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La romancière et essayiste
Siri Hustvedt explique
comment sa pensée l’a aidée
dans des moments difficiles
de son existence et influence
son écriture.
MAURICE MERLEAU-PONTY
VU PAR
SIRI HUSTVEDT
SIRI HUSTVEDT
Tout en poursuivant
une oeuvre romanesque
publiée chez Actes Sud
(Élégie pour un Américain,
2008 ; Un été sans les
hommes, 2011 ; Un monde
flamboyant, 2014),
elle s’est intéressée
aux neurosciences et
aux sciences cognitives,
qu’elle aborde au prisme
de sa propre expérience.
Elle vient de signer
Souvenirs de l’avenir,
roman dans lequel
elle revient sur une année
de sa jeunesse à New York.
Elle y explore également
l’étrangeté qu’il y a à faire
renaître une ancienne
version d’elle-même.
UNE REDÉFINITION
DE LA CONSCIENCE
« Ma découverte de la phénoménologie
remonte à mes années d’étudiante. Mais
mes tremblements ont été l’occasion d’expérimenter
la pertinence de la philosophie
de Merleau-Ponty avec une tout autre acuité
que les yeux de la novice curieuse que j’étais
alors. En effet, j’ai eu beau me tourner vers
la psychiatrie, vers les neurosciences, vers la
psychanalyse, aucune de ces disciplines n’a
vraiment été capable de poser un diagnostic
ferme et définitif sur ce dont je souffrais.
Seule la phénoménologie, et plus particulièrement
les écrits de Merleau-Ponty, m’a
paru entrer en résonance avec mon expérience.
La phénoménologie se penche sur le
corps vécu, sur la façon dont vous formulez,
dont vous mettez en forme votre expérience
de la réalité. Elle rompt avec la tradition philosophique
occidentale en ne séparant plus
le corps et l’esprit (ou l’âme pour reprendre
des termes plus chrétiens), mais en considérant
que nous sommes un esprit et un
corps pris dans le monde. La seule distinction,
initiée par Husserl, le fondateur de la
phénoménologie qui a inspiré Merleau-Ponty,
se fait entre le Körper, le corps objectif et
anatomique, et le Leib, le corps vécu. Quand
le premier a été le seul et unique guide de la
science, le Leib est ce qui intéresse la phénoménologie
en priorité : c’est celui qui est
traversé par les sensations, habité par notre
conscience. Merleau-Ponty creuse un sillon
de pensée qui tente de sortir du dualisme
cartésien qui sépare l’âme du corps, ce qui
le mène à redéfinir la conscience. Chez
Merleau-Ponty, il y a cette idée brillante et
subtile de la conscience comme forme incarnée
dans un corps, comme quelque chose
qui émerge de notre corps dans le monde.
“J’ai le monde comme individu inachevé à
travers mon corps comme puissance de ce
monde, et j’ai la position des objets par celle de
mon corps ou inversement la position de mon
corps par celle des objets, non pas dans une implication
logique, et comme on détermine une
grandeur inconnue par ses relations objectives
avec des grandeurs données, mais dans une implication
réelle, et parce que mon corps est
mouvement vers le monde, le monde, point
d’appui de mon corps”, écrit-il dans la Phénoménologie
de la perception. Cette description
d’un corps qui se situe toujours par rapport
au monde et d’une conscience qui n’est plus
similaire. Ce n’était pas de l’épilepsie – le
premier diagnostic qui m’est venu à l’esprit.
Juste une crise très surprenante de tremblements
incontrôlables qui m’ont donné l’impression
que mon corps allait se briser. À vrai
dire, cela ne ressemblait à rien de connu. Cela
s’est produit encore à trois reprises, toujours
à l’occasion de prises de parole en public. Que
m’arrivait-il ? Je me suis dit que j’allais enquêter,
en prenant ces symptômes étranges
comme objets d’étude, à travers le prisme de
la psychiatrie, de la psychologie et des neurosciences.
Cette enquête est peu à peu devenue
une façon pour moi d’entamer une
réflexion sur le problème de l’esprit et du
corps. Que se passe-t-il dans mon esprit et
« Nous
faisons écho
les uns
aux autres,
nous ne
sommes
pas des
monades
isolées »
SIRI HUSTVEDT
LES PRÉJUGÉS
DES NEUROSCIENCES
OLIVER SACKS
(1933-2015)
ALAIN BERTHOZ
(NÉ EN 1939)
Ce spécialiste du cerveau professeur au Collège
de France refuse de le concevoir comme un organe
isolé du reste du corps, qui calculerait et enverrait
ses ordres d’en haut. S’appuyant sur Merleau-Ponty,
il préfère envisager le « corps en acte » dans lequel
le cerveau est pris dans une relation d’horizontalité
avec les autres organes et membres. Dans nos
pages , il reconnaît
qu’« aujourd’hui, nombre d’intuitions
de la phénoménologie […] sont confirmées par
les données des neurosciences ».
GIACOMO RIZZOLATTI
(NÉ EN 1937)
Lorsque le neurologue italien identifie dans
les années 1980 le rôle des neurones miroir, il rejoint
une intuition de Merleau-Ponty. Les neurones
miroir s’activent lorsque je vois quelqu’un faire un
mouvement, une action, que je peux potentiellement
faire – ils sont responsables de la contagion
du bâillement par exemple. Merleau-Ponty décrivait
déjà cette sorte d’écho chez le bébé : « Un bébé
de quinze mois ouvre la bouche si je prends par jeu
l’un de ses doigts entre mes dents et que je fais mine
de le mordre. […] La “morsure” a immédiatement
pour lui une signification intersubjective. Il perçoit
ses intentions dans son corps, mon corps avec
le sien, et par là mes intentions dans son corps. »
n commençant l’étude de la
perception, nous trouvons dans
le langage la notion de sensation,
qui paraît immédiate et
claire : je sens du rouge, du bleu,
du chaud, du froid. On va voir pourtant qu’elle
est la plus confuse qui soit, et que, pour l’avoir
admise, les analyses classiques ont manqué le
phénomène de la perception. » Ainsi s’ouvre
Phénoménologie de la perception de Merleau-
Ponty, comme une remise à plat du
fonctionnement de nos sens. Toute une tradition
philosophique, de Platon à Descartes,
invite à se méfier des informations recueillies
par notre perception : elle nous tromperait,
nous éloignerait de la connaissance des
choses en soi en ne nous donnant accès
LA GALAXIE MERLEAU-PONTY
EDMUND HUSSERL
(1859-1938)