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CALÉDONIE
Alban Bensa
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in Delphine Naudier et al., Des sociologues sans qualités ?
La Découverte | « Recherches »
2011 | pages 44 à 61
ISBN 9782707168986
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/des-sociologues-sans-qualites---page-44.htm
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A LBAN B ENSA
À Élie Poigoune
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commande la rationalité revendiquée par la science sociale.
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publié un livre en écrivant « canaque » 4. Il était clair que l’adop-
tion de l’orthographe militante serait déjà un acte politique.
Même s’il fallut encore longtemps avant que « kanak » ne
s’impose définitivement, la séquence révolutionnaire ouverte en
1984 5 rendit ce problème secondaire.
Les prises d’initiatives émancipatrices des nationalistes
kanak au bénéfice de la démocratisation des institutions calédo-
niennes, et ce au péril de vies humaines, plaçaient les chercheurs
en sciences sociales devant un dilemme : leur fallait-il considérer
ce qu’on appellera bientôt les « événements » comme un épi-
phénomène en regard de leurs pratiques scientifiques et de leur
éthique personnelle ou bien ce nouveau contexte politique pou-
vait-il en lui-même s’intégrer à leur champ d’investigation anté-
rieur et plus largement à leur réflexion politique ? L’exigence du
peuple kanak de reconnaissance de ses droits spécifiques et la
revendication de pouvoir qui lui était associée 6 n’autorisaient
pas à mes yeux un découpage de la réalité sociale entre le légiti-
mement et l’illégitimement scientifique au nom d’une sépara-
tion byzantine du savant et du politique. Et ce d’autant moins
que plusieurs phares des sciences sociales contemporaines (Ray-
mond Aron, Pierre Bourdieu, par exemple), sans parler des pères
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côtés des Kanak qu’il fallait demeurer pour saisir le déploiement
de leur pensée à travers leurs actions. L’enquête voit en effet ses
potentialités se démultiplier dès lors que les situations se diversi-
fient, se compliquent et s’inscrivent dans une tension brûlante
entre le passé et l’avenir. Tout se passe alors comme si l’on aban-
donnait la peinture de genre pour le film, la monographie pour la
parole impliquée. Prendre en charge la nouvelle temporalité qui
s’instaure fait des événements politiques de véritables révélateurs
de ce qui auparavant demeurait à la fois statique et hypothétique.
La preuve par l’histoire qui se fait interpelle le savoir anthropolo-
gique et repousse les limites de la recherche pour qu’elle n’en reste
plus à des comptes rendus figés des mondes qu’elle prétend étu-
dier. Toutefois, la décision de maintenir ma présence scienti-
fique en pleine activité politique kanak ne pouvait être
humainement vivable qu’à partir d’une adhésion aux projets
d’émancipation de mes hôtes. Cette attitude entière ne m’a été
possible et tenable dans la durée que parce qu’elle s’imposait
comme l’aboutissement d’une inclination ayant favorisé un sen-
timent de sympathie et, plus encore, de fidélité.
La dimension relationnelle de l’ethnographie, les moments
partagés avec les Kanak, l’apprentissage d’une de leurs langues,
bref, la proximité indispensable à l’élucidation selon des
méthodes rigoureuses de certaines de leurs façons de dire et de
faire avait institué entre certain(e)s d’entre eux ou elles et moi
un socle de confiance à partir duquel le savoir ethnographique
et le soutien politique pouvaient se conforter mutuellement. Le
lien possible entre la recherche et le militantisme s’était donc ici
tissé en amont, à travers une solidarité pratique, condition
même de l’enquête de terrain 7. Passer de l’établissement et de
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qu’il n’est au fond de sciences sociales que critiques.
Pwädé. Retour sur une ethnologie au long cours », in Didier FASSIN et Alban
BENSA (dir.), Les Politiques de l’enquête, op. cit., p. 19-39.
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le justifier, l’intellectuel chercheur participant, parfois sans s’en
rendre compte, à la reproduction idéologique de sa classe. Soit,
a contrario, la démarche de recherche rompt cette continuité
sociologique et prend alors l’allure d’une trahison par le savant
de son extraction première. Doute constant jeté sur des
croyances et des idéologies ordinairement partagées, remise en
cause des habitudes, des imageries, des opinions par lesquelles
la classe (ou la fraction de classe) dont on relève construit sa légi-
timité, etc. Les sciences sociales fournissent les outils de cette
dissidence dès lors que celle-ci s’impose au chercheur comme
une ressaisie analytique de son expérience politique domes-
tique telle qu’il l’a vécue dès l’enfance parmi les siens et qu’il la
rejette désormais. Ce retour critique est le prérequis d’engage-
ments indistinctement scientifiques et politiques ultérieurs sou-
cieux de réformer, voire de subvertir, le monde social existant.
Les Kanak ont été placés de force sous l’autorité coloniale
française officiellement à partir de 1853 8. Un peuplement euro-
péen libre et pénal 9 de l’île principale de l’archipel calédonien a
en effet refoulé ses plus anciens occupants sur à peine 10 %
des terres qu’ils occupaient auparavant 10. La constitution de
« réserves indigènes », les travaux forcés au bénéfice de la colonie
et, plus globalement, la relégation des Kanak aux confins de l’éco-
nomie durant une centaine d’années ont laissé de lourdes traces,
malgré l’accès progressif des autochtones à la citoyenneté fran-
çaise à partir de 1946. L’enquête ethnographique s’en trouve
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Il est certain que la situation coloniale et le mépris, voire la
haine, envers les indigènes dont elle s’alimentait faisaient direc-
tement écho pour moi aux rapports sociaux dont en France
j’avais fait l’expérience. La condescendance à l’endroit de ceux
que les dominants appellent les « gens de peu », la distance hié-
rarchique des Parisiens vis-à-vis des provinciaux, le couplage du
mépris de classe et de la distinction entre le savant et le popu-
laire, le chic et le vulgaire, l’éduqué et le primaire, etc. se retrou-
vaient à mes yeux amplifiés et même institutionnalisés par la
stratification sociale caractéristique de la Nouvelle-Calédonie.
La contradiction entre la qualité des personnes kanak (savoir,
humour, tact, lucidité) que je fréquentais et le peu de considéra-
tion où les tenaient les Européens vivant de longue date ou
arrivés récemment en Nouvelle-Calédonie 11, qui, par contraste,
me semblaient alors particulièrement rustres, nourrissait mes
motivations à une réhabilitation argumentée du monde kanak.
Ce sentiment venait relayer celui qui, en France, études d’ethno-
logie aidant, me poussait à valoriser dans un même mouvement
les pêcheurs, paysans, ouvriers, domestiques et, simultané-
ment, les sociétés déconsidérées et écrasées par l’impérialisme
occidental. Persuadé que la « culture populaire » valait bien
la « culture savante », convaincu de la richesse humaine et
réflexive des humbles par opposition à la morgue aveugle des
puissants, je transposais aisément ce schéma dans le contexte de
la Nouvelle-Calédonie, où les hiérarchies entre les commu-
nautés sont surdéterminées – c’est un euphémisme – par la
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toponymiques et naturalistes, l’étude de la parenté et de l’his-
toire complexe des chefferies me portaient en effet à voir dans
mes interlocuteurs et interlocutrices des sortes de collègues très
experts, dans une atmosphère d’échanges intellectuels riches et
intenses.
Enchanter ou réhabiliter
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porté par le désir de se situer dans les hiérarchies de classes, de
strates à l’intérieur des classes, de dignités diverses, de civilisa-
tions, etc., et parfois aussi de subvertir ces classements ou, à
l’inverse, de les conforter.
Je n’ai pas choisi d’emblée de mener des recherches en
Océanie. Une thèse en milieu rural français aurait dû plutôt me
conduire à poursuivre mes recherches dans ce domaine alors en
plein renouvellement. Après avoir aussi pensé enquêter en Indo-
nésie, dans le monde arabe, voire en Laponie, ma rencontre avec
des chercheurs du CNRS spécialistes de la Nouvelle-Calédonie
fut décisive. Il est clair que les Kanak sont venus occuper dans
mon imaginaire social et politique une place d’autant plus forte
que le savoir scientifique et la rumeur publique les avait classés,
avec quelques autres (Aborigènes, Hottentots, Fuégiens), selon
un double bind très courant, au dernier rang de l’humanité civi-
lisée et à l’avant-garde de la primitivité. De l’Exposition uni-
verselle de 1899 à l’Exposition coloniale de 1931 12 , jusqu’à
la publication en 1947 par Maurice Leenhardt de son livre
Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien 13,
ces stigmates ambivalents instillés par des mises en scène évo-
lutionnistes – elles-mêmes alors cautionnées par des références
appuyées à l’anthropophagie et au mauvais traitement
des femmes – rejoignaient l’image négative et folklorique des
classes populaires inlassablement entretenue par les classes
dominantes 14. L’ethnologie des Kanak, en tant qu’attention à
12 Cf. Benoît DE L’ESTOILE, Le Goût des autres. De l’exposition coloniale aux arts
premiers, Flammarion, Paris, 2007.
13 Maurice LEENHARDT, Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélané-
sien, NRF Gallimard, Paris, 1947.
14 Pierre BOURDIEU, La Distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de
Minuit, Paris, 1979.
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Quoique rarement exprimés, ces bons sentiments, qui
coexistent souvent avec une critique de nos sociétés à classes et
à visées dominatrices mondiales, font des motivations des eth-
nologues une sorte de sacerdoce, leurs travaux devant, à leurs
yeux, contribuer à la défense du point de vue humaniste. On
peut en rester à cette attitude morale, laisser à l’arrière-plan les
conditions pratiques de la promotion des humiliés et offensés
dans notre propre société et/ou de par le monde et se draper dans
l’ambition d’une pure objectivité. Bien des contorsions savantes
permettent il est vrai d’esquiver l’engagement politique à pro-
prement parler. La principale échappatoire qui s’offre ici à la
recherche passe par la glorification esthétique du dominé.
Sur ce registre, les Kanak tels que Maurice Leenhardt les a
imaginés constituent un morceau d’anthologie. Le pasteur eth-
nologue les caractérise en effet par une pléthore de négations
(sans conscience du temps ni du corps (sic), dépourvus de
notions aussi essentielles que le verbe être, la distinction sujet/
objet, privés de conscience morale individuelle parce que pris
dans la « gangue tribale », dominés par la pensée mythique au
détriment de toute pensée rationnelle). Ces néohumains (par
certains traits « plus primitifs que l’homme de Néanderthal »,
ose Leenhardt 15) suscitent un sentiment de radicale étrangeté et
de compassion. Il suffit pour tomber dans ce panneau tendu par
tous les paternalismes de maintenir une grande distance entre
eux et nous tout en versant des larmes de crocodile sur notre pri-
mitivité perdue : le sens de la nature, la toute-puissance des
affects, l’imagination spontanément poétique, des créations
plastiques relevant des arts dits « premiers » parce que proches
des origines, etc. La parfaite panoplie de l’exotisme a été ainsi
déployée par Leenhardt dans son livre mythique (dans tous les
sens du terme) qui a enchanté des générations de penseurs,
d’artistes et d’anthropologues du monde entier.
Poser sur le monde un regard aussi éloigné consacre une dis-
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tance bien comprise aux univers culturels étudiés, écart soli-
daire de toute conception esthétisante de l’altérité. Par là peut
être entretenue une image idéalisée et conservatrice de per-
sonnes en fait par ailleurs peu considérées. L’intérêt pour les
gens (de maison), pour les classes populaires ou les populations
exotiques, que les bourgeois non savants se plaisent à dire
« simples », peut ainsi se muer, chez les bourgeois savants, en
décodage sophistiqué d’une pensée exaltée alors comme « sau-
vage », c’est-à-dire hors classe. Des analyses érudites viendront
domestiquer cette belle sauvageonne en la modélisant de façons
diverses. La promotion du primitif au rang de « premier »,
l’inversion par laquelle l’ordinairement stigmatisé devient
l’exceptionnellement intéressant permettent de franchir à bon
compte les barrières de classe et de dénier les rapports de domi-
nation. Ce court-circuit idéologique dédouane de tout éventuel
remords égalitariste en élevant, dans le champ clos de la
recherche mais pas dans le monde social réel, le petit au rang du
grand, le populaire sur l’estrade de l’académie, le repoussoir de
classe quotidien au pinacle de la contemplation muséogra-
phique et conceptuelle. L’alchimie « grand seigneur » se plaira
ainsi à vanter l’exotisme, cette « esthétique du divers » disait
Segalen, à défendre la multiplicité des cultures mises sur le
même plan le temps de la visite. Et la collection enchantée de
consacrer la projection d’autrui sur l’écran neutralisant de
l’objectivation. Les Kanak ont été très longtemps les proies
d’autant plus faciles de ce chantage à l’étrange qu’ils n’avaient
été finalement connus qu’à travers le regard de Maurice
Leenhardt.
Le premier paradoxe du missionnaire ethnologue tient à ce
qu’il a rassemblé une documentation considérable, hélas
repensée à la lumière des théories évolutionnistes controuvées
du philosophe Lucien Lévy-Bruhl, de l’historien des religions
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hardt le monde kanak pour sortir de la contradiction et inviter
à penser l’autre, sans coupure avec soi, comme une variation du
même. On vit ainsi Jean Guiart définir les Kanak comme des
stratèges et surtout, exaspérés par le primitivisme ethnologique
de Leenhardt, les spécialistes de la Nouvelle-Calédonie qui
m’ont formé (André-Georges Haudricourt, Jean-Claude Rivierre,
Françoise Ozanne-Rivierre) inviter à revenir aux faits de langue
et de société, à reprendre le dossier de l’ethnologie des Kanak en
rapprochant ou comparant explicitement les Océaniens, sans
pour autant les banaliser, à d’autres formes d’humanité
connues. Cette démarche était déjà en elle-même politique en
ce qu’elle réinstallait le monde kanak dans le champ du débat
scientifique, où Maurice Leenhardt l’avait empêché d’entrer
véritablement en brossant l’effigie d’une radicale altérité dont
les Kanak seraient les parangons.
L’exemple kanak démontre à l’envi qu’accroître ou réduire
la distance sociale à autrui conduit à propos des mêmes groupes
ou sociétés à des conclusions diamétralement opposées. La
variation de focale est toujours au fond aussi une appréciation
sociale et politique, tout comme les jeux d’échelles procèdent de
reclassements qui concernent autant le chercheur que le
« recherché ». Une grande distance aux sociétés étudiées trans-
forme aisément les différences en altérités et recoupe les cli-
vages coloniaux (qu’il s’agisse ensuite de les réduire ou de les
creuser) entre les indigènes et ceux qui les ont soumis.
À l’inverse, les mêmes populations socialement démunies et
dévalorisées que la sollicitude distancée se plaît à tenir en respect
peuvent, par l’effet d’une proximité méthodologique revendi-
quée, voir éclore à leur avantage des solidarités plus généreuses.
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science sociale serait ainsi un levier possible du combat des
faibles contre les puissants, de la diversité contre l’uniformisa-
tion, de l’autochtonie contre la souveraineté des États conqué-
rants. « Seule la vérité est révolutionnaire », disait Lénine.
L’alliance de la science et de la politique se fera sur la base de
telles convictions qui placent la connaissance au service d’un
potentiel renversement (ou d’une restauration) des ordres
anciens. De l’étude savante au soutien à des mouvements
sociaux ou de décolonisation, de la bien hypothétique « neutra-
lité axiologique 17 » à l’implication militante, de la connaissance
pour le plaisir contemplatif de la science de canapé au savoir
pour l’action subversive dans la jungle, dans les rues ou sur la
place publique, s’opère un basculement qui altère l’image
conventionnelle du chercheur surplombant le cours des choses.
Le savant travaille alors à la connaissance et de fait à la recon-
naissance d’un peuple, d’une ethnie, d’un milieu, etc., mais
aussi milite pour que les univers étudiés renversent s’il y a lieu
les dispositifs politiques qui les oppriment.
Comprendre et persuader
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simple opinion (« le sort fait aux Kanak au nom de la France
n’est pas acceptable ») et l’implication dans un combat militant
aux côtés des Kanak afin de transformer cette situation. Pour que
la science passe du froid constat à un travail en faveur d’un autre
monde que celui où elle s’exerce, ne faut-il pas qu’elle descende
de son Aventin ? Franchir la muraille entre le bilan scientifique
de l’existant et l’espoir de ce qui pourrait sinon advenir, glisser
de la connaissance dite désintéressée à l’intérêt politique bien
informé par la connaissance scientifique, suppose un déplace-
ment de la volonté de savoir vers le pouvoir attribué aux idées
dès lors qu’elles entendent peser dans des rapports de forces.
L’exercice se complique quand le débat quitte les amphi-
théâtres pour s’avancer dans l’arène de l’affrontement politicien
au jour le jour. De l’article scientifique à l’intervention dans les
médias, de la salle de cours au meeting, de l’autorité professo-
rale à l’argumentation polémique exposée à la contestation,
voire à la vindicte, les raisonnements habituels d’une discipline
universitaire labellisée pouvaient-ils rester les mêmes, dans la
forme et sur le fond ? Que devenaient mes connaissances dites
scientifiques à l’épreuve des soubresauts quotidiens d’une actua-
lité brûlante venue occuper l’avant-scène de la vie politique
française et internationale ? Il m’est apparu rapidement qu’une
perspective centrée sur les seuls critères retenus par la discipline
ethnologique stricto sensu était insuffisante pour donner à
comprendre les événements nouveaux dont il me fallait
désormais rendre compte. Les exigences de la parenté, les modes
de légitimation des unités sociales et de leur hiérarchisation, les
usages multiples des références spatiales dans les stratégies
internes aux réserves et aux chefferies, certes, livraient les
référents de bien des pratiques kanak nouvellement déployées,
mais ne permettaient pas à elles seules d’appréhender les
actions mises en œuvre par les Kanak pour donner corps aux
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d’éclairer le geste d’Éloi Machoro fracassant une urne électorale,
les projets économiques de Jean-Marie Tjibaou ou sa réflexion
sur la place des Kanak dans la mondialisation. Il fallait pour cela
changer de braquet, prendre aussi en considération l’histoire
globale de la Nouvelle-Calédonie, celle de tous les partis poli-
tiques et celle des différentes communautés qui y cohabitent. Il
convenait également, en 1984, d’évaluer les transformations
induites à l’époque par 131 ans de présence française, c’est-
à-dire d’initiatives scolaires, religieuses, sanitaires, administra-
tives, économiques, etc., dont les Kanak avaient été à la fois les
victimes mais aussi, à la marge, un tant soit peu les bénéfi-
ciaires. Je dois cet élargissement de ma perspective scientifique
à mon engagement politique. Maintenir durant la période des
« événements » une proximité au monde kanak en lutte
m’obligea à valider ou non mes analyses antérieures et par là à
ouvrir ou à susciter de nouveaux chantiers de recherche 18. Il va
de soi qu’il m’a fallu en permanence réajuster mes analyses tant
scientifiques que politiques à mesure que de nouveaux
contextes dévoilaient des pans insoupçonnés du monde kanak
et/ou exigeaient un retour critique sur chacune des formes prises
par mon engagement au fil de cette histoire mouvementée.
Alors que l’ethnologie se plaît le plus souvent à décrire et à
reconstituer après coup le fonctionnement de mondes consi-
dérés a priori comme autonomes et stables, la question que
posait cette incandescence de la situation en Nouvelle-Calé-
donie était de savoir ce qui, de l’approche fonctionnaliste et
culturaliste, pouvait rester valide. Pouvait-on, comme certains
s’y obstinent encore, considérer que la culture kanak constitue
un socle inentamable de représentations pérennes quoi qu’il
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d’un siècle d’histoire coloniale et postcoloniale de la Nouvelle-
Calédonie et militer pour qu’il lui soit rendu justice à ce titre
plutôt qu’à celui de sa seule « culture » ? L’ouverture de l’ethno-
logie sur la science politique est ici essentielle. Rien ne nous
autorise à isoler les Kanak et leurs actions du cadre que la coloni-
sation française leur a imposé. Cet indispensable élargissement
de l’angle de vue permet, bénéfice théorique évident, de réinté-
grer pleinement aussi l’anthropologie dans le champ des
sciences sociales, c’est-à-dire de briser les clôtures où l’hypostase
de la « culture » pensée comme une totalité l’avait enfermée.
Ainsi l’accueil de l’histoire du mouvement indépendantiste
kanak dans ma problématique de recherche et l’engagement à
ses côtés m’ont-ils permis une réévaluation critique de mes tra-
vaux antérieurs et de l’anthropologie dans son ensemble 19.
Raisons d’agir
19 Alban BENSA, Après Lévi-Strauss. Pour une anthropologie à taille humaine, Tex-
tuel, Paris, 2010.
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idées à leur incarnation ou non dans l’action. Là où la science
aligne des hypothèses in abstracto, la politique pose la question
de savoir quelles idées méritent ou non d’être défendues physi-
quement, sur le terrain. La dramatisation des conséquences de
la pensée se trouve à la croisée de la pratique scientifique et de
l’engagement politique qui, lui, ne souffre pas que les décisions
soient sans cesse différées par la théorie 20. Cette urgence de la
pensée, quand elle s’implique dans la lutte pour des change-
ments politiques importants, exacerbe notre vigilance simulta-
nément sur deux versants opposés : celui de la nécessité de
s’impliquer personnellement pour la défense de ses idées, celui
de s’interroger sur le sens du sens que l’on donne au monde.
Ainsi, note Max Weber, « il n’existe pas de science qui soit abso-
lument dépourvue de présupposés, et il n’en est pas non plus qui
puisse fonder elle-même sa propre valeur à partir du moment où
l’on refuse d’admettre ces présupposés 21 ».
La pratique de l’ethnographie ici brièvement décrite
m’incite autant que possible à déjouer par la réflexivité les
réflexes qui font prendre nos façons d’être, nos points de vue,
nos sentiments pour des référents universels. Par-là s’ouvre la
voie au décapage des préjugés sociocentriques et ethnocen-
triques dont sont pétris nos idéaux. En les passant à l’acide d’un
scepticisme de principe, autant scientifique (que valent les
méthodes et concepts de ma discipline ?) que politique (quelles
causes défendre dès lors que je ne défends même plus celle des
miens ?) ou moral (polygamie ou monogamie, port du voile ou
du béret ?), la science sociale dégage les conditions d’une véri-
table liberté de penser. Sur cette voie, dépouillée et solitaire, se
joue l’engagement. Le « tout pour la science » et le « tout pour
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verse nos disciplines de part en part, même si cette intrication
ne prend pas toujours une tournure explicite. Ce lien organique
entre recherche et politique m’est apparu progressivement, au fil
d’un parcours marqué par l’histoire de la Nouvelle-Calédonie
depuis une quarantaine d’années.