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« Merleau-Ponty a réconcilié mon corps et mon esprit »

Pour Merleau-Ponty, l’esprit


et le corps sont inséparables.
Le philosophe explore
notre expérience charnelle
et perceptive du monde.

La romancière et essayiste
Siri Hustvedt explique
comment sa pensée l’a aidée
dans des moments difficiles
de son existence et influence
son écriture.
MAURICE MERLEAU-PONTY
VU PAR
SIRI HUSTVEDT
SIRI HUSTVEDT
Tout en poursuivant
une oeuvre romanesque
publiée chez Actes Sud
(Élégie pour un Américain,
2008 ; Un été sans les
hommes, 2011 ; Un monde
flamboyant, 2014),
elle s’est intéressée
aux neurosciences et
aux sciences cognitives,
qu’elle aborde au prisme
de sa propre expérience.
Elle vient de signer
Souvenirs de l’avenir,
roman dans lequel
elle revient sur une année
de sa jeunesse à New York.
Elle y explore également
l’étrangeté qu’il y a à faire
renaître une ancienne
version d’elle-même.

Il y a une dizaine d’années, alors que je prononçais


un discours en l’honneur de mon père
disparu deux ans plus tôt, j’ai été prise d’une
crise de tremblements spectaculaires. Tout
mon corps en était affecté, mes bras et mes
jambes, à l’exception de ma tête et de ma voix.
Je parvenais à parler clairement, mais mon
corps était devenu incontrôlable. Pour me
stabiliser, je me suis accrochée à mon pupitre,
terrifiée par ce phénomène inédit et inattendu.
Une fois mon discours achevé, les tremblements
ont mystérieusement cessé. Si vous
vous souvenez des images de la chancelière
Angela Merkel qui s’est mise à trembler lors
de quelques apparitions publiques au printemps
dernier, ce qui m’est arrivé est très
dans mon corps lorsque je tremble ? Que voulons-
nous dire lorsque nous parlons de corps
et d’esprit ? Cela a-t-il vraiment un sens de les
envisager séparément ? Quelle réalité ces
concepts recouvrent-ils exactement ?»

UNE REDÉFINITION
DE LA CONSCIENCE

« Ma découverte de la phénoménologie
remonte à mes années d’étudiante. Mais
mes tremblements ont été l’occasion d’expérimenter
la pertinence de la philosophie
de Merleau-Ponty avec une tout autre acuité
que les yeux de la novice curieuse que j’étais
alors. En effet, j’ai eu beau me tourner vers
la psychiatrie, vers les neurosciences, vers la
psychanalyse, aucune de ces disciplines n’a
vraiment été capable de poser un diagnostic
ferme et définitif sur ce dont je souffrais.
Seule la phénoménologie, et plus particulièrement
les écrits de Merleau-Ponty, m’a
paru entrer en résonance avec mon expérience.
La phénoménologie se penche sur le
corps vécu, sur la façon dont vous formulez,
dont vous mettez en forme votre expérience
de la réalité. Elle rompt avec la tradition philosophique
occidentale en ne séparant plus
le corps et l’esprit (ou l’âme pour reprendre
des termes plus chrétiens), mais en considérant
que nous sommes un esprit et un
corps pris dans le monde. La seule distinction,
initiée par Husserl, le fondateur de la
phénoménologie qui a inspiré Merleau-Ponty,
se fait entre le Körper, le corps objectif et
anatomique, et le Leib, le corps vécu. Quand
le premier a été le seul et unique guide de la
science, le Leib est ce qui intéresse la phénoménologie
en priorité : c’est celui qui est
traversé par les sensations, habité par notre
conscience. Merleau-Ponty creuse un sillon
de pensée qui tente de sortir du dualisme
cartésien qui sépare l’âme du corps, ce qui
le mène à redéfinir la conscience. Chez
Merleau-Ponty, il y a cette idée brillante et
subtile de la conscience comme forme incarnée
dans un corps, comme quelque chose
qui émerge de notre corps dans le monde.
“J’ai le monde comme individu inachevé à
travers mon corps comme puissance de ce
monde, et j’ai la position des objets par celle de
mon corps ou inversement la position de mon
corps par celle des objets, non pas dans une implication
logique, et comme on détermine une
grandeur inconnue par ses relations objectives
avec des grandeurs données, mais dans une implication
réelle, et parce que mon corps est
mouvement vers le monde, le monde, point
d’appui de mon corps”, écrit-il dans la Phénoménologie
de la perception. Cette description
d’un corps qui se situe toujours par rapport
au monde et d’une conscience qui n’est plus
similaire. Ce n’était pas de l’épilepsie – le
premier diagnostic qui m’est venu à l’esprit.
Juste une crise très surprenante de tremblements
incontrôlables qui m’ont donné l’impression
que mon corps allait se briser. À vrai
dire, cela ne ressemblait à rien de connu. Cela
s’est produit encore à trois reprises, toujours
à l’occasion de prises de parole en public. Que
m’arrivait-il ? Je me suis dit que j’allais enquêter,
en prenant ces symptômes étranges
comme objets d’étude, à travers le prisme de
la psychiatrie, de la psychologie et des neurosciences.
Cette enquête est peu à peu devenue
une façon pour moi d’entamer une
réflexion sur le problème de l’esprit et du
corps. Que se passe-t-il dans mon esprit et

effectivement observés. Elle établissait statistiquement


les propriétés chimiques des corps purs,
elle en déduisait celle des corps empiriques et
semblait ainsi tenir le plan même de la création
ou en tout cas retrouver une raison immanente
au monde. […] En développant ainsi le concept
de chose, le savoir scientifique n’avait pas
conscience de travailler sur un présupposé. Justement
parce que la perception, dans ses implications
vitales et avant toute pensée théorique, se
donne comme perception d’un être, la réflexion
ne croyait pas avoir à faire une généalogie de
l’être et se contentait de rechercher les conditions
qui la rendent possible.” Merleau-Ponty décrit
un premier état de la science et de la philosophie
qui « se détruit elle-même sous nos yeux »,
si l’on adopte le point de vue de la phénoménologie.
En détachant sujet et objet, on
aboutit à des choses aussi bizarres que la
possibilité d’imaginer que les autres sont des
robots d’apparence humaine, que nous ne
pouvons pas être entièrement sûrs qu’ils
pensent – c’est l’interrogation de Descartes
dans la deuxième Méditation métaphysique,
lorsqu’il observe des passants par la fenêtre
et qu’il se demande si ce ne sont pas des automates
vêtus de chapeaux et de manteaux. Je
sais bien qu’il s’agit d’expériences de pensée,
mais elles n’ont à mon avis pas de sens.
Merleau-Ponty m’a permis d’accepter
que “la femme qui tremble” n’était
pas une autre personne, étrangère à moimême,
mais qu’elle faisait partie de moi.
Comment reconnaît-on l’autre, mais aussi
l’autre en soi-même ? Merleau-Ponty donne
l’exemple très parlant d’une personne qui
se serre la main à lui-même. “Ma main droite
assistait à l’événement du toucher actif dans
ma main gauche. Ce n’est pas autrement que le
corps d’autrui s’anime devant moi, quand je
serre la main d’un autre homme ou quand seulement
je la regarde. En apprenant que mon
corps est ‘chose sentante’, qu’il est excitable,
– lui et non pas seulement ma ‘conscience’, – je
me suis préparé à comprendre qu’il y a d’autres
animalia et possiblement d’autres hommes.
[…] Mes deux mains sont ‘comprésentes’ ou
‘coexistent’ parce qu’elles sont les mains d’un
seul corps : autrui apparaît par extension de
cette comprésence”, détaille-t-il dans Le Philosophe
et son ombre. Il insiste sur l’idée de
réciprocité, en décrivant la main de l’autre
qui devient la nôtre. C’est un argument que
l’on pourrait qualifier d’écho-logique : nous
faisons écho les uns aux autres, nous ne
sommes pas des monades isolées. »

MA MALADIE, C’EST MOI !

« Plutôt que de rejeter mes symptômes,


d’en faire quelque chose qui
m’était étranger, une sorte de moi-alien,
j’ai décidé au fur et à mesure de mon enquête
de me les incorporer via la narration de moimême.
En définitive, la disparition des
symptômes est devenue presque secondaire.
La soeur de l’une de mes amies, atteinte
d’épilepsie, m’a confié qu’elle se sentait très
attachée à ses symptômes, qu’ils faisaient
partie d’elle. Dans le cas de pathologies neurologiques,
cela n’a rien d’inhabituel. Votre
“maladie”, c’est aussi vous, vous développez
une sorte d’amitié envers vous-même.
J’en conclus que la femme qui tremble, c’est
moi. Idem pour mes migraines, nettement
plus chroniques et handicapantes. Je reconnais
désormais qu’elles font partie de
l’économie de mon existence, qu’elles sont
intégrées à ce que je suis. La femme qui
tremble et celle qui souffre de migraines ne
sont pas des étrangères qui perturbent la vie
de la véritable Siri Hustvedt, elles sont en
moi. C’est difficile de le reconnaître parce
que la psychiatrie, la psychologie ou les
neurosciences ont tendance à considérer le
moi comme quelque chose d’unifié. La phénoménologie
de Merleau-Ponty m’a ouvert
une autre perspective. Aller mieux va normalement
de pair avec la disparition des
symptômes, mais je ne pense pas que ce
soit toujours une solution. Concevoir la
guérison comme une sorte d’exorcisme
n’est pas toujours la voie royale vers la santé
– ou ce que l’on considère comme telle.

« Nous
faisons écho
les uns
aux autres,
nous ne
sommes
pas des
monades
isolées »
SIRI HUSTVEDT

Le rôle de la main dans le cas de


l’écriture est par ailleurs flagrant : elle
est ce par quoi de l’autre surgit, quelque
chose que nous ne soupçonnions pas, qui se
met subitement à couler sans que notre volonté
y soit pour grand-chose. Malheureusement,
ce phénomène se produit plutôt au
cours de l’écriture d’un roman ou d’un essai,
lorsque les choses sont bien lancées, rarement
au début… C’est un sentiment très
étrange et grisant : je me sens portée, comme
si le livre s’écrivait de lui-même, comme si
quelqu’un parlait à travers moi sans que
j’aie beaucoup d’efforts à fournir, comme si
je travaillais sous la dictée. Ce sentiment que
me procure parfois l’écriture, je l’appelle
l’étrangeté familière. J’ai animé des ateliers
d’écriture pour des patients hospitalisés
dans des services de psychiatrie. L’un des
exercices qui s’est révélé le plus fructueux
a été de leur faire commencer chaque phrase
par “Je me souviens”. Si au début rien ne
leur venait, le fait de se forcer à écrire
quelque chose faisait surgir parfois des
souvenirs auxquels ils n’avaient pas pensé
depuis des années. C’est bien la preuve que
le corps, ici la main, met en branle notre esprit,
notre mémoire, avec, parfois, cette
sensation, non pas que nous écrivons, mais
que nous sommes écrits. Tout comme mes
patients alors, il m’arrive d’être surprise par
ce que j’écris : d’où cela vient-il ? Que se
passe-t-il ? Vous ne pouvez pas vraiment localiser
la chose comme votre “vrai moi” qui
s’exprime enfin, puisque vous ne contrôlez
en réalité rien.
Je crois que le langage n’est finalement
rien d’autre que quelque chose
qui nous traverse, le résultat de nombreuses
expériences de lecture, d’écoute,
qui passent par notre corps et qui s’intègrent
à nous comme êtres mouvants,
dynamiques. Ces expériences peuvent réapparaître
sans que nous le voulions, mais
il faut pour cela être capables d’un certain
lâcher-prise. L’anxiété est l’ennemie de
l’écriture parce qu’elle tend le corps. Cette
ouverture autorise un matériau inconscient
à s’exprimer, mais elle va aussi de pair avec
une ouverture au monde, pas seulement à
notre petite psyché privée et isolée. La
frontière entre l’intérieur et l’extérieur
devient alors très instable, floue. J’aime
Merleau-Ponty parce qu’il remet en cause
les frontières et les points de vue. Il n’est
plus question de sujet et d’objet, de moi et
d’autrui, de corps et d’esprit. Il invite à accepter
de se situer dans ce que j’appelle une
zone ciblée d’ambiguïté, et l’écriture est
une bonne façon de s’y installer. »
Propos recueillis par Victorine de Oliveira
a phénoménologie insiste sur l’unité
de l’expérience, tout en reconnaissant
qu’elle est subjective, voire intersubjective.

Alors que la tradition philosophique sépare


l’esprit du corps en associant l’esprit
au masculin et le corps au féminin, la phénoménologie
de Merleau-Ponty s’appuie sur des “sujets anonymes de
la perception”. Le biais selon lequel le corps, les émotions,
tout ce qui est subjectif, serait suspect, voire dégoûtant,
et que tout cela relèverait du féminin, est le fruit
d’une misogynie qui traverse la tradition philosophique
occidentale d’Aristote à Descartes. Ce n’était certes pas
une revendication clairement formulée par Merleau-Ponty,
mais je crois que rendre sa dignité au corps matériel
a tout d’un combat idéologique. Dans ses derniers écrits,
il avance des éléments pour une philosophie de la chair.
On ne sait pas exactement de quoi il parle, puisque seules
des
notes de travail subsistent, mais on sait qu’il commençait
à s’intéresser à l’embryologie. L’histoire de la philosophie
occidentale s’est beaucoup occupée de la fin, de la mort.
Mais où commençons-nous ? Dans le corps d’une femme.
Je crois vraiment que Merleau-Ponty était sur le point
de développer une philosophie appuyée sur l’embryologie
et l’idée que les choses naissent les unes des autres. »

surplombante mais inextricablement impliquée


dans le corps et le monde physique,
m’attire beaucoup.
Merleau-Ponty a eu des intuitions
très fines concernant les rapports de
l’esprit et du corps parce qu’il était attentif
à la science de son temps – un intérêt que
n’avait pas du tout Sartre, par exemple. Cependant,
l’inverse ne s’est pas vérifié, et ce
n’est que récemment que les neurosciences
et les sciences cognitives redécouvrent
l’oeuvre de Merleau-Ponty pour s’en inspirer
à leur tour. Au cours de mon enquête sur mes
tremblements, je me suis aperçue que toutes
scientifiques qu’elles se prétendent, les neurosciences
souffrent d’un biais. J’ai toujours
aimé lire tout ce qui concerne les cas neurologiques
étranges, mais je n’y connaissais finalement
pas grand-chose en science du
cerveau. Je me suis remise dans la posture de
l’étudiante, avec cette boulimie obsessionnelle
d’apprendre et de connaître tout ce qui
a été écrit sur le sujet. Plus j’avançais, plus
je me rendais compte que quelque chose
clochait. En neurosciences, il y a cette façon
typique de formuler les choses : on parle du
circuit neuronal de la peur ou de n’importe
quelle autre émotion, jusqu’à chercher celui de
la conscience, le saint Graal, qui n’a encore jamais
été trouvé. Je me souviens avoir demandé
à des chercheurs en neuro sciences : “Pourquoi
dites-vous cela ?” Certains parlent également
de représentations dans le cerveau. Mais que
signifie le fait que quelque chose soit représenté
dans le cerveau ? Qu’est-ce qui est représenté
? Si vous posez la question, on vous
regarde comme si vous débarquiez d’une
autre planète ! Ces questions forment un point
aveugle, un angle mort. Se concentrer sur l’idée
d’un circuit physique qui correspondrait à une
émotion particulière signe le retour du dualisme
cartésien, tout comme l’idée des représentations
dans le cerveau : comme Descartes
localisait l’âme dans la glande pinéale, les
neuroscientifiques tentent de trouver un support
matériel précis à nos différents états de
conscience, avec cette idée implicite que l’esprit
est une chose flottante, à part, que l’on
peut éventuellement localiser quelque part
dans le corps. Philosophiquement, c’est étrange.
La fétichisation du cerveau, qui résulte de
l’histoire d’une partie des neurosciences, a
renforcé cette position philosophique incroyablement
naïve selon laquelle il est
possible de localiser l’esprit. Nombre de
neuro scientifiques en reviennent à une sorte
de phrénologie [pseudo-science qui prétendait
lire la personnalité du patient dans les bosses du
crâne] ! Comme si des boîtes dans le cerveau
abritaient des choses si abstraites que les émotions
ou les états d’esprit. Or l’expérience telle
que la phénoménologie l’envisage ne peut être
réduite à des processus dans le cerveau, entièrement
détachés du reste du corps.»

LES PRÉJUGÉS
DES NEUROSCIENCES

« Si je n’avais pas lu Merleau-Ponty,


je n’aurais pas eu les armes pour me montrer
aussi critique à l’égard des préjugés qui traversent
les neurosciences. Dans la Phénoménologie
de la perception, Merleau-Ponty
explique en effet que la science se construit
un objet qui ne relève d’aucune réalité : “La
science définissait un état théorique des corps qui
ne sont soumis à l’action d’aucune force, définissait
par là même la force et reconstituait à l’aide
de ces composantes idéales les mouvements.
LE COMMENTAIRE
DE SIRI HUSTVEDT

a phénoménologie insiste sur l’unité


de l’expérience, tout en reconnaissant
qu’elle est subjective, voire intersubjective.
Alors que la tradition philosophique sépare
l’esprit du corps en associant l’esprit
au masculin et le corps au féminin, la phénoménologie
de Merleau-Ponty s’appuie sur des “sujets anonymes de
la perception”. Le biais selon lequel le corps, les émotions,
tout ce qui est subjectif, serait suspect, voire dégoûtant,
et que tout cela relèverait du féminin, est le fruit
d’une misogynie qui traverse la tradition philosophique
occidentale d’Aristote à Descartes. Ce n’était certes pas
une revendication clairement formulée par Merleau-Ponty,
mais je crois que rendre sa dignité au corps matériel
a tout d’un combat idéologique. Dans ses derniers écrits,
il avance des éléments pour une philosophie de la chair.
On ne sait pas exactement de quoi il parle, puisque seules
des
notes de travail subsistent, mais on sait qu’il commençait
à s’intéresser à l’embryologie. L’histoire de la philosophie
occidentale s’est beaucoup occupée de la fin, de la mort.
Mais où commençons-nous ? Dans le corps d’une femme.
Je crois vraiment que Merleau-Ponty était sur le point
de développer une philosophie appuyée sur l’embryologie
et l’idée que les choses naissent les unes des autres. »

OLIVER SACKS
(1933-2015)

Le neurologue américain ne cite pas Merleau-Ponty,


mais ses études de cas rejoignent à tel point
les descriptions du philosophe qu’il est difficile
de ne pas faire le rapprochement. Dans L’OEil
de l’Esprit (peut-être un clin d’oeil à L’OEil et l’Esprit
de Merleau-Ponty), Sacks décrit différents cas de
perturbation de la vision et de la perception de notre
corps dans l’espace. Tous semblent confirmer cette
affirmation de Merleau-Ponty : « Voir, c’est entrer
dans un monde d’êtres qui se montrent, et ils ne se
montreraient pas s’ils ne pouvaient être cachés
les uns derrière les autres ou derrière moi. En d’autres
termes : regarder un objet, c’est venir l’habiter. »

ALAIN BERTHOZ
(NÉ EN 1939)
Ce spécialiste du cerveau professeur au Collège
de France refuse de le concevoir comme un organe
isolé du reste du corps, qui calculerait et enverrait
ses ordres d’en haut. S’appuyant sur Merleau-Ponty,
il préfère envisager le « corps en acte » dans lequel
le cerveau est pris dans une relation d’horizontalité
avec les autres organes et membres. Dans nos
pages , il reconnaît
qu’« aujourd’hui, nombre d’intuitions
de la phénoménologie […] sont confirmées par
les données des neurosciences ».

GIACOMO RIZZOLATTI
(NÉ EN 1937)
Lorsque le neurologue italien identifie dans
les années 1980 le rôle des neurones miroir, il rejoint
une intuition de Merleau-Ponty. Les neurones
miroir s’activent lorsque je vois quelqu’un faire un
mouvement, une action, que je peux potentiellement
faire – ils sont responsables de la contagion
du bâillement par exemple. Merleau-Ponty décrivait
déjà cette sorte d’écho chez le bébé : « Un bébé
de quinze mois ouvre la bouche si je prends par jeu
l’un de ses doigts entre mes dents et que je fais mine
de le mordre. […] La “morsure” a immédiatement
pour lui une signification intersubjective. Il perçoit
ses intentions dans son corps, mon corps avec
le sien, et par là mes intentions dans son corps. »
n commençant l’étude de la
perception, nous trouvons dans
le langage la notion de sensation,
qui paraît immédiate et
claire : je sens du rouge, du bleu,
du chaud, du froid. On va voir pourtant qu’elle
est la plus confuse qui soit, et que, pour l’avoir
admise, les analyses classiques ont manqué le
phénomène de la perception. » Ainsi s’ouvre
Phénoménologie de la perception de Merleau-
Ponty, comme une remise à plat du
fonctionnement de nos sens. Toute une tradition
philosophique, de Platon à Descartes,
invite à se méfier des informations recueillies
par notre perception : elle nous tromperait,
nous éloignerait de la connaissance des
choses en soi en ne nous donnant accès

LA GALAXIE MERLEAU-PONTY

Une sensation, ça trompe énormément ? Peut-être, mais là


n’est pas la question. Et si on se concentrait
plutôt sur ce qui se produit dans notre corps et notre esprit
lorsque nous percevons ?
C’est le défi lancé par Merleau-Ponty à la philosophie. Résultat
: cette dernière découvre
qu’elle est une opération non seulement de l’esprit, mais aussi
du corps !

EDMUND HUSSERL
(1859-1938)

Au fondateur de la phénoménologie, Merleau-Ponty


emprunte surtout la notion d’intentionnalité, soit l’idée
que la conscience est toujours conscience de quelque
chose et qu’elle ne peut être comprise indépendamment
de son ouverture au monde. Il emploie une image
géométrique pour en préciser sa propre définition,
celle de la conscience comme pli momentané dans
le monde. On peut penser aux modélisations
de l’espace-temps avec les objets massifs comme
les planètes et les étoiles qui en déforment la structure
et attirent ce qui passe dans leur champ de gravitation.
RENÉ DESCARTES
(1596-1650)
Pour Descartes, l’existence d’autrui est une énigme.
Comment s’assurer que les autres sont des êtres
humains doués de conscience et non des automates ?
s’interroge-t-il dans la deuxième Méditation
métaphysique. Merleau-Ponty lui oppose le point de
vue phénoménologique : « Par la réflexion
phénoménologique, je trouve la vision, non comme
“pensée de voir”, selon le mot de Descartes, mais
comme regard en prise sur un monde visible, et c’est
pourquoi il peut y avoir pour moi un regard d’autrui. »
HENRI BERGSON
(1859-1941)
En distinguant deux types de mémoire, l’une qui
emmagasine les événements et les sensations, comme
pour constituer une bibliothèque d’images, et l’autre,
ancrée dans le corps, qui fait des souvenirs le moteur
de l’action présente, Bergson fragilise la frontière
entre corps et esprit, tous deux pris dans la durée. « La
durée est le milieu où l’âme et le corps trouvent leur
articulation parce que le présent et le corps, le passé
et l’esprit, différents en nature, passent pourtant
l’un dans l’autre », commente Merleau-Ponty.
CEUX QU’IL A LUS CE QU’IL A CHANGÉ CEUX QU’IL A
INSPIRÉS
Un philosophe sensationnel
E
JEAN-PAUL SARTRE
(1905-1980)
Sa pièce Huis clos s’achève par une formule célèbre :
« L’enfer, c’est les autres. » Façon de montrer
que ce rapport est conflictuel, surtout du fait d’une
lutte des consciences pour la reconnaissance.
Quand, pour Sartre, autrui représente le risque d’être
transformé en objet, idée développée dans L’Être et le
Néant paru en 1943, Merleau-Ponty répond dans la
Phénoménologie de la perception par « l’évidence
d’autrui » et la « communication des consciences ».
«

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