conscience perceptive et conscience de signe. —
C’est ce à quoi s’attaque le § 15: alors que le § 14 posaient l’indifférence de la
signification et de l’expression à l’égard des perceptions, et plus généralement à
l’égard de tout remplissement intuitif quel qu’il soit, Husserl s’attache à
montrer, à présent, que la signification peut, elle-même, être isolée de
l’expression, et fonctionner indépendamment de celle-ci; alors que l’objectif des
premiers paragraphes de la Sixième Recherche était de montrer qu’il y a des
actes spécifiques porteurs de la signification, la question examinée à présent est
celle de la possibilité pour les actes porteurs de signification de fonctionner
indépendamment de toute expression. A cette question Husserl répond par
l’affirmative en se fondant sur le double constat de l’existence de cas de non-
coïncidence entre expression et signification et celle de « cas de connaissance
sans parole ». Ces derniers confirment l’indépendance de la signification à
l’égard du support verbal. L’expression, quelle qu’elle soit, n’est pas une partie
intégrante de la signification. Le lien entre signification et expression est un lien
associatif qui peut être levé sans entamer l’unité et la réalité de la signification.
—Mais à bien y regarder, cette mise hors circuit de l’expression est susceptible
d’au moins deux interprétations, dont l’une au moins comporte un danger.
Affirmer comme le fait Husserl, « que les mots ne sont (…) en aucune façon
actualisés dans leur contenu signitif sensible »438, n’exclut pas que l’idéalité du
mot ne soit actualisée en quelque façon en utilisant un autre contenu
représentatif avec lequel la signification entretient le même rapport arbitraire
qu’avec le contenu sensible — à cette différence près que l’un est plus habituel
que l’autre. C’est probablement l’opinion à laquelle se range Husserl en 1908
pour rendre compte de ce genre de cas. Mais une autre interprétation est
également possible. En se détachant du contenu représentatif signitif auquel elle
est habituellement attachée, la signification investit le contenu conférant le
remplissement de deux fonctions: une fonction de porteur de signification et une
fonction de soutien de la signification. Parmi les exemples proposés, tout à fait
remarquables sont les « entaillures » sur une borne romaine, reconnues
« comme des inscriptions rongées par le temps »439. L’étude de ce seul exemple
se révélerait interminable et abyssale. A noter, par exemple, la dissymétrie entre
cet exemple et les deux autres. Reconnaître un objet comme une borne romaine
437
Bedeutungslehre, Hua XXVI, p [16].
438
RL VI, p [60]. Je souligne.
439
RL VI, p [60].
161
ou un outil comme un vilebrequin sans que les mots « bornes romaines » ou
« vilebrequin » viennent à l’esprit, ce n’est pas la même chose que de
reconnaître des traces comme des signes d’écritures sans que le mot
« inscription » ne vienne à l’esprit, mais également, sans que les mots
correspondant aux inscriptions ne soient eux-mêmes actualisés dans leur
signification. Lorsqu’ un objet est reconnu comme une borne romaine, cet objet
cesse d’être un objet quelconque, la référence objective, qui anime toute
intention, se détermine et se fixe. L’intention « signitive » —ou, selon la
correction proposée en 1908, vide— est simultanément produite et remplie,
éventuellement même remplie de manière adéquate. Il faut que ce soit un rem-
plissement au sens propre du terme, autrement dit, il faut que l’intention signi -
tive et l’intuition remplissante viennent immédiatement en recouvrement; sans
une telle adéquation de l’intuition à la signification, nous serions ou bien dans le
cas d’une conscience d’image ou bien dans le cas d’une conscience symbolique.
La reconnaissance des entaillures comme des traces d’écriture opère bien la
même détermination de la signification et de la référence, mais elle comporte un
supplément de détermination qui risque de mettre en péril la thèse que Husserl
cherche à défendre. C’est ce qu’on pourrait appeler la dimension allégorique de
l’exemple. Il montre à la fois cette thèse et son contraire, mais aussi autre chose.
L’exemple en ce sens donne à penser, selon un mode de pensée qui n’est plus
strictement logique, que l’on pourrait nommer pensée par « évocation » (durch
Weckung). Ce n’est pas simplement le mot « inscription » qui n’est pas articulé,
mais également les inscriptions elles-mêmes. La reconnaissance d’une trace
comme écriture, sans articulation de ce qui est écrit et sans articulation du mot
même d’écriture, n’illustre-t-elle pas à la fois la possibilité d’une pensée tacite
—sans même un soliloque— et l’impossibilité pour toute intuition d’être autre
chose que l’articulation sans voix du sens? Avec ce dernier exemple, Husserl
retombe dans la plus pure tradition métaphysique, mais il frôle également le
concept généralisé d’écriture tel que Jacques Derrida l’a développé. D’où une
certaine confusion dans les analyses proposées et une tension entre ces derniers
et le titre du paragraphe. Tel serait finalement le danger contre lequel Husserl
met en garde lorsqu’il dénonce quelques années plus tard cette extension du
concept d’intention signitive. En isolant la composante de signification de son
élément expressif, l’autonomie de la sphère logique se trouve manifestée au prix
d’une chute de la pensée articulée, procédant par « connexions » logiques au
niveau d’une pensée par renvois associatifs440. La manifestation de
l’indépendance de la signification par rapport à l’élément expressif brouille en
même temps la différence entre signe expressif et signe indiciel, entre
connexion et association, entre référence et renvoi, entre complétion par
articulation logique et complétion par incitation. Une pensée affranchie du lien
associatif et extrinsèque à l’expression fait de la pensée se mouvant dans
l’élément pur de la signification, une pensée pleine, mais livrée aux motivations
associatives441.

b) La réalisation de la référence et les degrés de réalisation

Abordons l’autre modification annoncée par la Bedeutungslehre, celle


qui concerne le statut du remplissement et donc les modes de réalisation
de la référence objective. Les leçons de 1908 réaffirment l’importance de

440
Sur ce point, il faudrait relire sans se laisser troubler par les résonances empiristes du
concept la « Digression sur l’origine de l’indication dans l’association » § 4 de l’introduction de
la RL I, p [29]. Il faudrait également relire le § 3 qui oppose le fonctionnement essentiellement
associatif de l’indication et celui accidentel de la pensée catégoriale.
441
Un rapprochement de ce paragraphe avec ceux qui ouvrent la Première Recherche suffit
à éclairer la nature de cette pensée (§§ 2, 3 et 4).
162
la distinction entre intention et remplissement, mais en proposant une
gradation sensiblement différente442. Ce qui est acquis: c’est que le
remplissement n’est ni porteur de signification, ni même une contribution
à la signification, comme il ressort des preuves énumérées aux §§ 1 à 5
de la Sixième Recherche; le propre du remplissement n’est pas de
constituer la référence objective en tant que telle, mais de la réaliser443.
Ce qui se trouve remis en cause: c’est une certaine classification des
degrés de réalisation de la référence objective, et par conséquent, la
téléologie de la connaissance qui la sous-tend. La critique de Husserl
porte essentiellement sur l’assimilation de tout remplissement à un
phénomène de connaissance. Si toute connaissance présuppose une unité
de remplissement, inversement toute unité de remplissement n’est pas
unité de connaissance. C’est pourquoi Husserl trace une ligne de
démarcation nette — ou du moins relativement plus nette que celle des
Recherches V et VI — entre deux modes de remplissement dont le
dernier seul est producteur de connaissance. Cette distinction
fondamentale n’est pas absente des Recherches logiques, mais elle y
manque de fermeté. Ainsi le § 2 de l’introduction générale distingue entre
deux modes de remplissement: l’lllustrierung et l’Evidentmachung. Le §
442
Hua XXVI, p [16-17]. L’importance de ce texte justifie qu’on procède à sa citation intégrale:
« Mais la différence qui ressort entre <les> actes qui confèrent la signification et les actes
qui remplissent la signification reste importante. Mais il était imprudent de désigner comme
unité de connaissance, l’unité de remplissement, le phénomène du se-remplir (das Phänomen
des Sich-erfüllens) qui s’établit entre ces premiers actes et les seconds dans la conscience de
remplissement, ce contre-quoi déjà, dans la V° et particulièrement dans la VI° Recherches, il y a
beaucoup à trouver à lire. Car nous devons d’emblée séparer d’une manière tranchée ce qui se
fait jour là peu à peu: 1) le remplissement en tant qu’intuitionnification (als Veranschaulichung),
en tant que remplissage (als Ausfüllung), pour ainsi dire, d’une représentation vide par une
plénitude d’intuition (durch Anschauungsfülle)— mais la quasi-intuitionnification (Quasi-
Veranschaulichung) (se faire une image) (sich ein Bild zu machen) est ici à séparer de
l’intuitionnification qui remplit effectivement (von wirklich erfüllender Veranchaulichung), et,
d’autre part, 2) le remplissement au sens de la confirmation (Bestätigung), de la corroboration
(Bekräftigung) d’une visée au sens d’une dovxa, d’un croire, d’une conviction, d’une
présomption etc., et d’une façon plus précise, éventuellement, au sens d’une vérification
(Bewährung) par une « intuition » (correspondante!) rendant évident, qui a même ici le ca-
ractère d’un croire et conduit la dovxa à l’ejpisthvmh. Si l’on parle, des deux côtés, de visée ou
d’intention, cela est alors troublant et dangereux. Une simple représentation vide se change, par
recouvrement, en une pleine, ainsi en imaginant; là, aucune « intention » ne se remplit sur le
mode d’une corroboration (Bekräftigung), d’un rendre évident (Evidentmachung). Là, le
moment de la prise de position par jugement n’entre pas en jeu. Dans l’autre cas, il s’agit en
même temps précisément de ce moment d’une façon essentielle: la croyance se confirme
(betätigt sich), se justifie (berechtigt sich). C’est à cette distinction qu’il faut être d’emblée
attentif. Certes, le premier remplissement joue, dans le second, un rôle essentiel. (En ce qui
concerne le rapport des actes qui confèrent la signification et des actes qui remplissent la
signification, rien ne peut être alors énoncé à ce sujet sans une prise de connaissance plus
précise, et cela vaut aussi mieux, à moins que, dans la lecture de la Recherche I, on ne se laisse
pas prévenir par les indications qui y sont données. Le détail propre du développement, la re-
cherche sur ce que sont et sur ce que peuvent être là des actes qui confèrent la signification, et
puis sur la manière dont il faut penser le ‘remplissement’, viennent à suivre dans les Recherches
V et VI, lesquelles toutefois ne sont elles aussi que des commencements qu’il faut à maints
égards essentiellement dépasser).trad . légèrement modifiée.
443
Cf RL I, § 9, p [37]. A noter une difficulté de traduction qui risque d’induire en erreur.
En parlant d’« actes qui donnent [à l’expression] sa signification, et éventuellement, sa plénitude
intuitive, et où se constitue sa référence à une objectité exprimée » (je souligne), le lecteur
français tendra à voir dans le remplissement ou au mieux dans la conjonction du remplissement
et de la signification la source productrice de la référence objective, alors que le texte allemand
attribue sans équivoque aux actes porteurs de signification la responsabilité de la référence:
« die Akte, welche ihm [dem Ausdruck] die Bedeutung und eventuell die anschauliche Fülle
geben und in welchen sich die Beziehung auf eine ausgedrückte Gegenständlichkeit
konstituiert », c’est-à-dire « des actes qui donnent [à l’expression] sa signification et
éventuellement sa plénitude intuitive, et dans lesquels se constitue la référence à une objectité
exprimée ».
163
5, entre Veranschaulichung d’une part, et d’autre part, Bekräftigung,
Erfüllung, Evidentmachung, etc. Le §6 de la Première Recherche partage
l’intuition en illustrierenden Anschauung et evidentmachenden
Anschauung. Le § 9 énumère plusieurs modes d’Erfüllung: la
Bestätigung, la Bekräftigung, et l’Illustrierung, tandis que le § 18 oppose
la véritable « illustration intuitive » (Veranschaulichung) en tant
qu’exemplification (Exemplifizierung) à l’illustration inauthentique
(Illus-trierung) ou encore « simple illustration » (bloße Verbildlichung).
Le § 27 de la Deuxième Recherche confronte la fonction représentative
des « images intuitives servant d’illustration » (illustrierenden
Anschauungsbildern) ou d’exemplification impropre (uneigentliche
Exemplifizierung) à celle des noms, avant que la Recherche VI ne
s’attaque aux distinctions entre Erfüllung et Veranschaulichung, et entre
echte oder eigentliche Veran-schaulichung et l’unechte oder
uneigentliche Veranschaulichung444.
La répartition des modes de remplissement semble cependant se
fixer au § 38 lorsque Husserl réintroduit la dimension qualitative des
actes dont il avait fait abstraction jusque là et se fixe sur le but de
l’activité de connaissance: à savoir l’évidence au sens rigoureux.
En liaison avec la question de savoir si ce sont justement des actes positionnels ou également
des actes non positionnels qui jouent le rôle d'actes intentionnels et remplissants, s'éclairent des
différences comme celle existant entre illustration (Illustrierung), éventuellement exemplification
(Exemplifizierung) et confirmation (Bestätigung) (vérification ou dans le cas opposé réfutation). Le
concept de confirmation se rapporte à des actes positionnels en ce qui concerne leur remplissement
positionnel et finalement leur remplissement par des perceptions. »445

Si l’on tient cette dernière classification pour la plus proche de celle de


1908, il faut néanmoins relever les différences fondamentales. La ligne de
partage semble bien être la même: d’un côté, l’illustration et
l’exemplification, de l’autre, la confirmation. Un tel partage se fonde sur
la prise en compte des caractères qualitatifs des actes remplissants, tandis
que la distinction entre illustration et exemplification concerne pour
l’essentiel des différences quant à la matière de l’acte. Mais ces
caractères ne sont pas séparables d’un troisième dont dépendent
finalement l’ensemble de ces différences ainsi que celle entre
représentation vide et représentation remplie446: la plénitude ou nature du
contenu présentatif (darstellenden oder präsentierenden Inhalt).
L’illustration, l’exemplification et la confirmation correspondent à des
degrés de la plénitude du contenu intuitif. La confirmation réalise l’idéal
d’adéquation en ce qu’elle comporte le maximum de plénitude, c’est-à-
dire le maximum d’extension ou richesse (Umfang oder Reichtum), de
444
Mentionnons encore la distinction des leçons de 1905 sur l’Idée de la phénoménologie,
selon laquelle « […] les actes cognitifs, ou plus généralement, les actes de pensée en général, ne
sont pas des faits isolés et sans liaison entre eux, apparaissant et disparaissant sans liaison dans
le flux de la conscience. Essentiellement relatifs les uns aux autres, ils montrent des ensembles
téléologiques <et des enchaînements correspondants de remplissement (der Erfüllung), de
renforcement (Bekrätigung), de confirmation (Bewährung), ainsi que leurs contraires. Et ce sont
ces enchaînements représentant l’unité qui caractérise la raison, qui importent. Ce sont eux-
mêmes qui constituent l’objet; ils lient logiquement les uns aux autres>, les actes qui donnent de
façon inauthentique et ceux qui donnent de façon authentique, actes de simple représentation
(bloßen Vorstellens), ou plutôt de simple croyance (bloßen Glaubens), et actes de saisie intuitive
(des Einsehens), et de même les multiplicités d’actes relatifs à un même objet, qu’il s’agisse
d’actes de la pensée intuitive ou de la pensée non-intuitive » [75]
445
RLVI, p [121].
446
CfRLVI, § 25. pp [87-88].
164
vivacité (Lebendigkeit) et de teneur de réalité (Realitätsgehalt) de
447

plénitude; corrélativement, le maximum de perfection de la présentation


de l’objet par le contenu représentatif (repräsen-tierenden Inhalt), le
maximum de « ressemblances primitives du contenu présentatif par
rapport aux moments correspondants du contenu de l’objet » et le
maximum de contenus présentatifs.
La confirmation ne se produit que lorsque l’extension, la vivacité et la
teneur de réalité ont atteint leur comble. Ce n’est qu’avec cette dernière
que l’unité de remplissement deviendrait unité de connaissance, évidence.
Le caractère positionnel de l’acte de connaître se fonderait en dernière
instance sur la nature des contenus présentatifs appréhendés. La
différence entre illustration, exemplification et confirmation dépendrait
ainsi de la nature des contenus appréhendés et de l’adéquation (de
l’ajustement) des intentions qui animent ce contenu et de ce qu’offre ce
contenu. Pourtant, le statut de l’exemplification proprement dite n’est pas
aussi stable que le laisserait penser une telle construction. Car, à
considérer l’unité de remplissement comme unité de connaissance,
Husserl était contraint d’admettre en même temps que l’exemplification
correspondait à un mode de connaissance authentique alors même que la
téléologie de la connaissance la confinait à un rang subalterne.
En 1908, Husserl considère toujours la confirmation comme l’idéal de
remplissement, mais il semble avoir renoncé au concept extensif et un
peu lâche de connaissance au profit d’un concept strict. Seule la
confirmation en tant que remplissement dernier réalise la référence
objective, vérifie l’intention, bref transforme la doxa en épistémé. Celle-
ci se trouve ainsi opposée à l’intuitionnification en tant que remplissage
qui se modalise en quasi-intuitionnification et intuitionnification
effective. Ce dernier couple recouvre-t-il l’ancien? Si oui, il faut admettre
que l’accent se déplace de manière décisive sur le caractère qualitatif des
synthèses de remplissement. Si la simple intuitionnification nous
cantonne dans le domaine de la doxa, il n’en reste pas moins qu’il existe
deux modalités de cette doxa. Faut-il pour autant considérer, sans plus, la
quasi-intuitionnification (l’illustration des Recherches logiques ) comme
un mode déficient du remplissement, pour cette raison qu’il serait
exclusivement fondé sur des contenus re-présentatifs (repräsentierenden,
vergegenwärtigenden)? Dans cette dernière hypothèse, il faudrait
supposer que l’intuitionnification effective (l’exemplification
authentique) repose, quant à elle, en partie sur des contenus présentatifs
(präsentierenden), ou plus exactement, comporte l’ensemble des
contenus présentatifs —mais pris au milieu d’autres— qui serviraient au
remplissement d’une intention dirigée sur l’objectité prise en exemple
(comme on dirait prise en tenailles), et donc à sa présentation, mais qui se
transforment, en l’occurrence, en contenus re-présentatifs de l’objet visé
thématiquement — ou plus simplement, en matériau irrelevant servant de
base à la présentation de ce dernier. D’où l’inadéquation constitutive de
l’exemple. Pour qu’il fasse signe en direction de ce dont il est l’exemple,
l’exemple doit comporter au niveau du contenu présentatif (darstellenden
Inhalt) des éléments « signitifs » (arbitraires, indifférents), car il doit,
pour être véritablement exemple, comporter, entre autres, l’ensemble des
contenus présentatifs de l’objet qui s’exemplifie en lui. Ce sont justement
ces contenus sans rapport avec le contenu visé qui forment le phénomène
447
Cette question de la vivacité est à repenser à partir de Hua XXIII, p [96]
165
de cadre dont l’exemple a besoin pour pouvoir fonctionner comme tel.

c) La réalisation parfaite de la référence objective : la confirmation

Cependant, la confirmation comporte, elle aussi, ses degrés. D’où la


distinction entre un sens large et un sens strict d’évidence. Même lorsque
la plénitude atteint sa perfection, il reste encore tout un horizon de pro-
grès448. La confirmation peut donc, elle-même, désigner l’ensemble des
degrés inférieurs de l’évidence, ou bien le degré ultime, à savoir celui où
l’on atteint « l’intégralité objective dans [la] présentation de l’objet »449.
Un tel but qui correspond au concept rigoureux de la connaissance —
celui que vise la critique de la connaissance — n’est atteint que dans la
perception qui nous donne l’objet en chair et en os et sans reste d’ombre.
Ce qui peut se faire de deux façons: ou bien en épuisant le contenu de
l’objet, ou bien en limitant l’intention à ce qui s’offre. La première
perspective est en gros la démarche de toute science se mouvant dans
l’attitude naturelle, et parmi ces sciences, de la psychologie qui, en tant
qu’investigation descriptive du « monde » interne, semble bénéficier du
privilège de la perception interne. Quant à la seconde voie elle semble
être une caractéristique des sciences eidétiques qui, par élimination de
tout contenu réal, se donnent un domaine objectif offert à l’évidence
dernière.
La phénoménologie naît au croisement de ces deux voies, et c’est ainsi
qu’elle s’annonce à l’époque comme science eidétique fondée sur la
perception interne. Cette conjonction ne va pas sans poser quelques
difficultés. L’une d’entre elles, et non des moindres, concerne le caractère
positionnel du remplissement dernier, de la confirmation — ce qui
semble contredire l’idée d’une science eidétique neutre. Comment la
phénoménologie peut-elle prétendre à un remplissement dernier, à une
évidence complète, c’est-à-dire revendiquer le statut de science alors
même que le royaume de l’évidence phénoménologique ne s’ouvre que
par la neutralisation impliquée dans la réduction phénoménologique?
Cela n’interdit-il pas d’emblée le dépassement de la réduction
phénoménologico-psychologique en réduction phénoménologico-
transcendantale? En se concevant comme science objective, tournée
thématiquement —mais hors aperception psychologique— vers ces
réalités irréelles que sont les vécus purs au sens large (actes et contenus
premiers), la phénoménologie continue de s’inscrire dans la tendance à la
scientificité qui anime la téléologie de la connaissance, et en assume par
conséquent les contraintes. Elle tend ainsi à une évidence dans laquelle se
réalise la référence à ses objectités, en l’occurrence la référence à la
subjectivité transcendantale. Mais quel sens possède l’objectivité en ce
cas? Que signifie une telle « réalisation » en l’occurrence? Doit-on y voir
une résurgence de l’équivocité ontologique chère à une certaine tradition
448
Cf. Outre la distinction entre adéquation (vs inadéquation) et complétude (vs caractère
lacunaire), (cf. sur ce point, les distinctions précises et précieuses de R. Schérer, op. cit. pp 313-
316.), il faut compter une distinction plus fine qui se trouve proposée au § 23, pp [83-84], qui
vient creuser au sein de la plénitude de l’évidence intuitive, un horizon insoupçonné: a)
extension ou richesse de plénitude (i.e. , b) vivacité de plénitude (i.e. ressemblance) et c)
contenu de réalité. S’il est possible à la rigueur de rapprocher c) de l’inadéquation, il est
beaucoup plus difficile de réduire a) et b) à l’inadéquation qui concerne le rapport du vide au
plein, et non la « qualité » du plein lui-même.
449
RL VI, p [121].
166
aristotélicienne? Et en ce cas, la phénoménologie réalise-t-elle
véritablement l’idéal que vise la science? Ou bien, n’en subvertit-elle pas
radicalement le sens? Ne procède-t-elle pas à une abstraction
supplémentaire au terme de laquelle le sens et la forme mêmes de l’idée
de science se modifient si radicalement que celle-ci pourrait
indifféremment apparaître —pour l’attitude naïve— comme une science
monstrueuse ou comme le contraire de la science? L’équivocité ne serait
plus alors que la traduction du quiproquo, inévitable au début, sur son
essence et sa destination. Rien de ce qui caractérise une science—hormis
le titre et la revendication de ce titre— n’affleurerait dans les productions
de la phénoménologie: pas de « colonnes de formules », pas de
déductions, pas d’ « accessoires des méthodes indirectes » (tableaux,
graphiques, instruments et dispositifs expérimentaux)450. Au lieu de quoi,
nous avons un simple discours inlassable, écrit, à première vue, en
langage naturel, prenant sans cesse appui sur des exemples, exemples
dont le statut n’est peut-être plus pensable dans le cadre de la théorie de
la Darstellung que la phénoménologie seule peut pourtant prétendre
parachever. Les exemples ne sont certes pas absents du discours
scientifique, mais tout énoncé et toute exemplification s’y trouvent
médiatisés par des constructions théoriques et techniques plus ou moins
complexes. La tentation est grande dès lors de dénoncer derrière
l’évidence autistique de la phénoménologie une nouvelle mythologie ou
moins sévèrement un mode de « pensée empirique » (Leibniz) —de
pensée mineure— qui s’ignore, et pour lequel vaut ce que Kant disait des
exemples, à savoir qu’ils confinent la pensée dans un mode d’évidence
purement esthétique, c’est-à-dire prélogique. La radicalité et la priorité de
la phénoménologie ne seraient ainsi que le cache-misère d’une pensée
mineure condamnée au piétinement, aux « zigzags » de motivations
qu’aucune rigueur logico-argumentative ne viendrait diriger, ni
charpenter.
A moins qu’il ne faille faire son deuil de la « normalité logique » qui
s’abrite derrière ce jugement d’une science se considérant comme mûre
et adulte. Il faudrait en ce cas faire un pas supplémentaire dans l’abstrac-
tion. Mais celle-ci n’est en réalité que le nom impropre d’une difficulté,
et même d’une aporie: l’obtention d’un remplissement ultime par
réduction de la Veranschaulichung à son noyau purement intuitif et par
limitation de la visée à ce qui est susceptible de recevoir une telle
confirmation451 est orientée vers le mode privilégié de la donation, à
savoir la perception —au sens large— qui donne l’objet de façon vivante
et dans son ipséité; or, une telle réduction ne peut s’accomplir que s’il est
possible d’exclure ce qui dépasse le purement donné, c’est-à-dire
l’aperception mondaine (transcendante) constitutive de l’attitude naïve en
général. Formellement parlant, la réduction articule cet aporie sous la
forme de l’exigence méthodologique d’une évidence —d’une
confirmation— non-positionnelle.

§ 32. B). LA POSSIBILITÉ DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE EST SUSPENDUE À CELLE

450
Cf Ideen III, p [45].
451
Cf la double réduction dont parle la p [82] de la RL VI. « La réduction d’une perception
non pure par élimination de ses composantes symboliques fournit l’intuition pure qui lui est
inhérente, et c’est seulement une seconde étape de la réduction, à savoir l’élimination de tout ce
qui est image, qui livre ce qu’elle contient de perception pure ».
167
D’UNE ÉVIDENCE NON-POSITIONNELLE

La condition de possibilité de la réduction phénoménologique dépend


de la dissociabilité de ces deux caractères descriptifs des vécus que sont
la « position » et la « donation » vivante selon l’ipséité. Une telle
question trouve sa formulation naïve dans la question qui occupe une
partie de la Cinquième Recherche, à savoir celle sur la dissociabilité de la
matière et de la qualité d’acte. Formulation naïve, car le propos de
Husserl est de rendre alors compte de la possibilité et du sens de la
connaissance en tant qu’activité mondaine. En tant que telle, elle
représente une « préfiguration », une expression allégorique d’une
question portant sur la connaissance phénoménologique en tant que telle.
Il suffit donc de traduire la problématique qui occupe ces textes dans la
langue phénoménologique, c’est-à-dire de constituer chaque expression
en index d’une expression égologique, en symboles égologiques pour que
l’ensemble devienne en quelque sorte l’allégorie, le poème ou la fable
d’une phénoménologie de la phénoménologie, une « théorie critique de la
connaissance phénoménologique ». L’intrigue d’une telle fable logique se
noue en deux lieux de la Cinquième recherche (§§ 6 et 8 et §§ 27-28),
lieux qui représentent une préfiguration des deux problèmes les plus
difficiles de la phénoménologie, ceux qui coûteront à Husserl les plus
difficiles analyses: ceux de l’auto-constitution et de la constitution de
l’alter-ego.
A considérer ces pages comme une sorte de mise en scène inaugurale
de la phénoménologie, nous comprenons mieux le contrecoup de la
découverte de la réduction phénoménologique sur la théorie de la
connaissance et plus particulièrement sur la pièce essentielle que
représente la théorie du remplissement. L’écho de ce contrecoup se fait
entendre au § 3 de la Théorie de la signification, dans une série de
modifications essentielles apportées à la théorie initiale: elles concernent
l’usage du terme d’intention tel qu’il est employé dans la Première
Recherche au § 9, l’introduction de la distinction entre signification
phénoménologique (ou ontique) et signification phénologique (ou
phansique), enfin et surtout, la réévaluation de l’exemplification
inadéquate comme mode de remplissement neutre comme quasi-intui-
tionnification.
En posant la question en ces termes nous inversons, en fait, la perspec-
tive qui était celle de Husserl. Husserl ne cherchait pas, et pour cause, à
fonder la phénoménologie et sa méthode, et donc à surmonter l’antinomie
entre invention d’une science absolument rigoureuse et le caractère posi-
tionnel de la connaissance à laquelle il aboutit. Il s’agissait bien plutôt
d’élucider ce qui conduit la conscience à dépasser la simple croyance et à
atteindre l’évidence dans laquelle se réalise la référence objective, c’est-
à-dire dans laquelle l’objet est posé de façon indubitable. Pourtant seule
une telle inversion nous met en mesure de comprendre la portée et le sens
des modifications subies par la théorie de la connaissance des Recherches
logiques qui tient lieu de proto-phénoménologie — ainsi que le sens de la
modification apportée après coup au texte de 1901.

a) La référence objective et la référence à l’ego


168
Si, dans son effort d’élucidation de la connaissance, la
phénoménologie se tourne vers les actes constitutifs de celle-ci et se
définit comme science eidétique descriptive pure de la subjectivité et de
l’a priori corrélationnel qui a en elle sa source, la première tâche qui
s’impose à elle est de fixer en tout premier lieu le sens et le statut de ces
concepts essentiels: ceux de « vécu » et de « conscience »452.
Comme on le sait, les objectités de la phénoménologie sont les vécus
purifiés, c’est-à-dire abstraction faite de l’aperception psychologique.
"Ce concept de vécu, souligne Husserl, peut être pris dans un sens
purement phénoménologique, c’est-à-dire de telle sorte que toute
référence (Beziehung) à une existence empirique réelle (reale) (avec des
hommes ou des animaux de la nature) soit exclue (ausgeschaltet) » 453.
Une telle exclusion entraîne, du moins c’est ce que croit Husserl à cette
époque, une suspension de toute référence au moi —le moi, au seul sens
qu’il reconnaisse alors à ce terme: le moi empirique. Il faut bien
évidemment mettre en rapport ces analyses concernant la nature du moi
avec celles sur l’expression « je ». De même que l’expression « je » se
décompose en une signification générale indiquante fixe et une
signification singulière indiquée variable, de même il faut distinguer entre
le moi compris comme une simple abstraction généralisante (le moi en
général, le moi quelconque) —qui n’a rien d’un moi pur ou d’un ego
transcendantal— et le moi comme moi empirique avec ses deux « faces »
physique et psychique, corporelle et spirituelle. Faute d’une théorie
consistante du remplissement, le sens d’une telle exclusion et ses
implications restent celés aux yeux de Husserl. C’est ainsi que la proto-
réduction hésite entre l’abstraction formalisante (qui laisse
nécessairement échapper le moi pour ne considérer les unités du champ
de la subjectivité que comme des unités « impersonnelles » et le flux du
vécu comme anonyme) et l’abstraction généralisante qui considère ces
mêmes unités comme des singularités individuelles et rapporte cette
multiplicité à un moi empirique454. C’est probablement la raison pour
laquelle cette proto-forme de réduction phénoménologique a pu
apparaître tantôt comme une retombée dans la psychologie, tantôt comme
l’initiation d’une phénoménologie an-égologique.
Quel sens Husserl donne-t-il à cette « abstraction » qui semble
conjuguer la liberté de l’activité catégoriale et les servitudes de
l’expérience? Une telle liberté « dont dépend à chaque instant »
l’exclusion de toute existence empirique réelle (empirisch-reales Dasein)
est commune à la réduction phénoménologique et à la formalisation.
Mais à la différence de cette dernière, la réduction phénoménologique ne
peut se conquérir par une simple évacuation de tout référence à un
contenu déterminé; elle ne peut se passer du rôle « déterminant » de
l’intuition dans l’élaboration de sa conceptualité. Sans le recours à des
452
RL V, p [346].
453
RL V, pp [347-348].
454
Une telle hésitation se donne à lire dans le titre de ce paragraphe 2. La première édition
n’ose pas attribuer une « réalité » phénoménologique à l’unité de la conscience, qui n’est alors
que l’ »unité [possible? quelconque?] phénoménologique des vécus du moi [empirique] »,
tandis que la deuxième édition lui reconnaît une certaine forme de réalité (reell) non-empirique.
Cf aussi la modification de la page [347], A [326]. —Notons qu’on ne saurait être trop attentif à
ce travail terminologique, car la conquête d’un concept phénoménologique de la conscience
passe nécessairement par l’utilisation de « procédés auxiliaires » (Hilfsmitteln) tels que « le
groupement des expressions synonymes et par l’opposition de celles qui doivent être séparées,
ainsi que par des périphrases et des éclaircissements adéquats ». p [346].
169
exemplifications, une telle exclusion ne pourrait ni se comprendre, ni
s’exercer. L’élucidation du sens et de la possibilité d’une telle abstraction
doit se faire à même des exemples donnés en guise d’éclaircissement (an
klärenden Exemplifizierungen)455. C’est en eux que s’atteste une telle
liberté. Quant à la liberté et à la purification eidétique dont dépend
l’exclusion, elles sont elles mêmes « réalisées ou réalisables » sur la base
de ces exemples. La complication de la syntaxe —étrangement disloquée
— du passage auquel nous nous référons ici suggère un fonctionnement
ambivalent des exemples.
« A même les exemples [an den klärenden Exemplifizierungen] qui, à titre d’éclaircissements,
vont suivre à présent, on peut et on doit se convaincre de ce que l’exclusion exigée [die geforderte
Ausschaltung] dépend à chaque instant de notre liberté et de ce que les preuves tangibles
[Aufweisungen] ‘psychologico-descriptives’ qui doivent tout d’abord [vorerst] être réalisées et sont
de fait réalisables sur leur base [an ihnen], sont à prendre ‘purement’ au sens indiqué et, par voie de
conséquence, à comprendre en tant que vues d’essence (aprioriques). » 456

Les exemples, qui sont toujours des exemples d’analyses, des


exemples donnés et analysés, sont indispensables pour attester la
possibilité, l’effectuabilité de l’exclusion en question ainsi que pour
garantir la compréhension du sens purement eidétique (apriorique) des
résultats de ces analyses. Bien plus, la dé-monstration (Aufweisung)
même de ces résultats ne s’effectue et n’est effectuable que sur la base de
ces exemples. Les exemples sont la condition de possibilité disloquée,
décentrée de la phénoménologie —de son avènement comme de son
auto-compréhension. Du moins, « au préalable » (vorerst). Cela signifie-
t-il qu’à une étape ultérieure, une fois convaincue de ce « pouvoir »
théorique et du sens purement eidétique de ses découvertes, la
phénoménologie pourra se passer de tels exemples? Qu’elle pourrait
passer, comme y insiste E. Fink, dans sa Sixième méditation cartésienne
(§ 7), à la phase « constructiviste »? Rien n’est moins sûr. Il nous semble
plutôt que l’une des raisons pour lesquelles la phénoménologie est
condamnée à de perpétuels recommencements, à des va-et-vient inces-
sants dans sa recherche du fondamental, à des déplacements indéfinis du
lieu du fondamental, tient à l’usage irrépressible des exemples. Un tel in-
achèvement n’est pas seulement de fait. Seule la part d’humilité qu’en-
traîne l’usage d’exemples évite au discours phénoménologique de
sombrer dans la grandiloquence. En cherchant sa clarté dans l’analyse des
exemples, la phénoménologie détourne le sens du fondamental, trouble
l’entente de l’apriori. Cela n’exclut pas que Husserl ait succombé parfois
voire souvent à une telle grandiloquence, ni d’ailleurs que la philosophie
dans son histoire n’ait pas composé et transigé avec cette exigence. Jus-
qu’à un certain point, la philosophie n’a (sur)vécu et donné lieu à une his-
toire que grâce à ou par la faute d’exemples insolites qui émaillent et mo-
tivent ses discours.
Ainsi la phénoménologie ne possède son champ et ses données
« réelles » — s’il est vrai que les vécus sont des contenus de conscience
réels, des objets, c’est-à-dire des touts composés de parties et de moments
abstraits même si un acte de la conscience (spécifique) ne s'y rapporte pas
explicitement— que grâce à l’usage d’exemples. La référence du discours
phénoménologique à ses « objets » se réalise à travers des exemples qui
455
RL V, p [348].
456
RL V, p [348]. Traduction modifiée.
170
tiennent lieu d’éclaircissement (an den klärenden Exemplifizierungen), au
moyen d’authentiques exemplifications et non pas de vagues illustrations
faites au passage pour se livrer aussitôt à des « constructions » gratuites
—motivées par d’autres intérêts que l’intérêt pour ce qui se montre
comme phénomène. La liberté d’abstraction en question n’ouvre à une
concrétude qu’en satisfaisant à cette exigence (esthétique, prélogique)
d’exemples. Ils sont l’archi-transcendantal qui en tant que tel doit être
nécessairement secondarisé, « auxiliarisé ». D’où l’interprétation logique
de cette inévitabilité comme simple nécessité d’une exemplification
possible. Pourtant cette possibilité qui dépend du pur « je peux » ne
s’atteste et ne devient réelle que par le recours de fait à un exemple. C’est
à cette condition que le « faire abstraction » en question ne vire pas à une
abstraction formalisante.
Ce faisant, le concept de vécu et celui, qui lui est connexe, de
conscience ont été arrachés à l’arbitraire de la formalisation et de la
construction. Reste à montrer qu’il ne s’agit pas d’un retour à une
« philosophie populaire », à ce contresens philosophique qu’est
l’empirisme. Si le vécu en question n’est pas une construction, il ne se
confond pas pour autant avec ce que vise « le concept populaire », c’est-
à-dire « une complexion d’événements extérieurs » où « le vivre consiste
(…) en perceptions, jugements et autres actes dans lesquels ces
événements deviennent un phénomène objectif et souvent les objets
d’une certaine position rapportée au moi empirique » (auf das empirische
Ich bezogenen Setzung)457. En maintenant la référence au moi empirique,
les vécus se trouvent appréhendés comme des événements. Une telle
compréhension du « vécu » n’est pas propre au « populaire », le psy-
chologue en tant que savant la partage également458 — à cette différence
près que l’un ne cherche pas à théoriser sur la base des exemples de vécus
qui se présentent à lui, mais simplement à les « vivre », à s’en
« inspirer », bref à y puiser des motivations. Même s’il parle des vécus et
des classes de vécus en général, même si les « phénomènes » psychiques
sont pris à titre d’exemples, c’est-à-dire comme quelconques et
indifférents du point de vue de leur attribution, appartenant à un sujet
quelconque, reste tacitement admis et secrètement opérant, le fait que tout
exemple de vécu n’a de sens qu’à exprimer anonymement des
« événements » arrivant ou pouvant arriver à des individus. Autrement
dit, ce qu’il y a de commun aux concepts populaires et aux concepts
psychologiques de « vécu », de « conscience, de « contenu de
conscience » etc. c’est la référence constante au moi empirique.
C’est pourquoi la première tentation de Husserl aura été à cette époque
d’instaurer la phénoménologie comme une étude descriptive-
psychologique des vécus « purifiés phénoménologiquement », c’est-à-
dire abstraction faite de toute référence à un moi quel qu’il soit. C’est ce
que montrent les analyses d’exemples annoncées ci-dessus. Sans nous
engager dans une lecture détaillée de ceux-ci, nous devons néanmoins en
relever les étapes essentielles. 1/ Husserl commence par dégager sur
l’exemple privilégié de la perception externe (perception de couleur) la
différence entre deux sens de l’Erscheinung, au moyen du critère de
l’appartenance réelle à la conscience vs appartenance réelle à l’objet — et
il est légitime de parler en la circonstance de « critère » puisque
457
RL V, p [351-352].
458
Cf RL V, p [347].
171
l’appartenance est décidable sur le plan logico-formel moyennant la
substituabilité du « sujet » logique salva veritate459. Il souligne, ce faisant,
l’équivoque qui grève le concept d’Erscheinung qui désigne tantôt les
sensations, tantôt, par extension, l’ensemble des caractères d’actes
constitutifs de l’apparition et, tantôt, la propriété (ou objectité)
apparaissante. On sait, d’après les leçons de 1907460, qu’une telle
équivoque ne peut être levée que grâce au dégagement rigoureux de l’in-
clusion intentionnelle et de son corollaire, à savoir la réévaluation du sens
d’être de l’inclusion réelle, réévaluation qui se traduit sur le plan termino-
logique dans la seconde édition par la substitution du « reel » à « real ».
D’où également la distinction entre deux modes d’appartenance à la
conscience. 2/ Cette équivocité se répercute à cette époque dans l’usage
du terme de Beziehung. Plus précisément, il y a deux modes de référence
à l’objet et deux modes de retro-référence des « objets » vers la
conscience, selon que l’aperception psychologico-mondaine est
suspendue ou non. Si l’aperception psychologique s’exerce, alors les
choses apparaissantes renvoient nécessairement au moi phénoménal (le
sujet phénoménal, de moi-personne empirique, le moi-chose). Avec la
suspension de cette aperception, les contenus de conscience réduits et
purifiés renvoient à la conscience réduite comprise comme simple unité
des contenus de conscience, comme composante phénoménologique du
moi empirique461.
La référence à un je phénoménologique considéré comme un « état de
choses » objectif, en tant que « réalité » est exclue tant que l’on considère
que les seuls sens d’être possibles sont l’être au sens de la facticité
empirique ou l’être au sens de l’idéalité plus ou moins formelle. C’est
pourquoi la « réduction » du moi empirique à sa teneur
phénoménologique exclut toute référence à caractère positionnel. C’est
ainsi que se trouvent successivement disqualifiées, l’idée d’un renvoi à
« un état de choses (Befund) phénoménologique spécifique », la référence
au moi empirique, et a fortiori au moi corporel, bref à tout ce qui dans le
moi psychologique renvoie à un « état de choses » (Befund). La
« réduction » à l’œuvre est pour une part psychologique-descriptive (elle
élimine le moi corporel, physique et ne retient que le moi spirituel,
psychique), pour une autre part, logico-formalisante (puisqu’elle
conserve, malgré tout, la référence au moi empirique comme la seule
référence possible, et que toute position d’une transcendance mé-
tempirique est fermement récusée).
Le paradoxe d’une telle prise de position ne pouvait manquer d’inter-
peller Husserl, indépendamment du rôle déterminant des critiques de Na-
torp. Comment pouvait-on prendre comme fil directeur d’une
investigation du domaine logique, la question des actes porteurs de
signification et reculer devant l’idée d’un ego porteur et « producteur » de
ces actes? En écartant l’idée « d’un principe égologique (Ichprinzip)
propre supportant (tragenden) tous les contenus et les unifiant une
deuxième fois », la phénoménologie se condamnait à rester dans une
459
RL V, p [351]. « ainsi quand, par exemple, nous constatons que les prédicats du
phénomène ne sont pas en même temps les prédicats de ce qui apparaît en lui ».
460
L’idée de la phénoménologie, Hua II, tr. fr. A. Lowit, P.U.F., 1970. p [35] sq.
461
RL V, p [351]: « … auf dem phänomenologischen Bestand des empirischen Ich…. ». La
première édition parlait simplement de « moi phénoménologique ». La correction ne correspond
pas en l’occurrence à la pensée de Husserl en 1913, mais à une juste évaluation de la signifi-
cation du concept (provisoire et à dépasser) de 1901.
172
sorte de no man’s land théorique intermédiaire entre une psychologie
eidétique, et plus précisément, étant donné le privilège de la perception
interne, une psychologie introspective eidétique et une philosophie
égologique transcendantale.
Cette suspension de l’auto-positionnement du sujet
phénoménologisant est impliquée dans la théorie des modes de
remplissement et donc du rendre-évident. La recherche d’une
confirmation des intentions tournées vers les actes et contenus de la
conscience doit inévitablement aboutir à une « réalisation » de la
référence au moi, et donc à la position d’un moi en tant qu’objet
empirique parmi d’autres. C’est une telle conviction qui dicte les
objections de Husserl à la thèse cartésienne au § 6 et à la thèse kantienne
de Natorp au § 8.
Pour une perception évidente et indubitable du cogito ou plutôt du
sum, il faut non seulement suspendre la référence objective au moi
empirique, mais également renoncer au « je » pur, comme je-support,
comme je-substance, qui aux yeux de Husserl est encore plus douteux
que le moi empirique, qui possède du moins, pense-t-il, l’avantage de
pouvoir se donner dans une expérience continuée et prolongée462. Cette
évidence non-positionnelle s’obtient par une « restriction » de la visée
thématique au noyau intuitif pur de tous les vécus et contenus de
conscience, « noyau (Kern) qui, seul, rend possible l’évidence et la
fonde »463.
L’usage de ce terme de noyau répond pour une part à une visée polé-
mique, mais pour une autre part, il est le lieu d’un problème. A la diffé-
rence du « centre subjectif de référence » (subjektive Beziehungs-
zentrum), le noyau possède une épaisseur, le je phénoménologique ne
doit pas se réduire à un point logique privé de tout contenu (le pur
Moi=Moi de la philosophie critique et post-critique), mais il ne doit pas
davantage être confondu avec une quelconque « substance » support des
vécus, et a fortiori avec une subjectité qui serait à la fois sujet et
substance. Voilà pour la polémique. Mais par ailleurs, l’épaisseur qui est
celle du noyau comporte quelque chose de mystérieux et d’un peu flou. Il
se décompose, en effet, en un noyau dur d’évidence (celle « du domaine
premier et absolument certain de ce que nous donne, au moment où elle a
lieu, la réduction du moi phénoménal empirique à son contenu saisissable
d’une manière purement phénoménologique »)464, auquel vient s’adjoindre
une sorte d’endocarpe constitué par la rétention et la remémoration. Or
ce domaine prioritaire de la théorie de la connaissance est précisément
celui de l’inexprimé, de l’inexprimable autrement que dans « de vagues
énoncés ». Ce noyau est un objet paradoxal. Comme tout objet (réel ou
idéal), c’est un tout concret composé de moments et de fragments 465. Mais
en tant qu’ « unité continue », il oscille entre la singularité réelle la plus
ineffable et la généralité la plus formelle. C’est pourquoi tantôt il est
désigné comme « la forme sous laquelle se présente le temps appartenant
de façon immanente au flux de la conscience », tantôt il est posé comme
« une réalité fermée sur elle-même ».
L’exigence d’un autre mode de référence au moi est donc fortement
462
RL V, p [362]. Alors que le fait du je pur est obscur, inintelligible et introuvable p [361],
« la perception de soi du moi empirique est le fait le plus courant » p [362].
463
RL V, p [356].
464
RL V, p [357].
465
RL V, p [358].
173
ressentie par Husserl, sans qu’il parvienne clairement à le formuler et à le
situer dans le cadre de la théorie des modes de remplissements. Le moi
phénoménologique de la Cinquième Recherche est le résultat de la
suspension de la référence objective qui anime la psychologie, référence
au moi psychique en tant qu’objet réel (real) se donnant à travers des
esquisses de façon présomptive. L’auto-positionnement du je
transcendantal exigera donc la découverte d’un nouveau mode
d’évidence, i.e. d’un nouveau mode d’illustration capable de procurer
une évidence pleine sans remettre en jeu l’aperception psychologique. Ou
plus exactement, elle suppose la découverte d’une possibilité cachée dans
le phénomène de l’illustration que l’aperception psychologico-mondaine
empêche de voir. La découverte de ce mode d’illustration, et donc du
mode d’idéation propre à la phénoménologie, est amorcée au § 16 pages
[398-399] et se confirme dans l’importante incise de la deuxième édition
au § 27.

b) La dissociabilité de deux caractères d’acte: la positionnalité,


l’objectivité et la possibilité d’une pure abstraction phénoménologique

Cette précision importante survient en un lieu de l’analyse du Chapitre


III consacrée à la dissociabilité de la matière d’acte et de la qualité d’acte.
Ce texte, d’une grande densité, articule de manière décisive conscience
d’exemple, époché et idéation, amorçant ainsi un dépassement de la
réduction eidétique vers la réduction phénoménologique proprement dite:
elle ouvre la voie à un mode d’idéation proprement phénoménologique
que les Ideen I présentent comme « méthode de clarification ». Il est non
moins remarquable que ce passage se trouve dès lors encadré par deux
textes dont l’un comporte une prise de position principielle sur la
question de la dissociabilité entre matière et qualité d’acte et sur la valeur
épistémologique du témoignage de l’intuition interne, d’une part, et
d’autre part, par l’analyse d’un exemple, du choix duquel Husserl se
félicite.
Nous commencerons par la parenthèse pour revenir ensuite à son
contexte, car elle en explique en grande partie les corrections
principales lors de la deuxième édition —qui sont parmi les plus
importantes de cette Recherche. Mais la possibilité d’un tel après-
coup gît d’emblée sous la croûte du texte initial, en particulier dans
l’exemple remarquable qui s’y trouve analysé.

a) L’après-coup — entre parenthèse.

L’objet de ce texte est de lever une équivoque qui menace l’ensemble


des descriptions proposées, puisqu’il s’agit du statut de la perception in-
terne. Bien qu’ait déjà été amorcée une critique de la confusion entre per-
ception interne et perception adéquate, le privilège (relatif) de la percep-
tion interne sur l’externe n’a pas été remis en question. Ce faisant, se
trouvait cernée la forme d’intuition et le mode de référence absolument
indubitable propre à la phénoménologie, à savoir une intuition eidétique
sur la base exemplaire d’une perception interne purifiée. Mais qu’est-ce
qu’une perception interne purifiée? Les perceptions internes prises
comme exemples ne reconduisent-elles pas l’aperception qu’il faut
174
éliminer sous peine de ne faire qu’une psychologie eidétique et non pas
une phénoménologie transcendantale? Le texte de la deuxième édition
tente de lever cette équivoque en dénonçant une « erreur » de
dénomination: « on parle faussement de perception interne au lieu
d’intuition d’essence immanente, quand on invoque habituellement
l’‘évidence de la perception interne’ ». Cette mise en garde fait écho au §
5. Quant à l’équivoque, « si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que
ce recours à l’évidence sert à déterminer des états de choses qui sont ou
bien eux-mêmes des relations d’essence de la sphère phénoménologique,
ou bien de simples transpositions de celles-ci dans la sphère de la réalité
psychologique »466. Il s’agit donc dans la sphère phénoménologique d’une
perception interne en un sens modifié, et non pas « au sens naturel » du
mot. Si le caractère positionnel appartient de droit à la perception, en quoi
une telle « perception interne phénoménologique » se distingue-t-elle
d’une simple imagination, voir d’une imagination substructrice? La
phénoménologie serait-elle une sorte de « mathématique » des données
immédiates de la conscience? Il est inutile à cet égard d’affirmer que « les
fondements » des « déterminations des états de choses phénoméno-
logiques » gisent exclusivement dans « l’intuition d’essence idéatrice » et
non pas dans « l’expérience psychologique » ou la « perception interne »,
car, étant donné que la vision d’essence est elle-même une intuition
fondée, on ne parviendra pas à maintenir la pureté exigée à moins de
préciser quelle « exemplification », ou plutôt quel mode
d’intuitionnification le permet. Car, de deux choses l’une: ou bien, c’est
la considération de l’intuitionné comme exemple qui produit la neutralité
requise et en ce cas toute eidétique est d’emblée une discipline
phénoménologique; ou bien, il faut un mode sui generis d’établissement
de la base exemplaire propre à l’idéation phénoménologique et en ce cas
le centre de gravité se déplace de l’acte méthodique fondé à l’acte
méthodique fondateur. La situation est pour le moins aporétique, et il
n’est pas surprenant que l’essentiel soit une fois de plus dit en passant, et
sous la forme d’une concession.
« Celle-ci [l’intuition d’essence phénoménologique idéatrice] prend sans doute (zwar) son point
de départ dans les exemples fournis par l’intuition interne (ihren exemplarischen Ausgang von der
inneren Anschauung); mais, d’une part, il n’est pas nécessaire que cette intuition interne soit
précisément une perception interne actuelle ni aucune autre expérience interne (un souvenir), au
contraire (vielmehr) n’importe quelle imagination interne, forgeant ses fictions en toute liberté, peut
tout aussi bien lui servir, pourvu seulement qu’elle soit d’une clarté intuitive suffisante, et elle lui
servira même de préférence aux autres (und sie dient sogar vorzugsweise). D’autre part, l’intuition
phénoménologique, comme nous l’avons déjà souligné à différentes reprises, exclut d’avance toute
aperception psychologique et scientifique et toute position d’existence réelle, des corps, des
hommes, y compris le moi-sujet empirique propre et, en général, tout ce qui est transcendant à la
conscience pure. »467

La nécessité pour l’intuition d’essence phénoménologique de se fonder


et de prendre appui sur des exemples est ambivalente. Pour une part, elle

466
RL V, p [439].
467
RL V, p [439]. Je souligne. Voir introduction générale aux Recherches p [18]. Voir aussi
le passage que nous avons déjà signalé ci-dessus, p [19] où Husserl pose à titre de condition
préliminaire d’une théorie scientifique et radicale de la connaissance (c’est-à-dire qui ne soit pas
une simple opinion et soit sans présuppositions) que « la réflexion sur le sens de la connaissance
(…) doit nécessairement s’effectuer en tant que pure intuition d’essence sur la base exemplaire
de vécus donnés de la pensée et de la connaissance (als reine Wesensintuition auf dem
exemplarischen Grunde gegebener Denk- und Erkenntniserlebnisse)) ».
175
apparaît comme un obstacle à la pureté et à la neutralité visée, car elle
semble rattacher l’idéation phénoménologique à la perception interne
positionnelle; la réflexion à elle seule étant impuissante à opérer la
rupture avec l’attitude naturelle. Mais d’un autre côté, elle représente la
chance même de la phénoménologie. Le fait que l’expérience interne ne
serve plus qu’à fournir un réservoir d’exemples révèle précisément
l’indifférence du mode d’appréhension directe qui les vise. En constituant
un perçu en « exemple » se trouve tacitement admise l’indifférence du
caractère positionnel ou non de l’intuition singulière, du mode
d’appréhension (qu’il s’agisse d’une présentation (Gegenwärtigung) ou
d’une re-présentation (Vergegenwärtigung) et que cette dernière soit à son
tour positionnelle, comme dans le souvenir, ou neutre comme dans
l’imagination pure). Seule importe la « simple représentation » au sens
que Husserl dégage précisément dans ce paragraphe à l’encontre du
concept équivoque brentanien de Vorstellung; seule importe la
Repräsentation comme « matière d’acte abstraction faite de toute
qualification et de tout autre caractère d’acte » — ou si l’on préfère le
« sens noématique ». La prise en compte de l’exemplarité orienterait eo
ipso le regard sur le « sens noématique ». La teneur exemplaire d’une
objectité constituerait intimement le sens noématique. L’époché ne serait
au fond que la thématisation de cette indifférence, de cette « liberté
d’indifférence ». Mais une telle thématisation est encore déficiente. Car,
comme il ressort clairement du passage cité, ce trait propre de la
conscience d’exemple demeure encore voilé. Après avoir présenté
l’exemplification des données de l’expérience interne comme un obstacle
à la constitution de la phénoménologie comme science, les deux motifs
invoqués (indifférence au caractère positionnel des vécus pris à titre
d’exemple et époché phénoménologique) demeurent disjoints; du moins
dans un premier temps, car la suite du texte précise que « cette exclusion
(Ausschaltung) s'effectue à vrai dire eo ipso, du fait même que l’intuition
d'essence phénoménologique s'accomplit, en tant qu'idéation immanente,
sur la base des intuitions internes, de telle manière qu'elle oriente le re-
gard de l’idéation exclusivement sur les composantes propres, réelles ou
intentionnelles, des vécus perçus et qu'elle fait accéder à l’intuition adé-
quate des essences spécifiques des relations d'essence (donc
‘aprioriques’, ‘idéales’) qui s'y rattachent. »468.
Faute d’une prise de conscience radicale et claire de ce qui se joue
dans l’illustration servant de base à l’idéation phénoménologique, on ne
dépasse pas cette forme subtile de psychologisme qu’est le
phénoménalisme (empirico-sceptique). Malgré une telle mise en garde,
l’élucidation de cet état de choses demeure en grande partie
programmatique. Bien qu’il articule fermement réduction

468
RL V, p [440]. "Il est de la plus grande importance d’élucider parfaitement cette situation
et de se convaincre que c'est une pure illusion de croire, dans les discussions relatives à la
théorie de la connaissance (…), que la source des évidences doit être recherchée dans
l'expérience interne, spécialement dans la perception interne, par conséquent dans des actes
positionnels d'existence. Cette méprise cardinale conditionne cette forme particulière du
psychologisme qui consiste à croire que l'on peut satisfaire aux exigences d'une logique pure,
d'une éthique pure et d'une théorie pure de la connaissance et triompher de l'empirisme radical,
en parlant d'évidence apodictique et même d'évidence a priori, sans abandonner véritablement,
ce faisant, le terrain de l'expérience interne et de la psychologie. Quant au prin cipe, on ne va pas
ainsi au-delà de Hume, qui reconnaît sans doute l'a priori sous la forme de relations of ideas,
mais qui, en même temps, distingue si peu, dans le principe, l'expérience interne de l'idéation,
qu'en nominaliste il réduit cette dernière à la constatation de faits contingents. »
176
phénoménologique et réduction eidétique, ce texte ne parvient pas à les
rapporter à leur source première, à savoir à l’exemplarité du donné. La
réduction phénoménologique est l’articulation explicite de l’époché et de
la réduction eidétique. L’époché transcendantale représente le sens caché
de la réduction eidétique et inversement l’idéation ne peut déployer
pleinement ses possibilités sans l’« explication » de l’époché. Mais qu’en
est-il de la structure exemplaire du donné dans une telle connexion? Si
l’exemple est bien la ressource cachée de cette connexion, comment
expliquer qu’elle ne se soit pas produite dès l’aube de la philosophie?
Nous devrons donc par la suite tenter de déterminer de quelle manière
la « conscience d’exemple » enveloppe la réduction phénoménologique à
titre de possibilité. (§ 16 a). A titre de possibilité, car c’est cette même
conscience d’exemple qui rend possible l’attitude naturelle, en tant
qu’attitude éminemment intéressée, impliquée dans ce vers quoi elle est
tournée.

b) Les bordures externes immédiates de la parenthèse: la thèse pro-


prement dite et ses illustrations

Dans l’économie du Chapitre III, le § 27 correspond à la conclusion


de cet examen critique de la thèse brentanienne. Ce chapitre aborde le
thème de l’articulation de la matière et de la qualité d’acte, « du rapport
entre qualité et matière, ainsi que du sens selon lequel tout acte a besoin
d’une ‘représentation’ qui lui serve de fondement »469, après que le
chapitre II ait affirmé la validité et l’universalité de la distinction
qualité/matière pour tout acte quel qu’il soit.
Aucune observation directe ne permettant d’isoler sur un acte singulier
ces moments, il faut un procédé comparatif, celui de la variation. Mais à
supposer que la variation donne les résultats escomptés, à savoir l’isole-
ment d’un moment distinct de celui de la qualité, il reste encore à savoir
ce qu’est exactement ce moment identique (sous-entendu est-il la
« matière » une fois abstraite de l’acte est-elle encore en mesure de
conférer une référence à un objet déterminé?). « La seule question est de
savoir ce qu’est ce moment identique et comment il se rapporte au
moment qualité; s’il s’agit, en l’occurrence, de deux composantes d’actes
disjointes bien qu’abstraites, à peu près comme la couleur ou la forme
dans l’intuition sensible, ou s’il y a entre eux un autre rapport, celui de
genre et différence, etc. Cette question est d’autant plus importante que la
matière doit être ce qui, dans l’acte, confère à celui-ci la référence
(Beziehung) déterminée à l’objet »470. Réponse de Brentano: « tout vécu
intentionnel ou bien est une représentation, ou bien repose sur des
représentations qui lui servent de base »471. D’après une telle solution, la
représentation « est toutefois plus qu’une simple qualité d’acte, elle peut
fort bien (…) exister en elle-même en tant que ‘simple’ représentation,
c’est-à-dire (…) en tant que vécu intentionnel concret »472. D’où la
469
RL V, p [426]. Sur la définition de ces termes, cf. RL V, § 20, pp [411-416]. Pour leur
« équivalent » dans la terminologie mise en place dans Ideen I, cf. op. cit. pp [267-268]
470
RL V, p [427]. Trad. modifiée.
471
RL V, p [427]. —Cf. Psychologie vom die empirische Standpunkt, trad. M. de Gandillac,
Paris, Aubier, 1954, Chap. VI, p 203, et Chap VII, pp 207 et sq..
472
RL V, p [428-9]. Brentano s’inscrit ainsi dans la tradition moderne de la théorie de la
connaissance. Il assume ainsi la distinction classique entre jugement et représentation, et se
177
conséquence: celle d’un privilège de la « représentation » qui est un acte
complet, car « tandis que toute autre essence intentionnelle est une
complexion de qualité et de matière, l’essence intentionnelle de la repré-
sentation est simple matière —ou simple qualité— selon le nom qu’on
voudra lui donner »473. Et à titre de corollaire: la matière n’étant plus un
moment abstrait, mais un acte à part entière, il s’ensuit que les matières
des autres actes ne seraient « que des ‘qualités’, c’est-à-dire des qualités
de représentation »474.
Le § 24 envisage les difficultés de cette conception, dont la principale
qui ressortit à la différenciation des « genres de qualités ». Dont la
première: « comment doit-on comprendre l’ultime différenciation
spécifique entre les divers genres d’essences intentionnelles (disons, en
bref, d’intentions) »475 et comment le peut-on en l’absence de toute
possibilité de comparaison?— En reprenant l’exemple directeur du
rapport jugement/représenta-tion, il s’ensuit — deuxième difficulté— que
la qualité « jugement » qui vient s’ajouter aux représentations est une
différence spécifique ultime, qu’elle est identique dans tous les
jugements, mais alors il en ira de même pour les représentations. Or étant
donné que les représentations sont censées fournir le supplément de
différence qui diversifie les jugements en jugements sur ceci ou cela, et
que, d’après la conception de Brentano, elles ont aussi une même qualité
qui fonde l’unité de la classe représentation, d’où vient alors la
différenciation des actes à l’intérieur de chaque classe? « Il serait donc
impossible que l’essence intentionnelle ressortissant à la représentation
(…) soit la différence spécifique ultime de l’intention de représentation
en général, mais il devrait encore s’adjoindre à l’intention de re-
présentation, correspondant à la différence dernière, une détermination
toute nouvelle d’un tout autre genre »476; détermination que Husserl
nomme, de façon très vague, « contenu » .
Le §25 reprend et accentue ces difficultés. La solution « paresseuse »
consisterait à dire que ce qui distingue une représentation d’une autre re-
présentation, c’est « naturellement le ‘contenu’ ». On retomberait alors
dans la Bildtheorie. En réalité, ce ne sont que des « truismes » ou plus
exactement des confusions, confusion entre « contenu en tant qu’objet et
le contenu en tant que matière (sens d’appréhension ou signification) ».
C’est à ce moment que Husserl fait intervenir l’axiome fondamental, sur
lequel se fonde sa critique: « Des objets qui ne sont rien dans la
représentation ne peuvent non plus créer une différence entre
représentation et représentation »477. Axiome dont la réciproque est: la
pensée, qui n’est pas quelque chose de réel, ne peut pas davantage
exercer la moindre opération sur l’objet existant en soi. Les deux
familles de tentatives d’assimilation des objets aux contenus présentatifs
(les « phénomènes physiques » de Brentano), que sont l’idéalisme
(cartésien ou kantien) et l’empirisme sous ses multiples formes, se
trouvent ainsi renvoyées dos-à-dos.
trouve dans l’incapacité de dépasser l’aporie de la théorie de la représentation, celle qui trouve
sa formulation paradoxale dans la Bildtheorie dont traitent les appendices aux §§ 11 et 20 pages
[421-425], sur lesquels il nous faudra revenir lorsque nous confronterons conscience d’exemple
et conscience d’image.
473
RL V, p [430].
474
RL V, p [430].
475
RL V, p [431].
476
RL V, p [433]. Je souligne.
477
RL V, p [434].
178
La difficulté s’aiguise alors en un dilemme. Ou bien, c’est la qualité de
la représentation elle-même qui constitue l’élément variateur de la réfé-
rence objective478. Ou bien, il faut exempter le caractère qualitatif
« représentation » de la moindre contribution à la référence à l’objet et
c’est un autre élément qui s’ajoute à la représentation (un « contenu »,
une matière) et qui achève la signifi-cation complète; car « dans cette
essence est fondée une relation ayant valeur de loi idéale, loi qui fait
qu’un tel caractère ne peut exister sans une ‘matière’ complémentaire
avec laquelle seule la référence à l’objet s’introduit dans l’essence
intentionnelle complète et, par suite, dans le vécu intentionnel concret lui-
même »479.
Or au §26, premier coup de théâtre, Husserl examine et rejette les
deux options. (1) Dans la première hypothèse, la « représentation apparaît
comme une exception surprenante », et en tout état de cause elle conduit
à modifier la thèse brentanienne. (2) La deuxième hypothèse conduit à re-
mettre en cause encore plus radicalement cette thèse. Pourquoi ne pas re-
connaître directement, en ce cas, à tous les actes quels qu’ils soient ces
deux composantes que l’on veut réserver à la seule représentation? Les
autres actes se spécifieraient d’eux-mêmes du fait de ce contenu, tout
comme les représentations se spécifient d’elles-mêmes. Mais, si nous
l’admettions, nous retomberions dans les truismes déjà dénoncés. —D’où
l’invalidation des deux options qui prépare la distinction essentielle entre
actes simples et actes complexes (fondés), ou, si l’on reprend le terme
utilisé dans ce passage, entre actes immédiatement spécifiés et actes
médiatement spécifiés480. Sur le plan de l’argumentation la première
hypothèse se trouve écartée, mais la deuxième n’est pas pour autant
acceptée et ne peut l’être sous cette forme, et selon la formulation
proposée.

Les § 27 et suivants comportent l’énoncé de la thèse proprement dite


ainsi que ses illustrations. C’est alors que se produit un étrange renverse-
ment (Umkehrung) dans l’exposé — un deuxième coup de théâtre. Ce qui
clôture la discussion aurait, en effet, dû l’ouvrir. L’argumentation logique
ne produit que des solutions possibles et ne permet pas de trancher. Quant
à la description directe, elle a été exclue ci-dessus au profit d’une
méthode indirecte, un procédé indirect de variation eidétique. Aussi
Husserl propose-t-il faire retour au « témoignage de l’intuition directe »;
mais comment justifier cela, puisque celle-ci a été écartée comme sujette
à caution481?
Mais quittons ici le texte de la deuxième édition et interressons-nous à
l’avant-première de ces coups de théâtre. Ce qui d’abord fut invoqué,
c’est le « témoignage de l’expérience interne », de « la perception

478
RL V, p [434].
479
RL V, p [436].
480
RL V, p [436]. « Il se peut qu’il y ait une loi d’après laquelle le caractère particulier de
certaines espèces d’actes exige une médiation; il peut arriver que maintes qualités d’actes ne
puissent se présenter que dans une complexion de telle sorte qu’elles ont nécessairement pour
base, dans l’acte total, d’autres qualités d’actes se rapportant à la même matière, par exemple
une représentation de cette matière, et qu’ainsi leur liaison avec la matière doive être médiate.
Mais qu’il doive toujours et dans tous les cas en être ainsi (…) cela ne nous paraît ni évident, ni
d’emblée, vraisemblable. »
481
Cf. RL V, § 24, la question était déjà de savoir si Brentano ne projetait pas dans
l’évidence ce qui ne s’y trouve nullement. C’est ce soupçon que reprend le paragraphe 27 pour
en développer les motifs.
179
interne », bien que Husserl lui préfère l’expression d’ « analyse
descriptive immédiate ». « L’évidence de la perception interne (bien
comprise) » est incontestable. Mais ce « témoignage perd beaucoup de sa
force et peut par suite donner lieu à des doutes justifiés », « dès qu’il est
invoqué (angerufen) et donc formulé et énoncé conceptuellement »
(Ibid). Bref le témoignage de la perception interne donne lieu à des
interprétations, soit qu’on en extraie tel aspect au détriment des autres,
soit que l’on y introduise des éléments étrangers. C’est du fait d’une
certaine hétérogénéité entre le discours conceptuel qui exprime la
perception interne et cette perception elle-même que les illusions et les
mésinterprétations sont possibles. C’est précisément ce qui se produit ici
avec le terme de « représentation ». D’où le soupçon qui se reporte sur la
conceptualité.
C’est dans le cadre de cette discussion que Husserl se proposait de
montrer sur une série d’exemples, que les actes qui ne sont pas de
« simples représentations » sont bel et bien des complexions d’actes.
Husserl y convoque des exemples d’actes complexe, qui ne le satisfont
pas, mais lui permettent de préciser le profil du bon candidat. Etant
donné, d’une part, que les actes objectivants dont le prototype est la
perception sont douteux et que, d’autre part, les caractères qualitatifs et
matériels ne suffisent pas à différencier radicalement la perception de
l’imagination, i.e. entre « présenter » (gegenwärtigen) et « représenter »
(vergegenwärtigen), un bon exemple de comparaison devra donc faire
abstraction de ce genre de différences modales non-qualitatives. Il faut
pouvoir, par exemple, comparer la perception à la « simple
représentation » correspondante, et voir si oui ou non, il est possible d’en
dissocier un acte de représentation autonome qui lui servirait d’acte
fondateur. Si la dissociation réussit en ce sens, ce sera alors la thèse
combattue par Husserl qui aura triomphé. Or l’illusion perceptive
donnerait un exemple parfait de complexion d’actes dans la perception.
L’illusion serait « la simple représentation perceptive » moins le caractère
d’acte du belief.

d) Un « exemple qui ne pouvait être mieux choisi ».

Lecture de l’exemple du mannequin. C’est alors qu’intervient un


exemple dont la lecture ne saurait trop retenir notre attention482, surtout si
nous admettons que c’est en lui que se décide l’avènement de la phéno-
ménologie, c’est-à-dire la naissance de la réduction phénoménologique. Il
s’agit d’un exemple d’illusion perceptive, d’un trompe-l’œil. « Tant que
nous sommes le jouet de cette illusion, nous avons une perception », la
perception d’une dame. « Une fois que nous avons reconnu l’illusion,
c’est le contraire qui a lieu, nous voyons désormais [nous ne cessons pas
d’avoir une perception] précisément un mannequin qui représente
(vorstellt) une dame »483.
« Naturellement le mot de représenter ne signifie pas que [la
perception soit la représentation, mais plutôt que le perçu a pratiquement

482
C’est un exemple récurrent, on en trouve des allusions dans les Leçons sur la chose et l’espace, mais
surtout dans Hua XXIII et dans Expérience et jugement.
483
RL V, p [443]. Les [] indiquent les passages supprimés ou modifiés lors de la deuxième
édition.
180
la fonction d’éveiller (zu erregen) la simple représentation
correspondante. Par ailleurs, le perçu (le mannequin) est ici également
différent de ce qui, au moyen (vermittelst) de la perception, doit être
représenté (la dame)] ». La première édition insistait donc sur la structure
du trompe-l’œil en tant que tel et corrélativement sur la structure de la
conscience de trompe-l’œil: un perçu qui n’est pas ce qu’il représente, et
n’apparaît pas d’emblée comme ce qu’il est. Si l’on mobilise la
terminologie mise au point dans les Leçons sur la conscience d’image, on
peut dire alors que le propre de la conscience de trompe l’œil est de
court-circuiter la relation de fondation qui existe dans la conscience
d’image. Alors que la conscience d’image est référée à l’objet (le Bild-
Sujet) visé —qui est éventuellement un objet réel, posé comme existant—
via l’image proprement dite —l’irréalité qu’on nomme ainsi—, le trompe
l’œil tend à effacer cette « médiation » alors même qu’elle y puise sa
référence.
La deuxième édition insiste quant à elle sur la différence entre le
« représenter » d’une authentique conscience d’image (une conscience de
portrait) et la conscience de trompe l’œil. A la différence d’une
authentique « reproduction », le mannequin ne se dénonce pas comme
« reproduction », comme « portrait », c’est pourquoi elle tend plutôt à
effacer sa fonction représentative, pour apparaître comme une dame
anonyme en personne. Arrêtons-nous quelques instants à cette
confrontation. La conscience de portrait (un « Bismarck » ou un
« Napoléon » de cire) peut, elle aussi, « faire illusion ». Pour être plus
convaincante, la confrontation devrait prendre les deux cas suivants: celui
d’une conscience reproductrice se « dénonçant » comme reproduction et
« la même » conscience de reproduction d’un quelque chose se donnant
pour la chose même, et il serait alors indifférent que la chose
explicitement représentée ou tacitement « éveillée » soit connue ou in-
connue, déterminée comme étant une représentation de tel ou tel individu,
ou indéterminée comme représentation d’une personne quelconque. Pour-
quoi Husserl a-t-il éprouvé le besoin d’insister dans un premier temps sur
la médiation cachée dans la perception illusoire, pour faire porter l’accent
ensuite sur le caractère déterminé de la référence dans la conscience de
reproduction, comme s’il ne pouvait y avoir de conscience de
reproduction sans Sujet484 déterminé? Certes, il peut y avoir conscience de
reproduction explicite, c’est-à-dire sans illusion, comme lorsque je
perçois d’emblée une figure de cire comme la reproduction d’un homme
quelconque. Comme si la déterminité de la matière d’acte était seule en
mesure de marquer la différence entre conscience de reproduction et
conscience perceptive. A première vue, la position de Husserl ne fait que
reprendre l’idée classique de la relation mimétique. Une conscience de
reproduction doit viser un Sujet déjà connu, pour pouvoir fonctionner. Ce
que montre l’image doit être relativement plus pauvre en déterminités que
l’intention qui se réfère au Sujet de l’image, car c’est de cet écart, de
cette inadéquation entre les déterminités qui se montrent et celles qui
sont visées à travers elles que naît la conscience de reproduction. Mais
pourquoi ne serait-il pas possible qu’une reproduction de Pierre ou Paul
que je connais me les fasse apparaître comme étant là en chair et en os,
alors qu’il ne s’agit que d’une illusion? Un tel cas est-il seulement
484
Nous employons l’artifice de la majuscule pour distinguer ce que Husserl et l’allemand
en général nomment Sujet, en conservant « sujet », avec minuscule, pour Subjekt.
181
improbable, ou principiellement impossible? Faudrait-il écarter cette
éventualité comme une forme plus subtile de croyance aux fantômes? 485
Au nom de quelle normalité, au nom de quelle maturité le faudrait-il? La
phénoménologie peut-elle le faire sans continuer de participer eo ipso de
l’attitude naturelle? Il n’est pas indifférent que cette correction figure
parmi une série d’autres qui amenuisent un peu plus le privilège de la
perception interne, en lui substituant l’intuition d’essence immanente sur
la base d’exemples fournis par l’intuition interne. La possibilité d’une
illusion —en l’occurrence d’une mésinterprétation des données de
l’intuition interne— diminuerait d’autant plus qu’on en écarterait toutes
les déterminités individualisantes. Un rapprochement s’impose dès lors
entre conscience d’image et conscience d’exemple. En prenant
conscience de l’exemplarité des données internes, en les considérant
comme des vécus quelconques d’un sujet quelconque, Husserl franchirait
le premier pas qui le conduit hors de la psychologie descriptive en suppri-
mant avec l’individuation, la source de l’erreur. Une parfaite adéquation
serait dès lors possible entre ce que donne à voir l’intuition et ce
qu’expriment les concepts.
Mais un tel pas ne supprime pas encore la possibilité de l’erreur. Tant
que le caractère positionnel de la perception est confondu avec l’indivi-
duation, la phénoménologie ne pourra se distinguer nettement d’une psy-
chologie eidétique. Pour lever définitivement tout risque de méprise ou
de mésinterprétation, il faut d’abord prendre en compte la médiation qui
permet à la conscience d’exemple de fonctionner de manière
ambivalente: opérant tantôt en secret, comme lorsque le psychologue se
méprend sur les états de choses qu’il « reconstitue » en les prenant pour
des événements actuels, tantôt au grand jour lorsque le théoricien se place
résolument dans une attitude eidétique; là encore deux cas de figure se
présentent, selon que la conscience d’exemple, qui permet de dégager
l’essence des vécus en question, considère ces derniers comme des
généralités empiriques pour avoir réinscrit les vécus pris en exemple dans
le contexte d’un flux de conscience, pensé comme vie d’un moi
empirique vivant dans le monde en tant qu’homme, ou que la conscience
d’exemple est elle-même purifiée et rompt les amarres avec sol de
l’attitude naturelle pour mettre le cap sur les essences et les
singularisations de ces essences comme de pures irréalités.
L’analyse que Husserl propose de l’exemple risque, ainsi, à tout mo-
ment de confirmer la thèse adverse, celle qui pose l’existence d’une
représentation perceptive au fondement de l’acte perceptif complet. C’est
ainsi qu’il propose tour à tour deux interprétations contradictoires: la
première qui semble confirmer la thèse examinée486; puis, la seconde, qui
conteste l’évidence de l’analyse487. C’est au milieu de ces hésitations et de
485
Sur ces questions, cf. Ideen II § 21, p [95]. —A confronter à J. Derrida, Spectres de
Marx, p 212, et note 1, p 215.
486
RL V, p [443].« Bien que dans le cas présent la représentation perceptive ne parvienne
pas à une existence entièrement séparée, mais surgisse en rapport [avec une nouvelle
perception], elle ne sert cependant pas, dans cette dernière, de fondement pour une perception
authentique; ce qui est perçu c’est simplement le mannequin, lui seul se tient dans la ‘croyance’
comme existant réellement. La dissociation (Ablösung) a donc réussi d’une certaine manière (in
einer Art), ce qui suffit pleinement pour le but poursuivi. »
487
« Cependant cette dissociation ne serait suffisante que si, en vérité, il était légitime de
parler ici de dissociation; en d’autres termes, si la représentation de la dame, dans le second cas,
pouvait réellement être considérée comme contenue dans la perception de la même dame qui a
lieu dans le premier cas. Mais représentation veut dire, dans le second cas, la même chose que
[conscience d’image. Trouve-t-on, dans la perception, la représentation par image perçue?] (…)
182
ces doutes — au sujet d’un exemple de perception « douteuse »— que se
produit la prise de conscience, là encore sous la forme d’une concession:
« Certes toutes deux ont quelque chose de commun; dans notre exemple qui, à ce point de vue,
ne pouvait être mieux choisi, elles sont identiques entre elles, dans la mesure où cela est possible
d’une manière générale entre perception et représentation correspondante. Certes toutes deux ont
(ce qui, d’ailleurs, n’exigerait nullement une similitude aussi poussée), la même matière. C’est la
même dame qui apparaît dans les deux cas, et, la seconde fois comme la première, avec des
déterminations phénoménales identiquement les mêmes. Mais, d’une part, elle nous est donnée
[comme présumée ‘elle-même’; d’autre part, elle ne nous est donnée qu’en image, aussi exacte que
soit l’image.] Nous avons en tous cas ‘presque’ (fast) l’impression (so zu Mute) qu’elle est là elle-
même, que c’est une personne véritable et réelle. La similitude insolite de la matière et des autres
constituants [descriptifs] des actes éveille, en fait, l’inclination à glisser de la conscience d’image à
la conscience de perception. Seul le [conflit vivant entre cette perception visée (de la dame qui fait
signe) et la perception coïncidant partiellement avec elle, mais l’excluant par ses autres moments],
nous empêche de céder effectivement à cette inclination. »488

Or le phénomène du conflit est un moment essentiel de la conscience


d’image. Le cas limite du trompe l’œil révèle donc un caractère essentiel
de la conscience d’image qui ne relève ni de la matière ni de la qualité,
même s’il entretient un certain rapport avec cette dernière. La médiation
que la conscience illusionnée escamote est précisément ce caractère
conflictuel. L’illusion n’est démasquée que lorsque le conflit devient
conscient. C’est ainsi que Husserl remplace l’étrange question de la
première édition: « Trouve-t-on, dans la perception, la représentation par
image du perçu? », par une assertion : « représentation veut dire, dans le
second cas (une fois l’illusion démasquée), la même chose que
conscience perceptive ‘supprimée’ (aufgehobenes) dans le conflit des
représentations. Cette conscience, qualifiée telle qu'elle apparaît là (wie
es da auftritt), ne se trouve naturellement pas dans la perception
originaire."489
La conscience d’image serait un acte médiatisé en un sens quasi-hege-
lien; l’image est une Aufhebung de la perception, elle l’élève et la relève
dans le royaume de l’irréalité. A ceci près qu’il s’agit d’une Aufhebung
impure puisque le conflit n’est pas apaisé, et que la présence pleine qui
serait en mesure de le faire se trouve différée, déplacée sous forme d’un
« visé », d’une « référence » en attente de réalisation. A moins que la
thématisation du conflit comme tel ne soit déjà presque un apaisement.
Quoi qu’il en soit, la volonté d’un remplissement, qui réponde à la
question et ré-ajointe les « deux cas » implicites dans le doute, aura mis
un terme au questionnement imprudemment amorcé. Une telle question
étant déjà à elle seule le symptôme une « rechute » dans cette maladie
infantile de la théorie de la connaissance qu’est la Bildtheorie. Il y aurait
ainsi au fondement de tout acte non pas une « simple représentation »,
mais une authentique représentation par image. Ainsi formulée une telle
question ne pouvait apparaître qu’inacceptable. Cela aurait voulu dire que

Mais quoi qu’il en soit il y a une différence d’une telle espèce que l’idée demeure exclue que
cette représentation puisse être contenue dans la perception. La même matière est, tantôt matière
d’une perception, tantôt matière d’une simple [imagination] (Einbildung). Deux choses qui ne
peuvent évidemment pas être réunies en même temps. Une perception ne peut jamais être
imagination du perçu, pas plus qu’une [imagination] ne peut être une perception de [l’imaginé]
(Eingebildeten). » ibid.
488
RL V, p [444]. Je souligne. L’expression so zu Mute est à mettre en rapport avec
l’Anmutung, dont nous dirons un mot en conclusion. — Sur la modification du fast (du presque),
cf. Hua XXIII, pp [40-41] où l’exemple de la Puppe est repris et en un sens radicalisé.
489
RL V, p [444].
183
toute perception d’un positum serait toujours déjà médiatisée, comme le
suggérait la question, par la médiation impure d’une représentation par
image. Or, bien qu’irrecevable sous cette forme, une telle question va
néanmoins au cœur des choses. D’ailleurs moyennant certains
« amendements » ou certaines « transpositions », elle serait l’expression
de ce que Husserl veut dire sans jamais oser le dire, si ce n’est en le
concédant: Ne trouve-t-on pas au fondement de la perception la
possibilité d’une représentation par image du perçu? N’est-ce pas ce qu’il
est obligé d’admettre lorsqu’il pose au fondement de toute confirmation
d’intention, une exemplification possible de l’objet confirmé dans son
existence? Et si l’on envisage les choses d’un point de vue génétique,
toute objectivation ne suppose-t-elle pas au préalable la médiation d’un
moment figural inadéquat, d’une illustration impropre (Illustration ou
Illustrierung), d’une Verbildlichung? La performance objectivante
(qu’elle soit tournée vers des objets réels ou des objets idéaux)
présupposerait génétiquement une médiation iconique et non pas
simplement imaginaire. Ce qui confirme et précise le sens de la thèse
avancée en première partie. Rien n’apparaîtrait, aucune référence
objective ne serait instaurée sans la médiation d’une conscience
d’exemple, et plus précisément d’une conscience d’exemple impropre, de
l’artifice d’une mise-en-image (Einbildung en tant que Verbildlichung)
sans lequel l’exemplification authentique serait dépourvue de tout
matériau. Tout acte, toute intention a besoin de cette médiation impure,
seule à pouvoir fournir le lit d’une exemplification authentique et
éventuellement d’une évidence.
Cela n’a dès lors rien de choquant de voir dans cet exemple une sorte
d’allégorie de la phénoménologie. Mais quel sens donner à ce fonctionne-
ment allégorique de l’exemple? Une analogie devrait le rendre clair. De
même que la conscience d’image s’oppose à la conscience imaginante
simple (Phantasie) par le phénomène du conflit, c’est-à-dire par l’inscrip-
tion dans un contexte perceptif d’une irréalité qui se dénonce comme
telle, de même l’exemplarité impropre se caractérise par un conflit, c’est-
à-dire par l’inscription sur un certain plan de ce qui n’en relève pas. Plus
brièvement, l’image perceptive n’apparaît comme telle que grâce à un
conflit avec le contexte perceptif, de même l’illustration inauthentique
n’apparaît comme telle que grâce au phénomène du conflit — elle doit
pour ainsi dire se dénoncer comme inadéquate, comme simple indice
d’un exemple possible, et non pas se faire passer pour exemple
authentique. La possibilité du trompe-l’œil correspond alors au cas de la
Bildtheorie et plus généralement parlant aux diverses prises de positions
théoriques qui confondent le simple soutien d’une objectivation avec ce
qui supporte l’objectivation et que Husserl dénonce tout au long des
Recherches. La possibilité d’une eidétique pure dépend donc de la
neutralisation de ce pouvoir de l’exemplification inauthentique, tout
comme le dépassement de l’illusion perceptive dépend de la
neutralisation de certaines inclinations induites par le perçu. Et a fortiori
la possibilité de la phénoménologie dépend de la maîtrise, de la
neutralisation de ce qui dans l’exemplarité des vécus l’incline à réinscrire
le champ des vécus dans un sol qui n’est plus le sien, mais sur lequel il a
dû néanmoins prendre appui. A savoir un certain cadre. Ce cadre qui n’a
pas besoin d’être marqué matériellement suffit, lorsqu’il est une fois
remarqué, pour réinscrire ce qu’il appréhende dans le contexte mondain:
184
ainsi de la photographie de la lettre A ou de l’inscription illisible sur une
borne romaine490. C’est un certain mode de la « remarque » (Bermerkung)
qui restitue aux choses leur valeur indicielle, qui les réinscrit dans la tota-
lité de renvois motivés qu’est le monde et qui motive l’inclination à
glisser vers la position de ce qui apparaît. Il serait donc possible d’établir
un parallèle entre cette « inclination à glisser » motivée par le cadre de la
donation et la « déduction de la facticité » (problèmes de l’incarnation, de
la consignation, de l’objectivation du temps phénoménologique, de
l’apprésentation et de la prise de conscience de soi personnelle, comme je
empirique singulier incarné, etc.).
Nous ne pourrons nous y engager ici, parce qu’il faut d’abord préciser
les modalités de fonctionnement de ce cadre sans quoi les différences
entre conscience perceptive, conscience perceptive illusoire ou
conscience de trompe l’œil, ou enfin conscience d’image explicite ne
pourraient être posées. Ce « phénomène » de cadre possède une fonction
générique: celle de creuser l’écart entre ce qui apparaît proprement et ce
qui se montre dans ce qui apparaît proprement. Dans la perception, le
cadre est cadre d’indétermination, cadre de sens vide: il produit la
distance entre l’Erscheinung au sens des sensations, des
« Abschattungen » et l’Erscheinung au sens de ce qui apparaît en
personne; cette distance est l’horizon de progrès dans la détermination de
l’objet propre à la toute perception; le cadre n’appartient pas au plan du
perçu, il est une pure immatérialité sans laquelle l’acte perceptif ne
pourrait se constituer. Dans la conscience d’image explicite, le cadre est
perçu, il est posé comme appartenant au plan des objets perçus, il est
remarqué, il est co-posé dans la perception, comme un objet physique
réel; par son bord externe, il rattache le matériau de l’apparition objective
dans le contexte du monde (le support, et les esquisses sont considérées
comme objectives, étantes), tandis que par son bord interne, il arrache
l’apparition, prétendument « objective », prétendument visée, à travers
des esquisses, et située sur le plan de la réalité perceptible, pour la
déplacer sur le plan de l’irréalité. Dans la conscience perceptive illusoire,
le cadre neutralisateur de l’apparition objective se dissimule et tend à
fonctionner comme simple cadre de sens vide, cadre d’indétermination;
les esquisses « objectives » tendent, quant à elles, à se confondre avec des
esquisses « subjectives », le bord interne tend à fonctionner comme
horizon interne et le bord externe, comme horizon externe.
La phénoménologie ne sort de sa gangue psychologique qu’à partir du
moment où elle cesse de réinscrire ses phénomènes dans le contexte du
monde, c’est-à-dire lorsqu’elle neutralise le cadre de l’exemplification.
En d’autres termes, la réduction psychologique de tout phénomène, aux
seuls phénomènes subjectifs personnels, ne devient réduction
phénoménologico-transcendantale qu’à partir du moment où le
phénomène d’horizon devient thématique C’est alors et alors seulement
que le risque de quiproquo et donc le doute est définitivement surmonté.
Ainsi que le note Husserl dans une correction au second volume de
Philosophie première consacrée à la théorie de la réduction, la mise en
jeu d’ « une ejpochv phénoménologique à l’endroit d’actes singuliers »
reste insuffisante. La psychologie le fait déjà et « cela ne signifie pas
encore mettre hors circuit les horizons externes qui sont bien là dans une
490
Pour la borne romaine, Cf RL VI p [60]. Pour la photographie de la lettre A, Cf
l’exemple RL VI, p [55].
185
présence positionnelle ». C’est pourquoi « ce qui est requis [pour une
véritable époché phénoménologique], c’est la mise hors-circuit de tous
les horizons y compris ceux-là mêmes qui surgissent seulement au cours
du dévoilement et se découvrent continuellement comme des horizons
nouveaux. Ce qui est requis c’est une ejpochv universelle »491. Et donc
une neutralisation de tous les horizons, de tous les cadres. C’est pourquoi
la phénoménologie prend la tournure d’une croisade contre toutes les
variantes de la Bildtheorie. Tant que le concept de « représentation » ne
lui a pas été repris, aucune certitude, aucune évidence, aucune
confirmation ne pourra être atteinte. Il faut donc généraliser le cadre,
l’intérioriser pour que tout conflit et tout doute soit à jamais surmonté et
que la pensée se meuve dans l’élément de l’évidence, sur le plan de
l’apodicticité.
Nous voyons ainsi dans cette analyse d’exemple une sorte d’allégorie
de l’effort de la phénoménologie pour extraire du doute le noyau essentiel
que constitue le phénomène de « mise entre parenthèses ». De même que
le doute cartésien enveloppe ce noyau essentiel, le moindre doute, y
compris celui qui nous saisit à l’entrée d’un musée lorsque, selon toute
apparence, nous y rencontrons une aimable inconnue qui nous fait signe,
comporte ce noyau essentiel qu’est l’« opération angélique » de mise
entre parenthèses. Le mode d’enveloppement, d’illustration de ce noyau
détermine l’attitude de la conscience, c’est-à-dire à la fois son mode
d’appréhension de ce qui lui fait face et le mode d’implication dans le sol
ainsi dégagé. L’effort de la phénoménologie est par conséquent double: il
s’agit pour une part d’extraire ce noyau et pour une autre de procéder
méthodiquement aux enveloppements successifs permettant de produire
systématiquement les diverses figures de la conscience. D’où les deux
directions de la phénoménologie: radicalisation de la réduction en
réduction abstrayante et parcours, strate par strate et en zigzag, des
couches constitutives de l’attitude naïve. La réduction phénoménologique
ne serait donc pas une simple méthode au sens instrumental du terme,
mais le cœur non-performatif même de toute « opération », de toute
« performance ».
Les chemins vers la réduction seraient donc aussi nombreux qu’il y a
de performances et d’attitudes. Tel est le sens de la déclaration qui
considère le point de départ dans la théorie de la connaissance comme
point de départ quelconque et de la multiplication des chemins vers la
réduction et à terme l’élargissement du concept de réduction à des types
toujours nouveaux d’attitudes (psychologique, logique, physique,
historique, pratique, éthique, religieuse, professionnelle, etc.). Ce qui se
joue dans une telle bagatellisation, c’est l’avènement de la
phénoménologie— à elle-même. Ce n’est que lorsque l’ensemble des
attitudes aura été parcouru en un circuit que la phénoménologie cessera
d’être une idée pour devenir réalité effective.
Mais pour que se produise la première percée, il était nécessaire de dé-
couvrir la puissance de neutralisation sommeillant dans le mode iconique
de l’illustration, bref que la Verbildlichung soit reconnue comme Quasi-
veranschaulichung. Ce quasi signifie tout à la fois l’inadéquation, la
différence et la neutralité, la non-positionnalité. Ce qui « quasi-
intuitionnifie » souffre d’une inadéquation, d’une différence qui éloigne
d’autant d’une auto-présentation en chair et en os, mais qui suspend en
491
Philosophie première, II, p [317]. Annotation pour la page [127, lignes 9-17].
186
même temps la croyance, la position. Non pas que l’évidence
phénoménologique se contente de simples illustrations, mais qu’elle est
seule à tenter une thématisation de cette neutralisation. Le coup d’envoi
était donc donné à partir du moment où Husserl avait opposé nettement
illustration impropre et illustration propre, Verbildlichung et
Exemplifiezierung.
187
Chapitre VIII

La quodlibétalité et la différence entre signe et image

« A chaque figure de l’histoire de la soi-disant


« théorie du signe », il faudrait faire correspondre autant de
variantes phénoménologiques du vécu de signification et du
vécu d’image. Que les bases posées, à cet égard, par les
Logische Untersuchungen soient suffisantes, c’est ce que je
n’affirmerais pas: ferraillant contre la Bildtheorie, Husserl,
sans aucun doute, ‘réprime’ par réaction le vécu d’image, et
ne l’approche pour lui-même qu’en touches fugaces que les
Ideen ne préciseront qu’à peine ».

E. Martineau La langue, création collective.

« La gravure possède une bordure de papier blanc


(einen weissen Papierrand): là nous voyons du papier.
L’image a un cadre (einen Rahmen), et le cadre se détache du
mur sur lequel il est accroché avec son papier; le mur
appartient à la chambre, de laquelle une part importante
domine le champ de vision. Tout cela n'est pas sans signi-
fication. (…).«
Husserl, Hua XXIII p [45-47].

§ 33. C). LA PERFORMANCE FONDAMENTALE: LA QUODLIBETALITE.

Si le sort de la phénoménologie est lié au succès de cette


thématisation, il est grand temps d’en venir à la description de la structure
médiatrice. Plus particulièrement, il nous faut tenter de décrire non
seulement « l’acte » par lequel l’exemplarité se trouve instituée, mais
également la manière dont originellement celle-ci se divise en deux
modes, un mode inauthentique et un mode authentique. Cette
performance qui se trouve au cœur de la vie de la conscience et à partir
de laquelle deviennent compréhensibles, non seulement la possibilité de
l’attitude phénoménologique (et donc de la réduction transcendantale),
mais également celle de n’importe quelle attitude, c’est-à-dire de
n’importe quel être-tourné-vers-un-champ-quelconque — y compris de
celle de l’attitude naturel en son-être-tourné-vers-le-monde. Cette
performance fondamentale qui œuvre à la fondation des actes et procède
eo ipso à la mise-en-relief des étagements d’idées, édifice sans lequel la
fondation logique, la Begründung n’aurait pas de sens, cette performance
universelle et si difficile à remarquer, Husserl la nomme dans les leçons
de 1925 sur la Psychologie phénoménologique: Beliebigkeit. En nous
inspirant d’un ouvrage de Giorgio Agamben492, nous proposons de
492
La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque. trad. M. Raiola. Paris,
Seuil, 1990. La première page de cet essai appellerait à elle seule une patiente lecture. « L’être
qui vient est l’être quelconque. Dans l’énumération scolastique des transcendantaux (quodlibet
ens est unum, verum, bonum seu perfectum […]), le terme qui, demeurant impensé en chacun,
qui conditionne la signification de tous les autres, est l’adjectif quodlibet. La traduction courante
au sens de « n’importe lequel [irgendwelche], indifféremment [gleichgültig] » est certainement
correcte, mais, dans sa forme, elle dit exactement le contraire du latin: quodlibet ens n’est pas
« l’être, peu importe lequel », mais « l’être tel que de toute façon il importe »; il suppose,
autrement dit, déjà un renvoi à la volonté (libet) [renvoi encore plus net dans la traduction
française de l’allemand beliebig, par à volonté]: l’être quelconque entretient une relation
188
traduire ce terme par « quodlibétalité ».

Les analyses proposées ci-dessus convergent vers une performance


fondamentale (une Urleistung) dont nous avons traité en première partie
sous le titre de « paradigme » (Exempel). Ce n’est que tardivement, dans
les leçons de 1925 reprises dans le volume IX des Husserliana, au § 9
que Husserl l’aborde de manière frontale493. Ce texte reprend une nouvelle
fois le problème de l’idéation, mais l’insistance sur cette performance lui
confère une nette supériorité sur tous les autres exposés concernant le
rôle de l’exemple dans l’obtention des idéalités, qu’il s’agisse de ceux de
la Sixième Recherche logique, ou de ceux des Ideen I, sur la méthode de
clarification494. Ce texte, trop souvent ignoré ou connu seulement à travers
la transposition qu’en donne la dernière section d’Expérience et
jugement, mérite toute notre attention. Nous suivrons donc l’ordre de la
première leçon en y incorporant, lorsque nécessaire, les « compléments »
que Husserl donne dans les deux leçons suivantes.
La première leçon comporte deux grands mouvements. Le premier
s’intéresse aux activités mises en œuvre dans la variation eidétique et
l’autre s’attache à distinguer celle-ci de l’altération. Étant donné
l’« analogie exacte » posée par Husserl entre intuition sensible et
intuition d’essence, la communauté d’essence entre les deux et leur
différence devront être explicitées en fonction de cette performance
fondamentale, ou plus exactement en fonction de deux « modes » de
la quodlibétalité.
Concernant la variation eidétique, il faut relever l’insistance de Hus-
serl sur le rôle actif de « l’imagination » (au sens ancien, celui de Kant et
de Hume)495 dans la mise en œuvre de l’idéation, et plus précisément sur
son rôle neutralisateur. L’imagination opère un détachement à l’égard de
la facticité. Non contente de mettre en lumière l’existence d’un travail
secret de l’imagination pure dans la production (la présentation) de
l’eidos, l’analyse phénoménologique est en mesure d’en abstraire
plusieurs phases, dont l’ordre et la détermination n’auront que peu varié
au cours des années. Énumérons-les: 1/ Au point de départ, la saisie et la
configuration d’un fait en modèle (Vorbild); 2/ la re-production
consécutive de ce « modèle » (Nach-bildung, Nach-gestaltung); 3/ la
constitution d’une série et l’infinitisation de cette série en série
originelle avec le désir. » Par cette entrée en matière, G. Agamben va droit au cœur de la
difficulté: à la relation obscure et néanmoins essentielle entre un certain mode ambivalent de la
volonté, la formalité logique et la formalité de l’ontique. Mais qu’il suffise de déplacer l’accent
de l’arbitraire et de l’indifférence sur le désir et la singularité de ce à quoi il se rapporte, pour
soustraire l’être et le Dasein à sa mise à disposition transcendantale, c’est ce que nous ne sau-
rions affirmer aussi abruptement.
493
Nous suivrons ici Hua IX, § 9. C’est, il est vrai, un texte assez chaotique, ce qui justifie,
peut-être, la réorganisation que lui a fait subir Landgrebe dans Erfahrung und Urteil. Mais
l’ordre des trois leçons, que l’on peut reconstituer,en suivant les indications de Husserl, nous
semble plus clair à maints égards que la transposition que Ludwig Landgrebe en propose dans la
troisième section d’Erfahrung und Urteil, et même que les découpages de l’édition de Walter
Bieme. L’ordre des leçons est à peu près le suivant: 1/première leçon: Description des activités
de l’esprit mises en œuvre dans l’idéation; 2/deuxième leçon: Récapitulation, complément
importants et dénombrement des étapes ou stades de l'idéation. 3/Troisième leçon: Comparaison
de la méthode d'idéation à la méthode de généralisation empirique. En suivant partiellement leur
ordre, nous prélèverons dans la série de ces trois leçons quelques motifs, aptes à éclairer la
proto-performance constitutive de la conscience d’exemple, que Husserl nomme Beliebigkeit et
que nous proposons de traduire en nous inspirant de l’ancien terme scolastique par
quodlibétalité.
494
Ideen I, §§ 67-68.
495
Cf RL V, Appendices au §§ 11 et 20. p [424].
189
« prolongeable » indéfiniment parmi des séries elles-mêmes multipliables
à l’infini; 4/ enfin la saisie de l’eidos à travers cette multiplicité, comme
point de rassemblement, comme point de congruence, comme e}n ejpi;
pollw`n.
A nous en tenir à l’exposé de ces seules étapes, nous ne ferions que ré-
péter, sauf à y ajouter quelques maladresses personnelles, les nombreuses
études existant sur la question. Or, il nous semble que de tels exposés de
l’« importante performance » (der großer Leistung) qu’est l’idéation sans
la mise en évidence de la « performance fondamentale » (die
Grundleistung) qu’est la « quodlibétalité », laissent échapper au fond ce
qu’il y a de décisif dans le concept husserlien de l’eidétique. Faute de la
remarquer, on ne voit pas ce que la phénoménologie ajoute aux
descriptions de la Philosophie de l’arithmétique où l’essentiel du
processus idéateur est déjà connu et l’on ne sera pas davantage en mesure
de saisir le sens et la possibilité des différences capitales entre idéation
pure et généralisation empirique, variation et altération, imagination pure
et imagination simple, modification du quasi et neutralisation, etc. De
plus cette performance seule permet de soustraire l’imagination pure au
contresens empiriste et réaliste de la Bildtheorie et de la théorie de
l’immanence réelle des objets intentionnels. Il nous faut donc reprendre
chacune des étapes en la rapportant à la forme de la quodlibétalité.
Tout commence par une certaine saisie (Erfassung), une appréhension
qui comporte en elle un caractère dont la discrétion est inversement pro-
portionnelle à son importance et à sa portée. L’intégration d'un Faktum à
l’empire de l’imagination pure suppose deux modifications: la
modélisation et la reproduction. Pour que le procès de variation ait lieu,
pour que la multiplicité de variantes soit produite, il faut « instruire » le
fait, lui donner la forme d’une « image pure » et le soumettre à une
variation imaginaire pure. Il faut se laisser « guider par un fait comme
modèle pour le travail de production systématique de l’imagination
pure »496. Soit donc la modélisation. Quel usage fait-on d’un fait lorsqu’on
le saisit comme modèle? On l’arrache au tissu complexe infini des
motivations au sein duquel il apparaît et se détermine comme « fait ». Ce
monde peut d'ailleurs être le monde réel ou un monde imaginaire ou
encore le monde réel re-présenté (le monde du souvenir). Mais les deux
derniers présupposent le premier dont ils ne sont qu’une modalisation.
C’est pourquoi la simple reproduction imaginaire et la remémoration
présupposent et reconduisent l’aperception mondaine. Dans le monde du
souvenir, qui comporte le caractère de « monde effectif ayant-été-
présent » continue à « vivre par prétérition » un moi empirique passé qui
s’aperçoit comme tel à partir du moi empirique actuel dans son monde
actuel. De même, dans l’imagination le moi imaginaire, qui s’aperçoit
comme partie intégrante de ce monde, est saisi et posé comme moi fictif
en fonction du moi s’autopositionnant comme effectif. Or la
« modélisation » arrache le fait à la singularité individuelle de sa situation
spatio-temporelle (mondaine) —ou dans le cas des vécus, à leur situation
purement temporelle—, tout en lui conservant le statut d'une pure
singularisation en général. La modélisation rend le fait disponible, c'est-
à-dire reproductible et itérable. Le modèle appartient comme tel au même
plan que les copies qui en procèdent par re-production. Il fait partie du
champ de l’apriori dont il relève. Il est un pur possible dans l’espace de
496
Hua IX, p [72].
190
jeu qu’est l’extension (Umfang) de l’eidos. La modélisation d’un fait lui
confère le rôle de conducteur et d’introducteur à l’espace pur de
l’extension eidétique. La modélisation marque donc l’initium du procès
de variation, le moment initiateur et, pour recourir à une métaphore
informatique, « initialisateur » de la libre circulation dans l’espace des
pures singularisations de l’eidos, libre circulation qui est la seconde phase
du processus de variation, à savoir la « reproduction » d’après le modèle.
Le modèle n’est donc pas au-delà ou au-dessus de la série des variantes,
ni même une variante privilégiée. Il n’est que la première variante. Un
premier, d’emblée secondarisé, qui n’est premier qu’à passer
immédiatement au second plan, au second rang. Il est toujours possible
que cette première variante usurpe la place et le rang de l’eidos, et c’est
sur ce phénomène fréquent que se fondent la plupart des théories de la
représentation. Or pour pouvoir fonctionner comme invariant, il est
nécessaire que le modèle ne soit pas l’invariant. Le choix de l’exemple
initial est donc indifférent; indifférent également qu’il soit imaginé,
souvenu ou perçu. Quel que soit l’exemple, la variation qui en procède
aboutit au même eidos. C’est ainsi que l’exemple est véritablement ce
qu’il est, c'est-à-dire une « variante quelconque », une « singularisation
quelconque » de l’eidos497.
Ce « modèle » est soumis à des transformations imaginatives, transfor-
mations descriptibles en termes d’imitation ou de décalque (Nach-
bildung) ou encore de perfectionnement, d’instruction (Fortbildung), de
transformation (Nachgestaltung). Nous pourrions presque traduire Nach-
gestaltung par « configuration », en donnant à ce terme un sens quasi-
informatique. Des données ne fonctionnent — ne sont proprement
données— dans un microprocesseur que si elles sont configurées
(transcrites dans un langage décodables par la machine) et « recopiées »
dans la mémoire de la machine. De même, la « configuration » du fait qui
transforme celui-ci en exemple, le rend accessible dans son être-tel, dans
son Quid, en tant que singularisation quelconque de la multiplicité
constituant l’extension pure de l’eidos. La variation eidétique ne
présuppose donc pas seulement l’information catégoriale, mais une
« information » figurale du matériau de base. Tout niveau d’information
figurale équivaut à un plan de donation (de sens) possible498.
Vient ensuite la constitution de la série ouverte infinie de variantes et
de l’ensemble infini des séries possibles. Ces deux opérations
(« modélisation » et « configuration ») constituent la multiplicité des
« copies », la série. Néanmoins, ce n’est pas cette dernière qui est le
thème de la variation, mais bien l’unité qui la traverse et la constitue. La
série n'est pas l’unité, mais elle la présuppose à titre de fondement
(Begründung), même si la vision de l’essence se fonde (fundiert) dans la
production libre d'une telle série. L’essence traverse la série parce qu'elle
ne s'y fond pas, mais reste par-delà celle-ci (bleibt bei). L’essence en tant
qu'invariant est le point de fuite, le « point de mire »499 de toutes les
497
C’est ainsi que « si nous prenons un autre phénomène (…) comme point de départ,
comme le varié quelconque, alors nous saisissons sur le nouvel exemple non pas un autre
‘Eidos’ (…), mais (…) dans une vision d’ensemble du nouvel exemple et du précédent, nous
voyons qu’ils sont semblables et que les variantes de part et d’autre et que les variations elles-
mêmes fusionnent en une unique variation et que les variantes ici et là sont de façon semblable
des singularisations quelconques d’un Eidos un et unique », Hua IX, p [72].
498
Cf pour une version « néo-galiléenne », Ruyer in L’origine de l’information, Paris,
Flammarion, 1954, p 82, pp 122-125.
499
Selon l’expression des Ideen I, p [92].
191
variantes de la série. Les variantes (modèle et copies) constituent de
simples Verbildlichung à travers lesquelles se trouvent appréhendée
l’étendue des exemples authentiques possibles de l’essence considérée —
l’imagination ne travaillant jamais directement sur des singularisations
idéales. Les variantes et l’essence s'opposent par leur forme. La forme de
l’essence est l’universalité et la nécessité. La forme des variantes est
l’exemplarité au sens large, i.e. la singularité quelconque, la
« quodlibétalité » singularisante et, parallèlement, la « quodlibétalité »
des illustrations survenues au coup par coup. La forme des variantes
consistantes est celle de pures singularités quelconques non-factices
constituées à partir de quasi-individualités factices et donc contingentes.
Ce qui se nomme dans l’attitude naïve exemplarité surgit par l’imposi-
tion d’une forme fondamentale que seule la subjectivité peut exhumer:
celle de la quodlibétalité500.
« La performance fondamentale (die Grundleistung), dont toutes les autres dépendent, est la
formation d'une objectité ‘expérimentée’ ou imaginée en une variante; sa structuration en la forme
d'un exemple quelconque (ihre Gestaltung in die Form des beliebigen Exempels) et en même temps
en ‘modèle’ servant de fil conducteur; dans la forme précisément du premier membre d'une
multiplicité infinie et ouverte de variantes, bref pour une variation. »501

La caractérisation du procès de variation, pour juste qu’elle soit, de-


meure insuffisante d'un point de vue phénoménologique. Conformément
au style d’analyses de la phénoménologie, celle-ci est pensée comme per-
formance, c’est-à-dire comme pur produit de la subjectivité constituante.
C'est par le dégagement de celle-ci que la description husserlienne de l’i-
déation marque son originalité et sa radicalité. Conformément au style
d’analyses pratiquées par la phénoménologie, celle-ci est pensée comme
performance, c’est-à-dire comme pur « production » d’une subjectivité
constituante.
« En exerçant la variation librement, arbitrairement, nous produisons des variantes, pour
chacune desquelles intervient le mode du vécu subjectif du ‘quelconque’ (im subjektiven
Erlebnismodus des ‘beliebig’), y compris pour le procès de variation lui-même. »502

La quodlibétalité est la condition pour que le « procès » de variation


puisse prendre la forme d’un exercice (Übung). Tout exercice suppose en
effet l’itérabilité, et un « même » au-delà de la série ouverte, en droit,
infinie, des exercices. Il y a exercice dans la mesure où une
« compétence » (une certaine capacité à fournir des performances) est en
jeu. A la différence d'une rêverie procédant par métamorphoses,
l’exercice de la variation dégage un espace de « jeu » de la subjectivité
orientée sur un but. Le procès de variation correspond à un pouvoir-faire
dans la mesure où le « je » est orienté exclusivement vers l’invariant à
dégager. Les « variantes », les procès de variations tombent au pouvoir du
regard idéateur, regard qui les traverse, les tient pour indifférents,
quelconques, irrelevants.
Cependant, cette « quodlibétalité » ne semble pas avoir de statut fixe,
tantôt elle est présentée comme « un mode du vécu subjectif », un
« mode » de l’activité de la subjectivité, tantôt comme une « forme » qui
s’empare du fait, des variantes et du procès de variation lui-même. Ce
500
Hua IX a) [73] b) [76] c)[76].
501
Hua IX, p[76] EU [412-413]
502
Hua IX p [72].
192
qui, si l’on admet qu’elle est la source de la corrélation noético-
noématique, n’a rien de surprenant. Le mode du « quelconque » est
constitutif des variantes et du procès de variation et permet à l’eidos
d'accéder en tant que tel à la dona-tion. La « quodlibétalité » affecte tout:
(a) la source dont procède le fait con-stitué en modèle (il est en effet
indifférent nous dit Husserl que le fait pro-cède de l’expérience
perceptive ou de l’imagination pure), voire même le fait qu’il y ait un fait
et non pas un simple substitut —et nous aurions là le lieu où le cours de
l’abstraction se partage en idéation et formalisation— (b) le modèle lui-
même (l’image formée à partir de lui aurait pu tout aussi bien convenir),
(c) la multiplicité factuelle ou possible des copies, (d) le procès de
variation (sa longueur, sa répétition, etc.)503.
En exhumant cette performance fondamentale, la phénoménologie
husserlienne échappe par la même occasion aux coups de deux types de
critiques. La première catégorie de critiques, qui pourrait émaner des te-
nants d’un rationalisme « constructiviste », verrait dans la variation eidé-
tique une sorte plus raffinée de ce que l’empirisme nomme induction. A
terme, une telle objection vise aussi bien la possibilité d’une psychologie
eidétique (ou psychologie rationnelle, ou encore « psychologie
phénoménologique »), que, par voie de conséquence, celle de la
phénoménologie transcendantale elle-même, s’il est vrai que celle-ci est
« une eidétique de la conscience purifiée transcendantalement »504, là où
une psychologie rationnelle serait une « eidétique des états de conscience
comme états d’un homme »505. Ce type d’objection manque, en vérité, le
sens de l’idéation, faute de prendre en considération le trait remarquable
que représente « la forme de la quodlibétalité ». La forme de la
quelconquité constitue les « items » qui se succèdent ou peuvent se
succéder en éléments substituables dans la variation, en pures
singularisations (Vereinzelungen) de l’eidos. Même lorsque le fait pris
comme « exemple de départ » est prélevé dans l’expérience (perception
ou souvenir), cette provenance devient indifférente (gleichgültig). Nous
n'en faisons rien. Cette indifférence à l’égard du mode d’appréhension
intuitive du donné n’est pas une simple clause de style. La quodlibétalité
doit affecter le mode d’appréhension lui-même si l’on veut que l’idéation
ait toute la pureté requise. Une variante et une multiplicité de variantes, et
même une pluralité de procès de variation sont toujours données parmi-
d'autres. La forme de la quelconquité est la marque, le stigmate auquel on
reconnaît l’affranchissement du « lien secret » qui rattache encore la
conscience généralisatrice empirique au monde. Le maintien de ce lien
503
« Toutes les unités ont la forme de la ‘quelconquité exemplaire’ (den Charakter des
exemplarisch Beliebigen) », Hua IX, p [77]. « Et il est même évident que, dans un progrès d'une
variation à une autre nouvelle, nous pouvons donner à cette progression et à cette formation
d'une multiplicité nouvelle de variations elles-mêmes et de nouveau le caractère de quelque
chose de quelconque et que cette progression selon la forme de la quelconquité (quodlibétalité)
(im Form der Beliebigkeit) se voit toujours donné le même Eidos correspondant, la même
essence générale de son en l'occurrence. » Hua IX, p [73]. « Dans un progrès d'une variation à
une autre nouvelle, nous pouvons donner à cette progression et à cette formation d'une
multiplicité nouvelle de variations elles-mêmes, à nouveau, le caractère de quelque chose de
quelconque et cela de sorte que cette progression selon la forme de la quelconquité se voit
toujours donné le même eidos correspondant, la même essence générale de son en
l'occurrence. » Hua IX, p [75]. Le « processus de la variation en tant que processus de formation
de variantes possède lui-même une forme de quelconquité (eine Beliebigkeitgestalt), (…) il
s'accomplit dans une conscience de transformation (Fortbildung) arbitraire (beliebiger) de
variantes », Hua IX, p [77].
504
Ideen III, § 13, p [76].
505
Ideen III, p [75].
193
secret est le dénominateur commun à l’ensemble des positions
philosophiques traditionnelles. L’interprétation métaphysique (mythique)
qu'on appelle le réalisme des idées maintient, elle aussi, ce lien secret.
Cela se traduit par son incapacité à concevoir l’eidétique autrement que
sous la forme d'un « monde d'idées ». L’objection que réfute Husserl dans
ce texte correspond à ce type de critique. A celui qui considérerait comme
superflue —voire impossible— la constitution d’une multiplicité infinie
ouverte de variantes, et qu’un cas quelconque ici et là, ou une simple
pluralité seraient suffisants, et que « tout ce qu'on devrait décrire, ce
serait cela: à savoir le parcours du recouvrement par glissement et le
dégagement intuitif du général », Husserl répond que le point essentiel
reste inélucidé, à savoir le fait que le cas ou les cas en questions pris
comme base de l’induction ou de l’abstraction généralisante sont
précisément quelconques. Or « le ‘quelconque’ dans de telles expressions
ne doit pas rester une simple locution, une simple façon de parler ou un
comportement accessoire de notre part, mais (…) il appartient au
caractère fondamental de l’acte lui-même de vision des idées et (…) il
doit être scruté dans ses ‘performances’ spécifiques comme nous l’avons
fait »506.
L’autre type d’objection reprocherait à l’inverse, que du fait d’un tel
affranchissement à l’égard de la perception sensible, la variation
eidétique ne produit que des formes sans forces, impuissantes à rendre
raison de la réalité, à la limite de pures tautologies. A quoi il est possible
de répondre que la forme de la quelconquité n'est pas sans rapport avec
les singularisations mondaines. Bien plus, elle permet de dégager le lien
d'essence qui règle a priori les objectités factices données dans le monde.
Les « singularisations » mondaines font, elles aussi, partie des
multiplicités quelconques, mais elles n'intéressent l’idéation qu'en tant
que singularisations, qu'à titre d'exemples quelconques et non à titre de
facticités mondaines.
Cette forme ne parvient à régner sur l’ensemble du processus idéateur,
que parce qu’elle affecte l’ensemble des composantes abstraites de tout
acte: qualité, mode d’appréhension, nature des contenus présentatifs.
C’est ainsi qu’il est indifférent que l’acte soit une imagination ou une
perception, une re-présentation (Vergegenwärtigung) ou une présentation
(Gengen-wärtigung), ou que ses contenus présentatifs (darstellenden
Inhalte) soient des sensations ou des phantasmes. Il n’est pas jusqu’à la
matière d’acte qui ne soit aussi indifférente, dans certaines limites
cependant, celles prescrites par l’eidos visé dans l’intention idéatrice.
C’est au point que l’on en vient à se demander si le « matériau »
subjectif passif qui constitue la hylè des actes, si donc l’ensemble du tissu
« réel » de la conscience n’est pas issu de cette performance paradoxale,
bref si l’ensemble de ce que la phénoménologie regroupe sous le terme de
« passivité » n’en est pas le produit dérivé, un stock de traces résiduelles.
Les différences entre passivité et activité, entre hylè et morphè, réel et
intentionnel, subjectif et objectif, renvoi indiciel et référence signitive,
association et connexion etc. ne seraient elles-mêmes que des différences
formelles et opératoires provisoires, condamnées à être dépassées.
Une telle extension de l’empire de la performance fondamentale n’est-
elle pas cependant dangereuse? Ne risque-t-elle pas de faire virer la phé-
noménologie en idéalisme absolu? Husserl n’échapperait ainsi aux
506
Hua IX, p [79] EU § 89, p [422]. Je souligne.
194
apories de la « boîte à représentation » (le sujet feignant de regarder par
la fenêtre le monde se constituer sous ses yeux) que pour tomber dans
celles du demiurgologos (le sujet substantiel travaillant en coulisse à
produire le spectacle que le sujet « unilatéral » et neutre considère). De
telles inquiétudes ne pourront être apaisées, ou au contraire s’aggraver,
que lorsque nous aurons élucidé la relation entre cette forme de la
quodlibétalité et le pouvoir-vouloir dont j’ai conscience dans le procès de
variation. Si le procès de variation possède lui-même la forme de la
« quodlibétalité » et que je n’ai pas besoin de poursuivre à l’infini le
parcours de l’infinité que je pose, c’est que « j'ai conscience que je
‘pourrais continuer ainsi’ ». Aussi la remarquable et extrêmement
« importante conscience de ‘et ainsi de suite à volonté’ appartient à
chaque multiplicité de variation de manière essentielle ».507 Le « je peux »
n'a rien d'un « je peux » pratique. Il est celui de la pure possibilité, de
l’égalité entre toutes les « singularisations qui se présentent » (y compris
du « modèle-conducteur ») et donc aussi du « mode d'imagination » mis
en œuvre pour re-présenter à la conscience ces variantes.
L’idéation pure implique donc une Aufhebung de la facticité ou rupture
du lien secret qui relie la conscience au monde. Selon que la forme de la
quelconquité dont dépend la pureté de l’exemple-modèle (et donc de la
série) est maintenue fermement ou non, il y aura deux modalités de saisie
de l’eidos. D'où deux modalités d'exercice de l’idéation: pure et impure.
L’idéation impure continue de concevoir l’eidos sur le sol du monde,
dans le maintien du lien secret qui unit les activités de la subjectivité au
« sol » du monde, au « champ universel de toutes nos activités », aux
réseaux motivés de nos intérêts. Elle s’exerce ainsi dans un cadre et un
horizon qu’elle ne thématise pas, qu’elle ne domine pas, mais qu’elle
présuppose sans cesse. L’idéation impure (ou généralisation empirique)
correspond à un intérêt de connaissance qui s'insère dans le tissu des
motivations et habitudes. L’idéation pure suppose une « indifférence »
complète à l’égard du monde, et donc une dé-motivation. Pour cela, il
faut (a) que la position secrète (la liaison secrète au monde, à l’être) du
monde soit remarquée et (b) qu'elle soit mise hors jeu, que nous nous
libérions, que nous nous affranchissions de ce lien. Ici s'indique donc un
autre lien secret, celui de la conscience d'exemple à la réduction, et plus
exactement celui entre l’indifférence propre à la forme de la
quodlibétalité et la neutralité de l’époché phénoménologico-
transcendantale.
« L’eidos est cependant véritablement pur seulement en ce cas, à savoir quand une liaison avec
les effectivités données est soigneusement exclue. Si nous varions librement, mais considérons en
secret que les sons quelconques sont des sons quelconques dans le monde, qui se donnent à
entendre à des hommes vivant sur terre ou sont effectivement entendus par eux, nous avons bien
alors une généralité d'essence ou Eidos, mais en rapport déterminant avec notre monde effectif et
factuel. C'est là une liaison ‘secrète’, non remarquée, pour des raisons tout à fait concevables. »508

Tout se passe donc comme si la constitution de la multiplicité idéale de


singularisations, d'exemplifications authentiques de l’eidos ne pouvait se
constituer en toute pureté sans un acte qui ressemble fort à la réduction.
Comme si, pour être pure, toute eidétique devait passer par une fondation
que seule la phénoménologie peut lui fournir, en l’arrachant « à l’attitude
507
Hua IX, p [77].
508
Hua IX, p[74] EU § 89 423 ligne 27 424 ligne 4. Je souligne.
195
naturelle », aux « habitus » qui lient la conscience au « sol du monde ».

§34. LA PORTÉE D’UNE ANALYSE DE LA QUODLIBÉTALITÉ

Même si elle se répercute au niveau de la matière d’acte et de la qua-


lité d’acte —par limitation du sens d’appréhension intentionné aux conte-
nus intuitivement et adéquatement présentés et par suspension du carac-
tère positionnel —, la pureté de l’intuition d’essence ne se laisse élucider
de façon à peu près satisfaisante, que si l’on remonte à cette performance
latérale et néanmoins fondamentale qu’est la quodlibétalité. C’est grâce à
la découverte de celle-ci que Husserl est conduit à abandonner le schéma
appréhension-sens d’appréhension, du moins dans la forme simpliste
qu’il avait pris dans un premier temps, au profit de différences
« modales » qui affectent la fondation des actes complexes, ainsi que la
« prise » des actes simples sur leurs « contenus présentatifs ». Les
différences qualitatives des actes et les différences de matière d’acte, pour
importantes qu’elles soient, sont dérivées, les différences « modales » des
actes se comprenant en dernière instance à partir des différences de
régime de la quodlibétalité. Celle-ci permet, par exemple, de saisir la
possibilité d’un double fonctionnement de la formalisation (symbolique
au sens propre et symbolico-ludique), du signe (purement expressif par
connexion catégoriale et indiciel par renvoi associatif), de l’idéation (pure
et impure), d’une double attitude psychologico-eidétique (mondaine et
phénoménologique), de deux modalités de la perception sensible (interne
ou externe), une perception sensible naïve parce que présomptive et une
perception sensible restreinte à son contenu intuitif, et par conséquent
d’une double modalité de tous les autres modes d’intuition non fondés,
enfin d’un double mode d’intuitionnification (par exemplification et par
illustration). Mais nous sommes encore loin d’une compréhension de la
structure complexe de l’acte de réduction qui conduit de la psychologie
phénoménologique à la phénoménologie transcendantale, de la logique
purement formelle à la logique transcendantale, de ce squelette de toute
langue qu’est la grammaire purement logique à la langue de la
phénoménologie transcendantale, et plus globalement, de la philosophie
métaphysique à la philosophie transcendantale.
Il nous faut à présent tenter de préciser le rapport entre la quodlibéta-
lité et la neutralité instauratrice de l’attitude transcendantale. Si l’on ad-
met que la performance fondamentale possède des différences de régime,
quel est le régime qui détermine la dé-motivation épochale et l’indexation
phénoménologique de toute objectité sur un système subjectif
constituant? Quel rapport entre la quodlibétalité et le phénomène de la
« mise entre parenthèse », de « la mise hors circuit » , hors d’action ou
hors jeu de la « thèse » du monde, c’est-à-dire de l’être au sens prégnant,
de l’être comme mondanéité? Quel rapport entre la quodlibétalité
(Beliebigkeit) en tant que prestation fondamentale et la contingence
(Zufälligkeit ) qui représente l’un des traits essentiels du sens d’être de
toute mondanéité, de toute transcendance, mais également de toute
immanence pour autant qu’elle est aperçue psychologiquement?
L’attitude phénoménologique propre aux Recherches logiques
196
découvre la différence entre les deux modalités de la quodlibétalité sous
la forme mi-logique, mi-psychologique d’une distinction qui parcourt
l’ensemble de l’œuvre: celle entre exemplification et illustration,
différence qui du côté des actes se traduit par l’opposition opératoire
entre tragen et anhalten. Si l’on essaie de remonter vers la figure
primitive d’une telle différence, primordiale d’un point de vue génétique,
il est possible, ainsi que le suggèrent les termes de Verbildlichung et
d’Exemplifizierung, d’en repérer les premiers linéaments dans ces deux
modifications de la perception que sont la conscience d’image et la
conscience de signe.

Si l’on veut à présent cerner la forme simple de conscience modifiée


qui assure à la neutralité phénoménologique son assise, il faudra tenir
compte de la multiplicité d’analoga possibles. Plus précisément, si l’on
admet le caractère archi-fondamental de la performance
quodlibétalisante, l’examen devra admettre avec équanimité l’ensemble
des prétendants au rôle et au statut d’analogon et de fondateur de la
neutralisation phénoménologique. Analogon et fondateur, car c’est bien
de cela qu’il s’agit. On peut se borner, comme y invite parfois Husserl
lui-même, à chercher un « quasi-équivalent » de l’attitude
phénoménologico-transcendantale orientée sur les corrélations noético-
noématiques, tantôt dans la conscience d’image, tantôt dans l’imagination
libre. Mais, on ne doit pas négliger ce fait que la neutralité de l’attitude
phénoménologique est précisément fondée sur de tels modes de
conscience, dans lesquels le phénoménologue puise justement ses
exemples. Une recherche de la parenté qui en reste au stade d’une simple
élucidation de l’analogie entre l’attitude phénoménologico-trans-
cendantale et tel ou tel mode de l’attitude naturelle, sans prendre en
compte la relation de fondation et son mode n’aboutit qu’à des résultats
limités. La réduction transcendantale est elle-même un acte doublement
fondé: (a) en tant qu’elle instaure une attitude eidétique, elle suppose la
réduction de tous les vécus en général à de simples exemplifications ainsi
que la « réduction » des objectités à des pôles noématiques de nouveaux
actes objectivants, de nouvelles « intentions », ce qui n’est possible,
comme nous l’avons vu, que par l’intervention de cette performance
fondamentale qu’est la « quodlibétalité »; mais, (b) en tant qu’elle
neutralise les nouvelles objectités que sont les structures
corrélationnelles, elle suppose également une fondation (Fundierung)
dans un « régime » particulier de la « quodlibétalité » (de
l’« indifférence ») qui affecte l’ensemble des « objets » qui constituent le
thème de la réflexion phénoménologique de l’indice « inactuel » et
« irréal et irréel » —alors même que la neutralité phénoménologique en
tant que neutralité de l’être représente le genre de toute forme de
neutralité.
Quel est donc le régime privilégié de quodlibétalité capable de fournir
à la neutralité phénoménologique son assise? Faut-il choisir entre
conscience d’image et conscience de signe, entre conscience d’image et
simple imagination, ou encore entre deux modes de la conscience
d’image (positionnel ou esthétiquement neutre) ou deux modes de la
conscience de signe?

Nous proposerons dans ce qui suit une double analogie: 1) d’abord,


197
celle entre neutralité phénoménologique et ce mode de quodlibétalité
propre à la conscience de signe, qu’on désigne le plus souvent comme
l’« arbitraire du signe »; 2) ensuite, celle entre neutralité
phénoménologique et « neutralité » iconique. Il ne faudra cependant pas y
voir seulement un dilemme, mais plutôt une double géné(an)alogie de la
réduction, qui se manifeste dans deux traits qui sont aussi deux phases de
la réduction phénoménologique: une phase abstrayante et formalisante
qui culmine dans la forme du flux et une phase constituante et génétique
qui atteint d’emblée ses limites et découvre son horizon dans le double
problème de l’apprésentation de l’alter ego et de l’incarnation — ces
limites marquant le premier pas hors de la sphère (« abstraite » et
« formelle » parce qu’obtenue par réduction abstractive) du propre.

§35. ESQUISSE D’UNE ANALYTIQUE DE LA QUODLIBÉTALITÉ.

Commençons par la première. Le signe ne se constitue que dans


l’indifférence à sa dimension sensible. C’est ce que la conscience dans
l’attitude naturelle nomme l’arbitraire du signe, sans trop être en mesure
d’établir si la « relation » arbitraire existe entre « signifiant » et
« signifié » ou bien entre « signe » et « chose »509.
Volens, nolens, ce débat illustre sur un mode naïf deux tendances que
la réflexion phénoménologique sur le signe légitime. Elles tentent de ré-
pondre, chacune à leur façon, à deux exigences sans lesquelles aucun
signe ne pourrait fonctionner: 1/ celle d’une référence objective et donc
d’une « possibilité réelle » de la signification et 2/ celle d’une certaine
liberté dans la dénomination et plus généralement dans l’expression,
c’est-à-dire d’une quodlibétalité de l’objet-signe. Cela équivaut à un
« pressentiment » naturel de deux traits que la phénoménologie met en
lumière dans le phénomène de la signification. La théorie du signe
comme icône (que l’iconicité soit attribuée à la signification en tant que
formation mentale ou, plus grossièrement, au signe pris comme un tout)
cherche à ménager la possibilité d’une référence objective et donc d’un
rapport à la réalité. La théorie du signe comme marque arbitraire (que la
valeur indicielle soit cantonnée au rapport de l’expression sonore à la
production mentale ou qu’elle soit étendue et généralisée à l’ensemble du
dispositif) respecte, elle aussi, un trait pertinent du phénomène global de
la signification à savoir l’absence de relation naturelle (ou motivée) entre
signe et chose. La phénoménologie assume ces deux tendances, cette
double exigence ainsi qu’en témoigne les deux gestes des Recherches
logiques: d’une part, la distinction entre signe expressif et signe indiciel
qui va de pair avec l’affirmation de l’autonomie de la sphère catégoriale
au sens large; et d’autre part, l’articulation de la signification et de la
référence qui conduit dans la Sixième Recherche à poser qu’une
signification n’accède à l’existence idéale et irréelle qui est la sienne, que
sur la base d’une illustration possible — le prime abord de celle-ci est
offert par une illustration se produisant une première fois et qui
conformément aux lois a priori d’existence des significations atteste la

509
Voir la célèbre « rectification » que Benveniste propose de la thèse fondamentale de
Saussure sur l’arbitraire du signe, en 1939, dans un article repris dans Problèmes de linguistique
générale I, p 49 et sq. En particulier pp 52-53.
198
possibilité réelle de la signification, son « idéalitérabilité » . Comme 510

nous avons essayé de le montrer, l’objectif des Recherches logiques est


double: sauver à la fois l’autonomie du logos tout en ménageant la
possibilité d’un rapport objectif au monde. L’attitude naturelle oscille
sans cesse entre ces deux visions unilatérales qui correspondent à deux
concepts de la « représentation »: la représentation (Vertrettung)
substitutive et arbitraire, et la représentation analogique (la
Repräsentation). Unilatérales, car si d’un côté le symbole analogique
semble préserver la relation au monde, d’un autre côté, il ravale l’activité
catégoriale au rang d’une « manipulation » de type pratique —ignorant
par là même l’essence de l’attitude formalisante et donc de l’attitude
théorique. Inversement, le symbole arbitraire manifeste la liberté et la
puissance de l’activité logique, mais au prix d’une rupture avec le monde
et d’un aveuglement sur rôle constitutif du langage pour l’apparition d’un
monde et de celui du monde pour la formation du langage.
Il nous faut donc montrer à présent comment la phénoménologie hus-
serlienne correspond à une hyperbole, c’est-à-dire à une double parabole
transcendantale de ces positions. Pour le dire d’emblée et dans une
formulation plus économique, en dégageant la quodlibétalité comme
performance fondamentale de l’idéation, Husserl établit par là même
occasion ce qu’il y a de commun entre toutes les attitudes et tous les
modes de conscience quels qu’ils soient: « imageant », symbolique,
idéatif ou généralisant ou formalisant, etc.. Sans une telle mise à jour,
l’ensemble des composantes d’actes (modes, qualités, matière, contenus
présentatifs, plénitude), patiemment dégagées au long des Recherches
logiques, ne parviendraient pas à rendre compte de la possibilité de ces
différences.

a) Le rôle déterminant des moments externes pour le mode


d’objectivation

C’est ainsi que dans les leçons de 1904-1905 sur L’imagination et la


conscience d’image qui se présentent comme un approfondissement
d’une partie capitale de « la phénoménologie et de la théorie de la
connaissance »511, Husserl mesure l’insuffisance du schéma appréhension-
sens d’appréhension-contenu présentatifs appréhendés512. Ni la différence
510
Nous empruntons (…) ce « concept valise » à J.Derrida, dans Spectres de Marx, p 225.
511
Leçons qui constituent le texte N° 1 du volume XXIII des Husserliana.
512
Insuffisantes, bien qu’elle permette d’aller plus loin que les théories ayant eu cours
jusque là. Husserl répartit ces théories en trois types: a) les théories psychophysiologiques qui
tentent d’expliquer des différences en faisant intervenir des processus naturels (Cf § 3); b) les
théories d’inspiration humienne qui élucident la différence d’essence des actes à partir d’une
différence au niveau des contenus « exposants » (§ 6); c) les théories d’inspiration brentanienne
qui fondent les différences sur les caractères d’actes, c’est-à-dire sur le mode d’intentionnalité
(§4). a) les premières sont insuffisantes, car elles commettent cette faute typique de l’attitude
naturelle naïve, qui consiste à expliquer des différences descriptives entre vécus, à partir de
« choses » qui ne sont rien dans ces actes. Or, comme le veut l’axiome phénoménologique, des
différences qui ne sont rien dans la représentation ne peuvent fonder des différences entre
représentations. b) Les secondes, dont Alexander Bain offre une variante, réduisent les
caractères descriptifs des vécus aux seuls contenus « réels », aux contenus présentatifs (le
matériau de la représentation) qui le plus souvent sont confondus avec les contenus objectifs.
C’est ainsi que Hume fonde la différence entre imagination et perception sur une simple
différence de degré dans les contenus, une différence de vivacité. Alexander Bain propose quant
à lui d’y voir une différence dans la plénitude (Fülle). Les contenus de l’imagination seraient
ainsi plus pauvres en déterminations, moins stables, et plus variables que ceux de la perception.
199
entre le type de contenus appréhendés (sensation vs phantasme), ni les
différences qualitatives (positionnel vs neutre) ne parviennent à rendre
compte pleinement de distinctions entre essences intentionnelles telles
que celle entre conscience d’image et imagination simple, perception et
conscience d’image, conscience de signe et conscience d’image,
conscience d’image neutre et conscience d’image positionnelle, etc.. Une
élucidation de ces différences à partir des matières d’actes (ou sens
d’appréhension) étant par principe exclue, il ne reste que la possibilité
d’une différenciation à partir des modes d’appréhension. Mais comme il
est facile de le voir, nous retomberions alors dans les redondances d’une
psychologie de l’intentionnalité expliquant la possibilité d’un acte … à
partir de lui-même. Il faut donc localiser d’autres moments non
comptabilisés jusqu’alors et à partir desquels une élucidation satisfaisante
se révélerait praticable513. Les leçons de 1904-1905 dans leur examen des
moments internes (réels ou intentionnels) des actes se situent ainsi dans le
prolongement des analyses des Recherches logiques. Mais ayant épuisé
les possibilités de différenciation entre les diverses formes d’actes
considérés à partir des seuls moments internes, Husserl est conduit
insensiblement à entr’apercevoir le rôle déterminant des moments
externes. C’est ainsi qu’au paragraphe 14, après avoir montré que la
conscience d’image se distinguait de la conscience de « signe arbitraire »,
mais également de la conscience de « symbole analogique », par la
présence de moments illustratifs adéquats au niveau du contenu expositif,
Husserl souligne en passant le rôle déterminant des moments externes.
Bien évidemment, le recours à ces moments externes doit être fermement
distingué de l’explication par des causes ou par des processus externes,
que nous proposent la psychophysiologie, et plus généralement les
théories génétiques naturalistes. Ces moments externes ne sont pas non
plus les contenus présentatifs non illustrants, les moments de non
ressemblance entre l’objet-image apparaissant et l’objet-dépeint par
l’image et visé à travers elle — moments d’indéterminités que Husserl a
parfois nommé composantes symboliques dans les Recherches logiques,
avant de critiquer l’usage d’une telle dénomination dans les leçons de
1908, sur la Théorie de la signification. Car, comme le montre l’exemple
du mannequin du Panoptikum, à supposer que tous les traits présentatifs
recouvrent parfaitement ceux qu’aurait l’objet s’il était donné en
personne, nous saurions néanmoins qu’il s’agit alors d’une illusion. Mais
sur quoi se fonde un tel « savoir »?
Mais ce type de différenciation manque la relation essentielle entre les marques de la plénitude
et l’appréhension, et par voie de conséquence la différence d’essence intentionnelle entre
perception et imagination. c) Le mérite du dernier type de théorie réside en ce que pour la
première fois l’importance des caractères d’acte se trouve reconnue. Pour la première fois se
trouve mise en lumière la distinction entre acte intentionnel et objet (ou contenu) intentionné.
Mais comme le montrait déjà la RL V dont le § 4 reprend l’essentiel, Brentano s’est trouvé égaré
par sa vision monolithique de la représentation. Il est ainsi resté aveugle aux composantes de ces
actes « simples » et plus particulièrement « à l’appréhension, à l’interprétation objectivante »
(p [9]) à l’œuvre dans toute intention, dans tout acte (simple ou complexe). Là encore, les
objections formulées par Husserl sont celles de la Cinquième Recherche. La théorie qui s’y
trouve proposée permet d’aller plus loin que les théories psychologico-génétique en vogue (p
[12-13]), mais également que les théories qui concentrent leurs efforts sur les seuls caractères
descriptifs — le tort de ces dernières théories d’inspiration humienne étant de chercher à fonder
la différence entre image et perception, et donc celle entre sensation et phantasme sur une diffé-
rence de degré de plénitude et de vivacité.
513
Cette nécessité à été ressentie par M. Saraiva qui après avoir envisagé les différents mo-
ments d’un acte affirme que « d’autres moments encore peuvent être discernés dans les actes ».
L’imagination selon Husserl , p 194.
200
« Nous sommes ainsi renvoyés à des moments externes. Dans le cas d’un portrait parfait, qui
représente la personne parfaitement d’après tous ses moments (…), un tel portrait dispose sous notre
regard, la personne comme si elle était là. Mais la personne même appartient à un autre contexte
(Zusammenhang) que celui de l’objet-image. La véritable personne se meut, parle, etc. la personne-
en-image est une figure (Figur) figée et muette. C’est pour cela que le conflit avec l’effectivité de
l’image physique est ce qui caractérise l’objet-image comme apparence sensible."514

A mesure que Husserl avancera dans l’élucidation des différences


entre conscience d’image, imagination, conscience de signe (analogique
ou non), etc., l’importance de ces moments externes ne cessera de
croître515. De tels moments ne sont ni les moments d’indéterminités qui
complètent à vide l’horizon interne d’un acte objectivant, ni les moments
potentiels co-donnés qui forment l’arrière-plan ou horizon externe de ce
même acte; mais ce sont des moments qui possèdent d’emblée leur
fonction constitutive — constitutive de l’horizontalité (externe et interne)
des représentations en général. Ces moments externes correspondent dans
le cas de la différence entre conscience d’image et perception à ce qu’on
pourrait nommer par économie le « dispositif d’encadrement ». Un tel
cadre qui n’a pas besoin d’être marqué matériellement fonde le
« conflit » qui produit ce dédoublement de la référence objective au sein
du phénomène image. Ce conflit va de pair avec une neutralisation
impure de l’objet-physique et une neutralisation imaginale (iconique) de
l’objet-image. Se trouve ainsi ouvert un horizon irréel, qui est comme
une parenthèse à l’intérieur du monde. Le cadre marque le lieu du conflit
de l’horizon interne de l’image avec le contexte mondain.
"La gravure nous montre un dessin. Nous n'appréhendons pas (…) le dessin comme un
système de lignes et d'ombres sur une surface de papier, mais plutôt, aussi loin que s’étend le dessin
en général, nous ne voyons pas le papier, mais des formes plastiques, et en elles (in ihnen) ou mieux
à travers elles (durch sie hindurch) s'accomplit la référence (Beziehung auf) au Sujet. La gravure
possède une bordure de papier blanc (einen weissen Papierrand): là nous voyons du papier. L’image
a un cadre (einen Rahmen), et le cadre se détache du mur sur lequel il est accroché avec son papier;
le mur appartient à la chambre, dont une part importante domine le champ de vision. Tout cela n'est
pas sans signification."516

Cela est tellement peu sans signification, que sans la prise en compte
de ces moments externes on ne comprendra pas la possibilité de l’illusion
perceptive, et de la modification du « presque » (fast) qui la caractérise.
Une telle modification est un mode dérivé ou un cas-limite de la
modification du quasi, qui en tant que tel rend visible les limites de
l’essence intentionnelle conscience d’image. Ainsi de l’homme ou de la
dame du musée de cire. Le mode d’appréhension perceptif —en réalité
intropathique— tend d’autant plus à s’imposer que le recouvrement des
moments internes constitutifs de la matière (ou sens noématique) est plus
complet, et que ce que nous montre « l’image »517 correspond davantage à
514
Hua XXIII, p [32].
515
Mais déjà dans les Recherches logiques l’importance de ces moments externes se fait
sentir. Il faudrait travailler en ce sens l’exemple de la RL VI, p [54-55] opposant l’usage de la
lettre A et la photographie de la lettre A. A rapprocher de Hua XXIII, p [45], sur la bordure de
papier (Papierrand) d’une gravure qui fonctionne comme un cadre. Ces moments externes que
nous résumons sous le titre de cadre n’ont pas besoin d’être marquées matériellement par un
cadre, un simple « coupure matérielle » suffit.
516
§ 22 intitulé par l’éditeur: L’apparition de l’objet-image et son caractère d’ineffectivité,
de conflit avec le présent d’un champ visuel constituant perceptif. p [45]. Je souligne.
517
Au sens large qui couvre toute production plastique, et en général, toute forme de
présentation indirecte procédant par « encadrement ». C’est ainsi qu’une statue est une image.
C’est ainsi qu’il y a non seulement des imaginations, mais également des images de jugement
201
ce que nous montrerait la chose si elle était présente. Mais aussi parfait
que puisse être ce recouvrement des moments internes du sens
d’appréhension ou sens noématique —et nous avons vu que Husserl
n’excluait pas le cas d’une illusion parfaite—, subsistent toujours des
moments externes qui déterminent le mode d’interprétation dominant
mobilisé par la conscience. C’est sur ces moments externes
contextualisant et/ou neutralisant que se fonde la conscience du
« presque », par laquelle se caractérise le trompe l’œil, et qui le rattache à
la conscience d’image. Bien qu’à nous en tenir aux seuls moments
internes nous ne puissions pas nous empêcher d’y voir un homme ou une
femme, nous « savons » qu’il ne s’agit là que d’une illusion « réussie »,
c’est-à-dire d’une conscience d’image qui échoue et d’une conscience
perceptive qui faut être (au sens du verbe faillir), qui peine à être. Ce
genre d’illusion perceptive est donc une perception affectée de la
modification du « presque »518.
C’est également en fonction de ces moments externes que
s’éclairent les différences entre les modes de référence propres au
signe arbitraire, au symbole analogique et à l’image. Si l’on reprend
l’exemple du signe A (et non de la lettre) et de la photographie du
signe A, les moments externes sont essentiels pour fonder le
« jugement conceptuel » par lequel nous affirmons qu’il s’agit d’une
image du signe A, et non pas d’un texte découpé où apparaîtrait le
signe A. A l’inverse, lorsque nous sommes en présence d’une borne
romaine dont les signes ont été en partie effacés par le temps, nous
appréhendons les traces qui apparaissent comme des signes et la
borne comme un texte, en nous fondant sur des moments externes au
texte, sur des moments « périgraphiques », et ce malgré le caractère
lacunaire et fragmentaire des expressions qui y figurent. Nous
« savons » qu’il s’agit là d’un texte et non d’une image. Ce n’est donc
pas, à proprement parler, l’absence ou la présence d’un cadre qui
détermine le mode d’appréhension, et le mode de renvoi ou de
référence qui anime la matière d’acte (ou sens d’appréhension),
iconique symbolique libre ou symbolique analogique, puisque dans
les deux cas, une « contextualisation » est à l’œuvre, qui fixe le mode
de renvoi propre à la chose. Un approfondissement de la différence
entre signe et image, passe donc par une confrontation de l’enca-
drement iconique et de « l’encadrement » périgraphique. Un tel
« phénomène » d’encadrement ne cesse de hanter la réflexion
husserlienne depuis les premières œuvres.
Hantise des hypothèses de processus ou de mécanismes inconscients
dont Husserl après Brentano tentent d’affranchir la méthode d’investiga-
tion psychologique. Les mutations ou les « transpositions » de la
psychologie descriptive en psychologie phénoménologique puis en
phénoménologie transcendantale sont symptomatiques de cette lutte
contre les spectres. Or le spectre —qui comporte toujours à la fois
(Cf par exemple, p [96]), et plus généralement de tout ce qui peut donner lieu à une perception
au sens large. Il y a donc aussi des « images catégoriales » (au sens propre et au sens impropre).
Des images de jugement. Des images de concepts ou d’expressions. C’est ce qui se produit
précisément dans le cas des exemples, des citations, de la suppositio materialis, etc. Mais tout
ceci demanderait à être repris à un autre rythme et plus patiemment.
518
Il faudrait cependant affiner, et distinguer les « images » qui se font passer pour les
choses qu’elles présentent, des illusions proprement perceptives qui se bornent à faire apparaître
les choses autrement qu’elles ne sont. Sur ces deux aspects, cf. respectivement § 19 pp [39-41]
et § 23, pp [48-49] in Hua XXIII,
202
quelque chose de mécanique et de vivant— ne cesse de resurgir de loin
en loin au cœur des phénomènes purement immanents, sous la forme
d’une médiation discrète, ainsi qu’au cœur de la langue dans laquelle on
tente de les décrire. Ce spectre qui apparaît toujours à l’écart, légèrement
à côté des phénomènes thématiques et du discours décalé qui les décrit,
menace en permanence de les ventriloquer et de les articuler malgré la
liberté, malgré l’autonomie affichée. Au point que la phénoménologie se
métamorphose en un mime transcendantal des méthodes génétiques tant
décriées.
Bien évidemment, il ne s’agit là que d’ « hypothèses » dont il faudrait
préciser le sens, et dont la « vérification » s’avère inévitablement
paradoxale et périlleuse. Plus modestement, il faudrait commencer par
repérer les régimes de fonctionnement de ce « cadre », et leur rôle
déterminant dans la « proposition » de telle ou telle performance par la
conscience. Un tel fonctionnement n’est lui-même descriptible qu’en
termes de renvoi, d’association (ou encore d’éveil) et de motivation —
moyennant une « conversion » de ces expressions issues de la
psychologie génétique empiriste en expressions phénoménologiques519.

b) Idée d’une classification des modes de présentation en fonction de


ces moments externes.
Le concept large de renvoi.

Il n’est donc pas surprenant qu’après avoir distingué fermement le


renvoi indiciel de la signification expressive, Husserl propose une
classification des actes objectivants indirects (conscience d’image,
conscience de signe et simple imagination), en termes de renvoi — au
risque de brouiller les distinctions pourtant essentielles entre
signification et renvoi, signification et référence, signification et sens
d’appréhension.
Que l’importance de ces textes, l’absence de leur prise en compte
dans les études consacrées à cette question et leur inaccessibilité en
français, suffisent à justifier qu’on procède ici, un peu longuement, à
leur citation.
"Les considérations faites ci-dessus nous rendent l’interpénétration des deux
appréhensions —qui constituent la conscience appréhensive de l’iconicité— dans
une certaine mesure compréhensible et il ne nous reste plus qu'à rendre nette sa
différence avec l’appréhension perceptive, mais aussi avec l’appréhension
symbolique. En ce qui concerne surtout la dernière, l’appréhension d'image et
l’appréhension symbolique ont ceci en commun, qu'elles ne sont pas des
appréhensions simples. Toutes deux renvoient au-delà d'elles-mêmes (über sich
hinaus) d'une certaine manière. Mais l’appréhension symbolique renvoie hors de soi
(aus sich hinaus), tandis que l’appréhension signitive, à cet effet, renvoie en outre à
un objet intimement étranger à l’apparaissant. Dans tous les cas, il y a renvoi vers le
dehors (nach aussen). L’appréhension d'image renvoie aussi à un autre objet, mais
519
Il n’y a donc rien de choquant ou d’inconséquent à voir Husserl se ré-approprier une
terminologie qu’il avait préalablement proscrite. Une fois de plus cette éviction du renvoi
indiciel et de la relation de motivation (d’association) entre l’indiquant et l’indiqué, n’a qu’une
portée limitée. Elle s’impose dans un premier temps pour préserver la sphère logique pure de
toutes les interprétations psychologistes, pour assurer à la sphère catégoriale son autonomie —
pour poser plus radicalement et plus profondément dans un deuxième temps, le problème de sa
fondation et de sa constitution sans retomber dans les confusions métaphysiques traditionnelles.
On peut donc y voir, avec Gérard Granel un emprunt, mais c’est ce geste, et l’inéluctabilité de
ce geste pour toute pensée qu’il faut alors prendre au sérieux.
203
qui est toujours un objet de même sorte (gleichgearteten), à un objet analogue, qui
se présente dans l’image (darstellenden), et surtout, elle renvoie à l’objet à travers
soi-même (durch sich selbst hindurch)520. Le regard visant sera dans le cas de la
représentation symbolique détourné du symbole (hinweggwiesen); dans le cas de la
représentation par image il sera tourné (hingewiesen) vers l’image. De façon à nous
représenter l’objet, il nous faudra par le regard pénétrer dans l’image (sollen wir uns
in das Bild hineinschauen); nous devons trouver représenté (dargestellt) l’objet dans
ce qui est porteur de la fonction d'image (Träger der Bildfunktion), et plus nous
saisissons cela de façon vivante, et plus le Sujet sera pour nous vivant, visible, re-
présenté dans l’image."521

Nous pouvons donc proposer la classification suivante des modes de


présentation:
(1) présentation (Gegenwärtigung) directe actuelle, perceptive: renvoi
horizontal interne de la chose à elle-même, à même elle-même, (In-sich-
selbst- und An-sich-selbst-Hinweisung) moyennant un écart entre les dé-
terminités données dans la plénitude et les déterminités anticipées à vide.
A quoi, il faut ajouter un renvoi latéral aux déterminités relatives qui s’in-
diquent ou peuvent s’indiquer à partir des déterminités internes. Le cadre
d’indétermination ou cadre de sens vide fonctionne de telle manière que
toute référence se produit sur le même plan d’actualité.
(2) la re-présentation (Vergegenwärtigung) indirecte: renvoi au-delà de
soi (Über-sich-hinaus-Weisung) qu’il faut différencier en deux sous-
modalités: (a) renvoi au-delà de soi et au-dedans de soi, à travers soi
(Durch-sich-selbst-hindurch-hinausweisung), dans le cas de l’image; et
(b) renvoi au-delà de soi « à partir » de soi (Aus-sich-hinaus-weisung),
dans le cas du signe.
L’encadrement figural investit l’apparaissant (l’objet-image) d’une
fonction de porteur de référence. L’intentionnalité qui relie la conscience
percevante à l’objet perçu, se trouve déplacée et déposée dans l’irréalité,
le rien qu’est l’image. C’est ainsi qu’il est possible de parler d’une
« intentionnalité noématique », qui ne signifie rien sinon que l’image as-
sume une fonction de porteur de référence objective. Alors que la
pellicule d’Erscheinung en tant que tissu réel des vécus perceptifs est
porteuse d’une fonction de présentation par esquisse de l’objet
appréhendé, elle n’est plus que le simple soutien d’une apparition de
degré deux, celle de l’objet-image qui s’arroge la fonction de porteur de
la présentation et de la référence objective. Ce détournement de
l’intentionnalité noétique en intentionnalité noématique est commun à
l’image et au signe. Mais alors que l’image n’assume sa fonction de
porteuse d’une référence objective qu’à obliger l’appréhension à en
passer par elle, et à y séjourner, le signe n’assume la sienne que dans la
mesure où il incite l’appréhension à se détourner de lui. Ce passage
obligé par les moments internes de l’image est à l’origine des pouvoirs de
l’image522 et de ces abus de pouvoir que sont les illusions du type
mannequin en trompe l’œil du musée de cire. La raison n’en est pas à
520
Souligné par Husserl. Nous avons ainsi le genre: renvoie au-delà de soi (über sich
hinausweisen). Avec ses modalisations spécifiques: symbole et signe: nach aussen et image:
durch sich selbst hindurch.
521
Hua XXIII, Texte n° 1, §15. « Communauté et différence entre appréhension imageante
et appréhension symbolique. » p [34 et suiv.]. Nous trouvons une autre présentation de cette
classification, plus bas, dans le même texte: p [45 et suiv.]. Voir aussi pp [82-83].
522
C’est pourquoi, ces pouvoirs de l’image signifient non pas, capacité à « exercer une
action sur quelque chose ou sur quelqu’un », « être capable de force », mais transformation de
« la force en puissance par modalisation du « faire » et de « l’agir », et la puissance en pouvoir
en la « valorisant »’. Louis Marin, Des pouvoirs de l’image. 1993, p 14.
204
chercher uniquement dans la présence de moments présentatifs internes
communs à l’objet-image et à la chose à laquelle elle se réfère, mais dans
l’impureté de sa neutralisation, du discrédit qui la stigmatise et qui peut à
tout moment être levé pour livrer le passage à des « effets » qu’elle
usurpe à la chose qu’elle re-présente. Cette levée consiste toujours en un
estompage du cadre, qui peut aller jusqu’à l’escamotage pur et simple.
Cette disparition du cadre signifie en réalité une intériorisation de celui-ci
par la conscience tournée vers l’image. Le cadre neutralisateur se fait
alors passer, à l’insu de la conscience, pour un cadre d’indétermination,
un cadre de sens vide. Non seulement il piège la conscience dans son
activité performatrice, mais brouille les frontières entre ce qui relève
réellement de la subjectivité et ce qui relève de l’objectivité.
Il en va différemment du signe (même lorsque celui-ci possède des
moments analogisants, comme dans le symbolisme analogique). Le
caractère de discrédit, d’inactualité qui frappe le signe ne dépend pas
apparemment de l’intervention d’un encadrement, et il y a peu de
risque, semble-t-il, pour qu’on confonde le mot et la chose. Le signe,
par opposition à l’image, est pure fonctionnalité, pur porteur de
signification. Toute prétention du signe à valoir pour la chose qu’il
désigne se trouve mise fermement hors jeu. Ce deuil de la chose et du
prestige de la présence est le prix à payer pour pouvoir fonctionner
indépendamment de la chose, bref pour pouvoir continuer à porter la
référence de façon purement symbolique sans l’appui d’aucune
intuition « présentifiante » ou présentatrice, sans aucun remplissement
intuitif. En déconnectant la référence de son adhérence aux aspects
visibles de la chose, le signe ouvre un royaume d’objectités transpa-
rentes et sans ombres: le royaume des significations. Cette servitude
absolue du signe est comme nous l’avons vu la condition de la liberté
de l’activité catégoriale.
Mais, ainsi que nous l’avons vu également, il n’est pas possible de ré-
duire le concept du signitif au sens strict à celui du catégorial (au sens
strict), d’une part. Et d’autre part, la focalisation sur l’unité signitive
(signe algébrique, mot, phrase, discours) risque de masquer l’unité véri-
table qui est ou bien celle de la langue, ou bien celle de la grammaire pu-
rement logique. Nous parvenons ainsi à une compréhension
phénoménologique de ce constat d’une certaine sémiologie: alors que le
discours ne fonctionne que dans le cadre d’une langue ou d’une logique,
l’image tend à être à la fois discours et présentation de son propre
« code », de sa propre langue. Dans le cas du signe, le cadre est fourni par
la langue. Les bordures de ce cadre sont marquées de multiples façons: de
manière empirique par ce qu’il est convenu d’appeler les « frontières
linguistiques », mais de façon plus essentielle par ces multiples bordures
que représentent la valeur indicielle et le besoin de complément des
expressions essentiellement flottantes, la valeur iconique des expressions
figurées, les onomatopées … mais aussi les séquences discursives à
valeur expositive que sont les exemples.
Ce principe de différenciation est repris au § 40. Tout en soulignant,
une fois encore, les similitudes entre conscience iconique et conscience
signitive ou symbolique, à savoir, entre autres, l’assomption de fonction
de porteur d’une référence objective, Husserl y accentue la différence
entre fonction symbolisante et fonction exposante (darstellenden) de
l’image. Alors que « la fonction symbolisante est une fonction de
205
représentation extérieure (eine äusserlich vorstellende Funktion), la
fonction imageante est une fonction d’exposition intérieure (eine
innerlich darstellende Funktion) »523. Le Sujet de l’image (Bild-Sujet) est
intuitionné et identifié au-dedans des noyaux porteurs de la fonction
illustrative, mais à mesure que s’accroît l’écart entre l’étendue de ces
moments porteurs et que l’ensemble de ces moments expositifs
(darstellenden) devient plutôt l’exposition d’un manque (Manko), la
fonction d’exposition se convertit peu à peu en conscience symbolique.
La conscience ne trouvant plus ces relais de sa visée et de sa vision que
sont les moments porteurs d’illustration tend à s’aveugler, à se changer en
une conscience symbolique. Mais ainsi que nous l’avons vu, cet
aveuglement à l’égard de ce qui est présentable par image est la condition
d’un autre regard, celui de l’intuition catégorial, par lequel s’ouvre à la
conscience l’armature catégoriale du monde et à terme le « monde » du
catégorial —ce qui correspondrait au moment platonicien. Il faut, de ce
fait, être très attentif aux plus légères variations syntaxiques au moyen
desquelles Husserl tente de rendre compte de la différence entre le
symbole fonctionnant analogiquement et l’image fonctionnant symboli-
quement524. Alors que l’image symbolique renvoie « à partir de soi hors de
soi » (aus sich heraus), le symbole (qu’il soit analogique ou non) a fait le
deuil de l’objet et s’institue en porteur d’une fonction référentielle
objective par rapport à laquelle toute illustration ou toute présentation
perceptive sensible sera inadéquate et ne pourra au mieux fournir qu’un
simple point d’appui, le « double » contingent d’un possible. Il peut alors
ouvrir et porter en soi un « monde » de formes catégoriales capables de
lui donner la puissance d’articuler le monde et de le mettre à disposition
comme un de ses possibles. Une telle mutation de la conscience est, à en
croire l’ébauche d’histoire de l’écriture du § 16, le produit d’une
Abschleifung, d’un polissage qui tient à la fois de l’ébauche et de la
purification (une « épurification »). Ce n’est qu’ensuite qu’intervient la
phase de Bildung proprement dite, une Bildung qui plus que jamais
concentre en elle les pouvoirs d’une « (re)mise en forme », d’une
« formation » par « mise à plat » ou « en tableau » de ce qui a été
préalablement dégagé de sa gangue iconique.
"Nous pourrions aussi distinguer dans le représenter symbolique deux classes. Le symbolique
au sens originel et ancien du terme: le se représenter extérieurement (Vorstelligmachen) à travers
des images, des symboles, des hiéroglyphes. La parole et l’écrit ont originellement un caractère
symbolique, et plus précisément hiéroglyphique. Quant au représenter signitif par signes qui sont
complètement sans rapport (beziehungslos) avec les choses, qui n'ont rien à voir avec elles, il est
issu premièrement d’un polissage (Abschleifung) et plus tard de la formation (Bildung) de mots
artificiels (Kunstworten), de signes algébriques, etc.. »525

Mais pour être progressive, une telle « épurification » doit trouver


dans l’image les linéaments des « formes » arbitraires qu’elle cherche à y
dégager. Plus précisément, elle doit isoler dans le fonctionnement de
l’image, une fonction subalterne et relativement discrète, qui est le
principe même de la « discrétion » entre le monde de l’image et le monde
523
op. cit. p [82].
524
Ces images ne sont pas nécessairement dépourvues « objectivement » de tout moment
illustratif, mais ces considérations « objectives » n’ont ici aucune pertinence, comme il apparaît
à la lecture du § 16, où Husserl envisage un cas de fonctionnement signitif-indiciel des
reproductions de « peintures » dans un catalogue. p [35], Hua XXIII.
525
Hua XXIII, pp [35-36]. Je souligne.
206
de la perception, une fonction qui en marquant l’absence de rapport entre
la chose dépeinte par l’image et l’environnement dans lequel surgit
l’image, rend possible la référence de l’image à son monde. Cette proto-
écriture, c’est le cadre auquel Husserl ne cesse de revenir, sans parvenir à
s’y arrêter, à s’y poser.

c) Deux modalités d’encadrement

Dans un texte plus ancien daté de 1898, reproduit dans le Beilage I,


Husserl s’attarde à étudier dans le détail le rôle de l’encadrement-par-en-
vironnement (Umrahmung) qu’il oppose à l’encadrement-par-rassemble-
ment (Einrahmung). Même si c’est par touches fugaces, au moyen de lé-
gères nuances terminologiques, une telle distinction semble s’imposer au
détour d’une correction apportée à l’interprétation naturelle du phéno-
mène d’encadrement. Pendant que nous sommes tournés à travers l’image
sur le Sujet, « l’image physique, la chose encadrée (das Eingerahmte) qui
pend au mur sous nos yeux » est bien là devant nous. Mais « à y regarder
de plus près cette représentation n’est pas tout à fait correcte ». Bien que
le monde de la perception continue d’avoir cours, l’image physique en
tant que chose encadrée n’apparaît pas. De la chose encadrée, « seule une
partie entre dans l’appréhension », et c’est précisément tout sauf la chose
image physique. L’unité organique de l’appréhension d’image intègre
(einfügt) outre les moments internes (« les couleurs et les formes du
dessin »), « l’encadrement et même le reste de l’environnement spatial »
(die Umrahmung und selbst die weitere raümliche Umgebung). Cela
donne lieu à une formule, dans laquelle E. Fink aura vu l’essence même
du phénomène iconique526 :
"L’image surgit, comme on dit, hors du cadre, c'est-à-dire que nous regardons à travers lui
comme à travers une fenêtre dans l’espace des objets (durch hinein), et ainsi du reste. L’objet
dépeint se trouve donc appréhendé dans une appréhension unitaire, en une connexion
(Zusammenhang) objective unitaire avec l’objectité encadrante, la chose dépeinte [étant] mise en
avant sur le mode de ce qui est particulièrement considéré (des besonders Beachteten), et la chose
encadrante (das Umrahmende) étant posée à l’arrière plan mise en arrière sur le mode de ce qui est
‘accessoirement’ (nebenbei) considéré."527

L’encadrement-par-environnement fonctionne sur le mode de ce qui


est considéré latéralement, à côté, par parenthèse. A lire et relire ces
pages, un pressentiment s’impose de plus en plus fortement qui tend à
mesure à devenir pré-vision, anticipation, sans parvenir pour autant à

526
Cf. L’essai d’E. Fink consacrée à la question des re-présentations, de l’imagination et de
la conscience image, repris dans De la phénoménologie pp. trad. D. Franck, Paris, Minuit, 1974,
p 92-93: « L’image comme ‘fenêre’ sur le monde d’image ». Il faudrait tenter un rapprochement
prudent de ce concept de « fenêtre » comme structure d’essence du phénomène de l’image, de la
« fenêtre » qu’a ou n’a pas la monade, qu’elle porte et qui la constitue. Pour déroutant qu’il soit
un tel concept n’a rien de fantaisiste. Husserl lui-même dans Philosophie première, II, pages
[116-117] rappelle, de manière à rendre plus acceptable l’idée d’une scission du moi, en moi
constitutant et moi spectateur, scission induite par l’epoché phénoménologique, que se produit
dans toute imagination (Phantasie) la scission entre un « moi imaginant » et un « moi co-
imaginé » qui se trouve inclus dans le jeu (im Spiel), mais également dans tout souvenir (p
[131]). Voir également p [133] et dans Hua XXIII, p [41], p [42], p [46], p [58], p [119], p [121],
p [132], p [572], p [573].
527
Hua XXIII, p [122]. Je souligne.
207
s’imposer sous la forme d’une intuition catégoriale, du fait d’une
singulière complication de syntaxe. A savoir, que ce phénomène
d’encadrement a quelque chose à voir avec le phénomène de
l’exemplification. Paradeiknumi, signifie en effet « montrer à côté,
mettre en regard, en parallèle ». Mais en l’occurrence ce qui se montre
« à côté », par parenthèse, dans l’illustration, c’est l’environnement-
encadrant. Il n’est pas proprement montré, mais contribue à ce mode de
monstration qu’est l’illustration au sens propre. Une clarification de ce
pressentiment passerait probablement par une étude plus précise du
phénomène d’encadrement dans le cas de l’illustration discursive et de
l’illustration iconique proprement dite. Parmi les voies qui s’imposent à
nous, l’une consisterait à mobiliser la distinction déjà mentionnée ci-
dessus pour rendre compte de l’idéalité de l’occurrence signitive, à savoir
la différence entre le remarquer primaire et le remarquer secondaire, entre
Aufmerkung et Bemerkung. Il nous faut délaisser cette voie, car sous la
forme d’une opposition opératoire générale, elle nous fait manquer la
spécificité du phénomène d’encadrement qu’une perspective génétique
est condamnée à traverser. Il nous faut donc tenter de cerner de plus près
le fonctionnement normal et « primitif » de la conscience d’image à par-
tir et sur la base du « phénomène » du cadre. L’encadrement-par-environ-
nement conjugue en une fonction deux gestes apparemment contradic-
toires. Il écarte le monde de la perception, le met de côté et ce faisant le
dote d’une fonction qu’on ne peut attribuer à aucun des contenus de
l’environnement médiat et immédiat, ni même à l’ensemble des choses
du monde de la perception. Plus précisément, l’environnement perceptif
qui est co-donné dans toute perception singulière, n’assume la fonction
de cadre qu’à soustraire à toute considération la seule chose réelle qui est
encadrée, à savoir la chose-physique qui se trouve escamotée par l’image
apparaissante. L’encadrement-par-environnement, c’est le tout du monde
environnant sauf un ou une: précisément la chose-physique encadrée, qui
de plus n’est pas considérée en elle-même. Celle-ci n’est pas réellement
mise entre parenthèse, elle est plus simplement escamotée. C’est moyen-
nant cette apparition par parenthèse, accessoire du monde et par cet es-
camotage de ce qui est réellement encadré que l’image fonctionne
illustrativement528.
Mais un tel phénomène trouble la vue du psychologue brentanien
528
Hua XXIII pp [121-122]: "nous sommes, selon les circonstances, tournés tantôt vers
l’une ou l’autre de ces réalités. Le plus souvent, nous ne faisons pas du tout attention à
l’encadrement (Umrahmung), mais plutôt exclusivement au Sujet: l’encadrement est alors certes
appréhendé, mais il n'est pas perçu au sens prégnant du terme, et pas représenté. Dans d'autres
cas la sphère de l’orientation visante s'étend au contexte appréhendé, lorsque nous référons le
Sujet représenté de façon expresse à l’encadrement-par-environnement (…), et qu'ainsi nous
visons aussi cette référence (dieser Beziehung) elle-même. En règle générale, la perception de
l’un alterne avec celle de l’autre: tandis que l’intérêt est concentré sur le Sujet, l’encadrement se
fraie un passage vers une prise-en-compte momentanée, sans que l’essentiel de cet intérêt soit
détourné. Dans tous les cas, l’image physique fournit (leistet), en vérité, sa contribution (seinen
Beitrag) à l’unité appréhensive de l’appréhension objective, dans laquelle une représentation ou
une autre puise. Mais nous remarquons que ce n'est pas l’image entière, mais seulement cer-
taines parties (nur gewisse Bestandstücke) de celle-ci (l’encadrement-par-environnement) (die
Umrahmung) qui se trouvent intimement entrelacées à l’environnement unitaire (in die
einheiltiche Umgebung) de l’objet dépeint et portées avec lui à l’appréhension objective. Si nous
appréhendons les objets représentés iconiquement en tant que surgis sant hors du cadre (aus dem
Rahmen heraustrendende), ou si ce cadre nous apparaît comme une fenêtre à travers laquelle
nous regardons à l’intérieur de son espace (durch welches wir in ihren Raum … hineinsehen) (de
son paysage en peinture), c'est alors qu'à l’intérieur du contexte unitaire de la réalité et de
l’iconicité, qu'il n'y a pour la chose-image physique, à l’évidence, aucune place (kein Platz), si
ce n'est précisément pour son cadre (eben nur für seinen Rahmen)."
208
qu’est à cette époque encore, en partie, Husserl, comme il continuera de
troubler celle du phénoménologue, le poussant toujours plus loin dans
son effort de clarification. Si le cadre fixe la vision, il semble à l’inverse
extrêmement difficile à une vision de se fixer sur le cadre en tant qu’il
fonctionne529. Sauf à pratiquer, et au risque de se luxer la vue, une vision
latérale regardant toujours en direction de la bordure du champ de vision.
Luxation par laquelle l’improbable appréhension de cadre se retournera,
avec la mise en œuvre du regard phénoménologique, en cadre
d’appréhension. A défaut de pouvoir fixer l’attention, même de façon
secondaire sur le cadre, il est en effet possible de le remarquer530.
L’encadrement, qui n’est pas une partie réelle de la chose image, ni une
partie réelle de l’environnement réel du tableau, semble donc dans
l’attitude naturelle échapper à toute appréhension, qu’elle soit perceptive,
iconique ou mixte. Bien qu’il ne soit pas porteur de la référence iconique
et ne fournisse pas même un appui, l’encadrement est ce qui déclenche le
déplacement de la référence, du renvoi, de l’intentionnalité. Ce moment
externe dont la coopération est indispensable et qui ne possède aucune
fonction représentative, est précisément celui qui contient en germe la
possibilité d’une représentation signitive.
Allons plus loin, la prise en compte du phénomène de
l’encadrement permet non seulement de proposer une classification
des modes d’appréhension en termes de renvoi, mais de comprendre
l’intervention de la neutralité dans les différentes performances de la
conscience naturelle.

c) La différence entre signe et image

Un certain cadre qui passe le plus souvent inaperçu, et pour cause,


puisqu’il est ce dans quoi s’inscrit toute aperception: tel aura été l’unique
« objet » de la phénoménologie. Cela autorise-t-il à voir dans la
phénoménologie husserlienne une sorte de variante transcendantale de la
Bildtheorie ou comme sa vérité transcendantale?531 La phénoménologie
serait-elle la seule attitude à ne pas procéder à une substruction dans la
mesure où elle ne fait pas même intervenir ce minimum d’arbitraire sans
lequel il n’y aurait pas de conscience d’image (à savoir le cadrage), ou
529
Cf les nombreuses « métaphores » et appareils visuelles qui parcourent l’œuvre de
Husserl: les diverses œillères, les instruments correcteurs, les instruments à effets (panorama,
stéréoscopes, etc.). Cf sur le stéréoscope, Hua XXIII, p [75], p [133], p [574], p [580], p [583],
[584]; Ideen I, § 108. — Sur le Pano ptikum, voir dans Hua XXIII, p [39], p [119].
530
Hua XXIII, p [122-123]: "Il est digne de remarque (bemerkenswert ist) ici encore,
qu'aussi loin que puisse s’étendre la conscience visante par-delà l’objectité appréhendée, il reste
que la représentation iconique ne trouve aucun point de repos dans la moindre appréhension de
cadre (doch die bildliche Repräsentation an jener Rahmenauffasung keine Stütze findet ). Le
cadre n’exerce aucune fonction représentative (der Rahmen übt keine repräsentierende Funk-
tion). Si nous limitons, comme c'est fort naturel, l’usage de l’expression de ‘représentation
iconique’ à l’acte d'orientation visante sur un objet représenté, alors le concours partiel
justement décrit de la chose-image physique ne fait pas partie de ce qui est considéré dans la
représentation iconique. Ne lui appartient justement que ce qui fonctionne représentativement,
ou ce qui est constitutif pour la chose-représentante. Si le rapport visant s'étend à
l’environnement perçu de l’image nous avons alors un vécu composé de perception et de
représentation d'image, comme il arrive que cela se produise de multiples façons dans des
mélanges semblables de vécus de différents types. »
531
Sur la lutte de Husserl contre les théories de la connaissance réduisant le « contenu repré-
sentatif » de l’idée à une image, que celle-ci soit pensée comme image particulière fonctionnant
« symboliquement » ou comme image générique (Gemeinbild), cf. les réfutations RL II, Chap.
II, § 1, p [61] sq. p [133-136], p [144] sq. p [172] sq. , RL V, pp [421-426]et RL VI, p [156] sq.
209
bien échapperait-elle aux limitations inhérentes à toute substruction en
radicalisant le procédé, en procédant à un généralisation de
l’« arbitraire » du cadrage, à une sorte de cadrage hyperbolique sans
support réel, un cadre achéiropoétique issu des mains d’aucun menuisier,
ni d’aucun démiurge? Les deux aspects ne sont-ils pas présent dans la
réduction transcendantale pour autant que celle-ci procède pour une part à
une démotivation radicale et à une indexation systématique de toute
objectité sur les multiplicités subjectives constituantes, et qu’elle veut
pour une autre part laisser le Sujet par excellence se présenter lui-même
sans modifications, dans la mesure où elle vise à une Selbstbesinnung, à
une auto-présentation systématique et sans fard du « Sujet
transcendantal », qui ne soit donc plus une ébauche dans cette galerie de
portraits du Sujet que représente l’histoire de la philosophie? Il serait en
ce cas possible de reconnaître dans la réduction l’archi-méthode. La
purification à laquelle Husserl tente de la soumettre se donnerait, quant à
elle, à interpréter comme tentative pour la soustraire à la contamination
de deux autres formes de « réduction », celle, picturale, qui procède par
diminution (Verminderung), raccourcissement (Verkürzung), mise en
perspective et celle, formalisante, de l’« algébrisation » qui procède éga-
lement à une diminution, une abréviation, mais par substitution. On com-
prend mieux ainsi, que la phénoménologie —du moins dans sa version
husserlienne— puisse être tantôt rapprochée de la conscience fictionnante
et plus précisément de la conscience d’image esthétisante dont elle serait
une sorte d’analogon transcendantal532, tantôt soupçonnée de collusion
avec le formalisme logiciste, comme une sorte d’algèbre ou d’alphabet
abstrait de la subjectivité, indifférent à l’être dont il est prélevé par
abstraction, celui que Heidegger nomme Dasein?

Rappelons-le, ce que nous cherchons c’est l’analogon « naturel »


de l’attitude phénoménologique. Le trouverons nous dans l’attitude
symbolique au sens moderne de ce terme, dans la conscience de
signe?
On peut rapprocher l’indexation phénoménologique dont nous avons
déjà parlé, de l’indexation dont se constitue un catalogue d’exposition533.
La phénoménologie doit convertir toute « chose » en un index égologique
pur, forger les symboles décrivants les entités ainsi dégagées, et transfor-
mer ces symboles en concepts scientifiques. Un traité phénoménologique
se présente ainsi comme une sorte de catalogue d’exposition transcendan-
tal, un catalogue où se trouvent consignés des fragments d’histoire de la
subjectivité transcendantale, des fragments d’histoire constitutive: de l’-
histoire de la philosophie comme histoire du « motif transcendantal » et
de l’ensemble des attitudes de la conscience dépeintes dans leur structure
et leur genèse.
Précisons, afin d’étayer cette analogie, le rapport entre l’irrelevance du
signe et la quodlibétalité propre à l’attitude phénoménologique. Dans la
conscience symbolique, la similitude entre l’irréalité qu’est le signe et sa
base matérielle est totalement irrelevante, totalement discréditée. Alors
qu’il ne peut y avoir conscience d’image que si l’irréalité qu’est l’image
n’est pas totalement indifférente au support sensible (l’objet image phy-
sique) et au Sujet de l’image. La conscience de signe marque une rupture
532
Cf F. Dastur, « Husserl et la neutralité de l’art », in La part de l’œil. n° 7, 1991. pp 19-29.
533
Outre le passage des Hua XXIII p [35], déjà mentionné ci-dessus, voir p [52-53].
210
plus radicale à l’égard de la chose. Mais nous avons vu que toutes deux
restent, en l’absence d’une intervention de la réduction
phénoménologique, référées à des réalités.
Il n’y a donc en ce cas qu’une réduction partielle. La différenciation
dans les « régimes » de la quodlibétalité ne tient pas 1) à ce qui est visé,
car la conscience d’image et la conscience de signe peuvent viser la
même chose — en vertu du principe de la phénoménologie: quelque
chose qui n’est rien dans la conscience et pour une conscience possible
ne peut pas faire de différence entre deux types de conscience; elle ne
tient pas non plus 2) au contenu présentatif (un « même » signe peut être
pris comme signe pour une conscience symbolique fonctionnant, ou
comme image d’un signe). Elle n’est pas due, enfin, 3) aux modes
d’appréhension — nous retomberions alors dans les tautologies
auxquelles ont a pu pendant quelques temps réduire l’apriori
corrélationnel. A quoi une telle différenciation est-elle imputable?
On est conduit insensiblement à des différences extrinsèques et pour-
tant seules déterminantes. Un exemple, que l’on trouve dans les Re-
cherches logiques534, le fera comprendre: soit la photographie du signe A.
Ce qui permet la « saisie spontanée » de la « photographie du signe A
comme image de ce signe », ce n’est pas la ressemblance des « contenus
présentatifs », mais l’intervention discrète et discriminante d’un moment
externe co-aperçu: un certain cadre qui n’a pas besoin d’être marqué
matériellement, mais qui doit pouvoir l’être. Un tel cadre n’est pas même
la simple bordure de papier, puisque « lorsque nous employons le signe A
comme signe du signe A, comme lorsque nous écrivons A est un caractère
romain, alors, malgré sa ressemblance comparable à celle d'une image,
nous concevons A non pas comme une image, mais bien comme un
signe »535. Ou, pour travailler davantage cet exemple et le rendre plus
décisif, supposons que nous lisions cette phrase « A est un caractère
romain » sur un bout de papier. La lecture nous place d’emblée dans une
attitude où même la « mention » de A suppose un emploi de A, suppose A
comme signe d’un emploi possible. Allons encore plus loin, supposons
que nous trouvions sur un fragment de borne romaine une trace qui
ressemble à la lettre A. Le choix de l’attitude « iconique » ou
« sémiotique » est, si l’on veut, renvoyé à l’arbitraire d’un choix. Mais
cet arbitraire se fonde sur une appréhension motivée associativement par
la co-aperception de quelque chose comme un « cadre », quelle que soit
la nature des « éléments » co-appréhendés (« réels » ou irréels, sensibles
ou imperceptibles, presque imperceptibles, hallucinés, etc.) ou quel que
soit le nom qu’on voudra bien lui donner. Il s’agit en d’autres termes d’un
« appareillage » qui n’est ni naturel, ni artificiel, et par lequel le regard
porté sur quelque chose se trouve modifié en tel ou tel sens. Un tel
« cadre » pour lui conserver son nom husserlien le plus récurrent, possède
une fonction paradoxale et discrétionnaire à l’égard du contexte de la
perception. Dans la conscience d’image, il relie l’irréalité du signe A
présenté par l’image au contexte réel et y instaure l’abîme de
l’indifférence, l’en déconnecte. Le signe se trouve ainsi soustrait à toute
articulation actuelle. A supposer que nous lisions sur une page peinte « A
est un caractère romain », une telle lecture « encadrée » se trouverait
neutralisée soustraite au contexte d’une articulation effective. Or ce serait
534
RL VI, pp [54-55].
535
RL VI, p [55]. Je souligne.
211
un contresens —bien difficile à éviter, il est vrai— que de psychologiser
ou d’ontologiser un tel « phénomène » d’encadrement536. Sans être une
présence en quelque sens que ce soit, il n’est jamais absent.
Ainsi dans le discours en langage naturel, il n’intervient en marge de
tout discours, dans ses bordures internes, aussi bien que dans ses bordures
externes pour rapporter ce discours au contexte mondain de sa pro-
fération, que pour l’en soustraire. Il intervient dans ces actes de discours
que sont la citation, l’exemplification, la métaphore, etc., mais aussi dans
ces parties du discours que sont les expressions essentiellement flottantes.
Il expose ainsi le discours à la formalisation, tout en le soustrayant à une
formalisation pure, à une dé-contextualisation complète. L’on pourrait
ainsi proposer à titre de théorème phénoménologique: Tout système
symbolique formalisé aussi puissant soit-il n’est jamais assez puissant
pour pouvoir égaler la faiblesse du langage naturel qui est langue et qui
ne peut, en tant que telle, éviter de prendre appui sur le contexte supposé,
ni se dispenser d’avoir recours à cette faiblesse. D’où l’illusion d’une
puissance insurpassable de la langue et le rêve d’un langage formalisé
capable par les propres voies de la formalisation d’égaler la puissance
supposée de la langue. Parmi les multiples outils dont dispose une langue
pour se contextualiser, il faut compter non seulement ces « termes »
qu’on nomme embrayeurs, mais aussi entre autres ces éléments
syncatégorématiques qui servent à introduire des exemples. Comme nous
l’avons dit les exemples sont eux aussi des parties de discours au statut
ambigu, pour une part ils relèvent de la « sémiosis », mais, pour une
autre, ils ne peuvent fonctionner qu’ à apporter et importer au cœur du
discours cette « clarté esthétique » qui permet de déterminer et de remplir
le sens de la proposition illustrée. Le discours tenue en langue naturelle
s’inscrit dans le cadre du monde par le biais d’expressions dont la
signification ne se laisse déterminer que par la médiation d’une intuition.
De même la conscience d’image peut fonctionner de deux façons:
ou bien en marquant le cadre, ou bien en l’effaçant (et c’est ce qui se
produit dans la conscience de trompe l’oeil). Il est besoin dans ce
dernier cas d’une médiation indirecte, de l’appoint d’une pensée
indirecte qui nous dit le contraire de ce que l’intuition nous montre
(cas d’un trompe-l’œil parfait). Ce dernier cas est un analogon de
l’attitude naturelle, qui a effacé le cadre-horizontal dans lequel il se
constitue.

536
Sur toutes ces questions, nous ne pouvons que nous borner à un renvoi massif aux
analyses de J. Derrida sur les parerga dans La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, pp
21-94.
212
Chapitre IX

L’analogon mondain de la réduction transcendantale


« Les exemples qu’on prend pour prouver
d’autres choses, si on voulait prouver les exemples, on
prendrait les autres choses pour en être les exemples;
car, comme on croit toujours que la difficulté est à ce
qu’on veut prouver, on trouve les exemples plus clair et
aidant à le montrer. (…) [Q]uand on se propose une
chose à prouver, d’abord on se remplit de cette
imagination qu’elle est donc obscure, et, au contraire,
que celle qui la doit prouver est claire, et ainsi on
l’entend aisément. »
Pascal. Pensées

§36. QUODLIBÉTALISATION, ENCADREMENT FIGURAL ET RÉDUCTION


TRANSCENDANTALE.

L’étrange luxation du regard caractéristique de l’attitude phénoméno-


logique se signale dans une syntaxe étrange, disloquée, qu’on ne
remarque pas du fait de l’orientation thématique de toute attention,
qu’elle soit secondaire ou primaire. Nous voulons parler de la syntaxe par
laquelle Husserl privilégie de manière paradoxale, le mode
d’exemplification imaginaire au détriment du mode d’exemplification
perceptive, alors que celle-ci semble détenir le privilège de la donation en
chair et en os (leibhaftig). Nous en trouvons une première occurrence
dans la Cinquième Recherche logique, dans l’addition au § 27 déjà
étudiée, concernant le point de départ de l’intuition idéatrice537. Nous
retrouvons la grammaire d’un tel raisonnement dans de nombreux autres
textes, à chaque fois qu’il est question de la provenance des exemples.
Pour l’essentiel, cette syntaxe étrange constitue, à travers maintes
variations et maints développements, une sorte de point d’équilibre
assurant à la phénoménologie son attitude eidétique et neutre. Ou de
manière encore plus compliquée dans les Ideen III:
« le fait d’exclure l’expérience de la fondation de la connaissance ne signifie pas l’exclusion de
l’expérience comme soubassement de la conception intuitive de l’essence. (…) le chercheur de
l’essence n’a nul besoin de l’expérience, parce qu’il recherche des vérités d’essence: l’expérience
ne fonde pour lui aucune de ses vérités. Ce dont il a besoin, quant à lui, c’est de l’intuition; il a
besoin d’appréhensions claires des moments particuliers de l’essence qui est à intuitionner, il opère
avec des intuitions exemplaires. Par principe, des imaginations intuitives peuvent au demeurant lui
servir au même titre que des perceptions et il est dans la nature des choses que sa pensée de
l’essence soit guidée par l’imagination, dans une mesure incomparablement plus vaste. Elle seule,
par sa liberté de mise en forme, lui donne, comme à tout chercheur des essences, la capacité de
parcourir justement, en toute liberté et sous tous les aspects, les multiplicités infinies de possibilités
en l’occurrence de possibilités du vécu (…). D’un autre côté, l’imagination quant à elle présente les
537
RL V, pp [439-440]. « Celle-ci prend sans doute son point de départ dans les exemples
fournis par l’intuition interne; mais, d’une part, il n’est pas nécessaire que cette intuition interne
soit précisément une perception interne actuelle ni quelque autre expérience interne (un
souvenir), au contraire, n’importe quelle imagination interne, forgeant ses fictions en toute
liberté, peut tout aussi bien lui servir, pourvu seulement qu’elle soit d’une clarté intuitive suffi-
sante, et elle lui servira même de préférence aux autres."
213
inconvénients que l’on connaît. Elle ne résiste pas, même lorsqu’elle vient d’être claire, elle perd
vite sa plénitude, elle sombre dans une demi-clarté, puis dans l’obscurité. »538

D’où la quête de véritables moyens auxiliaires, de véritables


« dispositifs expérimentaux », mais qui ne livreront jamais l’expérience
d’un réel, mais « une simple intuition exemplaire comme soubassement
d’une vision d’essence ». Malgré d’amples développements, ces
dispositifs restent assez mystérieux. Qu’y a-t-il exactement dans
« l’armoire à modèles »539 du phénoménologue?
Un développement semblable figurait déjà au § 4, mais surtout au § 70
des Ideen I, qui a donné lieu à des gloses remarquables et variées, mais
où la syntaxe elle-même s’est vue, à chaque fois, reconduite plutôt que
soulignée.
« L’essence générale de la saisie eidétique immédiate et intuitive a la propriété de pouvoir être
opérée sur la base de simples re-présentations portant sur des exemples individuels. (…) En
général, la perception donatrice originaire a un avantage sur toutes les espèces de re-présentations;
en particulier naturellement la perception externe. Elle n’a pas seulement un privilège comme acte
fondamental de l’expérience appliquée à constater l’existence; cette opération n’entre pas ici en
ligne de compte; elle garde aussi sa supériorité quand elle sert de soubassement à la constatation
phénoménologique des essences. La perception externe dispense sa clarté parfaite à tous les
moments de l’objet qui ont réellement accédé en son sein au rang de donnée sous le mode de
l’originaire. Mais elle offre en outre, éventuellement avec la collaboration de la réflexion qui fait
retour sur elle, de clairs et solides exemples individuels sur lesquels peuvent s’appuyer des analyses
eidétiques générales de style phénoménologique, voire même plus précisément des analyses d’actes.
(…) Il y a des raisons qui font que, en phénoménologie comme dans toutes les sciences eidétiques,
les re-présentations, et pour parler plus exactement, les images libres ont une position privilégiée
par rapport aux perceptions; cette supériorité s’affirme même jusque dans la phénoménologie de la
perception, à l’exception bien entendu de celle des data de sensation. »540

La suite du texte reprend point par point l’analogie avec la géométrie.


Avec la même solution de compromis, pour concilier les prestiges et les
privilèges respectifs de l’imagination et de la perception, Husserl, « à
l’exemple du géomètre », opte apparemment pour une solution de
compromis, la production et l’usage d’une collection de dessins et de
modèles, issus d’une libre activité de l’imagination, mais déposés et mis à
dispositions pour une « quasi-perception ». Ces collections de modèles
dont le phénoménologue peut tirer un parti extraordinaire sont « des
exemples fournis par l’histoire et, dans une mesure encore plus ample,
par l’art et en particulier par la poésie »541.
Cette syntaxe n’est pas l’expression d’une hésitation, d’une
indécision ou d’un embarras. Du moins pas seulement et pas
essentiellement. Si la neutralité phénoménologique doit avoir un sens,
si une confirmation des vérités d’essence de la phénoménologie doit
être possible, qui ne soit pas une simple transposition mythique de
généralités psychologiques, ou une simple retombée dans la
métaphysique, il est fondamental qu’imagination et perception,
présentation et re-présentation, etc. soient mises en équilibre.
Affirmant tour à tour la supériorité de l’une puis de l’autre, tout en
538
Ideen III, p [51]. tr. fr. D. Tiffeneau, p 62. Nous soulignons.
539
L’expression est employée par Husserl lui-même dans les Ideen III, p [42], tr. fr. p 51, à
propos du géomètre. « L’expérimenté est donc exactement le même que celui du géomètre, qui
tourne l’intuition ordinaire empirique des choses spatiales en intuition eidétique, qu’il s’agisse
de figures sur un tableau ou encore de modèles qu’il va chercher dans l’armoire à modèles ».
540
A l’exception de « ne fonde » toutes les expressions sont soulignées par nous.
541
Ideen I, p [132].
214
maintenant leur équivalence, leur égalité de principe, Husserl soumet
à la modification quodlibétalisante la production même des exemples
dont le phénoménologue a besoin pour se constituer en science
eidétique. Toute tentative de « généalogie » de la phénoménologie est
vouée à l’échec tant qu’elle persiste à ne pas prendre en compte cette
dimension du problème. C’est pourquoi aussi, l’option prise par
Husserl de prendre la « fiction » doit soigneusement être distinguée
d’une solution de compromis. S’il y a une « origine » de l’époché
phénoménologique, elle n’est à chercher en réalité ni dans la
conscience de signe, ni dans l’imagination simple, ni dans la
conscience d’image positionnelle, ni même dans la conscience
d’image neutre qu’est la conscience d’image esthétique. Mais
précisément dans l’époché de ces diverses sources d’exemplification,
dans l’utilisation équanime des avantages des uns et des autres.

§ 37. PARENTÉ ET L’HÉTÉROGÉNÉITÉ ENTRE NEUTRALITÉ ICONIQUE


ESTHÉTIQUE ET NEUTRALITÉ TRANSCENDANTALE, ET CONTRIBUTION DE LA
QUODLIBÉTALITÉ À LA NEUTRALITÉ EN TANT QUE SUSPENSION DE TOUTE
PERFORMANCE.

Voilà pourquoi les tentatives de géné(an)alogie tentées sur la base du


constat d’une parenté entre les diverses formes de neutralité de l’attitude
naturelle et la neutralité de l’attitude phénoménologique transcendantale
partent sur de mauvaises bases dès lors qu’elles restent sourdes à cette
syntaxe. Cette surdité coïncide généralement avec une forme particulière
d’aveuglement. L’aperçu des similitudes se trouve d’emblée limité par
des œillères; en voulant donner un sens aux paroles paradoxales et
équivoques de Husserl sur le rôle de la fiction dans l’instauration de
l’attitude phénoménologique, on néglige trop souvent le sens du rôle en
question: à savoir que si la fiction est privilégiée c’est en ce sens qu’elle
est apte à fournir des exemples capables de fonder une intuition d’essence
phénoménologique pure. C’est à la fois l’un des mérites et l’une des
limites du travail de Maria Saraiva que de chercher dans son dernier
chapitre à étudier la « parenté » et éventuellement la « coopération »
entre la neutralité de l’imagination et celle de la réduction
transcendantale. C’est ainsi qu’elle parvient à deux résultats qui nous
intéresserons plus particulièrement et dont l’un au moins peut être
considéré comme une objection à notre tentative de « fondation » de la
réduction phénoménologique.
Le premier point, auquel il est difficile de ne pas souscrire, consiste à
remarquer que « l’imagination n’est qu’une forme de neutralité parmi
d’autres ».542 La neutralité phénoménologique, qui est historiquement
tard-venue, n’est pas une neutralisation parmi d’autres, mais en tant que
neutralisation générale de l’être, elle en représente la forme finale et
fondamentale. S’il y a une parenté entre imagination et réduction, elle
demande à être comprise dans une perspective téléologique. La neutralité
impliquée dans la réduction phénoménologique n’est pas une espèce de
neutralité parmi d’autres, mais le genre, le « genos » en tant qu’idée-télos
vers laquelle toutes les autres formes de neutralisation aspirent. Ce qui
conduit M. Saraiva à faire deux remarques décisives. a) L’une concerne le
542
Cf Ideen I, p [224]. Cf. M. Saraiva, L’imagination chez Husserl, p 200.
215
caractère non itérable de la neutralisation. Elle souligne alors le paradoxe
suivant: l’imagination en tant que modification du quasi, comme la
neutralisation phénoménologique, est une modification universelle
susceptible de s’appliquer à n’importe quelle objectité543 et qui,
néanmoins, en tant que re-présentation (Vergegenwärtigung), est
réitérable à l’infini, alors que, comme Husserl ne cesse d’y insister, la
modification de neutralité est par définition non-itérable. Ce paradoxe se
dissipe dès lors que le statut de la neutralisation en tant que genre est
réellement saisi. C’est le genre, l’idée-retirée-à-l’infini de la modification
neutralisante qui n’est pas itérable, alors que par définition toute espèce
de neutralisation partielle est itérable544. b) L’autre considération
importante que l’on trouve dans cet essai concerne la multiplicité des
formes de neutralité, elle-même rapportée à l’idée d’une gradation dans la
neutralité. La multiplication du genre « neutralité » en espèces, qui toutes
ont le statut d’une « amorce », d’une « idée-entame » du genre, procède
d’une partition du genre, d’une immixtion de la neutralité dans un tout
concret. Cette interprétation se fonde sur une lecture attentive des
Recherches logiques et des Ideen I. Bien que l’objectif de la Cinquième
Recherche conduise Husserl à réduire l’ensemble des caractères
qualitatifs des actes en une opposition entre positionnalité et neutralité,
« d’une manière générale on peut dire qu’il y a de nombreuses qualités
d’acte: le croire, le désirer, le douter, le laisser être en suspens, etc. (Log.
Unt. II, 2, p 94) »545. On peut alors généraliser cette proposition, toute
« modification » de la proto-doxa implique à titre de moment abstrait la
modification de neutralité. C’est pourquoi, non seulement le doute
cartésien, mais également tout doute (par exemple celui qui s’empare de
nous dans un musée de cire devant un mannequin) représente une
amorce, une idée entame de la neutralité impliquée dans l’époché
transcendantale —mais il faudrait ajouter également que toute mise en
question quelle soit socratique ou non, toute supposition, toute
compréhension sans adhésion, tout examen critique qu’il soit sceptique,
kantien ou non-philosophique, et à terme tout acte spécifique représentent
une entame plus ou moins importante, une préfiguration plus ou moins
claire de ce que Husserl thématise sous le titre de neutralité. C’est ainsi
qu’il est possible de comprendre qu’avant et en dehors de la
phénoménologie husserlienne, mais également à l’intérieur de celle-ci
543
Donc aussi aux objectités idéales. Il y aurait ainsi des quasi-idéalités et des
« imaginations eidétiques » comme il y a une perception eidétique. L’imagination eidétique ne
serait donc pas seulement une perception eidétique inadéquate comme le soutenait le § 52 de la
Sixième Recherche logique p [163]. Une telle imagination ne tiendrait ni à la nature du matériau
fournissant son soubassement à l’idéation, ni au caractère positionnel ou non de l’intuition
eidétique, mais au mode d’appréhension, lui même déterminé par des moments externes,
constitutifs de l’attitude naturelle. Cette imagination eidétique n’est autre que celle qui s’est
manifestée au cours de l’histoire de la philosophie avant l’invention de la réduction
phénoménologique transcendantale. Une telle imagination, qui précède et pré-figure la
perception dont elle est en droit la modification seconde, consiste dans l’imagination d’un
monde d’idées parallèle au monde de la perception sensible —réalisme des idées. Cette
imagination eidétique devient conscience d’image eidétique lorsqu’elle appréhende les idéalités
comme des « fictions » n’ayant d’autre réalité que mentale et subjective et que l’on saisit l’esprit
exclusivement comme réalité intra-mondaine —psychologisme.
544
Cette complication permet de clarifier le débat que F. Dastur amorce avec J. Derrida dans
son excellent article « Husserl et la neutralité de l’art ». in La part de l’œil, 7, 1991, pp 18-29.
— La relation entre neutralité et indifférence y est clairement établie à plusieurs reprises p 20 et
pp 23-24 et rapportée à l’amorce d’idée d’une réduction eidétique que l’on trouve chez Lotze
(Logik. Drittes Buch. Vom Erkennen, Hamburg, Felix Meiner, 1989, p 504. Cité page 23 dans
art.)
545
RL V, p [196].
216
nous ayons, malgré le caractère non-répétable de la neutralisation, une
multiplicité de réductions.
Venons en à l’objection. En mettant en avant le rôle archi-fondamental
de la performance quodlibétale pour la suspension du caractère
positionnel des exemples et de ce fait de l’idéation pratiquée sur leur
base, nous avions procédé à un rapprochement entre cette performance et
l’époché phénoménologique. C’est sur la base de ce rapprochement que
nous avons cherché à déterminer le mode d’exemplification propre à la
phénoménologie, capable de concilier l’exigence de vérité et celle de
neutralité. C’est alors que le « phénomène » du cadrage s’est imposé à
nous par-delà les différences entre conscience de signe et conscience
d’image comme une sorte de dispositif neutralisant et quodlibétalisant,
dispositif qui est à l’œuvre selon des régimes différents dans toute langue,
dans toute conscience d’image, et qu’il suffit de remarquer une fois pour
qu’on le remarque ensuite dans toute forme de conscience. Or en
conclusion des analyses auxquelles nous avons souscrit, Saraiva avance
une thèse qui non seulement réfute notre thèse, mais s’appuie de plus sur
une citation très explicite des Ideen I: « La neutralité n’est pas une
performance »546. S’il en va ainsi n’est-il pas vain de vouloir la rapprocher
de la quodlibétalité qui se présente, quant à elle, comme la performance
fondamentale. La neutralité au sens générique et en même temps radical
du terme est précisément « suspension de toute performance ».
De manière à lever cette dernière difficulté, il nous faut reprendre la
lecture des §§ 109 et suivants. Le caractère général et générique de la
modification de neutralité s’y trouve réaffirmé et précisé. « Parmi les
modifications qui se rapportent à la sphère de la croyance », la
modification de neutralité au sens phénoménologique du terme, « occupe
une position totalement isolée et ne peut donc aucunement être mise dans
la même série que les modifications énoncées plus haut »547. En tant que
« genre », elle n’est pas incluse dans l’horizontalité de la série, mais elle
est ce qui confère à la multiplicité des modifications apparentées
l’horizontalité d’une série. En tant que « genos », elle est sui generis548.
Du fait de ce statut hors série et hors nombre, il est inévitable que jamais
on ait compté avec elle, ni sur elle, et qu’un nom adéquat fasse défaut.
Toute la difficulté de la lecture des développements que propose Husserl
consiste précisément dans la nécessité de s’accoutumer à une autre
entente des termes de l’ancienne langue. Cette délimitation des
possibilités de la langue, de son cadre, se traduit ainsi par une série d’
« opérations » qui pour être discrètes ou secondaires n’en sont pas moins
à l’œuvre. Enumérons-les: a) un élargissement du doxique ou du
positionnel à l’ensemble des performances de la conscience, qu’elles
soient modificatrices ou non, et la production d’un concept nouveau:

546
Ideen I, p 222. Saraiva p 196. Nous ne saurions cependant accepter la traduction de
Leistung par action, qui plus encore que celle d’« opération » représente un contresens, puisque
toute Leistung de la conscience a par définition un caractère non-pratique. Sauf à vouloir
maintenir un lien « étymologique » entre acte et action. Mais on ne tient alors plus aucun
compte de ce que le terme d’acte n’a précisément lui non plus aucune signification pratique. Sur
ces questions, Cf RL V, la nécessaire mise au point terminologique rappelée pp [346-7] et le
travail opéré dans pages suivantes, concernant les termes d’ « acte », de « vécu », de
« conscience », de « contenu de conscience », etc. Les reproches de Heidegger dans les
Prolégomènes, Ga 20, pp [46-63] ne tiennent pas assez compte de ce travail.
547
Ideen I, p [222]
548
C’est pourquoi Husserl affirme que « seule une étude plus approfondie en révèle
l’originalité » (Eingentümlichkeit). Ideen I, p [222].
217
celui de la proto-doxa; b) un élargissement de l’être coextensif au premier
(il y a de l’être-certain, de l’être-nié, de l’être-douteux, de l’être-supposé,
et même de l’être-simplement-envisagé-en-pensée, etc.); c) une
caractérisation de l’attitude naïve quelles que soient les modifications
qu’elle subit comme adhésion à la « thèse » d’existence, thèse qui n’a
rien de théorique ou de logique, et pas davantage de pratique, thèse qui
n’est pas une performance, mais l’acceptation primordiale sur la base de
quoi sont possibles l’ensemble des performances, d) enfin, point qui nous
intéresse plus particulièrement, tous les types de performance dont est
capable la conscience correspondent aux différentes modifications que
subit cette « thèse », modifications qui en tant que telles mobilisent à des
degrés divers et selon des configurations performatrice variables la
modification générique —en en falsifiant, par ignorance et naïveté, le
sens.
C’est pourquoi il faut redoubler de prudence dans l’interprétation de la
modification neutralisante générale, celle qui précisément suspend la
« thèse naïve », si l’on ne veut pas risquer de la confondre avec une quel-
conque attitude mondaine et c’est pourquoi, également, il ne faut pas se
hâter d’identifier la Leistung avec une quelconque activité et encore
moins avec une quelconque action. Dans la mesure où le caractère
leistenden de la conscience avec son fondement dans la proto-doxa
n’apparaît que depuis l’attitude neutre, qu’après l’entrée en exercice de la
neutralisation générale de l’être, les difficultés qui valent pour la
désignation de la « neutralité » valent pour « l’activité » de la conscience.
En l’occurrence ces difficultés se doublent pour nous d’un problème de
traduction. Comment traduire Leistung? Et donc comment l’entendre?
Toutes les traductions proposées courent le risque de limiter l’extension
de ce concept et, par contrecoup, de rabattre le concept de neutralité sur
une modification parmi d’autres, sur l’une des modifications les plus
apparentées (que ce soit la modification du quasi, la modification
arbitraire signitive ou la modification neutralisante de l’attitude
esthétique). A traduire Leistung par activité ou action549, on risque alors de
confondre l’attitude phénoménologique neutre comme une simple
attitude théorique, alors que ce que l’on entend habituellement par
attitude théorique résulte d’une performance qui vient s’aligner dans la
série des Leistungen que la neutralité met « hors action »550. Les
traductions par « production » « œuvre » ou « opération » posent des
problèmes similaires. Celle que propose Gérard Granel (« prestation »)
n’est pas non plus exempte de défauts. Par sa référence au travail, elle
s’expose, elle aussi, aux mêmes malentendus que les deux premières. La
prestation est selon le Robert et conformément à l’étymologie latine de ce
terme l’« action de fournir ». Mais par la même, on rend bien quelque
chose de la « donation » de sens en quoi consiste l’activité essentielle de
la conscience. Et l’on sous-entend par là même occasion, qu’une telle
« donation » de sens repose sur une « obligation », sur une « dette »
contractée originellement par la conscience naïve. La prestation désigne
en effet à la fois l’activité de fournir, mais également la chose qui est
fournie, qui n’est pas uniquement un objet.551 Un prestataire au sens
549
C’est la traduction que propose Ricœur et qui est généralement acceptée. Cette traduction
possède néanmoins sa légitimité comme l’indiquent les rapprochements entre « Tun » et
« Leistung », mais également l’expression de « außer-Aktion-setzen ».
550
C’est ainsi que F Dastur parle de la neutralité comme « an-axiologie ». op. cit..
551
Au sens juridique du terme: la prestation désigne « l’objet de l’obligation, ce qui doit être
218
« actif » est à la fois un fournisseur et un débiteur. Ou si l’on accepte de
faire subir à ce dernier terme une légère luxation: le prestataire est un
« débiteur »: il débite et solde sa dette, il débite pour acquitter sa dette.
Nous retrouvons ainsi par un autre biais: la dimension de la « vocation »
(Beruf) qu’une lecture de la Philosophie première et de la Krisis nous
avait permis de mettre en avant. Par ailleurs, comme le terme d’opération,
« prestation » met l’accent sur la régularité de la performance. La
donation de sens est un débit de sens qui une fois produit se répète.
Chaque prestation équivaut à l’institution (à la constitution) d’une
attitude de conscience et corrélativement d’un mode d’objectivité, c’est-
à-dire à un « emploi », à un « service » permanent de la conscience. On
pourrait même dire que toute prestation instaure un certain emploi du
temps originaire. Une prestation est une certaine façon de débiter le
temps. Car ce que doit la conscience ainsi que ce qu’elle peut donner en
dernière instance, ce n’est pas de la sueur ou la menue monnaie des
objets, mais du temps. Ajoutons, que praesto décrit l’action par laquelle
quelqu’un « se signale, se distingue, se met en avant » ou encore
« l’emporte sur autrui » ou « se porte garant d’autrui » — étend sa
responsabilité au point de répondre de l’attitude d’autrui. C’est parce que
ces acceptions ont cessé de résonner dans nos modernes prestations et
prestataires de service que nous avons finalement opté pour le terme de
« performance ».
La neutralité apparaît ainsi comme un moyen d’apurer la dette et son
secret, comme une manière d’officialiser la liaison secrète entre
conscience et monde — liaison dont l’enfant supposé (au sens quasi-
juridique du terme) est la « thèse » constitutive de l’attitude naturelle.
C’est pourquoi il est essentiel qu’elle ne soit pas une performance. Et si
Husserl la présente comme une « suppression » (Aufhebung) de toute
modalité doxique (modifiée ou non), il prend soin aussitôt de la
distinguer de la négation qui procède par biffage et qui, en tant que tel,
n’est qu’une modification de la proto-doxa. La neutralisation « ne biffe
pas, elle ne fournit pas de performance (leisten), elle est pour la
conscience tout le contraire d’une performance (Leistens): elle en est la
neutralisation. Elle est impliquée toutes les fois que l’on se retient de
fournir une performance, qu’on met hors-jeu, ‘entre parenthèses’, ‘en
suspens’ la performance, puis, l’ayant mis ‘en suspens’, qu’on
se-‘transporte-par-la-pensée’-dans-la-performance et qu’on ‘se figure
simplement par la pensée’ ce qui est produit par la performance, sans ‘y
coopérer’ »552.
Chacune des ses expressions correspond à une attitude possible de la
conscience naïve. Elles sont donc toutes, par principe, inadéquates; et
c’est bien pourquoi Husserl les affectent de guillemets, qui à leur tour
demanderaient à être « modifiés ». La neutralisation ne pouvant être
décrite que depuis l’attitude neutre, ce n’est pas seulement les prédicats
qui la qualifient qui se mettent à fonctionner paradoxalement, mais
également tous les prédicats qui servent à décrire les divers modes de
l’attitude naturelle. Tout ce que pose ou propose le sujet neutre l’est de
façon paradoxale. « Les positions neutralisées se distinguent
essentiellement en ceci que leur corrélat ne contient rien qu’on puisse
poser, rien qui soit réellement prédicable; à aucun point de vue la
fourni ou accompli par le débiteur ».
552
Ideen I, p [222]. Je souligne.
219
conscience neutre ne joue, vis-à-vis de ce dont elle est conscience, le rôle
d’une ‘croyance’ »553.
Une performance n’est donc rien qui puisse apparaître aux yeux de la
conscience naïve quelle que soit son attitude, quelle que soit la modifica-
tion qu’elle fasse subir à la proto-doxa. Quant à la quodlibétalité, si elle
est la proto-performance, cela veut dire alors que toutes les autres perfor-
mances la présupposent et en dérivent, ou du moins l’impliquent à titre de
condition de possibilité. Comment se situe-t-elle par rapport à la proto-
doxa? Si la proto-doxa est la base non-modifiée de toute performance et
si toute prestation est une modification de la proto-doxa, la quodlibétalité
correspond en ce cas à ce qui prépare la proto-doxa à recevoir une
modification. Corrélativement, l’exemplarité est ce qui prépare l’être au
sens le plus large du terme à recevoir une déterminité. Mais si la proto-
doxa en tant qu’attitude non-modifiée a la signification d’une mise en
action, d’une ouverture de la parenthèse, d’une mise en jeu, d’une
position, peut-être faut-il en ce cas envisager la quodlibétalité comme la
rupture originelle de la « simple pensée », de l’attitude neutre. Chaque
modification, chaque prestation équivaudra alors, du point de vue
transcendantal, à une mise en œuvre de la neutralité, à une spécification
de la neutralité, par laquelle la conscience tente de refermer ce qui a été
ouvert, d’arrêter le jeu ou l’action qu’elle a entamé.
Et c’est bien cette deuxième interprétation qui semble s’imposer.
Car, en mettant au fondement de tout acte de la conscience, des actes
objectivants, et en plaçant à la base de ceux-ci l’exemplarité et la
performance quodlibétale qui lui correspond, la phénoménologie
apparaît comme une tentative pour extraire la conscience hors du
cours des choses qu’elle a elle-même « fournies ». Comme une
tentative pour apurer la dette par « épurification ».
Si l’exemplarité et la quodlibétalité se caractérisent par une mise en
œuvre d’un certain cadre et d’un certain horizon, il est inévitable que
la neutralisation s’épuise à repérer ce cadre dans chaque performance,
dans chaque modification, et exemplairement dans la modification
neutralisante de la conscience d’image esthétique. S’épuise, car aussi
loin que le phénoménologue pousse la réduction, il se heurte toujours
à la présupposition de ce cadre.

§38. LE CADRE DE L’INTUITION PHÉNOMÉNOLOGIQUE D’ESSENCE ET SA BASE


EXEMPLAIRE. L’USAGE DES EXEMPLES DANS LA MÉTHODE DE CLARIFICATION
DES PURS VÉCUS

C’est pourquoi, il est à la fois injuste et profondément juste, de dia-


gnostiquer dans la phénoménologie husserlienne, une reconduction de
la métaphysique moderne du sujet conçu comme « boîte à
représentations ». Cette critique est juste, en ce que cet effort aboutit à
dégager une subjectivité transcendantale qui a toutes les allures d’un
« stéréoscope ». Elle est injuste, en ce qu’elle ne tient alors aucun
compte de ce que la phénoménologie husserlienne est précisément
l’effort le plus systématique pour neutraliser cette mytho-technologie,
tout en éclaircissant les « effets de boîte à représentation ».

553
Ideen I, p [223].
220
On peut le noter à la multiplication des cadres sous la plume de Hus-
serl, où l’on aurait tort de voir une tournure idiomatique usée aussi bien
en allemand qu’en français. Après le cadre du moment figural de la
Philosophie de l’arithmétique et le cadre de la conscience d’image de la
note contemporaine que nous avons citée, nous assistons à une
prolifération de cadres —ou à l’extension hyperbolique du même—
surtout après 1905, c’est-à-dire après la double découverte de la forme
du flux et de la modification de neutralité —bref de la réduction
phénoménologique.
C’est ainsi que nous pouvons relever parmi une multitude
d’occurrences (dont toutes ne sont certes pas significatives) deux
remarquables: l’une concerne la constitution de la langue
phénoménologique, et l’autre celle de la vision phénoménologique. La
première nomme le « cadre de la langue philosophique »554 dont Husserl
ne veut pas (trop) sortir et re-marque à même cette langue un certain
partage entre technicité et naturalité: « on sait qu’il n’est pas heureux de
choisir des expressions techniques qui tombent totalement en dehors du
cadre de la langue philosophique historique. »555 La seconde concerne le
cadre de l’intuition d’essence phénoménologique: la phénoménologie
voulant « être une science dans le cadre de la pure intuition immédiate,
(im Rahmen bloßer unmittelbarer Intuition) une science eidétique
purement ‘descriptive’, ses procédés les plus généraux sont donnés
comme allant pleinement de soi. »556 Parmi ces procédés figurent
précisément l’usage des exemples et la constitution d’une terminologie
adéquate557. Comme le signalent les paragraphes consacrés au deuxième
point, c'est-à-dire à la méthode de clarification, ce « cadre » de l’intuition
est celui d’une « porte » qui livre à la monade transcendantale un accès
aux essences. En phénoménologie, il n’y a de donné que per exemplum in
claritate, la méthode de clarification étant essentiellement une méthode
de rapprochement et d’éloignement des exemples.
Qu’en est-il, en effet, de l’idéation dans le cadre de la réflexion pure
sur l’ensemble de la sphère des vécus? C’est ce qu’expose Husserl au §
69 des Ideen I, sous le titre de « méthode pour saisir les essences avec
554
Ideen I, Introduction, pp [5-6].
555
Ideen I, Introduction. p [6]. La traduction de P. Ricœur « naturalise » ce cadre en le
transformant en « génie » et comme c’est souvent le cas avec le « génie », il lui donne un lieu.
556
§ 65 p [123]. Voir également, § 77, p [146]. Les recherches réunies sous le titre d’Ideen
III, nous offrent elles aussi une multitude d’occurrences significatives: "Toutes les découvertes
et les inventions des spécialistes se meuvent dans le cadre d'un a priori absolument
indépassable, qu'on ne peut pas tirer de leurs théories, mais seulement de l'intuition
phénoménologique.", p [22]; « "Un cadre absolument fixe est tracé par avance à la marche de
toute expérience possible, c’est-à-dire tracé d'avance par le sens de la perception initiale" p [31].
« l'idée de chose possède un caractère distinctif unique, elle désigne un cadre catégorial (ou,
pour mieux dire, régional) pour tout sens relevant d'une expérience de cette même espèce
fondamentale et pour tout sens possible. Un cadre auquel est liée a priori, comme à une forme
nécessaire, toute détermination plus précise d'un objet posé de manière indéterminée dans une
expérience quelconque. » p [33]. . « Quelle que soit la façon prévisible ou imprévisible dont le
quid de la chose, son contenu objectif change, l'universel quant à lui, que le mot "chose" veut
dire là (et il veut dire beaucoup), ne peut pas se modifier; il est le cadre dans lequel toute
variation a lieu". p [35]. Voir également p [56], p [70], p [77], p [77-8] et p [99]. Voir
également l’expression de « cadre de la réduction » phénoménologique ou transcendantale, par
exemple, Hua XI, Analysen zur passiven Synthesis, p [283].
557
Ideen I, § 65 p [123]. "Sa tâche est de (1) placer sous nos yeux à titre d'exemples de purs
événements de conscience de les amener à une clarté parfaite, (2) de leur faire subir dans cette
zone de clarté l'analyse et la saisie eidétique, (3) de suivre les relations évidentes d'essence à
essence, (4) de saisir dans des expressions conceptuelles fidèles ce qu'on voit à ce moment,
seule l'intuition et d'une façon générale l'évidence devant prescrire leur sens à ces expressions
etc.."
221
une clarté parfaite ». Il y a également pour la phénoménologie
transcendantale un progrès dans l’évidence, progrès qui présuppose une
modalité sui generis de quodlibétalité. Bien qu’eidétique descriptive, la
phénoménologie tend, elle aussi, vers une certitude absolue, vers une
confirmation, une évidence dernières. Elle doit donc comporter à titre de
performance fondamentale, une méthode de saisie claire des « vécus
singuliers pris à titre d’exemples ». Le progrès dans la saisie des
essences, en tant qu’acte complexe, dépend alors implicitement, semble-
t-il, de la plus ou moins grande clarté des exemples. Mais que veut dire:
clarifier un exemple?
Pour obtenir une intuition eidétique, et non une simple généralité em-
pirique, il faut, répond Husserl, « serrer de plus près les singularités
prises comme exemples » (Nähebringens der exemplarischen
Einzelheiten). L’exemple comporte son horizon interne, mais également
un horizon externe dont le déploiement doit permettre précisément de
suivre les relations d’essence à essence. Le vécu saisi comme exemple
est, comme tout autre donné, structuré perspectivement, d’où l’expression
des degrés de clarté d’un vécu exemplaire en termes de distance, de
proximité et d’éloignement; termes qui ne se réfèrent à rien de spatial au
sens objectif du terme, ni même au « champ spatial » au sein duquel se
constituent les premières objectivations de l’espace. Il s’agit plutôt, si
l’on veut, d’une spatialité originaire ou pré-phénoménologique — d’un
« espacement » ou d’une « distension » qui ouvre une extension aussi
bien pour une appréhension esthétique que pour une subsomption
logique.
Pour déterminer dans quelle mesure la phénoménologie husserlienne
parvient à une thématisation effective de cette « extension », il faut ré-
pondre préalablement à deux questions. Quelle est la structure et le sens
du champ phénoménologique? Quelle est la modalité d’accomplissement
de l’intuition eidétique sous réduction phénoménologique? Mais pour
donner à ces questions elles-mêmes un cadre, il faut repartir de la
description que les §§ 67 à 70 proposent de la méthode de
« clarification », méthode par laquelle les données du champ
phénoménologique (« les vécus purifiés ») se trouvent préparées à
supporter la double activité d’intuition eidétique et de réflexion
phénoménologiques.
L’essentiel de la présentation de cette méthode de clarification se
concentre sur cette « propriété d’être prêt », sur cette « Bereitschaft »
impliquée dans et présupposée par la propriété, plus obvie, d’être-saisi
(Erfasstheit558). La méthode de clarification vise précisément à rendre les
« donnés » phénoménologiques singuliers aptes à une investigation aussi
bien « empirique » qu’eidétique. Or quand « le regard se porte sur les
vécus pour les étudier, ils se présentent en général dans une espèce de
vide et dans un lointain vague qui les rend inutilisables ([un]verwendbar)
pour une investigation singulière aussi bien qu’eidétique »559. De manière
à combler ce vide et cette distance, la clarification procède (a) à une
558
« On se reportera par avance à cette propriété « d’être prêt » (Bereitschaft) dont on
traitera de plus près par la suite; mais on remarquera en même temps que sous le terme de
donnée, lorsque aucune restriction contraire n’est ajoutée ou manifestement impliquée par le
contexte, nous comprenons implicitement la propriété d’être saisie (Erfasstheit) et, lorsque c’est
une essence qui est donnée, d’être saisi de façon originaire ». Ideen I, p [127]. Cette question
est reprise aux §§ 76 à 79 consacrés à la réflexion phénoménologique.
559
Ideen I, p [125].
222
« rectification » du regard, à une « correction » ophtalmique particulière
qui consiste à s’intéresser « à la façon de se donner »
(Gegebenheitweise), comme si au lieu de s’orienter thématiquement,
comme le ferait n’importe quelle psychologie, sur « les donnés eux-
mêmes », « nous voulions élucider l’essence même du vide et du vague »;
c’est alors que se produit la « merveille », puisque « dans ce cas ces
essences ne se donnent pas d’une façon vague mais en pleine clarté ». —
Il est cependant possible, si l’on tient à obtenir les essences
correspondantes aux donnés thématiques singuliers, de proposer (b) une
correction moins radicale et plus appropriée. C’est d’autant plus
nécessaire que la difficulté se transpose à l’intuition d’essence des modes
de données elle-même, c’est-à-dire à l’intuition de l’essence du vague et
du vide. Il faut en ce cas clarifier les « intuitions singulières qui sont à la
base de la saisie des essences », car il y a aussi un parallélisme voire une
dépendance entre clarté de l’intuition singulière et clarté de l’intuition
eidétique correspondante, corrélativement entre la clarté de l’exemple et
celle de l’eidos. Il en va ainsi pour n’importe quelle sorte d’intuition: y
compris pour les représentations à vide (les intuitions catégoriales au sens
strict, les intuitions logico-formelles), — y compris pour les
représentations du vide évoquées ci-dessus.
Sous le titre de « degrés authentiques et inauthentiques de clarté », le §
68 reprend et approfondit la distinction déjà abordée dans la Sixième Re-
cherche logique entre intuitionnification propre (ou Illustrierung) et intui-
tionnification impropre (ou Exemplifizierung). A la différence de la
« clarification inauthentique », la clarification authentique s’en tient au
cadre pur de l’essence concernée, « à l’intérieur du cadre où le donné
intuitif est précisément soumis à une intuition réelle »560. La clarification
inauthentique « déborde quant à elle le donné intuitif, entrelace des
appréhensions à vide à l’appréhension réellement intuitive »561. C’est ainsi
que les progrès de la première consistent dans un accroissement des deux
moments proprement présentatifs de l’intuition (un accroissement de
plénitude, selon la terminologie des Recherches logiques562); celui de la
seconde, en un accroissement de la quantité de moments présentatifs et
donc une diminution concomitante des moments d’appréhension à vide
(les « moments symboliques » des Recherches logiques).
Nous revenons ainsi après un long détour à la différence dont nous
étions partis, celle entre idéation pure et idéation impure. L’essentiel de
cette méthode de clarification authentique réside, pour reprendre
l’expression de P. Ricœur, en une « tactique de l’exemple ». La perfection
de clarté dans l’idéation s’obtient par une méthode de rapprochement du
donné, rapprochement qui correspond à une détermination, à un choix des
exemples — en la préparation exemplaire du donné. Pour cela, « est
requis un rapprochement des singularités exemplaires (eine Näherbrigens
der exemplarischen Einzelheiten) ou une nouvelle production de
singularités exemplaires plus adaptées (einer Neubeschaffung besser
passender exemplarischen Einzelheiten), où les traits singuliers
appréhendés dans la confusion et l’obscurité pourraient prendre du relief
et accéder alors au rang de données les plus claires. »563 Telle est la

560
Ideen I, p [127].
561
Ideen I, p [128].
562
Cf RL VI, p [83-84].
563
Ideen I, p [129].
223
préparation qui permet au donné de pénétrer le cadre de la conscience,
d’y faire son entrée, d’y faire « impression ». Mais alors même que ces
développements s’appesantissent sur la « tactique » du choix de
l’exemple, la fin du texte, selon une syntaxe que nous avons appris à
repérer, contrebalance une telle minutie en affichant une indifférence, à
vrai dire, et ainsi que l’avoue Husserl lui-même, « choquante »564.
Pour expliquer cette indifférence, il faut revenir au premier mode de
correction proposé et le confronter aux degrés les plus pauvres de clarté.
L’orientation sur la sphère (Sphäre), sur le « halo » (Hof),
d’indéterminités déterminables qui encercle (umringt) le plus souvent et
de prime abord toute donnée, représente même à certains égards un
raccourci pour saisir directement le genre le plus élevé sans avoir à
parcourir —au risque de s’y égarer— les différences spécifiques
intermédiaires. Ces indéterminités ont une façon particulière de
s’approcher « par désenveloppement ». Il y a donc un mode spécifique de
« clarification » de l’obscurité qui ne la supprime pas, mais au contraire
l’envisage: « l’objet d’une représentation obscure s’approche de nous
selon une manière qui lui est propre, il frappe en somme à la porte de
l’intuition (es knopft an der Pforte der Anschauung an), sans qu’il ait
besoin d’en franchir le seuil » 565.
Se donner improprement, de façon obscure, c’est frapper à la porte de
la conscience, sans en franchir le seuil. Une telle donation est susceptible
de progrès, ceux de la clarté inauthentique. Ce mode de donation, aussi
parfait soit-il, laisse le donné à l’état obscur, et l’intuition, au stade d’une
appréhension vide. Celle-ci n’est pas nécessairement une appréhension
indirecte ou symbolique (comme Husserl avait pu l’affirmer dans un
premier temps), mais peut fort bien être directe. C’est bien la chose qui se
présente dans son ipséité, mais en laissant enveloppé l’ensemble des
différences qui par leur désenveloppement permettraient d’aboutir à une
détermination de sa singularité et éventuellement de son individualité. Le
mode de donation obscure laisse ainsi dans l’indéterminité l’ensemble de
ces différences, or c’est précisément en cela qu’elle se révèle, par un
retournement inattendu, plus apte à manifester le genre. Ce mode de
donation est, en effet, propice à la manifestation des distinctions les plus
générales (genres, différences régionales, voire différences syntaxiques
ou catégoriales), à l’évidence de la distinction phénoménologique566. Lui
seul permet une délimitation du champ phénoménologique comme
domaine de la région conscience. D’où conséquence inévitable: c’est en
envisageant l’ensemble des modifications qualitatives d’acte à cette
distance que se manifeste le « genre » commun, la modification
neutralisante générique, celle qui est à l’œuvre dans la réduction
564
"Il serait exagéré de dire que l'évidence dans la saisie des essences exige qu'une totale
clarté imprègne jusqu'à l'extrême concret les singularités qui fournissent un soubassement à
l’essence (der unterliegenden Einzelheiten). Pour saisir les différences les plus générales entre
les essences, comme entre couleur et son, entre perception et vouloir, il suffit d'avoir donné des
exemples situés eux-mêmes aux degrés inférieurs de l'échelle de clarté ( die Exempel in niederer
Klarheisstufen). Tout se passe comme si, dans ces exemples, le caractère le plus général le
genre (la couleur en général, le son en général) était déjà donné dans sa plénitude, mais que la
différence restait encore dans l'ombre. Cette façon de parler est choquante, mais je ne verrais pas
comment l'éviter. (Das ist eine anstößige Rede, aber ich wüßte sie nicht zu vermeiden). Que
chacun réalise pour soi ce dont il s'agit au contact d'une intuition vivante." Ideen I, p [129].
565
Ideen I, p [129].— Sur le « halo » qui est une « traduction » des « fringes » de W. James,
voir plus particulièrement RL II, p [200].
566
Sur l’évidence de la distinction, cf LFT, § 16, p [49] et suiv., ainsi que § 89 qui explicite
les présupposés phénoménologiques d’une telle distinction, p [192] et suiv..
224
phénoménologique. On comprend mieux ainsi l’affirmation que Husserl
maintient en dépit de son caractère choquant.
225

Conclusion

L’ensemble des problèmes, pour la plupart classiques, qui se


rassemblent sous le titre équivoque d’ « exemple », n’ont cessé de
hanter l’écriture phénoménologique husserlienne, donnant lieu à des
thématisations audacieuses, elles-mêmes condamnées à rester
inaperçues faute d’une lecture en adéquation avec cette écriture. Les
conditions d’une telle adéquation sont multiples, elles peuvent,
cependant, se ramener aux conditions d’entente d’une langue
transcendantale.
Il s’agit, de prime abord, de la dé-connexion (dé-motivation) de ce qui
assure l’attitude naturelle d’une entente de soi, de la contextualisation qui
fonde et possibilise la production terminologique et l’articulation syn-
taxique de la signification; déconnexion qui ne saurait se ramener à une
formalisation, pour deux raisons essentielles: d’une part, la logique for-
melle se fonde sur un ensemble de présuppositions idéalisantes, qui, pour
l’essentiel, se ramènent à leur tour aux conditions d’entente de la langue
naturelle; d’autre part, à l’inverse de la formalisation, la « construction »
de la terminologie et de la syntaxe de la langue phénoménologique ne
doit se faire qu’à la lumière d’une re-contextualisation et d’une
détermination de la production catégoriale phénoménologique par le
champ phénoménologique, selon son extension et sa profondeur propres.
En ce sens, la langue phénoménologique se présente comme
l’explicitation du « dessein » le plus secret de la langue philosophique,
comme l’élévation d’une intuition géniale, qui marque le coup d’envoi de
la philosophie, à la prise de conscience scientifique de soi.
D’où une conséquence surprenante, mais inévitable, cette langue trans-
cendantale travaille secrètement la langue naturelle dans laquelle s’écrit
et se lit, de prime abord, le texte phénoménologique, non par souci ésoté-
rique, mais parce qu’il ne peut et ne doit en être autrement. S’il est vrai
qu’« en produisant des énoncés et en théorisant de manière phénoménolo-
gique, nous faisons usage de la langue naturelle et de ses significations
d’être, de modalité d’être, de logique en général, de significations
secrètement métamorphosées », si « la langue tout entière avec toutes les
significations linguistiques reçoit un nouveau sens », il est à l’inverse
nécessaire que la langue phénoménologique se donne et se confie, sous
les dehors de l’ancienne langue. Une telle langue transcendantale n’est
pas et ne doit pas être une deuxième langue. La langue que parle le « je
phénoménologisant » est « toujours la langue naturelle, mais en un sens
transcendantalement modifié »567. La langue de l’ego spectateur est issue
d’une modification, d’une « réduction spéciale », d’une
« métamorphose » de la « langue performatrice » (leistende Sprache)568 de
567
Marginalia datées de 1933-34 à la Sixième méditation cartésienne (1932) d’E. Fink,
Kluwer Ac. Pub., 1988, respectivement tr. fr. N. Depraz. Millon, 1994, notes 236, 241, 293, pp
[81], [82], [95]. On assiste dans ces notes à l’effort de Husserl pour corriger la scission due à
une interprétation encore trop formelle de la réduction transcendantale. Cf sur ce point, R.
Bernet, « Différence ontologique et conscience transcendantale », in Husserl, Millon, 1989, p
99.
568
note 305.
226
l’ego transcendantal enlisé dans son travail constituant et oublieux de lui-
même. Cette « langue performatrice » est précisément celle dont l’entente
est constitutive de l’attitude naturelle, entente qui se dissimule sous la
« langue thématique », sous « la faculté langagière humaine en tant que
capacité de la langue humaine développée »569. La langue que le Je
spectateur porte à l’articulation est donc cette langue secondarisée,
humiliée, cette langue performatrice de l’ego transcendantal constituant;
elle est cette même langue exhumée. Thématiser réflexivement celle-ci
revient à exhiber les conditions transcendantales d’entente de la langue
naturelle, ce qui suppose une réduction spéciale de la langue naturelle
constituée qui la dévoile comme et la transforme en « système indicatif »
de la langue performatrice.
Quant à l’exemple, la phénoménologie ne peut donc dire autre
chose que la langue naturelle. Qu’il soit explicité sur le plan du
discours ou intervienne à titre de force d’appoint dans l’effectuation
d’une signification, l’exemple est toujours secondaire, et l’on ne
saurait y réduire la signification. Mais, et telle sera la secrète mutation
de sens opérée par la réduction phénoménologique, qu’il y ait
auxiliarité et que cette auxiliarité soit archi-fondamentale — voilà ce
que la langue naturelle ne parvient pas à dire, sans tomber dans une
forme ou l’autre de contresens empiriste — voilà ce que la langue
performatrice ne cesse de dire en le faisant. En contrepoint à la
revendication rationnaliste qui érige sa prétention en statut effectif, la
phénoménologie ne cesse de rappeler que le sens et la possibilité
d’une telle prétention se fonde précisément sur cette structure
d’auxiliarité, et qu’à trop vite la reléguer dans un passé honteux, elle
commet non seulement et formellement un contresens, mais
également une erreur de fond. Considérer la secondarité elle-même
comme secondaire; c’est là une confusion qui est l’exact symétrique
de celle que l’on stigmatise sous le titre de « réalisme des idées », et
qui aboutit aux paradoxes que l’on connaît sous le titre « d’argument
du troisième homme », formalisé par l’histoire de la philosophie
récente sous celui de « problème de la ‘self-participation’ » ou de la
« self-predication »570. L’une et l’autre de ces attitudes sont
contaminées, à leur insu, par la « thèse » ontologique jamais
interrogée constitutive de l’attitude naturelle, « thèse » dont il s’agit
précisément d’exhiber le caractère « hypothétique ». Car, derrière et
sous l’évidence ontologique de l’attitude naturelle, derrière et sous le
« cela-va-de-soi » au nom duquel on écarte dans un geste qui est à la
fois celui de la partialité et du mépris, de l’usage (Gebrauch), est à
l’œuvre, anonymement, l’ego transcendantal, porteur et agent des
performances qui assurent aux différentes prises de positions
ontologiques leur assise.
Si l’exemple joue à son tour un rôle dans la constitution de la
méthode phénoménologique (c’est-à-dire de la réduction) et dans
l’ouverture du champ transcendantal (c’est-à-dire le champ des vécus
et des objets auxquels ces vécus se réfèrent, réduits et purifiés
transcendantalement), c’est donc avant tout parce que Husserl a su se
569
note 291.
570
Cf J. Brunschwig, « Le problème de la ‘self-participation’ chez Platon », L’art des
confins, Mélanges offerts à Maurice de Gandillac, sous la direction d’A. Cazenave et J-F.
Lyotard, P.U.F, 1985, pp 121-135. G. Vlastos, « Plato’s ‘Third Man » argument (Parm. 132 a 1,
b 2): Text and logic », dans Platonic Studies, Princeton Univ. Press, 1981. pp 342-360.
227
rendre attentif à l’exemplarité en tant que structure de l’apparaître —
avant que les pré-données du champ phénoménologique ne sortent
elles-mêmes de leur confusion initiale et ne se manifestent dans la
clarté et la distinction. L’attitude naturelle n’émerge comme telle qu’à
la condition de soupçonner derrière l’apparente naturalité du prime
abord, non pas une « chose cachée », mais un ensemble de
performances, de Leistungen. Le phénomène de la phénoménologie,
ce n’est ni la subjectivité, ni l’objectivité même réduite noématique-
ment, mais la constitution de l’apparaître. Toute attitude en tant
qu’orientation thématique sur un champ de phénomènes présuppose le
travail anonyme d’une conscience constituante, dont l’une des
performances les plus fondamentales consiste précisément en une
substruction (mise à disposition exemplaire des prédonnées). Cette
substruction est une « opération » double, de subjectivation-
matérialisation et d’objectivation-formalisation. Une telle substruction
coïncide avec l’ouverture d’un domaine, l’institution d’une
« compétence » et l’occultation par occupation du sol qui lui fournit
son étayage. Qu’il s’agisse de l’attitude logique, de l’attitude
scientifique, de l’attitude pratique ou de l’attitude technique, une telle
substruction est à l’œuvre. D’où l’élargissement de ce concept dont
nous espérons avoir montré la légitimité. Toute attitude en prise sur un
domaine d’être, tout investissement d’une « région » se traduisent
donc par une mise à disposition des éléments relevant de ce domaine
en tant qu’exemples possibles et une dissolution (une matérialisation
et une subjectivation) du sol phénoménal de l’attitude supplantée en
médium phénoménal irrelevant. L’attitude naturelle avec la thèse
ontologique y afférente se dévoile alors dans son extension et sa
profondeur, comme un quasi-système instable d’activités en devenir,
quasi-système de présentation qui forme le thème privilégié d’une
phénoménologie génétique.
Tout activité, quelle qu’elle soit, se meut, dès lors qu’elle est une
activité, dans le cadre d’un a priori, c’est-à-dire d’un a priori qui a la
forme d’un pur cadre; « toutes les découvertes et les inventions des
spécialistes [d’une discipline scientifique, quelle qu’elle soit] se
meuvent dans le cadre d’un a priori absolument indépassable, qu’on
ne peut pas tirer de leurs théories, mais seulement de l’intuition
phénoménologique »571. Ce cadre ne peut apparaître à celui qui se
place sous cet a priori, mais seulement à celui qui par une libre et
pure variation suspend le lien qui rattache la conscience à son cadre
d’activités. Cette pureté et cette liberté dans la variation eidétique, les
spécialistes d’un domaine n’y parviennent jamais faute de rompre le
lien qui les réinscrit dans leur thème — faute de suspendre le lien
secret qui relie l’eidos à l’effectivité572. L’universel, l’eidos est le cadre
à l’intérieur duquel se produit la variation573. L’idée, l’a priori, le
catégorial sont le cadre stable, absolument fixe par rapport auquel se
déterminent non seulement la variation, mais également l’altération574.
La synthèse de configuration au principe de la variation eidétique,
même si Husserl la nomme « synthèse par ressemblance »

571
Ideen III, p [22]
572
Ideen III, p [33].
573
Ideen III, p [35].
574
Hua IX, p [70].
228
(Ähnlichkeit), ne doit cependant être confondue ni avec la synthèse
passive homonyme qui concerne l’identification sensible575, ni avec le
travail continu de l’activité imaginaire. Si les actes complexes sont
comme des machines complexes composés de machines simples, la
configuration correspond à l’une de ces dernières576. A la différence de
la synthèse passive ou de toute activité de l’imagination proprement
dite, une telle « activité » de l’imagination pure rompt avec toute
motivation, toute association. Ou plus exactement elle les épuise. Il
s’agit d’une synthèse par ressemblance pure « libre », « arbitraire »,
« quelconque » — utilisant les stocks des synthèses passives,
déposées sous forme d’habitus, comme un stock d’exemples, c’est-à-
dire d’intuitions singulières disponibles. Par ailleurs, cette
configuration continue n’est pas orientée thématiquement et
« prioritairement » sur les éléments configurés, ni même sur leur série
ou leur ordre, mais sur l’unité qui les traverse et qui préside à leur
production. Le modèle et les copies ne fonctionnent au service de
l'idéation pure que dans la mesure où l'on s'en désintéresse, pour
n'orienter le regard que sur l'unité pure qui les traverse. Ce travail
dont on ne peut contester le caractère imaginaire procède donc par des
recouvrements, qui sont autant d’obscurcissements successifs qui, de
la sorte, mettent en relief et en lumière le « genre » qui surnage
d’autant plus nettement et clairement que les différences secondaires
et dérivées se trouvent plongées dans l’indéterminité. La mise en
relief définitive, qu’aucun processus effectif de généralisation n’est en
mesure d’obtenir, est obtenue par expulsion de toutes les déterminités
secondaires dans l’indétermination du cadre de sens vide —ou plus
brièvement par secondarisation de ces déterminités; ou en d’autres
termes, en mettant à la porte (de l’intuition) le donné. Sans un tel
obscurcissement, le donné exemplaire est incapable de conférer la
moindre clarté à la visée eidétique, qu’il s’agisse d’un simple
« lustre » ou, a fortiori, d’une clarté authentique. Si l’on accorde à la
conscience le statut d’archi-cadre-encadrant (ou d’activité enca-
drante)577 et au cadre dans lequel se meuvent les variantes celui de
cadre-encadrant de niveau deux (la variation étant une activité
encadrée), nous pouvons alors dire que l’indifférenciation du donné,
sa quodlibétalisation dégage d’autant plus nettement le cadre du genre
ou de l’eidos que les différences spécifiques et singularisantes sont
maintenues dans la zone d’obscurité, au seuil de l’intuition, et même,
qu’elle remonte d’autant plus haut dans la hiérarchie des idées, vers le
cadre eidétique ultime, que l’indifférenciation des cadres eidétiques
successifs est plus poussée.
La différence entre exemplification authentique et exemplification in-
authentique répercute sur le plan de l’activité de connaissance, une struc-
ture complexe fondamentale qu’on peut décrire, faute de mieux, comme
575
Celle qu’étudie Husserl dans les §§ 16 & 44, respectivement p [77] pp [225-226], dans
les Ideen I.
576
Cf RL V, p [403], qui compare les « actes complexes » à des « machines complexes »,
c’est-à-dire une machine composée de machines dont la « combinaison est telle que l’opération
de la machine globale est précisément une opération globale ». Et ce malgré, la critique de la RL
I, p [67].
577
Telle est la métaphore qui s’impose à R Ruyer dans son essai sur La cybernétique et
l’origine de l’information, Chapitre II intitulé « Activités encadrantes et mécanismes encadrés ».
pp 72-75. Voir également les paragraphes suivants sur « La science et l’encadrement », et
« l’encadrement axiologique » qui renvoient, entre autres, à Husserl.
229
un « dispositif d’encadrement » et d’ouverture, bref comme un cadre qui
se comporterait comme une fenêtre ou une porte dans la monade
transcendantale. De telles expressions doivent elles-mêmes être
entendues comme des « symboles » égologiques, selon la langue
phénoménologique. Mais alors que la plupart de ces
« symboles » procèdent d’une inversion de la référence objective en
référence subjective transcendantale, d’une inversion des « termes »
désignant les « objets » de l’attitude naturelle en « indices » de
« phénomènes subjectifs constituants », les symboles mentionnés
touchent à l’intimité même du pôle de référence ultime de tout terme et
de toute proposition phénoménologique — à la structure égoïque elle-
même pour laquelle, comme le déclare le célèbre paragraphe 36 des
Leçons sur la conscience intime du temps, « les noms nous font
défaut »578. Il s’agit donc là du point où « l’univers du discours »
phénoménologique se voit contraint de parler en images (im Bilde)579.
L’expression de « flux », à la différence des autres « symboles » de la
langue phénoménologique, ne procède pas d’une inversion ou d’une
conversion d’index. Il s’agit là d’une « image » ou mieux encore du
tableau originaire reposant sur une analogie du primo-constitué le flux du
temps originaire et de l’archi-constituant le « flux ». Nous sommes là en
présence de la première homonymie se produisant au sein de la langue
phénoménologique et non plus d’une homonymie entre phénomènes
subjectifs constituants et phénomènes objectifs constitués.
Comme son analogon et homonyme iconique, le « cadre de la
conscience » (ou « flux ») accouple deux niveaux de renvoi ou si l’on
veut deux fonctions. Comme l’encadrement iconique, il neutralise la
base réelle qui fournit à la référence son point d’appui et institue dans
l’ouverture ainsi ménagée une irréalité chargée de faire transiter la
référence suspendue sur une objectité absente. Poursuivons
l’analogie: de même que l’objet-image-physique s’efface pour devenir
simple point d’appui du renvoi iconique, de même la « teneur
qualitative du matériau de la sensation » fournit uniquement « son
point d’appui » à l’objectivation de l’objet temporel (ou tempo-
objet)580. De même que l’image-objet-irréelle se charge de la référence
objective et assume de la sorte la fonction de porteuse authentique des
divers côtés de l’appréhension iconique, de même « des représentants
des situations temporelles » assument la fonction de véritables
porteurs de l’appréhension, et c’est de leur appréhension que surgit
l’objectivation proprement dite.
Cette structure à double face ou à double fonction est l’exemplarité
même, l’exemplarité ne désignant plus en ce cas un mode ou l’autre
d’intuitionnification, mais la possibilité même de cette différence
entre deux modes (illustration et exemplification). La donation lui est
elle-même subordonnée, puisque ces deux modes correspondent aux
deux modes de donation: « leibhaftig Selbstgegebenheit » et

578
Trad. fr. p 99. Zeitbewusstsein , Hua X p [74]. Rappelons que « ce flux est quelque chose
que nous nommons ainsi d’après ce qui est constitué, mais il n’est rien de temporellement
‘objectif’. C’est la subjectivité absolue, et il a les propriétés absolues de quelque chose qu’il faut
désigner métaphoriquement comme ‘flux’, quelque chose qui jaillit ‘maintenant’, en un point
d’actualité, un point-source originaire, etc.. » — Cf. G. Granel, Le sens du temps et de la
perception chez E. Husserl, Paris, Gallimard, 1968, pp 90-92.
579
Et non pas par « métaphore » comme le dit la traduction de H Dussort.
580
Zeitbewusstsein, p [66], p 87.
230
« unleibhaftig Selbstgegebenheit ». La différence modale entre
illustration et exemplification s’ébauche dès le niveau le plus bas de
l’activité de la conscience. Au niveau des performances les plus
pauvres et les plus fondamentales, au niveau de la proto-doxa, c’est-à-
dire au niveau des synthèses passives, et parmi celles-ci, les synthèses
passives constitutives des « tempo-objets »581. La différence fon-
damentale qui se déploie et se développe dans les sphères supérieures
de la conscience doit elle-même s’esquisser dans l’obscurité de
l’activité productrice des « ombres » (des Abschattungen) sans
lesquelles rien n’apparaîtrait. Elle doit s’introduire dans la fabrique
secrète de l’esthétique transcendantale.
Comment un donné est-il saisissable en tant qu’exemple? Réponse:
parce qu’il s’y prête. Une telle disponibilité du donné pour un tel
usage présuppose deux micro-performances dénommées par Husserl
Erfasstheit et Bereitschaft. La Bereitschaft, en tant que propriété
d’être-prêt rend saisissable le donné; il est possible par conséquent de
la comprendre comme une « Erfassbarkeit’ », comme
« saisissabilité ». Une telle analytique de la performance
fondamentale, la quodlibétalité, peut laisser perplexe. A renchérir
ainsi sur les « essences d’actes », à pousser à cet extrême la décompo-
sition des performances de la conscience, ne nous conduit-elle pas à la
pire abstraction scolastique? Cette situation est pourtant inévitable, et
elle apparaîtra telle, dès qu’on admet que l’investigation
phénoménologique des soubassements de la conscience est du ressort
d’une phénoménologie abstrayante, reposant sur une radicalisation de
la réduction en réduction abstractive. Le niveau archi-fondamental
d’une telle phénoménologie coïncide en son moment essentiel avec
une phénoménologie de la conscience intime du temps.
Nous devons donc aller encore plus loin dans l’abstraction et
redescendre d’un cran de plus dans les soubassements ultimes de la
conscience, au niveau de la conscience intime du temps. Le bois dont
est faite la vie de la conscience comporte ses sinuosités et ses nœuds,
à commencer par celui qui livre l’une-fois du moindre tempo-objet à
l’itérabilité. Si la conscience se comporte originairement comme une
forme d’archi-cadre, de quelle nature est le bois ou la hylè dont est
fait ce cadre (cette porte ou cette fenêtre) de la monade
transcendantale? De quelle bois doit-il être fait pour préserver un
rapport authentique (et juste) à l’autre compris comme alter-ego —
rapport qui ne soit pas d’usage, ni d’utilisation? Comment se laisse-t-
il altérer — dé-proprié— et comment cette altération —cette dé-
propriation— s’articule-t-elle à la possibilité d’une autovariation
orientée sur l’obtention de l’eidos-ego? Comment une extension de
monades se laisse-t-elle pensée? Quel est le mode d’extension de
l’eidos ego, selon quelle « topologie » ou « chorologie » s’opère-t-il?
Si les diverses performances et activités de la conscience constituante
se présentent comme diverses façons d’employer le temps, y a-t-il un
système —et qui soit un— qui régisse a priori la répartition des
« places » à l’intérieur d’une totalité monadologique universelle ainsi
que le « rang » au sein d’une téléologie universelle?

581
Selon l’expression proposée par G. Granel dans Le sens du temps et de la perception
chez E. Husserl. 1968, p 50.
231
INDEX

Agamben, G. 250 Heidegger 2; 48; 84; 140; 145; 146; 155;


Aristote, 26; 96; 146 159; 160; 182; 204; 279; 290
Bachelard, S. 45; 184; 188; 195 Heisenberg, W. 46
Bain, A. 266 Hermann, F.W. 29
Beaufret, J. 142 Hölderlin 150
Benveniste, E. 107; 264 Hume 23; 36; 37; 70; 174; 235; 251; 266
Berkeley, 189 Ingarden, R. 26
Berlioz, J. 5 Jackobson, R. 107
Bernarsky, J. 21 Janicaud, D. 70
Bernet, R. 4; 35; 36; 84; 94; 97; 148; Kant 1; 3; 8; 10; 23; 28; 42; 47; 82; 94;
204; 301 95; 122; 140; 141; 142; 148; 149; 153;
Biemel, W. 148 154; 157; 174; 180; 182; 183; 183;
Bissen, J-M. 4 221; 251
Boehm, R. 20; 21 Kern, I. 21; 35; 36
Bolzano, F. 174; 177; 176 Koyré, A. 47
Brémond, C. 5 Lantéri-Laura, G. 4
Brentano, F. 23; 70; 235; 236; 237; 239; Le Goff, J. 5; 47
266; 269 Leibniz 20; 182; 221
Brunschwicg, J. 302 Lotze 159; 174; 176; 288
Cairn, D. 10; 95 Löwit, A. 29
Cavaillès, J. 45 Marin, L. 83; 272
Courtine, J-F. 21; 84; 148; 204 Marion, J-L. 29; 69; 140; 148; 161; 163;
Dastur, F. 147; 159; 279; 287; 290; 196
De Muralt, A. 4 Martineau, E. 249
Derrida , J. 33; 45; 78; 102; 116; 124; Natorp 229
140; 169; 170; 171; 214; 242; 264; 282; Parrochia, D. 20; 45
288 Pascal 283
Descartes 3; 10; 23; 26; 27; 28; 29; 30; Patocka, J. 95
31; 32; 33; 34; 35; 45; 49; 102; 112; Platon 1; 3; 22; 23; 26; 36; 48
116; 124; 140; 146; 170; 242; 264; 282; Ricœur, P. 29; 60; 141; 291; 295; 297
288 Ruyer, R. 255; 304
Diemer, A. 21 Rigal, E. 70
Ducat, P. 105; 157; 159 Saraiva, M. 266; 286; 287; 288; 289
English, J. 11; 76; 77; 79; 142; 209 Saussure, F. de. 264
Fink, E. 4; 10; 12; 21; 106; 141; 145; 225; Schérer, R. 140; 167; 205; 207; 220
275; 276; 301 Schmidt, J-C. 5
Franck, D. 34 Schutz, A. 66
Frege, G. 104; 105; 176; 184 Spinoza 28
Galilée 6; 46; 47; 48; 63 Stumpf 189
Gödel, K. 45 Tran-Duc-Thao 45
Granel, G. 27; 54; 62; 105; 174; 270; 290; Viète 54
304; 305; 306 Vlastos, G. 302
Granger, G-G. 104; 107; 108; 126 Waelhens, A. de. 29
Hegel 62; 169 Welter, T. 5
Held, K. 92
232

Table des matières

Introduction, 3

Chapitre I. L’idée de la réduction et ses exemples, 14


§ 1. L’idée de la réduction et son empire en phénoménologie husserlienne, 14
§ 2. Qu’on ne peut naître à l’idée de la réduction sans exemples, 23.
§ 3. L’exemple cartésien, 29.
§ 4. Le noyau irréductible de l’époché cartésienne, 35.

Chapitre II. Réduction galiléenne, réduction professionnelle et réduction phénoménologique,


39.
§ 5. La réduction galiléenne — sans guillemets, 40
a) L’idée d’un monde constructible, 44. b) La substituabilité sans borne, 46. c) La substruction,
47. d) La substruction comme hypothèse hyperbolique, 48. e) L’idée d’une causalité exacte, 49. f)
Le triomphe du langage formulaire, 51. g) Le sens du diagnostic de crise, 53.
§ 6. La réduction professionnelle et la réduction phénoménologique, 59.
§ 7. La communauté d’essence entre l’époché phénoménologique et l’époché professionnelle au
fondement de leur analogie, 64.

Chapitre III. Substruction et exemplarité, 67.


§ 8. Recherche d’une unité conceptuelle des réductions: substruction et changement d’attitude, 67.
a) Le champ de donation phénoménologique comme sol exemplaire, 68. b) Examen de deux
objections: il n’y a pas de substruction phénoménologique et il existe une phénoménologie
« expérimentale », 73. c) La mise en index de l’objet: analogon de la substruction, 76.
§ 9. La substruction galiléenne et la différence entre objet exact et chose anexacte,79.
a) La substruction et la division du travail en manuel et intellectuel, 79. b) L’intangibilité de la
chose anexacte et l’inaccessibilité de la chose exacte, 83 . c) Le devenir-matériau de la représentation
de chose et la constitution d’un cadre d’indétermination, 85.
§ 10. Approfondissement de l’analyse de l’étape préparatoire à l’idéalisation: le paradigme, 89.
a) Paradigme, regard technique et idée d’un monde commun, 91. b) Paradigme et exactification, 96.

Chapitre IV. Réduction de la langue et langue de la réduction, 102.


§ 11. Nécessité d’une mise entre parenthèse de la langue, 102.
§ 12. Sens et possibilité d’une réduction de la langue, 105.
§ 13. Mise en œuvre d’une variation terminologique et constitution d’un stock d’exemples, 109.
§ 14. La langue de la phénoménologie: ni langage formel, ni langue empirique, 113.
§ 15. L’ouverture d’un champ intuitif innommé et difficulté de l’intuition des données qui s’y
présentent,120.
§ 16. Situation aporétique de la méthode phénoménologique et ses expédients, 121.
§ 17.La production de la conceptualité phénoménologique et la structuration du donné intuitif
phénoménologique, 127.
§ 18. Réduction eidétique, exemplarité et liberté, 134.
§ 19. Le projet d’une morphologie pure des intuitions et la remise en chantier de l’héritage kantien, 139.

Chapitre V. La possibilité et la réalité des significations, 150.


§ 20. Anschauung et Veranschaulichung, 150.
§ 21. La pensée au sens impropre, 154.
§ 22. Réflexion naturelle et réflexion phénoménologique sur le domaine des signi-fications, et la question
du mode d’existence des significations, 158.
§ 23. L’homonymie entre la conceptualité décrivant le domaine de la pensée propre et celle décrivant le
domaine de la signification, 161.
§ 24. L’essence-d’une-fois, l’exemplifiabilité et la possibilité de la signification — et de la liberté
derechef, 165.
§ 25. Des significations imaginaires aux significations lacunaires. La pensée mineure, 170.

Chapitre VI. L’idée d’une théorie systématique des modes d’intuitionnification, 176.
§ 26. L’idée une théorie systématique des actes objectivants constitutifs de la connaissance, 176.
§ 27. Modes authentiques et modes inauthentiques de la visée de signification et du remplissement
233
intuitif, 179.
§ 28. L’implication de la théorie des touts et des parties dans l’élaboration des concepts d’abstraction
idéatrice et d’abstraction formalisante, 187.
a) La théorie des touts et des parties comme « levier » de la théorie de la connaissance, 187. b) La
dislocation du concept d’abstraction: abstraction formalisante et abstraction idéatrice, 188. c)
L’idéalisation comme mixte d’idéation et de formalisation, 192.
§ 29. La formalisation dans les Recherches logiques comme dévoilement de connexions purement
syntaxiques, c’est-à-dire immotivées, 197.

Chapitre VII. De la classification systématique des modes de présentation à la découverte de


la performance fondamentale: la quodlibétalité, 202.
§ 30. Hiérarchie et téléologie des modes de présentation: illustration, exempli-fication et confirmation,
202.
§ 31 A) L’idéal épistémologique: l’adéquation en tant que confirmation, 205.
a) Les représentations vides et la constitution de la référence objective, 206. Annexe: Les esquisses
d’une élucidation phénoménologique du signe expressif dans les Recherches logiques, 210. b) La
réalisation de la référence et les degrés de la réalisation, 215. c) La réalisation parfaite de la
référence objective: la confirmation , 219.
§ 32. B) La possibilité de la phénoménologie est suspendue à celle d’une évidence non-positionnelle,
222.
a) La référence objective et la référence à l’ego, 223. b) La dissociabilité de deux caractères d’acte:
la positionnalité et l’objectivité, et la possibilité d’une pure abstraction phénoménologique, 230. a)
L’après-coup —entre parenthèses, 231; g) Les bordures externes immédiates de la parenthèse. La
thèse proprement dite et ses illustrations, 234; d) Un « exemple qui ne pouvait être mieux
choisi »,239.

Chapitre VIII. La quodlibétalité et la différence entre signe et image, 249.


§ 33. C) La performance fondamentale: la quodlibétalité, 249.
§ 34. La portée d’une analyse de la quodlibétalité, 260.
§ 35. Esquisse d’une analytique de la quodlibétalité, 262.
a) Le rôle déterminant des moments externes pour le mode d’objectivation, 264. b) Idée d’une
classification des modes de présentation en fonction de ces moments externes. Le concept large de
renvoi, 270. c) Deux modalités d’encadrement, 275. d) La différence entre signe et image, 278.

Chapitre IX. L’ analogon mondain de la réduction phénoménologique, 283.


§ 36. Quodlibétalisation, encadrement figural et réduction transcendantale, 283.
§ 37. La parenté entre neutralité iconique esthétique et neutralité transcendantale, et la contribution de la
performance fondamentale de la quodlibétalité à la neutralité en tant que suspension de toute
performance, 286.
§ 38. Le cadre de l’intuition phénoménologique d’essence et sa base exemplaire. L’usage des exemples
dans la méthode de clarification des purs vécus, 293.

Conclusion, 300.
Index, 308.
Table des matières, 309.

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