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L'Algérie assimilée : Etude sur

la constitution et la
réorganisation de l'Algérie /
par un chef de bureau arabe

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


. L'Algérie assimilée : Etude sur la constitution et la réorganisation
de l'Algérie / par un chef de bureau arabe. 1871.

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LA CONSTITUTION ET LA RÉORGANISATION

DE L'ALGERIE
PAR

UN CHEF DE BUREAU ARABE.

CONSTANTINE PARIS
CHEZ. L. MARLE, LIBRAIRE CHEZ CHALLAMEL, LIBRAIRE
2, rue d'Aumale, 2. 30, rue des Boulangers, 30.

1871
AVERTISSEMENT.

Ce livre n'est pas un ouvrage de polémique, mais


bien une oeuvre d'étude. Je le soumets à l'apprécia-
tion des Algériens éclairés, je l'offre à l'examen des
députés, qui, à l'Assemblée nationale, vont être appelés
à discuter les lois organiques de l'Algérie, et je m'es-
timerai heureux si ces quelques pages leur paraissent
utiles à consulter.
PRÉFACÉ.

L'ancienne administration militaire méritait, en raison des


services qu'elle a rendus à l'Algérie, un peu plus de recon-
naissance, ou du moins un peu plus de justice.
Il nous a toujours paru, en effet, souverainement injuste
de l'avoir rendue responsable des erreurs et des fautes d'un
gouvernement despotique quipesait sur elle comme surtout
le pays.
Les officiers des bureaux arabes, eux-mêmes, étaient
presque tous animés d'un esprit très-libéral, parce que leurs
études spéciales les amenaient forcément à être les admira-
teurs et les adeptes du seul homme qui ait véritablement
connu l'Algérie et dont le libéralisme et la compétence en
matière d'administration et de politique ne sont discutés par
personne.
Nous avons nommé le maréchal Bugeaud, dont l'esprit
pratique, avant même que la conquête, ne fût terminée,
s'était déjà tourné vers la colonisation et l'assimilation future
de l'Algérie. Dans l'étude des questions algériennes, aussi
bien que dans l'art militaire, l'illustre maréchal avait apporté
« la sincérité de son patriotisme, la fermeté de son incom-
» parable bon sens, l'ampleur de ses vues, et la richesse de
» son expérience, (1) » et de son travail était résulté, épars

(1) Général Trochu, Armée Française, 1867.


— VI —
dans des circulaires et dans des brochures, une série de
principes féconds en résultats et marqués au coin du génie.
Malheureusement, ces principes, qui, de son vivant, ne
pouvaient être tous appliqués, ont été complètement oubliés
ou méconnus lors des diverses réorganisations, qui depuis
1848, sont venues éprouver la vitalité de l'Algérie, et
éloigner les immigrants et les capitaux dont elle a tant
besoin.
C'est sur ces principes du maréchal Bugeaud que je compte
m'appuyer dans le courant de cet ouvrage pour discuter les
principales réformes que je proposerai.
Chef de bureau arabe depuis plusieurs années, j'ai, pour
parler, le droit que me donnent et mon expérience des
affaires indigènes que je manie depuis longtemps, et la con-
naissance que j'ai acquise des besoins des colons ruraux avec
lesquels, pendant mes nombreuses tournées, j'ai été assez
souvent en contact, pour pouvoir étudier et apprendre ; et
de ces relations, je dirai de suite qu'il est resté pour moi la
conviction bien arrêtée, que, bien mieux que les citadins, les
colons ruraux savent allier aux idées les plus libérales, un
grand sens pratique des besoins, des intérêts et des néces-
sités de l'Algérie.
Bien qu'à diverses reprises, et notamment dans les pre-
miers et derniers chapitres, je formule mon opinion en
dispositions législatives, je n'ai nullement la prétention
d'avoir posé les termes d'une loi organique ; la solution
d'une pareille question ne peut être trouvée qu'après que
toutes les opinions auront été étudiées dans nos conseils
généraux et discutées publiquement dans l'Assemblée
Nationale. Mon but est simplement d'indiquer les procédés
qui me paraissent les plus pratiques pour arriver aux résul-
tats suivants :
1° Assurer l'unité de territoire et d'administration pour les
colons et les indigènes ;
2° Supprimer les lois d'exception, et, le plus possible, les
fonctions qui n'existent pas dans la métropole ; par suite,
— VII —
arriver à l'unité, à la simplicité, et à la fixité dans les règles,
tant pour les européens que pour les indigènes ;
3° Assurer la sécurité absolue des colons ruraux et la
tranquillité des tribus ;
4° Assurer sur tous les points des territoires algériens,
pour les colons, comme pour les indigènes, l'action de la
justice et des lois françaises;
5° Trouver une combinaison simple, rationnelle et en
rapport avec la nature mixte du pays, pour favoriser la
marche progressive de l'administration vers l'assimilation
presque absolue, et permettre, à un moment donné, d'ob-
tenir ce résultat du jour au lendemain, sans difficulté au-
cune, sans déplacer un fonctionnaire, sans faire enfin la
moindre réorganisation ;
6° Donner aux magistrats, préfets et maires, un puissant
moyen d'action sur les indigènes et une force effective qui
les aide et leur facilite leur mission sans pouvoir jamais les
embarrasser ni les entraver ;
7° Fournir à l'autorité militaire commandant une colonne,
ou placée à la tête d'un territoire mis en état de siège, des
officiers d'état-major et des guides ayant une connaissance
approfondie du pays.
Tel est le programme que je crois possible d'exécuter par
les moyens que j'indique ; les lecteurs apprécieront.
PREMIÈRE PARTIE.

ASSIMILATION POLITIQUE DE L'ALGÉRIE

EN CE QUI CONCERNE SES RAPPORTS AVEC LA FRANCE.


CHAPITRE PREMIER.

URGENCE D'ÉTABLIR L'UNITÉ DE TERRITOIRE


ET L'UNITÉ D'ADMINISTRATION.

Au début de l'occupation française, alors que les


indigènes parquaient la colonisation autour de quelques
bourgades du littoral, il était d'absolue nécessité que
l'autorité militaire fût souveraine maîtresse de tout le
pays et eût même la haute main sur les petits
groupes européens installés à l'abri de ses baïonnettes.
C'était l'ère de la Conquête.
Plus tard, sous l'habile administration du maréchal
Bugeaud et des princes d'Orléans, ces groupes se dé-
veloppèrent rapidement et formèrent des villes et des
villages. Les habitants réclamèrent aussitôt les libertés
politiques, municipales et individuelles, auxquelles ils
avaient droit en France et dont la privation ne se
justifiait plus. Pendant ce temps, les indigènes
s'étaient éloignés des villes en se resserrant sur les
tribus voisines, mais ils n'avaient pas fait le moindre
progrès, non pas vers l'assimilation qui ne peut être
que l'oeuvre de plusieurs générations, mais simple-
ment vers l'état de calme et de résignation dans lequel
ils sont aujourd'hui. Les esprits travaillaient toujours,
— 4 —
et si la paix existait de fait, chacun sentait qu'elle
était tout-à-fait précaire et momentanée.
C'est en présence de cette situatien difficile qu'on
fut amené par la force des choses à diviser l'Algérie
en deux zones, l'une dite des Territoires civils, l'autre
dite des Territoires militaires (1).
C'était là un expédient et rien de plus. Il a pu avoir
sa raison d'être, et même produire d'excellents
résultats, pendant les quelques années qui constituent
ce qu'on peut appeler l'ère de la pacification ; mais il
devait disparaître le jour où la soumission était géné-
rale et la pacification en bonne voie d'achèvement,
c'est-à-dire vers 1860 environ.
Avoir fait de cet expédient la base de ses diverses
réorganisations politiques et administratives, fut en
Algérie une des grandes fautes du gouvernement
impérial.
Ce n'est cependant pas d'aujourd'hui que l' expédient
de la dualité de territoire et d'administration est
reconnu mauvais. En 1847, à une époque où il était
encore nécessaire de l'employer, le maréchal Bugeaud
écrivait les lignes suivantes que je cite, entièrement,
malgré leur longueur, parce qu'elles sont instructives
d'un bout à l'autre (2). «..... Si l'on ne peut refouler

(1) L'ordonnance royale du 15 avril 31 août 1845, avait divisé


l'Algérie en trois zones, territoires civils, territoires mixtes, territoires


arabes. En réalité, ces deux derniers territoires n'en faisaient qu'un
dans la pratique ; mais ce ne fut réellement que trois ans plus tard
que la République de 1848 établit officiellement la division de l'Algérie
en territoires civils et territoires militaires. (Arrêté du Président du
pouvoir exécutif, en date du 9 décembre 1848, promulgué le 16
mars 1849).
(2) De la Colonisation de l'Algérie, par le maréchal Bugeaud. —
Paris, 1847. A. Guyot, imprimeur du roi, rue Neuve-des-Mathurins.

» graduellement le peuple arabe, ni le refouler
» brusquement, ni l'exterminer, il faut se résigner à
» vivre avec lui.
« Nous devons tendre par toits les moyens possibles
» à nous assimiler les arabes, à modifier graduelle-
» ment leurs moeurs. Nous ne devons pas prétendre
» à leur attachement, du moins, ce résultat ne peut
» être obtenu qu'après plusieurs générations. Mais, en
» leur rendant notre joug tolérable, nous affaiblirons
» beaucoup l'esprit de révolte dont ils ont toujours été
» animés sous tous les dominateurs. Pour atteindre
» ce but, il ne faut pas selon nous, les mettre dans
» une zone et nous dans une autre. Cela serait
» d'ailleurs matériellement et moralement imprati-
» cable. On peut resserrer chaque tribu sur son terri-
» toire, mais on ne peut pas, sans amener immédia-
» tement la guerre, jeter plusieurs tribus sur le
» territoire de leur voisin. D'ailleurs, en cantonnant
» ainsi les arabes, séparément, on formerait deux
» camps ennemis en présence l'un de l'autre ; l'agglo-
» mération des individus ferait fermenter les esprits,
» et sans se compter, ils se croiraient capables de
» seconer le joug, surtout s'ils se voyaient en face
» d'une société aussi mal constituée que celle que
» nous leur avons présentée jusqu'à présent.
« Il nous paraît infiniment plus sage de les mêler
» à notre société et de les faire jouir de tous les
» avantages qu'elle comporte. C'est par ce contact
» continuel que leurs moeurs se modifieront, qu'ils
» prendront d'autres habitudes agricoles ; le goût de
» la propriété bâtie et des cultures sédentaires et soi-
» gnées leur viendra par l'exemple. Quand ils
» l'auront, ce goût, il y aura un grand pas de fait,
» sinon vers la fusion des deux peuples, du moins
— 6 —
» vers un état de résignation et de calme. On tient à
» sa maison, à ses arbres, à ses vergers, à ses prai-
» ries, et l'on est bien moins disposé à se jeter dans
» les aventures de l'insurrection.
« D'après ces grandes considérations,nous voudrions
» voir marcher de front la colonisation arabe avec la
» colonisation européenne.... etc. »
Le moyen d'obtenir pareil résultat si nous éterni-
sons côte à côte deux administrations distinctes, l'une
pour les colons, l'autre pour les indigènes ; et cepen-
dant, c'est ce que l'on a fait jusqu'ici, même en terri-
toire civil, où l'on avait inventé pour les indigènes, la
juridiction exceptionnelle des bureaux arabes dépar-
tementaux.
Qu'avons-nous vu, en effet, depuis vingt-cinq ans?
Tantôt l'autorité civile avait la haute main, tantôt
c'était l'autorité militaire, mais si l'unité d'impulsion
existait parfois en principe dans les hautes sphères
gouvernementales, dans le domaine de la pratique des
faits, la dualité du gouvernement et de l'administration
était toujours maintenue, et même elle augmentait
chaque jour.
Plus on élargissait le cercle des rares libertés
octroyées aux colons français, et plus on agrandissait
les territoires civils, plus on isolait les deux gouver-
nements et les deux administrations. On laissait l'auto-
rité civile se tirer d'affaire comme elle pouvait dans
son département ou sa commune, et on ne lui donnait
pas plus de moyens d'action qu'en France.
Naturellement, vis-à-vis des indigènes, elle manquait
de force et aussi d'expérience, et cela d'autant plus
que les hommes qui auraient pu l'aider utilement, lui
faisaient complètement défaut; les militaires versés
dans les affaires du pays faisaient tout-à-coup place
— 7

à des employés inexpérimentés, et en même temps,
les chefs indigènes qui, par leur naissance et leur
influence sur les tribus, auraient pu lui prêter un
concours des plus précieux, s'éloignaient d'elle, parce
que nos institutions démocratiques, effrayaient leurs
moeurs aristocratiques et guerrières, tandis qu'à côté
d'eux, ils voyaient leurs priviléges féodaux maintenus
et même augmentés par l'autorité militaire (1).
Ne pouvant sulfire à sa tâche par les moyens régu-
liers, l'autorité civile eut recours à l'emploi de mesures
d'exception vis-à-vis des indigènes, qu'elle plaça sous
la dépendance des bureaux arabes civils, institution
qui avait tous les inconvénients des bureaux arabes
militaires, sans en avoir un seul des avantages; le
prestige du sabre et le concours des chefs indigènes
lui faisant toujours défaut.
Dans les territoires militaires, les choses ne mar-
chaient pas mieux.
Les commandants supérieurs n'étaient là que les
exécuteurs des décrets, ordres et consignes émanant
du ministère de la guerre et parfois du gouvernement
général. Bien qu'armés en apparence de pouvoirs
très-étendus, ils ne pouvaient avoir la moindre initia-
tive, l'abus de la centralisation les absorbait et les
annihilait complètement.
Vis-à-vis des colons, ils ne pouvaient qu'adoucir les
consignes reçues ; vis-à-vis des indigènes, ils ne pou-

(1) Bon nombre de caïds de grande famille ont résilié leurs fonctions
le jour où leur commandement passait en territoire civil ; ils sont en-
suite venus offrir leurs, services à l'autorité militaire qui les a acceptés
et s'en est bien trouvée. Beldia, Kabyles, Beni-Mzab, Israélites, peuvent
aimer nos institutions civiles, l'arabe de grande tente, celui qui en-
traîne les masses derrière lui, celui-là les craint et les déteste, car il
sait qu'elles seront la ruine de ses priviléges et de son influence.
8 —

les chefs indigènes.


vaient qu'appliquer la politique rétrograde imposée par
un gouvernement qui ne voyait et n'entendait que par
Les bureaux arabes qui comptaient bon nombre
d'officiers animés de sentiments très-libéraux, et qui,
d'ailleurs, voyaient les choses de plus près que les
commandants supérieurs, essayèrent bien des fois de
faire changer un pareil état ce choses, mais on coupa
vite court à ces tendances d'opposition, en imposant
presque partout des commandants supérieurs tirés
directement des corps de troupes, et n'ayant pas passé
par les bureaux arabes.
Ces commandants, habitués à la discipline hiérar-
chique des régiments, exécutaient militairement les
ordres reçus, sans faire la moindre objection, sans
oser prendre l'initiative d'une simple observation ;
aussi, étaient-ils bien mieux vus de l'autorité supé-
rieure que ceux qui, sortant des affaires arabes et
connaissant le pays, avaient un esprit de critique et
d'initiative qui déplaisait souverainement.
Bref, à des administrateurs rompus aux affaires du
pays et osant parler, le gouvernement substituait des
chefs militaires qui ne savaient que rendre compte,
obéir et commander. Si parfois, un officier essayait de
sortir de ce rôle passif, et émettait dans un rapport,
soit une opinion contraire à celles qui avaient cours
officiellement, soit une proposition ayant un caractère
d'utilité générale, on ne lui répondait pas, ou si on le
faisait, c'était pour l'engager poliment à « ne pas
» sortir de ses attributions, l'autorité supérieure étant
» seule à même de pouvoir sainement apprécier la
» question d'ensemble, et de juger du moment oppor-
» tun pour telle ou telle mesure. »
Tel est en résumé l'exposé de la situation créée par
— 9 —
cette dualité de territoire. Ajoutons que dans les deux
territoires, les questions les plus simples, relatives à
l'administration, la justice, les finances, et surtout la
police judiciaire (question vitale en Algérie), néces-
sitaient de longues et stériles correspondances, chaque
fois que l'affaire était plus ou moins connexe aux
deux territoires.
Il n'était pas rare qu'il y eût des conflits entre les
deux administrations, mais ces conflits, dont la solu-
tion était toujours possible pour l'autorité supérieure,
étaient certes moins graves que l'espèce d'isolement
qui s'accusait chaque jour davantage entre les fonction-
naires de l'autorité civile et ceux de l'autorité mili-
taire. Chacun d'eux, jaloux d'éviter jusqu'à l'apparence
d'un conflit, se renfermait strictement dans ses attri-
butions réglementaires, travaillait avec zèle, intelli-
gence et talent, mais sans s'occuper de son voisin ; il
semblait que chacun fût plus soucieux de bien exé-
cuter ses règlements respectifs, que de faire les
affaires du pays. Aussi, de tout ce travail, de toute
cette activité, ne sortaient le plus souvent que des
correspondances, des rapports, des dossiers, d'une
utilité et d'une valeur incontestables, comme docu-
ments, mais sans résultat immédiat et pratique pour
le bien de la chose publique.
Bref, les deux administrations, au lieu d'être les
rouages combinés d'une même machine, constituaient
deux machines complètement différentes ; la haute
direction de ces deux machines était, il est vrai,
confiée à un seul mécanicien, qui était le gouverneur-
général, mais quelque grandes que fussent ses capa-
cités, il ne pouvait guère les faire concourir à un but
unique, et d'une façon absolue, il lui était impossible
d'obtenir l'unité d'action.
— 10 —
En présence d'une situation telle que celle que nous
venons d'exposer, on comprend facilement qu'il est
urgent de mettre fin au plus vite à cette distinction
de territoire qui n'a plus sa raison d'être, et que
l'expérience nous a montré être aujourd'hui plus nui-
sible qu'utile. Pour y arriver, il est logique et
rationnel de supprimer cette nomination absurde de
territoire militaire (1), et de n'avoir qu'un seul et
unique territoire, soumis à une administration essen-
tiellement civile et de droit commun. Nous croyons
avoir démontré la nécessité d'une pareille réforme ;
nous espérons démontrer également son opportunité
et sa possibilité.

(1) En bon français, les mots territoire militaire indiquent les ter-
rains possédés par l'État, et affectés à un service militaire, (emplace-
ments de camps, casernes, fortifications, gîtes d'étape, etc.), de même
que les mots administration militaire, impliquent l'idée d'administra-
tion des militaires.
CHAPITRE II.

DE L'ÉTABLISSEMENT DES INSTITUTIONS CIVILES.


OPPORTUNITÉ ET POSSIBILITÉ.

Cédant arma Togae.

En 1847, le maréchal Bugeaud repoussait l'établis-


sement d'un gouvernement civil en Algérie comme
prématuré, et posait en ces termes la question, d'op-
portunité : « Quand l'État aura fait le cadre vigoureux
» de colonisation militaire et civile que je demande,
» quand il aura exécuté les grands travaux de pre-
» mière urgence; quand les cases du cadre auront
» été remplies en partie par les intérêts individuels
» arrivant librement et d'eux-mêmes, quand les arabes,
» de toute part enlacés par notre colonisation, se
» seront résignés à accepter notre joug, le moment
» sera venu d'établir partout l'administration civile de
» la France (1). »
Vingt-trois ans se sont écoulés depuis le jour
où ces lignes ont été écrites. Où en sommes-nous?
Le moment prévu et défini par l'illustre maréchal
est caractérisé par quatre conditions.
Les trois premières de ces conditions sont accom-

(1) De la Colonisation en Algérie, Paris, 1847, page 57.


— 12 —
plies depuis longtemps, il n'est pas besoin d'insis-
ter.
Là quatrième, au contraire, ne l'est que très-impar-
faitement. S'il est bien vrai que les indigènes se sont
résignés à accepter notre joug, ce n'est pas sans
de nombreuses restrictions ; la soumission existe et
est complète, mais elle a encore besoin d'être main-
tenue par la force, ce que nous développerons plus
loin.
D'autre part, la colonisation, bien loin d'enserrer
partout les indigènes, est encore presque partout
enserrée par eux ; généralement réduite à des îlots
d'étendue variable, elle manque encore de force et de
cohésion.
Quelle que soit l'organisation appliquée au pays,
nous n'arriverons pas d'ici longtemps encore à chan-
ger cette situation, parce qu'il nous faudrait pour cela
modifier complètement les moeurs des indigènes et
improviser des colons et des villes, toutes choses qui
sont l'oeuvre du temps et ne peuvent se faire par un
décret ; « on n'improvise pas une grande société,
» mais on peut en accélérer beaucoup le pro-
» grès (1). »
Est-ce là une raison pour ajourner indéfiniment le
régime civil, comme le veulent certaines personnes.
Nous ne le pensons pas, outre la question de principes
et celle de nécessité absolue, il y a, selon nous, pos-
sibilité pratique de le faire immédiatement.
En effet, la dernière des conditions énoncée dans le
programme du maréchal se résume à ceci : « être
» assez fort vis-à-vis des arabes. » Lui-même prend
soin plus loin de développer cette idée quand il

(1) Maréchal Bugeaud. Loco Cilato.


— 13 —
dit (1) : « Vous êtes en présence d'un peuple fier,
» belliqueux, admirablement constitué pour la guerre,
» toujours prêt à combattre, jaloux de son indépen-
» dance, ainsi que toute son histoire le prouve. Pour
» le dominer, le modifier, le spolier au profit du
» peuple nouveau, que vous voulez introduire dans
» son sein, il faut que vous soyez toujours fort, soit
» par une armée permanente, soit par la constitution
» du peuple dominateur. »
L'armée, nous l'avons, et nous l'aurons toujours,
quel que soit le régime politique de l'Algérie, quelle
que soit l'organisation militaire de la France ; la
constitution, nous l'aurons le jour où nous serons unis
et où nous étudierons nos affaires algériennes,
au lieu de nous diviser et de nous griser de nos
paroles.
Nous avons dit que nous aurions toujours en per-
manence une armée en Algérie, c'est qu'en effet, ce
pays restera longtemps le meilleur camp d'instruction
et de manoeuvre que nous puissions trouver, non pas
tant en raison des combats qui s'y livrent (nous espé-
rons bien que ce temps est passé), qu'en raison des
marches, campements, bivouacs et colonnes mobiles
qui seront encore longtemps nécessaires, et qui forme-
ront nos chefs et nos soldats, bien mieux que ne le
ferait l'oisiveté des garnisons de France ou le désordre
d'une grande guerre, ce C'est la paix utilisée comme
» il convient, qui fait les bonnes armées, c'est la
» guerre, surtout quand elle se prolonge, qui les
» désorganise (2). »
Si notre organisation militaire est modifiée et si

(1) Page 69 de la brochure précitée.


(2) Général Trochu, Armée française, 1867.
— 14 —
notre armée devient une armée de citoyens, la pré-
sence de troupes en Algérie serait encore mieux
assurée, parce qu'il faudrait pour compléter l'instruc-
tion sommaire de nos soldats-citoyens et de leurs
chefs, les dépayser un peu, et les faire passer à tour
de rôle par les dures conditions du service de guerre
en Algérie (1).
Ainsi donc, nous avons la force qui peut et doit
compléter la soumission des indigènes, tout, en per-
mettant de suppléer à l'insuffisance actuelle de l'élé-
ment colonisateur; partant, les quatre conditions
énoncées dans le programme du maréchal Bugeaud,
peuvent être considérées comme étant suffisamment
remplies, et nous sommes en droit de dire que la
question d'opportunité est résolue en principe, puisque,
à peu de chose près, nous nous trouvons dans les
conditions prévues et définies par les militaires eux-
mêmes, comme devant mettre fin à leurs pouvoirs
exceptionnels, et permettre l'établissement en Algérie
des institutions civiles de la métropole.
Mais, de ce qu'en principe, cette question est
résolue et même reconnue comme possible et oppor-
tune, il ne s'ensuit pas qu'il faille immédiatement
détruire les institutions militaires qui sont passées
dans les moeurs des indigènes et qui constituent une
portion énorme de notre force vis-à-vis d'eux. Avant
de nous priver de cette force, que représentent les
bureaux arabes, il faut être en mesure de la remplaer
par « quelque chose » qui soit aussi fort et qui puisse
(1) Le maréchal Bugeaud voulait que tous les régiments de France,
sans exception, passent en Algérie. Pour une armée de citoyens, cela
serait encore plus nécessaire et cela aurait en outre l'avantage de faire
connaître l'Algérie à un grand nombre de gens de toute fortune et de
toute profession.
— 15


être accepté par les indigènes eux-mêmes, comme un
progrès réel et non comme une nouveauté inquiétante.
Pour y arriver, il ne suffit pas d'insulter un passé que
l'on ne connaît pas, et de jeter en l'air de grands
mots sonores que l'on ne comprend pas ; il faut, au
contraire, étudier le passé, éviter de se payer de mots
vides de sens, et dans de simples questions d'affaires,
ne pas faire intervenir les passions politiques. Il faut
aller au fond de toutes les questions importantes, les
étudier, les discuter froidement, et ne procéder aux
réformes que lorsque, se basant sur des faits d'obser-
vation et sur l'expérience du passé, on est à peu près
certain de marcher à coup sûr et de réussir dans les
limites du possible. Car, si en Algérie, il est permis
jusqu'à un certain point de se montrer hardi en ce
qui concerne les questions purement gouvernemen-
tales, qui n'intéressent pas immédiatement les indigè-
nes, il n'en est pas de même dès qu'il s'agit de rema-
nier les institutions qui les régissent directement. Dans
l'intérêt même de nôtre domination en Algérie et de
notre mission civilisatrice, il nous faut largement
tenir compte des besoins et des aspirations du peuple
vaincu.
CHAPITRE III.

ASSIMILATION POLITIQUE DE L'ALGÉRIE. — CONSTITUTION

DE SON GOUVERNEMENT.

La législation, comme la guerre, ne doit-


elle pas se conformer aux temps, aux lieux,
aux circonstances?
Maréchal BUGEAUD.

L'adoption en Algérie du principe de l'établissement


des institutions civiles de la France, doit-elle avoir
pour conséquence immédiate de donner à la totalité
du territoire algérien, la constitution de la France ?
Évidemment, non. « La législation, comme la guerre,
» doit se conformer aux temps, aux lieux et aux cir-
» constances. »
L'assimilation pure et simple, celle qui ne tient
compte, ni des indigènes, ni des conditions spéciales
du pays, a pu trouver quelques partisans parmi les
théoriciens et les colons citadins, qui, à l'abri de
solides murailles et défendus par une bonne garnison,
jouissent dès à présent de toutes les libertés et de
toutes les commodités qu'ils avaient en France ; mais
cette idée n'a jamais eu un seul partisan parmi les
gens pratiques, que leur profession, leur devoir ou
leurs intérêts ont mis en contact sérieux avec les tri-
bus quelque peu éloignées des centres. L'immense
— 18 —
majorité des Algériens a toujours été d'avis, qu'il y
avait en ce pays des besoins spéciaux et des nécessi-
tés dont il fallait tenir compte.
En effet, la constitution de la France, quelle qu'elle
soit, est toujours faite en vue d'une population exclu-
sivement française, homogène , agglomérée, bien
assise, et n'ayant pas affaire avec un peuple vaincu,
plus nombreux qu'elle et l'enserrant de toute part.
Cette constitution ne peut donc convenir d'une façon
absolue à l'Algérie où les conditions sont tout autres
qu'en France.
La majorité de la population algérienne est composée
d'indigènes que nous avons promis de traiter en amis,
et non en vaincus, d'indigènes que nous avons déclaré
vouloir élever jusqu'à nous, et retirer de la position
inférieure où nous les avons trouvés.
Ces indigènes ont des moeurs, des coutumes des
aspirations et des intérêts complètement différents des
nôtres, il faut un pouvoir concialateur qui, à un
moment donné, puisse faire entendre sa voix au nom
des indigènes, au nom des étrangers aussi, car ni les
uns ni les autres, ne peuvent être représentés
à l'Assemblée Nationale, maîtresse des destinées de
l'Algérie (1).

(1) Je sais bien que les députés algériens se feront un point d'hon-
neur de parler au nom de la civilisation, aussi bien qu'au nom de
leurs commettants, et qu'ils sauvegarderont le plus possible les intérêts
des indigènes. Je ne doute ni de leurs intentions, ni de leur bonne vo-
lonté, mais ils seront juges et partie dans leur propre cause, et cela
leur créera une position fausse, dont leurs adversaires politiques ne
manqueront pas de profiter, au détriment parfois des véritables intérêts
du pays. Ne peut-il pas arriver d'ailleurs, qu'au moment des élections,
une question de politique essentiellement française, n'exalte les colons
algériens et ne leur fasse nommer des hommes politiques, plutôt que
des hommes d'affaires. Nous venons d'en avoir un exemple frappant.
— 19 —
Il faut sur les lieux-mêmes, un pouvoir spécial qui
soit tout à la fois suffisamment éclairé sur les
questions d'ensemble, et en même temps, suffisam-
ment désintéressé de toute question de clocher, pour
pouvoir donner aux différentes populations algériennes
et aux différents services publics, la cohésion, l'impul-
sion et surtout l'unité qui leur manque et dont ils ont
tant besoin.
Il faut aussi qu'à un moment donné, ce pouvoir
représente la France vis-à-vis des indigènes et ait une
autorité et une force suffisantes pour faire face à
toutes les éventualités, et au besoin pour gouverner
le pays, que la rupture d'un câble ou une guerre ma-
ritime peut laisser isolé entre la mer, le désert,
et les populations hostiles du Maroc et de la Tunisie.
Est-ce à dire qu'il faille maintenir à Alger un gou-
verneur général dans des conditions analogues à celles
qui existaient il y a quelques mois? Évidemment,
non. Un gouverneur général implique pour l'Algérie
un gouvernement distinct de celui de la métropole,
c'est-à-dire un régime d'exception, et, quelque bon
qu'il soit, il n'arriverait jamais à produire cette assi-
milation politique et administrative, que nous devons
poursuivre par tous les moyens, parce qu'elle est la
sauvegarde des droits des colons, parce qu'elle seule,

Certes, nous nous inclinons avec respect devant le sentiment essen-


tiellement français, qui, des rives africaines, a fait jeter à la face des
Prussiens et de l'homme de Sedan, les noms de Gambetta et de
Garibaldi, et ceux non moins significatifs d'honorables victimes du
deux décembre ; mais, en quoi cela fait-il les affaires de l'Algérie ?
Avec six députés, l'Algérie ne peut prétendre jouer un rôle prépondé-
rant dans les destinées de la France. N'eût-il pas été plus sage et plus
utile pour elle, de nommer exclusivement des capacités reconnues, qui,
par leur passé algérien, et par leur connaissance du pays, s'imposaient
naturellement aux électeurs ?
— 20

peut assurer l'avenir de nos départements d'outre-
mer.
Il ne faut donc pas isoler et séparer l'Algérie de la
France par des institutions gouvernementales qui ne
seraient pas en complète harmonie avec celles de la
mère-patrie, et qui par suite, continueraient à faire de
l'Algérie une colonie, alors que par son étendue et
par sa position à quarante-huit heures de Marseille,
elle est en droit de se considérer comme partie inté-
grante du territoire français.
Pour cela, la première réforme à apporter à la
constitution de l'Algérie, est de ne plus la faire
dépendre exclusivement de tel ou tel ministère.
Le ministère de l'Algérie implique la consécration
du régime exceptionnel, tout autant qu'un gouverne-
ment général.
Le ministère de la guerre n'a plus sa raison d'être ;
la conquête est faite, l'oeuvre de guerre est terminée,
et déjà depuis plusieurs années, c'est une véritable
anomalie que de voir en pleine paix, des départe-
ments et des administrations civiles, recevoir les
ordres et les consignes du ministère de la guerre.
Le ministère de l'intérieur ne vaudrait pas mieux,
parce que l'armée proprement dite, ne peut en
dépendre, non plus que la marine, les finances,
l'instruction publique et les autres départements mi-
nistériels.
Il faut pour qu'il n'y ait ni anomalie, ni régime
d'exception qu'en Algérie comme en France, chaque
service général fasse retour à son ministère respectif.
Cette idée qui n'a jamais été appliquée complète-
ment, est cependant des plus simples et des plus pra-
tiques ; elle n'est pas nouvelle, et elle a été développée
avec talent, il y a déjà vingt ans aujourd'hui, par un
— 21 —
militaire qui avait pour parler une grande autorité de
position, car il était à la fois représentant du peuple
et gouverneur de l'Algérie : nous avons nommé le
général d'Hautpoul.
Son programme, très-bon en 1850, n'est plus au-
jourd'hui à la hauteur des besoins du pays, mais il
mérite, d'être rappelé brièvement, parce qu'il contient
des idées et des appréciations très-justes et encore
très-vraies en 1871.
Ce programme, le général le résumait en disant
qu'il fallait établir « la répartition de tous les services
» entre les divers ministères, le gouverneur général
» servant d'intermédiaire à tous ;» et il ajoutait:
« Rattacher chaque service au ministère compétent,
» c'est assimiler, admettre le gouverneur général
» comme intermédiaire oblige entre chaque service et
» le département ministériel dont il dépend ; c'est
» maintenir l'unité, l'autorité.
« Chaque ministre sera ainsi amené à s'occuper de
» l'Algérie, à introduire dans l'administration de ce
» pays, les règles tutélaires de la métropole, à fondre
» ses intérêts avec ceux de la France ; mais en même
» temps, le gouverneur général chargé du comman-
» dement centralisera, sur les lieux, ces diverses
» branches de l'administration générale, les fera
» converger vers l'intérêt commun, et leur servira de
» tempérament et de lien, jusqu'à ce que le dévelop-
» pement progressif de la colonisation, la fusion et la
» solidarité des intérêts des deux races, aient rendu
» possible une assimilation plus complète. »
Ce programme du général d'Haut poul, contient
deux choses : un principe et un mode d'application.
Le principe, nous en demandons le maintien, parce
qu'il constitue en quelque sorte un axiome de droit
— 22 —
politique et qu'il fait rentrer l'Algérie dans le droit
commun. Quant au mode d'application, il ne nous pa-
raît plus acceptable aujourd'hui, parce qu'il est trop
centralisateur et trop autoritaire, et qu'il créé un in-
termédiaire obligatoire, dangereux, vexatoire et inu-
tile ; dangereux, parce qu'il constitue une centralisa-
tion nuisible à la bonne et à la prompte expédition
des affaires ; dangereux, parce qu'il encouragerait les
tendances autoritaires, en mettant en permanence
entre les mains d'un seul homme une trop grande
concentration de pouvoirs ; vexatoire, parce qu'il pro-
voque dans les affaires de détail ou dans les spéciali-
tés, une ingérence susceptible de froisser les chefs de
services généraux, en ne leur laissant pas la pléni-
tude de leurs pouvoirs et le droit absolu de ne relever
que de leur ministre respectif (1).
Inutile, parce que les tendances autoritaires écar-
tées, cet intermédiaire n'est, la plupart du temps,
qu'un rouage de transmission, c'est-à-dire une inu-
tilité.
Je n'insisterai pas davantage sur un programme qui
n'est plus en harmonie avec les progrès accomplis, et
avec la situation actuelle de l'Algérie ; je ne l'ai cité
que pour en dégager le principe vraiment libéral qui
s'y trouve, et qui, au fond et dans la pensée de son
auteur, consiste ce à rattacher tous les services à leur
» ministère respectif, » tout en laissant une certaine
action à l'autorité qu'il est nécessaire de placer à la
tête de l'Algérie.

(1) Déjà, sous le régime déchu, l'instruction publique, la justice et les


cultes étaient en partie affranchis de l'immixtion du gouverneur géné-
ral dans leurs divers services. Je dis en partie, car en ce qui concerne
les indigènes, le gouverneur général en était seul chargé.
— 23 —
Cette idée est la nôtre, et nous allons exposer com-
ment il nous semble possible de la réaliser pratique-
ment, tout en évitant les écueils signalés plus haut.
Nous allons formuler les bases d'un projet de loi or-
ganique dans lequel nous avons cherché à poser des
principes fixes et bien définis, tout en laissant une
immense latitude pour augmenter ou restreindre les
pouvoirs délégués au premier fonctionnaire de
l'Algérie, pensant qu'une des conditions essentielles
de toute bonne constitution ou de toute loi organique,
est d'éviter de tomber dans les détails législatifs qui
doivent forcément varier avec les besoins spéciaux ou
les nécessités du moment. Nous analyserons sommai-
rement chacun des différents articles pour en dégager
l'idée principale, laissant à de plus habiles et à de
plus expérimentés le soin d'améliorer la forme aussi
bien que le fond.

Bases d'un projet de Constitution pour l'Algérie.

TITRE Ier.
PRINCIPES GÉNÉRAUX.

1. L'Algérie est déclarée partie intégrante du terri-


toire de la France.

(1) Cet article n'est qu'une affirmation de principes, toutefois, sa


rédaction nous paraît préférable à celle adoptée par la Constitution de
1849 qui, assimilant l'Algérie aux colonies, en faisait simplement un
territoire français. La rédaction que nous proposons fait l'Algérie par-
tie intégrante de la France, au même titre que les îles côtières de la
Corse.
— 24 —
2. Elle n'a pas de gouvernement particulier.
3. Les lois de la métropole y sont exécutoires par
le seul fait, de leur promulgation, sauf disposition
contraire, (restrictive ou suspensive), édictée dans le
corps même de la loi.
4. L'Assemblée peut faire des lois spéciales à
l'Algérie pour toutes les affaires communes à des eu-
ropéens et des indigènes, ou n'intéressant que les
étrangers ou les indigènes.
5. L'action du gouvernement métropolitain s'exerce
directement sur les départements algériens en vertu
des mêmes principes et de la même manière que sur
les autres départements, sauf la modification suivante :
6. Les différents ministres, en vertu des lois spé-

(2) L'article 2 et les articles 3, 4 et 5 ne sont que la conséquence


logique des articles énoncés dans l'article 1.
(3 et 4) Sont conçus de manière à affirmer toujours le principe de
l'assimilation politique, tout en faisant une part très-large aux besoins
spéciaux de l'Algérie.
(5) L'article 5 énonce d'une façon explicite et absolue l'application
à l'Algérie de. nos institutions civiles et de droit commun en matière
de gouvernement ; par suite, il énonce implicitement qu'en Al-
gérie, les différents services généraux relèveront directement de leur
ministère respectif.
(6) L'article 6 ne crée pas une exception, mais un mode d'applica-
tion spéciale de la règle commune. Toute l'économie du projet dont
nous indiquons les bases en ce moment, est contenue dans cet article
6, qui pour nous, se résume ainsi : Des délégations de pouvoirs régu-
liers et ordinaires sont confiés sur les lieux-mêmes à un fonctionnaire
commis par le gouvernement pour faire exécuter la loi commune, ces
délégations sont conférées par la loi d'abord, et au besoin par les di-
vers ministres qui, dans tous les cas, restent toujours responsables des
faits et gestes de leur délégué, forcé par la nature même de son titre
et de ses fonctions, à leur rendre compte de tout ce qu'il fait en leur
nom, et de prendre leurs ordres et instructions, en tant que ligne de
conduite à suivre dans l'application de ces pouvoirs délégués.
Substituer des délégations de pouvoir à l'autorité personnelle, spéciale
— 25 —
ciales, ou sous leurs responsabilités respectives,
peuvent, dans l'intérêt du service, déléguer totalité ou
partie de leurs pouvoirs à un haut fonctionnaire spé-
cial résidant en Algérie et dénommé commissaire gé-
néral du gouvernement.

TITRE II.
DU COMMISSAIRE GÉNÉRAL.

7. Le commissaire général a rang de ministre, sa


nomination et sa révocation sont soumises aux mêmes
lois et aux mêmes principes que ceux des ministres
titulaires.

et exceptionnelle, dont étaient jadis investis les gouverneurs ; ou


ministres de l'Algérie, nous paraît être un progrès véritable, et cela
d'autant mieux, que par ce moyen, les pouvoirs confiés au commissaire
général, peuvent être étendus ou diminués selon les circonstances,
sans rien modifier dans la constitution du pays ou dans la marche des
affaires.
Les différents services dépendent uniquement de leur ministre. Voilà
le principe et la règle, mais comme il importe en Algérie que certaines
questions reçoivent une solution très-prompte, et qu'il importe aussi à
l'ordre général de ne pas donner aux chefs de service résidant
en Algérie des pouvoirs exceptionnels, le ministre compétent peut, sous
sa responsabilité, et ceci est essentiel, donner telle délégation qu'il ju-
gera convenable au bien du service qu'il dirige.
(7) Donner au commissaire général le rang de ministre, c'est défi-
nir sa position, c'est lui donner devant le pays, devant l'Assemblée,
devant les ministres titulaires et enfin devant les indigènes, le prestige
et le pouvoir nécessaires pour sauvegarder en toutes circonstances, les
libertés et les intérêts de l'Algérie.
Faire nommer le commissaire général de la même façon que les mi-
nistres titulaires, c'est d'abord une conséquence logique de la position
qui lui est faite, mais c'est surtout une garantie donnée à l'unité poli-
tique de l'action gouvernementale, c'est assurer l'harmonie nécessaire
entre les ministres titulaires et leur délégué. Avec un cabinet libéral,
— 26 —
8. Il peut faire partie du conseil des ministres, mais
avec voix consultative seulement.
9. Le commissaire général est responsable devant
l'Assemblée Nationale de la situation politique,
morale et matérielle des départements algériens.
10. Des délégations permanentes des ministres

il faudra nécessairement un délégué libéral, et avec un cabinet conser-


vateur, un délégué conservateur, sinon il y aura des tiraillements et
des impossibilités pratiques, le rôle de commissaire général étant bien
plus politique qu'administratif.
En outre, ce mode de nomination proposé pour le commissaire gé-
néral, implique dans notre esprit, l'idée qu'il sera toujours nommé
parmi les députés dont le passé algérien et les capacités reconnues
s'imposeront au choix de la Chambre et du pouvoir exécutif. Ce sera
une garantie donnée aux intérêts collectifs des départements de la
France algérienne.
(8) Le commissaire général n'a ni portefeuille ni ministère spécial,
il n'a la direction suprême d'aucun service général, ce n'est pas un
ministre véritable, puisque son influence, son action, quelque grande
qu'elle puisse être momentanément, ne s'étend jamais à la totalité du
territoire de la France; il est donc rationnel et logique de ne pas lui
laisser voix délibérative, dans un conseil de ministres ; mais d'autre
part, on ne peut pas non plus lui fermer l'entrée de ce conseil où son
rang lui donne droit d'assister, et où ses connaissances spéciales
peuvent, à un moment donné, le rendre extrêmement utile aux ministres
titulaires. L'article 8 n'a d'autre but que de résumer ces considérations
sommaires et de définir nettement la situation faite à ce délégué ayant
rang de ministre.
(9) Cet article donne au commissaire général une responsabilité bien
définie et bien tranchée ; responsabilité qui, pour la situation politique,
morale et matérielle de l'Algérie, est identique à celle des ministres
titulaires et a la même sanction.
Les articles suivants donnent au commissaire général les moyens
d'action nécessaires pour faire face à cette lourde responsabilité.
(10) Énonciation pure et simple des moyens matériels mis à la
disposition du commissaire général, contre l'insurrection qu'il faut tou-
jours prévoir, si on veut être sûr de l'éviter tout-à-fait. L'armée, la
flotte, ont leur devoir tout tracé par des règlements spéciaux, quant à
27
— —
compétents, mettent à sa disposition et dans des condi-
tions déterminées par des lois spéciales :
1° Un général de division, commandant en chef des
forces de terre et de mer.
2° Un général inspecteur permanent de la gendar-
merie algérienne.
11. Le commissaire général peut se faire assister
par un conseil consultatif, dont la composition est ré-
glée par la présente loi.
12. Le commissaire général reçoit le double de tous
les rapports adressés par les chefs des différents ser-
vices à leurs ministres respectifs. Il peut, lorsqu'il le
juge convenable, leur demander des rapports spé-
ciaux.
13. En cas d'urgence, et sous sa responsabilité per-

la gendarmgrie, nous verrons plus tard quel rôle important elle est
appelée à jouer en Algérie.
(11) La question du conseil consultatif sera étudiée dans un chapitre
spécial en raison de son importance. (Voir page 29).
(12) Les questions générales ont en Algérie une importance excep-
tionnelle, parce que d'ici longtemps, il y aura encore à créer, à inven-
ter, à organiser; elles ont de plus une portée politique qui peut influer
sur l'avenir du pays et sur sa tranquillité présente, en raison des inté-
rêts des indigènes que ces questions touchent plus ou moins directe-
ment. Aussi, le commissaire général est-il tenu au courant de tout ce
qui est d'intérêt public, et a-t-il la faculté de se faire renseigner sur
un point spécial. Ainsi, instruit des choses du pays, il est toujours à
même d'agir auprès du ministre compétent, pour appuyer ou rectifier
l'appréciation d'un chef de service qui aurait des idées trop absolues
ou en opposition avec les intérêts généraux du pays. En un mot, il est
mis à même d'exercer un contrôle efficace sur les affaires de l'Algérie,
et d'éclairer le ministre responsable. Le commissaire général a lui-
même sa responsabilité engagée par l'exécution des diverses mesures
générales, puisque c'est de leur ensemble que résulte la situation poli-
tique, morale et matérielle dont il est personnellement responsable de-
vant le pays. (Art. 9).
(13) Cet article donne au Commissaire général la facilité de parer à
— 28 —
sonnelle devant l'AssembléeNationale, le commissaire
général peut, le conseil consultatif entendu, prendre
et ordonner provisoirement les mesures qu'il croit in-
dispensables à la tranquillité et à la sécurité du pays.
Il en rend compte immédiatement à l'Assemblée et
aux ministres compétents.
14. Tout conflit, toute difficulté entre le commissaire
général et un ministre seront tranchés par l'Assemblée
Nationale.

toutes les éventualités que peuvent faire naître subitement dans la


France algérienne, une insurrection imprévue, une rupture de câble,
une guerre maritime, etc. Dans ces cas de nécessité absolue, les pou-
voirs qu'exerce le commissaire général sont tout à fait exceptionnels,
aussi, sa responsabilité est-elle directement engagée, bien que les me-
sures qu'il prend pour assurer, soit l'ordre, soit l'action du gouverne-
ment, soient essentiellement provisoires. Parmi les mesures exception-
nelles prises en vertu de l'article 13, une des plus ordinaires, pourra
être la mise en état de siége d'une tribu ou d'un pays subitement
insurgé. Par cela même que les institutions civiles fonctionneront d'une
façon générale en Algérie, il faudra, à un moment donné, avoir sous la
main une force instantanée, qui permette à l'autorité militaire locale,
d'agir énergiquement et sans retard. En pareil cas, l'avis du conseil
consultatif sera pour le commissaire général un auxiliaire précieux.
(14) Article tout de précaution. Dans le cas où le commissaire gé-
néral réclamerait des délégations de pouvoirs qui lui seraient refusées
par le ministre, et dans le cas aussi où le ministre voudrait imposer
une délégation que le commissaire général refuserait d'accepter, le
différend serait soumis à la Chambre, qui prononcerait. En dehors de
ces questions, les conflits seront rares, parce que le commissaire gé-
néral sera toujours en communion d'idées avec le cabinet qui l'a agréé
comme délégué ; il pourrait cependant se faire que le délégué soit dé-
savoué et persiste dans sa manière de voir ; mais dans ce cas, la Chambre
est armée de moyens suffisants pour élucider le différend et au besoin
pour le trancher.
CHAPITRE IV.

DU CONSEIL CONSULTATIF.

L'Algérie diffère tellement de la France qu'il lui


faudra longtemps encore, pour ne pas dire toujours,
non pas des lois d'exception, — nous n'en voulons
pour personne, — mais des lois spéciales appropriées
à ses besoins spéciaux.
En droit et en fait, les députés algériens pourront
demander ces lois, les conseils généraux pourront
émettre des voeux tendant à provoquer l'initiative de
leurs représentants à la Chambre, mais, dans la pra-
tique, il se présentera souvent des difficultés, par
suite des divergences qui pourront se produire dans
les voeux des divers conseils généraux et dans les
opinions des divers députés.
L'Algérie en effet est immense et peu peuplée ; elle
offre une grande variété de pays, dont les intérêts et
les besoins sont différents, parfois même opposés. La
province de Constantine a de grandes ressources fo-
restières et industrielles, l'élément kabyle y domine,
les étrangers qui y affluent sont surtout anglo-maltais
et italiens. La province d'Oran est dénudée, plutôt
agricole qu'industrielle, l'élément arabe y domine, et
— 30 —
à côté se groupe une nombreuse population espagnole
ou mahonaise (1).
En raison des distances à parcourir et de la diffi-
culté des communications, la plupart des conseillers
généraux ne connaissent guère que leur département,
parfois même, ils ne connaissent bien que leur « pays, »
leur région.
Les députés sont souvent dans le même cas, il en
résulte que les questions générales, sont le plus habi-
tuellement, en Algérie même, discutées et étudiées à
un point de vue trop local et trop exclusif ; le même
fait se produira à la Chambre, l'Assemblée ; peu expé-
rimentée en fait d'affaires algériennes, ne saura trop
que décider en présence des divergences d'opinion,
qui forcément se produiront quelque jour entre les
députés algériens ; l'éloquence et la politique inter-
viendront alors, et joueront le plus grand rôle dans
l'examen des questions algériennes, qui aujourd'hui,
pour nous autres français, ne sont et surtout ne
doivent être que des questions d'affaires.
Cet exposé sommaire qui n'est pas une appréciation,
mais bien une constatation, nous montre que les
questions d'ensemble, et que les mesures générales
intéressant toute l'Algérie, ont besoin d'être étudiées
et discutées par des gens appartenant aux diverses
régions de l'Algérie, momentanémentréunis ensemble,
et au besoin assistés de spécialités au courant des
affaires des trois départements.
Aussi, de tout temps, cette nécessité d'un conseil
central a été reconnue. Le gouvernement de Louis-
(1) En fait, ce qu'en Algérie on dénomme habituellement départe-
ment, est un groupement administratif, de ce qu'en France on appelle
encore province ou pays. Un même cercle militaire contient quelque-
fois plusieurs de ces provinces ou pays.
— 31 —
Philippe (1) en avait posé les bases en créant un
conseil d'administration devenu sous la République
de 1848, conseil du gouvernement (2), nom que lui a
conservé l'empire (3). Jusqu'en 1861 (4), ce conseil
fut exclusivement composé de fonctionnaires. En 1861,
l'élément non fonctionnaire (5) y fut timidement
introduit par la création d'un conseil supérieur, uni-
quement chargé de l'examen du budget de l'Algérie.
En réalité, ce conseil supérieur n'était qu'une annexe
du conseil de gouvernement, c'est-à-dire une institu-
tion centralisatrice et autoritaire ; l'élément non-
fonctionnaire n'y figurait que pour six membres, tan-
dis que les fonctionnaires y avaient vingt-et-un
membres, et que l'élément indigène n'y était pas
admis.
Nous n'insisterons pas plus longtemps sur la néces-
sité d'un conseil consultatif établi sur des bases autre-
ment libérales que celles qui jusqu'ici ont présidé à sa
formation; tout le monde est d'accord là-dessus, et ce
conseil au fond n'est autre chose qu'une de ces assem-
blées provinciales, dont l'établissement en France est
réclamé par un certain nombre d'économistes et de
publicistes distingués.
Dans ce conseil consulatif, tout en maintenant la
présence de membres fonctionnaires, dont les connais-
sances techniques sont indispensables dans un pays

(1) Ordonnance royale du 22 juillet 1834 et du 15 avril 1845.


(2) Arrêtés du président du pouvoir exécutif du 9 décembre 1848 et
16 décembre 1848.
(3) Après l'avoir appelé quelques années conseil consultatif et aussi
comité consultatif.
(4) Décret du 10 décembre 1860.
(5) On ne peut pas dire l'élément élu, puisque les membres non
fonctionnaires étaient choisis par des conseillers-généraux non élus.
— 32 —
qui s'organise, nous voudrions qu'une très-large part
fût faite à l'élément élu, et puisque son rôle serait
surtout consultatif, nous ne voyons pas pourquoi on
n'y introduirait pas, dans de certaines limités, l'élé-
ment indigène.
Si nous voulons réellement faire pénétrer en Algérie
nos institutions démocratiques, il faut, pour être-
conséquent avec nous-mêmes, appeler les indigènes à
donner librement leur avis, en tout ce qui est question
purement algérienne ; nous l'avons d'ailleurs compris
déjà depuis longtemps, puisque nous appelons les in-
digènes dans nos conseils généraux et dans nos
conseils municipaux. Soyons conséquents jusqu'au
bout, et admettons-les dans ce conseil consultatif,
appelé à chaque instant à donner son avis sur des
questions qui touchent les indigènes autant et quel-
quefois plus que les européens.
Cette introduction de l'élément indigène, loin d'être
un danger ou un affaiblissement, sera une force et un
appui ; le principe de l'autorité française sera d'autant
mieux mis hors de discussion chez les masses indi-
gènes, qu'elles verront les indigènes les plus influents
et les plus notables franchement associés à la politique
de notre gouvernement, et concourant par leurs
conseils, aux mesures générales intéressant l'Algérie.
Jusqu'ici, nous n'avons mêlé les indigènes qu'à
notre vie administrative, et la noblesse arabe n'aime
ni ne comprend l'administration. Nuls ou embarras-
sants comme administrateurs, les grands chefs arabes,
comme hommes politiques, montrent souvent beau-
coup de sagesse et d'intelligence. Leur grande expé-
rience des hommes et des choses, en font des hommes
précieux dans le conseil. Les admettre à donner libre-
ment leur avis, sera à la fois un acte de bonne poli-
— 33 —
tique et un acte de justice. Puisque nous voulons
battre en brèche la féodalité arabe, sur laquelle nous
nous sommes appuyés jusqu'ici, il faut donner cer-
taines compensations morales à ceux qui, nous ayant
loyalement servis pendant quarante ans, vont se voir
frappés et diminués par l'extension donnée à nos
institutions démocratiques. Ne sera-ce pas une com-
pensation à la fois équitable et rationnelle, que de les
appeler au nom de ces mêmes principes démocra-
tiques, à la haute faveur de donner librement et direc-
ment leurs avis et conseils sur toutes les grandes
questions algériennes, et de les faire siéger dans les
plus hauts conseils du gouvernement français en
Algérie?
C'est en nous inspirant des considérations ci-dessus
exposées, que nous avons rédigé les bases d'un projet
de réorganisation du conseil supérieur actuel, pour
faire suite au projet de constitution dont les bases ont
été indiquées plus haut.

TITRE III.
DU CONSEIL CONSULTATIF.

15. Le conseil consultatif émet des avis motivés sur


toutes les questions, projets, règlements, etc., qui
sont soumis à son examen par le gouvernement. Il
peut proposer des amendements et ajouter des dispo-
sitions additionnelles, mais dans aucun cas, il ne peut
prendre l'initiative de quoi que ce soit.

(15) Cette initiative restant la prérogative exclusive des députés, du


gouvernement et des conseils généraux. (Ces derniers n'ayant l'initia-
tive que des voeux qu'ils émettent).
— 34 —
16. Le conseil consultatifest présidé par le commis-
saire général.
17. Les députés algériens sont membres de droit
du conseil consultatif, ils comptent en sus du nombre
fixé par le gouvernement.
18. Il se compose de deux cinquièmes de fonction-
naires, deux cinquièmes de conseillers généraux fran-
çais, un cinquième de conseillers généraux indigènes.
19. Le nombre total des membres du conseil consul-
tatif est fixé par le gouvernement.
20. Les conseillers français sont délégués en nombre
égal dans chaque département par les membres fran-
çais du conseil général. Le même mode de procéder
est applicable aux conseillers indigènes.
21. Les fonctionnaires membres du conseil sont :
1° Ceux dont l'action s'étend à toute l'Algérie.
(Membres de droit).
2° Les chefs des services généraux (désignés par le
gouvernement).
Ces derniers seront choisis autant que possible en
nombre égal dans chaque département.

(18) Cette proportion est tout-à-fait arbitraire, elle pourrait être


fixée autrement, l'essentiel est que : 1° les français aient toujours une
forte majorité ; 2° que les indigènes puissent directement et librement
se faire entendre et discuter leurs intérêts, en étant assez nombreux
pour que la lumière se fasse le plus possible. La proportion indiquée
nous paraît bonne, mais c'est une affaire d'appréciation.
(19) Il pourrait être aujourd'hui de trente. Soit douze fonctionnaires,
douze membres français (quatre par département) et six indigènes,
(deux par département).
(20) L'élection ne peut être directe, car il faut d'une façon absolue
que le conseil facultatif ne soit jamais en dissidence avec les conseils
généraux, et il faut aussi que ce conseil soit composé de capacités.
L'élection au second degré (par des conseillers généraux élus) nous
semble présenter des garanties très-suffisantes.
— 35 —
22. Les fonctionnaires membres du conseil peuvent
se faire remplacer dans ce conseil par un des fonction-
naires placés sous leurs ordres. Le principe étant que
la spécialité technique soit toujours représentée.
23. Le conseil est constitué en permanence à
Alger.
24. Les membres élus sont délégués pour un an ;
mais leur mandat peut être renouvelé par leurs
commettants.

(22) Ce qu'il faut avant tout à l'Algérie, ce sont des hommes


compétents et expérimentés dans les affaires algériennes. Pour telle
question spéciale, le supérieur aura tout intérêt à déléguer un de
ses employés, plus spécialiste que lui.
DEUXIEME PARTIE.

ORGANISATION INTÉRIEURE DE L'ALGÉRIE.


LIVRE PREMIER.

EXPOSÉ DE LA SITUATION MORALE ET POLITIQUE

DES DIVERSES POPULATIONS ALGÉRIENNES. ;

CHAPITRE PREMIER.

DÉFINITION ET CLASSIFICATION DES ÉLÉMENTS DONT SE

COMPOSENT

LES DIVERSES POPULATIONS ALGÉRIENNES.

Nous n'avons jusqu'ici considéré l'Algérie qu'au


point de vue de ses rapports avec le gouvernement
métropolitain. Il nous reste maintenant à examiner
quel sera, dans le pays même, le mode d'administra-
tion qui, tout en restant en harmonie avec nos insti-
tutions nationales, donnera le mieux satisfaction aux
besoins, aux intérêts et aux aspirations des diverses
populations algériennes.
Pour cela, la première chose à faire est de définir
et d'étudier les divers éléments qui peuplent l'Algérie,
et lorsque nous les connaîtrons bien, nous pourrons
— 40 —
indiquer les réformes qui nous semblent opportunes.
Le plus souvent, on se borne à ne considérer en
Algérie que deux classes d'individus : les européens
et les indigènes. En ce qui concerne le choix des
moyens administratifs, ces deux grandes divisions ne
suffisent pas, chacun de ces deux groupes contenant
des catégories complètement séparées et parfaitement
distinctes.
Ainsi, parmi les européens, le négociant ou l'indus-
triel d'une ville n'a ni les mêmes besoins, ni les
mêmes intérêts que le colon isolé ou le colon rural ;
et parmi les indigènes, le kabyle n'a ni les mêmes
moeurs, ni le même langage, ni les mêmes intérêts,
ni les mêmes aspirations que l'arabe, qu'il déteste
profondément. Enfin, parmi les indigènes, les israëlites
forment une classe à part, les Beldia ou Hadar, (vul-
gairement les Maures) en forment une autre, distincte
elle-même de celle des Mozabites.
De ces trois dernières classes, nous ne dirons rien,
les israëlites indigènes, dès qu'ils sont un peu en
contact suivi avec des européens, se relèvent bien vite
de l'état d'abaissement où ils végètent encore au milieu
des arabes ; et par leurs moeurs honnêtes, laborieuses,
commerciales et paisibles, ils ont depuis longtemps
mérité d'être traités comme des européens. Aussi,
sauf les questions d'état et de famille, la loi française
leur est déjà appliquée partout (1), et cela n'est que
justice.

(1) Dernièrement même, un décret du gouvernement de Tours les a


fait tous citoyens français. Quoique la question d'opportunité n'ait pas.
été suffisamment pesée, ce décret est certainement, en ce qui concerne
l'Algérie, le meilleur de ceux rendus par la délégation du gouverne-
ment de la défense nationale, peut-être bien parce qu'il est dû à l'ini-
tiative de M. Crémieux, tandis que les autres décrets algériens ne sont
— 41 —
Quant aux maures et mozabites, ils n'ont aucune
importance politique ; nos lois et nos usages peuvent
leur être appliqués sans aucun inconvénient.
Nous laisserons donc de côté les israëlites, maures
et mozabites, et nous ne nous occuperons que des in-
digènes kabyles et arabes ; nous entrerons même à
leur sujet dans quelques détails, parce que générale-
ment, dans le public, on a des idées très-fausses sur
les indigènes, ce qui vient surtout de ce que, en
Afrique, la plupart de ceux qui écrivent, ne savent
pas assez, alors que ceux qui savent n'écrivent pas
assez.
En effet, en dehors des colons ruraux, des officiers
des affaires arabes et de ceux des corps indigènes, en
dehors aussi d'un petit nombre de fonctionnaires ou
agents appelés par leurs fonctions à voyager et à
séjourner dans l'intérieur des tribus, peu de per-
sonnes connaissent bien les indigènes.
Trop souvent aussi, les appréciations publiées sur
ces indigènes, proviennent de citadins qui les jugent
tous d'après ce qu'ils voient autour d'eux, c'est-à-dire,
soit d'après ces maures dont nous avons signalé l'in-
signifiance, soit encore d'après ces kabyles (1) intelli-
gents et madrés, qui comme chez nous, les auver-
gnats, viennent dans les villes pour ramasser un petit
pécule et retourner au village acheter un lopin de
terre ou quelques palmiers.
Ces indigènes éclairés par le contact de notre civi-

dûs qu'aux importunités de quelques intrigants algériens, sans mission


légale et sans valeur morale.
(1) Les kabyles ou berbères comprennent: les kabyles (ouvriers,
portefaix ou décrotteurs). Les biskri ou berbères des Ksour, du
Sahara (portefaix, porteurs d'eau, manoeuvres). Les mozabites (mar-
chands), sont aussi de race berbère.
— 42 —
lisation, ou moralises dans de certaines limites par le
travail qu'ils viennent chercher volontairement, libres
d'ailleurs de raconter ce qu'ils veulent des abus de
leurs chefs et magistrats, sans avoir à craindre d'être
seulement contrôlés, ces indigènes, disons-nous, ne
ressemblent pas plus aux indigènes des tribus, que
nos ouvriers des villes ne ressemblent aux paysans
arriérés de certaines campagnes. Juger la masse indi-
gène par ces quelques exceptions, c'est là une faute
que commettent chaque jour des citadins, d'ailleurs
très-intelligents, et qui de très-bonne foi, demandent
des réformes radicales, dont l'énoncé seul fait bondir
de crainte ou sourire de pitié les colons ruraux, qui
cependant ne le cèdent en rien à leurs compatriotes
des villes en patriotisme et en idées libérales et
avancées.
Une autre cause aussi des opinions erronées que
l'on a généralement sur les indigènes, provient du dé-
faut absolu de publicité officielle en ce qui concerne
les affaires indigènes. Les journaux en sont réduits à
des racontar plus ou moins dénaturés, quand il serait
si facile et si honorable pour l'autorité supérieure et
pour les administrations locales, si elles y étaient au-
torisées, de publier et de dire tout ce qu'elles savent,
tout ce qu'elles font en matière d'affaires indigènes.
Chacun y gagnerait: l'administration, mieux connue,
serait moins décriée; les colons, mieux éclairés, seraient
moins injustes, et le sens politique des algériens se
formerait et se développerait bien plus rapidement
qu'il ne l'a fait jusqu'ici, avec le système de mystère
qui a toujours prévalu en Algérie, dans les sphères
gouvernementales et administratives.
CHAPITRE II.

CITADINS ALGÉRIENS.

A l'abri derrière de bons remparts, gardé par une


garnison qui ne nuit pas à son commerce, le citadin
algérien se meut libre et tranquille, au milieu des
institutions communales, qui aujourd'hui fonctionnent
dans presque toutes les villes et villages du littoral et
du Tell, exactement comme dans la mère-patrie.
A l'exception des fonctionnaires et des quelques
personnes appartenant aux professions libérales, le
citadin algérien est généralement un marchand ou un
industriel qui gagne de l'argent sans avoir d'autres
chances à courir que celles inhérentes partout au
commerce et à l'industrie.
Au moral, le citadin algérien se dit républicain, et
il croit le prouver en déblatérant à tort et à travers
contre toutes les autorités (1) sans exception ; mais
surtout contre le « régime du sabre et l'arbitraire des
» bureaux arabes. » Et cependant, par position, le
citadin n'a absolument rien à démêler avec ces deux
fantômes, nés de son imagination.
Parfois pourtant, le citadin algérien a un moulin ou
une ferme à quelques kilomètres de la ville. Sur son
(1) Les honorables MM. Warnier et Lucet, les deux premiers préfets
républicains qu'ait eu l'Algérie, sont là pour affirmer la vérité de ce
que j'avance; leurs convictions bien connues, leur mérite et leurs capa-
cités bien réelles, n'ont cependant pas trouvé grâce devant les citadins
d'Alger et de Coustantine,
— 44 —
domaine rural, le républicain de la ville se transforme
en autocrate vis-à-vis des indigènes qui le servent ou
l'approchent, et avec lesquels il est toujours en
discussions ou en mauvais termes. Habitué aux
affaires, il marche toujours le code à la main, oubliant
que ces droits lui créent des devoirs et des obligations
qu'il feint d'ignorer et n'aime pas à se voir rappeler.
Bref, il se sent fort, et est toujours tenté d'abuser de
sa force contre l'indigène, que trop souvent il exploite
en le manaçant à chaque instant des tribunaux, de
l'huissier et des gendarmes.
Le plus souvent, ces difficultés proviennent surtout
de ce que le propriétaire citadin abandonne sa ferme
à des employés subalternes sans intelligence, sans
expérience et parfois même sans moralité. Ces em-
ployés se créent avec les indigènes des difficultés que
le propriétaire saurait éviter, s'il consacrait à sa ferme
la moitié du temps et de l'intelligence qu'il déploie en
ville pour son commerce ou son industrie. Car, si le
citadin algérien a ses défauts, il a aussi des qualités ;
il est surtout intelligent, actif, laborieux, adroit en
tout ce qui concerne ses affaires d'intérêt.
Les habitants des villes jouent certes un rôle très-
important dans la colonisation du pays, parce qu'en
cherchant à faire leur fortune particulière, ils
augmentent et consolident la fortune publique.
Nous n'insisterons pas cependant sur les détails
concernant les citadins algériens ; leurs aspirations po-
litiques et leurs besoins sociaux sont aujourd'hui
presque satisfaits, et l'assimilation que nous poursui-
vons pour l'Algérie entière, est déjà pour eux un fait
accompli. Ils ont d'ailleurs le temps et les moyens de
soutenir eux-mêmes leurs intérêts et nous n'avons pas
à redouter leur silence,
CHAPITRE III.

COLONS ISOLÉS ET COLONS RURAUX.

Notre intention est d'établir que le


peuple indigène ne repousse pas la
colonisation ; qu'au contraire, il est le
premier à apprécier le mérite d'éta-
blissements qui, sons le gêner, lui
procurent presque toujours de grands
avantages de main-d'oeuvre, de place-
ment ou de transformation de ses
produits.
Docteur WARNIER.

Le véritable colon, celui qui peut se dire réellement


« le pionnier de la civilisation, » ne réside pas dans
les centres urbains, il est dans les villages, les fermes,
les usines et les exploitations isolées. Chaque jour, il
s'avance dans les tribus, défriche, plante, bâtit assai-
nit, jalonne l'emplacement des villes à créer, étend le
domaine de la colonisation, fait connaître la France,
vulgarise nos procédés agricoles et nos produits ma-
nufacturés.
Vis-à-vis de l'indigène, le rôle du colon rural est
bien différent de celui du citadin ; tandis que ce der-
nier, en rendant facile à l'indigène l'achat d'articles
devenus pour lui une nécessité, tend à appauvrir la
tribu, le colon rural, lui, répand le numéraire dans
cette même tribu, car il donne de l'argent à l'indigène
en échange de son travail, de la location de ses bêtes,
— 46 —
de l'achat de ses grains, de ses bestiaux et même de
ses terres. Les exploitations de mines ou de forêts,
les minoteries, les fabriques d'huile, etc., enrichissent
les tribus où elles se trouvent et y développent le luxe
et le bien-être. Or, chez l'indigène, l'argent qu'il
gagne avec nous est un appui puissant pour notre do-
mination. « Chaque arabe qui s'enrichira deviendra
» notre partisan ; c'est un ennemi de moins et un allié
» de plus. Le joug de la force auquel ils se résignent
» si facilement, servira de prétexte à leur sou-
» mission, l'intérêt en sera le véritable mobile. » (1)
Toujours en contact avec les indigènes, le colon ru-
ral apprend à les connaître, il sait s'en faire respecter,
et souvent, surtout quand il est marié et que sa famille
l'aide dans ses relations, il sait se faire aimer de ses
ouvriers et de ses voisins. D'ailleurs, éloigné des
centres, habitant lui-même son exploitation (ou la
faisant gérer par un tenancier sérieux), son isolement
lui conseille la prudence, et lui fait mettre une cer-
taine circonspection dans ses affaires avec les indi-
gènes. Il a besoin d'eux,, il les ménage, n'est pas
agressif et réussit facilement à trouver des associés,
des khamès, des ouvriers, et enfin des muletiers ou
des chameliers. Il connaît les kebars (2), les chioukhs (3),
le caïd, tous les personnages influents, il leur sert vo-
lontiers d'intermédiaire officieux, s'ils ont quelque

(1) Maréchal Bugeaud. L'Algérie. Paris, 1842. Dentu.


(2) Kebar, pluriel de kebir, grand, pris ici dans le sens de
« notable. »
(3) Chiouckh, pluriel de cheïkr, d'où nous avons fait officiellement
cheik, mot qui n'est ni arabe ni français. Le sens du mot cheik est
« vénérable, » c'est non-seulement un titre de fonctions, mais c'est
aussi une épithète honorifique. On dit : « ech cheikh el cadi » le vé-
nérable, le cadi, etc.,
-47-
affaire en ville ; bref, il sait se mettre bien avec eux
et il ne nécessite que rarement l'intervention de l'au-
torité administrative ou judiciaire.
Le plus souvent, quand par hasard cette interven-
tion est nécessaire, elle est très-bien accueillie, quoi-
que, le plus souvent, l'autorité soit représentée par un
officier du' bureau arabe. Il est vrai de dire que cet
officier fait toujours de son mieux et que le colon,
comprenant très-bien qu'à cette distance des centres,
il ne peut demander le bien absolu, se prête à des ar-
rangements à l'amiable et à des concessions réci-
proques qui assurent la paix et le calme, sans
nécessiter une action judiciaire, toujours irritante et
onéreuse.
La présence d'un officier dans la maison du colon
rural produit, en outre, sur la masse des indigènes un
effet moral des plus salutaires, soit que cet officier
vienne régler une question administrative intéressant
le colon ouïes indigènes, soit même qu'il vienne sim-
plement opérer des arrestations ou infliger des
amendes. Cela tient surtout à ce que toute la tribu
assiste aux débats et aux pourpalers, ce qui est un
vieil usage particulièrement cher aux indigènes, en
raison des garanties qu'il donne aux individus.
Malheureusement, cet intermédiaire de l'officier ne
peut pas toujours être efficace, parce que, de par les
règlements, le bureau arabe n'a pas qualité pour
connaître des contestations judiciaires que peut avoir
un européen ; l'officier n'a qualité que pour dresser
des procès-verbaux sur des faits qualifiés crimes ou
délits ; son rôle en matière de contestation est donc
purement officieux, son arbitrage peut être rejeté aussi
bien par l'indigène que par le colon, et, dans ce cas,
la juridiction qui est appelée à prononcer, même sur
— 48 —
des choses insignifiantes, peut être située à soixante-
dix ou quatre-vingts lieues (1) de la résidence des
parties.
D'autre part, la présence de l'officier ne peut pas
toujours avoir lieu en temps opportun ; il y a des
cercles militaires ou les colons isolés résident à deux
et trois jours de marche du. chef-lieu du cercle, dans
ce cas, non-seulement l'action de l'officier ne peut
jamais être préventive, mais encore elle n'est géné-
ralement pas assez rapide pour être efficacement
coërcitive (2).
Ce défaut de protection opportune et efficace que
nous venons de constater pour le colon isolé, n'est
pas le seul côté malheureux de sa position ; pour lui,
aucun des besoins sociaux les plus élémentaires ne
sont satisfaits, même dans la limite du possible. État-
civil, relations postales ou télégraphiques, actes nota-
riés enregistrement, légalisation de signatures,
,
instruction publique, culte, élections, adjudications
publiques, effets de commerce, etc., sont autant de
choses qui,, pour le colon rural, sont extrêmement
précaires, laborieuses et difficiles, quand elles ne sont
pas matériellement impossibles, ce qui arrive souvent.
Telle est, en résumé, la triste situation faite au co-

(1) Un mouton volé à un colon de Bouçaada, Biskra, Tébessa, en-


traîne légalement la comparution des prévenus, des témoins et de la
partie civile devant le conseil de guerre, siégeant à Constantine. Une'
action au pétitoire dans les mêmes villes entré européens et indigènes,
ressortit aux tribunaux de Sétif et de Constantine avec faculté d'appel
à Alger ! — Voir plus loin, livre 3, chap. 1.
(2) Et cependant, Dieu sait les courses que font habituellement les
officiers des affaires arabes. Où la cavalerie fait deux ou trois étapes
ordinaires, l'officier des affaires arabes ne fait jamais qu'une journée
de marche. En général, quand il va quelque part, il marche toute la
journée et ne s'arrête qu'à la nuit.
— 49 —

Ion rural par l'organisation actuellement existante, et


cependant, nous l'avons dit et ne saurions trop le ré-
péter, le colon rural est celui qui est le plus digne
d'intérêt et d'encouragement, parce que c'est le pro-
ducteur par excellence, parce que c'est le plus tra-
vailleur, le plus actif, le plus courageux, et générale-
ment le plus moral des immigrants algériens.
Cette situation a cependant bien des solutions pos-
sibles, nous en indiquerons une plus loin ; bornons-
nous pour l'instant à rappeler que le gouvernement
de l'empire en avait trouvé une héroïque : c'était de
n'avoir autant que possible que des colons citadins,
ne dépassant pas les banlieues des villes, et par suite,
toujours sous la main de l'administration ; ce gouver-
.
nement eût voulu réglementer l'expansion de la colo-
nisation, « la grouper autour des trois chefs-lieux de
» département, et ramener à prix d'argent ceux qui
» se sont égarés au loin (1). » C'est-à-dire, toujours
la même séparation du colon et de l'indigène, le dé-
partement français à côté du royaume arabe, en un
mot, la négation absolue de l'oeuvre d'émancipation et
de progrès que la France s'est imposée en Algérie,
au nom de la civilisation et de l'humanité.
Pour nous, nous pensons au contraire qu'il faut
non-seulement multiplier les moyens de contact entre
les colons et les indigènes, mais encore les dissémi-
ner, un seul colon ayant une exploitation rurale au
milieu des indigènes, faisant plus pour le rapproche-
ment des deux races que deux ou trois villes exclusif
ment françaises, dans lesquelles, les indigènes des
tribus, venus pour leurs affaires, se trouvent perdus,
dépaysés, mal à l'aise et méfiants.
(1) Lettre de l'empereur au maréchal de Mac-Mahon, pages 44 et
fin de 53.
— 50 —
Aussi, nous voudrions que partout où un français
trouvera à acheter ou à louer un coin de terre, par-
tout où il pourra établir une ferme, un moulin, une
usine, une exploitation quelconque, il puisse non-seu-
lement s'installer à ses risques et périls, mais encore
trouver facilement cette protection légale et effective
à laquelle il a droit en sa qualité de français.
CHAPITRE IV.

DES QBALS OU KABYLES.

Contrairement à ce que l'on croit généralement, les


qbaïls ou berbères forment en Algérie l'élément prin-
cipal de la population indigène. Ils occupent en effet,
outre la région dénommée Kabylie par les Français (1),
la presque totalité des pâtés montagneux, c'est-à-dire,
presque la moitié du territoire algérien, le Sahara
excepté ; de plus, dans le Sahara même, ils consti-
tuent presque exclusivement la population sédentaire
des villes, ksour et basis.
Comme nombre, on peut évaluer les gens de race
berbère (et ceux d'origine arabe qui, devenus séden-
taires, ont plus ou moins adopté la vie et les moeurs
kabyles), à près des deux tiers de la population géné-
rale de l'Algérie.
Le chiffre des individus parlant encore le berbère,
est d'après les documents officiels de près de 900,000 (2),

(1) Pour les indigènes, il n'existe pas. de kabyles, mais bien des
qbaïls ou chaouïas, occupant telle ou telle région, dénommée d'après
une montagne ou une rivière; ils disent les qbaïls du Djurjura, de
l'Aurès, du Djebel-Amour, etc. La dénomination de Kabylie est pure-
met française.
(2) Les chiffres donnés par M. le colonel Hanoteau, à la fin de sa
grammaire Timachek (Touareg), sont de 855,159. Ce savant officier,
5
— 52 —
c'est-à-dire un peu moins de la moitié de la popula-
tion kabyle.
Malgré son importance numérique et sa supériorité
intellectuelle, morale et politique, l'élément kabyle
s'est trouvé jusqu'ici officiellement absorbé et annihilé
en fait par l'élément arabe.
Cela tient à ce que les pays de plaines ayant été
les premiers conquis et les premiers soumis; nous
nous sommes de bonne heure habitués à ne voir au-
tour de nous que des populations arabes.
Aujourd'hui encore, bien que nous voyons beaucoup
de kabyles dans nos villes, nous n'avons que fort peu
de relations avec les pays kabyles ; les établissements,
français de quelque importance sont extrêmement
rares en pays de montagnes et se bornent à quelques
petits postes militaires ou administratifs, autour des-
quels les colons sont beaucoup trop rares. Les pays
les plus kabyles de l'Algérie sont restés en fait et offi-
ciellement placés en dehors de ces fameuses zones de
colonisation, «. où les européens peuvent librement
» développer leurs intérêts (1). »
Et cependant, si des pays se prêtent à l'activité in-
dustrielle et commerciale des colons, ce sont bien ceux
qu'habitent les qbaïls.
Le climat est tempéré et même froid, il est sain, ou
peut être facilement assaini en raison des pentes ; les
chûtes d'eau abondent et peuvent être utilisées comme
moteur, à bien moins de frais qu'en plaine, pour des

dont l'érudition en matières kabyles est immense et incontestée, dit,


page 282 de l'ouvrage précité : « Nul doute que si le classement exact
des deux races se fait un jour, il n'ait pour résultat de démontrer que
l'élément arabe est en faible minorité dans la population totale de
l'Algérie. »
(1) Termes officiels, voyez page 52 de la lettre impériale précitée.
- 53 —

scieries, minoteries, fabriques d'huile, etc., les bois


de construction, de charronnage, d'ébénisterie et de
chauffage, les lièges, le tan, le goudron, les mines et
carrières de toutes sortes abondent dans tous les pays
de montagnes.
On y trouve, et en quantité, des manoeuvres labo-
rieux, dont on. fait facilement des ouvriers ; les qbaïls
aiment beaucoup le travail payé, et celui qu'ils ren-
contrent sur place est avidement recherché, car il
leur donne, sans quitter leur pays, le numéraire qu'ils
sont habituellement forcés d'aller chercher, en s'expa-
triant chaque année, loin de leurs montagnes.
Par suite de ces migrations dans nos villes, migra-
tions qui les mettent en contact incessant avec nos
ouvriers, le kabyle n'est plus « ce farouche monta-
» gnard » des premiers jours de la conquête, tou-
jours prêt alors à revendiquer, les armes à la main,
une indépendance qu'il avait su garder sous tous les
conquérants qui nous ont précédés. Sans doute, il ne
nous aime pas encore, mais il nous supporte facile-
ment, et même, il nous est reconnaissant dans de cer-
taines limites de la sécurité dont il jouit sous notre
domination, sécurité qui lui permet d'étendre son
commerce et ses défrichements sans craindre d'être
inquiété. Le qbaïl est essentiellement intéressé et
conservateur ; sa prospérité matérielle le réconcilie
avec notre force, qu'il sait n'être pas vexatoire, tant
qu'il reste soumis et tranquille. Aussi, fait-il volontiers
acte de bon vouloir et de soumission vis-à-vis de l'au-
torité (1), et il est bien moins rebelle que l'arabe à

(1) Quand il s'est agi d'envoyer en France les éclaireurs algériens,


bon nombre de chefs arabes, tout puissants et tout dévoués, ont échoué
complètement dans leurs efforts plus ou moins sincères ; et sur certains
— 54 —
l'adoption de nos principales idées de civilisation et
de progrès. Déjà, partout où nous sommes en contact
permanent avec lui, nous remarquons des améliora-
tions sensibles, tant dans le sens de la transformation
des idées et des moeurs, que dans celui de l'adoption
partielle de nos méthodes de culture et de nos outils
perfectionnés.
Ces résultats, quoique encore peu accusés, sont ce-
pendant très-visibles; ils doivent nous encourager à
donner, dès à présent, à l'élément kabyle, une plus
grande attention que celle que nous lui avons montrée
jusqu'ici.
Aujourd'hui, nous connaissons parfaitement le ca-
ractère, les moeurs et les aspirations du qbaïl; nous
allons les résumer brièvement, et en lisant ce résumé,
on comprendra bien vite quelles immenses ressources
il y a chez un tel peuple et combien il nous est facile
de nous appuyer sur lui pour rendre l'Algérie entière
riche et prospère, comme elle l'était au temps des
Romains.
Voici en effet sous quels traits se présente le qbaïl
dans sa montagne.
Il est sédentaire et habite des maisons de pierre (1)
plus ou moins bien construites; riche ou pauvre, il
travaille en toute saison et tient la paresse pour une
honte et un vice indigne d'un homme libre. Il sait et
pratique toutes sortes de métiers, d'industrie ou
de commerce, et envoie chaque année pendant la
morte-saison, quelqu'un de ses enfants adultes, cher-
cher dans les villes françaises un travail rémunérateur,

points, l'élément kabyle, quoique très-pauvre en chevaux, a fourni la


presque totalité des contingents volontaires.
(1) Ou de pisé, dans les ksour du Sahari.
— 55 —

car il est intéressé, économe, prévoyant, et rangé


comme tous ceux qui ne possèdent l'argent qu'à force
de labeur et de peines.
Naturellement probe, il n'admet le vol que comme
un acte de vengeance vis-à-vis d'un ennemi.
Le qbaïl est religieux, mais il n'est ni dévot ni fana-
tique ; son extérieur est simple et rude, son langage
digne et d'une franchise brutale, sa parole est'sûre, sa
promesse sérieuse, sa caution sacrée, son hospitalité
simple, mais cordiale ; en ce qui concerne ses faits et
gestes ou ses opinions politiques, il aurait honte de
mentir, mais dès que ses intérêts sont en jeu, il
n'a plus les mêmes scrupules. Le qbaïl est jaloux de
son indépendance, il a soif d'équité encore plus que de
justice. Il n'est ni vaniteux, ni arrogant, mais fier, or-
gueilleux, entêté et susceptible ; au moindre mot qui
le blesse ou le provoque, il saute sur les premières
armes venues, pierres, bâton, couteau, pioche, hachette
ou fusil, tout lui est bon. La guerre pour lui est une
affaire de devoir, de nécessité, de point d'honneur ou
de vengeance ; ce n'est jamais ni un plaisir, ni
une distraction, ni même un état normal ; il ne la fait
qu'après avoir prévenu son ennemi, et dans le combat
ou après la victoire, il n'a pas de cruauté inutile.
La constitution des peuplades kabyles est essen-
tiellement républicaine, ou plutôt municipale et fédé-
rative. Chaque ville, chaque village est un petit centre
ayant ses lois et coutumes particulières, et sa
djemâa, ou conseil, présidé par un chef nommé à
l'élection. La tribu n'a ni force ni homogénéité, chaque
ville, chaque village, chaque quartier même étant
toujours en rivalité politique avec ses voisins et
poussant l'amour de l'indépendance jusqu'à l'indivi-
dualisme.
— 56 —
Il en résulte que si un danger commun parvient à
rassembler momentanément quelques villages dans une
action commune, l'accord ne dure jamais bien long-
temps, chacun voulant commander, et personne ne
voulant se soumettre d'une façon suivie à une auto-
rité quelconque étrangère à son quartier ou à son
village.
Dans son municipe et avec ses notables et son chef
élu, le qbaïl est un peu plus soumis, mais il reste
toujours foncièrementdémocrate ; il sait et il comprend
que le chef à qui il a conféré le pouvoir, ne doit être -
que l'agent exécutif des administrés et non pas leur
maître et seigneur. A ce titre, il hait profondément
les chefs arabes et leurs errements aristocratiques.
Au contraire, l'officier français leur répugne beau-
coup moins ; ils ne tardent pas à l'estimer et à le sup-
porter facilement, quand ils le connaissent bien et
qu'ils lui voient appliquer sérieusement les principes
démocratiques, qui sont la base de nos lois françaises.
Si cet officier n'a ni morgue ni brusquerie, s'il est fa-
cilement accessible et également bienveillant pour
tous, s'il sait surtout écouter avec patience et avoir
l'air de s'intéresser à une affaire de quelques sous, il
ne tarde pas à acquérir une influence très-réelle dans
le pays, et cette influence est acquise le jour où les
qbaïls, sans exception, cessent de le désigner par son
grade ou par sa fonction, pour le désigner par son nom
de famille ; c'est là malheureusement un résulat qu'il
n'est pas donné à tout le monde d'obtenir.
CHAPITRE V.

DES ARABES.

Celui qui ne pense, ne croit, ne fait


que ce qu'on lui commande, de quel
mérite est-il capable et de quoi répond-
il? n'existe pour lui, ni vrai ni faux,
11
ni bien ni mal.
LAMENNAIS.

L'arabe est nomade et habite la tente. Dans le Sud


et sur les hauts plateaux, il est exclusivement pasteur,
dans le Tell, il est à la fois pasteur et laboureur. Il
est soumis à des migrations collectives et périodiques,
lointaines pour le nomade du Sud, très-restreintes pour
l'arabe du Tell, qui ne quitte guère le territoire de sa
tribu ou celui des tribus limitrophes.
Le labourage est le seul travail manuel qui ne soit
pas humiliant aux yeux de l'arabe, et encore ne l'exé-
cute-t-il lui-même qu'autant qu'il est trop pauvre pour
faire travailler en son lieu et place ses serviteurs ou
ses kramès.
L'arabe, en effet, est essentiellement paresseux, il a
pour le travail une horreur telle qu'il croupira dans
la misère et mourra de faim plutôt que déroger en
travaillant; il est foncièrement incapable de s'astreindre
à un labeur continu. Toute son industrie se borne à
faire faire par ses femmes les choses indispensables
aux besoins de la tente ; tout son commerce se borne
— 58 —
à échanger sa laine, ses grains ou ses dattes. Il n'y a
dans la tribu arabe ni un ouvrier ni un marchand.
L'arabe passe pour religieux ; en réalité, il n'est que
dévot, bigot et fanatique ; il est du reste à la merci
d'un clergé ignorant et corrompu qui l'abrutit sous le
poids de pratiques minutieuses et ridicules sans rien
lui apprendre de sa religion ni de ses devoirs
moraux.
L'arabe est orgueilleux, vaniteux et arrogant vis-à-vis
de ses égaux et de ses inférieurs ; il est souple, ram-
pant et servile vis-à-vis des forts et des puissants,
vis-à-vis de tous ceux auprès de qui il croit pouvoir
mendier quelque faveur ou quelque' argent ; car il
aime l'argent avec frénésie, parce qu'avec lui, il
pourra, sans travail et sans peine, paraître et briller.
Tout, chez l'arabe, en effet, est affaire d'ostentation
et de vanité, ses vices et ses vertus ; et parmi celles-
ci, nous citerons sa générosité, son hospitalité et son
courage qui sont les trois côtés les plus brillants de
son caractère.
L'arabe le plus misérable a toujours une certaine,
noblesse et une certaine grandeur dans son maintien
et dans ses allures ; ses manières sont polies et obsé-
quieuses, son langage poétique et imagé comme un
verset de la Bible, mais ses paroles sont fausses et
cauteleuses, ses promesses vaines et astucieuses, le
mensonge et la trahison sont chez lui affaire de tem-
pérament et besoin de nature.
L'arabe a pour la guerre une véritable passion,
tout ce qui, de loin ou de près, rappelle ce plaisir
enivrant, est en grand honneur chez lui ; telles sont
la chasse et la fantasia. Tel est aussi le vol, surtout
s'il est commis en dehors du douar ou.de la tribu;
dans ce cas il prend volontiers le nom de razzia
,
— 59 —
(coup de main), et on le regarde comme fait de
guerre, on va même plus loin, un vol en pays arabe
étant toujours dangereux pour son auteur, le voleur,
quel qu'il soit, n'est jamais mésestimé de ses co-reli-
gionnaires.
Dans la guerre, l'arabe déploie un courage très-
réel et surtout très-brillant. Il a de la bravoure, de
l'élan, de l'impétuosité, mais peu de sang-froid, peu
de solidité. Comme le Prussien, il est sauvage et
cruel après la victoire ; comme lui, il n'a jamais d'ad-
versaire à vaincre ; mais des ennemis à détruire, à
faire souffrir et à ruiner ; barbarie sans nom' envers
les personnes, pillage et destruction envers leurs
biens, telles sont pour l'arabe les a lois de la guerre.»
Bref, si le caractère de l'arabe a quelques côtés
brillants, qui ont pu réduire et tromper des observa-
teurs superficiels, il ne résiste pas à l'analyse et à
l'examen du philosophe ou du moraliste qui s'effraient
et s'attristent en voyant combien bas est le niveau
moral de ce peuple « fier et intelligent que les hasards
» de la conquête ont placé sous notre domina-
tion (1). »
Nous avons bien cherché à relever ce niveau mo-
ral du peuple arabe, mais nous n'avons pas réussi,
parce que nous nous sommes heurtés à des obstacles
dérivant de sa religion ou de son état social.
Ce n'est pas que l'islamisme soit une religion fon-
cièrement démoralisante pour l'individu qui la pra-
tique, bien au contraire ; ceux qui la connaissent
savent que comme dogme et comme morale, elle se
base aussi bien sur la Bible et sur l'Evangile que sur
le Coran, qui pour les musulmans, ne fait qu'ajouter

(1) Termes officiels.


— 60 —
un prophète de plus à la liste de ceux reconnus par
ce qu'ils appellent « les premiers livres révélés (1) ».
Malheureusement, dans le Coran, la loi religieuse,
la loi civile, la loi criminelle et la loi politique ne font
qu'une seule et même loi, et cela avec plus de confu-
sion encore que dans la Bible. Il en résulte que tout
gouvernement réellement musulman est essentielle-
ment absolu, et que son chef réunit à la fois les pou-
voirs spirituels et les pouvoirs temporels, qu'il se
nomme sultan, émir ou cheikh (2), peu importe ; tout
chef naturel d'une fraction musulmane, grande ou pe-
tite, réunit tous les pouvoirs et gouverne de la façon
la plus absolue « au nom de Dieu et de par la volonté
» de Dieu. »
Ce gouvernement absolu et despotique, qui est passé
chez les peuple musulmans à l'état d'habitude, est la
vraie cause de leur abaissement moral et la vraie
cause aussi de notre insuccès dans nos essais de mora-
lisation. Ceci est tellement vrai que les qbaïls, qui

(1) D'après le Coran, Notre Seigneur Jésus-Christ, Sidna Aïssa est


le « Verbe de Dieu. » Le verset 169 du livre IV dit : « Le Messie Jésus,
» fils de Marie, est l'apôtre de Dieu et son verbe qu'il jeta dans Marie. »
Voir la traduction de Kasimirski, Ed. Charpentier. Paris, 1865,
page 83.
La salutation évangélique se retrouve à deux reprises différentes
dans le Coran, semblable au fond avec celle des chrétiens. (Voyez
Coran, L. III, versets 31 et suivants, et surtout le commencement du
chap. 19, page 241 de la traduction précitée). Mais, si les Musulmans
admettent Jésus comme verbe de Dieu engendré par une Vierge Lolla
Marien (madame Marie), ils ne vont pas au-delà et nient la divinité de
Jésus-Christ et la Trinité.
(2) Sultan (soltan, souverain). — Émir (prince). — Cheikh (véné-
rable). Tels sont les trois seuls titres des chefs naturels des musul-
mans. Les Califes (khalifa, lieutenants), les Agha, les Bach-aga, les
Caïds, sont des titres de fonctions publiques conférées par la volonté
du Sultan ou de l'Émir.
— 61 —
n'ont pris à l'islamisme que sa loi religieuse, et qui
ont su garder leur vieux droit coutumier et leurs
vieilles institutions démocratiques, sont restés mora-
ralement bien supérieurs aux arabes qui, eux, n'ont
d'autre loi que le Coran.
Ces arabes, en Algérie, forment une masse de petits
états (ou tribus), indépendants les uns des autres,
toujours en guerre entre eux, pouvant parfois se grou-
per temporairement contre un ennemi commun, mais
incapables de se réunir complètement et de constituer,
soit une véritable nation, soit même un grand parti
national.
Chaque tribu au contraire forme un tout compact et
solidaire, dont le chef a une autorité morale et poli-
tique absolue et sans contrôle.
Ce chef appartient le plus souvent a la noblesse
d'épée, c'est un Djouad (1) ou Douadi, quelquefois
aussi, il appartient à la noblesse religieuse, c'est alors
un Marabout (2).
Ces Douadi, Djouad et Marabouts sont aujourd'hui
ce qu'étaient au moyen-âge nos seigneurs et évêques
avec leurs privilèges, leurs dîmes, leurs corvées, etc. (3).

(1) Ces deux mots n'ont pas d'autre sens que le mot Noble. Le
Douadi, cependant, est d'une noblesse plus ancienne encore que
le Djouad, il descend des compagnons du Prophète. Beaucoup de ces
Djouadi ou Djouad ont par devers eux des arbres généalogiques qu'ils
montrent avec orgueil.
(2) Il y a une troisième, noblesse, la noblesse sacrée, représentée
par le Chérif, descendant du Prophète, dont l'importance est très-va-
riable, car il y a en Algérie des tribus entières de Cherfa (pluriel de
chérif), fort misérables et sans aucune importance politique. En réa-
lité, il n'y a en Algérie que les Douadi, Djouad et Marabouts qui soient
en possession du pouvoir permanent et traditionnel.
(3) Les noms se retrouvent les mêmes, Hakouma : haute et basse
— 62 —
Le plus souvent, maître d'un pays que ses ancêtres
ont conquis les armes à la main, le Djouad a pour
clients et sujets volontaires les descendants de ceux
qui ont coopéré à cette conquête. Son autorité, pour
n'être définie dans aucune charte, n'en est pas moins
immense. C'est lui qui conduit la tribu à la guerre,
qui règle ses alliances, ses amitiés, ses haines, il a
réellement la puissance souveraine, sans contrôle au-
cun ; les gens de la tribu sont ses sujets taillables et
corvéables à merci. « L'homme du peuple, dit le
» maréchal Bugeaud, a beaucoup à souffrir des
» injustices et des spoliations des Djouad, ceux-ci
» cherchent à faire oublier ces mauvais traitements et
» à maintenir leur influence en accordant généreuse-
» ment l'hospitalité et leur protection à ceux qui la
» réclament. Du reste, l'habitude qui fait endurer les
» plus grands maux, a fortement rivé la chaîne qui
» unit aux Djouad l'homme du peuple ; ces cheikhs,
» car c'est le nom que les arabes leur donnent, quels
» que soient leur âge et leur position, réunissent deux
» traits saillants du caractère national, l'avidité du
» gain et un certain amour du faste, bien qu'au pre-
» mier abord, ces deux penchants semblent oppo-
» ses (1). »
Quant aux nobles religieux ou Marabouts, s'ils sont

justice. Achour ou Zekkat, dîmes. Touiza, corvée faite pour le chef,


(labours, transports, etc.).
Nous avons officiellement aboli tous ces privilèges, mais, en fait,
nous n'avons pas été obéis dans les tribus éloignées du contact de
l'autorité française.
(1) Page 15 de l'exposé de l'état actuel de la société arabe, etc.
Alger, imprimerie du Gouvernement, novembre, 1844. Passage repro-
duit, page 29 de l'ouvrage intitulé : Moeurs et coutumes de l'Algérie,
par le général Daumas. Paris, librairie Hachette, 1858.
parfois moins guerriers que les Djouad, ils sont tout
aussi absolus, et leur pouvoir et leur influence, pour
s'exercer du fond d'un monastère (ou zaouïa), n'en
sont que plus grands encore ; toutefois, les procédés
des marabouts sont généralement plus doux, ils savent
se faire offrir volontairement ce que les Djouad
exigent de leurs sujets. Du reste, Djouad et Marabouts
excellent également dans l'art de dépouiller leurs gens
sans les faire crier et dans leurs exactions et leurs in-
justices, ils savent toujours s'arrêter juste à la limite
où ils cesseraient d'être tolérés.
Nous avons dit plus haut que cette forme despotique
du gouvernement arabe était une des conséquences de
l'islamisme, nous devons ajouter que cette consé-
quence est encore exagérée par les nécessités de la
vie nomade qui entretiennent la solidarité entre les
membres d'une même tribu (1), et développent outre
mesure l'influence de la consanguinité.
Cette influence, va chez les arabes, jusqu'à détruire
l'individualité. Nulle société en effet n'a l'esprit de
solidarité aussi développé que la tribu arabe. Point de
crime, point de délit, qui n'ait été préparé, discuté,
consenti, et plus ou moins directement favorisé par la
tente, le douar ou la tribu. L'individu qui agit n'est
jamais que le bras ou l'instrument coupable d'une col-
lectivité plus coupable encore.
Avec les qbaïls, nous pouvons nous mettre en rap-
port avec l'individu, dégager les responsabilités indi-
viduelles ; ici, nous ne le pouvons plus, nous rencon-

(1) La tribu en effet, prend sa dénomination, non pas d'un pays qui
varie chaque jour selon les nécessités de la vie nomade, mais bien du
nom de l'ancêtre commun : Ouled-Selem, enfants de Selem ; Beni-
Ahmed, fils de Ahmed, Les fractions et sous-tractions de la tribu,
portent des dénominations de même nature.
— 64 —
trons toujours devant nous cet être collectif qui a nom
la tribu et que personnifie le chef indigène qui la di-
rige et la commande.
Au point de vue politique, ces chefs indigènes ne
nous sont pas foncièrement hostiles ; du jour où ils ont
reconnu qu'il ne leur était pas possible de se former
en un parti assez puissant pour lutter contre nous avec
quelque succès, ils se sont résignés à la volonté de
Dieu, comme doit le faire tout bon musulman (1), et
ils sont venus se ranger sous la bannière de « celui à
» qui Dieu, dans sa sagesse, a donné la force et la
» puissance. » Tant que nous serons forts et puissants,
nous pourrons compter sur leur fidélité, fidélité qui
nous assure la soumission et l'obéissance des tribus
qu'ils traînent derrière eux.
Mais si le chef indigène est facilement notre allié,
notre ami même, il est essentiellement réfractaire à
tout progrès, à toute idée d'émancipation ; il hait nos
institutions démocratiques, et il en redoute l'applica-
tion, parce qu'il sait fort bien que ce sera la ruine de
ses privilèges, de son influence, et même dans de
certaines limites, de sa fortune, qu'il lui faudra créer
et maintenir par de tous autres moyens que ceux qu'il
emploie.
Aussi, tout en prêchant à ses gens la soumission au
chrétien, sous le joug duquel Dieu a placé les musul-
mans en expiation de leurs péchés, il les entretient
vis-à-vis de nous dans un état de défiance perpétuel ;
tout le bien que nous faisons aux arabes, le chef noble
cherche à le faire passer comme étant le résultat
(1) Musulman est l'altération française du mot Moselmin, pluriel de
Moslem, dont le sens normal et rigoureux est : « résigné à la volonté
» de Dieu. »
— Le fatalisme est dans les moeurs musulmanes, mais il
n'est pas dans le dogme qui admet et reconnaît le libre arbitre.
— 65 —
obtenu par son crédit et son influence, et toutes les
mesures répressives et vexatoires, et souvent même
ses exactions les plus monstrueuses, il les donne
comme provenant du fait du chrétien, parfois même,
il fait adroitement comprendre à ses fidèles sujets, que
s'ils avaient été plus généreux vis-à-vis de leur chef
naturel, il aurait certainement eu assez d'influence
pour leur éviter ces vexations.
Tel est en résumé l'état écoeurant de cette société
arabe, qui se gangrène de plus en plus, sous le poids
d'un despotisme d'autant plus terrible, qu'il semble
parfaitement légitime et naturel aux opprimés aussi
bien qu'aux oppresseurs.
Pendant longtemps, le gouvernement français pré-
occupé surtout d'assurer la soumission des arabes, n'a
guère agi sur eux que par l'intermédiaire des chefs
indigènes ; trop faible alors pour se substituer direc-
ment aux seigneurs de la tente, la France les a mis à
son service, c'était là un expédient politique, rationnel
et extrêmement commode et économique ; mais
c'était un expédient et un triste expédient, dont l'em-
ploi au-delà du temps strictement nécessaire, n'était
guère digne de la haute mission civilisatrice que la
France s'est donnée en Algérie.
Les bureaux arabes l'avaient senti, et plus d'une
fois, les officiers, froissés de voir sous leurs yeux une
situation aussi triste et aussi navrante, ont essayé de
modifier cet état de choses; mais leurs efforts sont de-
meurés stériles, parce qu'ils n'ont jamais été soutenus
par l'autorité supérieure. Dès qu'on voulait toucher à
un chef indigène, on dérangeait l'équilibré du système
en vigueur, on créait des difficultés, et l'on se faisait
mal venir du gouvernement général, qui s'empressait
de vous désavouer. La complaisance du gouvernement
— 66 —
vis-à-vis des grands chefs indigènes dévoués à la
France ou se disant tels, a été poussée si loin, que
bon nombre d'officiers des plus méritants et des plus
capables ont été sacrifiés à des chefs arabes dont ils
avaient signalé les intrigues, ou dont ils avaient cher-
ché à empêcher les exactions journalières.
LIVRE II

ASSIMILATION ADMINISTRATIVE.

CHAPITRE PREMIER.

ORGANISATION POLITIQUE DU DÉPARTEMENT.

L'administration de la France repose sur deux


institutions consacrées par l'expérience et par l'adhé-
sion unanime des populations : le département et la
commune.
Le département a un but essentiellement gouverne-
mental et politique, il a aussi un rôle important de
coordination et de surveillance administratives.
La commune, au contraire, est une institution pure-
ment administrative, une unité d'administration.
L'arrondissement et le canton ne sont que des
groupements d'unité ou des rouages intermédiaires
dont l'utilité est des plus contestable.
Dans un pays où le gouvernement, issu du suffrage
universel, est l'expression libre de la volonté des ha-
bitants, et où les institutions démocratiques forment
6
— 68 —
la base du droit public, il est facile de comprendre
que le département doit tendre chaque jour à perdre
de son importance vis-à-vis de la commune ; c'est en
effet ce qui arrive en France.
En Algérie, il ne peut en être de même vis-à-vis
des indigènes qui composent la majorité des habitants
du pays. Pour eux, le gouvernement français n'est
pas l'expression de leur volonté, c'est au contraire un
gouvernement subi à regret et imposé par la force.
Aussi, le rôle politique et gouvernemental du dé-
partement doit-il être immense vis-à-vis d'eux ; son
action administrative ne doit pas être moins grande
non plus, car les indigènes sont incapables de s'admi-
nistrer eux-mêmes, et d'ailleurs, leur éducation poli-
tique ne permet pas de leur laisser des libertés com-
munales bien sérieuses.
Le préfet, en Algérie, est donc appelé à jouer un
rôle considérable vis-à-vis des indigènes, et comme
son département aune étendue immense en raison du
peu de densité de la population, il sera forcé d'avoir
un certain nombre d'agents d'exécution ou de délé-
gués, chargés sur place et en son nom de gouverner,
de maintenir et d'administrer les indigènes. On est
ainsi conduit à avoir pour ces indigènes de véritables
arrondissements ou sous-préfectures.
L'administrateur de cet arrondissement, quel qu'il
soit, aura naturellement action immédiate sur les
colons isolés, que leur éloignement des centres urbains
empêchent de faire partie des communes françaises,
qui, elles, peuvent sans inconvénient aucun continuer
à relever directement de la préfecture. Les colons
isolés ont d'ailleurs tout intérêt à avoir le même
administrateur que les indigènes qui les entourent et
les englobent.
— 69 —
Maintenant, quel sera cet administrateur, quelle
sera l'étendue de ces arrondissements ?
Pour les indigènes, la forme de l'autorité française
est et sera encore longtemps la forme militaire. Un
officier à cheval, parcourant les tribus, et arrangeant
sur place les petites affaires, arrêtant les malfaiteurs,
ayant action sur les chefs indigènes, servant d'inter-
médiaire bienveillant avec les divers services auxquels
ont affaire les indigènes, et, au jour du danger, mar-
chant à la tête des guerriers, sachant commander et
« frapper la poudre, » tel est le type qui est passé au-
jourd'hui dans les moeurs et les habitudes des indi-
gènes, aussi bien chez les arabes que chez les qbaïls,
et qui est accepté aussi volontiers par les Djouad et
les Marabouts, que par les Fellah ou les Krammès (1).
Vouloir changer ce type en dehors de la banlieue
d'une ville française, c'est s'exposer à ne plus être
obéi.
Nous avons conquis et soumis les indigènes par la
force, nous ne les maintiendrons que par la force, et
tant qu'ils ne seront pas absorbés par l'élément euro-
péen, ils n'obéiront qu'à la force, dont l'incarnation
pour eux est le chef militaire.
Que ce chef militaire, directement en contact avec
eux, soit l'agent d'un commandant militaire, ou qu'il
soit le délégué d'une autorité civile, les indigènes s'en
soucient peu, ils ne voient que ce qui les touche di-
rectement. Et nous ajouterons que le seul moyen de

(1) Fellah veut dire agriculteur ; en pays arabe, ce mot s'emploie


dans le sens d'ouvrier laboureur et de prolétaire. Eh pays kabyle, il
s'emploie dans le sens de propriétaire rural, et c'est une dénomination
dont le qbaïl est très-fier. Le sens du mot krammès est partout : gar-
çon de ferme ou ouvrier jardinier. C'est généralement l'expression
commune en Algérie pour désigner le prolétaire.
— 70 —
préparer les indigènes à se rallier franchement aux
institutions civiles, qu'ils rencontrent dans les villes
françaises, c'est de leur montrer le militaire relevant
de l'autorité civile, c'est de leur faire voir le fonction-
naire civil ayant réellement le pas et la prééminence
sur le fonctionnaire militaire.
Mais, quel sera cet officier qui aura légalement
action sur les chefs indigènes, sur les agents inférieurs
de l'administration, sur les militaires de toutes armes
et spécialement sur ceux chargés de la sécurité et de
la police du pays ; l'officier qui aura qualité pour
dresser un procès-verbal, constater un crime, arrêter
les malfaiteurs, l'officier qui pourra, sans froissement
professionnel, mettre son épée au service du parquet,
de la préfecture ou de la mairie et en même temps
recevoir les ordres d'un général de l'armée ?
Cet officier existe dans nos institutions nationales,
c'est l'oificier de gendarmerie.
L'officier des affaires arabes en fait le métier depuis
quarante ans ; donnez-lui ce titre, régularisez sa posi-
tion, définissez ses attributions en le faisant admi-
nistrer au nom du préfet, au lieu de le faire au nom
du général, et vous aurez résolu le difficile problème
de l'autorité civile appliquée à des indigènes qui ne
comprennent, ne veulent et ne respectent que des
chefs militaires.
Les principes servant de base aux lois organiques
de la gendarmerie, ne s'opposent nullement à cette
délégation faite par le préfet à l'officier de gendarme-
rie, d'une partie de son autorité et de ses pouvoirs
administratifs (1).
Cette innovation qui consisterait à prendre pour

(1) Voir le décret du 1er mars 1854, lettre II, chapitre II, section III.
— 71 —
administrateur des parties de l'arrondissement fton
organisé en communes françaises, l'officier de gen-
darmerie, déjà chargé par la loi d'assurer la sécurité
publique, le maintien de l'ordre et l'exécution des
des lois, cette innovation, disons-nous, offrirait plu-
sieurs avantages :
1° Aux yeux des indigènes, le bureau arabe existe-
rait toujours, et c'est là une institution qui, en dépit
des attaques dont elle est l'objet de la part des cita-
dins algériens, a sur lés populations indigènes une
influence morale, incontestable et effective.
2° L'oificier de gendarmerie dont le métier est d'as-
surer l'ordre et la paix et dont l'avancement dépend
en partie des appréciations données sur son compte
par les préfets, aurait un intérêt immédiat à éviter
tout conflit dont l'effet serait de le faire passer pour
maladroit ou incapable. Il serait ainsi à l'abri de cette
absurde calomnie, qui consiste à dire que les officiers
des affaires arabes enveniment volontiers les questions
politiques pour amener des insurrections et être à
même d'avoir des faits de guerre profitables à leur
avancement.
3° L'officier administrateur serait, en cas d'actes
coupables commis dans l'exercice de ses fonctions de
police judiciaire ou administrative, passible des tribu-
naux de droit commun (4).
4° L'officier administrateur conservant dans les par-
ties de l'arrondissement successivement détachées de
son administration pour rentrer dans celle d'une mu-
nicipalité régulière, les fonctions et le pouvoir que la
loi confère en France aux officiers de gendarmerie,
serait en mesure de prêter aux maires, vis-à-vis des

(1) Art. 676 du décret du 1er mars 1854.


— 72 —
indigènesmunicipalisés, un concours autrement sérieux
et autrement éclairé que celui que peut leur offrir au-
jourd'hui la gendarmerie d'Afrique, telle qu'elle est
organisée.
5° L'arrondissement resterait une circonscription
stable et fixe dans laquelle l'officier de gendarmerie
resterait en permanence pour assurer la sécurité pu-
blique, alors même qu'il n'aurait plus rien à adminis-
trer directement. On éviterait ainsi toutes ces réorga-
nisations, toutes ces mutations, tous ces remanie-
ments qui sont si préjudiciables à la prospérité
de l'Algérie.
Quant à la question de l'étendue qu'il convient de
donner aux arrondissements de gendarmerie, il est
indispensable que les limites extrêmes ne soient jamais
à plus d'une journée de marche du chef-lieu, soit un
rayon de 25 à 30 kilomètres en pays de montagnes
et de 40 à 50 kilomètres en pays de plaine. En
matière d'affaires indigènes, il n'y a de bonne admi-
nistration possible et de surveillance efficace, qu'autant
qu'on peut examiner sur les lieux et en temps oppor-
tun. Pour cela, il ne faut pas continuer à avoir
des circonscriptions aussi étendues que le sont la plu-
part des cercles militaires actuels (1).

(1) En dehors des cercles du Sahara, il y a actuellement des cercles


militaires dont les points extrêmes sont à 90 et 100 kilomètres du bu-
reau arabe.
CHAPITRE II.

ORGANISATION POLITIQUE DU DÉPARTEMENT.


ADMINISTRATION POLITIQUE DES QBAÏLS.

La première organisation imposée par nous aux


populations indigènes fut calquée, partie sur celle des
Turcs, partie sur celle d'Abd-el-Kader. Cette organi-
tion ayant paru réussir avec les tribus arabes qui nous
entouraient, nous l'appliquâmes uniformément à toutes
les tribus qui vinrent se soumettre,
Cela se fit d'autant plus facilement que chaque sou-
mission en montagne comme en plaine était toujours
précédée, accompagnée ou suivie de négociations
faites par l'entremise de chefs arabes, plus ou moins
influents dans le pays et qui, en raison de leur influence
personnelle, nous facilitèrent plus d'une fois la reddi-
tion d'énormes pâtés montagneux, dont la conquête,
les armes à la main, eût entraîné de terribles
combats.
Ces chefs arabes, en raison des services qu'ils ve-
naient de nous rendre, furent placés à la tête de ces
tribus kabyles, avec mission de les pacifier, de les
maintenir et de les administrer. Au début, cela mar-
cha assez bien et nous pûmes un instant nous flatter
d'avoir su habilement concilier les devoirs de la re-
— 74 —
connaissance et les nécessités politiques ; mais, à part
quelques exceptions qui subsistent encore aujour-
d'hui, nous ne tardâmes pas â être désabusés, car
nous fûmes à diverses reprises forcés d'aller, les armes
à la main, affermir l'autorité chancelante de ceux-là
mêmes qui nous avaient livré le pays, et nous recon-
nûmes alors que dans la montagne, l'influence des
chefs arabes, est toujours plus nominale que réelle.
En effet, avant la conquête française, elle était sim-
plement basée sur des échanges réciproques d'hospi-
talité et de secours en armes, soit que le chef arabe,
vaincu ou disgracié, se réfugiât dans les montagnes
inaccessibles et facilement défendables, soit qu'au
contraire, puissant et maître de la plaine, il soutînt de
son crédit et de son bras, les montagnards descendant
l'hiver, pâturer ou cultiver au pied de leur rocher. De
là à une influence comparable à celle qu'exercent
dans les tribus arabes, les chefs de grande tente du
Sahara ou du Tell, il y a fort loin. Avec les monta-
gnards, le Djouad a des traditions d'alliance politique
ou de bonne amitié ; avec les tentes de la plaine, il
a des traditions d'autorité omnipotente et hérédi-
taire.
Les gens sont d'ailleurs de moeurs bien opposées ;
l'arabe, toujours inféodé à plus puissant que lui, a le
fétichisme de l'autorité et le servilisme est dans son
sang ; alors même qu'il est assez riche pour être indé.-
pendant, il vous dit avec fierté qu'il est « serviteur de
» tel ou tel, et il tient bien plus au nom de son sei-
gneur et maître qu'au nom de sa tribu ou de son pays.
Le montagnard au contraire est ombrageux et méfiant
vis-à-vis du Djouad, n'estime que son indépendance
et quelque misérable qu'il soit, il entend rester libre;
il se dit de telle montagne ou de tel village, mais ja-
— 75 —
mais il n'appartient à tel ou tel homme, quel que soit
son nom ou sa puissance (1).
La plupart du temps, en pays de montagnes,
les Djouads, investis par nous de pouvoirs adminis-
tratifs, croient pouvoir traiter les qbaïls comme ils
traitent les gens de leur zmala et les tentes inféodées
à leur famille de temps immémorial. Aussi voient-ils
souvent très-vite leur influence diminuer, au point
d'être un beau jour complètement annihilés et de nous
attirer des rebellions partielles. Ils cherchent alors à
nous faire croire que c'est leur dévouement à la
France qui les a perdus dans l'esprit de leurs adminis-
trés. C'est là un audacieux mensonge; s'ils eussent
continué à avoir vis-à-vis des montagnards, la même
ligne de conduite et surtout les mêmes égards qu'ils
avaient avant l'arrivée des Français, ils eussent cer-
tainement conservé leur influence. De très-honorables
exceptions sont là pour affirmer ce que nous avançons.
Frappés des inconvénients qu'ont en pays de mon-
tagnes les abus des Djouads, nous avons essayé à
diverses reprises d'y porter remède en envoyant sur
certains points des officiers français établis à postes fixes
sur quelque rocher isolé, et chargé soit de surveiller
de près le caïd investi, soit de le remplacer. Chaque
fois que l'officier est bien choisi (2), les résultats sont

(1) Même dans le Sahara où les berbères des oasis sont complète-
ment noyés au milieu de l'élément arabe et entièrement mélangés avec
lui, si un homme interrogé sur son pays, répond par un nom ethnique,
c'est qu'il est de race ou de moeurs berbères; s'il vous répond par le
nom d'un des seigneurs du Sahara, c'est que vous avez affaire à un
arabe pur sang. A Biskra, si vous entendez quelqu'un se dire biskri,
c'est un sédentaire ou un berbère ; s'il se dit Khedim bit ben Ganah
(ou serviteur de la famille des ben Ganah), ou bien, Khedim si Ali
Bey (serviteur de Si Ali Bey), c'est un arabe ou un nomade.
(2) Chaque fois aussi que l'autorité supérieure ne lui a pas imposé
— 76 —
excellents, et l'influence française ne tarde pas à dé-
trôner celle du chef arabe.
Aujourd'hui, l'expérience est faite, continuer à im-
poser des caïds arabes aux populations kabyles, c'est
à la fois compromettre la tranquillité du pays et rendre
notre autorité antipathique.
Il est plus pratique et plus facile de se passer de
cet intermédiaire gênant et de surveiller, de mainte-
nir et de diriger les populations kabyles avec les
djemâa choisies par les habitants eux-mêmes et pré-
sidées par un chef nommé à l'élection. La seule pré-
caution à prendre est d'avoir le plus de monde pos-
sible dans ces djemâa et de toujours traiter les affaires
sur place, en public et par-devant le plus d'auditeurs
que l'on peut réunir.
Nous avons le bonheur de trouver plus ou moins
bien constituée, selon le pays, une organisation com-
munale qui est à la fois politique et administrative ; il
nous faut respecter cette organisation plus que nous
l'avons fait jusqu'ici, il nous faut l'encourager, la per-
fectionner avec discrétion et éviter tout ce qui peut y
porter atteinte.
Comme conclusion de ce qui a été expérimenté en
pays kabyle, comme conclusion aussi de ce que nous
savons aujourd'hui sur les moeurs des qbaïls (1), nous
sommes amenés à résumer en quelques lignes, les
principaux moyens d'administration politique qu'il est
sage d'employer vis-à-vis d'eux :
1° Suppression (progressive et au fur et à mesure

des mesures en désaccord avec les moeurs du pays, comme par


exemple : l'introduction et le maintien de quadhis arabes, essentielle-
ment antipathiques aux qbaïls. (Voir chap. m, livre m).
(1) Voir plus haut, Chapitre IV.
— 77 —
des extinctions ou révocations motivées) de tous les
caïdats en pays kabyle.
2° Action directe et sans intermédiaire des agents
français sur les djemâa constituées et sur les individus
isolés.
3° Gouvernement et administration par les djemâa
avec chef électif.
4° Multiplicité de ces djemâa et admission dans cha-
cune d'elles d'un grand nombre de membres.
5° Arrondissement où district peu étendu, afin que
le contact des agents français avec les populations
kabyles soit habituel et toujours facile.
CHAPITRE III.

ORGANISATION POLITIQUE DES DÉPARTEMENTS (Suite).


ADMINISTRATION POLITIQUE DES ARABES.

Étendez votre main entre l'oppresseur


et l'opprimé.
LAMENNAIS.

Les conditions politiques sont tout à fait différentes


en pays arabe. Nous devons tenir compe des-tendances
aristocratiques et des moeurs particulières de ce
peuple, habitué de père en fils à obéir à certaines fa-
milles et ne pouvant pas d'ici longtemps encore se
passer de chefs qui le commandent et le dirigent.
« II faut donc nous servir des hommes qui sont en
» possession de l'influence sur les tribus, soit par
» naissance, soit par leur courage, soit par leur apti-
». tude à la guerre ou à l'administration.
« La naissance exerce encore un grand empire chez
» les indigènes (1) ; si elle ne doit pas être l'unique
» cause de notre préférence, elle doit toujours être
» prise en grande considération.
Éloigner du pouvoir
» les familles influentes, serait s'en faire.des ennemis
» dangereux ; il vaut beaucoup mieux les avoir dans
» le camp qu'en dehors. La noblesse arabe a beau-

(1) A l'époque où le maréchal Bugeaud écrivait ceci, le mot indigène


était synonyme d''Arabe.
— 80 —

» coup de fierté et de prétentions, si on l'éloignait


» des emplois, elle ne manquerait pas de s'en faire
» honneur aux yeux des fanatiques de religion et de
» nationalité. Le meilleur moyen de l'annuler, de di-
» minuer son prestige, c'est de la faire servir à nos
» desseins. Le choix des fonctionnaires doit donc être
»politique autant qu'administratif (1). »
Nous avons tenu à citer entièrement les principes
du maître ; voyons maintenant ce qui est arrivé dans
l'application depuis 1844.
L'expérience a bien vite montré que la conciliation
entre la politique et l'administration était chose maté-
riellement impossible. Le chef arabe assez noble et
assez influent pour avoir réellement une importance
politique, n'a jamais fait et ne fera jamais un admi-
nistrateur sérieux ; en essayant de le devenir, il perd
son prestige de djouad, il déroge à ses traditions et
habitudes de famille, il perd de son influence et aussi
de ses revenus féodaux; aussi, ne tarde-t-il pas à
quitter cette voie où il ne trouve vis-à-vis de ses
gens ni profit politique, ni profit matériel.
Pour les faire arriver à des habitudes d'administra-
tion régulière, il n'est sorte de concessions qu'on ait
faites à ces seigneurs de la tente. On les a comblés
d'honneurs et de richesses, mais on n'a rien obtenu.
Il est et il demeure bien démontré aujourd'hui que le
chef arabe, s'il est de noble race, ne veut ni ne peut
s'abaisser à des détails d'administration.
Il faut donc se résigner à choisir, soit un grand
chef qui sera un homme politique et auquel on lais-
(1) Voir circulaire n° 18. — 17 septembre-9 octobre 1844. Bulle-
tin officiel n° 182, rapportée aussi dans Ménerville, Dictionnaire de
Législation Algérienne, page 65. Cette circulaire est à lire toute
entière.
— 81 —
sera ses vieilles habitudes féodales, soit un personnage
moins important, moins influent, mais administra-
teur sérieux ou tout au moins possible.
Parmi les officiers versés dans les affaires arabes, un
certain nombre penche vers le premier système ;
d'autres vers le second ; des deux côtés se trouvent
de bonnes raisons et des convictions sincères, nous
allons les résumer succinctement.
Les chefs politiques, que nous n'entravons ni ne
gênons par nos errements administratifs, conservent
toute leur influence sur leurs tribus. S'ils sont avec
nous, et il n'est pas difficile de les gagner par de bons
procédés, des honneurs et des largesses, quelle que
soit la crise que nous traversions, notre armée fut-
elle réduite comme elle l'était dernièrement, ces chefs
politiques maintiennent leurs tribus et ne nous créent
aucun embarras. La tranquillité et la sécurité du pays
sont assurées d'une façon à peu près absolue, et ils
nous dispensent d'occuper militairement des régions
entières de pays ; ils nous permettent ainsi des réduc-
tions dans notre armée d'occupation et nous font faire
de notables économies. Au besoin même, ils nous
donneront des chevaux et des hommes pour réprimer
une rébellion ou augmenter notre surveillance dans
une tribu voisine de leur commandement. Si un euro-
péen isolé est en danger, si une bande de malfaiteurs
rôde dans le pays, le grand chef sera mandé, on lui
dira de sauver l'européen et d'arrêter la bande,
et s'il veut, neuf fois sur dix, il réussira admirable-
ment bien, sans nécessiter notre intervention, sans
même nous demander un seul spahis ; mais il faudra
lui laisser carte blanche et en raison du succès garan-
ti d'avance, fermer les yeux sur les moyens qu'il em-
ploiera.
82 —

Ce sont là les avantages très-réels et très-impor-
tants qu'offrent ces grands chefs politiques.
L'empire, qui se souciait aussi peu de relever le
niveau moral des indigènes que de faire de l'Algérie
une terre réellement française, avait été frappé de
ces avantages, et surtout de la possibilité qu'il entre-
voyait de ne pas être forcé d'immobiliser eu Algérie
les meilleures troupes de son armée; aussi, ne cachait-
il pas ses sympathies pour ces grands seigneurs de la
tente, et d'un mot, il avait caractérisé sa politque vis-
à-vis des indigènes en inventant son fameux royaume
arabe qu'il jetait comme un défi à l'oeuvre civilisa-
trice poursuivie jusqu'alors par la France,
Personnellement, nous ne partageons nullement cet
engouement officiel qu'on affiche pour les grands chefs
politiques, et tout en restant dans les limites de notre
devoir militaire, nous avons toujours essayé de lutter
le plus possible contre ces tendances qu'avait le gou-
vernement de s'appuyer uniquement sur les grandes
personnalités indigènes.
Le principal défaut de ce système, et pour nous il
est capital, c'est qu'il repose tout entier sur des
hommes et non sur des institutions, ce qui, en ma-
tière de gouvernement, est une chose absolument
mauvaise et, de plus, en opposition radicale avec les
principes démocratiques de nos sociétés modernes.
Ces grands chefs politiques sont d'ailleurs, ainsi
que nous l'avons déjà dit, les ennemis nés de tout
progrès moral et de toute émancipation intellectuelle,
parce que ce progrès ruinerait leur position de famille.
Personnellement, ils font bien acte de bonne volonté
et de bon vouloir extérieur, ils achètent des voitures
et nous empruntent nos ouvriers pour se construire
un château qu'ils meublent à peu près à l'européen-
— 83 —
ne, mais là se bornent leurs essais de civilisation.
D'autre part, cette tranquillité et cet ordre-parfait
dont ils se portent garant, et ne l'assurent pas tou-
jours dans les moments de crise aussi bien que le
prétendent leurs défenseurs, et, de plus, même dans
les moments de calme et de paix, ils emploient pour
l'assurer des moyens d'un arbitraire inouï, dont ils
ont bien soin de rejeter l'odieux sur l'autorité française
qui souvent les ignore.
La France vient de traverser une crise terrible, et
nous avons pu voir quelle a été l'attitude de ces
grands chefs politiques. Quelques-uns nous sont, il
est vrai, restés fidèles, et nous ont aidé avec autant
d'intelligence que de dévouement ; mais la majorité
s'est montrée affolée, inepte, impuissante et incapable
même de maintenir l'ordre matériel. Et pour en arri-
ver là, il n'a pas été nécessaire d'attendre que la
France fût complètement écrasée par les barbares
d'outre-Rhin, il a suffi qu'elle fût simplement vaincue
et malheureuse.
Voici, en effet, ce que nous lisions au mois d'octobre
dernier, dans une pièce officielle relative à un de nos
grands cercles algériens : « Mis subitement en pré-
» sence d'événements politiques extrêmement graves,
» nos grands chefs indigènes, il faut le dire, n'ont pas
» été tous à hauteur de la situation ; plusieurs ont
» même montré assez naïvement que leur dévouement
» à la France, quelque sérieux qu'il fût, était avant
» tout fort intéressé et n'avait qu'un seul but : la
» conservation et l'augmentation de leur influence de
» position et de famille. Et, chose importante à cons-
» tater, parce qu'elle laisse voir la limite que la gravité
» des circonstances semble poser au dévouement de
» nos grands chefs indigènes, ce sont les familles qui
— 84 —
» par tradition et par intérêt, nous ont toujours été le
» plus foncièrement dévouées, qui, aujourd'hui, se re-
» muent le plus. D'un côté, ces familles cherchent à
» exploiter la situation actuelle pour nous arracher
» des concessions de nature à augmenter leurs com-
» mandements et leur influence, et, d'un autre côté,
» elles cherchent, par des armements, exagérés, des
» dépenses énormes, des pourpalers avec les grandes
» familles étrangères au cercle, à se créer une posi-
» ,tion très-forte, qui leur permette de faire face à
» toutes les éventualités et de dominer la situation,
» soit vis-à-vis des tribus voisines, si nous abandon-
» nons le pays (comme elles ne sont pas éloignées de
» le croire), soit même vis-à-vis de l'autorité française,
» si leurs positions et leurs privilèges se trouvaient
» menacés par l'application en Algérie de théories et
» d'institutions qui leur font d'autant plus peur qu'ils
» les comprennent moins. »

Malheureusement, les événements ne nous ont que


trop donné raison. Dans ce cercle, notre autorité s'est
affaiblie de jour en jour, et elle a fini par être plus
nominale que réelle, nous n'avons pu ni empêcher,ni
prévenir les désordres les plus graves et les actes de
brigandage les plus audacieux, et cependant, pour
sauvegarder tant bien que mal le présent, et empê-
cher une insurrection générale, nous avons dû com-
promettre l'avenir en laissant pleins pouvoirs à
de grands caïds qui se disaient dévoués.
Et pendant ce temps, sur un autre point de
l'Algérie, un de nos plus grands chefs indigènes, un
de ceux que nous avons le plus repu de richesses et
d'honneurs, nous jetait insolemment sa déclaration de
guerre, pillait une ville et allumait une vaste insur-
— 85 —
rection sur une étendue de plus de douze cents lieues
carrées (1).
Pour nous, les meilleurs chefs indigènes sont, sans
contredit, ceux qui, tout en ayant une certaine
influence dans leur tribu, ne sont pas, à proprement
parler, des personnages politiques, et qui, par suite,
restent toujours vis-à-vis de nous comme des agents
pouvant être révoqués et non pas comme des alliés
avec lesquels il faudra traiter à un moment donné.
Si l'on veut que ces chefs aient quelque influence,
il faudra forcément les prendre parmi les Djouad, car
le peuple arabe, avec ses instincts aristocratiques, n'a
dans chacune de ses tribus qu'un petit nombre de fa-
milles qui puisse prétendre au commandement, et,
chose heureuse pour nous, ce ne sont pas toujours les
plus riches ni les plus puissantes, ce sont simplement
les plus nobles. Prendre dans la tribu même un chef
en dehors de ces familles, est toujours une chose
mauvaise ; les gens n'en veulent pas, et il vaut mieux
dans ce cas imposer un étranger choisi dans de bonnes
conditions ; les gens l'accepteront plus facilement, et
s'il est Djouad ou tout au moins de bonne famille, ce
sera dans les temps calmes un excellent agent d'exé-
cution pour l'administration française, il pourra même
avec le temps acquérir assez d'influence pour traver-

(1) L'insurrection du bach-aga de la Medjana est à la fois une ré-


volte contre l'idée républicaine et une forte banqueroute. Persuadé que
par suite de l'affermissement en Algérie de nos institutions démocra-
tiques, il était à la veille de voir tomber et ses privilèges et son in-
fluence politique; d'ailleurs, perdu de dettes (il doit plus de
500,000 francs à Constantine), et sur le point d'être poursuivi par les
huissiers comme un simple particulier, l'orgueilleux bach-aga n'a pu
supporter l'idée de pareilles humiliations, et il a préféré jeter un der-
nier éclat vis-à-vis ses fidèles tribus, en se mettant à leur tête et prê-
chant la guerre sainte.
86 —

ser des moments difficiles, si toutefois ses administrés


le savent sérieusement appuyé par nous.
Mais, dans toute organisation en.pays arabe, il im-
porte avant tout que le commandement ne soit pas
trop étendu ; le mieux est de le réduire le plus pos-
sible, de façon à n'avoir que des chefs naturels parfai-
tement maîtres de leur tribu ; il faut éviter surtout de
créer et même de laisser subsister ces grands caïdats
qui sont toujours composés d'un certain nombre de
tribus parfaitement distinctes les unes des autres,
quoique reliées ensemble par des alliances tradition-
nelles (1). A plus forte raison, devons-nous éviter ces
caïdats où se trouvent placées des tribus hétérogènes
et souvent en rivalité depuis des siècles.
Les grands commandements constituent un véritable
danger : l'action d'un chef, quel qu'il soit, ne pouvant
s'exercer que d'une manière très-indirecte sur des
tribus nombreuses et le plus souvent divisées par
d'anciennes inimitiés. L'homme pourvu d'un grand
commandement ne fait rien, ne voit rien, ce sont ses
parents ou plutôt les domestiques de ses parents qui
sont chargés de tous les détails de service et d'admi-
nistration, et chacun de nous sait comment le servi-
teur arabe s'acquitte des détails administratifs.
Le grand commandement est un obstacle à tout
progrès, et c'est d'habitude là que s'organise la révolte,
parfois à l'insu du chef, parfois malgré ce chef qui,
débordé un beau jour, vient se réfugier dans nos
villes et nous imposer l'obligation morale de réparer
le désordre qu'il n'a pas su empêcher.
Les grands commandements ne doivent être main-
(1) Que ce soit dans le Tell ou dans le Sahara, les caïdats compo-
sés de plusieurs tribus sont mauvais, et nous en avons qui comprennent
jusqu'à 12 ou 15 tribus.
— 87 —

tenus que dans l'extrême-Sud, sur des points où notre


autorité est encore contestée, et où nous trouvons des
familles en possession d'un pouvoir héréditaire, qu'il
y aurait danger, folie même à vouloir leur enlever ;
mais tout ce qui nous est réellement soumis, tout ce
qui nous entoure, tout ce qui est dans un climat
accessible à la colonisation, tout cela doit être frac-
tionné de telle sorte que le caïd puisse toujours être
rendu responsable de son caïdat, qui doit être assez
peu étendu pour qu'aucun détail ne puisse lui échap-
per et pour que son autorité et sa surveillance soient,
sur tous les points, effectives et constantes. Dans
l'éducation politique ou administrative d'un peuple,
rien n'est plus terriblement mauvais qu'une sur-
veillance et une action répressives qui s'exercent par
acoup et donnent un caractère vexatoire aux répres-
sions les plus anodines et les plus légitimes (1).
En préconisant le système des petits caïdats confiés,
soit à des chefs naturels, qui ne seront pas des per-
sonnages politiques, soit même à des étrangers et à
d'anciens agents du commandement, nous ne nous
dissimulons pas que ces chefs auront toujours besoin
d'être soutenus, appuyés, guidés, conseillés, et qu'ils
nous forceront à multiplier nos postes d'occupation et
à maintenir notre armée d'Algérie sur un pied tou-
jours respectable; mais: « qui veut la fin veut les
» moyens, » nous voulons coloniser le pays, civiliser,
moraliser, émanciper et relever les masses indigènes ;

(1) Tel est le cas en Algérie de l'administration forestière dont le


personnel est complètement insuffisant et dont la surveillance sur cer-
tains points n'a lieu qu'un ou deux jours par an, et encore au
prix d'énormes fatigues imposées aux fonctionnaires et agents
dont les inspections et les cantonnements atteignent des dimensions
fabuleuses.
— 88 —
commençons par les délivrer à n'importe quel prix de
ce servage féodal qui les abrutit et les dégrade, et
pour arriver à ce résultat, il faut que les personnalités
de nos caïds ne soient pas assez importantes pour être
un obstacle sérieux à l'organisation et surtout au
fonctionnement des djemâa en pays arabe ; il faut que
ce chef, tout en conservant assez d'influence pour di-
riger sa djemâa, n'en ail pas assez pour pouvoir l'op-
primer ; il faut enfin qu'en pays arabe, nos caïds ne
soient que des agents et des fonctionnaires complète-
ment à la discrétion de la France.
Ainsi, pour résumer en deux lignes les conclusions
qu'il importe de tirer des considérations ci-dessus
exposées (1), nous dirons :
1° Pas de grands chefs politiques, pas de grands
commandements, excepté dans l'extrême-Sud (2), dont
le climat n'est pas accessible d'une façon permanente
aux européens et que par suite, nous ne pouvons pas
avoir la prétention de coloniser.
2° Maintien des autres caïds, puisque l'institution
est dans les moeurs arabes, et puisque les indigènes
n'ont pas encore le,sentiment de l'individualité et ont
besoin d'être commandés.
3° Des caïdats aussi peu étendus que possible et ne
renfermant jamais plusieurs tribus.
4° Partout des chefs naturels pris dans l'élite de la
tribu et n'ayant d'importance et d'influence que dans
un rayon très-restreint.
5° A défaut des précédents, des étrangers de bonne
famille, et à défaut de ceux-ci, d'anciens agents dé-
voués, honnêtes et intelligents.

(1) Voir précédemment aussi le chapitre V du livre I.


(2) On pourrait prendre comme limite provisoire (et peut-être défi-
nitive), de la partie de l'Algérie qu'il convient d'organiser complète-
ment, la ligne des postes que les Romains avaient établis dans le
Sahara même et qui en gardaient toute la lisière Nord.
CHAPITRE IV.

ORGANISATION COMMUNALE.

Il ne peut y avoir de paix, de sécu-


rité et d'ordre que dans rétablissement
d'un régime qui permette à tous les
citoyens de concourir à la libre admi-
nistration de leurs affaires.
(Discours de J. FAVRE à Constantine,
le 1er mai 1870).

La question de sécurité et de surveillance poli-


tiques étant assurée en ce qui concerne les-indigènes,
par l'organisation du département en arrondissement
de gendarmerie, nous n'insisterons pas sur la possi-
bilité où l'on est d'avoir des communes de plein exer-
cice partout où il y a une agglomération urbaine
renfermant un certain nombre d'électeurs français.
Aujourd'hui, les habitants des communes mixtes du
territoire militaire, réclament à grands cris l'émanci-
pation de leurs villages et nous ne voyons pas ce qui
peut encore la leur faire refuser. A l'exception d'une
ou deux d'entre elles, toutes les communes mixtes
actuelles sont dans des conditions de peuplement eu-
ropéen et de ressources financières infiniment supé-
(1) TABLEAU DE LA TOTALITÉ DES COMMUNES MIXTES.

Noms des Communes. Français. Musulmans. Étrangers. Israélites. Total. Revenus.

Dra-el-Mizan 172 606 18 » 796 8.680


Fort-Napoléon..... 168 13 39 8 228 5.026
Tizi-Ouzou........ 205 25 36 10 276 8 398
Djelfa 130 241 66 15 452 17.352
Laghouat ... 193 2.524 50 170 2.937 23.130
Aïn-Moussa 70 963 20 71 1.130 6.190
Zemoura...., 80 1.324 2 20 1.426 4.820
Daya 105 1.563 9 8 1.685 3.158
Mekerra 242 -5.066 174 » 5.482 15.790
Lalla-Maghnia 951 358 2.495 112 3.216 18.910
Sebdbu 23 1.554 31 3 1.611 3.503
Saïda 448 1.874 165 229 2.716 22.050
Géryville 45 70 13 » 128 »
Collo.... 76 1.298 17 » 1.391 ».
Tébessa. 226 1 410 47 60 1.743 20.000
Biskra 149 6.977 27 59 7.212 46.000
Bordj-bou-Atréridj.. 212 974 82 148 1.416 18.541
Bouç'âada 68 4.411 380 » 4.859 30.374
TABLEAU DE QUELQUES COMMUNES DE PLEIN EXERCICE.
Bled-Touaria 234 1.058 » 1.292 1.360

»
»
Bouguira 161 » 13 » 174 12.820
La Slidia 90 2 394 486 »
243 2 336
Aïn-el
Enchir-Saïd
Gastu
....... 73

126
42
18
335
477
29
22
»
»
406
625
»
5.640
4 585
Chriffres pris dans l'Annuaire de l'Algérie. — Les chiffres non portés manquent.
91 —

vie communale. Pour cela, il nous faut d'abord dire
quelques mots de ce qui existe, et nous verrons
ensuite si partant de ce qui a déjà été fait, il ne serait
pas possible de faire plus et mieux.
L'arrêté du 20 mai 1868 en créant les communes
mixtes pour les agglomérations urbaines, a réparti
tout le reste du territoire algérien en communes sub-
divisionnaires. Aux termes de l'arrêté précité, la com-
mune subdivisionnaire se compose de tous les douars
constitués et de toutes les tribus dans lesquelles l'élé-
ment européen est disséminé et réparti dans des éta-
blissements isolés (1). Elle occupe comme superficie
tout le territoire de la subdivision, sauf les terrains
des communes de plein exercice (territoire civil), et
ceux des communes mixtes (territoire militaire) ; elle
a pour centre administratif le chef-lieu de la subdivi-
sion et pour administrateur, le général commandant
la subdivision assisté d'un conseil composé des com-
mandants des divers cercles, du sous-intendant mili-
taire, des commandants du génie, du chef du bureau
arabe subdivisionnaire et enfin de notables indigènes
nommés pour trois ans par le gouverneur-général.
Les recettes de la commune subdivisionnaire sont
constituées principalement par les centimes addition-
nels à l'impôt arabe (2), les parts d'amendes, les droits
des marchés (sauf ceux des douars constitués) et enfin
les loyers et fermages des immeubles communaux.

(1) Le texte officiel porte : « dans lesquels l'élément européen n'a pas
encore pris d'importance, » ce qui est une mauvaise rédaction. Les 3 ou
400 colons dispersés de Djidjeli à Tébessa, sur la commune subdivi-
sionnaire de Constantine, constituent certes un élément européen im-
portant, quoique fort disséminé.
(2) 18 pour 100 sur chacun des divers impôts (Lezma, Hokor et
Achour, Zekkat).
— 92 —
La commune subdivisionnaire gère, en outre, les
finances des douars-communes qui forment des par-
ties distinctes dont les délibérations sont soumises à
l'approbation du général commandant la province.
En lisant en détail le règlement sur l'organisation
des communes subdivisionnaires, on est douloureuse-
ment frappé du silence absolu qui est gardé en ce qui
concerne les européens ; les colons isolés résident
bien sur le territoire de la commune subdivisionnaire,
mais ils n'en font pas partie, car ils ne sont pas même
représentés dans cette commission municipale où les
indigènes ont pour défendre leurs intérêts des membres
indigènes ayant voix délibérative.
En fait, cette organisation qui n'offre aucun avantage
réel, présente les inconvénients suivants :
1° La commune subdivisionnaire est d'une immen-
sité incroyable, et elle a à s'occuper d'intérêts com-
muns à des indigènes et à des européens résidant à
plus de 250-kilomètres du siège du conseil, dans des
pays dont les neuf-dixièmes des membres du conseil
ignorent la nature, le climat, les moeurs, les tendances,
les besoins et parfois jusqu'au nom même du lieu
désigné (1).
2° Des membres font 50 ou 60 lieues pour venir
voter sur des affaires dont ils n'ont pas la moindre
idée et sur lesquelles ils ne peuvent avoir que des
explications très-superficielles ; ce sont des assistants
et non des conseillers.
3° Le conseil subdivisionnaire n'admet aucun membre
ayant un semblant d'indépendance et pouvant tenir

(1) La commune subdivisionnaire de Constantine comprend, du lit-


toral méditerranéen, de la petite Kabylie, du Tell, des Sbakh, du pe-
tit désert, de la Kabylie méridionale ou Aurès et enfin du Sahara (du
Cap Cavallo à Ferkane, 90 lieues à vol d'oiseau).
— 93 —
tête dans une discussion au général commandant la
subdivision, chef direct et hiérarchique de tous les
membres, et, comme tel, commandant en chef du
conseil plutôt que président réel.
4° Les colons européens n'ont aucun représentant
et ils n'ont absolument aucune autre garantie protec-
trice que le bon vouloir du commandant supérieur
de leur cercle, qui, seul, connaît un peu leurs affaires.'
5° Le règlement introduit dans le conseil un sous-
intendant militaire qui, quel que soit son mérite, n'a
absolument aucune idée des affaires indigènes ou eu-
ropéennes qui peuvent être traitées ; son rôle se borne
à grever la commune d'un surcroît de dépenses en
plaçant un intermédiaire inutile entre le général-
maire et le receveur-comptable responsable.
C'est là, il faut le reconnaître, un assez triste assem
blage, quels que soient d'ailleurs le mérite très-réel
et le bon vouloir de chacun des membres qui le com-
posent; ce conseil, n'a ni homogénéité, ni cohésion, ni
indépendance, ni capacité ; toute cette soi-disant or-
ganisation communale, n'est au fond qu'un mot vide
de sens (1).
Le remède à cet état de choses, n'est cependant ni
difficile à trouver, ni difficile à expliquer, il se résume
en deux mois, décentraliser et émanciper ce qui, pra-
tiquement, peut se faire ainsi :
1° Substituer à la commune subdivisionnaire, assem-
blage hétérogène et sans cohésion, la commune de
cercle ou de district, composée de gens du pays même
et se connaissant. (Rien n'empêcherait de la.dénom-
mer commune mixte).
(i) C'est exactement l'ancienne commission des centimes addition-
nels, même composition, mêmes attributions, le nom seul a été
changé.
94

2° Introduire dans la commune de district, l'élé-


ment européen non fonctionnaire et choisi à l'élection.
3° Substituer à des fonctionnaires militaires servant
sous les ordres du président du conseil, d'autres
fonctionnaires civils ou militaires, indépendants, par
position, du président, et de plus, connaissant tout le
pays et les affaires qui le concernent.
Telle est en peu de mots, la réforme ' ou plutôt la
transformation que nous proposons. Rien n'est plus
facile que de la mettre en harmonie avec l'organisa-
tion politique que nous avons préconisée dans un pré-
cédent chapitre.
1° L'officier commandant la gendarmerie de l'arron-
dissement, administrateur délégué du préfet dans le
district, sera le maire de la commune mixte et le pré-
sident de la commission communale.
2° L'élément électif pourra toujours être constitué ;
s'il n'y avait que trois ou quatre électeurs dans le
district, ils seront membres de droit, il n'y a aucun
inconvénient à cela, et il y en aurait au contraire
beaucoup à ce qu'ils ne fussent pas représentés dans
le conseil, surtout vis-à-vis des indigènes qui eux le
seraient toujours.
3° Le juge de paix (4), un docteur civil ou mili-
taire, l'instituteur communal, le directeur de l'école
arabe-française, un agent du service des travaux pu-
blics ou un officier du génie, un receveur des contri-
butions diverses, un commandant de place, etc.,
voilà autant de fonctionnaires ayant des spécialités
techniques précieuses dans un pays où tout est encore
à faire, dans une société qui s'organise ; de plus, ces
(1) La plupart de ces membres faisaient partie des communes
mixtes, instituées par l'arrêté du 20 mai 1868 dans presque tous les
chefs-lieux de cercle.
95 —

fonctionnaires sont en raison même de leurs fonctions,
au courant des affaires du pays et parfaitement indé-
pendants, puisque chacun d'eux est chef dans un ser-
cice local et ne relève pas hiérarchiquement du pré-
sident du conseil.
4° Le nombre des membres pourrait être fixé
à quinze et composé d'un tiers de fonctionnaires, un
tiers de membres français élus, un tiers d'indigènes
(auxquels on pourrait adjoindre un étranger, s'il y a
dans la commune des intérêts étrangers de quelque
importance). Les membres indigènes seraient nommés
à l'élection par les djemâa de douar ou de tribu. De
cette façon, tous les intérêts sans exception, y compris
ceux du gouvernement, seraient sincèrement et libre-
ment représentés dans la commission municipale de
la commune mixte ou district.
Ainsi constituée, cette commune mixte offrirait
toutes les garanties désirables pour une société en
formation. ; les éléments divers rapprochés les uns des
autres par des fonctions communes, apprendraient à
se connaître et à se comprendre, ce qui n'a pas lieu
aujourd'hui ; l'éducation politique et sociale de chaque
groupe se ferait de concert, chacun d'eux en a bien
besoin en Algérie. Le fonctionnaire qui n'a pas d'in-
térêt direct dans le pays, n'est habitué .à ne compter
qu'avec ses supérieurs hiérarchiques ou ses employés
et agents; le colon qui n'a jamais été initié aux
affaires des indigènes, et qui ne se rend pas compte
des difficultés du pays, reste méfiant et frondeur ;
l'indigène, trop peu consulté et trop peu éclairé,
se trouve souvent froissé de mesures qu'il serait
le premier à approuver s'il les comprenait ; il se
tait, mais la haine s'amasse dans son coeur et elle
éclate tôt ou tard.
— 96 —
De cette participation commune et collective aux
affaires du pays, naîtrait une fusion morale entre des
éléments qui ont besoin de s'unir et de se prêter un
mutuel appui, et qui jusqu'ici, sont restés vis-à-vis
les uns des autres dans une attitude défensive
*

et méfiante.
CHAPITRE V.

RESUME DES CHAPITRES PRECEDENTS. — BASE


D'UN PROJET DE LOI.

Que leur faut-il donc ? non pas des


mots, des phrases pompeuses, des
promesses démenties, il leur faut des
réalités, il leur faut des institutions,
il leur faut la liberté.
J. FAVRE (Discours précité).

Les principes et les considérations exposés dans


les précédents chapitres peuvent se résumer en trois
grandes dispositions organiques :
1° Unité de territoire dans le départementsous la haute
administration du préfet, qui a des délégués spéciaux
pour les parties du territoire où l'élément européen
est trop peu dense pour former des communes de
plein exercice.
2° Division du département en arrondissements de
gendarmerie, confiés à des officiers de l'arme, ayant
les mêmes fonctions qu'en France, et de plus, rece-
vant du préfet des pouvoirs spéciaux vis-à-vis des in-
digènes qui ne font pas partie des communes de plein
exercice.
— 98 —
mixtes ou districts, administrés par une commission
municipale (ayant un certain nombre de membres
élus) et présidée par l'officier commandant la gendar-
merie de l'arrondissement.
Pour mieux préciser le mécanisme de cette organi-
tion, nous allons le formuler sous une forme orga-
nique, indiquant les principales dispositions qui pour-
raient servir de base à une loi d'organisation.

Bases d'un projet de loi sur l'organisation départementale


et communale de l'Algérie.

TITRE Ier.
DISPOSITIONS GÉNÉRALES.

1. L'Algérie est divisée en départements, arrondis-


sements et communes.
2. L'administration est soumise aux mêmes lois gé-
nérales et confiée aux mêmes fonctionnaires et agents
qu'en France, sauf les exceptions ou additions énon-
cées dans la présente loi.
3. Sur toute l'étendue du territoire algérien, la sé-
curité publique, le maintien de l'ordre, l'exécution
des lois et règlements, la surveillance politique des
indigènes sont assurés par la gendarmerie, qui peut en
outre recevoir des pouvoirs administratifs dans les
conditions prévues par la présente loi.

3. Les trois premiers points de cet article 3 ne sont que la repro-


duction de l'art. 1 du décret organique du 1er mars 1854, portant rè-
glement sur le service de la gendarmerie.
— 99 —

TITRE II.
DES CONSEILS GÉNÉRAUX.

4. Dans les conseils généraux des départements


algériens, l'élément indigène doit entrer pour un
quart au moins dans la composition de chaque
conseil.
5. Les conseillers généraux indigènes sont nommés
à l'élection et au scrutin de liste par la totalité des
membres indigènes des conseils municipaux et des
conseils communaux du département.
6. Les titres d'agha ou de bachagha sont décernés

4. L'élément indigène entre ainsi pour un cinquième dans le conseil


consultatif, un quart dans le conseil général, et un tiers dans les com-
missions municipales ; au fur et à' mesure que les intérêts traités dans
les conseils, touchent plus directement les indigènes, leur participation
à l'administration doit nécessairement augmenter.
5. Nous croyons que les seules élections possibles avec les indi
gènes, sont celles qui ont lieu à 2 ou 3 degrés ; il faut que les gens
sachent au moins pourquoi ils ont à nommer un mandataire. Sortie de
son douar, la masse des indigènes ne sait et ne comprend rien de nos
institutions gouvernementales et administratives ; les seules élections
qu'on puisse lui demander, sont celles de sa djemâa et de son chef,
c'est-à-dire celles relatives à ce qui le touche immédiatement et
directement.
6. Cet article peut paraître puéril ou ridicule à ceux qui ne con-
naissent pas bien les indigènes ; nous qui savons quel est leur orgueil,
leur vanité et leur soif de titres et de distinctions honorifiques, nous
tenons essentiellement à voir le gouvernement français, armé de moyens
pratiques, pour ménager cette vanité, et nous préférons de beaucoup
lui voir décerner des titres nobiliaires purement arabes, importants
pour eux et insignifiants pour nous, plutôt que de le voir continuer à
abuser des croix, comme on i'a fait jusqu'ici, d'une façon scandaleuse
et humiliante pour les français juxta-posés. Il y a tel maître d'école
arabe-française, méritant dix fois plus d'être chevalier de la légion-
d'honneur, que le caïd son voisin, qui est officier ou commandeur.
8
— 100 —

par le commissaire général aux conseillers généraux


indigènes.
Ces titres sont viagers, ils sont purement honori-
fiques, ne confèrent aucun droit, et sont indépendants
des fonctions que peuvent exercer les titulaires.

TITRE III.
DES ARRONDISSEMENTS.

7. En Algérie, l'arrondissement n'est autre chose


qu'une circonscription de gendarmerie.
8. Cette circonscription comprend: 1° des muni-
cipes français constitués en communes ordinaires ;
2° un district formant une commune mixte.
Elle peut aussi ne comprendre qu'un seul de ces
éléments.
9. Le commandement et la direction du service de la
gendarmerie dans chaque arrondissement sont confiés
à un officier de l'arme, du grade de chef d'escadrons
ou de capitaine-commandant.
10. Il a sous ses ordres un officier du grade de
capitaine ou de lieutenant, qui lui est adjoint avec le
titre de commandant en second de la gendarmerie.
11. En Algérie, le commandant de l'arrondissement
de gendarmerie est nommé par le ministre de l'inté-
rieur, d'après les propositions faites de concert parle
chef de légion, le préfet et le procureur-général.
L'officier adjoint est placé par le chef de légion,

11. Tel individu conviendra à un pays kabyle, tel autre à un pays


arabe. Celui-ci ne sera pas apte aux fonctions d'administrateur délé-
gué; il faudra le laisser en sous-ordre, ou le placer à la tête d'un ar-
rondissement exclusivement composé de communes françaises, et où
il n'aura pas à traiter les affaires indigènes.
— 101 —
le préfet et le procureur de la République étant
conultés.
12. L'étendue de l'arrondissement doit être autant
que possible calculée de manière à ce que les points
les plus éloignés ne soient pas distants de plus de six
heures de marche (à cheval et au pas).
13. Les dispositions énoncées dans l'article précé-
dent ne sont pas applicables aux arrondissements du
Sahara, lorsqu'ils ne contiennent pas de villes fran-
çaises.

TITRE IV.
DES MUNICIPES OU COMMUNES ORDINAIRES.

14. En Algérie, les maires relèvent directement du


préfet du département.
15. Les communes et municipalités sont régies par

12. Essensiel pour la police judiciaire, la surveillance et l'adminis-


tration, c'est même déjà beaucoup; un cheval fait de 6 à 7 kilomètres
à l'heure, cela donne donc un rayon de 35 à 40 kilomètres. — Nous
n'avons pas fixé de distances kilométriques, parce que dans un même
arrondissement, il peut y avoir des parties de plaines ou des parties
montueuses plus ou moins différentes, et que d'ailleurs il faut tenir
compte des limites des tribus ou douars. — Au centre des régions co-
lonisées, ce sera l'arrondissement de gendarmerie,, tel qu'il est en
France; au contraire, loin des centres européens, il y aura des
arrondissements qui se rapprocheront beaucoup des anciens cercles
militaires.
13. Les villes françaises du Sahara ont plus à redouter que les villes
du littoral; il est donc juste d'assurer leur sécurité dans les meilleures
conditions possibles, mais il n'y a aucun intérêt à organiser aussi
dispendieusement les immensités du Sahara, lorsqu'il n'y a en cause
aucun intérêt européen.
15. Jusqu'à nouvel ordre, et sauf les modifications de détail, on
pourrait continuer à appliquer les décrets du 18 août 1866 et celui du
27 décembre de la même année.
— 102 —
les mêmes lois et règlements qu'en France, mais elles
sont en outre soumises à des lois spéciales pour ce
qui concerne les questions d'état et les droits relatifs
des étrangers et indigènes.
16. Les conseillers municipaux indigènes sont nom-
més à l'élection directe par les électeurs indigènes de
la commune, sans que le nombre de ces conseillers
puisse, dans aucun cas, excéder le tiers du nombre
total des conseillers.
17. Sont électeurs indigènes, tous les musulmans
âgés de 25 ans, inscrits sur les rôles de la commune
depuis plus d'un an, y résidant habituellement, et
n'ayant pas subi de condamnation supérieure à un an
de prison.
18. Les adjoints indigènes sont nommés par le
préfet, sur une liste dressée par les conseillers fran-
çais, et autant que possible composée de conseillers
municipaux indigènes.
19. Les adjoints et conseillers indigènes peuvent
être suspendus ou révoqués par le préfet.

TITRE V.
DU DISTRICT.

CHAPITRE Ier. — ORGANISATION POLITIQUE ET PERSONNEL.

SECTION 1re.
— De l'administration supérieure du district.
20. Le district comprend tous les territoires de

17. Moins l'éducation politique d'un peuple est avancée, plus il faut
prendre de précautions en lui confiant une arme aussi puissante que le
suffrage universel ; aussi, croyons-nous que la question d'âge doit être
reculée chez les indigènes. Ce n'est d'ailleurs qu'à 25 ans environ
— 103 —
l'arrondissement non encore érigés en communes de
plein exercice.
21. La haute administration et la direction politique
du district appartiennent au préfet, qui, pour les
besoins locaux, délègue totalité ou partie de ses pou-
voirs à l'officier commandant la gendarmerie de l'ar-
rondissement.
Cet officier prend alors le titre d'administrateur
délégué.
22. Ces délégations sont plus ou moins étendues et
variables selon les districts.
23. En ce qui concerne ses fonctions d'administra-
teur délégué, l'officier de gendarmerie relève du
préfet, avec lequel il correspond directement et sans
intermédiaire.
24. Il est, quant à ses fonctions politiques et admi-
nistratives, soumis à la même responsabilité que les
autres fonctionnaires de la République.

qu'un indigène a réellement voix au chapitre dans les conseils de la


djemâa. On n'est quelque chose dans la société arabe ou kabyle qu'au-
tant qu'on est père de famille.
20. Pour éviter la confusion, on pourrait donner au district ou com-
mune mixte un nom géographique au lieu d'un nom de ville. On au-
rait, par exemple : Arrondissement de Bord-bou-Arréridj. — District
de la Medjana. — C'est à peu près ce qu'on a déjà fait à Sidi-bel-
Abbès, qui est à la fois chef-lieu-de la commune ordinaire de Sidi-bel-
Abbès et de la commune mixte de Mekerda (Mekerda est un nom de
rivière).
23. Indispensable, si on veut que les affaires marchent vite et bien.
L'officier commandant un arrondissement de gendarmerie a déjà bien
assez de paperasses à fournir à ses chefs hiérarchiques, en ce qui con-
cerne son service général de gendarmerie (voir décret du 1er mars
1854, articles 76, 77, 83, 126, 127). Un capitaine en premier ou un
chef d'escadrons, ont d'ailleurs assez de calme et d'expérience pour
pouvoir être de sérieux chefs de service et être affranchis d'une tutelle
hiérarchique parfaitement inutile.
— 104 —
25. Il peut se faire aider dans ses fonctions admi-
nistratives par l'officier placé sous ses ordres, qui le
remplace pendant ses tournées.
26. Si l'absence de l'administrateur délégué doit
durer plus d'un mois, le préfet délègue un adminis-
trateur intérimaire, alors même qu'il confierait l'inté-
rim à l'officier adjoint.

SECTION 2. — Des chefs indigènes.

27. Dans les districts, l'action de l'autorité française


s'exerce par l'entremise de chefs indigènes dénommés
caïds ou cheikhs en pays arabe, et cheikhs ou amins en
pays kabyle.
28. Les caïds, cheikhs et amins sont des agents de
l'autorité française.
29. Ils sont nommés par le préfet sur la proposition
de l'administrateur délégué et sont autant que possible
choisis parmi les candidats présentés par les indi-
gènes.
30. Les cheikhs et amins relevant directement de
l'autorité française, ont le même rang que les caïds et
reçoivent comme eux un cachet officiel.

26. Tel adjoint, excellent en sous-ordre, peut être trop jeune ou


trop inexpérimenté pour être chef d'un service aussi important ; tel
autre, au contraire, parfaitement au courant des affaires du district et
suffisamment expérimenté, conviendra mieux pour un intérim, qu'un
officier étranger au district.
28. Simple mesure d'ordre indispensable, parce qu'elle n'a jamais
été légalement formulée, d'où des difficultés dans l'application des lois
et règlements du droit commun.
30. Le cachet est un des privilèges dont les chefs indigènes se
montrent le plus fier, et parmi les flatteries dont le peuple arabe
est prodigue, celle de «. Maître des Sceaux » est une des plus
louangeuses.
— 105 —
31. Les cheikhs en sous-ordre n'en ont un qu'au-
tant qu'ils sont présidents d'un douar-commune.
32. Les fonctions de khelifa, bach-agha, agha-, sont
supprimées ; toutefois, les chefs indigènes investis au-
jourd'hui de ces fonctions, conserveront leur titre
comme distinction honorifique et leur commandement
sera provisoirement dénommé caïdat.
33. Les attributions des caïds sont réglementées par
des arrêtés ministériels.

CHAPITRE II. — ORGANISATION COMMUNALE DU DISTRICT.

SECTION 1re.
— Organisation du conseil communal.
34. Chaque district forme une commune mixte.
35. La commune mixte est administrée par un
conseil communal présidé par l'administrateur délégué
qui fait fonctions de maire.
36. Il est suppléé en cas d'absence par l'officier de
gendarmerie commandant en second.
37. Le conseil communal se compose :
1° De cinq fonctionnaires membres de droit.
2° De cinq conseillers français nommés directement
au scrutin de liste par les électeurs du district.
3° De cinq conseillers indigènes élus au scrutin de
liste par les djemâa du district.
38. Le conseil communal peut s'adjoindre un
conseiller étranger lorsqu'il y a dans le district plus de
dix étrangers inscrits sur les rôles de la commune.
39. Nul ne peut être membre d'un conseil commu-
nal, s'il n'est pas inscrit sur les rôles de la commune

33. Qui pourront être faits par le commissaire général, en vertu de


délégation spéciale du ministre de l'intérieur.
— 106 —
mixte depuis au moins six mois, et s'il ne remplit pas
les conditions d'âge et de moralité fixées par les lois
générales pour les conseillers municipaux.
40. Les membres de droit seront pris dans l'ordre
suivant parmi les fonctionnaires remplissant les condi-
tions déterminées par l'article précédent :
1° Le juge d'arrondissement (ou le juge de paix ou
son premier suppléant) (1).
2° L'officier commandant en second la gendarmerie
de l'arrondissement.
3° Le docteur civil ou militaire chargé du service
médical du district.
4° L'agent des travaux publics ou l'officier du génie
chargé des travaux dans le district.
5° L'instituteur communal ou directeur de l'école
arabe-française.
6° L'agent des finances, receveur communal.
7° Le receveur des domaines (s'il y en a un).
8° Les greffiers du juge d'arrondissement.
9° L'interprète judiciaire.
10° L'interprète militaire.
11° Un employé des lignes télégraphiques.
12° Un officier sans troupes. '
13° Un officier d'un corps, permanent d'Afrique.
14° Un officier de troupes.
15° Un employé du cadastre ou du service topogra-
phique.
16° Un fonctionnaire quelconque, chef d'un service
local (poste, douane, contrôle, etc.).
41. Lorsqu'il n'y a pas dans le district cinq français
électeurs éligibles, le nombre des conseillers français

(1) Voir ci-après, livre m, chapitre v.


— 107 —
est complété par des fonctionnaires choisis d'après
les principes posés par les articles 39 et 40.
42. Le mandat des conseillers élus est de trois ans;
il peut être renouvelé.
43. Les membres élus peuvent être suspendus ou
révoqués par le préfet.
44. Les membres démissionnaires, suspendus, révo- -
qués, ayant quitté le district sans esprit de retour ou
absents depuis plus de six mois sont rayés, et il est
immédiatement procédé à leur remplacement.
45. Les fonctions de secrétaire de la mairie sont
confiées, soit au maître-adjoint de l'école arabe-fran-
çaise, soit à un gendarme, soit à un civil quelconque,
et ce, au choix du conseil communal.
SECTION 2. — Administration communale du district.
46. Les conseils communaux se réunissent en ses-
sion extraordinaire, toutes les fois que la réunion est
demandée par écrit par cinq conseillers, dont au moins
trois français.
47. Ils peuvent être convoqués d'office par l'admi-
nistrateur délégué ou par le préfet.
48. Les sessions ordinaires ont lieu conformément
aux lois générales sur les conseils municipaux.
49. Les attributions des conseils communaux sont
les mêmes que celles des conseillers municipaux,
sauf les modifications contenues dans la présente loi.
50. Ils sont en outre chargés :
1° De prononcer en dernier ressort la mise à exé-
cution ou l'annulation des délibérations des djemâa
des douars constitués.
2° D'administrer les finances des douars constitués
qui continuent à former dans la commune des sections
distinctes.
— 108 —
SECTION 3. — Djemâa des douars-communes.
51. Les attributions des djemâa des douars-com-
munes sont réglées par des arrêtés ministériels.
52. L'organisationdes djemâa des douars-communes
reste fixée par l'arrêté ministériel du 20 mai 1868, en
tout ce qui n'est pas contraire à la présente loi et en
tenant compte des modifications suivantes :
53. Les membres des djemâa sont choisis ou élus
par les indigènes du douar ; leur mandat est de trois
ans et il peut être renouvelé.
54. Lorsqu'il est possible de faire élire les djemâa,
les électeurs sont choisis conformément aux prescrip-
tions de l'article 17 de la présente loi.
55. Une ou plusieurs djemâa peuvent être toujours
convoquées à n'importe quel moment par le conseil
communal ou par l'administrateur délégué.
56. Sont abrogés : le paragraphe 2 de l'article 65 et
l'article 68 de l'arrêté ministériel du 20 mai 1868.

TITRE VI.
FORMATION DES COMMUNES DE PLEIN EXERCICE (1).

57. Dans chaque district, toute agglomération euro-


péenne, suffisamment dense et comprenant plus de
vingt-cinq français électeurs, pourra, sur la demande
collective de ces électeurs, être érigée en commune
de plein exercice.

(1) Il n'y a, dans toute la législation algérienne actuelle, aucun


principe posant la loi de formation des communes. C'est une lacune à
combler.
57. 25 électeurs français ; ceci indique en Algérie une population
française d'environ 150 âmes, et, de plus, un certain groupement
d'étrangers et de mozabites, en nombre très-variable, soit 50 en
moyenne; en adjoignant un douar-commune de 4 à 500 âmes, on aura
— 109 —
58. Le conseil communal du district, réuni en ses-
sion extraordinaire, entendra les électeurs de l'agglo-
mération qui demande à se séparer du district, et
donnera son avis motivé :
1° Sur l'opportunité de cette mesure.
2° Sur les douars constitués ou les portions des
douars qu'il conviendrait de comprendre dans le péri-
mètre de la nouvelle commune (afin d'assurer ses
ressources financières et de lui donner une population
convenable).
59. Le procès-verbal de la délibération du conseil
sera envoyé au préfet, avec un rapport spécial de
l'administrateur délégué ; le dossier de l'affaire sera
ensuite transmis au commissaire général qui pronon-
cera sous forme d'arrêté ministériel, rendu par délé-
gation du ministre de l'intérieur.

une petite commune suffisamment viable, surtout, si elle a, ce qui est


problable, un marché arabe, dont lés revenus suffiront à constituer ses
finances.
LIVRE III.

ASSIMILATION JUDICIAIRE.

CHAPITRE PREMIER.

DE LA JUSTICE POUR LES COLONS ISOLÉS.

Il n'y a point de plus cruelle


tyrannie que celle que l'on exerce
à l'ombre des lois et avec les couleurs
de la justice
MONTESQUIEU.

Déjà privés de toute espèce d'institutions commu-


nales, les colons isolés sont encore, dans la pratique,
complètement dépourvus des moyens, de se faire
rendre justice. En théorie, le service est bien à peu
près organisé, et pour qui ne connaît pas le pays,
cette organisation peut paraître sinon simple, du
moins assez complète ; la voici en résumé telle qu'elle
existe aujourd'hui.
A. Toute contestation au civil entre un européen et
un indigène (quel que soit le territoire) est jugée par
la justice de paix ou le tribunal civil dont dépend le
défendeur, ce qui, vu l'étendue démesurée des cercles
— 112 —
militaires actuels, le petit nombre des tribunaux et la
compétence trop restreinte des justices de paix, force
les justiciables à fare quelques centaines de kilomètres
pour trouver à qui soumettre leur affaire (1).
B. Tout délit commis par un indigène au détriment
d'un européen ou israélite, entraîne, en territoire mi-
litaire, la comparution du prévenu devant un conseil
de guerre qui peut être situé à plus de 300 kilo-
mètres, et si l'européen se porte partie civile, il lui
faut introduire une nouvelle instance devant le tribu-
nal civil qui en dépend et qui peut n'être pas dans la
même ville que le conseil de guerre (2). C'est-à-dire
que pour vouloir obtenir justice et réparation d'un
dommage éprouvé, le colon est parfois obligé de faire,
aller et retour, plus de 600 kilomètres. Ceci est-il
pratique ? n'est-ce pas assurer l'impunité de tous ces
vols ruraux, journaliers en pays arabe ? Et n'est-ce
pas encore pousser fatalement le colon à se faire lui-
même justice contre ses voisins indigènes, et amener

(1) Simples exemples entre mille : un adjudicataire d'une coupe de


bois sur le versant Sud du Bou-Taleb est forcé de faire 100 kilomètres
au moins, pour venir à Batna régler une contestation de salaire avec
un de ses ouvriers. Même cas pour un colon de Khenchela.
Un colon de Bouçâada plaidant au pétitoire est forcé d'aller au tri-
bunal de Sétif, à 173 kilomètres de sa résidence. Dans le même cas,
un colon de Tébessa a à faire 210 kilomètres et un colon de Biskra,
234 pour aller au tribunal de Constantine.
(2) Simple exemple : un mouton volé à Biskra, Bouçâada, Tébessa,
.
Bougie, par un indigène, au détriment d'un européen, entraîne
la comparution des parties et des témoins, devant le conseil de guerre
de Constantine, c'est-à-dire des voyages de 234, 299, 210, 267 kilo-
mètres. Le colon de Bougie est en outre forcé de faire un voyage
excentrique pour aller à Sétif se porter partie civile, soit 120 kilo-
mètres. Le colon de Bouçâada, à son retour, trouve Sétif sur sa
route, mais il n'en est pas moins forcé défaire un nouveau séjour dans
cette ville.
— 113 —
ainsi des violences et des rixes dont les conséquences
peuvent être très-graves, et dont l'effet moral est tou-
jours déplorable.
Pourquoi, pour tous les faits qualifiés délits par la
loi, et même pour certains cas criminels de vols
nocturnes commis par des indigènes, ne pas renvoyer
l'affaire devant des juges de paix à compétence éten-
due et jugeant correctionnellement ? Au courant des
affaires du pays, saisi de l'affaire en temps opportun,
(c'est-à-dire avant que l'indigène ou ses parents aient
eu le temps de suborner des témoins) (1), le juge de
paix, mieux que le conseil de guerre, serait à même
de sainement apprécier l'importance du délit et de
pondérer la peine. Le rapport de l'officier de la police
judiciaire, ses procès-verbaux de constatation et d'in-
formation, constitueraient, avec l'audition des témoins,
une procédure des plus simples, des plus complètes et
des plus rapides. Or, cette justice prompte et som-
maire est une nécessité aussi bien vis-à-vis des indi-
gènes, que vis-à-vis des colons isolés, pour lesquels
les absences de leurs domiciles sont toujours chose
grave et onéreuse.
En confiant cette police judiciaire à des officiers
versés dans les affaires indigènes et rompus à ces
sortes d'instructions, il nous semble que l'on aurait des
garanties bien suffisantes.
Mais il faudrait encore, pour que cela fût pratique,

(1) La masse des indigènes est convaincue que le faux témoignage


est licite contre des chrétiens, et que le serment prêté sur le Coran
n'engage pas le musulman vis-à-vis du mécréant. C'est aller contre le
texte et l'esprit du Coran qui est formel sur ces matières, mais les
masses illettrées n'ont jamais lu le Coran, et l'usage de suborner des
témoins est général en Algérie, surtout quand il s'agit de protéger un
co-religionnaire compromis vis-à-vis d'un chrétien.
— 114 —

que les justices de paix fussent matériellement acces-


sibles aux colons ; il faudrait aussi que les officiers de
police judiciaire pussent, le jour même que le délit
est commis et signalé, se transporter sur les lieux, et
là, faire l'instruction, autant que possible, sans désem-
parer.
En plaçant une justice de paix à compétence cor-
rectionnelle dans chacun des arrondissements de gen-
darmeriedont nous avons parlé plus haut, on obtien-
drait certainement et sans difficulté la solution de la
question que nous venons de résumer succinctement.
La compétence pourrait également être étendue en
matière civile, sauf appel devant le tribunal de pre-
mière instance le plus voisin.
Nous ajouterons qu'au point de vue de l'assimila-
tion progressive des indigènes, il est indispensable
qu'ils soient amenés à rechercher la justice française,
et cela ne pourra être obtenu, qu'autant que cette
justice sera pour eux prompte, simple, et à leur por-
tée immédiate, le jour où ils en auront besoin. Il ne
faut pas que l'indigène, pécuniairement lésé par un
européen, soit forcé de partir en voyage et d'aller
chercher un juge dans une ville éloignée et inconnue,
où tout lui est étranger et difficile ; il faut que cet in-
digène n'ait à faire qu'une simple course d'affaires,
4 à 5 heures de mulet seulement, sinon, il s'abstien-
dra de réclamer son dû ; mais il n'oubliera rien et il
couvera sa vengeance. Il est donc de bonne politique
de faire en sorte qu'aucune affaire ne puisse être
laissée en souffrance par suite de l'éloignement ou de
l'incompétence du juge.
L'extension de compétence et de pouvoir dont se
trouverait revêtu un simple juge de paix placé dans
les conditions que nous demandons, serait certes très-
— 115 —
considérable. Aussi, ne serions-nous pas éloignés de
demander pour les juges de paix à compétence, aussi
étendue, une assimilation hiérarchique autre que celle
qui existe aujourd'hui ; nous voudrions les voir dénom-
més juges d'arrondissement, et les voir marcher de
pair comme préséance et position avec les vice-prési-
dents des tribunaux de première instance.
Ce serait là une innovation importante ; mais elle
nous paraît très-légitime. Un juge titulaire, quatrième
ou cinquième d'un tribunal, a certainement besoin de
moins de travail et de moins de savoir qu'un juge de
paix actuel à compétence étendue, qui souvent se
trouve perdu et isolé, loin de tout milieu judiciaire,
où il puisse trouver conseil et appui. En outre, ce
juge de paix, par suite de son contact avec les indi-
gènes moins civilisés que ceux des villes, siège de
tribunaux, a, à chaque instant, à statuer sur des ques-
tions et des difficultés qu'aucun ouvrage de droit
français n'a jamais prévu ni élucidé ; il a besoin de
faire appel à toute son intelligence, à tout son savoir,
et cela, d'autant plus que, sous l'oeil de l'indigène, il
est de toute nécessité que la supériorité de la justice
française s'affirme d'une manière éclatante et incon-
testable.
Nous comprenons les expériences et les médiocri-
tés noyées en sous-ordre, et effacées par les capacités
qui les dirigent et les éclairent, nous ne les compre-
nons pas isolées et en face des indigènes. Nous vou-
lons moraliser ce peuple; nous ne devons donc
mettre en conctact avec lui que des gens de choix et
des intelligences supérieures. Dans cet ordre d'idées,
nous ne voudrions plus voir les justices de paix des
postes isolés, servir de lieux de début aux jeunes ma-
gistrats qui débarquent en Algérie, et qui, malgré tout
— 116 —
leur savoir et toute leur bonne volonté, sont dans l'im-
possibilité de se « débrouiller, » là, où un magistrat,
déjà au courant des affaires algériennes et versé dans
la langue arabe, saurait toujours se tirer d'affaire.
CHAPITRE II,

JURIDICTION CRIMINELLE POUR LES INDIGENES.

La publicité de l'instruction crimi-


nelle, pourrait bien être une de ces
découvertes modernes qui suppriment
le temps. En saisissant dans leur pre-
mier feu les paroles de toutes les par-
ties, au lieu de les figer sur un papier
qui n'en garde ni le son, ni le sens;
en mettant face à face accusé et accu-
sateur, témoins, avocats, le juge amé-
ricain condense en quelques instants
la vérité qui trop souvent chez nous
s'évapore dans les mille canaux où
nous la refroidissons.
E. LABOULAYE.

Si l'organisation actuelle de la justice en Algérie


laisse énormément à désirer, en ce qui concerne la
liquidation légale et le règlement des affaires com-
munes à des européens et à des indigènes, elle n'est
guère meilleure en ce qui concerne simplement
l'exercice de l'action publique contre les indigènes dé-
linquants ou criminels.
Voici en effet la nomenclature instructive des
divers modes de répression employés contre les indi-
gènes :
A. L'indigène du territoire civil est justiciable des
tribunaux ordinaires pour les crimes et délits commis
en territoire civil.
Il est justiciable du conseil de guerre, si le crime
ou délit a été commis en territoire militaire.
— 118 —
B. L'indigène du territoire militaire est justiciable :
1° Des tribunaux ordinaires pour les crimes et, dé-
lits commis en territoire civil.
Et, pour tous les crimes commis en territoire, mi-
litaire, il est justiciable:
2° Des tribunaux ordinaires et des cours d'assises
pour tous les crimes et délits commis de complicité
avec un européen.
3° Du conseil de guerre pour les crimes et les dé-
lits, même les plus insignifiants, commis au détriment
d'européens ou d'israélites, ou encore d'indigènes.
4° Du conseil de guerre, seulement pour les crimes
commis contre les personnes indigènes ou la chose
publique.
5° Des commissions disciplinaires de subdivision
pour les crimes (sans violences), contre la propriété
indigène et pour les délits graves contre les personnes
indigènes (1).
6° Des commissions disciplinaires de cercle pour
certains crimes de vol et pour tous les délits commis
au préjudice d'indigènes.
7° De mesures administratives, prononçant l'inter-
nement en France ou en Algérie (deux mois maximum),
et dès amendes pour tous les délits politiques et les
contraventions.
Ces quatre dernières juridictions, n'ont pas d'ail-
(1) Voir dans Ménerville, Dictionnaire de Législation Algérienne,
page 77, tome I, les diverses dispositions qui ont été successivement
adoptées dans l'organisation de ces tribunaux exceptionnels dont le seul
défaut a toujours été d'être beaucoup trop paternels. Les commissions
disciplinaires de subdivision ont dans leur composition un membre du
parquet ou un. juge de paix; elles prononcent jusqu'à un an de prison
et 1000 francs de dommages-intérêts. Les commissions discipli-
naires de cercle, exclusivement composées de militaires, prononcent
deux mois de prison et 500 francs de dommages-intérêts.
— 119 —
leurs de ligne de démarcation bien précises ; des cir-
culaires administratives les déterminent grosso modo,
mais, en réalité, l'autorité militaire choisit la compé-
tence qu'elle juge convenable.
Voilà pour la juridiction ; quant à la police judi-
ciaire, elle est exercée en territoire civil par les fonc-
tionnaires habituels, et en territoire militaire par les
officiers des affaires arabes (1). En dehors des agglo-
mérations urbaines, elle est, toute proportion gardée,
plus efficace en territoire militaire qu'en territoire ci-
vil, où les magistrats, fonctionnaires et agents, ne sont
pas assez au courant des affaires politiques ou admi-
nistratives du territoire indigène, et où, d'ailleurs, ils
ne sont pas suffisamment bien outillés et organisés
pour le rude service qu'ils ont à faire.
Mais si, en territoire civil, bien des crimes et délits
restent sans répression, faute de n'avoir pu connaître
les coupables, cette répression, quand elle a lieu,
est toujours plus rigoureuse qu'en territoire militaire.
Avec les officiers des affaires arabes et les juridic-
tions exceptionnelles énumérées plus haut, moins de
délits échappent peut-être à la répression, mais cette
répression est beaucoup trop paternelle. Les commis-
sions disciplinaires, notamment celles de cercle dont
la compétence est très-faible, ne produisent plus
aujourd'hui aucune impression sur les mauvais sujets
et les malfaiteurs de profession.
L'incarcération en Algérie, et pour une courte du-
rée, n'effraie plus personne, aujourd'hui que les indi-
gènes savent combien est doux notre régime péniten-
ciaire ; et comme chez eux, le sens moral est légère-

(1) Le décret du 15 mars 1860 confère aux officiers des affaires


arabes la qualité d'officier de police judiciaire en territoire militaire.
— 120 —
ment atrophié, ils ne considèrent comme peine réel-
lement effective que l'amende et la déportation.
Toulon et Cayenne les effraient beaucoup.
De la situation que nous venons d'esquisser ressort,
au point de vue moral, comme au point de vue pra-
tique, de grands inconvénients.
1° La multiplicité des juridictions criminelles en-
traîne une énorme différence entre les peines pronon-
cées pour les mêmes crimes ou délits (1).
Vis-à-vis d'une société que nous voulons moraliser, il
ne faut pas avoir deux poids et deux mesures ; vis-à-
vis d'une société que nous avons la prétention de
fondre un jour avec la nôtre, il ne faut pas tenir
à distance ceux qui la composent, par un échafau-
dage compliqué de juridictions spéciales et excep-
tionnelles.
2° La mauvaise organisation ou l'insuffisance de la
police judiciaire sur certains points des territoires in-
digènes, entraîne l'impunité d'un trop grand nombre
de méfaits, et vis-à-vis d'une société en décadence et
manquant de sens moral, il faut que la police judi-
ciaire soit assez efficace pour qu'aucun méfait n'échappe
à l'action pénale.
3° Une pénalité trop peu afflictive et un régime pé-
nitentiaire trop confortable (2), ôtent à la repression
(1) Des crimes qui tombent sous le coup des articles 381, 383, 384,
385, 386 du Code pénal, sont le plus souvent déférés en territoire mi-
litaire à des commissions disciplinaires qui ne peuvent pas prononcer
de peine supérieure à un an de prison.
(2) Cette épithète est la seule couvenable. A. Aïn-el-Bey, les détenus
de la province de Constantine, sont mieux nourris, mieux logés, mieux
abrités, mieux couchés, mieux soignés qu'ils ne le seraient dans leurs
tribus. Pour l'indigène dont les besoins sont tout à fait primordiaux,
il y a dans cette prison un véritable confortable. La vie, d'ailleurs, y
est fort douce. Il y a toujours plus d'ouvriers qu'il n'en faut pour les
— 121 —
toute influence moralisatrice ; l'indigène, que vous
traitez avec si peu de rigueur, ne croira jamais avoir
commis un méfait bien grave, et, le cas échéant, il
recommencera. Le kabyle continuera à avoir la main
trop prompte et l'arabe continuera à voler.
4° La lenteur extrême des instructions judiciaires
faites devant les cours d'assises et les conseils de
guerre, nuit à la bonne administration de la justice.
Seule, l'information immédiatement faite sur les lieux
et sans désemparer a quelque chance de réussite, le
témoin indigène, sorti du milieu où le crime a été
commis, n'a plus aucune valeur testimoniale ; ou c'est
un enemi mentant pour perdre l'accusé, ou c'est un
indifférent, qui, n'étant plus sous l'impression du mé-
fait commis et se trouvant dépaysé à quelque cin-
quantaine de lieues de, chez lui, ne voit plus dans
l'accusé qu'un de ses « pays » ou de ses « cousins (1), »
que son témoignage peut sauver, et, sous l'empire de
ce sentiment beaucoup plus fort qu'on ne le croit gé-
néralement, le témoin, qui trois mois plus tôt racon-
tait tous les détails du crime commis sous ses yeux,
ne sait plus rien, n'a rien vu, et proteste de l'inno-
cence de l'accusé.
Tous ces inconvénients sont extrêmement graves,"
ils ne peuvent subsister plus longtemps. Selon nous,
il serait très-facile de les faire disparaître en prenant
les mesures suivantes :

quelques travaux de jardinage qui sont à faire, et il y a toujours là


quelques vigoureux kabyles enchantés de' travailler, qui se chargent
volontiers de la besogne de leurs co-détenus arabes, ainsi exemptés de
la seule chose susceptible de les affecter un peu.
(1) L'expression « ben ami, » fils de mon oncle paternel, est le
terme consacré pour dire ; un indigène de mon village, de mon douar,
de ma tribu.
— 122 —
1° Faire ressortir tous les délits à la juridiction d'un
juge de paix placé sur les lieux.
2° Appliquer partout le code pénal ordinaire qui
édicté une pénalité très-suffisante, tout en laissant au
juge du fait, une grande latitude dans l'application de
la peine.
3° Supprimer les lenteurs de l'instruction judiciaire
en la remplaçant par des procès-verbaux détaillés de
l'information faite sur place par l'officier de gendar-
merie.
4° Confier partout la police judiciaire à des officiers
de gendarmerie connaissant à fond les affaires indi-
gènes.
5° Confier en outre à ces mêmes officiers les
fonctions du ministère public aux audiences des juges
de paix jugeant correctionnellement.
CHAPITRE III.

JUSTICE CIVILE CHEZ LES KABYLES.

On n'offense jamais plus les hommes


que lorsqu'on choque leurs cérémonies
et leurs usages. Cherchez à les oppri-
mer, c'est quelquefois une preuve de
l'estime que vous en faites ; choquez
leurs coutumes, c'est toujours une
marque de mépris.
MONTESQUIEU.

Parmi les choses d'importation française que le


kabyle déteste le plus, il faut mettre en première
ligne : la justice du cadhi. Si ce cadhi est de la tribu,
il a son parti, et sa justice est toujours réputée enta-
chée de prévarication ; s'il est étranger, il n'a dans le
pays aucune influence pour le soutenir, et comme il
veut faire plier les coutumes locales, qui ne sont pas
toujours édifiantes, devant le droit musulman qui ne
l'est guère plus, il devient très-vite profondément an-
tipathique aux populations ; d'ailleurs, le cadhi arabe
a contre lui, en pays kabyle, les mêmes causes d'ini-
mitié que le caïd, et il les augmente encore par sa
morgue de taleb et surtout par les froissements résul-
tant de l'application d'une loi qui n'est pas celle du
pays (1). Nous savons bien que l'institution du cadhi

(1) Cette haine des kabyles contre le droit musulman, appliqué par
des cadhis arabes, a une vigueur et une énergie dont on n'a pas d'idée.
Étant en pays habyle, quand j'avais réglé quelque petite affaire soumise
— 124 —
en pays de montagnes a eu pour but de protéger les
droits de la femme contre les coutumes kabyles qui
les déshéritent d'une façon absolue. Mais le remède a
été pire que le mal ; cette prétendue justice que les
cadhis arabes rendent en notre nom, les kabyles nous
la reprochent tous les jours, et elle n'est en réalité
qu'un ferment de discorde et une cause de désordres.
Quant au sort des femmes, il ne s'est pas amélioré ;
les moeurs ont été plus fortes que les décisions juri-
diques de magistrats antipathiques.
Est-ce à dire que la justice des djemâa, telle qu'elle
est organisée dans un petit nombre de tribus du
Djurjura, soit quelque chose de parfait ? Certainement
non, et dans la pratique, elle offre même bien des
inconvénients. Le plus grave est que les jugements
rendus sont le plus souvent sans appel possible et
comme les djemâa en pays kabyles sont des assem-
blées politiques autant qu'administratives, les mino-
rités sont souvent sacrifiées, et le succès du procès,
est variable selon le soff (1) des plaideurs.

à mon arbitrage et que le perdant ne voulait pas s'exécuter de bonne


grâce, je n'avais qu'aie menacer de l'envoyer devant le cadhi, pour
que ma décision fut de suite exécutée avec empressement. Dans une
autre tribu, on a vu un jour plus de cinq cents individus faire en pré-
sence de leur cadhi et devant le commandant supérieur une manifesta-
tion énergique pour demander qu'on leur donnât un juge de paix fran-
çais. Bien souvent, du reste, des amins ou des notables avaient fait
directement la même demande au chef du bureau de qui je tiens ces
détails, il y à de cela trois ans, le cadhi fonctionne toujours tant bien
que mal, et le juge de paix n'est pas venu, cela aurait froissé un
grand chef indigène !
(1) Soff, parti politique. Dans chaque village kabyle, il y a toujours
deux soff, non pas des soff en faveur de tel ou tel personnage comme
en pays arabe, mais des soff purement municipaux et dont les dénomi-
nations sont exclusivement géographiques. Tels sont sur certains
points: le Soff-el-Tatani, parti de la plaine opposé au Soff-el-Fouquuni,
— 125 —
Puis avec les habitudes d'ordre, de calme et de paix
que nous avons introduites et affermies dans le pays,
les coutumes locales, qui, nulle part, ne sont écrites
ou codifiées, tendent chaque jour à tomber en désué-
tude. Développés souvent outre mesure par la prospé-
rité résultant de l'état de tranquillité du pays, les in-
térêts privés ne reculent plus devant rien pour cher-
cher à se développer au détriment du voisin, aussi
n'est-il pas rare de voir un kabyle condamné par- le
droit coutumier, aller implorer l'intervention d'un
taleb ou cadhi qui lui donne raison au nom du droit
musulman. D'où, grand scandale dans le pays, quel-
quefois des rixes et toujours des rivalités et des haines
aussi préjudiciables à l'ordre public .qu'à l'impartialité
de la djemâa appelée à juger au milieu des agitations
politiques.
La surveillance de la justice rendue par les djemâa
(dans les pays où elles sont constituées en juridiction
légale), est confiée aux officiers des affaires indigènes.
Dans chaque cercle, un officier enregistre les juge-
ments rendus par les djemâa et au besoin, refuse de
rendre exécutoires les jugements qui lui paraissent
entaches de partialité ou dangereux * pour l'ordre
public.
Ce contrôle direct de l'officier est fort bon, mais il
n'est pas suffisant ; l'officier n'a pas qualité pour révi-
ser un jugement rendu et il ne constitue pas une ju-
ridiction d'appel. Si la djemâa se passionne et se
divise, comme cela arrive fréquemment, il n'est plus
possible de régler les affaires; la fomentation d'une
djemâa composée des notables des tribus voisines est

parti des hauteurs. Sur d'autres points, on trouve le Soff-ed-Dahri et


le Soff-el-Guebli (Nordistes et Sudistes), etc., etc.
— 126 —
alors nécessaire, mais le jugement qu'elle rend peut
être attaqué par les intéressés qui demeurent toujours
libres d'interjeter appel devant le tribunal français le
plus proche (1).
Ces appels mêmes n'offrent pas encore toutes les
garanties désirables; souvent, les juges français, trop
peu au courant des coutumes et surtout des intrigues
locales, s'occupent plus de la forme que du fond, et
examinent une question de jurisprudence, là où il se-
rait plus équitable de reprendre l'affaire ab ovo et de
l'examiner simplement au point de vue des faits et du
droit naturel.
Organiser avec ce qui existe déjà en Kabylie des
institutions judiciaires offrant de sérieuses garanties,
ne serait pas difficile.
Il suffirait de poser le principe que les jugements
des djemâa sont de simples arbitrages volontaires qui
ne peuvent être rendus exécutoires qu'autant qu'il en a
été ainsi ordonné par le juge de paix placé sur les
lieux, et toujours libre de réviser le jugement soumis
à son tribunal, si l'une des deux parties demande cette
révision, ou si le jugement est contraire aux principes
généraux du droit français.
Un juge français en pays de montagnes fonctionnera
très-facilement et à la plus grande satisfaction des
kabyles, non pas, seulement comme contrôle et comme
juge d'appel, mais bien encore comme juge de pre-
mière instance, accepté par les deux parties ou tout
au moins réclamé par l'une d'elles (2). Bien « outillé »
(1) En Algérie, deux tribunaux de première instance sont chargés
de prononcer sur les appels en matières musulmanes.
(2) Généralement, par celle qui croit le plus sincèrement avoir rai-
son. Sûr de son droit, le kabyle essaie toujours de soumettre son affaire
à l'arbitrage de l'officier français. S'il doute de son droit, il s'adresse
directement au cadhi.
— 127 —
pour se transporter rapidement sur les lieux du litige,
qui le plus ordinairement en pays kabyle, est une
affaire de propriété, de clôture ou de droit d'usage, le
juge français acquerra vite une grande influence sur
les qbaïls, déjà fort bien disposés pour la justice fran-
çaise. Et pour augmenter encore cette influence et
l'amener à faire disparaître un jour le pouvoir judi-
ciaire, des djemâa, il suffira de codifier avec soin dans
chaque arrondissement les coutumes locales et de les
appliquer sincèrement en tout ce qu'elles ont de
compatible avec les principes généraux de nos lois et
les nécessités de soumission politique du pays.
CHAPITRE IV.

JUSTICE CIVILE CHEZ LES ARABES.

On n'offense jamais plus les hommes


que lorsqu'on choque leurs cérémonies
et leurs usages. Cherchez à les oppri-
mer, c'est quelquefois une preuve de
l'estime que vous en faites ; choquez
leurs coutumes, c'est toujours une
marque de mépris.
MONTESQUIEU.

Chez les Arabes, les habitudes aristocratiques qui


dominent dans la tribu, se retrouvent jusque dans
l'organisation de la justice. En principe, c'est le chef
naturel de la tribu qui a le droit de haute et basse
justice, et comme pour appliquer la loi, il faut la con-
naître quelque peu, le djouad arabe, souvent illettré,
a près de lui son docteur en droit, son cadhi, person-
nage religieux qui écrit les jugements de son seigneur,
rend la justice en son nom et fait en outre les fonctions
de prêtre, de notaire et de secrétaire intime.
Dès notre arrivée en Algérie, nous avons cherché à
mettre un peu d'ordre dans ce chaos d'attributions, et
nous nous sommes surtout attachés à, faire du cadhi,
un magistrat indépendant du chef noble.
Nous avons réussi, dans certaines limites ; théori-
quement, le cadhi n'est plus Thomme-lige du caïd et
ses fonctions se bornent aujourd'hui à celles de juge,
notaire, huissier, curateur. Au fond, le cadhi est resté
— 129 —
à peu près ce qu'il était, c'est-à-dire un justicier, in-
digène tout dévoué à son seigneur, et parfaitement
indigne du nom de magistrat que nous lui prodiguons
dans tous nos textes officiels.
L'arabe a autant à souffrir du cadhi que du chef
indigène, mais il est habitué à s'en servir, il le re-
garde comme un mal nécessaire, et il s'en sert même
volontiers, parce qu'il espère toujours à force d'in-
trigues, de flatteries et de corruptions, réussir à se
faire donner gain de cause. Asservi par une longue
servitude, il a le sens moral complètement atrophié ;
pour lui, la justice ne consiste qu'à récompenser con-
venablement le dévouement et les services rendus,
aussi trouve-t-il tout naturel de chercher par fas et
nefas à s'attirer les bonnes grâces de son juge natio-
nal et traditionnel.
Essayer en pays arabe de supprimer le cadhi, nous
créerait d'énormes difficultés, parce que nous nous
mettrions à dos la noblesse et le clergé, intéressés
tous deux à voir se perpétuer les abus dont ils vivent,
et aussi les masses ignorantes dont le fanatisme
s'alarmerait facilement de cette suppression de ma-
gistrats religieux autant que civils, et formellement
reconnus par le Coran. Le cadhi est aujourd'hui passé
dans les moeurs arabes, il ne nous est pas loisible de
le faire disparaître tout d'un coup, tout ce que nous
pouvons faire, c'est de l'annihiler peu à peu. Et ce à
quoi nous devons d'abord nous attacher, c'est à bien
montrer à tout le monde que cette justice des cadhis
n'a, en fait et en droit, absolument rien de commun
avec la justice des magistrats français ; or, jusqu'ici,
c'est précisément le contraire que nous avons fait. A
force de vouloir entourer de garanties cette prétendue
justice des cadhis, nous sommes arrivés à ce résultat
— 130 —
monstrueux, de faire appliquer la loi musulmane
« au nom du peuple français ; » les jugements des
cadhis portent en effet le même libellé et le même
mandement que ceux émanant de nos tribunaux fran-
çais. Toutes ces dispositions surannées et absurdes,
toutes ces monstruosités blessantes, immorales, con-
tenues dans la loi du prophète, toutes ces iniquités
provenant du fait de justiciers prévaricateurs, sont
imposées au nom de cette France qui se dit, à juste
titre, la propagatrice du progrès et de la civilisa-
tion !
Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que ce libellé qui
est un scandale pour nous autres français, n'en est
pas un moindre pour les arabes éclairés. En droit mu-
sulman, un jugement n'est valable et régulier qu'au-
tant qu'il est rendu conformément à la loi du pro-
phète, et cette loi ne permet pas de rendre la justice
au nom d'un souverain chrétien, ou au nom d'un
peuple infidèle, et ne reconnaît pour grand juge légi-
time, qu'un prince musulman, un chef des croyants,
« émir el moumenin. »
Il eût été certainement plus sage et plus digne de
ne pas faire ainsi du nom de la France, le point de
mire des attaques des savants musulmans.
Il eût été aussi plus sage et plus digne de ne pas
mélanger ensemble la justice des cadhis et celle des tri-
bunaux français, et c'est ce qu'on a fait en chargeant les
parquets français de la surveillance des cadhis, et les
tribunaux de première instance de l'appel des juge-
ments rendus par ces mêmes cadhis.
Outre les inconvénients que nous avons déjà signa-
lés à propos des djemâa, ces tribunaux d'appel ont
encore celui d'être obligés d'admettre a priori l'ho-
norabilité, du cadhi, magistrat régulièrement investi et
— 131 —
assermenté, et de ne s'occuper que de la jurisprudence
employée et de la forme régulière du jugement du
cadhi, il en résulte que ces jugements sont générale-
ment confirmés, quand ils émanent de cadhis suffi-
samment instruits et habiles à appliquer les textes de
droit, quoique d'ailleurs d'une moralité plus, que
suspecte..
Ainsi, en ce qui concerne la justice musulmane,
notre grand tort a été d'attacher une trop grande im-
portance et un trop grand prestige aux jugements des
cadhis, alors que la raison, la justice, la morale et la
politique nous conseillaient une toute autre ligne de
conduite.
Nous avons promis aux indigènes de respecter
leur religion et leurs moeurs, nous ne pouvons donc
pas supprimer complètement l'institution des cadhis,
quelque mauvaise qu'elle soit ; mais notre rôle est tout
indiqué, il doit se borner à une simple tolérance.
Nous pourrions par exemple regarder les décisions du
cadhi, soit comme des jugements rendus sous une loi
étrangère par des juges étrangers, soit comme des
décisions arbitrales, n'ayant de caractère obligatoire,
qu'autant qu'un juge français les auraient rendues
exécutoires.
Toutefois, comme la loi musulmane est très-chère
aux indigènes, et qu'il est de bonne politique de ne
pas affecter d'en faire mépris ; comme de l'autre, les
lumières des savants musulmans peuvent nous être
d'un grand secours pour les questions judiciaires lo-
cales, il faudrait trouver un moyen de ménager, à la
fois, l'orgueil national et religieux des arabes, la vanité
ombrageuse des lettrés et les intérêts de la justice
française.
Le moyen le plus simple serait de décerner à ces
10
— 132 —
lettrés, certains titres honorifiques auxquels seraient
reconnus certains droits.
On pourrait avoir en pays arabe des docteurs ès-
droit musulman, et en pays kabyle des docteurs
ès-droit coutumier ; au lieu d'un diplôme insignifiant
pour eux, on leur délivrerait un cachet spécial, ce
cachet (haute faveur pour un indigène), permettrait à
ces jurisconsultes de donner un caractère authentique,
non pas à des jugements, mais à des décisions arbi-
trales, qui, dans certains cas, pourraient être rendues
exécutoires par ordonnance du juge français, et qui,
dans d'autres cas, lui serviraient de documents pour
motiver un jugement.
Ainsi, les cadhis, au lieu d'être des juges, ne
seraient plus vis-à-vis de la loi française que des
experts-jurés, des arbitres, les mahakma cesseraient
d'être constituées administrativement, mais les mu-
sulmans resteraient toujours libres de se choisir, d'un
commun accord, tels arbitres qu'ils jugeraient conve-
nable, sous la réserve toutefois que ces arbitres soient
reconnus par le gouvernement français comme offrant
certaines garanties de capacité et d'honorabilité
privées.
Dans le même ordre d'idées, nous devrions ne con-
sidérer les actes faits par les cadhis-notaires, que
comme des actes sous-seing privé ne faisant foi que
jusqu'à preuve du contraire, tant qu'ils n'auraient
pas été affirmés devant un officier ministériel fran-
çais.
C'est, en effet, dans leurs fonctions de notaire
que les cadhis commettent le plus d'abus criants,
parce qu'il n'y a là ni contrôle, ni garantie sé-
rieuse. Le cadhi-notaire doit être laissé aussi com-
— 133 —
plètement en dehors du patronage français que le
cadhi-juge (1).

(1) Le cadhi-notaire fait tous les actes que l'on veut, et aussi tous
les actes qu'il veut. Ses deux adouls (assesseurs), témoins instrumen-
taires, lui suffisent pour qu'un acte fait pour ou contre des illettrés,
soit valable et authentique (même devant la justice française). Plus
tard, le cadhi-juge vise dans ses considérants les actes qu'il a établis
comme notaire, les déclare parfaits et prononce un jugement inatta-
quable en droit. Le cadhi est encore huissier, et fait exécuter ses ju-
gements plus ou moins vite, plus ou moins rigoureusement; c'est en-
core là une énorme source d'abus. J'ai vu des jugements restés inexé-
cutés pendant des mois entiers. A la fois notaire, juge et huissier dans
la même affaire, quel est l'homme qui ne faiblirait pas sous un tel
fardeau.
CHAPITRE V.

RESUME ET CONCLUSION. — BASE D UN PROJET DE LOI


SUR L'ORGANISATION JUDICIAIRE EN ALGÉRIE.

Il faut simplifier, coordonner les


règles et les ramener à l'unité île doc-
trine, simplifier les moyens et les ra-
mener à l'unité d'exécution.
Général TROCHU.

Bases d'un projet de loi.

TITRE Ier.
DISPOSITIONS GÉNÉRALES.
1. La justice en Algérie, ne peut être rendue que
par des magistrats français et dans les formes prévues
par les lois.
2. Les cadhis et les djemâa continueront à con-
naître des affaires civiles entre musulmans, mais sim-
plement comme arbitres reconnus, et non plus comme
juges.
TITRE II.
ORGANISATION. — PERSONNEL.

SECTION 1re.
— Des juges d'arrondissement.
3. Dans chaque arrondissement (de gendarmerie),
— 136 —
où n'existera pas de tribunal de première instance, il
y aura un juge de paix qui prendra le nom de juge
d'arrondissement, et dont la compétence et les attri-
butions seront réglées par la présente loi.
4. Nul ne pourra être juge d'arrondissement, s'il ne
sait parler et déchiffrer l'arabe, et s'il n'est licencié
en droit. Il devra en outre remplir une des deux
conditions suivantes : 1° Avoir été pendant deux ans
au moins juge titulaire d'un tribunal de première
instance, ou substitut du procurenr de la République.
2° Avoir été pendant quatre ans, juge suppléant, juge
de paix ou attaché au parquet d'une cour d'appel.
5. Les juges d'arrondissement auront le rang et la
position de vice-présidents de tribunal. Ils font partie
intégrante du personnel du tribunal de première
instance le plus voisin.
6. Ils ne toucheront aucune indemnité pour les dé-
placements faits dans l'arrondissement, mais ils seront
montés à titre gratuit, et toucheront en argent ou en
nature la nourriture de deux chevaux ou mulets (1).

SECTION 2. — Personnel secondaire.


7. Dans chaque justice d'arrondissement, il y
aura :
1 Greffier.
1 Commis-greffier.
1 Interprète judiciaire assermenté.
2 Chaouchs (2).

(1) Une bête de selle, une bête de bât, afin que le juge ne soit ja •
mais forcé d'accepter la diffa, qu'on viendra toujours lui offrir dans
ses tournées.
(2) Un pour le service de la résidence et du bureau, et un pour
l'écurie et le service des tournées.
— 137 —
8. A défaut d'huissier titulaire dans l'arrondisse-
ment, les fonctions en seront remplies par un briga-
dier de gendarmerie.
9. Les greffiers des justices d'arrondissement
peuvent, à défaut de titulaires, remplir les fonctions
de commissaire-priseur et celles de notaire.
Ces dernières fonctions ne seront exercées que
dans de certaines limites et pour les actes compris
dans la nomenclature annexée à la présente loi (1).
10. Il y a dans chaque greffe, une chambre spé-
ciale où sont classées les archives et minutes des
actes notariés.
Ces archives sont destinées à être remises au titu-
laire de l'office qui viendrait à être créé dans l'arron-
dissement.
TITRE III.
ADMINISTRATION DE LA JUSTICE.

SECTION lre. — Juridiction civile et compétence des juges


d'arrondissement.
11. Le juge d'arrondissement connaîtra directement
et sans arbitrage préalable, de toute affaire civile

(1) Déjà, les fonctions de commissaire-priseur sont, en Algérie,


exercées par les greffiers. Parfois même, les fonctions de notaire leur
ont été données temporairement par délégation du titulaire absent ou
empêché. Il s'agit simplement de régulariser et surtout de généraliser
ces attributions exceptionnelles.
Mon incompétence ne me permet pas d'entrer dans le détail de la
nomenclature que j'indique. Je me bornerai donc à dire qu'il faut que
le colon isolé, le négociant, l'indigène puissent trouver sur place un
officier ministériel qui donne un cachet authentique à des actes usuels
de fermage, bail, association, transaction mobilière et immobilière, etc.
Chacun sait que l'impossibilité où se trouvent les colons de faire faire
ces actes sans des déplacements énormes et toujours onéreux, entrave
énormément les affaires. Pour avoir une procuration authentique, un
— 138 —
entre musulmaus, lorsqu'une des deux parties le sai-
sira de l'affaire.
12. Le juge pourra néanmoins, s'il le juge néces-
saire, ordonner un arbitrage préalable ; dans ce cas,
il nommera lui-même les arbitres, les parties étant
entendues.
13. En matière civile et commerciale, entre mu-
sulmans, le juge appliquera la loi française, mais au-
tant que possible, concurremment avec le droit mu-
sulman et le droit coutumier, en tout ce qui n'est pas
contraire aux principes généraux du droit français.
14. En matière de questions d'état et de famille, il
pourra appliquer la loi musulmane. Dans ce cas, il se
fera assister de deux, ou quatre arbitres musulmans,
acceptés contradictoirement par les parties. La déci-
sion des arbitres ne forcera en rien celle du juge,
mais il sera tenu de la viser dans son jugement.
15. Lorsque le juge d'arrondissement sera saisi
d'une affaire précédemment soumise à l'arbitrage d'un
cadhi ou d'une djemâa, il jugera l'affaire à nouveau
quant au fond, et visera dans son jugement la décision
arbitrale dont appel a été porté devant lui.
16. Il pourra aussi, s'il le juge convenable, et si
les deux parties se présentent volontairement devant
lui et se déclarent satisfaites, se borner à rendre une
ordonnance d'exécution dans laquelle mention sera
faite de l'accord des deux parties.
Cet exécutoire sera dans ce cas définitif et sans
appel (1).

colon des environs de Tébessa, Biskra, Bouçâada doit faire de 50 à 60


lieues, (retour compris), dans des pays où il n'y a souvent ni routes ni
voitures.
(1) Conférez articles 20123 du code civil et 545, 546, 1021, 1022,
1028 du code de procédure civile.
— 139 —
17. Le juge d'arrondissement connaîtra en dernier
ressort de toutes les actions personnelles et. mo-
bilières en matières civiles et commerciales, dont
la valeur ne dépassera pas 500 francs.
18. Il connaîtra sous bénéfice d'appel devant le tri-
bunal de première instance le plus voisin : 1° Entre
européens et indigènes ou entre indigènes seulement,
de toutes les affaires qui lui seront soumises, quelle
qu'en soit la nature ou la valeur ; 2° Entre européens
seulement : de toutes les affaires réputées matières
sommaires par l'article 404 du code de procédure ci-
vile, de toutes celles jugées comme telles, conformé-
ment à l'article 1 de la loi du 11 avril 1838, ou
conformément à toute autre loi qui pourrait inter-
venir.
19. Le juge d'arrondissement exerce les fonctions
de président de première instance, comme juge de
référé en toutes matières, et il peut, comme eux, or-
donner toute mesure conservatrice (1).
20. La procédure civile dès justices d'arrondisse-
ment est celle actuellement en usage devant les justices
de paix à compétence étendue.

SECTION 2.
— Juridiction criminelle et compétence.
21. En matière criminelle ou correctionnelle, le'
juge d'arrondissement ne peut appliquer que la loi pé-
nale française.
22. Il ne peut prononcer que des peines correction-
nelles.
23. En matière correctionnelle, le juge d'arrondis-

(1) Cet article est la reproduction formelle d'une décision impériale


du 19 août 1854 qui confie en Algérie ces attributions aux juges de
paix à compétence étendue. Voir Dictionnaire de Législation Algérienne
de Ménerville, page 417, tome I, ou Bulletin Officiel, n° 470.
— 140 —
sèment connaîtra de tous les faits qualifiés délits par
la loi.
24. En matière criminelle, il connaîtra de tous
crimes prévus par les articles 385 et 386, lorsqu'il n'y
aura en cause aucun intérêt européen, et que d'ail-
leurs, il n'y aura pas récidive de la part de l'accusé.
25. La police judiciaire sera exercée dans l'arron-
dissement par les officiers de gendarmerie, sous la di-
rection des juges d'arrondissement.
26. Le juge pourra d'ailleurs, toujours se transpor-
ter sur les lieux et faire sur place tous les actes
d'instruction qu'il jugera convenable.
27. Les officiers de gendarmerie, même en matière
de délit, établiront toujours des procès-verbaux d'in-
formation.
Dans le cas de flagrant délit, les procès-verbaux de
constatation et d'information seront toujours établis
sur les lieux et transmis sans retard au juge d'arron-
dissement.
.
28. Les fonctions de ministère public seront exer-
cées aux audiences des juges d'arrondissement par un
des officiers de gendarmerie.
29. L'instruction se fera comme en matière de
simple police et sera publique, conformément a l'ar-
ticle 153 du code d'instruction criminelle.

TITRE IV.
DES ARBITRES INDIGÈNES ET DE LEURS DÉCISIONS
ARBITRALES.

30. Le gouvernement français n'est pas responsable


des actes et décisions arbitrales émanant des arbitres
indigènes.
— 141 —
31. Il n'accorde sa protection à l'exécution des dé-
cisions arbitrales, qu'autant qu'elles ont été rendues
exécutoires par ordonnance du juge d'arrondissement.
32. Il ne considère les actes passés devant les ar-
bitres, que comme acte sous-seing privé ne faisant foi
en justice que lorsqu'ils sont reconnus par les deux
parties, ou bien lorsqu'ils ont été affirmés devant le
greffier faisant fonctions de notaire.
33. Tout taleb qui a subi avec succès les examens
de sortie d'une medersa française (même s'il n'a pas
fait ses études dans la medersa) a qualité pour exer-
cer la profession d'arbitre musulman. Il porte le titre
d'adel et il lui est donné un cachet dé forme spéciale
constatant son nom et son titre.
34. Tout taleb ou adel qui a subi avec succès les
examens supérieurs actuellement établis (1), est ar-
bitre de lre classe, il porte le titre de cadhi et reçoit
un cachet spécial.
35. Les titres de cadhi ou d'adel sont des certificats
de capacité et ne confèrent aucune fonction publique.
36. Néanmoins, l'exercice de la profession d'arbitre
musulman peut être réglementé, notamment en ce qui
concerne le taux des honoraires à percevoir.
37. Les arbitres musulmans peuvent assister les
indigènes devant le tribunal du juge d'arrondissement,
mais à titre de défenseurs officieux.
38. Il est dressé dans chaque greffe de justice d'ar-
rondissement, un tableau des cadbis et adels agréés
comme arbitres-experts.
39. Ils ne peuvent exercer dans un autre arrondis-
sement que celui où ils sont inscrits, à moins d'une

(1) Décisions du gouverneur-général, en date des 1er. août et


15 septembre 1869.
— 142 —
permission spéciale du juge de cet arrondissement.
40. Est privé de son cachet et déchu de sa qualité
d'arbitre, tout cadhi ou adel qui se sera rendu cou-
pable d'un fait qualifié crime on d'un délit prévu par
les articles 453, 156, 161, 162, 204, 205, 236, 362,
363, 364, 366, 373, 406, 407, 408, 409 du code pénal.
41. Une décision, un" acte arbitral doit, pour être
régulier, émaner d'au moins trois arbitres et porter en
haut et en bas les empreintes lisibles des cachets des
dits arbitres.
42. Néanmoins, est réputé régulier, tout acte ou
décision arbitrale émanant d'une djemâa de douars
constitués, et portant simplement en haut et en bas,
l'empreinte lisible du cachet du président du douar et
la signature du secrétaire du douar.
LIVRE IV.

SÉCURITÉ FUBLIQJJE. JaENDAF^MERIE

ET OCCUPATION MILITAIRE.

La première de toutes les libertés en


Afrique, c'est la sécurité, c'est l'assu-
rance de conserver sa tète et de ne
pas se voir ravir sa femme, ses en-
fants et les récoltes qu'on a semées.
Maréchal BUGEAUD.

CHAPITRE PREMIER.

GENDARMERIE ALGÉRIENNE.

Les services que rend aujourd'hui la gendarmerie en


Algérie sont très-grands, mais ils sont bien loin d'être
suffisants, et cela, hâtons-nous de le dire, ne provient
nullement du fait des hommes qui composent la légion
d'Afrique ; bien au contraire, il est étonnant qu'ils
puissent tant faire avec une organisation aussi défec-
tueuse que celle qui la régit.
Ici, le rôle de la gendarmerie devrait être surtout
— 144 —
d'agir vis-à-vis des indigènes qui ont besoin d'une
surveillance constante et toujours quelque peu
coercitive ; or, le règlement de la gendarmerie est au
contraire fait uniquement pour agir dans un pays par-
faitement organisé, compact, exclusivement peuplé de
français, et de plus, administré par une multitude
« d'autorités constituées, » toujours à proximité des
gendarmes, et pouvant les conseiller, les diriger, les
commander même (en passant, bien entendu, par les
formalités légales).
En Algérie, rien de tout cela ne se rencontre ; le
plus souvent, le gendarme est isolé, loin de ses chefs,
loin des autorités, souvent même, loin de toute société
européenne; son rôle qui, aujourd'hui, se borne à
fonctionner régulièrement et correctement, devrait
être élargi, et, surtout, rendu plus effectif vis-à-vis
des indigènes.
Pour cela, il faut d'abord que les gendarmes aient
des chefs qui connaissent le pays et les affaires indi-
gènes, afin de. guider et d'éclairer leur surveillance
dans les tribus. Ceci n'existe pas aujourd'hui, les offi-
ciers de gendarmerie sont par position complètement
étrangers aux affaires indigènes, aussi, quels que
soient leur mérite et leur bon vouloir, ils ne sont pas
en état de prescrire des mesures de surveillance bien
effectives vis-à-vis des populations indigènes résidant
à quelque distance des villes françaises.
Les véritables officiers de gendarmerie en pays
arabe ou kabyle, sont, dès à présent, les officiers des
affaires arabes, et dans de certaines limites, les offi-
ciers des spahis ; et loin des agglomérations françaises,
les véritables gendarmes sont les spahis et cavaliers
du bureau arabe. Et même, dans les villes de l'inté-
rieur, c'est toujours au bureau arabe que s'adressent
les maires pour obtenir sur leurs marchés suburbains,
— 145 —
une surveillance et une tranquillité que la gendarme-
rie ne suffit pas à assurer.
Aussi, la première réforme que nous voudrions voir
faire en ce qui concerne la légion d'Afrique, serait de
la fondre avec les escadrons de spahis en smala, et
avec les officiers des bureaux arabes.
Les régiments de spahis ne comprendraient plus
que des escadrons de marche, composés exclusive-
ment de célibataires; une courte expérience a suffi
pour montrer que ces escadrons valaient mieux que
ceux de smala, du moins, tel est l'avis de bon nombre
d'officiers de spahis.
Cette fusion permettrait, avec l'adjonction de quel-
ques cavaliers, d'augmenter dans de notables propor-
tions la gendarmerie d'Afrique. On pourrait en former
au moins trois légions qui constitueraient dans l'arme
une section à part, dite gendarmerie algérienne.
Cette première réforme opérée, il faudrait remanier
en partie le décret du 1er mars 1854, portant règle-
ment sur l'organisation et le service de la gendarme-
rie, afin de mettre cette organisation en harmonie
avec les nécessités et les besoins du service en Algé-
rie.
Déjà, à propos de l'organisation du district des com-
munes mixtes et des justices d'arrondissement, nous
avons indiqué quelques-unes de ces modifications,
qu'il conviendrait d'apporter à ce règlement, il en est
d'autres non moins importantes qui peuvent se résu-
mer en quelques données générales ; les proncipales
seraient les suivantes :
1° Substituer à l'action du ministre sur les chefs de
légion, celle du commissaire-général pourvu des dé-
légations nécessaires.
2° Mettre la gendarmerie plus dans la main des
— 146 —
préfets et des fonctionnaires de l'ordre judiciaire.
3° Supprimer la formalité des réquisitions pour
tous les services habituels définis dans le règlement,
ne la laisser subsister que pour les choses tout-à-fait
exceptionnelles, et lorsque la gendarmerie croira de-
voir mettre sa responsabilité à couvert avant de défé-
rer à une simple invitation verbale ou écrite.
4° Augmenter ainsi les initiatives et les responsa-
bilités individuelles des officiers et sous-officiers.
5° Mettre le recrutement et les conditions d'admis-
sion en rapport avec les nécessités du service algé-
rien et avec l'extension du rôle donné aux officiers.
Exiger de ces derniers qu'ils sachent assez d'arabe
pour le parler et même quelque peu le déchiffrer et
l'écrire.
6° Faire de la décentralisation sur une grande
échelle en faisant donner l'unité et l'impulsion par
des inspections fréquentes, confiées aux grades supé-
rieurs (commandant de compagnie, commandant de
légion et général inspecteur), dont les fonctions
seraient essentiellement actives et plus directrices
qu'autoritaires.
7° Diminuer les paperasses inutiles en suppri-
mant les unes et réduisant les autres, en substituant
des indications sommaires et résumées aux doubles et
triples des rapports, procès-verbaux, etc., qui ne sont
envoyés que pour ordre à certains chefs ou fonction-
naires.
8° N'avoir partout que des brigades mixtes, (c'est-
à-dire, composées en nombre égal de gendarmes fran-
çais et de gendarmes auxiliaires indigènes).
9° N'avoir que des brigades montées, avec des che-
vaux ou des mulets, selon le pays.
10° Répartir ces brigades en un réseau couvrant le
— 147 —
pays, chaque brigade ayant plusieurs lignes de cor-
respondance et de surveillance.
11° Mettre le costume, le harnachement et l'arme-
ment des gendarmes algériens en harmonie avec les
nécessités.d'un service essentiellement actif et avec
celles résultant du climat africain.
Une réorganisation posée en ces termes ne se fera
certainement pas sans nécessiter quelques dépenses ;
mais, outre les économies réalisées par la suppression
des smalas et du service des affaires arabes, il y aura
pour l'État et l'Algérie, avantage à avoir un système
de surveillance administrative et politique assez bien
établi pour permettre d'espérer la suppression presque
absolue de ces expéditions de guerre, qui, pour ré-
primer ce qu'on n'a pu prévenir, faute d'une surveil-
lance assez bien organisée, grèvent chaque année le
budget de la Guerre et celui de l'Algérie.
On peut d'ailleurs dire de l'organisation de la sécu-
rité publique en Algérie, ce que le maréchal Bugeaud
disait de la colonisation : « La plus fortement consti-
» tuée et la plus rapide, quelles que soient les sommes
» qu'elle coûtera, sera de beaucoup la plus écono-
» mique et la plus pratique. »

11
CHAPITRE II.

OCCUPATION MILITAIRE DE L' ALGÉRIE.

Lorsque nous conquîmes l'Algérie, nous commen-


çâmes naturellement par nous emparer de ce qu'il y
avait de plus facile à prendre, c'est-à-dire des plaines,
que les arabes nous abandonnèrent bien vite, pour
aller se réfugier dans des montagnes inaccessibles,
où nous ne nous engageâmes que beaucoup plus tard.
Nos premiers points d'occupation furent donc dans
la plaine ; la colonisation venant s'installer autour de
nos camps les transforma bien vite en villes et vil-
lages, dont nous fîmes des places fortes, autant pour
abriter nos colons contre des coups de main que pour
affermir notre domination sur les plaines environ-
nantes.
A l'époque où ces établissements se fondèrent, ils
se trouvaient placés dans d'excellentes positions
stratégiques, parce que, maîtres seulement de cer-
taines parties du pays, et ayant à conquérir le reste,
il était logique et rationnel que nos bases d'opérations
fussent choisies en pays découvert et sur des points
facilement accessibles à nos ravitaillements et à nos
renforts arrivant de France.
Mais le jour où, cessant la guerre de conquête, nous
— 150 —
n'eûmes plus devant nous qu'une simple question
d'occupation militaire en un pays mal soumis et qu'il
fallait maintenir par la force, le choix des points stra-
tégiques devait être sensiblement modifié ; il ne s'agis-
sait plus seulement pour nous de garder la plaine, de
façon à pouvoir vivre et agir dans un rayon déterminé
au milieu d'un peuple ennemi, il s'agissait d'être mi-
litairement maître de tout le pays que nous avions
conquis et que nous voulions conserver sous notre, au-
torité.
L'occupation militaire ne devait donc pas se borner
à la plaine, elle devait s'étendre à la montagne, c'est
ce que nous n'avons pas fait. Nous n'avons créé en
pays de montagnes que des établissements insigni-
fiants, qui bien loin d'avoir une importance stratégique,
ne sont au contraire, la plupart du temps, que des
embarras et des charges, parce qu'il faut les ravitailler
à dos de mulet, dans des conditions très-onéreuses en
tout temps, et très-difficiles lors d'une insurrection,
alors que les défenseurs de ces forts isolés peuvent
être bloqués par les insurgés et se trouver dans des
positions très-critiques. Et cependant, l'expérience de
la guerre d'Afrique, comme celle des affaires poli-
tiques indigènes, nous a suffisamment démontré la
nécessité de ne. pas restreindre à la plaine notre occu-
pation militaire.
Aujourd'hui, les montagnes, sans routes et sans cita-
delles, sont de véritables camps retranchés, ouverts à.
tous les fauteurs de désordre. En cas d'insurrection,
les arabes poursuivis dans les plaines se jettent de
suite dans ces montagnes, et là, de gré ou de force,
soulèvent les montagnards et nous entraînent dans des
expéditions bien plus coûteuses et bien plus pénibles
qu'en pays plat. Cela n'arriverait pas, si, au centre de
— 151 —
chaque massif montagneux, nous avions une forte po-
sition militaire, reliée par une bonne route stratégi-
que et carrossable de la plaine à la ville la plus voisine.
Les qbaïls ne commenceront jamais une insurrec-
tion contre une de ces citadelles, si elle est suffisam-
ment forte et bien approvisionnée, parce qu'ils savent
très-bien qu'avec notre artillerie, ils seraient de suite
atteints dans leurs biens et leurs intérêts. Le qbaïl
n'a pas en effet la ressource de faire filer sa famille et
ses troupeaux, et d'aller planter sa tente ailleurs,
comme le fait l'arabe, qui une fois sa moisson termi-
née et ses grains cachés ou vendus, peut aller où bon
lui semble, emportant avec lui et dérobant à notre
poursuite, sa maison, sa famille et ses richesses.
Il est d'ailleurs à remarquer qu'une insurrection en
pays kabyle se localise toujours et n'entraîne pas for-
cément celle de la plaine voisine, tandis qu'il n'y a
pas d'exemple qu'une insurrection arabe n'ait pas en-
traîné infailliblement celle de la montagne voisine qui
sert toujours de refuge ou de point d'appui aux insur-
gés de la plaine.
Nous pouvons donc dire d'une façon générale et
absolue qu'en Algérie, plus que partout ailleurs,
quand on occupe une position stratégique suffisam-
ment forte et bien choisie, au centre d'un pâté mon-
tagneux, on est maître de ces montagnes et des
plaines qui sont au pied, tandis que lorsqu'on occupe
militairement un point de la plaine, on n'est maître ni
de la-montagne, ni même de la plaine, parce qu'avec
un ennemi aussi mobile que les arabes, et sans aucun
établissement fixe, le rayon d'action effectif d'une
place forte, ne dépasse guère la portée de ses canons,
réduits le plus souvent à tirer dans le vide sans- rien
détruire.
— 152 —
Alors même que ces villes de plaine seraient
appuyées à une montagne, comme cela a lieu pour
beaucoup de villes algériennes, les conditions ne sont
nullement modifiées, l'action en plaine n'est ni plus
étendue, ni plus efficace, et la montagne reste toujours
à reconquérir à chaque insurrection. Le point de dé-
part de la colonne est seulement plus rapproché du
lieu de l'expédition, mais les difficultés de cette expé-
dition, ne sont en rien diminuée ou allégées, tant
qu'on n'a point atteint le point stratégique qui est la
clé de la montagne.
Convaincus que nous sommes de la vérité de ce
que nous avançons,: nous voudrions voir les villes de
la plaine, n'avoir que des garnisons de cavalerie pour
faire la police des environs et protéger, par des
patrouilles préventives, les fermes isolées, et nous
voudrions voir créer des centres militaires et straté-
giques dans chacun des pâtés montagneux, et les voir
reliés à la plaine par de bonnes routes, toujours faciles
à faire économiquement avec la main-d'oeuvre mili-
taire (1).
Nous sommes convaincus qu'avec ce mode d'occu-
pation, on empêcherait bien des insurrections d'avoir
lieu.
Les qbaïls, en effet, nous sentant assez en force au
milieu d'eux pour les ruiner, s'ils sont hostiles, et pour

(1) Très-souvent, les routes en pays de montagnes, quand elles sont


bien étudiées, sont, avec la main-d'oeuvre militaire, d'un établissement
plus facile et d'un entretien moins dispendieux que les routes en pays
de plaines, parce qu'on peut presque toujours, au moyen de lacets, les
tenir constamment en déblais sur le flanc de la montagne et parce
qu'elles n'ont généralement pas besoin d'être empierrées comme les
routes de la plaine. En Algérie plus qu'ailleurs, les tracés en déblais
se maintiennent bons très-longtemps, tandis que les remblais n'ont
jamais de solidité et sont d'un entretien très-dispendieux.
— 153 —
les protéger, s'ils sont amis, ne laisseraient générale-
ment pas les arabes envahir leur pays ; ceux-ci n'ose-
raient pas d'ailleurs s'y aventurer, sachant qu'en tête
et en queue, ils sont exposés à nos coups.
Ces centres stratégiques ne seraient pas perdus
pour la colonie urbaine, celle-ci suivant toujours l'oc-
cupation militaire. « La colonisation urbaine, )> dit le
maréchal Bugeaud, « n'a pas besoin des secours
» directs du gouvernement. Elle se fait tout naturel-
» lement par l'établissement d'une fraction un peu
» considérable de l'armée sur tel .ou tel point. Partout
» où on placera à poste fixe trois ou quatre batail-
» Ions, un ou deux escadrons et des détachements des
» autres armes, il se créera une ville. Elle commen-
» cera d'abord par des marchands de comestibles et
» quelques artisans de premières nécessités, tels que
» les boulangers, les ouvriers en fer et en bois,
» les selliers, les bourreliers ; viennent après quelques
» marchands de tissus et de quincaillerie, qui tout en
» satisfaisant aux besoins de l'armée dans ce genre,
» ouvrent un commerce avec les arabes. L'armée fait
» les routes et les ponts, les conduites d'eau, les plan-
» tations, tous les travaux d'utilité publique. Elle aide
» les colons dans leurs premiers pas, en leur fournis-
» sant des ouvriers à bon marché, etc. »
En pays de montagnes, ces villes se feraient plus
vite qu'en plaine et auraient plus de chances de
prospérité parce que l'élément kabyle leur offrirait in-
finiment plus de ressources que l'élément arabe. Par
la nature du pays, ces villes deviendraient des centres
commerciaux et industriels, tandis que celles des
plaines seraient des entrepôts et des lieux de transit,
partout où elles ne seraient pas des centres agricoles.
Pour compléter le système d'occupation armée, il
— 154 —

sera toujours nécessaire, aussi bien au point de vue


militaire, qu'au point de vue politique, d'avoir sur la
limite du Tell, des colonnes mobiles, réellement prêtes
à marcher et réellement outillées en artillerie, che-
vaux et mulets, pour pouvoir partir dans les 24 heures.
En principe, ceci est bien admis, en fait, cela n'existe
presque nulle part, et le jour où il devient nécessaire
de partir, il faut se mettre à organiser, compléter, et
surtout faire des réquisitions, toujours dispendieuses
et souvent fort longues.
C'est là une chose des plus graves, parce que, ainsi
qu'on l'a dit bien souvent, en Algérie, presque toutes
les affaires militaires sont bien plus des questions
de vitesse et d'à-propos que des questions de force.
Au premier symptôme d'insoumission, une force
très-minime, si elle arrive en temps opportun, suffit
pour prévenir et empêcher tout désordre. Quelques
jours d'hésitation ou d'empêchement, l'insoumission
est devenue rébellion à main armée, des forces
moyennes portées rapidement sur les lieux peuvent
encore l'arrêter et la réprimer, parce que les indi-
gènes fidèles qui ne sont pas trop compromis, se ral-
lient vite à nos troupes qu'ils voient en force, et tout
en nous servant d'auxiliaires, ils jettent le trouble
dans le camp des rebelles qui se voient diminués et
isolés.
Attendez quelques jours de plus, les esprits sont
enfiévrés, les tièdes se sont compromis, se sont laissés-
entraîner et nous avons devant nous une insurrection,
qui d'heure en heure devient plus sérieuse et dont la
répression demandera un certain déploiement de
forces.
Il importe donc d'être toujours prêts en hommes et
en chevaux, et surtout en mulets ; il importerait aussi
— 155 —
de pouvoir porter rapidement des patrouilles armées
partout où se manifesterait le moindre symptôme d'in-
surrection. Outre la cavalerie toujours apte à ce ser-
vice, on pourrait avoir quelques compagnies de choix,
montées en mulets marchant l'amble comme les mu-
lets arabes. Le mulet ambleur pour une longue
course, est plus pratique que le cheval, il met moins
de temps qu'un cheval au pas, se fatigue moins et fa-
tigue moins son cavalier ; il est de plus d'un entretien
plus facile et n'a besoin, ni d'être attaché, ni même
d'être conduit. On peut en mettre un grand nombre
en troupeaux et les faire conduire par quelques
hommes montés sur les bêtes les plus dociles, ou sur
des chevaux.
Ces mulets seraient harnachés pour porter, outre
leurs maîtres (1), des vivres et de l'orge pour les ca-
valiers et chevaux. Ils pourraient aussi, à un moment
donné, transporter en une demi-nuit, à douze ou
quinze lieues de la garnison, une troupe d'infanterie
non fatiguée et prête à agir. La cavalerie, qui, à son
arrivée, serait fatiguée, formerait le bivouac, garderait
les mulets, et si besoin était pour elle de marcher,
rien ne serait plus facile que de mettre les mulets en
troupeaux, entre quelques cavaliers (2).
Il y aurait encore bien d'autres réformes à faire
dans notre système d'occupation militaire : le mode
de protection des villages, les fortifications et l'arme-
ment des villes de guerre ou des brigades de gendar-
merie isolées sur les routes ; les approvisionnements
(1) Peut-être même le mulet pourrait-il porter deux hommes placés
sur des cacolets perfectionnés.
(2) Ceci s'est fait souvent déjà, mais avec des moyens improvisés,
des désordres, des dépenses et de la fatigue ; rien n'était organisé ni
prévu d'avance.
12
— 156
ERRATA.

Page 34. — Note (20), ligne 2, lisez : consultatif, au lieu de facultatif.


» 41. — Ligne 19,
supprimer le mot aussi.
» 51. —Note 1, lisez : ...
il n'existe pas de Kabylie, mais bien des
qbaïls.
» 53. — Ligne 5, ajoutez : ...
de de plus, la propriété y est très-
morcelée et elle est essentiellement melk, c'est-à-dire alié-
nable.
» 55. — Ligne 6, lisez : Le qbaïl est
plus superstitieux que reli-
gieux, mais, etc.
s 88. —A la note (2), ajoutez : Au.Sud de cette ligne, il convien-
drait de ne plus avoir des sujets indigènes, mais seulement
des tribus alliées vassales et tributaires, complètement en
dehors de notre ingérance administrative ; le paiement d'un
impôt fixe leur donnerait le droit de venir sur nos marchés et
dans le Tell, en se conformant aux lois en vigueur.
» 90. — Ligne 1, lisez: supérieures à celles de plusieurs commu-
nes rurales, etc.
» 94. — Ligne 16, lisez : conseil communal, au lieu de commission
municipale.
» 95. — Ligne 15, lisez : conseil communal, au lieu de commission
municipale.
» 101. — Note (12), ligne 6, au lieu de : plus ou
moins différentes,
lisez : difficiles.
» 115. — Ligne 25, au lieu de: nous comprenons les expériences,
lisez : les inexpériences.
s 118. — Ligne 11, ajoutez : du territoire civil.
» 118.
— (7), rayez les mots : deux mois seulement.
TABLE DES MATIÈRES.

lre PARTIE.
ASSIMILATION POLITIQUE DE L'ALGÉRIE EN CE QUI
CONCERNE SES RAPPORTS AVEC LA FRANCE.

Pages.
GHAP. Ier.— Urgence d'établir l'unité de territoire et
l'unité d'administration 3
CHAP. II. — De l'établissement des institutions civiles,
opportunité et possibilité 11
CHAP. III. — Assimilation politique de l'Algérie. —
Constitution de son gouvernement 17
CHAP. IV. — Du conseil consultatif 29

2e PARTIE.
ORGANISATION INTÉRIEURE DE L'ALGÉRIE.

LIVRE 1er.
EXPOSÉ DE LA SITUATION MORALE ET POLITIQUE DES
DIVERSES POPULATIONS ALGÉRIENNES,

CHAP. Ier.
— Définition et classification des éléments
dont se composent les diverses popula-
tions algériennes 39
CHAP. II.
— Citadins algériens 43
— 160 —
Pages.
CHAP. III. — Colons isolés et colons ruraux 45
CHAP. IV. —Des qbaïls ou kabyles 51
CHAP. V. — Des arabes.. 57

LIVRE II.
ASSIMILATION ADMINISTRATIVE.

CHAP. Ier. — Organisation politique du département... 67


CHAP. IL — Organisation politique du département. —
Administration politique des qbaïls 73
CHAP. III. — Organisation politique des départements.
(Suite). — Administration politique des
arabes 79
CHAP. IV. — Organisation communale 89
CHAP. V. — Résumé des chapitres précédents.—Bases
d'un projet de loi.... 97

LIVRE III.
ASSIMILATION JUDICIAIRE.

CHAP. Ier. — De la justice pour les colons isolés 111


CHAP. IL — Juridiction criminelle pour les indigènes.. 117
CHAP. III. — Justice civile chez les kabyles 123
CHAP. IV.
— Justice civile chez les arabes. 128
CHAP. V.
— Résumé et conclusion.—Bases d'un projet
de loi sur l'organisation judiciaire en
Algérie .....135
LIVRE IV.
SÉCURITÉ PUBLIQUE. GENDARMERIE ET OCCUPATION

MILITAIRE.

CHAP. Ier.
— Gendarmerie algérienne, son rôle et son

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